Notes historiques sur la vie de Molière (Anaïs BAZIN)

Notes historiques sur la vie de Molière, Anaïs De Raucou, dit Anaïs Bazin, deuxième édition. Techener, libraire, Paris, 1851.

 

NOTE DE L’ÉDITEUR

 

Le morceau qu’on va lire a paru pour la première fois dans la Revue des Deux-Mondes, 15 juillet 1847 et 15 janvier 1848. M. Bazin n’avait eu d’autre raison de l’écrire que le plaisir de refaire la vie de Molière à son usage, et de la débarrasser d’un grand nombre d’assertions fausses et jusqu’à présent incontestées ; il n’aurait même jamais pensé à le publier, si quelques amis ne l’avaient rassuré contre l’insouciance des lecteurs, qu’il craignait beaucoup plus que leur sévérité.

Depuis cette publication, dont le succès le surprit en justifiant nos prévisions, M. Bazin fit de nouvelles recherches qui le conduisirent à de nouveaux résultats. Il couvrit d’additions et de corrections les marges d’un exemplaire de la première édition, et, pour me remercier de l’intérêt que j’avais pris au premier manuscrit, il me remit cet exemplaire, peu de jours avant les atteintes sérieuses de la maladie qui devait nous l’enlever. « Voici mon dernier mot sur Molière, » me dit-il ; « j’avais à régler un petit compte avec M. Walckenaer, et je me suis exécuté ; j’ai d’ailleurs retrouvé de nouveaux indices dont je pense qu’on pourrait tirer un nouveau parti. Gardez ou publiez cela. La chose n’est plus mienne, elle est vôtre. » Dans le premier moment, je ne fus sensible qu’au plaisir de savourer seul les nouveaux traits de cet esprit si vrai, si juste, si vigoureusement trempé. Je me félicitais de pouvoir placer dans mon petit trésor une perle de grand prix, que tous les bibliophiles auraient de bonnes raisons de m’envier ; car, oserai-je l’avouer ? j’ai le malheur d’aimer les curiosités littéraires, et n’était le défaut de ce « superflu, chose si nécessaire, » j’aurais figuré convenablement parmi ces infatigables collecteurs de livres, de manuscrits et d’autographes, auxquels certaines gens ont depuis quelque temps déclaré une guerre implacable. Disons pourtant à ceux que la tournure sévère de leur esprit éloigne des dispositions de ce genre, qu’il ne faut jamais oublier ce que les grandes collections, mises dans tous les pays, et surtout en France, à la libre disposition du public, doivent aux amateurs éclairés de tous les objets d’art et de curiosité. Si nous gardions mieux la mémoire des bienfaiteurs, nos musées, nos bibliothèques seraient décorés de la statue des Peiresc, des Caylus, des de Thou, des Baluze, des Du Puy, des Colbert et des Gaignières, glorieux précurseurs des fameux collecteurs de notre temps, dont je n’ai pas besoin de rappeler ici les honorables noms.

Quoi qu’il en soit, après la mort de M. Bazin, je me serais fait scrupule de garder pour moi seul un travail qui pouvait ajouter quelque chose à la réputation littéraire de notre regrettable ami. J’ai donc prié M. Techener de vouloir bien distribuer une deuxième édition de l’Essai aux appréciateurs délicats et judicieux des ouvrages d’esprit, ses clients habituels. Je ne prétends pas devancer l’opinion qu’ils prendront de cet excellent morceau de critique littéraire : il me suffira de rappeler qu’au moment de sa publication, on le regarda comme la pierre de touche à laquelle il fallait sou mettre toutes les précédentes biographies de Molière. Les corrections et les additions qu’on trouvera dans cette deuxième édition sont d’ailleurs les dernières lignes de l’historien de Louis XIII et du cardinal Mazarin, de l’auteur de l’Époque sans nom, d’un homme enfin qui, dans le cours rapide d’une vie exclusivement consacrée aux plaisirs littéraires, n’a rien écrit de médiocre, rien composé qui ne portât le cachet d’un galant homme et d’un excellent esprit.

 

P. P.

 

1er février 1850.

 

 

AVANT-PROPOS

 

S’il est vrai, comme nous sommes, pour notre part, fort disposé à le croire, qu’il n’y ait pas un sujet d’étude plus attachant que la vie intime, le caractère privé et les fortunes domestiques des hommes illustres dans les lettres, la postérité qui va nous suivre devra sans doute savoir beaucoup de gré aux grands écrivains de notre temps pour le soin qu’ils mettent à ne lui laisser rien ignorer de ce qui les concerne : et cette reconnaissance sera certainement plus grande quand on saura mieux dans quel embarras nous a jetés, à cet égard, l’imbécile pudeur de leurs devanciers. Tandis qu’il n’y a pas aujourd’hui un poète, un romancier, un critique, qui ne puisse mourir quand il lui plaira, bien sûr que les matériaux ne manqueront jamais aux gens curieux de sa mémoire, il faut voir avec combien de peines, et au prix de quels dégoûts, on parvient à rassembler quelques rares et pâles lueurs de vérité sur la vie des grands hommes du dix septième siècle, malgré les deux cents ans de gloire qui font resplendir leurs noms. Le travail qui suit, et où il n’est question que de Molière, en donnera peut-être une idée. L’auteur s’y est proposé pour unique but d’éclaircir et d’assurer le très petit nombre de renseignements qu’on nous a transmis sur les deux parties dont se compose la vie de notre grand comique, en les faisant concorder avec les faits publics et avérés de l’histoire, en y rétablissant d’une manière exacte les dates et les personnes qui s’y trouvent jusqu’ici confusément mêlées ; tout cela sans aucune prétention de découvrir ce qui en est demeuré inconnu, mais non sans quelque espérance de redresser en plusieurs lieux ce que l’on en sait mal, ce qui en a été dit au hasard.

Il y a, en effet, ici cette double singularité dans l’existence d’un homme qui a beaucoup écrit et que son métier a longtemps tenu en vue, qu’il n’a pas laissé une seule ligne de sa main, et que nul de ses contemporains, de ses amis, n’a rien recueilli, rien communiqué au public de sa personne. Les amateurs d’autographes savent douloureusement à quoi s’en tenir sur le premier point ; sur le second il suffira de dire, pour le moment, que le premier ouvrage où l’on prétendait raconter la vie de l’auteur illustre, du comédien populaire, est de 1705, postérieur de trente-deux ans à sa mort, et qu’il commençait par ces mots : « Il y a lieu de s’étonner que personne n’ait encore recherché la vie de M. de Molière pour nous la donner. » De là il est résulté que, n’ayant pas à s’aider des ressources si précieuses de la correspondance privée, la Biographie, qui, de sa nature, n’aime pas à s’avouer ignorante, n’a pu que ramasser, pour guider sa marche, des souvenirs lointains, des traditions incertaines, dont les lacunes encore ont dû être remplies par des fables. Un autre malheur a voulu que cet historien tardif, qui se disait le premier, fût un homme sans nom, sans autorité, sans goût, sans style, sans amour au moins du vrai ; un de ces besogneurs subalternes qui touchent à tout et gâtent tout ce qu’ils touchent, autorisés à leurs méfaits par la coupable apathie des honnêtes gens. Boileau, qui avait bien connu Molière, qui l’avait aimé, ce nous semble, plus qu’il n’aima homme du monde, Boileau vieilli vit le livre dont il est question, et se contenta d’écrire : « Pour ce qui est de la Vie de Molière, franchement ce n’est pas un ouvrage qui mérite qu’on en parle. Il est fait par un homme qui ne savait rien de la vie de Molière, et il se trompe dans tout, ne sachant même pas les faits que tout le monde sait. » Que tout le monde sait ! c’est-à-dire que tout le monde de ce temps, que tous ceux qui avaient l’âge de Boileau savaient alors, partant que nous ne savons plus, parce que nul de ceux qui les savaient n’a pris soin de nous les dire. Après cela, le grand juge des œuvres littéraires crut infailliblement mort le livre qu’il avait con damné. Et ce livre lui a survécu, il a été vingt fois, trente fois réimprimé, il l’est d’hier ; il a fait un nom à son auteur ; il lui a procuré, qui pis est, de nombreux plagiaires, parmi lesquels sont des hommes de talent, qui ont rafraîchi, brodé, doré ses guenilles, étendu sur ses phrases un peu de français, sans se donner la peine de vérifier un seul des faits qu’il raconte ; car c’est comme cela que se font les livres dans notre pays. Ainsi, entre autres, a procédé Voltaire, et il n’a eu vraiment que ce qu’il méritait, lorsqu’un libraire préféra, en 1734, à l’élégant résumé qu’il avait daigné faire d’une œuvre pitoyable, le travail d’un autre écrivain, nommé La Serre, bien plus digne, en effet, d’abréger le premier. Depuis 1705 jusqu’à nos jours, Le Gallois de Grimarest, celui dont Boileau ne voulait même pas qu’on parlât, est demeuré positivement le maître de la vie de Molière, la source de tant de notices, d’éloges et de remarques dont les éditions de ses œuvres se sont appauvries ; et dernièrement, lorsqu’un biographe laborieux (1825) a voulu reprendre cette tâche si mal remplie, le travail de son prédécesseur séculaire a encore pesé sur lui, ne fût-ce qu’en lui imposant la fâcheuse nécessité de le contredire.

Grimarest pourtant, puisque Grimarest il y a, ne disait pas la vérité en avançant que personne, en 1705, n’avait encore donné la Vie de Molière. En 1682, avait paru la première édition complète et posthume de ses œuvres, et en tête de cette publication était placée, sous le titre modeste de préface et sans nom d’auteur, une notice simple, courte, intéressante, que l’on sait maintenant avoir été écrite par un des camarades du comédien défunt et par un des amis du célèbre écrivain, les sieurs De Lagrange et Vinot. Là, et presque nulle part ailleurs, se trouvent encore aujourd’hui les seuls renseignements certains que l’on puisse accepter, les seuls peut-être, et cette conjecture est sérieuse, que Molière ait voulu laisser au public sur cette carrière de cinquante et un ans, dont l’éclat ne dura pas plus de quinze années, et que doit suivre une gloire immortelle.

Nous allons commencer par ce qui en est obscur ; nous verrons plus tard si ce qui en est glorieux se présente à nous avec plus de lumière.

 

 

PREMIÈRE PARTIE

 

1622-1661

 

On peut tenir aujourd’hui pour constant que Molière naquit à Paris, non pas en 1620 ou 1621, mais le 15 janvier 1622 ; non pas sous les Piliers des Halles, mais dans la rue Saint-Honoré, où demeurait son père ; qu’il était fils de Jean Poquelin, tapissier, et de Marie Cressé (non pas Boutet), sa femme. Notez que toutes ces indications fautives, démenties maintenant par des preuves, ne proviennent pas de ses premiers biographes, en quelque sorte testamentaires, mais de Grimarest et de ses copistes. C’est dans notre temps seulement qu’on s’est avisé d’employer, en faveur de l’exactitude historique, les mêmes moyens dont on se sert pour établir les droits des familles. Des actes authentiques ont été découverts, desquels il résulte : 1° que l’homme marié le 20 février 1662 à Armande-Gresinde Béjart (c’est-à-dire incontestablement Molière) était fils de Jean Poquelin et de feu Marie Cressé ; 2° que Marie Cressé, femme de Jean Poquelin, était morte le 11 mai 1632 ; 3° que le 15 janvier 1622 était né un fils, nommé Jean, du mariage de Jean Poquelin et de Marie Cressé ; 4° qu’enfin ce mariage avait été contracté le 27 avril 1621. Sur le vu de ces quatre actes ainsi disposés, et en remontant, comme il faut faire, du dernier aux précédents, il n’y a pas de juge qui ne délivrât une succession à qui les produirait. Il faut donc remercier celui qui les a cherchés avec une heureuse persévérance et qui nous a véritablement rendu (1821) la généalogie de Molière. L’auteur de cette découverte, contre laquelle nous avons, en notre particulier, essayé toutes les objections possibles, avant de l’accepter, comme nous faisons, entièrement et sans réserve, mérite bien d’être nommé. Ce n’était ni un homme de lettres, ni un savant de profession. Il s’appelait Beffara et avait été longtemps commissaire de police à Paris. Les témoignages du labeur immense qui l’a conduit à ce modeste résultat se trouvent dans ses manuscrits, recueillis par la Bibliothèque du Roi. Avec quelque peu d’instruction première, et moins de respect pour les sottises imprimées, un homme doué de cette passion et de cette patience aurait pu s’ouvrir une vaste carrière d’érudition.

À l’époque de la naissance de son premier fils, Jean Poquelin, époux depuis neuf mois de Marie Cressé, était non pas, comme dit Voltaire, marchand fripier, mais tapissier, ce qui a toujours été, ce qui était surtout alors fort différent. Il ne faut qu’avoir vu quelques débris des ameublements de ce temps-là, des tentures qui couvraient les murailles ou qui enveloppaient les lits, pour comprendre que ce n’était pas là un bas commerce, une pauvre et mesquine industrie. Toutefois il n’était pas encore valet de chambre tapissier du Roi. Il ne le devint qu’en 1631, par transmission d’une charge qui était déjà dans la famille, et la survivance en fut assurée, l’an 1637, à son fils aîné, âgé alors de quinze ans. Ceci est encore de découverte récente ; mais on s’est étrangement mépris sur le sens de cette survivance obtenue du Roi en faveur d’un héritier. On a voulu y voir une sorte de contrainte paternelle, qui condamnait d’avance ce fils à un vil emploi, qui le vouait par anticipation au service domestique et lui traçait son humble destinée. Il y a tout autre chose, et bien mieux que cela, dans la précaution du père et dans la libéralité du Roi. Faire pourvoir son fils en survivance de la charge dont il était devenu titulaire, c’était lui en transmettre dès lors la propriété, le faire maître d’un patrimoine, empêcher qu’après la mort du père cette charge ne fût un bien perdu pour sa succession, l’héritier préféré s’en trouvant déjà saisi. C’était donc avantager celui-ci d’une chose certaine et solide ; car la mort du titulaire arrivant, le survivancier pouvait, à son choix, exercer la charge ou la vendre, en user ou en profiter. Et celle dont nous parlons n’était assurément pas de mince valeur, en raison surtout des privilèges d’exemption et de juridiction qui s’y trouvaient attachés. Les huit tapissiers, dont Jean Poquelin était l’un, faisaient partie des officiers domestiques et commensaux de la Maison du Roi,» compris aux états enregistrés par la Cour des aides ; ils avaient « titre de valet de chambre et ordinaire à leur table : » toutes choses fort propres à tenter la vanité d’un riche marchand sans nuire à ses affaires, puisque le service était seulement de trois mois avec « 300 livres de gages et 37 livres 10 sols de récompense. »

Sauf cette circonstance qui fait paraître, en 1637, le nom du jeune Poquelin dans un document public, on peut dire que rien, absolument rien, ne nous révèle l’emploi de ses premières années. Ce qui est fort probable, c’est que son père, bon bourgeois, marchand aisé, – honorable homme, – comme l’appelle l’acte mortuaire de sa première femme, fit élever son fils de la même façon que le faisaient tous les hommes de sa condition, ce qui ne les ruinait pas, et rendait leurs enfants propres aux menues charges, aux lettres, au barreau, à l’église. C’est d’ailleurs ce que semble dire la notice de Lagrange et Vinot par ces mots tout simples, qui suivent immédiatement la mention de sa naissance : « Il fit ses humanités au collège de Clermont. » Mais ceci était trop simple en effet. On y ajouta plusieurs circonstances fabuleuses, sur lesquelles la manie des phrases ne manqua pas d’enchérir encore, et le père Poquelin en devint la victime. Ce brave homme fut représenté comme une espèce de tyran niais, borné, stupide, qui roulait anéantir la pensée de son fils dans un ignoble apprentissage, quine le laissait pas regarder hors de « sa boutique, » et ne permettait pas qu’il apprit autre chose qu’à « lire, écrire et compter. » Cet abrutissement calculé du génie devait avoir duré quatorze ans, pendant lesquels le malheureux enfant n’aurait eu aucun rayon du monde intellectuel, si sa bonne étoile ne lui eût donné un grand-père curieux de la comédie. Ce grand-père, du côté paternel d’abord, puis, quand on sut que l’aïeul Poquelin était mort en 1626, transféré au côté maternel, aurait arraché quelquefois son petit-fils à l’ennui de sa prison pour lui faire voir les acteurs et les pièces de l’hôtel de Bourgogne. Ce fut là, dit on, qu’à l’aspect des Bellerose, des Gauthier-Garguille, des Gros-Guillaume, des Turlupin, sa vocation se déclara, et que, pour se mettre en état d’imiter, d’égaler, s’il se pouvait, de si beaux modèles, il demanda en pleurant et il obtint enfin, à force de prières, la permission d’étudier le grec, le latin, la philosophie au collège des Jésuites. Il paraît certain qu’il suivit les cours de ce collège dans le même temps que le prince Armand de Conti, filleul du cardinal de Richelieu et frère du duc d’Enghien, depuis le grand Condé. Le prince de Conti avait sept ans de moins que Molière ; mais on sait que les fils de grande famille commençaient de bonne heure leurs études et les achevaient vite, pour se trouver plus tôt prêts aux gouvernements, aux prélatures qui les attendaient. Ceci d’ailleurs est un fait confirmé par Lagrange et Vinot, dont il faut toujours respecter le témoignage ; et, si la différence d’âge rend cette camaraderie étrange, elle ne suffit pas pour en établir l’impossibilité. Ce qui est impossible, en tout cas, c’est de la faire durer au delà des premières études, des humanités proprement dites. La Gazette de France qui consigne, comme c’était son devoir, les moindres actes des princes, nous apprend que le prince de Conti soutint ses thèses de philosophie au collège des Jésuites, le 28 juillet 1644, à l’âge de quinze ans ; et à cette époque, ainsi que nous le verrons, Jean-Baptiste Poquelin, âgé de vingt-deux ans, était bien autrement avancé dans la vie. Il avait étudié la philosophie et le droit. Il était ou il allait se faire comédien.

Ces quatre phases de sa jeunesse, humanités, philosophie, droit, théâtre, étaient tout ce qu’en avaient conservé, ou ce qu’avaient voulu en donner ses premiers biographes, ceux qui avaient vécu avec lui. Le biographe de 1705, qui n’en connaissait rien, a voulu en dire plus. « Quand Molière eut achevé ses études, écrit-il, il fut obligé, à cause du grand âge de son père, d’exercer sa charge pendant quelque temps, et même il fit le voyage de Narbonne à la suite de Louis XIII. » Il n’est pas bien sûr que Grimarest sût au juste ce que c’était que le voyage de Narbonne ; mais du moins il ne s’avançait pas jusqu’à en donner la date. Ceux qui l’ont copié ou abrégé, et Voltaire est de ce nombre, ne s’en sont pas tenus là ; ils ont bravement daté le fait de 1641. Il s’en est suivi que, pour l’usage particulier des Vies de Molière depuis 1734 au moins jusqu’à ce jour, sans exception aucune, ce voyage assez notable, dont Cinq-Mars et de Thou ne revinrent pas, a gardé la date de 1641, tandis que partout ailleurs il figure avec assez d’éclat comme l’événement le plus terrible de l’année 1642, du 27 janvier au 23 juillet. Que Molière y ait accompagné le Roi, c’est ce dont nous ne croyons rien, et nous le regrettons, parce qu’il s’y passa des choses dont nous aurions aimé à le voir témoin ; mais encore faudrait-il que sa présence en ce voyage, toute dénuée de preuves qu’on nous la donne, eût au moins une apparence de motif. Or, celui qu’avance Grimarest, « le grand âge de son père, » ne peut se soutenir, puisqu’il est certain que Jean Poquelin n’avait pas alors plus de quarante six ans. Il est vrai que, pour rendre la phrase plus sonore, les copistes de Grimarest ont ajouté à la vieillesse des infirmités. « Son père, dit Voltaire, étant devenu infirme et incapable de servir ; » mais nous savons que ce père infirme servait encore en 1663 et ne mourut qu’en 1669. Or, ne voilà-t-il pas des gens bien informés pour nous obliger à croire, sur leur seule parole, une circonstance qui d’ailleurs ne produit rien, même dans leur récit !

Quoi qu’il en soit du voyage de Narbonne, cette date de 1642, que nous rétablissons, nous a fait arriver au temps où Molière venait d’achever sa vingtième année. Ses classes finies, il étudia en droit ; Lagrange et Vinot nous le disent. Grimarest et un autre témoin que nous retrouverons en son lieu veulent qu’il ait été reçu avocat. Nous en doutons fort, parce que le temps nous paraît manquer à ce résultat naturel de ses études, et nous n’aurions, du reste, aucune répugnance à compter un homme d’esprit de plus parmi les déserteurs du barreau, où il en reste toujours assez. Ce qui est absolument certain, c’est que sa naissance, son éducation, la condition de ses parents, que l’on a voulu niaisement ravaler, semblaient tout naturellement le destiner à ce que nous appelons les professions libérales. La survivance qu’il avait obtenue, expliquée ainsi que nous l’avons fait, ne l’en écartait assurément pas. Sur ce point, nous avons le témoignage d’un contemporain, et, ce qui mieux vaut en pareil cas, d’un ennemi. Dès 1663, l’auteur des Nouvelles nouvelles, Donneau de Visé, écrivait ce qui suit au sujet de Molière : « Le fameux auteur de l’École des Maris, ayant eu dès sa jeunesse une inclination toute particulière pour le théâtre, se jeta dans la comédie, quoiqu’il se pût bien passer de cette occupation et qu’il eût assez de bien pour vivre honorablement dans le monde. » Or, il faut remarquer que ce bien devait lui être venu par héritage, que, par conséquent, son père vivant encore, il le tenait sans aucun doute de sa mère, morte en 1632 ; que la succession de celle-ci avait été partagée entre plusieurs enfants, et que la part de l’un d’eux le faisait passer pour riche, dans Paris où il était né, où mille gens l’avaient connu enfant, écolier et jeune homme.

Si l’on veut accorder aux études du droit le temps écoulé de 1642 à 1645, trois ans au plus, qui mènent Jean-Baptiste Poquelin jusqu’à l’accomplissement de sa vingt-troisième année, on atteindra l’époque où il se fit comédien. Ici, en effet, le doute est impossible. La troupe dont il fit partie ne dura qu’un an, et il y a preuve d’une pièce, représentée par elle, qui fut imprimée en 1645. Lagrange et Vinot nous apprennent fort bien ce qu’était cette troupe. « Il tâcha, disent-ils, de s’établir à Paris avec plusieurs enfants de famille, qui, par son exemple, s’engagèrent comme lui dans le parti de la comédie, sous le titre de l’Illustre-Théâtre. » Il faut noter ici cette qualification « d’enfants de famille, qui, sous la plume de deux amis, se rapporte exactement à ce que nous avons déjà cité de la main d’un envieux. Elle s’applique aussi parfaitement à trois de ses compagnons que nous connaissons, les deux frères Béjart et leur sœur Madeleine, dont le père était procureur au Châtelet. Ce qu’on voit ici d’ailleurs et ce que la suite prouvera mieux, c’est que la passion du jeune Poquelin, comme celle de ses camarades, ne tendait pas alors à quelque chose de plus qu’à jouer des rôles sur un théâtre, et non à composer des pièces comiques, héroïques ou tragiques. Elle se contentait, en 1615, d’un personnage dans « l’Artaxerce » du sieur Magnon. Cette passion pourtant était-elle la seule qui entraînât notre apprenti légiste hors de la carrière que semblaient lui ouvrir sa condition et ses études ? Il serait assez facile d’en soupçonner une autre, plus puissante encore sur un cœur de jeune homme ; mais un témoin du temps nous dispense positive ment de la conjecture. Voici, en effet, ce qu’écrivait, onze ou douze ans après la courte vie de l’Illustre-Théâtre, un ou deux ans avant le retour de Molière à Paris, cet inestimable bavard de Tallemant des Réaux : « Je n’ai jamais vu jouer la Béjart (Madeleine) ; mais on dit que c’est la meilleure de toutes (nos actrices). Elle est dans une troupe de campagne. Elle a été à Paris, dans une troisième troupe qui n’y fut que quelque temps. Un garçon, nommé Molière, quitta les bancs de la Sorbonne pour la suivre. Il en fut longtemps amoureux, donnait des avis à la troupe, et enfin s’en mit et l’épousa. » Il ne faut certainement pas demander une exactitude complète à l’homme qui déclare seulement ramasser des ouï-dire, et l’on s’explique facilement que, dans ce souvenir tiré de loin, la Faculté de Droit soit devenue la Sorbonne, et la liaison publique de l’acteur avec l’actrice un mariage ; mais il en reste toujours ceci, que Madeleine Béjart avait joué quelque temps à Paris avec succès, et qu’il y avait été bruit de cette conquête qui lui avait donné un camarade, sinon un mari. Il pourrait encore résulter de ce passage de Tallemant que Molière serait entré dans la troupe ou jouait la Béjart seulement après son départ de Paris ; mais nous avons assez de preuves du contraire, et c’est un fait absolument établi que Molière fit partie de l’Illustre-Théâtre à Paris en 1645, dans le même temps que Madeleine Béjart y paraissait avec éclat. Nous doutions seulement qu’il y eût figuré sous ce nom, devenu illustre, et que les contemporains, comme nous le verrons, hésitèrent si longtemps à lui donner ; mais un de nos amis, M. Paulin Paris, vient de nous fournir la certitude que nous cherchions. Dans un « Recueil de diverses poésies, » imprimé en 1646, il a trouvé des « Stances adressées au duc de Guise sur les présents qu’il avait faits de ses habits aux comédiens de toutes les troupes. » On pense bien que le poète finissait par demander pour lui-même une part de la glorieuse défroque ; pourtant il n’arrivait là qu’après avoir nommé ceux qui en avaient été déjà nantis, savoir : de la troupe du Marais, Floridor ; de celle du Petit-Bourbon (la troupe italienne), le Capitan ; de celle de l’hôtel de Bourgogne, Beauchâteau, et d’une quatrième, troupe qu’il ne désigne pas autrement, « la Béjart, Beys et Molière.» Cette date de 1646, que porte le livre, est encore confirmée ici par une circonstance relative au personnage même qui venait de distribuer sa garde-robe. Le duc Henri de Guise, dont il est question, ne vit pas finir l’année 1646 à Paris. Dès le mois d’octobre, il partait pour Rome, et il ne revint en France, après avoir été chef d’une république et prisonnier de l’Espagne, qu’à la fin de 1652.

Il est donc constant que le jeune Poquelin prit en 1645, lorsqu’il monta sur les planches de l’Illustre-Théâtre, le nom qu’il porta toujours depuis. Il ne faisait en cela que se conformer à un usage de son temps, usage qui n’est pas, encore aujourd’hui, entièrement perdu. Presque tous les acteurs d’alors que nous connaissons par leurs noms de théâtre, les Bellerose, les Floridor, cachaient, sous ces pseudonymes euphoniques, des noms plus ou moins vulgaires de bons bourgeois ou d’honnêtes gentilshommes qu’ils avaient apportés en venant au monde : bien heureux encore lorsque l’habitude de représenter dans la farce un personnage ridicule, accepté du public et sans cesse reproduit sous la même appellation, avec le même caractère et le même habit, ne leur imposait pas, pour tous les actes de leur vie, le sobriquet de leur rôle, comme il arriva aux Turlupin, aux Jodelet, comme il serait peut-être arrivé à Molière lui-même, s’il fût resté plus longtemps Mascarille ou Sganarelle. Quant au motif qui lui fit choisir ce nom parmi tant d’autres qu’il pouvait emprunter ou composer, personne ne l’a su, et, grâce à Dieu, on n’a pas cherché à le savoir, ce qui nous a probablement épargné encore quel que sottise. Grimarest, que l’occasion aurait pu tenter, a tenu bon cette fois, et se contente de dire que « jamais Molière ne voulut dire la raison de ce choix, même à ses meilleurs amis. » Pour le nom en lui même, il avait bien les conditions de l’emploi auquel on le destinait ; il sonnait agréablement à l’oreille et se plaçait sans peine dans la mémoire. Il appartenait et il appartient encore à huit ou dix villages de France, parmi lesquels il y avait eu des seigneuries. Il avait été récemment porté, non sans gloire, par l’auteur de deux romans ayant pour titre, l’un la Semaine amoureuse, l’autre Polixène, dont le dernier surtout avait obtenu tous les honneurs réservés à ces sortes d’ouvrages, plusieurs éditions et des suites posthumes de différentes mains. En 1640, Antoine Oudin signalait parmi les bons livres quatre romans : l’Astrée, Polexandre, Ariane et Polixène ; en 1646, justement au temps où nous sommes, le sieur Molière, mort depuis une vingtaine d’années, était si bien un écrivain de renom, que Puget de la Serre donnait, dans son Secrétaire à la mode, comme exemple de style, une lettre de cet auteur avec celles des Malherbe, des du Perron et des du Vair. Il faut dire en passant que Voltaire, par une de ces étourderies dont il était trop coutumier, a pris Polixène pour une tragédie, et lui a donné pour auteur un second Molière, qu’il fait comédien. Dans la vérité, nous ne connaissons, avant notre grand comique, qu’un sieur de Molière qui ait eu de la réputation ; mais ce qui est beaucoup plus singulier, c’est que, dans le même temps où Jean-Baptiste Poquelin venait de prendre à Paris et portait dans une troupe de comédiens de campagne ce nom d’un auteur de romans presque contemporain, il y avait réellement un autre sieur de Molière, non pas obscurément perdu dans la foule, mais d’une incontestable notoriété, un de ces hommes dont il n’est pas permis d’ignorer l’existence, un musicien, un danseur ! Ce Molière-là, employé constamment dans les plus célèbres divertissements de la Cour, avait une fille douée des mêmes talents, de sorte que la rencontre de ces deux noms dans les ballets du Roi, de 1654 à 1657, a trompé de nos jours un grave historien, prompt dans ses recherches, qui avait cru avoir mis le doigt sur notre Molière et sur sa femme. Au sujet de ce troisième Molière, nous ne citerons ici, sauf à y revenir, qu’un passage du gazetier en vers, Jean Loret, le précieux témoin des petites choses de ce temps ; il s’agit de la réception faite à la reine Christine, en 1656, dans le château de Chante-Merle, près d’Essonne :

Le lendemain, à son réveil,
Hesselin, esprit sans pareil,
Pour mieux féliciter sans cesse
Sa noble et glorieuse hostesse,
Lui fit ouïr de jolis vers
Animés par de fort beaux airs,
Que, d’une façon singulière,
Avoit fait le sieur de Molière,
Lequel, outre le beau talent
Qu’il a de danseur excellent,
Met heureusement en pratique
La poésie et la musique.
(1656. Lettre 36, 9 septembre.)

L’association des « Enfants de famille, » sous le titre de « l’Illustre-Théâtre, » n’eut pas « de succès, » et c’est en effet la seule mention portée au frontispice de la pièce de Magnon, jouée par cette troupe, qui compose toute son histoire. Elle exista en 1645. Un biographe a déjà fait justice d’une assertion de Grimarest, qui prétend que « le prince de Conti avait fait venir plusieurs fois dans son hôtel, dès ce temps-là, Molière et ses compagnons pour jouer devant lui et recevoir ses encouragements ; mais il n’a pas aperçu ce qui rendait le fait allégué tout bonnement impossible. Le prince de Conti, âgé de seize ans, avait soutenu, en 1644, ses thèses de philosophie. Destiné à l’église, c’est-à dire au cardinalat, il étudiait, en 1645, la théologie. Son père vivait encore, avare, sévère et dévot, dans le logis duquel il demeurait. Ce n’était donc là ni un âge ni un état à tenir joyeuse maison, à protéger des comédiens, à leur donner surtout assignation pour se trouver, dix ans plus tard, avec lui dans le Languedoc, où il était fort probable qu’il n’irait jamais. Le prince de Conti soutint ses premières thèses de théologie en Sorbonne, le 10 juillet 1646. Nous verrons ce qui lui arriva ensuite.

Cette année 1646, suivant toutes les apparences, la troupe infortunée de « l’Illustre-Théâtre » avait quitté Paris pour « courir par les provinces du royaume, » comme disent Lagrange et Vinot, et elle courut si bien, que, pendant sept ans, elle ne laissa aucune trace. Ni Grimarest ni ses abréviateurs, Voltaire et La Serre de Langlade, n’ont trouvé à placer, dans cet intervalle, une seule indication de fait ou de lieu. Les recherches modernes ont voulu le remplir par plusieurs séjours en Guyenne, à Vienne, à Nantes et même à Paris. Celui de Guyenne n’est pas daté, et la courte mention qu’en donnent les biographies contient une singulière bévue. Les frères Parfaict avaient cité un manuscrit du sieur de Tralage, où on lisait que la troupe de Molière avait fait son coup d’essai à Bordeaux, et que M. d’Épernon, qui était alors gouverneur de Guyenne, l’avait fort goûtée. « M. d’Épernon » était bien dit ; car le gouverneur de Guyenne, depuis 1643 jusqu’à 1651, s’appelait en effet Bernard de Nogaret, duc d’Épernon. Survint un biographe, qui, pour se montrer plus connaisseur en fait de gens, écrivit, en copiant ce passage, « le fameux duc d’Épernon. » Ceci devenait différent ; car le plus fameux des deux seuls ducs d’Épernon qui soient dans l’histoire est, sans contredit, le père du second, Jean-Louis de Nogaret. Enfin le dernier commentateur de Molière, se déclarant encore plus savant que ses devanciers, désigna clairement ce protecteur de la troupe comique en Guyenne, « le duc d’Épernon, si fameux sous les règnes de Henri III et de Henri IV. » Or, ce duc était mort, à quatre vingt-huit ans, le 13 janvier 1642. C’est là un exemple, entre mille, du danger où l’on se met et où l’on entraîne les autres en faisant entrer incidemment, dans une phrase qu’on emprunte, des faits historiques dont la mémoire ne fournit qu’une notion confuse, sans se donner la peine de les vérifier, Au reste, il est certain que le second duc d’Épernon, celui dont on a voulu parler, avait à son service une troupe de comédiens qui ne manquait pas de réputation. Le Roman comique en fait foi : « Notre troupe, dit Destin (1re partie, chap. II), est aussi complète que celle du prince d’Orange ou de son altesse d’Épernon. » Peut-être était-ce celle de Molière. En tout cas, ce duc n’aurait pu l’employer que jusqu’au commencement de 1649, époque des troubles de Bordeaux, qui finirent par le mettre hors de son gouvernement. La présence de Molière à Vienne en Dauphiné n’a pas non plus de date. Elle est constatée dans un passage de la vie de Pierre de Boissat, écrite en latin par Nicolas Chorier ; mais il n’y a aucune raison impérieuse pour la placer à longue distance du temps où Molière habita Lyon, sa troupe vagabonde ayant pu fort bien, ou s’arrêter à Vienne en venant à Lyon, ou faire une excursion de cette dernière ville dans la première. Son séjour à Nantes s’appuie sur une autorité plus formelle : elle résulterait d’un acte municipal où il est dit que, « le 23 avril 1648, le sieur Molière, avec ses comédiens et la troupe du sieur Dufresne, avait supplié très humblement messieurs (de la Ville) leur permettre de monter sur le théâtre pour représenter leurs comédies. Sur quoi le bureau avait arrêté que la troupe desdits comédiens obtiendrait de monter sur le théâtre jusqu’au dimanche suivant (26 avril). » Avec ce peu de documents, et on n’en a pas davantage, on pourrait ainsi tracer le premier itinéraire de Molière dans les provinces, en supposant tantôt de longues, tantôt de courtes stations dans les différents lieux où l’on pouvait trouver des tréteaux pour étendre des planches et un toit pour couvrir des spectateurs : de Paris à Nantes, où on le voit en 1648 ; de Nantes à Bordeaux, d’où la guerre civile le fait déguerpir ; de Bordeaux, en s’arrêtant à Vienne, jusqu’à Lyon, où nous le retrouverons établi en 1653.

Nous avons exclu de cet itinéraire le retour à Paris, parce qu’il est évidemment supposé, et voici d’où vient cette invention des biographes modernes. Ils avaient assez bien senti, sans trop savoir pourquoi, que la protection du prince de Conti et l’invitation de venir le joindre en Languedoc ne pouvaient se maintenir en l’année 1645, lors de l’existence de « l’Illustre-Théâtre. » Ils ont imaginé de reporter cette circonstance à cinq ans de la date qu’on lui avait donnée, ce qui la rendrait plus vraisemblable. Pour cela, il fallait ramener Molière à Paris, où l’on savait vaguement que le Prince était resté ; on l’y fit revenir en l’an née 1650, et « jouer plusieurs fois la comédie, cette année-là, dans l’hôtel du prince de Conti. » Or, voici ce qui était advenu à ce prince depuis que nous l’avons laissé, en 1646, soutenant des thèses de théologie. Son père, dès la fin de 1646, était mort, mais son jeune âge le laissait sous la tutelle de sa mère et d’un frère victorieux qui ne demandait qu’à garder pour lui seul tout le bien de la famille. Il avait donc continué, pourvu de riches abbayes, à se préparer pour le cardinalat, ou son frère (1648) montrait grande impatience de le voir enfermé. Un événement imprévu l’avait tout à coup émancipé. Nommé généralissime des Parisiens révoltés (janvier 1649), il guerroya, tant bien que mal, trois mois durant, contre les troupes royales commandées par son frère, et, la paix faite avec le Roi (avril), sa réconciliation opérée avec sa famille, la poursuite du cardinalat abandonnée, la Cour rentrée à Paris (août), il n’eut pas même le temps de s’établir dans la nouvelle condition qui lui était permise. Le 17 janvier 1650, il fut arrêté, avec son frère et son beau-frère de Longueville, pour garder prison, à Vincennes d’abord, puis à Marcoussis, ensuite au Havre, d’où il ne sortit que le 13 février 1651. Or, c’est justement ce temps de captivité, cette année 1650, que les biographes ont choisis pour lui donner un hôtel et du loisir, afin qu’il pût recevoir chez lui son ancien camarade de collège devenu comédien, y faire jouer sa troupe plusieurs fois, et lui assigner, maintenant avec toute sûreté, rendez-vous en cette province du Languedoc dont nous voyons qu’il s’approchait fort. Et cette grossière bévue n’a pas d’autre but, en effet, que de ne rien perdre de Grimarest, tandis que Lagrange et Vinot nous disaient si bien, si nettement, que depuis son départ de Paris, après le mauvais succès de « l’Illustre-Théâtre, » jusqu’à son retour, en 1658, Molière n’avait pas cessé de parcourir les provinces.

C’est seulement à la septième année de cette vie nomade que nous avons, toujours par Lagrange et Vinot, des nouvelles certaines de Molière. « Il vint à Lyon en 1653, et ce fut là qu’il exposa au public sa première comédie ; celle de l’Étourdi. » D’où venait-il ? Nous n’en savons rien ; du dernier lieu sans doute où il avait trouvé à monter un théâtre, comme il faisait, ici et là, depuis 1646. Mais ce qui rend son séjour à Lyon plus remarquable, ce qui fait que ses biographes discrets, mais intelligents, l’ont avec raison signalé, après avoir omis tous les autres, c’est que là, à l’âge de trente-un ans révolus, le comédien de campagne se déclara pour la première fois auteur dramatique. L’Étourdi, nous le connaissons au moins par le texte qui en fut imprimé dix ans après, en 1663 : pour ceux qui voudront, et cette recherche diffère de la nôtre, étudier les développements du génie de Molière, il faudra se rappeler que cet ouvrage n’est pas le début hâtif d’un jeune cerveau, mais l’essai réfléchi d’un talent qui a hésité longtemps à se produire. Du reste, et ceci regarde notre travail, il est impossible d’y rien découvrir qui ait trait aux mœurs du temps, aux événements historiques, à la physionomie particulière d’une époque. La seule moquerie épisodique que l’on en puisse tirer ne s’adresse pas plus loin qu’aux officiers subalternes de justice, avec qui les comédiens de campagne avaient souvent affaire (acte IV, scène VII).

Molière était arrivé à Lyon en 1653. Il y donna l’Étourdi, peut-être la même année. Voici maintenant un témoin qui affirme l’y avoir vu et en être parti avec lui. Ce témoin est passablement mal famé, il y a un peu à rougir en l’écoutant ; mais enfin c’est le seul homme au monde qui se soit vanté par écrit d’avoir rencontré en son chemin le Molière de 1646 à 1658, le Molière comédien de campagne, cette figure courant tant de pays pour être regardée, et dont il n’est resté nulle part de souvenir. D’Assoucy (car il s’agit ici de ce joyeux épicurien que Chapelle a rendu infâme, que Boileau a écrasé d’un de ses vers) raconte donc, dans le récit de ses Aventures, que, s’étant mis en route pour aller de Paris à Turin, il prit le coche d’Auxerre, gagna Chalons, et descendit la Saône jusqu’à Lyon. Malheureusement il commence son livre par déclarer qu’il ne se rappelle pas bien « si ce fut en 1654 ou en 1655, » ce qui le rend, comme on voit, un guide assez incommode. Cependant, en suivant ses marches, ses séjours, ses disgrâces, jusqu’à ce qu’on trouve une date, il n’est pas possible de douter que son départ de Paris n’ait eu lieu dans l’été de 1655. Arrivé à Lyon, suivant toute apparence, vers le mois de juillet, « ce qui m’y charma le plus, dit-il, ce fut la rencontre de Molière et de messieurs les Béjart (les deux frères de Madeleine). Comme la comédie a des charmes, je ne pus sitôt quitter ces charmants amis, et je demeurai trois mois à Lyon. » Ces trois mois passés, et à la suite de quelques mésaventures dont nous n’avons par bonheur nul besoin de parler, il renonça, pour cette année-là, à passer les monts, et, » comme Molière fut commandé avec sa troupe pour aller divertir, à Pézenas, les états de Languedoc, » il s’embarqua sur le Rhône avec les comédiens qui, depuis Avignon, où il perdit tout son argent, voulurent bien le défrayer, le nourrir, l’emmener à Pézenas, « et ne se lassèrent pas de l’y voir à leur table tout un hiver. » En ce même lieu de Pézenas, Molière retrouvait enfin, mais cette fois sans aucun doute et sans anachronisme, un ami de meilleure compagnie, le prince de Conti. Celui-ci avait eu aussi d’étranges fortunes depuis l’époque où nous avons vu que Molière n’avait pu renouer connaissance avec lui. Sorti de prison en février 1651, dès le mois de septembre suivant il lui avait fallu quitter Paris pour aller faire la guerre civile en Guyenne, ce qui dura jusqu’à la fin de juillet 1653. Le traité qui fut conclu alors lui permit de résider dans le royaume en une maison qui lui appartenait, à Pézenas ; mais il n’y fit pas, en ce temps, longue demeure. Dans les derniers mois de 1653, on le vit s’acheminer en pleine liberté et en bonne humeur par Montpellier, Vienne et Lyon, vers Paris, où il venait épouser la nièce du ministre contre lequel il avait pris les armes. Marié le 22 février 1654, et pourvu du gouvernement de Guyenne, il quitta la Cour et sa femme dès le 26 mai pour aller commander l’armée de France en Roussillon. Après la campagne, et lorsqu’on l’attendait à Paris, il reçut du Roi une commission expresse à l’effet de présider les états de Languedoc, qui s’ouvrirent le 7 décembre à Montpellier. L’année suivante, le 5 mai, il quitta Montpellier, où il paraît qu’il avait passé tout l’hiver avec sa femme, et retourna en Roussillon, d’où il était revenu le 20 octobre 1655 à Narbonne, se rendant à Pézenas. Ces dates établies, il est facile de trouver par conjecture, car c’est tout ce qui est permis, où put se faire la rencontre des deux anciens compagnons d’études. Le prince de Conti, délivré de la pénitence temporaire qui le retenait à Pézenas, passa par Lyon vers la fin de 1653 ou dans les premiers jours de 1654. Il y séjourna, et rien n’empêche de croire que Molière soit allé le saluer, qu’il en ait reçu bon accueil, que même, si le titre de la pièce ne lui faisait pas peur, le Prince ait assisté à une représentation de l’Étourdi. Il ne put pas être encore question à cette époque du Languedoc, parce que le Prince n’avait alors aucune promesse du gouvernement de cette province qui appartenait au duc d’Orléans, oncle du Roi ; parce qu’il n’eut en effet ce gouvernement qu’en 1660, après la mort de Gaston, et que la commission qui lui fut donnée en 1654, à lui gouverneur alors de Guyenne, fut le produit d’une résolution subite, causée par l’importance des affaires qu’on voulait décider aux états, et par sa présence sur les lieux au retour du Roussillon. Ce temps arrivé, il ne paraît pas que le Prince ait appelé Molière aux états de Montpellier, ni dans cette ville, où il passa l’hiver de 1654 à 1655, et nous avons vu que, dans l’été de 1655, d’Assoucy trouva encore, heureusement pour lui, la troupe comique à Lyon. Il est fort possible pour tant qu’une négociation se soit entamée dès lors entre le Prince et le Comédien, de Montpellier à Lyon, pour déterminer celui-ci à venir en Languedoc, aux états prochains, et lui promettre tout ce que Lagrange et Vinot nous apprennent qu’il obtint, « des appointements à sa troupe et un engagement au service du Prince, tant auprès de sa personne que pour les états de Languedoc. » Ainsi s’explique comment Molière aurait quitté Lyon dans l’automne de 1655, « commandé pour les états de Languedoc, » qui se tenaient cette année à Pézenas, le prince de Conti y étant revenu de sa seconde campagne en Roussillon.

De ces états et de l’hiver de1655 à 1656, nous ne savons rien en ce qui concerne Molière, si ce n’est qu’il hébergea et nourrit d’Assoucy, pour qui ce fut « une Cocagne. » Quant au prince de Conti, dès le printemps de 1656, il avait quitté la province pour se rendre à la Cour, et ne retourna plus de longtemps en Languedoc. Molière y demeura, allant de ville en ville, à commencer par Narbonne, où d’Assoucy le conduisit et le quitta pour aller de sa personne à Montpellier chercher cette fâcheuse aventure qui a flétri son nom. L’automne de cette année ramenait une session des États qui se tint à Béziers et y fit venir Molière. Lagrange et Vinot nous disant que « la seconde comédie de Molière fut représentée aux états de Béziers, » le Dépit amoureux doit nécessairement prendre pour date la fin de l’an 1656 ou l’hiver de 1656 à 1657.

Il y a ici toutefois à remarquer deux circonstances singulières dont on pourrait faire des objections. D’Assoucy raconte qu’après son aventure de Montpellier, qu’il date lui-même ailleurs de 1656, il passa l’hiver suivant à Béziers, où se tenaient les états. Il dit bien, et cela pour s’en plaindre, qu’il n’y trouva plus « ce prince qui donnait des écus á milliers ; » mais il ne fait aucune mention de ce bon Molière, son ancien hôte, ni de sa troupe, ni de ses pièces, ni de sa table[1]. Ensuite Chapelle, dont le voyage, si heureusement raconté, est, sans aucune contestation possible, de 1656, et se termine à Lyon vers le milieu de novembre, Chapelle, l’ami d’enfance de Molière, suivant tous les biographes, parcourant dans l’automne les villes du Languedoc, ne paraît avoir cherché ni rencontré nulle part dans cette province ce camarade de philosophie, maintenant acteur et poète, qui, là au moins, devait faire quelque bruit. Et ce n’est pas que son compagnon et lui évitassent la Comédie. Ils s’y plaisaient au contraire et ils la fréquentèrent volontiers à Carcassonne, où ils venaient pour cela de Penautier. « La comédie, disent-ils, fut aussi un de nos divertissements assez grands, parce que la troupe n’était pas mauvaise et qu’on y voyait toutes les dames de Carcassonne. » S’il nous était prouvé, ce dont nous ne doutons guère, que la troupe de Molière fût la seule qui jouât cette année-là en Languedoc, le silence dédaigneux de Chapelle sur le principal acteur de cette troupe serait assurément fort étrange. Pour ce qui est de d’Assoucy, on peut croire à toute force que les comédiens, et surtout les comédiennes de Béziers, se soucièrent peu d’accueillir le héros du vilain scandale récemment arrivé à Montpellier, et le tinrent à telle distance qu’il n’eût pas à se vanter d’avoir passé encore un hiver en même lieu ; mais faudra-t-il croire aussi que Chapelle ait craint de se compromettre en nommant Molière aux nobles amis à qui s’adresse son Voyage ?

Quoi qu’il en soit, nous avons le Dépit amoureux, représenté pour la première fois aux états de Béziers, et, les états du Languedoc s’étant ouverts le 17 novembre 1656 à Béziers, nous voyons Molière toujours lent, timide à produire, mettant trois ans d’intervalle entre deux ouvrages, sans que le progrès de l’un à l’autre soit fort notable. Ici encore, du reste, on ne saurait signaler aucune intention de satire contemporaine, si ce n’est peut-être le passage où un bretteur, du nom de la Rapière, vient offrir ses services à Éraste, qui les refuse avec mépris. Un des meilleurs services qu’avait rendus le prince de Conti aux états de Montpellier, moins de deux ans avant l’époque où nous sommes, était d’avoir obligé, non sans peine, la noblesse de Languedoc à souscrire la promesse d’observer les édits du Roi contre les duels. Cette disposition pacifique contrariait singulièrement (comme le remarque Loret, lettre du 6 février, 1655) les gentilshommes à maigre pitance qui se faisaient un revenu de leur assistance dans les rencontres meurtrières, et la scène III de l’acte V pourrait bien regarder ces spadassins récalcitrants.

Dans les faits qui précèdent, et qui sont enchaînés l’un à l’autre par l’ordre impérieux du temps, il ne nous a pas été possible de placer l’offre faite à Molière, suivant Grimarest, par le prince de Conti de le prendre pour secrétaire en remplacement de Sarrasin, non plus que le beau discours de Molière en refusant cette place, qui fut donnée, dit Grimarest, sur le refus de celui-ci, à M. de Simoni. La vérité est que Jean-François Sarrasin, secrétaire des commandements du prince de Conti, mourut à Montpellier au mois de décembre 1654, lorsque Molière était encore à Lyon, et que la même « Gazette » qui annonçait sa mort fit connaître le nom de son successeur, le sieur de Guilleragues. D’Assoucy nous apprend aussi qu’en arrivant à Pézenas avec Molière, il trouva M. de Guilleragues installé dans ses fonctions, à telles enseignes qu’il en reçut de l’argent.

La troupe de Molière, qui était venue en Languedoc l’an 1655, qui s’y était maintenue, après le départ du prince de Conti, pendant toute l’année 1656, y passa encore, à ce qu’il paraît, tout le temps de l’année 1657 où elle dut faire son service aux états de Pézenas ouverts le 8 octobre ; et ce fut seulement en 1658 (Lagrange et Vinot) que « les amis de Molière lui conseillèrent, » non pas de venir à Paris, mais « de s’en rapprocher, » de se poster au moins dans une ville voisine, pour donner à ceux qui lui voulaient du bien le temps et le moyen de « l’introduire à la Cour. » Une partie de son itinéraire nous a été conservée. « Il passa le carnaval à Grenoble, en partit après Pâques (1er avril), et vint s’établir à Rouen. » Pendant qu’il faisait ce circuit assez long, et dans lequel on peut supposer bien des haltes, le prince de Conti, à côté duquel les biographes le placent toujours comme auprès du patron le plus sédentaire, qui avait quitté le Languedoc depuis deux ans, qui en avait passé un à la Cour et l’autre à la guerre en Italie, s’éloignait de Paris (mai 1658) et allait prendre possession de son gouvernement de Guyenne, d’où il revint pour voir accoucher sa femme (6 septembre). Six semaines après, Molière obtenait la permission de se montrer devant le Roi, et il est assez probable que, pour cela, la protection du Prince ne lui fut pas inutile ; mais il était temps qu’il s’en servît de manière à pouvoir désormais s’en passer, car, moins de quatre ans plus tard, ce même prince, si bon compagnon, qui avait eu Sarrasin pour secrétaire et Bussy-Rabutin pour confident, devenu enfin gouverneur de Languedoc, s’était fait dévot à outrance, et voici ce qu’en écrivait Racine, alors à Uzès, le 5 juillet 1662 : « Une troupe de comédiens s’était venue établir dans une petite ville proche d’ici ; il les a chassés, et ils outrepassé le Rhône. »

Le prince de Conti était d’une piété plus commode en 1658, et tout porte à croire que Molière dut en effet à sa recommandation le jeune et puissant appui qu’on vit alors se déclarer en sa faveur. Le Roi avait un frère âgé de dix-huit ans, jouvenceau de folâtre humeur, en ce temps le favori des belles dames dont il partageait les jeux, les goûts et les parures. On lui fit venir l’envie d’avoir aussi une troupe de comédiens, et celle de Molière fut admise à faire son essai « devant leurs majestés et toute la Cour sur un théâtre que le Roi avait fait dresser dans la Salle des Gardes du vieux Louvre. » Cet événement, d’une si grande suite pour la gloire de notre pays, eut lieu le 24 octobre 1658, l’avant-veille du jour où le Roi allait partir pour un voyage qui dura trois mois ; mais il est certain que l’apparition des nouveaux comédiens ne fut pas signalée hors de la noble enceinte ou ils figurèrent : le bruit n’en vint pas même jusqu’à Loret, et la Gazette en prose, qui avait eu soin d’apprendre au public que le Roi était allé visiter 16 octobre, une baleine amenée du pays basque à Chaillot, ne dit pas un seul mot de Molière et de ses acteurs. On sait, du reste, que la pièce jouée par eux fut le Nicomède de Corneille l’aîné, et que Molière eut l’heureuse idée d’achever le spectacle par « un de ces petits divertissements qui lui avaient acquis quel que réputation et dont il régalait les provinces. » Le Docteur amoureux, farce en un acte, choisie dans le nombre de cinq ou six du même genre, à peine écrite sans doute, et dont la mémoire des comédiens était chargée, fit rire aux éclats l’illustre assemblée, et c’est peut-être là ce qui nous a valu tant de chefs-d’œuvre. La troupe de Molière y gagna l’honneur de s’appeler désormais dans Paris la « troupe de Monsieur, frère unique du Roi. »

Trente-six heures après ce début, il n’y avait plus rien de la Cour à Paris. Restait la Ville, mais occupée de bien autre chose, car elle avait la baleine, et elle attendait, du même lieu d’où arrivait Molière, de Rouen, un objet bien plus digne de sa curiosité, un géant, que deux valets de pied du Roi avaient permission de montrer pour quinze sous au bout du Pont-Neuf. Le nouveau chef de troupe s’établit sans fracas dans le droit qu’on lui avait accordé. Depuis quelques années, les comédiens italiens du sieur Torelli avaient obtenu de donner leurs représentations dans la salle inoccupée du Petit-Bourbon. Comme ils ne jouaient pas tous les jours, Molière eut permission d’alterner avec eux, et, sans perdre de temps, dix jours après avoir joué devant le Roi, dans Paris dépeuplé de princes et de seigneurs, devant le public vulgaire qui pouvait être attiré par un troisième Théâtre-Français, Molière fit paraitre, non plus seulement le comédien débitant un rôle, mais l’auteur représentant son œuvre, Mascarille dans l’Étourdi (3 novembre). Le Dépit amoureux vint ensuite, et chaque soir aussi, apparemment, quelqu’une de ces petites comédies plaisantes dont un échantillon avait si bien réussi. Tout cela s’était fait néanmoins sans beaucoup de retentissement, lorsqu’enfin la Cour revint de Lyon, où le Roi était allé chercher pour femme une fille de Savoie, et où on était venu lui offrir l’infante d’Espagne avec la paix. Ce retour eut lieu le 28 janvier 1659. Le 12 du mois suivant, le jeune patron de la nouvelle troupe voulut visiter chez eux ses comédiens, et Molière put enfin se voir désigné, non pas encore par son nom, dans une feuille imprimée à Paris. Voici ce qu’écrivait Loret le 15 février 1659 :

De notre Roi le frère unique
Alla voir un sujet comique
À l’hôtel du Petit-Bourbon,
Mercredi, que l’on trouva bon,
Que les comédiens jouèrent,
Et que les spectateurs louèrent.
Ce prince y fut accompagné
De maint courtisan bien peigné,
De dames charmantes et sages,
Et de plusieurs mignons visages.
Le premier acteur de ce lieu,
L’honorant comme un demi-dieu,
Lui fit une harangue expresse
Pour lui témoigner l’allégresse
Qu’ils reçoivent du rare honneur
De jouer devant tel seigneur.

À ce moment, Molière avait trente-sept ans accomplis. Il en avait employé treize à courir les provinces, à réciter, partout où on avait pu lui prêter un jeu de paume, une grange, un hangar, les rôles qui lui étaient dévolus dans les œuvres dramatiques des auteurs de ce temps. Il avait produit seulement de lui-même, outre ces joyeuses farces où il excellait, deux comédies, qui réellement ne se distinguaient de son bagage d’emprunt que par des saillies de vérité plaisante, des traits de caractère bien saisis et une verve puissante de naturel dans le dialogue, distinction bien facile à trouver aujourd’hui que ses immortels chefs-d’œuvre servent en quelque sorte de commentaire à ses essais. Comédien déjà vieilli, auteur peu fécond et osant peu, avec tout ce passé derrière lui, dont nous ne savons rien, mais où il dut y avoir, sinon des torts, au moins des chagrins et des misères, le voilà revenu dans Paris, où c’est à peine si l’on peut se souvenir de sa jeunesse, où nous ignorons encore si sa famille le reconnaît et l’accueille. Il s’y montre d’abord à la Cour comme acteur tragique ; puis, sur le théâtre dont on lui concède une moitié, il fait connaître au public de la ville ses deux pièces usées par la province. Après trois mois de représentations, le curieux Loret, Loret qui n’est pas dédaigneux, tant s’en faut, ne semble connaître ni son nom, ni ses ouvrages, et c’est encore ici, souvenons-nous-en bien, le seul témoin de ce qui était alors actuel, le seul qui parle du fait de la veille, tellement seul, que le témoignage par nous transcrit était resté jusqu’à présent inaperçu.

Pourtant Molière a un théâtre, un protecteur, un titre à mettre sur son affiche. La troupe des comédiens de Monsieur n’est, il est vrai, que la troisième de cette heureuse ville de Paris. Avant elle, sont établies, d’a bord celle de l’hôtel de Bourgogne, « la Troupe royale, » dont l’ancienne popularité vient d’être rajeunie par l’acteur Floridor, successeur de Bellerose, et par le glorieux réveil de Corneille aîné (24 janvier) dans la tragédie d’Œdipe ; puis celle du Marais, où Jodelet figure encore, et que semble soutenir l’inépuisable fécondité de Corneille le jeune. Toute une année se passa ainsi à lutter contre les deux théâtres rivaux avec un vieux répertoire et des comédiens inconnus. Seulement, ainsi que Loret nous l’apprend, un déserteur de l’hôtel du Marais vint prendre rang parmi les derniers arrivés :

Jodelet a changé de troupe,
Et s’en va jouer tout de bon
Désormais au Petit-Bourbon.
(Lettre du 26 avril 1659.)

Et c’est ce qui doit servir à nous expliquer comment le personnage dont cet acteur avait reçu son nom paraîtra une fois dans un ouvrage de Molière. Pendant ce temps, l’hôtel de Bourgogne, à lui seul, après l’Œdipe de Corneille, avait donné la Clotilde et le Fédéric de Boyer, le Bélisaire de la Calprenède, l’Arie et Pétus de Gilbert, sans qu’aucun de ces fameux auteurs, qui faisaient deux ou trois tragédies par an, osât confier un ouvrage au théâtre nouveau ; sans que « le premier acteur du lieu » parût avoir ressenti un nouvel accès de ce talent créateur que Lyon et Béziers avaient connu. Paris, d’ailleurs, était devenu aussi vide qu’il pouvait être. Tout ce qui suivait la Cour avait pris le chemin des Pyrénées, où le principal ministre (25 juin) était allé conclure la paix, où le Roi (28 juillet) allait recevoir sa femme. Ceux qui avaient des gouvernements sur le long chemin que la Cour devait parcourir étaient à leur poste, les magistrats et les financiers dans leurs châteaux, les bourgeois aux champs ; mais la joie et l’espérance animaient la population laborieuse de la ville, condamnée à n’en pas sortir. On venait d’y apprendre (14 novembre) que la paix était signée avec l’Espagne. En même temps, la rentrée du Parlement, qui allait rouvrir ses audiences (24 novembre), y ramenait la nombreuse clientèle des tribunaux. Ce fut alors seulement que Molière se hasarda, plus d’un an après son installation dans la salle du Petit-Bourbon, à représenter une pièce nouvelle de son invention ; non pas un grand ouvrage élaboré en vers, mais encore « un de ces petits divertissements » où l’on voulait bien reconnaître sa supériorité. Il ne faut pas lui donner d’ailleurs plus de mérite qu’il n’en eut dans le choix de son sujet. Déjà les comédiens italiens avaient représenté sur leur théâtre une pièce écrite en leur langue par l’abbé de Pure, et ayant pour titre les Fausses Précieuses. Que Molière n’ait pas eu besoin de copier l’abbé de Pure, comme ses ennemis le dirent, c’est ce dont nous sommes pleinement certain ; mais toujours est-il que, sur cette partie des mœurs de son temps, la première qu’il ait osé aborder, une autre moquerie avait précédé, avait encouragé la sienne.

Tous les contemporains de Molière savaient fort bien, et tous ont dit que les Précieuses ridicules avaient été représentées, pour la première fois, à Paris, le 18 novembre 1659. Le biographe de 1705 s’avisa de mettre cette pièce au nombre de celles que Molière avait rapportées de la province, et, chose incroyable, Voltaire avec le sens délicat que nous lui connaissons, l’homme le plus capable assurément de sentir et de démontrer pourquoi un tel ouvrage n’avait pu être inspiré ou goûté ailleurs qu’à P ris, Voltaire accepta sans examen la sottise de Grimarest. Heureusement le fait contraire n’a pas besoin d’être prouvé ; il est notoire, et Lagrange et Vinot n’ont eu qu’à recueillir le souvenir public lorsqu’ils ont écrit : « En 1659, M. de Molière FIT la comédie des Précieuses ridicules. » Nous n’avons pas les mêmes motifs pour repousser deux anecdotes qui se trouvent partout au sujet des Précieuses ; l’un est celle du vieillard qui se serait écrié : « Courage ! Molière, voilà la bonne comédie ! » mais elle nous a tout l’air d’avoir été faite après coup ; elle date de 1705, et, ce qui est pis, elle vient de Grimarest. Quant à celle où l’on fait figurer et même parler Ménage, d’a près le Ménagiana, publié en 1693, cette révélation posthume, venant, après trente-quatre ans, attribuer l’honneur d’un bon sens vraiment prodigieux à un homme qui a fait peu de preuves en ce genre, nous paraît tout à fait suspecte. À la place de ces deux faits, qu’on est las de lire et qui viennent de source fort équivoque, nous en donnerons un que personne n’a encore aperçu dans un livre imprimé en 1661. Il paraîtrait, d’après le Dictionnaire des Précieuses, qu’un homme puissant, ami des dames qui pouvaient se croire intéressées dans les rires excités par la comédie nouvelle, en défendit la représentation pendant quelques jours, ce qui eut seulement pour effet d’augmenter la foule et les applaudissements quand la pièce fut reprise. Il nous reste d’ailleurs, toujours dans les documents contemporains où nous aimons à nous en tenir, un témoignage précieux et naïf du plaisir que causa, lors de son apparition, la comédie des Précieuses. C’est encore celui du bon Loret, qui, peu de jours après la première représentation, conduit au Petit-Bourbon par le bruit d’un succès joyeux et avec le chagrin d’y payer sa place, nous raconte ainsi ce qu’il a vu, de ses yeux vu, à peu près la veille du jour où il écrit :

Cette troupe de comédiens,
Que MONSIEUR avoue être siens,
Représentant sur leur théâtre
Une action assez folâtre,
Autrement un sujet plaisant
À rire sans cesse induisant
Par des choses facétieuses,
Intitulé LES PRÉCIEUSES,
Ont été si fort visités
Par gens de toutes qualités,
Qu’on n’en vit jamais tant ensemble
Que ces jours passés, ce me semble,
Dans l’hôtel du Petit-Bourbon.
Pour ce sujet, mauvais ou bon,
Ce n’est qu’un sujet chimérique,
Mais si bouffon et si comique
Que jamais les pièces du Ryer
Qui fut si digne de laurier,
Jamais l’Œdipe de Corneille
Que l’on tient être une merveille,
La Cassandre de Bois-Robert,
Le Néron de monsieur Gilbert,
Alcibiade, Amalazonte (de M. Quinaut),
Dont la cour a fait tant de compte,
Ni le Fédéric de Boyer,
Digne d’un immortel loyer,
N’eurent une vogue si grande,
Tant la pièce semble friande
À plusieurs tant sages que fous !
Pour moi, j’y portai trente sous ;
Mais, oyant leurs fines paroles,
J’en ris pour plus de dix pistoles.
(Lettre du 6 décembre 1659. « Apostille. »)

Tout est d’une rare valeur dans ce feuilleton qui date bientôt de deux siècles : et la confusion des auteurs et le rassemblement des pièces alors en crédit ; et l’absence encore cette fois du nom de l’auteur qui, jouant le rôle de Mascarille, ne s’appelait pas autrement pour les spectateurs ; la joie candide de ce brave Loret, homme aussi spirituel qu’un autre, qui s’est amusé pour plus que son argent et qui le dit sans aucun souci d’appréciation littéraire ; et surtout la certitude que ces lignes rimées ont été lues dès le lendemain par Molière, dont elles auront réjoui le cœur. Six semaines après, ce fut bien une autre épreuve pour son ambition. Il se trouva menacé de voir son œuvre « imprimée malgré lui, ou d’avoir un procès. » Il choisit en effet le plus doux parti, il consentit à recevoir pour les Précieuses un honneur qu’il n’avait donné ni à l’Étourdi, ni au Dépit amoureux, et il accompagna d’une préface plaisante cette édition (achevée d’imprimer le 20 janvier 1660), ou l’auteur parlait et n’était pas nommé.

Six mois plus tard, le 28 mai, toujours sur le théâtre du Petit-Bourbon, toujours pendant l’absence de la Cour, la troupe des comédiens de Monsieur, diminuée de Jodelet qui venait de mourir (fin de mars), mais qui se trouvait déjà dignement remplacé par Gros-René, représenta une autre pièce de son auteur, pièce en un acte seulement, mais en vers, et ayant pour titre : Sganarelle, ou le Cocu imaginaire. On sait, d’un témoin du temps, qu’elle fut jouée quarante fois de suite, c’est-à-dire pendant plus de trois mois, trois jours par semaine. Recueillie par la mémoire d’un spectateur qui obtint un privilège pour l’imprimer, sans qu’il y fût question de l’auteur, elle fut publiée en août 1660. La dédicace, fort originale, de celui qui l’avait dérobée à ce lui qui l’avait faite, paraît avoir été ajoutée plus tard, et l’auteur y est nommé « de Molier. » Ce qui est le plus à remarquer dans cette comédie, simple canevas italien brodé d’excellents vers que faisait valoir davantage l’admirable jeu de l’acteur, c’est ce nouveau personnage introduit cette fois par Molière, et dont il semblait vouloir prendre désormais la figure. Mascarille avait fait son temps : valet de l’Étourdi et mystificateur hardi des Précieuses, Mascarille nous représente la jeunesse de Molière qui s’en allait tantôt passée. À l’âge de trente-huit ans et plus, il lui fallait un caractère plus mûr, moins pétulant, moins moqueur. Sganarelle est dans ces conditions, et, quoique Molière doive bientôt prendre son essor fort au-delà de ces rôles à physionomies connues, revenant toujours les mêmes dans des actions différentes, il est certain que sa pensée était alors de s’approprier celui-ci et de le faire reparaître souvent ; nous ne tarderons pas à le revoir.

Un souvenir, qui nous semble touchant, se rattache au succès du Cocu imaginaire. Dans ce même temps, le premier et inutile mari de Françoise d’Aubigné, l’auteur du Roman comique et de tous ces Jodelets sur lesquels allait si cruellement peser la gloire naissante de Molière, le malheureux et jovial Paul Scarron se préparait à mourir. Condamné, par son talent même, par un talent original et unique, à n’avoir jamais ni la dignité de la condition où il était né, ni celle au moins des maux qu’il souffrait, la même nécessité l’obligeait à rire, à se moquer de tout ce qui effraie ou attendrit les autres hommes, et il lui fallait écrire encore son testament avec un style et des idées burlesques. Après avoir légué à sa femme le pouvoir de se remarier, à Loret un muids de vin, aux deux Corneilles, à Boisrobert, à Benserade, toutes les choses dont ils étaient déjà riches, il pense à ce nouvel auteur qui brille tout à coup de tant d’éclat, et, faisant allusion au dernier sujet de sa triomphante raillerie, il lègue

« À Molière, le cocuage. »

Nous devons nous hâter de dire qu’il n’y a pas possibilité d’une intention maligne dans cette disposition. La contexture de toute la pièce y répugne. Ici, comme pour les autres légataires, la donation est bien de ce que chacun sait mettre en œuvre, et le cocuage n’est évidemment qu’une matière à bons mots, à scènes comiques. Scarron mourut en octobre 1660, peu de mois après avoir rimé son testament, dont ce vers, par parenthèse, nous donne à peu près la date, et il n’eut pas à voir le legs accepté dans un autre sens que celui de sa pensée toute bienveillante.

Mais, pendant que Mascarille et Sganarelle divertissaient la ville, les grands événements qui en avaient éloigné tout un an la Cour venaient d’être consommés. La paix était accomplie, le mariage du roi conclu, et Paris préparait ses plus brillantes fêtes pour la réception du couple royal. Ce n’était pas là un bon temps pour les théâtres, car le spectacle était partout, sur les places publiques, dans les palais, dans les hôtels, plus brillant, plus somptueux, plus animé que ne pouvaient l’offrir les faibles imitations d’une scène mesquine. Sganarelle avait paru le 28 mai ; le 26 août, Paris vit l’entrée du Roi et de la Reine. Puis, quand on pouvait espérer que l’épuisement des réjouissances publiques aurait ramené aux comédiens des spectateurs, le théâtre lui-même (11 octobre) tomba sous le marteau des architectes. On était alors dans une extrême impatience de voir le Louvre achevé ; les plans demandaient surtout à démolir, et la salle du Petit-Bourbon fut emportée dans un alignement. La troupe délogée alla, sous la protection de son jeune patron, demander un asile au monarque heureux qui, dans ce moment, ne pouvait rien refuser. Il lui accorda place dans un logis royal. Le palais donné à Louis XIII moribond par le cardinal de Richelieu mourant, et qu’on n’habitait déjà plus, avait une salle de spectacle autrefois magnifique, maintenant abandonnée, celle qu’avait inaugurée Mirame (1641). Le Roi permit aux comédiens de son frère de s’y établir. Les réparations et les arrangements qu’il fallut y faire demandèrent plus de temps qu’il n’avait d’abord paru nécessaire, et, au lieu de pouvoir jouer après la Toussaint, il fallut attendre jusqu’au 20 janvier (1661). Dans cet intervalle, les comédiens n’eurent d’autre ressource que d’aller se montrer, comme c’était d’ailleurs l’usage, chez les gens de cour ou de finance qui voulaient donner la Comédie à leurs conviés. Une de ces « visites » mérite bien, à notre avis, de sortir de l’oubli volontaire où on l’a laissée. Le mardi26 octobre 1660. le cardinal Mazarin étant malade dans sa chambre à coucher du Louvre, étendu sur sa chaise, au dos de laquelle le Roi debout était appuyé, vit représenter devant lui, par les comédiens de Monsieur, l’Étourdi et les Précieuses ridicules ; après quoi, dit Loret que nous mettons cette fois en prose, son éminence fit donner à « Molier » mille écus pour lui et ses compagnons. Si l’on veut, par quelque étude des personnages, des lieux et du temps, se figurer cette chambre, ce ministre, ce roi et cet acteur, il nous semble qu’il y aurait là le sujet d’un tableau qui vaudrait bien celui qu’on nous a donné des derniers moments de Mazarin ; à moins qu’on ne veuille y trouver le défaut d’être trop vrai.

Enfin, le 30 janvier 1661, la salle du Palais-Royal se trouva prête, et la troupe de Molière y parut. Bientôt (4 février) il voulut s’y montrer aussi comme auteur, avec la dignité que demandaient les souvenirs de ce noble lieu, et il sembla vraiment en avoir reçu les funestes inspirations. La salle de Richelieu put croire un moment qu’on lui avait rendu l’Estoile ou Desmarets. Il était passé par la tête de Molière une de ces déplorables idées qui trompent les gens d’esprit par leur apparence ingénieuse. Après avoir fait grimacer la jalousie ridicule chez Sganarelle, il voulut revêtir cette passion d’élégance et de noblesse chez le prince don Garcie de Navarre. Il en fut puni. Le don Garcie bouffon avait amusé ; le Sganarelle héroïque n’obtint aucun succès. L’auteur se le tint pour dit, retira sa pièce au bout de quelques jours, en sauva seulement quelques vers, et se hâta de produire un nouvel ouvrage.

Ici va commencer la seconde époque de la vie de Molière. La première a duré près de quarante ans, et nous n’avons pu y cheminer qu’à tâtons. Ce qui nous en reste, moins de douze ans, est semé, presque à chaque pas, d’œuvres impérissables, qui sembleraient devoir jeter assez de jour sur la personne de leur auteur, pour qu’il n’y eût plus désormais de vide, d’incertitude, de confusion, dans les faits qui le regardent, pas de lieu à l’anachronisme, pas de prétexte à la fable. Malheureusement il n’en est pas ainsi, et c’est encore en puisant à des sources obscures, c’est encore à travers de grossiers mensonges, qu’on peut recueillir quelques traces de l’homme, dans le temps même où resplendissent tous les rayons de son génie.

 

 

DEUXIÈME PARTIE

 

1661-1673

 

Entre la première et la seconde partie de la vie de Molière, tout juste au point où nous nous sommes arrêté, immédiatement après la chute trop méritée de Don Garcie de Navarre, se place un événement qui fut, nous le croyons, d’une énorme importance pour l’auteur comédien, pour le développement de son génie, partant pour le progrès du théâtre en France et pour la gloire de notre littérature. Nous voulons parler de la mort du cardinal Mazarin, arrivée le 9 mars 1661, qui remit aux mains de Louis XIV, âgé de vingt-trois ans, depuis neuf mois marié, l’administration de son royaume pacifié et le libre usage de la royauté absolue. On sait avec quel éclat le jeune roi déclara se charger de tout le fardeau. Dans le fait, il n’avait guère alors à en voir que les douceurs, et sa souveraineté devait s’exercer d’abord sur les plaisirs, qu’il était porté de nature à aimer nobles et grands. Ce fut dans les premiers temps qui suivirent cette prise de possession que se manifesta, de la part du prince pour le poète, quelque chose de plus qu’une protection dédaigneuse et frivole, un certain mouvement d’affection intelligente, prompt comme la sympathie et durable autant que l’égoïsme. Du moment où ces deux hommes, placés à de telles distances dans l’ordre social, l’un roi hors de tutelle, l’autre bouffon émérite et moraliste encore bien timide, se furent regardés et compris, il s’établit entre eux une sorte d’association tacite, qui permettait à celui-ci de tout oser, qui lui promettait assurance et garantie, sous la seule condition de respecter et d’amuser toujours celui-là. Nous devons ajouter que jamais traité public, où la foi du monarque aurait été solennellement engagée, ne fut exécuté plus sincèrement ; qu’en aucun temps, dans aucune circonstance, la sauvegarde donnée à l’écrivain contre tous les ressentiments qu’il pourrait provoquer ne parut se retirer de lui. C’est se moquer de nous, comme les historiens font trop souvent, que de mettre Molière au nombre des penseurs qui souffrirent en leur temps la persécution. Jamais homme, au contraire, et ceci est à sa louange, n’alla plus droit son chemin, et ne se sentit, dans toute sa course, moins ébranlé. Il eut, en effet, les ennemis qu’il chercha : des rivaux, des particuliers, des classes d’hommes, des professions, des cabales, voire des croyances ; mais ni individus, ni corps, ne purent lui faire aucun dommage, ne se hasardèrent seulement à tenter contre lui rien de ce qui se traduit par la violence. La guerre incessante qu’il soutint contre les travers et les ridicules de son siècle lui rapporta de nombreux triomphes et ne lui coûta pas une blessure. Partout et toujours on le voit encouragé, récompensé, indemnisé. Quand on voulut l’attaquer par les voies qui agissent sur l’opinion, il eut toute liberté pour la riposte ; il s’en servit, on pourrait dire qu’il en abusa, et la cruauté même à laquelle il se laissa parfois entrainer fut prise chez lui pour une revanche légitime. Celui à qui ces choses sont arrivées ne fut certainement pas un pauvre hère, faisant son métier de moqueur à ses périls et risques, exposé à la vengeance et craignant le désaveu. Un caprice, cette fois éclairé, de la puissance souveraine lui en avait communiqué ce qui donne la confiance et la force ; son talent lui fournissait le reste. À vrai dire, il y a de Louis XIV deux créations du même temps et du même genre, Colbert et Molière.

Il est facile de trouver, dans les œuvres de celui-ci, la trace de cette impulsion donnée à son génie par un pouvoir qui l’excite, l’élève et l’autorise. Jusqu’au jour où Molière trouva un protecteur dans Louis XIV, nous pouvions presque nous impatienter de voir ce qu’il fallait de temps, d’hésitations, pour mettre en train ce philosophe, ce railleur, que nous savions être allé si hardiment et si loin. L’Étourdi, en 1653, le Dépit amoureux, en 1656, deux pièces pour la province ; à Paris, les Précieuses ridicules, en 1659, Sganarelle, en 1660, Don Garcie de Navarre, en 1661 : que de chemin perdu ! combien de détours pour arriver, après quelques éclairs de verve comique, à choir honteusement dans une œuvre héroïque et galante ! Laissez-le pourtant. Qu’il se trouve un beau jour face à face avec cette royauté qui seule pouvait lui donner l’essor, qu’il se sente échauffé par les rayons de ce soleil, que le sourire du roi lui promette appui, et, avant trois ans, vous l’aurez vu atteindre le dernier degré d’audace que l’imagination puisse concevoir en un temps comme le sien : il aura fait le Tartufe.

Nous n’en sommes pas encore là, et Molière n’a qu’à se relever d’un mauvais pas, pour tout autre peut-être désespéré. Il reprend, à cet effet, le personnage de Sganarelle qui lui a réussi une fois ; il le place, avec son humeur narquoise et brutale, dans une intrigue vulgaire, qu’il anime de sa plus vive gaieté, de son naturel le plus vigoureux, de son style le plus mordant, et il donne au public l’École des Maris ; au public d’abord, cela est hors de doute. La pièce fut représentée pour la première fois sur le théâtre du Palais-Royal, le 24 juin 1661. Les frères Parfaict, qui se trompent rarement, ont cru trouver ce fait démenti par un passage de Loret, et le malheur a voulu qu’une faute d’impression les ait ici induits en erreur, quand ils croyaient relever l’erreur d’autrui. La lettre où Loret rend compte de la représentation qui en fut donnée chez le surintendant Fouquet porte bien, dans le recueil de la Muse historique, la date du 17 juin ; mais c’est le 16 juillet qu’il faut lire, et la signature ordinaire le dit fort nettement :

Écrit le seize de juillet
Sur un fauteuil assez mollet.

En effet, le lundi précédent, 11 juillet, le surintendant Fouquet avait reçu, dans sa maison de Vaux, la reine d’Angleterre, le frère du roi de France et sa jeune femme Henriette. Là, « sieur Molier » avait joué, devant la compagnie, l’École des Maris, « qui charmait Paris depuis le 24 juin ; et ce sujet avait paru si riant et si beau, » qu’il fallut l’aller représenter à Fontainebleau devant les reines et le roi. L’École des Maris fut d’ailleurs le premier ouvrage que Molière, comme il le dit dans son épître au duc d’Orléans, « eût mis de lui-même au jour. » On a vu que les Précieuses ridicules avaient été imprimées malgré lui, Sganarelle sans lui ; cette fois il obtint un privilège daté de Fontainebleau, le 9 juillet 1661, et l’École des Maris parut imprimée le 20 août avec le nom de l’auteur, que Loret ne savait pas encore exactement la veille. Il était inscrit au frontispice J.-B. P. Molière, et dans le privilège Jean Baptiste Pocquelin de Molière.

S’il nous était enjoint de désigner précisément le jour, le lieu et l’heure où Molière se révéla en quelque sorte à Louis XIV et reçut de lui sa mission, nous croirions ne pas nous tromper en disant que cela se fit à Vaux, le mercredi 17 août 1661, dans l’après-midi, lorsque l’imprudent Fouquet, qui venait de se désarmer tout à fait en cédant sa place de procureur-général, voulut étaler devant le roi les splendeurs accusatrices de sa magnifique demeure. Tous les divertissements y étaient réunis, et ce lui de la comédie avait été confié à Molière. Fouquet avait commandé en surintendant, et quinze jours avaient suffi pour qu’une pièce en trois actes fût « conçue, faite, apprise et représentée. » L’auteur, d’ailleurs, savait bien pour qui on lui ordonnait de travailler. Le roi, son frère, la reine-mère, la princesse anglaise, femme du duc d’Orléans, ce qu’il y avait de plus illustre, de plus élégant, de plus choisi dans l’élite de la cour, « bref, » comme dit Loret qu’on y avait introduit, « la fleur de toute la France, » c’étaient là les spectateurs, les juges qu’il allait avoir ; et, chose singulière, avec ceux là il se trouva tout aussitôt à l’aise. Quand, après le repas, les conviés se sont rendus sous une feuillée où l’on avait construit un superbe théâtre, la toile s’étant levée, Molière paraît sur la scène, devant l’auguste assemblée, « en habit de ville, et, s’adressant au roi avec le visage d’un homme surpris, fait des excuses en désordre sur ce qu’il se trouvait là seul, et manquait de temps et d’acteurs pour donner à Sa Majesté le divertissement qu’elle semblait attendre. » Cela ne vous semble-t-il pas déjà fort singulier que ce comédien s’avise de se montrer en sa personne avant son rôle, de parler pour son compte là où il n’est pas même chez lui, et de faire au roi les honneurs du théâtre de monseigneur Fouquet, quand il y a un prologue tout rimé de la façon de M. Pélisson, le poète de la maison, quand une belle naïade va sortir d’une coquille pour le débiter, quand des arbres et des termes vont s’animer pour fournir des acteurs à la pièce et au ballet ? Au milieu de toute cette mythologie gracieuse, ne trouvez-vous pas que le chef de la troupe, dans son habillement de tous les jours, se produit avec une familiarité qui vous surprend sans vous inquiéter ? Après un repas de ballet, la comédie commence, et c’est ce même acteur, maintenant en costume de théâtre, qui ouvre la scène ; mais, dès les premiers mots, vous apprenez que l’auteur comédien ne s’est pas placé dans un monde imaginaire, éloigné, héroïque ou trivial ; il est en effet un personnage de même pays, de même condition que ceux qui le regardent, marquis vraiment ! comme le mieux empanaché qu’il y ait là devant lui :

Ah ! marquis, m’a-t-il dit, prenant près de moi place,
Comment te portes-tu ? souffre que je t’embrasse.

Et les « fâcheux, » qu’il va passer en revue, sont tous ou de cette qualité ou ayant affaire à de telles gens. Ainsi voilà déjà et tout d’abord la scène de niveau avec l’amphithéâtre ; ici et là les mêmes hommes, les mêmes canons, les mêmes plumes, les mêmes postures, excepté que, du côté où le ridicule a été copié, on se tait, on écoute, et que là où il figure imité, on parle, on agit, on fait rire. La comédie se soutient ainsi pendant trois actes, attachée à une intrigue fort légère, mais toujours sans déroger et dans la sphère la plus haute des travers de bonne compagnie : marquis éventé, marquis compositeur, vicomte bretteur, courtisan joueur, belles dames précieuses, solliciteurs à la suite des grands, colporteurs de projets, amis importuns ; et, parmi tout cela, toujours le nom du roi ramené avec art, d’une manière respectueuse et sans bassesse. Voilà ce qu’il est impossible de ne pas voir aujourd’hui encore, si loin que nous soyons des choses et des mœurs, dans la comédie des Fâcheux. La Fontaine, qui assistait à cette fête, écrivait peu de jours après à son ami Maucroix, en lui parlant de Molière : « C’est mon homme, » et nous sommes sûr, sans l’avoir entendu, que Louis XIV en dit autant.

Tout le monde sait qu’après la représentation de la comédie le roi, en félicitant l’auteur, lui indiqua un personnage de fâcheux qu’il avait oublié, celui du courtisan chasseur, et il paraît assez certain que l’original de ce caractère était le marquis de Soyecourt ; mais, pour l’exactitude complète, il ne faut pas lui donner ici le titre de grand-veneur. Il obtint, en 1669, cette charge pour laquelle il pouvait dès longtemps avoir de la vocation ; en 1661, il était depuis huit ans, et resta huit ans encore, maître de la garde-robe. Quoique le ridicule qui lui est attribué par cette anecdote fît assurément la moindre partie de sa réputation, on en trouve pourtant l’indice dans une lettre du duc de Saint-Aignan au comte de Bussy-Rabutin (18 janvier 1671), où il lui offre ses services : « Découplez-moi, lui dit-il, lorsque vous jugerez que je doive courir. Pardon de la comparaison ; mais, pour mes péchés, j’ai passé une partie de la journée avec le grand-veneur. » Ce qui est moins vrai, c’est que le rôle de la naïade qui récitait le prologue ait été confié à la jeune Armande Béjart. « La Béjart, » dont tous les témoins parlent comme d’une actrice parfaitement connue, était une nymphe de quarante-trois ans, comme il s’en conserve toujours trop sur les théâtres. C’était cette même Madeleine à laquelle Molière s’était attaché en 1645, et qui était revenue avec lui de la province.

Les Fâcheux furent bientôt joués une seconde fois à Fontainebleau, sans doute avec la nouvelle scène dont « le roi lui-même, » dit Molière, « lui avait ouvert les idées, et qui fut trouvée partout le plus beau morceau de l’ouvrage ; » mais il s’écoula près de trois mois avant que l’auteur pût montrer sa pièce au public de Paris. C’est qu’il s’était passé de singulières aventures à la suite de cette journée où elle avait paru. La fête de Vaux était du 17 août ; la représentation de Fontainebleau avait eu lieu avant le 27, car Loret en parle dans sa lettre de ce jour ; le 29, le roi partait pour la Bretagne ; le 5 septembre, à Nantes, il faisait arrêter le maître du logis où il avait été si magnifiquement régalé et l’auteur du prologue qui avait ouvert le divertissement. Il est probable que la comédie des Fâcheux fut pendant quelque temps enveloppée dans ces souvenirs odieux qu’il ne fallait pas réveiller, qu’elle dut d’ailleurs subir quelques changements, afin qu’il n’y demeurât aucun vestige du malheureux patron qui en avait fait les frais. Au moins est-il sûr qu’on attendit une occasion de joie universelle pour la reprendre. Un dauphin venait de naître à Fontainebleau le 1er novembre ; le 4 novembre, les Fâcheux parurent sur le théâtre du Palais-Royal. La pièce fut achevée d’imprimer le 18 février 1662.

Deux jours après celui qui sert de date à l’impression des Fâcheux, le 20 février, l’auteur de Sganarelle et de l’École des Maris contractait mariage, devant l’autel, avec une jeune fille. La femme qu’il prenait, suivant tous les témoignages, avait à peine dix-huit ans. Le seul acte où il soit parlé de son âge lui donne cinquante-cinq ans à sa mort, arrivée en 1700, ce qui la ferait née en 1645, partant ayant accompli tout au plus sa dix-septième année lorsque Molière l’épousa. Qu’était-elle et d’où venait-elle ? Ici se place le doute le plus étrange qui peut-être ait jamais pesé sur l’état civil de la personne la plus obscurément placée dans le monde. Il ne paraît pas contestable qu’elle eût été élevée, surtout depuis quelques années, dans le ménage presque commun où vivaient Molière, Madeleine Béjart, d’autres encore de la même troupe. Une tradition non interrompue durant près de deux siècles, et qui eut même, du vivant de Molière, des résultats publics et cruels, avait reconnu cet enfant pour la fille, ou pour une fille, de Madeleine Béjart. Nul n’avait jamais dit, écrit, insinué le contraire, encore bien qu’un seul démenti à cet égard eût pu anéantir les accusations les plus graves contre l’honneur de celui qui devint son mari. La famille théâtrale qui l’avait vue, sinon naître, au moins grandir et prendre place dans ses rangs, savait parfaitement à quoi s’en tenir sur son origine et sur la femme qu’elle pouvait nommer sa mère. Cependant amis, ennemis, parlant du fait, les uns avec indifférence, les autres dans un but de diffamation, n’avaient jamais été contredits, ni par les parties intéressées, ni par les critiques officieux. Mais voilà que, tout à coup, après cent quatre-vingts ans, en 1821, un acte est produit, suivi, en effet, mais non précédé, d’autres actes tout à fait concordants, qui établit authentiquement que celle qui fut toujours estimée la fille de Madeleine Béjart était réellement sa sœur, très cadette de vingt-sept ans environ, fille des mêmes père et mère, sœur des mêmes frères et sœurs. Cet acte est justement celui du mariage qui nous occupe. La veuve de Joseph Béjart, la mère de Madeleine, Marie Hervé, y figure, et présente la mariée comme sa fille, née d’elle et de défunt son mari. Louis Béjart, le seul des frères survivants, y est présent avec sa sœur Madeleine, et tous deux s’y disent frère et sœur de la mariée, laquelle a nom Armande Gresinde Béjart. Il est vrai que l’acte de baptême de celle-ci n’est pas rapporté, que toutes les recherches n’ont pu le faire découvrir ; mais la mère, le frère, la sœur, parlent dans un acte public, et, contre leur affirmation, il n’y a de possible que l’action criminelle. Si donc il s’agissait de procès, l’acte retrouvé emporterait le juge ment en faveur de la nouvelle filiation. Pourtant, comme s’agit ici de dire vrai et non de faire droit, comme, en matière de naissances surtout, il y a des milliers de vérités repoussées par la justice et autant de fictions judiciaires reniées par le bon sens, nous pouvons, dans cet embarras, nous faire une opinion de ce qui est le plus naturel, le plus simple, le plus vraisemblable.

Madeleine Béjart avait eu déjà une fille, née le 3 juillet 1638, d’elle et de messire Esprit de Raymond, seigneur de Modène, celui qui accompagna le duc de Guise à Naples et qui nous a laissé des mémoires de cette expédition. Ce que devint cette fille, on l’ignore ; mais il est parfaitement prouvé que ce ne pouvait être celle au mariage de laquelle nous assistons. Elle aurait eu vingt quatre ans, et l’extrême jeunesse de la femme de Molière est un fait notoire. Elle avait en outre un état civil, ce qui est plus difficile et plus dangereux à ôter qu’il ne l’est d’en donner un à qui n’en pas. Or, nous croyons que telle était la condition d’Armande Gresinde ; elle était, selon nous, et comme on l’a cru toujours, fille de Madeleine, née vers 1645, peut-être du même père que Françoise, mais sans que celui-ci, homme marié, eût eu pour la seconde fois l’audace de s’attribuer dans un acte public une paternité adultérine. L’enfant, à sa naissance, n’aurait pas été baptisée, ou l’aurait été sous de faux noms, ce qui expliquerait comment M. Beffara lui-même n’a jamais pu retrouver l’acte de ce baptême, quoiqu’il en crût pieusement l’existence. Madeleine l’aurait laissée sans doute à Paris lorsqu’elle alla en 1646, avec Molière, courir les provinces. Plus tard, elle l’aurait reprise avec elle, ainsi que sa mère, devenue veuve, qui ne comptait pas dans la troupe moins de quatre fils et filles. Lorsque Molière s’avisa de vouloir en faire sa femme, il fallut qu’elle apportât ce dont elle s’était fort bien passée jusque-là, un nom et des parents authentiques. Une naissance illégitime aurait pu révolter la famille du marié, réconciliée à peine avec ce vagabond dont elle n’était pas encore bien sûre de pouvoir se faire honneur. Le père, Jean Poquelin, le beau-frère, André Boudet, devaient assister au mariage. Il leur fallait offrir une bru, une belle-sœur, dont ils n’eussent pas trop à rougir. Le père Béjart était mort, on ne sait quand ni où. La mère vivait et pouvait avoir soixante ans, sa fille aînée, Madeleine, étant née en 1618. Elle était de nature fort complaisante ; car on la voit, en 1638, marraine de l’enfant illégitime dont accouche, à vingt ans, la maîtresse du sieur de Modène. Elle consentit donc à se déclarer mère, et à faire feu son mari père de l’enfant né en 1645 ; ce qui lui donnait, à elle, une fécondité de vingt huit ans, ce qui assurait à sa petite-fille, devenue sa fille, un état légitime, un bon mari, une honnête famille. Voilà, quoique nous n’aimions pas à faire des conjectures, comme il nous semble que les choses ont dû se passer. Et cette hypothèse, si l’on veut, qui a l’avantage de ne blesser aucun fait, nous semble confirmée par celui-ci : que le second enfant de Molière, né en 1665, eut pour parrain ce même sieur de Modène, qu’on devrait autrement croire bien loin des nouveaux époux, et pour marraine Madeleine Béjart, sa maîtresse de 1638. Ajoutons, quant à ce prénom de Gresinde que se donnait la mariée, prénom tout à fait provençal et qui venait certainement du sieur de Modène, que Madeleine Béjart l’avait rapporté avec le sien de ses voyages, qu’elle se l’était attribué à elle-même tout récemment dans un acte public, et qu’elle en avait gratifié, sur les fonts baptismaux, la fille d’un bourgeois de Paris, au grand embarras du curé, qui n’avait su comment l’écrire. Le 29 novembre 1661, avait été baptisée et nommée Jeanne-Madeleine « Gresaindre » une fille de Marin Prévost et d’Anne Brillard. Le parrain était Jean-Baptiste Poque lin, valet de chambre du roi, c’est-à-dire Molière ; la marraine Madeleine « Gresaindre » Béjart, fille majeure.

Nous venons de voir Jean-Baptiste Poquelin, ou Molière, se déclarer, à la fin de 1661, valet de chambre du roi (on a omis le mot tapissier), et ceci nous met sur la voie d’une explication dont nous étions depuis longtemps en peine. Il ne nous semblait pas possible que le fils aîné de Jean Poquelin, survivancier de la charge de son père, se fût absenté de Paris douze ans de suite, eût mené tout ce temps la vie aventureuse de comédien de campagne, emportant avec lui, comme une pièce de son bagage, ce bien de famille qu’on lui avait assuré, ce titre dont il pouvait être appelé, par la mort de son père, à prendre l’emploi. Il nous paraissait que c’eût été mettre à trop grand hasard une chose qui avait son prix, et qu’enfin il existait quelque incompatibilité entre l’existence précaire qu’il avait choisie et cet avenir certain qui l’attendait. Aussi avons-nous été moins surpris que satisfait en apprenant, non pas, bien entendu, chez les biographes, qu’il avait été pris dans sa famille, et sans doute avec son consentement, des sûretés pour cette survivance. Jean-Baptiste avait un frère nommé Jean, né en 1624, le troisième fils du mariage de ses père et mère. Ce fut sur la tête de celui-ci qu’on fit reposer l’espérance à laquelle l’aîné semblait renoncer. Nous ne savons pas précisément à quelle époque cette mutation s’opéra ; mais il est certain qu’en 1657, Jean-Poquelin le jeune, fils de l’autre Jean, s’intitulait, en même temps que son père, « tapissier valet de chambre ordinaire du roi. » Ce Jean Poquelin le jeune demeurait sous les Piliers des Halles, et mourut le 6 avril 1660, laissant sa femme, Marie Maillart, enceinte d’une fille qui fut baptisée, le 4 septembre suivant, comme née de « défunt Jean Poquelin, vivant tapissier valet de chambre du roi. » Or, c’était justement le temps où Molière venait de s’établir à Paris, où il avait l’assurance d’y rester désormais, où il gagnait l’affection du roi. Il paraît qu’alors il réclama son droit, qu’on lui permit de reprendre, après la mort de son frère, l’expectative dont il avait été autrefois nanti, que la bonté du roi rendit cette seconde substitution facile, si bien qu’en 1661 il se retrouva ce qu’il était en 1637. Et, en effet, l’État de la France, publié en 1663, nous montre, au nombre des huit tapissiers valets de chambre, pour le trimestre de janvier, « M. Poquelin et son fils à survivance. »

Le mariage de Molière eut lieu, comme nous avons dit, publiquement, en présence de son père et de son beau-frère, des mère, frère et sœur, ou se disant tels, de sa femme, le lundi gras 20 février 1662, ce qui fait tomber un conte absurde de Grimarest. L’alliance n’était pas brillante, elle n’élevait en rien la condition de Molière ; elle mettait seulement une femme de plus dans sa maison, où il semble qu’il n’y en avait déjà que trop ; mais, ce qu’il y a de meilleur pour un homme occupé, elle ne changeait pas ses habitudes. Du printemps et de l’été qui suivirent, tout ce qu’on sait, c’est que la troupe alla passer « quelques semaines » à Saint-Germain, où le roi faisait son séjour, et Loret, qui nous apprend (13 août) son retour à Paris, dit que les acteurs et actrices, au nombre de quinze, reçurent chacun cent pistoles de récompense. Nous lisons bien, dans un livre estimé, que, cette année 1662, le roi fit un voyage en Lorraine, et que Molière, qui l’y suivit, eut occasion de ramasser sur son chemin la plaisante exclamation dont il fit si bon usage dans le Tartufe : « le pauvre homme ! » Mais il manque seulement à cette historiette que le roi soit allé en Lorraine, que Molière ait eu à l’y suivre, et que l’évêque de Rhodez, nommé archevêque de Paris, auquel on donne un rôle dans l’anecdote, ait pu être d’un voyage qui ne se fit pas. Dans la vérité, il n’y a pas un fait à placer entre le mariage de Molière et le premier ouvrage qu’il donna ensuite au théâtre. Ce que Voltaire s’est avisé d’y mettre, sur le sujet des comédiens italiens, d’après un passage de Grimarest qui n’avait aucune valeur, ne se rapporte même pas à cette époque. S’il y eut pour Molière un temps heureux dans l’union conjugale, il en jouit sans trouble et sans distraction, aimé du roi, applaudi du public, considéré enfin parmi les gens de lettres, pendant cette année 1662 qui se termina par la mise en scène de l’École des Femmes.

Le succès de cette comédie, représentée pour la première fois, le 26 décembre 1662, sur le théâtre du Palais-Royal, fut éclatant, populaire, constaté par le rire et par la foule, confirmé aussi par l’ardeur et le bruit des critiques. Le nouvel auteur venait à la fin de prendre sa place ; la cour et la ville l’avaient accepté comme un homme d’un sérieux talent, dont il fallait beaucoup attendre. C’était assez pour armer contre lui toutes les sortes d’ennemis que soulève le mérite heureux, c’est-à-dire l’envie, la médiocrité, l’esprit de contradiction. Tout cela se trouva prêt et armé quand parut l’École des Femmes, et l’applaudissement général qu’elle obtint des spectateurs servit de signal au déchainement des censures. C’est ce que nous apprend très bien Loret en racontant que, dès le 5 ou 6 janvier 1663, la cour vit représenter au Louvre cet ouvrage

Qui fit rire leurs majestés
Jusqu’à s’en tenir les côtés...
Pièce qu’en plusieurs lieux on fronde,
Mais où pourtant va tant de monde,
Que jamais sujet important
Pour le voir n’en attira tant.
(Lettre du 13 janvier 1663.)

Chacun sait quelles fautes on voulait y trouver contre le goût, la bienséance, le bon langage ; chacun sait avec quelle verve l’auteur se défendit de ces attaques, et le procès littéraire n’est plus à juger. Ce qu’on ne sait pas assez, et ce qui est incontestable, c’est que de ce jour, de cette pièce, datent la mauvaise intelligence de Molière avec les personnes dévotes, la défiance de celles-ci pour les sentiments chrétiens du poète, leur indignation contre ses témérités, et le ressentiment qu’une telle disposition excita chez un homme de nature peu patiente. Déjà ceux dont nous parlons avaient remarqué, dans Sganarelle, cette morale adressée en passant à un traité de morale religieuse, fort recommandé par les directeurs de consciences, et dont il venait tout récemment, en 1658, d’être publié une traduction nouvelle :

La Guide des pécheurs est encore un bon livre.

Ils trouvèrent à se scandaliser bien plus dans la scène où Arnolphe veut endoctriner sa pupille. Son exhortation leur parut, et non sans cause, parodier insolemment les formes d’un sermon ; le vers même qui la termine reproduisait presque textuellement la bénédiction finale du prédicateur. « Les chaudières bouillantes » dont il menace Agnès, la « blancheur du lis » qu’il promet à « son âme » en récompense d’une bonne conduite, la « noirceur du charbon » dont il lui fait peur si elle agit mal, et enfin ces Maximes du Mariage ou Devoirs de la Femme mariée avec son exercice journalier, dont il veut qu’elle lise dix commandements, ressemblaient trop en effet au langage le moins éclairé, et par conséquent le plus usité, du catéchisme ou du confessionnal, pour ne point paraître aux dévots un attentat contre les choses saintes. Ils n’allaient pourtant pas encore jusqu’à le dire publiquement ; car la dispute, sur ce terrain, était périlleuse ; mais ils s’en prenaient à d’autres licences qui offensaient seulement les bonnes mœurs. Le prince de Conti, l’ancien protecteur de la troupe de Molière en Languedoc, devenu fervent janséniste et théologien, écrivait ce qui suit dans son Traité de la Comédie et des Spectacles : « Il faut avouer de bonne foi que la comédie moderne est exempte d’idolâtrie et de superstition, mais il faut qu’on convienne aussi qu’elle n’est pas exempte d’impureté ; qu’au contraire cette honnêteté apparente, qui avait été le prétexte des approbations mal fondées qu’on lui donnait, commence présentement à céder à une immodestie ouverte et sans ménagement, et qu’il n’y a rien, par exemple, de plus scandaleux que la cinquième scène du second acte de l’École des Femmes, qui est une des plus nouvelles comédies. »

Molière n’en fit pas moins imprimer sa pièce, qui fut publiée le 17 mars 1663, avec une épître dédicatoire à Madame. La préface qui l’accompagnait parlait assez légèrement des censures dont elle avait été l’objet et d’une dissertation en dialogue par laquelle il pourrait bien leur répondre. « Je ne sais, » ajoutait-il, « ce qu’il en sera. » Nous savons, nous, ce qui en fut. La Critique de l’École des Femmes fut jouée sur le théâtre du Palais-Royal le 1er juin 1663. On peut y voir avec quelle précaution Molière touche au plus grave reproche qu’on lui avait adressé. « Le sermon et les maximes, dit Lysidas, ne sont-elles pas des choses ridicules et qui choquent même le respect que l’on doit à nos mystères ? » – « Pour le discours moral que vous appelez un sermon, répond l’apologiste Dorante, il est certain que de vrais dévots qui l’ont ouï n’ont pas trouvé qu’il choquât ce que vous dites, et sans doute que ces paroles d’enfer et de chaudières bouillantes sont assez justifiées par l’extravagance d’Arnolphe et par l’innocence de celle à qui il parle. » Il fit mieux encore sur ce point que de raisonner. Il dédia la Critique de l’École des Femmes à la reine-mère, qui représentait alors dans la cour l’intérêt de la religion, et la pièce fut imprimée, sous la protection de ce nom alors vénéré, le 7 août 1663. Vers le même temps, 5 juillet, la duchesse de Richelieu, recevant à Conflans la reine régnante et Madame, ne trouvait pas de meilleur divertissement à leur donner qu’une représentation de la Critique. C’était le temps enfin où le roi voulait distribuer des pensions aux plus illustres écrivains de son royaume, et Molière y fut porté pour mille livres avec cette qualification : « excellent poète comique. » Cela valait bien le titre que lui attribuait sa femme, au baptême d’un enfant dont elle était marraine (23 juin 1663), en se faisant inscrire « femme de Jean-Baptiste Poquelin, écuyer, sieur de Molière. »

Nous avons parlé des censures dirigées contre l’École des Femmes ; mais il ne faut pas s’y tromper. Rien de tout cela n’avait pris un corps de satire, de pamphlet, de dissertation. Le peu qu’en avait dit Donneau de Visé dans ses Nouvelles nouvelles ne touchait en rien aux reproches sérieux dont il est question, et c’était tout ce qu’on avait vu imprimé. Le passage même du Traité de la Comédie, que nous avons cité, n’était certainement pas encore écrit, et ne fut d’ailleurs publié qu’après la mort du prince de Conti, en 1666. Tout s’était borné à un bruit de paroles courant par le monde, et Molière lui-même avait pris soin de les recueillir pour leur donner une forme odieuse ou grotesque. L’initiative de la discussion publique avait donc été prise par la défense, et non par l’attaque. Ce fut seulement après l’impression de la Critique de l’École des Femmes, quand l’ouvrage principal avait déjà neuf mois d’existence, qu’on imagina d’entrer publiquement en lutte avec cet auteur qui tenait la lice tout seul. Mal en prit à celui qui s’y dévoua. Il y avait dans la Critique un trait mordant à l’adresse des comédiens. Ceux de l’hôtel de Bourgogne voulurent s’y reconnaître, et un jeune homme de vingt-cinq ans, qui déjà leur avait donné quelques pièces assez plaisantes, écrites en vers fort mauvais, se chargea de les venger. La pièce qu’il avait faite n’était pas jouée, elle était seulement affichée pour une représentation prochaine avec le nom de l’auteur, comme c’était l’usage alors, que déjà Molière, toujours prompt dans ses colères, toujours de plus en plus hardi dans ses procédés, l’avait foudroyée, le mot n’est pas trop fort, et cela en pleine cour, devant le roi, avec moins de façons qu’il n’aurait pu en mettre vis-à-vis du public et chez lui.

La cour venait de quitter Vincennes (15 octobre) pour passer une semaine à Versailles. Un des jours de cette semaine, du 16 au 21, non pas le 14, comme dit l’édition posthume, on eut le divertissement de la comédie. Là, sur le théâtre royal, parurent Molière et ses camarades, non pas figurant des personnages, mais agissant et parlant pour leur compte, ainsi que cela se pratique aux répétitions intimes, quand l’huis de la salle est clos, quand les chandelles ne sont pas allumées, quand il n’y a de spectateurs ni aux loges, ni au parterre. Cette révélation de la comédie derrière le rideau, faite en un tel lieu et devant un pareil monde, pouvait sembler déjà passablement hasardée ; mais Molière ne s’en tint pas là. Dans cette enceinte, dont ceux qu’il attaquait ne pouvaient approcher, il livra au ridicule tous ceux qu’il croyait pouvoir compter parmi ses ennemis, d’abord les comédiens de la troupe rivale pris un à un et désignés par une imitation moqueuse de leurs gestes ou de leur débit ; ensuite les gens du monde, marquis impertinents, précieuses, pédants, prudes, fâcheux et autres ; puis enfin, et cette fois par son nom, avec une rudesse qui va jusqu’à la brutalité, l’imprudent auteur de la pièce seulement annoncée, Boursault, lequel était, au dire de tous, un galant homme, et un homme d’esprit, poésie à part. L’ouvrage de celui-ci, le Portrait du Peintre, ne fut représenté qu’après l’Impromptu de Versailles, et il est impossible d’y rien trouver qui justifie la violence de ces représailles anticipées. Molière n’en fit pas moins jouer son Impromptu sur le théâtre du Palais-Royal le 4 novembre. Le Portrait du Peintre parut imprimé quinze jours plus tard. L’Impromptu de Versailles ne le fut pas du vivant du Molière.

Dans cette dernière pièce avait figuré « mademoiselle Molière, » la jeune femme de l’auteur comédien, et un passage de la scène première nous apprend qu’elle avait déjà joué le rôle d’Élise, « satirique spirituelle, » dans la Critique de l’École des Femmes. Ainsi Molière, en se mariant, ne se bornait pas à prendre une compagne, il ajoutait à sa troupe une actrice, et il lui avait trouvé aussitôt son caractère, son emploi. Du reste, il ne paraît pas qu’il y eût encore quelque chose à dire sur la conduite de celle-ci, et c’était avec une parfaite sécurité que Molière se faisait menacer par elle, sur le théâtre de la cour, de la punition réservée aux « manières brusques des maris. » Cependant, à ce moment même, sur le sujet de cette femme, quelque chose de plus périlleux pour l’honneur de Molière commençait à se répandre. Pour bien apprécier de quelle manière cette circonstance nous a été transmise, il faut savoir que Jean Racine, âgé de vingt-quatre ans, était depuis quelques mois revenu du Languedoc à Paris où il faisait des odes et des stances, qu’il avait été inscrit cette année pour 800 livres sur la liste des pensions, et qu’il travaillait, pour le théâtre du Palais-Royal, à la tragédie des Frères ennemis. Nous retranchons à dessein de ces particularités qui concernent Racine le don que Molière lui aurait fait d’une somme de cent louis, parce que cette libéralité nous paraît hors de toute vraisemblance, et qu’elle est purement de l’invention de Voltaire. Or, Racine écrivait, en novembre 1663, à un de ses amis : « Montfleury a fait une requête contre Molière et l’a présentée au roi. Il accuse Molière d’avoir épousé sa propre fille ; mais Montfleury n’est pas écouté à la cour. » Ce Montfleury était un acteur de l’hôtel de Bourgogne dont Molière s’était moqué dans l’Impromptu ; son fils, l’auteur dramatique, avait essayé de lui donner une revanche en composant une comédie satirique, pour la quelle le premier prince du sang, à ce qu’il paraît, prêta son logis, et qui a pour titre : l’Impromptu de l’Hôtel de Condé. Le père, allant plus au but, voulut diffamer son ennemi. Il faut noter que personne au monde n’a vu cette requête, que nul en son temps n’en a parlé, qu’elle demeura sans effet, et qu’aucun de nous n’en aurait soupçonné l’existence, sans le soin charitable que mirent Racine le père à en donner avis dans une lettre, et Racine le fils à nous conserver ce témoignage d’une assez froide amitié. Le jugement du roi ne se fit pas attendre. Le 19 janvier 1664, la femme de Molière mit au monde un fils, et, le 28 février, il fut nommé au baptême « Louis, » par le duc de Créquy, tenant pour le roi, parrain, et par la maréchale du Plessis, pour Madame, marraine.

Dix jours après la naissance de ce fils (qui ne paraît pas avoir vécu longtemps), Molière fournit encore aux plaisirs du roi une pièce improvisée. Il s’agissait d’accommoder une action comique pour huit entrées de ballet, dans l’une desquelles le roi voulait paraître en personne sous le costume d’un Égyptien. Molière reprit le personnage de Sganarelle, le vieillit de dix ans, et disposa autour de cette figure (29 janvier 1664) les risibles incidents du Mariage forcé. Mais ce n’était là qu’un prélude aux brillantes folies que devait éclairer, à Versailles, le soleil de mai. Cette fois, en effet, il ne s’agissait plus d’une après-midi consacrée à quelque invention de divertissement. C’était une série de jours qu’allait enchaîner l’un à l’autre la succession de toutes les fantaisies dont se peuvent charmer les yeux et les oreilles, travestissements, cavalcades, courses de bagues, concerts de voix et d’instruments, récits de vers, festins servis par les Jeux, les Ris et les Délices, comédies mêlées de chants et de danses, ballets, machines, feux d’artifice, illuminations, courses de têtes, loteries, collations ; une semaine entière (du 7 au 14) passée hors de la vie commune, dans les régions de la féerie ; – pour personnages, tout ce que la jeune cour de France avait de plus illustre, de plus élégant, de plus beau ; des hommes qui s’appelaient Bourbon-Condé, Guise, Armagnac, Saint-Aignan, Noailles, Foix, Coislin, Lude, Marsillac, Villequier, Soyecourt, Humières, La Vallière ; par-dessus tous, le Roi, ce premier Louis XIV dont le souvenir s’est trop perdu dans un long règne, le Louis XIV amoureux de vingt-cinq ans ; – à distance, et comme une sorte de réserve pour venir en aide aux nobles acteurs, la troupe auxiliaire du Palais-Royal, Molière en tête ; – pour spectatrices, les reines et les dames, parmi lesquelles se cachait la véritable héroïne de la fête, mademoiselle de La Vallière, relevée depuis cinq mois de ses premières couches. « Le dessein de l’action où le roi figurait était du duc de Saint Aignan ; cela s’appelait le Palais d’Alcine ou les Plaisirs de l’île enchantée ; de lui aussi étaient la plupart des vers que les comédiens récitaient à la louange des reines ; de Bensserade, les vers flatteurs ou malins à l’adresse des divers personnages. Personne n’avait entrepris sur la part de Molière. Quand, le second jour du drame royal, le paladin Roger, c’est-à-dire le roi, voulut donner la comédie aux dames, un théâtre se dressa aussitôt en plein air, éclairé par mille bougies et flambeaux, et la troupe de Molière (8 mai) y joua la Princesse d’Élide ; l’auteur de la pièce représentait, dans le prologue, le valet de chiens Lyciscas ; dans la comédie, le fou Moron. Quand la trilogie héroïque fut terminée, les plaisirs n’en continuèrent pas moins. Le cinquième jour (11 mai), » sur un de ces théâtres doubles du salon du roi que son génie universel avait « lui-même inventés, » Molière donna les Fâcheux. Le jour suivant (12 mai) une loterie prodigue avait répandu les bijoux dans les plus belles mains, une course particulière avait eu lieu l’après-midi entre Guidon-le-Sauvage (le duc de Saint-Aignan) et Olivier (le marquis de Soyecourt), où ce lui-ci venait d’être vaincu ; le soir, on s’assembla pour voir, encore sur le théâtre, la troupe de Molière dans une comédie nouvelle de cet auteur qui n’était pas même terminée. Le roi, les reines, les dames, les courtisans prirent leurs places, les violons jouèrent, la toile se reploya, et l’on vit paraître successivement, dans les trois premiers actes de la pièce que nous connaissons, Mme Pernelle, Orgon et Tartufe.

Si l’on veut bien mettre cet événement à sa date, se faire quelque idée de la société telle qu’elle était alors, se rappeler encore en quel lieu, dans quelle occasion, au milieu de quels amusements, cette apparition vient se produire, on reste frappé d’admiration et de surprise. Tartufe en 1664 ; la dévotion outrée, crédule, imbécile, mais enfin sincère, traduite en ridicule par un comédien ; toutes les paroles, toutes les habitudes des personnes pieuses moqueusement employées sur la scène ; et cela devant un monde de belles dames et de grands seigneurs qui, pendant six jours, ont dépensé leur esprit et leur magnificence aux fadaises de la mythologie ou du roman chevaleresque ! Tartufe devant le paladin Roger, après les vers du duc de Saint-Aignan, après le ballet des douze signes du zodiaque et la chute enflammée du palais d’Alcine ! C’est pourtant ce que constate une espèce de procès-verbal, écrit en style de menus-plaisirs, où sont racontées fort exactement les sept journées des « Fêtes de Versailles en 1664. » Et, sans ce témoignage, en effet, on pourrait faire comme a fait, toujours d’après Grimarest, le dernier biographe de Molière (1846), ne pas soupçonner même un fait aussi énorme. Six cents personnes cependant y assistaient, suivant le compte du procès-verbal ; pas une n’a daigné nous dire quelle impression avait causée ce divertissement imprévu parmi ceux qui en furent les témoins, et Bussy-Rabutin était de ce nombre. Pour trouver quelque chose du temps sur ce sujet, il faut encore recourir au pauvre Loret, à qui l’on avait fermé la porte de Versailles, qui n’avait pu rien voir et rien entendre. Loret ne nous dira pas, il est vrai, ce qui s’est passé ce jour-là ; mais par lui, et par lui seul, nous saurons un peu de ce qui s’en est suivi. Voici ce qu’on lit dans sa lettre du 24 mai :

(De la cour) un quidam m’écrit,
Et ce quidam a bon esprit,
Que le comédien Molière,
Dont la muse n’est point ânière,
Avait fait quelque plainte au roi,
Sans m’expliquer trop bien pourquoi ;
Sinon que, sur son Hypocrite (comédie morale),
Pièce, dit-on, de grand mérite,
Et très fort au gré de la cour,
Maint censeur daube nuit et jour.
Afin de repousser l’outrage,
Il a fait coup sur coup voyage
Et le bon droit représenté
De son travail persécuté.
Mais, de cette plainte susdite
N’ayant pas su la réussite,
Je veux encore être, en ce cas,
Disciple de Pythagoras.

De ce témoignage, demeuré unique jusqu’à nos jours, ce que nous pouvons conjecturer, c’est que les trois premiers actes du Tartufe furent très bien reçus à Versailles, que les spectateurs s’en divertirent beaucoup sans songer à mal, que le blâme vint du dehors, de Paris, qu’en peu de temps il grandit au point d’intimider Molière et d’embarrasser le roi. Le roi, qui se sentait complice, hésita, faiblit, et le procès-verbal dont nous avons parlé, imprimé bientôt après chez le libraire de la cour, annonça que, tout en reconnaissant « les bonnes intentions de l’auteur, » le roi avait « défendu pour le public » la comédie de Tartufe.

Après le soir (12 mai), où furent représentés les trois premiers actes du Tartufe, il y eut encore une journée de réjouissances que Molière termina par le Mariage forcé ; ce qui a fait dire à Grimarest et à ses copistes qu’il avait composé cette pièce pour la fête de Versailles, quoique la cour l’eût déjà vue deux fois au mois de janvier et le public douze fois depuis le 15 février. Ainsi, sur sept jours, il y en avait eu quatre rem plis de sa personne et de ses œuvres, la Princesse d’Élide, les Fâcheux, Tartufe, le Mariage forcé, et ce n’est pas exagérer, ce nous semble, que de le mettre de moitié avec le roi dans les succès de cette grande semaine. Mais Molière avait maintenant une femme, et, de ce moment, sa biographie ne peut plus marcher seule ; les anecdotes qui concernent Armande Béjart deviennent une charge de la communauté, Or, on raconte ici que le rôle de la princesse d’Élide, joué par la femme de l’auteur, devint funeste au mari ; que les charmes qu’elle y montra lui attirèrent force galants, parmi lesquels ils y en eut trois, non pas des plus obscurs, qu’elle rendit heureux tour à tour, l’un par intérêt, l’autre par amour, le dernier par dépit. Sans entrer plus avant dans cette intrigue, il faut voir d’abord d’où elle est parvenue aux écrivains de quelque crédit qui l’ont ramassée. Entre les milliers de pamphlets, d’histoires controuvées, de romans stupides, que répandit sur la terre étrangère l’émigration protestante de 1685, s’était trouvé un livret ordurier, fait pour l’amusement de ce qu’il y avait de moins délicat dans les gens de théâtre, et dicté par une haine de mauvais aloi contre la veuve véritablement indigne de Molière. Cet ouvrage, publié en 1688, à Francfort, avait pour titre : la Fameuse comédienne, ou Histoire de la Guérin. Quoiqu’il s’en fût fait en peu de temps deux ou trois éditions, on peut tenir pour certain qu’il ne s’était pas élevé encore au-dessus de la classe de lecteurs pour laquelle il était écrit, quand il plut à Bayle, qui ne haïssait pas le commérage graveleux, d’en tirer quelques citations pour son Dictionnaire (1697), et depuis les biographes n’ont pas manqué d’y butiner de longues pages. On est allé même jusqu’à lui chercher un auteur, et nous avons sous les yeux ce passage d’un livre justement considéré : « Lancelot et l’abbé Lebeuf croyaient cet ouvrage de Blot ou du célèbre La Fontaine (note tirée des Stromates de Jamet le jeune par l’abbé de Saint-Léger) ; » ce qui fait quatre noms employés au service d’une sottise pour le moins, l’ouvrage étant certainement postérieur à 1685, et Blot étant mort dès 1655. Quant à La Fontaine, nous laisserons toute liberté à ceux qui croient trouver son style dans le verbiage plat et vulgaire de ce libelle, que l’homme le moins habitué au commerce des coulisses reconnaîtra sans peine pour venir de là et devoir y rester. Maintenant il faut dire que l’auteur, quel qu’il fat, comédien ou comédienne, qui pouvait connaître quelque chose du portier de l’hôtel Guénégaud, ne savait pas le premier mot de la cour de France, où il place l’historiette dont nous parlons. C’est à Chambord qu’il fait jouer la Princesse d’Élide, et les trois amants qu’il donne à mademoiselle Molière sont l’abbé de Richelieu, le comte de Guiche et le comte de Lauzun. Prendre ces noms n’était pas chose difficile, car ils avaient assez retenti ; mais, outre que l’on ne voit nulle part la moindre trace d’une liaison pareille chez les deux derniers surtout, il se trouve encore, par grand hasard, que les deux premiers n’étaient alors ni à Versailles, ni à Paris, ni en France, que l’abbé de Richelieu était en Hongrie et le comte de Guiche en Pologne ; ce qui nous dispense sans doute de chercher s’il n’y aurait pas aussi un alibi pour le troisième.

Certes, s’il ne s’agissait que de l’honneur d’Armande Béjart, nous mettrions peu d’intérêt à relever ces mensonges, et nous abandonnerions volontiers la femme de Guérin au caquet de ses pareilles ; mais il s’agit de Molière, et, dans ce livre, publié quinze ans après sa mort, on le fait agir et parler, à tel point que ses biographes ont cru l’entendre et ont dévotement recueilli ces reliques de sa conversation, ces confidences de sa pensée. Ce qu’il y a de pire dans cet emprunt, c’est que, tout à côté des feuillets que l’on copiait avec amour, il y en a d’autres qu’on a fait semblant de ne pas voir, parce qu’ils accusaient Molière d’un vice honteux. Ces feuillets, qui ne sont ni plus ni moins vrais que le reste, il fallait oser les regarder, les éprouver, comme nous avons déjà fait, par un peu d’étude historique, et cette confrontation aurait conduit à rejeter le tout avec même dédain. Dans le sale et odieux récit qui concerne Molière et Baron, figure un troisième personnage appelé le duc de Bellegarde, et il n’était besoin que de ce nom pour s’apercevoir qu’on lisait une fable. Le seul duc de Bellegarde qu’il y ait eu en France était Roger de Saint-Lary, mort en 1646. Il eut bien un neveu, fils de sa sœur et mari de sa nièce, Jean-Antoine Arnaud de Gondrin, marquis de Montespan, qui se fit nommer par ses amis, et sans conséquence, duc de Bellegarde ; mais c’était, au temps où l’on met cette hideuse aventure, un vieillard septuagénaire, retiré du monde, et qui, mort dans un âge très avancé, n’a laissé aucune espèce de souvenir. Les noms célèbres, ceux surtout qui ont brillé dans les fastes de la galanterie, semblent toujours être à la disposition des romanciers ignorants, et il n’est pas douteux que l’auteur de la Fameuse comédienne n’ait pris celui ci par quelque mémoire vague du brillant seigneur qui l’avait porté sous Henri IV et sous Louis XIII, sans plus de souci de l’anachronisme que des érudits, hélas ! n’en prenaient tout à l’heure, quand ils attribuaient à un homme mort en 1655 un ouvrage de 1688. Ce qu’il fallait dire encore sans crainte aucune, c’est que, même à part cette preuve matérielle de fausseté, le récit qui la contient est démenti par toute la vie de Molière, même par ce qui s’y laisse voir de moins glorieux. Son triple ménage avec la Béjart, la Debrie et sa femme, indique assez des habitudes toutes contraires à celles que veut lui prêter ici l’auteur de la Fameuse comédienne, qui raconte d’ailleurs ces choses tout uniment et comme s’il s’agissait de meurs ordinaires. On sait que, grâce au ciel, l’infamie n’a jamais manqué à ce genre de dépravation, et Molière, souvent attaqué, n’eut jamais à baisser le front devant un reproche qui l’aurait mêlé avec les Boisrobert et les d’Assoucy.

Retournons maintenant aux suites des fêtes de Versailles dont ce vilain livre, si chéri des biographes, nous a trop écarté. S’il nous a fallu retrancher de l’histoire de la femme quelques amants illustres, nous pouvons ajouter une circonstance fort remarquable à l’histoire du mari. Le Tartufe restait défendu « pour le public, » ce qui le rendait, pour les auditeurs privilégiés, un plaisir de haut goût. Le roi avait eu tant de part dans le délit reproché à l’auteur par les dévots de la ville, qu’on ne pouvait véritablement l’en croire fort irrité. Une occasion se présenta bientôt, et la plus singulière assurément qui se put offrir, de montrer à tous combien peu avait été altérée la faveur du comédien. On sait l’insulte faite à l’ambassadeur de France dans la ville de Rome, l’an 1662. Après bien des pourparlers et des menaces, l’affaire s’était accommodée de la façon la plus honorable pour la France, et le pape envoyait au roi un légat chargé de rendre la satisfaction complète. Ce légat, cardinal et neveu du saint-père, fut extrêmement fêté de la cour, et, parmi les divertissements qu’on lui offrit à Fontainebleau, la comédie ne fut pas oubliée. Le mercredi 30 juillet 1664, l’auteur du Tartufe et sa troupe jouèrent la Princesse d’Élide devant l’envoyé de Rome. Il paraît même qu’on lui fit venir l’envie d’entendre une lecture de cette pièce qui venait de scandaliser les gens, et Molière se vanta bien haut d’avoir obtenu son approbation. Cependant l’ouvrage s’achevait. Les trois premiers actes, joués à Versailles, furent représentés une seconde fois, le 25 septembre, à Villers-Cotterêts, où le roi était allé visiter son frère, et la pièce entière fut essayée au Raincy, chez le prince de Condé, le 29 novembre. C’était encore là une approbation dont Molière pouvait se faire honneur, comme de celle d’un homme éclairé, d’un excellent juge pour les choses d’esprit ; mais c’est une étrange méprise que de faire du prince de Condé, en 1664, un arbitre souverain de ce qui touchait à la religion. Rien n’était plus notoire, au contraire, que son incompétence volontaire à cet égard, et on peut dire que le héros chrétien, si magnifiquement loué par Bossuet, ne s’était pas encore révélé.

Ainsi, dès 1664, bien avant qu’il fût dans le commerce du public, le Tartufe était devenu un événement du monde, et, si on ne consultait que la physionomie générale de cette époque, tout empreinte de plaisir, de gloire et d’amour, on aurait peine à trouver l’occasion, l’à-propos de cette œuvre amère et terrible, qui semble faite à l’avance pour les derniers ans d’un long règne à peine commencé. C’est en y regardant de près, et dans le détail, que l’on parvient à se l’expliquer. Il y avait alors un parti religieux, sévère, grondeur et persécuté, partant tout naturellement disposé à la censure des dérèglements joyeux de la cour. Le roi, qui donnait en effet l’exemple du désordre, et à qui ce parti était suspect pour ses anciennes liaisons avec les chefs de la Fronde, ne pouvait que trouver bon qu’on se moquât aussi de cette cabale austère qui l’importunait, et il ne vit pas certainement autre chose dans le Tartufe qu’une plaisante représaille contre la dévotion rigoureuse, chagrine, sans complaisance pour les faiblesses. La cour le prit ainsi et s’en égaya fort ; mais la ville s’alarma. La ville était et est restée toujours, tant que dura cet état de société, très favorable au jansénisme. En fait d’opposition, on prend ce qu’on trouve, et la querelle religieuse était devenue, pour bien des gens à qui l’on avait interdit le débat politique, un pis-aller assez sortable. Ceux-là donc, et nous voulons dire les magistrats, les bons bourgeois, les notables de paroisse, étaient fort disposés à blâmer ce que Versailles approuvait. Voici comme on s’y prit pour les désarmer, et les intéresser même au succès du Tartufe. Dans l’action de ce drame, il arrive un moment où le professeur de dévotion outrée, l’homme dont Orgon suit avec une entière bonne foi les rudes maximes, vient à employer, pour excuser et justifier sa passion, une doctrine plus commode, plus humaine, une doctrine corrompue et corruptrice. Cette doctrine était précisément celle dont les jansénistes accusaient les jésuites, leurs ennemis déclarés. On leur fit entendre que tout l’objet de la comédie nouvelle était là et qu’en un mot le Tartufe continuait les Provinciales. Ainsi, les deux opinions belligérantes furent amenées à croire qu’il y avait du bon pour chacune d’elles dans l’œuvre défendue, et, le mystère s’en mêlant, tout le monde voulut en goûter.

Ce que nous disons ici n’est pas une supposition plus ou moins ingénieuse pour éclaircir un point obscur de l’histoire. Nous aurions eu peut-être quelque mérite à le deviner ; mais la vérité est que nous avons eu seulement grand plaisir à l’apprendre. C’est de Racine encore que nous tenons cette lumière. Bien peu de temps après l’époque où nous sommes, Racine, élève de Port-Royal, se crut offensé, dans sa dignité toute nouvelle d’auteur dramatique, par un écrit janséniste qui traitait « d’empoisonneurs publics » les écrivains de théâtre. Racine, l’homme le moins doux qu’il y ait eu, même parmi les poètes, oublia tout le respect qu’il devait à ses maîtres, et il écrivit contre eux deux lettres furieuses. Dans la seconde, on lit ce qui suit : « C’était chez une personne qui, en ce temps-là, était fort de vos amies ; elle avait eu beaucoup d’envie d’entendre lire le Tartufe, et l’on ne s’opposa point à sa curiosité. On vous avait dit que les jésuites étaient joués dans cette comédie : les jésuites, au contraire, se flattaient qu’on en voulait aux jansénistes ; mais n’importe. La compagnie était assemblée ; Molière allait commencer, lorsqu’on vit arriver un homme fort échauffé, qui dit tout bas à cette personne : « Quoi ! madame, vous allez entendre une comédie le jour que le mystère d’iniquité s’accomplit, ce jour qu’on nous ôte nos mères ! » Cette raison parut convaincante ; la compagnie fut congédiée. Molière s’en retourna bien étonné de l’empressement qu’on avait eu pour le faire venir, et de celui qu’on avait pour le renvoyer. » Le commencement de cette historiette confirme pleinement ce que nous avons avancé ; la fin nous fait connaître à quelle époque la chose se passa. Ce fut, en effet, le 26 août 1664 que l’archevêque de Paris fit sortir de Port-Royal douze religieuses.

Les circonstances qui ont accompagné ou suivi la première apparition du Tartufe étant ainsi bien connues, nous n’avons plus qu’à suivre la marche de Molière après cette tentative glorieusement avortée. Son caractère, parfaitement honnête, était fort irritable. Il avait rencontré un obstacle, et, quoiqu’il n’en fût véritablement résulté aucun dommage, aucun danger pour lui, quoiqu’il fût resté en aussi bonne position auprès du roi, et que sa réputation dans le public n’eût fait sans aucun doute qu’y gagner, il en gardait un vif ressentiment. C’est dans cette disposition d’esprit qu’il écrivit le Festin de Pierre. La fable en était populaire ; il y avait plus de six ans déjà qu’une troupe de campagne d’abord, puis la troupe italienne, ensuite celle de l’hôtel de Bourgogne, en avaient rassasié les spectateurs, et il n’est nullement à croire, comme Voltaire l’a dit, qu’il y eût pour la troupe de Molière un besoin pressant de la reproduire. Ce qui est plus certain, c’est qu’elle semblait convenir fort bien à la situation où se trouvait l’auteur du Tartufe. On l’avait traité, ces derniers mois, de libertin, d’impie et d’athée : ce sont mots dont les dévots de toutes les robes ne sont point avares. Il allait montrer sur son théâtre un libertin puni, un impie foudroyé, un athée plongé dans l’abîme. Malheureusement il y a, au fond même de ce sujet, quelque bonne foi qu’on y apporte, quelque sérieuse intention qu’on ait de le faire servir à l’édification du prochain, un inconvénient contre lequel nul talent ne saurait prévaloir. C’est que le libertin amuse, qu’il met le spectateur de son parti, tant que dure son péché en action, et que le châtiment surnaturel, qui arrive à la fin pour terminer la pièce, n’épouvante et ne corrige personne. Et, dans le fait, on ne voit pas que Molière, qui pouvait assurément beaucoup, se soit donné trop de peine pour éviter ce mauvais résultat. Son don Juan incrédule, moqueur, brave, met tant toujours l’honneur à part dans sa mauvaise conduite, toujours heureux jusqu’à ce qu’un miracle s’opère, n’était pas fait certainement pour rendre odieux le libertinage, surtout quand l’auteur n’avait songé à lui opposer qu’un valet poltron, gourmand et cupide, dont il eut encore le tort de se donner le rôle sous le nom de Sganarelle. Aussi personne n’y fut-il trompé, et le Festin de Pierre, joué le 15 février 1665, aggrava ce qu’il semblait vouloir réparer. On doit permettre aux partis, même à ceux dont on se tient le plus éloigné, d’être clairvoyants sur leurs intérêts. Les dévots sentirent bien qu’on leur faisait un nouvel outrage, et ils s’en plaignirent. Dès la seconde représentation, il fallut retrancher quelques passages, cette scène « du pauvre » notamment, dont le dernier mot a de quoi confondre, lorsqu’on l’entend prononcer à deux siècles en arrière de nous. Une polémique violente s’engagea contre la pièce, qui disparut bientôt de la scène sans être imprimée. L’effet qu’elle avait produit sur les personnes sincèrement pieuses, sur les plus purs adeptes du jansénisme, se retrouve encore dans l’ouvrage déjà cité du prince de Conti. « Y a-t-il, » s’écrie le prince théologien, « une école d’athéisme plus ou verte que le Festin de Pierre, où, après avoir fait dire toutes les impiétés les plus horribles à un athée qui a beaucoup d’esprit, l’auteur confie la cause de Dieu à un valet à qui il fait dire, pour la soutenir, toutes les impertinences du monde ? Et il prétend justifier à la fin sa comédie, si pleine de blasphèmes, à la faveur d’une fusée qu’il fait le ministre ridicule de la vengeance divine ! » Tout cela pouvait être mieux dit, mais ne manquait pas de raison, et, s’il était possible de croire que Molière eut conçu le dessein candide d’écrire un drame contre l’impiété, il faudrait reconnaître qu’il n’y avait pas réussi.

Le roi avait défendu à Molière de montrer son Tartufe devant le public ; il nous semble fort probable que pareille injonction lui avait été faite pour qu’il ne publiât pas son Festin de Pierre. Quand l’amitié existe chez celui qui commande, elle l’oblige à indemniser celui qui obéit, et le roi n’y manqua pas. Au mois d’août suivant, il pria son frère de lui céder ses comédiens, leur assura une pension de sept mille livres, et la troupe de Monsieur devint « la Troupe du Roi, » ce qui n’empêcha pas celle de l’hôtel de Bourgogne de continuer à s’appeler « la Troupe royale. » Ce fut dans ce temps aussi que Molière devint père du seul enfant qui lui ait survécu, de cette fille dont le sieur de Modène fut parrain le 4 août 1665. Le 15 septembre suivant, la nouvelle troupe du roi alla représenter à Versailles l’Amour médecin, encore « un impromptu, fait, appris et joué en cinq jours, » encore « une pièce mêlée d’airs, de symphonies, de voix et de danses. » Molière y paraissait de nouveau dans le caractère de Sganarelle, cette fois père de famille, bon bourgeois, malin, entêté et pourtant crédule. On n’a pas remarqué que, dans la première scène, il avait jeté un trait plaisant sur la profession de son père. « Vous êtes orfèvre, monsieur Josse ! » mot devenu proverbial, n’était que la moitié de la leçon comique adressée aux donneurs d’avis ; l’autre regardait « monsieur Guillaume, qui vend des tapisseries. » Ce qui donne une véritable importance à cette spirituelle bluette, c’est la nouvelle audace qu’y déploya Molière, encore tout froissé de son premier engagement avec les dévots, contre d’autres ennemis qu’il lui avait plu de se donner. Le Festin de Pierre contenait déjà quelques moqueries sur les médecins ; mais ces moqueries venaient de don Juan, « impie en médecine » comme en tout le reste. Maintenant, à Versailles, devant la cour, et le roi prêt à rire, Molière vient livrer à la raillerie la plus cruelle, non pas seulement la médecine, non pas seulement les médecins, mais des hommes connus de tous, parfaitement indiqués par l’imitation burlesque de leur gestes, de leur langage, de leurs noms. Or, voilà ce qu’il faut croire, non pas sur le dire des commentateurs, qui n’y voient pas bien clair, mais sur le témoignage des contemporains. Guy Patin, médecin aussi, mais médecin frondeur, ne hantait pas les théâtres, il est même fort douteux qu’il ait jamais ni vu ni compris Molière ; mais il connaissait apparemment les gens de son métier, et c’est lui qui nous apprend (22 septembre) qu’on « a joué à Versailles une comédie des médecins de la cour, où ils ont été traités de ridicules devant le roi, qui en a bien ri. On y met, ajoute-t-il, en premier chef les cinq premiers médecins, et, pardessus le marché, le sieur des Fougerais. » Plus tard, quand la pièce fut donnée au public, il écrit encore (25 septembre) : « On joue présentement à l’hôtel de Bourgogne (au Palais Royal) l’Amour malade (l’Amour médecin) ; tout Paris y va en foule pour voir représenter les médecins de la cour, et principalement Esprit et Guenaut, avec des masques faits tout exprès ; on y a ajouté des Fougerais. » Guy Patin se trompe évidemment sur le nombre des médecins joués, comme sur le titre de la pièce et le théâtre où on la donne ; mais il ne saurait se tromper sur la qualité des gens qu’il désigne. Les « cinq premiers médecins » sont en effet cinq personnes de cette profession, ayant chacun le titre de « premier médecin » dans les maisons des personnes royales ; et il n’y en avait réellement ni plus ni moins, savoir : pour le roi, Valot ; pour la reine mère, Seguin ; pour la reine, Guenaut ; pour Monsieur, Esprit ; et pour Madame, Yvelin. Des Fougerais (Desfonandrès) n’étant pas de ce nombre et figurant dans la pièce, il s’ensuit qu’un des cinq a été épargné, puisqu’il ne s’y trouve en effet que cinq médecins ridicules. Après cela, que les applications soient distribuées bien ou mal, il n’en reste pas moins certain qu’elles se firent dès lors, qu’elles portaient sur des hommes parfaitement reconnaissables, qui avaient charge dans la famille royale et réputation dans la ville ; que Molière n’eut pas à les désavouer et qu’il ne fut nullement inquiété pour y avoir donné lieu.

On a cherché un motif puéril à cette violente déclaration de guerre contre la médecine et les médecins ; nous croyons qu’on serait plus près de la vérité en lui donnant une cause affligeante. Cet homme, qui se moquait si bien des prescriptions et des remèdes, se sentait malade. Avec une dose ordinaire de faiblesse, il aurait demandé à tous les traitements une guérison peut-être impossible. Ferme et emporté comme il était, il aima mieux nier d’une manière absolue le pouvoir de la science, lui fermer tout accès auprès de lui, et employer ce qui lui restait de santé à remplir sa vie selon son goût et sa passion. Il y avait donc dans son fait, à l’égard de la médecine, quelque chose de pareil à la révolte du pécheur incorrigible contre le ciel, une vraie bravade d’incrédulité ; mais il la soutint avec tant de constance et de bonne humeur, il se livra lui-même si gaiement pour enjeu à cette folle gageure, qu’on ne peut se défendre d’une admiration compatissante en voyant une raillerie, qui naît du désespoir, ne s’arrêter que par la mort. Son mal était à la poitrine, et se révélait par une toux fréquente, dont il savait tirer, pour ses rôles, des effets plaisants. « La toux de Molière » est demeurée longtemps, comme la claudication de Béjart, une tradition du théâtre. Elle annonçait son entrée en scène, elle entrecoupait son débit d’une façon toute divertissante. Il se fait dire lui-même par Frosine, dans l’Avare, que sa fluxion ne lui sied pas mal, et qu’il a bonne grâce à tousser. Dans une pièce hostile, dont nous parlerons plus tard, un des personnages s’écrie en l’entendant :

Oui, c’est lui ; je le viens de connaître à sa toux.

Outre cette incommodité habituelle, il lui survenait par intervalle des accès de maladie aiguë qui le tenaient au lit et mettaient ses jours en danger. Le premier dont nous ayons pu trouver la trace est de bien peu de temps postérieur à l’Amour médecin. Nous le tenons de Charles Robinet, qui avait pris la succession de Loret, mort en 1665. Il écrit le 21 février 1666 :

Je vous dirai, pour autre avis,
Que Molière, le dieu du ris
Et le seul véritable Mome
Dont les dieux n’ont qu’un vain fantôme,
A si bien fait avec Cloton,
Que la Parque au gosier glouton
A permis que sur le théâtre
Tout Paris encor l’idolâtre.

Peu de mois après cette résurrection, le 4 juin 1666, Molière donnait au public le Misanthrope. Nous n’avons pas, Dieu merci, à nous occuper de tous les commentaires dont cette pièce a été le sujet. C’est le sort des chefs-d’œuvre de susciter parfois un blâme paradoxal, mais surtout de subir sans cesse le verbiage de l’enthousiasme démonstratif. Ici nous cherchons seulement à rétablir la vérité de l’histoire. On a déjà fort bien, mais fort tard, réfuté l’assertion de Grimarest, qui découvrit, en 1705, que le Misanthrope avait été d’abord froidement accueilli du public, lorsque deux contemporains, deux rivaux, Donneau de Visé et Subligny, avaient constaté, dès le lendemain, le succès de l’ouvre nouvelle, succès moins vif sans doute, moins bruyant, moins général, que ne l’eût été dans tous les temps celui d’une farce excellente, mais tel enfin que l’un (Visé) en faisait le texte d’une longue lettre adressée à la cour, que l’autre (Subligny) faisait dire, le 17 juin, à sa « Muse dauphine : »

Une chose de fort grand cours
Et de beauté très singulière
Est une pièce de Molière.
Toute la cour en dit du bien.
Après son Misanthrope, il ne faut plus voir rien :
C’est un chef-d’œuvre inimitable.

Il est un autre point sur lequel on s’égare depuis quelque temps avec une singulière liberté. C’est l’application, aux personnages nommés dans l’histoire, de tous les traits que l’on rencontre dans les livres. Cette manie, non pas de trouver, mais de fournir des « clés, » a toujours fait le désespoir des écrivains moraux ou satiriques, même de leur vivant, et quand on savait où rencontrer les gens dont il était question. Jugez ce qu’il en doit être aujourd’hui de ces désignations faites au hasard, sans nulle connaissance du monde où l’on prétend s’introduire, et pour le seul plaisir d’écrire des noms illustres dans un commentaire ! Que l’on ait signalé de la ressemblance entre Alceste et le duc de Montausier, cela est incontestable et contemporain ; mais quel homme de cette époque se serait avisé de reconnaître dans Oronte, dans ce faquin de qualité tout au plus, qui prétend que « le roi en use honnêtement avec lui, » le duc de Saint-Aignan, mauvais poète sans doute, comme tout grand seigneur de l’Académie française, homme d’esprit pour tant et du plus exquis savoir-vivre, le Mécène d’alors, respecté de tous, tendrement aimé du roi, comblé de ses plus hautes faveurs, cité partout pour « le modèle d’un parfait courtisan ? » Dans ce temps aussi, qui aurait seulement pensé que Célimène pût être la duchesse de Longueville, la sœur de monsieur le Prince, vouée depuis treize ans aux pratiques de la religion la plus austère ? En songeant que de pareilles sottises ont été dites et sont répétées, on se sent prêt à écouter plus patiemment un dernier commentateur qui veut que Molière ne soit pas allé chercher si loin et si haut ses modèles, qu’il les ait pris tout simplement dans sa maison, dans sa troupe, dans son entourage, et qu’avec les seules figures de sa femme, de ses camarades et de ses amis, il ait composé ce tableau, où nous avions cru voir la peinture des travers et des vices de la société la plus polie.

Le Misanthrope fit, quoi qu’on en ait dit, son chemin tout seul sur le théâtre pendant deux mois, non pas à la cour, car le deuil de la reine-mère (morte le 20 janvier 1666) avait suspendu toute espèce de fête, mais au Palais-Royal. Ce fut seulement le 6 août que Molière fit représenter le Médecin malgré lui. Au mois de novembre le logis royal se rouvrit pour la comédie, et il est fait mention d’une représentation du Misanthrope, donnée le 26 chez Madame. Molière eut bientôt à reprendre ses travaux de commande pour les plaisirs du maître. Il fournit d’abord au Ballet des Muses, exécuté à Saint-Germain le 2 décembre, la comédie encore inachevée de Mélicerte ; puis, pour une seconde représentation du même ballet, 5 janvier 1667, il remplaça ce fragment de pièce en vers par une pièce complète en prose, le Sicilien ou l’Amour peintre. Une lacune se trouve ensuite dans cette vie si occupée, et nous ne saurions qu’en croire, si Robinet ne venait à notre aide en nous disant, à la date du 17 avril 1667 :

Le bruit a couru que Molière
Se trouvait à l’extrémité
Et proche d’entrer dans la bière ;
Mais ce n’est pas la vérité.
Je le connais comme moi-même :
Son mal n’était qu’un stratagème
Pour jouer même aussi la Parque au trait fatal.

Ce mal néanmoins était si vrai qu’il le tint deux mois de plus éloigné de la scène. Il y reparut le 10 juin dans le Sicilien, joué pour la première fois ce jour-là sur le théâtre du Palais-Royal : « Et lui, » dit encore Robinet le 11 juin :

Et lui, tout rajeuni du lait
De quelque autre infante d’Inache
Qui se couvre de peau de vache,
S’y remontre enfin à nos yeux
Plus que jamais facétieux.

Or, pendant cette maladie, la seconde en moins de quinze mois, qui avait condamné Molière au repos et au laitage, la scène politique s’était agitée. Après six années d’un règne hautain, mais calme et sédentaire, le roi Louis XIV, qui n’avait encore eu de querelles qu’au loin par ses ambassadeurs et ses vaisseaux, venait de faire tout à coup sonner la trompette et marcher des soldats vers la frontière la plus prochaine. Il s’agissait d’aller prendre ou conquérir la part d’héritage qu’on prétendait « dévolue » à l’infante Marie-Thérèse par la mort de Philippe IV, c’est-à-dire les Pays-Bas. Quoique la succession fût ouverte depuis plus d’un an (17 septembre 1665), c’était à peine si, durant l’hiver de 1667, alors que se dansait à Saint-Germain le Ballet des Muses, on avait pu croire disposé pour la guerre ce jeune roi qui se divertissait si bien. Cependant, après le carnaval de cette année, après une dernière fête de Versailles, « qui avait duré les trois jours gras et coûté des millions à tout le monde, » trois armées s’étaient mises en mouvement, dont l’une avait pour chef le maréchal de Turenne. Bientôt le roi lui-même, et à sa suite toute la cour, avait pris le chemin de la Flandre. « Paris est un désert, » écrivait le 20 mai madame de Sévigné. Dès le 16, en effet, le roi avait quitté Saint-Germain avec sa femme et sa maîtresse ; le 3 juin, il entrait à Charleroi ; le 25, il avait pris Tournay ; le 2 juillet, il était devant Douai, qui se rendit le 6 ; le 31, il prenait possession d’Oudenarde, et le 5 août il manquait Dendermonde. Ce jour-là même, à Paris, sur le théâtre du Palais-Royal, Molière donnait au public la comédie que depuis trois ans il lui était défendu de jouer, faiblement déguisée par le titre de l’Imposteur.

De ce véritable coup d’État nous n’avons qu’un témoin, et ce témoin n’est pas plus que Robinet. Ce pauvre écrivain adressait à Madame ses lettres imprimées ; il venait de finir sa missive hebdomadaire, et l’avait datée du 4 août. Le vendredi 5, pendant qu’on l’imprimait, il alla au Palais-Royal, et, en sortant du spectacle, il écrivit à la hâte une vingtaine de vers détestables, que personne n’a lus parce qu’ils sont en forme de préface, pour annoncer le nouveau triomphe de Molière, triomphe qui, selon lui, devait durer « longtemps. » Le samedi 6, un ordre du premier président défendit de jouer la pièce le lendemain, et le prudent Robinet n’en parla plus.

C’est là tout ce que nous savons des contemporains sur ce sujet, et nous tenons le reste de Molière lui-même. Le roi étant à l’armée, le chancelier avec le conseil à Compiègne, la police de Paris appartenait sans conteste au parlement. Le chef de cette compagnie, qui savait comme tout le monde la défense faite à Molière de jouer publiquement le Tartufe, lui demanda compte de cette infraction au commandement qu’il avait reçu. Sur quoi, et c’est Molière qui le dit, « tout ce qu’il put faire pour se sauver lui-même de l’éclat de cette tempête, ce fut de dire que le roi avait eu la bonté de lui en permettre la représentation, et qu’il n’avait pas cru qu’il fut besoin de demander cette permission à d’autres, puisqu’il n’y avait que le roi qui l’eût défendue. » C’était le cas d’en référer au roi, qui pouvait en quelques jours confirmer ou démentir cette allégation, et, en attendant sa réponse, de laisser, comme on dit au Palais, « les choses en l’état. » C’est ce qui fut fait, et rien de plus. Le dernier acte notoire étant une défense de jouer la pièce, la représentation en demeura suspendue. Molière n’eut pas, heureusement pour lui, l’occasion de prononcer le mot, déjà vieux de son temps, dont on lui a fait honneur, et qui ne serait certainement pas resté impuni. Il n’y eut pas de seconde représentation affichée, pas de public appelé au théâtre et renvoyé, pas de tumulte, pas de discours. Molière écrivit un placet que deux de ses compagnons allèrent porter au roi devant Lille. Il y rappelait avec chaleur et dignité la permission qu’il disait avoir reçue du roi ; il le sommait respectueusement de faire observer sa parole par ceux qui tenaient de lui leur autorité ; il semblait même vouloir l’inquiéter pour ses divertissements à venir : « Il est très assuré, disait il, qu’il ne faut plus que je songe à faire des comédies, si les tartufes ont l’avantage. » Pendant que ce message faisait sa route, une autre autorité venait de se prononcer contre l’ouvrage. L’ancien précepteur du roi, l’archevêque de Paris, publiait (11 août) un mandement qui défendait « à toutes personnes de voir représenter, lire ou entendre réciter la comédie nouvellement nommée l’Imposteur, soit publiquement, soit en particulier, sous peine d’excommunication. » Cette interdiction allait, comme on voit, beaucoup plus loin que celle dont le parlement voulait maintenir l’effet. Elle atteignait tous ceux qui s’étaient mis jusque-là hors du public, le roi compris. Cependant les comédiens députés furent gracieusement reçus au camp devant Lille ; ils en rapportèrent cette réponse « qu’après son retour le roi ferait examiner de nouveau la pièce et qu’ils la joueraient. » Lille se rendit le 27 août, le roi était de retour à Saint-Germain le 7 septembre, et l’on ne vit pas jouer le Tartufe.

Ici encore le silence absolu des contemporains nous laisse dans une ignorance complète de ce qui put se passer entre le comédien et le roi. Il est certain que celui-là avait parlé haut et clair, que celui ci avait répondu obscurément ; il est certain encore que le roi recula une seconde fois devant les manifestations contraires à sa volonté, puisqu’il ne fit pas jouer alors, ni longtemps après, la pièce incriminée ; mais, malgré l’éclat de cette affaire dans Paris, malgré l’intérêt qu’y avaient pris deux puissances de l’État, le parlement et l’archevêque, malgré tant de motifs pour qu’elle fût partout un objet de curiosité ou de dispute, il ne nous est pas resté un seul mot de cet événement et de ce débat. Les faits seuls, et des faits négatifs, nous en instruisent quelque peu. Après le retour du roi, quatre mois se passent sans qu’on voie nulle part figurer Molière. Au mois d’octobre, sa troupe est appelée à jouer devant le roi, et c’est un autre auteur, de Visé, qui fournit pour cette occasion le divertissement de Délie. Au commencement de novembre, la cour étant à Fontainebleau, c’est encore une pièce comique du même de Visé, jouée par les mêmes comédiens, qui termine les fêtes. Il ne paraît pas qu’on eût vu Molière davantage sur la scène du Palais-Royal, car Robinet écrit le samedi 31 décembre :

Veux-tu, lecteur, être ébaudi ?
Sois au Palais-Royal mardi.
Molière, que l’on idolâtre,
Y remonte sur son théâtre.

Était-ce une nouvelle atteinte de sa maladie qui avait causé cette retraite ? N’était ce pas plutôt un fier ressentiment de l’abandon où le roi l’avait laissé à l’occasion de Tartufe ? Nous n’en savons rien. Ce que nous voyons, c’est que Molière reparut devant le public le 3 janvier 1668, que le 5 du même mois il jouait aux Tuileries le Médecin malgré lui, que le 13 il donnait sur son théâtre Amphitryon, et que le 16 il représentait cette nouvelle pièce à la cour. Si, comme nous sommes enclin à le penser, il y avait eu du dépit, du chagrin, de la bouderie dans cette éclipse de quatre mois, on peut juger ce qu’avaient de sens et ce que durent produire d’effet ces vers qui commencent presque la comédie d’Amphitryon et que Molière débitait lui-même dans le rôle de Sosie :

Sosie, à quelle servitude
Tes jours sont-ils assujettis ?
Notre sort est beaucoup plus rude
Chez les grands que chez les petits.
Ils veulent que pour eux tout soit dans la nature
Obligé de s’immoler ;
Jour et nuit, grêle, vent, péril, chaleur, froidure,
Dès qu’ils parlent, il faut voler.
Vingt ans d’assidu service
N’en obtiennent rien pour nous.
Le moindre petit caprice
Nous attire leur courroux.
Cependant notre âme insensée
S’acharne au vain honneur de demeurer près d’eux,
Et s’y veut contenter de la fausse pensée
Qu’ont tous les autres gens que nous sommes heureux.
Vers la retraite en vain la raison nous appelle,
En vain notre dépit quelquefois y consent ;
Leur vue a sur notre zèle
Un ascendant trop puissant,
Et la moindre faveur d’un coup d’œil caressant
Nous rengage de plus belle.

Et, dans le fait, Molière était « rengagé. » L’effet ne s’en fit pas voir aussitôt, parce que le roi employa son carnaval à prendre la Franche-Comté ; mais, quand l’été revint avec une paix glorieuse qui laissait à la France ses conquêtes de Flandre, on vit Molière se remettre à l’œuvre pour les plaisirs de la cour. Une fête non moins brillante que celle de 1664 se préparait à Versailles, dans les nouveaux jardins créés par Louis XIV. On y avait réservé la place principale à la comédie, et Molière était chargé de la remplir. Un théâtre magnifiquement décoré, les meilleurs danseurs, les plus belles voix, de nombreux instruments et Lulli furent mis à sa disposition. Tout ce luxe royal (18 juillet) servit comme d’entourage à sa personne et forma le cadre de George Dandin. Il avait écrit la pièce et il y jouait le premier rôle ; les paroles chantées étaient de lui, les ballets se rapportaient tant bien que mal à l’action où il figurait. Il n’était vraiment pas croyable qu’on eût refusé quelque chose à un homme qui se prodiguait ainsi.

Le 9 septembre de la même année, il donnait l’Avare sur le théâtre du Palais Royal. Au sujet de l’Avare, Grimarest a fait quelques contes absurdes, dont les biographes ont eu grand tort de s’embarrasser. Avec un peu plus d’attention, ils auraient vu que cet homme, qui entreprenait une vie de Molière, n’avait pas même sous la main, n’avait pas songé à emprunter un exemplaire de ses œuvres, qu’il ne connaissait pas seulement l’ordre dans lequel ses comédies avaient été représentées. Nous l’avons vu faire jouer les Précieuses pour la première fois en province. Il ne sait pas que les Fâcheux ont été représentés à Vaux ; c’est à peine s’il a entendu parler, et encore bien tard, quand sa besogne est presque finie, des trois premiers actes du Tartufe donnés à Versailles ; il y fait paraître comme ouvrage nouveau le Mariage forcé, il fait venir le Festin de Pierre avant qu’il soit question du Tartufe ; par compensation le Tartufe précède le Misanthrope sur le théâtre public, et la permission d’en continuer les représentations arrive directement du camp devant Lille. C’est sur la foi d’un écrivain si exact qu’on a dit qu’un premier essai de l’Avare avait mal réussi, et qu’après un intervalle plus ou moins long, Molière s’était décidé à le reprendre. Le fait est que jamais l’Avare n’avait été vu de personne avant le 9 septembre 1668, et qu’il eut alors un succès fort satisfaisant. Si nous avions à examiner la pièce, nous montrerions aisément pourquoi l’exécution la plus parfaite n’a jamais pu parvenir à en faire un spectacle agréable, quelque admiration du reste qu’elle ait toujours excitée. Ce qu’il nous appartient de dire, c’est qu’elle fut goûtée et suivie ; qu’en deux mois, elle fit partie deux fois des divertissements de la cour, le 16 septembre chez Monsieur, le 5 novembre chez le roi, ce qui prouve à la fois l’empressement et la durée de l’approbation.

En ce même temps (20 septembre la troupe de Molière fut appelée chez le prince de Condé, à Chantilly, où Monsieur et Madame étaient allés se divertir, et voici comme en parle Robinet :

(Là) le grand Condé leur fit chère,
Je vous assure, tout entière,
Et Molière y montra son nez :
C’en est, je pense, dire assez.

Au moins n’était-ce pas en dire trop, et il serait difficile, si l’on ne le savait d’ail leurs, de soupçonner ce que cachait cette prudente réticence. La pièce où Molière « avait montré son nez » à Chantilly, ce n’était pas la comédie toute neuve de l’Avare. C’était le Tartufe, dont le prince avait voulu régaler ses hôtes, sans doute parce que, hors du diocèse de Paris, on se croyait à l’abri de l’excommunication. Molière se tenait donc toujours prêt à le faire reparaître sur la scène ; mais ce qu’il désirait surtout, ce qu’il devait sans cesse demander, c’était de pouvoir l’exposer librement au grand jour de son théâtre, devant la foule, sans mystère et sans choix de spectateurs, chacun y venant pour son argent, depuis « quinze sols » jusqu’au « demi-louis d’or. » Il l’obtint enfin. Le mardi 5 février 1669, la troupe du roi annonça le matin et joua le soir le Tartufe ou l’Imposteur.

Personne encore n’ayant pris soin de chercher et de nous dire ce qui avait pu déterminer cette tolérance tardive et subite pour l’œuvre longtemps prohibée, il nous a fallu jeter un regard dans les faits de l’histoire, et nous y avons trouvé une explication fort plausible. Le long débat qui avait divisé l’église de France et mis aux prises une partie du clergé avec l’autorité pontificale venait d’être enfin terminé par un accommodement que l’on voulait croire durable. Le bref préliminaire à cette fin était parti de Rome le 29 septembre 1668 ; l’arrêt du conseil qui en était la suite avait été rendu le 26 octobre ; le docteur Arnauld avait fait sa soumission le 4 décembre, et le bref définitif de réconciliation, daté du 19 janvier 1669, était arrivé vers la fin du mois. Dans les premiers jours de février, tout était joie, espérance, bonne amitié, concorde, oubli des injures, réparation des torts ; il ne restait plus qu’à réintégrer les religieuses de Port-Royal, ce qui eut lieu le 17. Molière profita du moment où tout le monde s’embrassait pour mettre aussi son Tartufe en liberté, comme tacitement compris dans la paix de Clément IX. »

On peut dire qu’il avait atteint en ce moment le but de toute sa vie. Vingt jours après la représentation publique et permise du Tartufe, il perdit son père, qui avait fini par être vieux, et il devint titulaire de la charge dont il avait recouvré la survivance. Peut-être avait-il commencé à en faire le service du vivant de son père ; ce qui est certain, d’après Lagrange et Vinot, c’est que, depuis qu’il y fut entré, il « l’exerça dans son quartier jusqu’à sa mort. » Cependant le Tartufe continuait à se jouer sans interruption et avec beaucoup d’applaudissements. « Il n’y a plus ici, écrivait Guy Patin le 29 mars, que les comédiens qui gagnent de l’argent avec le Tartufe de Molière ; grand monde y va souvent. » La pièce parut imprimée le 22 mars, avec un privilège daté du 15, et se vendit chez le libraire Ribou, au prix énorme « d’un écu » et au profit de l’auteur ; ce qui ne signifie nullement, comme l’a cru un biographe préoccupé des habitudes de notre temps, qu’aucun éditeur n’avait voulu s’en charger. Elle était précédée d’une préface en même temps sévère et moqueuse. Les trois placets relatifs à cette pièce, et qu’on a eu fort raison d’y joindre, ne l’accompagnaient pas encore. Le premier est certainement de 1664, antérieur au Festin de Pierre ; le second est celui que La Thorillière et Lagrange avaient porté, en 1667, au camp devant Lille ; le troisième est du jour où le Tartufe eut permission de paraître, et l’enjouement familier qu’on y trouve montre en même temps ce que Molière sentait alors de bonheur, ce que le roi lui accordait toujours de liberté. Le bienfait du 5 février ne tarda pas à être payé en plaisirs. Au mois d’août, dans une seule soirée, Molière jouait à Versailles l’Avare et le Tartufe. Six semaines plus tard, à Chambord (6 octobre), il donnait, avec tous les ornements de la musique et de la danse, Monsieur de Pourceaugnac, et cette pièce, réduite aux seules ressources de sa franche gaieté, était venue, le 15 novembre, amuser le public du Palais-Royal.

Molière en était là de son triomphe, quand un libelle violent, élaboré dans la forme d’une comédie en cinq actes et en vers, fut publié contre lui, le 4 janvier 1670, avec un privilège daté du 1er décembre 1669. En lisant à plusieurs reprises cette œuvre de haine et d’envie qui s’intitule Élomire hypocondre, il nous a été impossible de trouver au juste de quelle rancune elle procédait. Quoiqu’elle eût pour second titre les Médecins vengés, la médecine n’y était nulle part assez honorée pour qu’on pût l’attribuer à un homme de cette profession. L’indignation des dévots ne s’y montrait pas davantage. Le nom de l’auteur, imprimé en toutes lettres, « Monsieur le Boulanger de Chalussay,’ n’éclaircit nullement la question ; car celui qui le portait, et le privilège prouve qu’il a existé, est demeuré parfaitement inconnu. Quoi qu’il en soit, toute la pièce était remplie de la personne d’Élomire ou Molière, aussi laide, aussi odieuse, aussi risible qu’on avait pu la faire. On l’y voyait dans son ménage, maussade, brutal, jaloux sans cause, malade imaginaire ; dans sa troupe, tyran insupportable ; avec tous, inquiet, soupçonneux, frénétique. Des divers incidents de cette composition bizarre, que nous n’essaierons pas d’analyser, on peut tirer au moins une véritable biographie de Molière, comme ses ennemis l’entendaient. Suivant eux, il était fils, non pas d’un juif, mais d’un fripier, ce qui était quasi même chose. Il était sorti du collège peu de temps avant 1640, et son père, qui était riche, l’avait fait recevoir, pour son argent, licencié droit à Orléans. Ensuite il avait été reçu avocat et n’avait mis qu’une fois les pieds au Palais, aimant mieux aller étudier la bouffonnerie chez les charlatans. Les frères Béjart, l’un bègue, l’autre borgne et boiteux, l’avaient tiré de ce vilain apprentissage pour lui faire jouer la comédie avec eux et avec leur sœur Madeleine, dont il était devenu amoureux, quoiqu’elle fût rousse et de mauvaise odeur. La troupe avait mal réussi au Port-Saint-Paul d’abord, puis au faubourg Saint-Germain, et s’était décidée à courir les provinces, jouant devant des spectateurs à cinq sols par personne. Après dix ans et plus de cette vie, il était revenu à Paris, où on lui avait donné la salle du Petit-Bourbon. Là il avait dé buté par des rôles tragiques, et il avait toujours été sifflé. Enfin il avait tiré, de son sac de campagne, son Étourdi, puis son Dépit amoureux ; il avait ensuite fait Sganarelle, et ses grimaces avaient réjoui le public. Depuis, ce n’avait été qu’une suite de succès, et il comptait maintenant dix pièces qui faisaient sa fortune et celle de ses compagnons. La méchanceté de l’écrivain, qui rassemblait sous un tel jour des faits assez exactement recueillis, n’avait pas omis ce qu’on disait de son mariage. Élomire (acte I, scène III) se vante d’être plus qu’un autre à l’abri des disgrâces conjugales par le soin qu’il a pris de se forger une femme « dès avant le berceau. » C’est là aussi que se trouve, répétée avec une affectation cruelle dans plusieurs passages, l’allusion dont nous avons déjà parlé à cette toux funeste dont Molière était tourmenté. Du reste, nous ne voyons nulle part l’effet que put produire, en 1670, soit dans le public, soit sur Molière lui-même, cette odieuse satire, dont la curiosité historique de notre temps s’est plus occupée, ce nous semble, que ne l’avait fait, lorsqu’elle parut, la malignité des contemporains. L’auteur prétend, il est vrai, dans la préface d’une seconde édition de sa pièce, datée de 1672, que son libraire, gagné par Molière, au lieu de vendre la marchandise qui lui était confiée, en avait refusé le profit, et qu’ainsi le public s’en était vu privé, ce qui aurait donné lieu à un procès où le juge ordonna la confiscation des exemplaires trouvés dans la boutique. Si la chose est ainsi, elle fait grand honneur à la librairie et à la justice.

En tout cas, que Molière ait dédaigné ce libelle ou qu’il l’ait étouffé, il est certain que ce ne fut pas même un événement de sa vie, et qu’il n’en reçut aucun trouble. Au mois de février 1670, le roi lui commanda un nouveau divertissement où devaient être rassemblés « tous ceux que le théâtre peut fournir, » et prit la peine de lui en indiquer « le sujet. » Molière composa, sur cette donnée, un pot-pourri de comédie, de pastorale, de pantomime, de machines et de ballets, qu’il appela les Amants magnifiques. Il fit plus, il accepta la charge d’une besogne qui semblait appartenir à Bensserade, et sur laquelle nous voyons qu’on se méprend toujours. L’occasion nous convie à l’expliquer. Les ballets de cour se composaient d’entrées, de vers et de récits. Les entrées étaient muettes ; on voyait s’avancer sur le théâtre des personnages dont le poète avait disposé les caractères, les costumes et les mouvements, en leur donnant à figurer par la danse une espèce d’action. Le programme ou livre distribué aux spectateurs les mettait au fait de ce qu’étaient les danseurs et de ce qu’ils voulaient exprimer. De tout temps on y avait joint quelques madrigaux à la louange des personnes qui devaient paraître dans les divers rôles, et c’était là ce qu’on appelait les vers, qui ne se débitaient pas sur la scène, qui n’entraient pas dans l’action, qu’on lisait, ou des yeux ou à voix basse, dans l’assemblée, sans que les figurants y eussent part, sinon pour en avoir fourni la matière. Les récits, enfin, étaient des tirades débitées ou des couplets chantés par des personnages qui ne dansaient pas, le plus souvent des comédiens, et se rapportaient au sujet de chaque entrée. Bensserade, en dessinant les entrées et en rimant les récits, à peu près comme on faisait avant lui, s’était avisé de donner un tour vraiment nouveau à ses vers. Il y mêlait, avec esprit toujours, souvent avec hardiesse, des traits communs à la personne et au personnage, des rapprochements tantôt flatteurs, tantôt piquants entre le danseur nommé au programme et le rôle qu’il devait remplir. Ce n’était pas là sans doute une œuvre de grand mérite ; mais on doit reconnaitre qu’il y excellait, et cela depuis vingt ans, variant avec un singulier bonheur des plaisanteries ou des douceurs dont le texte changeait rarement. Pour juger de ce qu’il savait faire en ce genre, il suffirait de voir combien de fois il réussit à vanter les solides mérites du marquis de Soyecourt, ou à excuser la laideur du marquis de Genlis. Le dernier ouvrage de cette espèce qu’eût alors écrit Bensserade était le Ballet royal de Flore, dansé par le roi au mois de février 1669, et, dans un rondeau adressé aux dames, il avait annoncé qu’il renonçait à ce métier. Molière eut ordre de l’y remplacer ; de sorte que, dans le divertissement royal de 1670, sauf le sujet, qui venait du roi, tout ce qu’on voyait, tout ce qu’on entendait, tout ce qu’on lisait était de sa façon. Il paraît certain que, comme tous ceux qui ont abdiqué, Bensserade se montra jaloux de son successeur, et fit, avant la représentation, quelque moquerie de deux méchants vers destinés à être chantés dans la pastorale. Molière s’en vengea en parodiant, dans les vers faits pour le roi, la manière dont son prédécesseur tournait la louange ; mais il n’essaya pas de l’imiter dans l’épigramme. Les courtisans, comme à l’ordinaire, rirent beaucoup en voyant contrefaire ce qu’ils avaient coutume d’applaudir, et Bensserade se trouva joué sur son propre terrain. C’est là toute la vérité d’un petit fait raconté fort clairement dans la préface des œuvres de Bensserade, rendu inintelligible par Grimarest, et embelli par un annotateur moderne de la présence d’un grand seigneur (le duc de Brezé) mort en 1646. – Pour achever ce qui regarde les Amants magnifiques, nous dirons que le roi y dansa deux fois, avec les attributs de Neptune et d’Apollon, encore bien que Racine eût donné depuis deux mois (13 décembre 1669) sa tragédie de Britannicus.

Une nouvelle occasion de réjouir le roi se présenta huit mois plus tard, le 14 octobre 1670, à Chambord, et inspira plus heureusement Molière : il y donna le Bourgeois gentilhomme. Suivant un récit qui se trouve partout et qui vient de Grimarest, la pièce aurait médiocrement diverti la cour, et le roi lui-même, par espièglerie, aurait réservé son jugement jusqu’à la seconde représentation, après laquelle il se serait déclaré fort satisfait. Nous ne voyons nulle part, et il est contre tous les exemples en chose pareille, que le Bourgeois gentilhomme ait été joué deux fois de suite dans le même lieu. La cour en eut bien une seconde représentation, mais à Saint-Germain, le 12 ou 13 novembre, et le 23 il parut sur le théâtre du Palais-Royal. Au carnaval suivant (1671), Molière fut chargé d’inaugurer, par une pièce du genre noble et à grand spectacle, la salle des Machines, que le roi avait fait construire aux Tuile ries. Il prit pour sujet la vieille fable de Psyché, qui venait d’être rajeunie par La Fontaine (1659). Mais la prose de Pourceaugnac et du Bourgeois gentilhomme ne suffisait plus quand il fallait faire parler les dieux ; le temps manquait à Molière pour mesurer et accorder tous les vers dont on avait besoin. Il lui fallait un aide qui fût en état de donner la façon aux morceaux qu’il avait tout taillés ; il prit pour cela le sexagénaire Pierre Corneille, cet athlète vétéran, mais non invalide, que la défaite d’Agésilas et d’Attila (1666-1667) n’avait pas abattu, et auquel il avait, presque la veille 28 novembre 1670), prêté son théâtre et ses acteurs, dans la lutte engagée avec le jeune Racine sur le sujet de Bérénice. La préface de la pièce imprimée, après avoir indiqué ce que Molière avait pu terminer de son ouvrage, ajoute naïvement : « Monsieur Corneille a employé une quinzaine au reste. Quant aux vers faits pour être chantés, un seul ouvrier, Quinault, y avait mis la main. Ce qu’il faut encore remarquer, c’est que Molière acteur (il jouait Zéphire avait eu le soin d’écrire tout son rôle, et n’eut à réciter sur le théâtre que ce qui était de lui.

Peu de temps après ce carnaval (du 2 au 10 février 1671), qui finit tristement par la retraite de mademoiselle de La Vallière à Chaillot, le roi partit (avril) pour aller visiter ses places de Flandre, et Molière n’eut à servir que le public ; il lui donna (24 mai) les Fourberies de Scapin. Pour défendre Molière du reproche que lui adresse Boileau, on a souvent allégué la nécessité où il était de plaire aux plus humbles spectateurs par des farces, et l’on a oublié que, sauf les Fourberies de Scapin et le Médecin malgré lui, toutes ses pièces bouffonnes ont été faites pour la cour, tandis que toutes ses comédies sérieuses ont été offertes d’abord au public : ce qui déplace entièrement le blâme et l’excuse. Au mois de décembre suivant, la cour avait un mariage à célébrer ; on lui avait amené, des bords du Rhin, cette princesse tout allemande qui ne craignit pas d’épouser l’indigne mari devenu veuf, Dieu sait comment ! de l’aimable Henriette d’Angleterre. Le roi voulut que Molière ramassât, dans un divertissement, les plus beaux endroits des ballets déjà représentés, en y ajustant une petite comédie pastorale qu’il ferait exprès. La pastorale s’est perdue ; les intermèdes sont retournés aux ballets d’où ils avaient été pris, et il nous est resté la comédie qui servait de lien à toutes ces parties, la Comtesse d’Escarbagnas.

Mais pendant que nous recueillons soigneusement tout ce qui se rapporte à Jean Baptiste Poquelin de Molière, dans le temps où ce nom de Molière a toute sa célébrité, lorsque personne assurément ne peut se méprendre sur la personne qu’il désigne, voilà que le hasard fait reparaître à nos yeux l’autre Molière, celui qui chantait et dansait en 1656, quand son homonyme, si glorieux maintenant, courait obscurément la province. Nous recommandons ceci aux savants hasardeux qui ont voulu faire de l’auteur et du musicien un seul homme. Le 7 janvier 1672, une pièce héroïque fut jouée sur le théâtre du Marais, avec des machines, des ballets et des airs. Elle avait pour titre le Mariage de Bacchus et d’Ariane. Les paroles étaient du sieur de Visé, la musique du sieur de Molière, et c’est ce que nous apprend le même de Visé, auteur dramatique et journaliste, en louant sa pièce dans son Mercure galant. « Les chansons en ont paru fort agréables, et les airs en sont faits par ce fameux monsieur de Molière, dont le mérite est si connu et qui a travaillé tant d’années aux airs des ballets du roi. » Ainsi, de 1656 à 1672, le musicien, autrefois recherché à la cour, s’était vu déchoir au point de ne plus trouver d’emploi que sur un théâtre subalterne ; Lulli, après Lambert, avait pris sa place. Pour cette fois, nous ne pouvons refuser un peu de biographie à la mémoire de cet homme qui avait eu ses jours de réputation. Son véritable nom était Louis de Mollier. En 1642, il était gentilhomme servant ou écuyer de la comtesse de Soissons, mère du comte tué à la Marfée. À cette époque, il se maria, et, deux après, il eut une fille nommée Marie-Blanche. La mort de la comtesse de Soissons (1644) l’ayant obligé à prendre service ailleurs, il usa de ses talents pour se faire connaître à la cour, où il eut le titre de « musicien ordinaire de la chambre du roi. » En 1661, il maria sa fille au sieur Ytier, musicien comme lui et ayant même emploi dans la maison royale. Il mourut à Paris le 18 avril 1688.

Il semble qu’à ce moment où il avait pleine liberté de tout dire, l’autre Molière, celui qui ne faisait pas de musique et qui est demeuré « le fameux, » jeta un regard en arrière pour voir si, parmi les ridicules qui avaient ému sa bile, il ne s’en trouvait pas qu’il eût trop légèrement atteints. Tout au commencement de sa carrière, quand il était bien sûr de lui-même et du public, il avait tracé une ébauche des Précieuses. Il voulut reprendre ce sujet et le traiter en grand avec tous ses accessoires. Il y replaça ce personnage dont on s’inquiète toujours quand il est question d’un bel esprit en jupons, le mari ; il y fit entrer les travers particuliers des gens de lettres, hôtes ordinaires de ces ménages ; il fit plus, il y adapta la réhabilitation de l’homme de cour, ce qu’il pouvait faire sans bassesse après avoir tant de fois bafoué les marquis, et, dans cette vue, il composa les Femmes savantes, qu’il donna au public le 11 mars 1672. On a fait beaucoup de contes absurdes sur cette pièce ; la seule circonstance, malheureusement vraie, qui subsiste, c’est que le personnage de Trissotin, qui ne s’appela jamais autrement, désignait, sans qu’on pût s’y tromper, un prêtre, un aumônier du roi, un vieillard, un académicien, Charles Cotin, l’auteur du madrigal et du sonnet si plaisamment commentés dans la deuxième scène du troisième acte. Si l’action, comme nous le croyons, était mauvaise, elle n’en prouve que davantage à quel degré, nous ne dirons plus de hardiesse, mais de puissance, Molière était parvenu. Du reste, il est faux que Cotin soit mort de ce coup, comme Voltaire s’est amusé à le dire ; mais Cotin n’étant pas un homme dont on se soit fort soucié de recueillir la vie, personne n’a parlé d’un fait curieux qui se rattache aux Femmes savantes. Quand cette comédie fut représentée, le chancelier Séguier venait de mourir (28 janvier), et laissait vacant un titre que le cardinal de Richelieu avait porté avant lui, celui de « protecteur de l’Académie française. » Le roi Louis XIV ne dédaigna pas de le prendre pour lui. L’Académie en avait reçu l’avis et avait décidé qu’elle se rendrait tout entière, conduite par l’archevêque de Paris, chez le roi, pour le remercier de l’honneur que sa majesté voulait bien lui faire. Cette démarche eut lieu peu de jours après le 11 mars ; un seul homme y manquait : c’était Charles Cotin, académicien depuis dix-sept ans, et qui n’avait pas voulu que sa présence dans cette compagnie l’obligeât à se plaindre de l’injure toute fraîche qu’il avait subie.

Ce fut là le dernier trait et aussi l’acte suprême du pouvoir exercé par Molière sous l’autorité du roi. Ce railleur terrible, qui arrachait le masque aux hypocrites, qui poursuivait sans pitié les médecins et qui décimait l’Académie, sentait chaque jour sa toux augmenter, son mal empirer, ses forces défaillir. On veut que dans ces derniers temps une réconciliation avec sa femme ait aggravé ses souffrances, et il est certain qu’il lui naquit, le 15 septembre 1672, un fils qui mourut presque aussitôt. Dans cette condition, il ne vit rien de plus plaisant à peindre que la folie d’un homme en bonne santé qui se croirait malade et soumettrait son corps bien portant à toutes les prescriptions de la médecine, c’est-à-dire la contre partie exacte de son propre fait. C’était d’ailleurs à peu près le rôle que lui avait trop faussement attribué l’auteur d’Élomire hypocondre, et il allait montrer, aux dépens des médecins, ce que pouvait devenir dans ses mains la moquerie impuissante de leur vengeur. Il s’enivra, on peut le dire, de cette idée au point d’en faire tout le sujet d’une comédie bouffonne qui devait, le carnaval prochain, « délasser le roi de ses nobles travaux ; » car on était au retour de la première et glorieuse campagne en Hollande. Personne ne nous apprend pourquoi le Malade imaginaire, avec son prologue et ses intermèdes tout préparés, ne fut pas représenté devant le roi. Peut-être, et ce serait assez notre goût, malgré la prodigieuse verve de gaieté qui règne dans tout l’ouvrage, trouva-t-on peu d’agrément à cette chambre de malade, à ces médicaments, à ces coliques, à cette mort feinte, dont Molière avait cru tirer un si joyeux parti. Ce qui est sûr, c’est que le régal destiné à la cour fut servi au public, le 10 février 1673, le vendredi avant le dimanche gras. Molière, sérieusement malade, y jouait le rôle du malade imaginaire, et les acteurs bien portants vous diront s’il put le faire sans fatigue. Le soir de la quatrième représentation (17 février) et la pièce achevée, il rentra chez lui dans un état alarmant ; il y fut pris aussitôt d’un accès violent de sa toux, et mourut vers dix heures du soir, suffoqué par le sang qui s’échappait de sa poitrine déchirée.

On sait trop bien ce qui suivit. Le curé de Saint-Eustache refusa de recevoir et de laisser enterrer, comme on le demandait, dans son église, les restes du comédien frappé de mort au sortir de la scène. Ce scrupule pouvait être sincère, car le cas était probablement inouï. Le temps avait manqué pour que le mourant pût murmurer ces quelques mots de tardif repentir dont on se contentait toujours. C’était au supérieur ecclésiastique de lever l’obstacle, et, pour rassurer sa conscience, on lui affirmait que Molière avait reçu le saint sacrement l’année précédente, au temps de Pâques. L’archevêque de Paris, non pas celui qui avait excommunié les auditeurs du Tartufe, mais son successeur, prélat plus que mondain, ne prit pas moins de trois jours pour en délibérer, et accorda enfin la permission d’inhumer, aussi restreinte, aussi flétris sante qu’elle pouvait être. Pour que chacun ait sa part, il faut dire aussi que, le soir du 21 février, quand le corps, toujours repoussé de l’église, allait sortir de la maison mortuaire, précédé de deux prêtres muets, et s’acheminer sans prières tout droit au cimetière Saint-Joseph, un rassemblement populaire, formé dans la rue, voulut protester contre ce restant d’honneurs rendus à l’homme de génie sorti des rangs du peuple, et ne put être apaisé que par des aumônes. Tout le monde connaît les vers touchants de notre grand satirique au sujet de cette mort, et sur lesquels il nous semble toujours qu’une larme a dû tomber, une larme de Boileau ! Un autre contemporain, le comte de Bussy-Rabutin, l’homme du jugement le plus sûr pour tout ce qui n’était pas lui, écrivait, le 24 février 1673, au père Rapin, jésuite : « Voilà Molière mort en un moment ; j’en suis fâché. De nos jours, nous ne verrons personne prendre sa place, et peut-être le siècle suivant n’en verra-t-il pas un de sa façon. » Deux siècles bientôt sont passés, et nous attendons encore.


[1] Molière a bien pu donner à Béziers quelques représentations, entre autres la première du Dépit amoureux, sans pour cela abandonner entièrement Narbonne. Il serait parti de Béziers à peu près en même temps que le prince de Conti, et voilà pourquoi d’Assoucy ne l’y aurait plus retrouvé. Dans une historiette de madame de Villedieu, que M. Monmerqué a publiée à la suite des Historiettes de Tallemant des Réaux, on voit que cette dame, mécontente de ne pas être reconnue par Molière, un jour qu’elle se présentait chez lui de bon matin, s’écria : « Allez ! vous êtes un ingrat : quand vous jouiez à Narbonne, on n’allait à votre théâtre que pour me voir. » C’est donc surtout à Narbonne qu’on pourrait encore espérer de rencontrer quelques traces du séjour de Molière en 1636. (P. P.)

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