Notice sur le Tartuffe de Molière (Louis MOLAND)

Travail de critique et d’érudition. Aperçus d’histoire littéraire, biographie, examens de chaque pièce, commentaires, bibliographie, etc. Œuvres complètes de Molière, Granier Frères, Libraires-Éditeurs, Paris, 1863.

 

 

L’hypocrite de religion a de tout temps exercé parmi nous la raillerie et la satire. C’est un type original pris au cœur du monde moderne. L’antiquité ne paraît pas l’avoir connu : ce caractère ne devait se développer en effet qu’au sein d’une religion embrassant la société et la vie plus étroitement que ne faisaient les religions polythéistes de la Grèce et de Rome. Mais dès nos origines, dès les premiers monuments de notre langue et de notre littérature, l’hypocrite apparaît, et, du fond du moyen âge jusqu’à nos jours, on pourrait en tracer la longue et scandaleuse histoire. Il joue le principal rôle dans les fabliaux : ermite incontinent, chapelain séducteur, moine intrigant, confesseur criminel, il y est traité avec une verve brutale et hardie, bafoué avec un rire amer dont on ne retrouve qu’un écho affaibli dans le Décaméron de Boccace. Il a de bonne heure ses poèmes allégoriques et symboliques ; c’est contre lui qu’est dirigée toute la dernière partie de l’épopée satirique de Renart, où Renart fait ses méchants tours sous la chape des Jacobins et des Frères menus. Baptisé du nom de Faulx-Semblant dans le Roman de la Rose, il y démasque librement ses secrètes pratiques, il y dénonce tous les vices, toute la sensualité, qu’il cache sous une mine austère et contrite. On a cité souvent les premiers mots de l’interrogatoire que lui fait subir le dieu d’amour :

 

LE DIEU D’AMOUR.

Tu sembles estre uns sains hermites.

FAULX-SEMBLANT.

C’est voirs, mais ge sui hypocrites.

LE DIEU D’AMOUR.

Tu vas préeschant astenance.

FAULX-SEMBLANT.

Voire voir, mais g’emple ma panse

De bons morciaux et de bons vins,

Tiex comme il affiert à devins.[1]

LE DIEU D’AMOUR.

Tu vas préeschant povreté.

FAULX-SEMBLANT.

Voir, mais riche sui à plenté, etc.

 

Faulx-Semblant, avec son impudence naïve, vit et règne pendant toute la fin du moyen âge. L’italien Machiavel trace, au XVIe siècle, la physionomie dramatique de Frate Timoteo, le religieux proxénète de la Mandragore. « Pour en revenir à ce que je vous disais, dit frère Timothée à Lucrèce, il y a dans les choses de conscience une règle générale : c’est que là où vous voyez un bien certain et un mal incertain, il ne faut jamais laisser échapper ce bien dans la peur de ce mal... Quant à l’action en elle-même, c’est un conte de s’imaginer que ce soit un péché. Qui est-ce qui fait le péché ? c’est la volonté, ce n’est pas le corps... D’ailleurs, le but est ce qu’il faut considérer en toutes choses. La Bible dit que les filles de Loth, croyant être restées seules au monde, eurent commerce avec leur père, et pourtant elles n’ont pas péché. Pourquoi ? C’est que leur intention était bonne, etc. » Machiavel ne faisait du reste qu’emprunter à Boccace les formules de ce langage corrupteur. La Mandragore divertissait, en 1515, le pape Jules II et sa cour de cardinaux et de prélats. À la même époque, notre théâtre populaire n’était ni plus respectueux ni plus timide ; et dans la Farce des Brus, frère Ancelot et frère Anselme se montraient encore plus dévotement cyniques que Frate Timoteo :

 

FRÈRE ANSELME.

Vous avez le viaire angélique !

Quel embrasser telle relique !

Beau regard gratieux et doulx !

LA VIEILLE BRU.

Allez, il n’y a rien pour vous !...

FRÈRE ANCELOT.

Dieu nous a mis dessus la terre,

Hommes roides, fors et puissans,

De tous les membres jouissans,

Comme d’autres, en vérité.

 

L’hypocrite de religion joue également un rôle dans la Satyre Ménippée, mais un rôle tout à part, séditieux et belliqueux. Vient ensuite la Macette de Régnier, qui descend de frère Timothée en droite ligne ; écoutons son style :

 

C’est pourquoi déguisant les bouillons de mon âme,

D’un long habit de cendre enveloppant ma flamme,

Je cache mon dessein aux plaisirs adonné.

Le péché que l’on cache est demi pardonné.

La faute seulement ne gît en la défense.

Le scandale, l’opprobre, est cause de l’offense.

Pourvu qu’on ne le sache, il n’importe comment.

Qui peut dire que non, ne pèche nullement.

Puis, la bonté du ciel nos offenses surpasse.

Pourvu qu’on se confesse, on a toujours sa grâce.

 

Après Macette, après certains casuistes que Pascal a mis en scène dans les Provinciales, et qui représentent bien aussi la fausse dévotion, paraît enfin le grand homme de la race, Tartuffe, dont le nom devient le nom de famille de tous les hypocrites de religion, passés, présents et à venir.

Loin d’être une création isolée, l’œuvre de Molière résume, dans son sens général, une littérature plusieurs fois séculaire. Aussi haut qu’on remonte dans notre histoire, on rencontre les ancêtres du funeste personnage. Il est donc vrai de répéter de la comédie du Tartuffe ce qu’on peut dire de presque tous les chefs-d’œuvre : qu’ils sont l’expression dernière et la mieux réussie d’une pensée qui auparavant avait eu un grand nombre de manifestations moins heureuses ou moins complètes. Mais, après avoir indiqué sommairement la féconde tradition à laquelle appartient le Tartuffe, il nous faut rechercher les sources d’où il est plus directement sorti. Nous avons à examiner les matériaux qu’a mis en œuvre l’imagination du poète, et à recueillir, soit les passages d’auteurs plus anciens dont il s’est inspiré, soit les traits de l’histoire contemporaine qui ont pu lui être utiles. Rassemblons ici ce qu’on a découvert de plus remarquable et de plus certain.

Une production assez originale, que Molière a évidemment consultée, c’est la nouvelle tragi-comique de Scarron, intitulée les Hypocrites. Dans cette nouvelle, l’auteur raconte comment un aventurier nommé Montufar, et deux aventurières, l’une jeune, nommée Hélène, et l’autre vieille, nommée Mendez, entreprirent de prélever, à l’aide de grimaces de dévotion, un tribut sur la crédulité des habitants de Séville. Extrayons la partie du récit dont s’est servi Molière : « Ils mirent pied à terre à une lieue de la ville, et, après avoir contenté leur muletier, y entrèrent au commencement de la nuit et s’allèrent loger dans la première hôtellerie qu’ils trouvèrent. Montufar loua une maison, la meubla de meubles fort simples et se fit faire un habit noir, une soutane et un long manteau. Hélène s’habilla en dévote et emprisonna ses cheveux dans une coiffure de vieille ; et Mendez, vêtue en béate, fit gloire d’en faire voir de blancs et de se charger d’un gros chapelet dont les grains pouvaient en un besoin servir à charger des fauconneaux. Aux premiers jours d’après leur arrivée, Montufar se fit voir dans les rues habillé comme je vous ai déjà dit, marchant les bras croisés et baissant les yeux à la rencontre des femmes. Il criait d’une voix à fendre les pierres : Béni soit le saint-sacrement de l’autel et la bienheureuse Conception de la Vierge immaculée, et plusieurs autres dévotes exclamations de la même force. Il faisait répéter les mêmes choses aux enfants qu’il trouvait dans les rues, et les assemblait quelquefois pour leur faire chanter des hymnes, des chansons de dévotion, et leur apprendre le catéchisme. Il ne bougeait des prisons, il prêchait devant les prisonniers, consolait les uns et servait les autres, leur allant quérir à manger et faisant bien souvent le chemin du marché à la prison, une hotte pesante sur le dos. Ô détestable filou ! il ne te manquait donc plus qu’à faire l’hypocrite pour être le plus accompli scélérat du monde ! Ces actions de vertu, du moins vertueux de tous les hommes, lui donnèrent en peu de temps la réputation d’un saint. Hélène et Mendez, de leur côté, travaillaient à leur canonisation. L’une se disait la mère et l’autre la sœur du bienheureux frère Martin. Elles allaient tous les jours dans les hôpitaux, y servaient les malades, faisaient leurs lits, blanchissaient leur linge et leur en faisaient à leurs dépens. Voilà les trois plus vicieuses personnes d’Espagne l’admiration de Séville. Il s’y rencontra en ce temps-là un gentilhomme de Madrid qui y était venu pour ses affaires particulières. Il avait été des amants d’Hélène, car les publiques n’en ont pas pour un seul : il connaissait Mendez pour ce qu’elle était, et Montufar pour un dangereux fripon. Un jour qu’ils sortaient d’une église ensemble, environnés d’un grand nombre de personnes qui baisaient leurs vêtements et les conjuraient de se souvenir d’eux dans leurs bonnes prières, ils furent reconnus de ce gentilhomme dont je viens de parler, qui, s’échauffant d’un zèle chrétien et ne pouvant souffrir que trois si méchantes personnes abusassent de la crédulité de toute une ville, fendit la presse, et, donnant un coup de poing à Montufar : Malheureux fourbes, leur cria-t-il, ne craignez-vous ni Dieu ni les hommes ? Il en voulut dire davantage, mais sa bonne intention à dire la vérité, un peu trop précipitée, n’eut pas tout le succès qu’elle méritait. Tout le peuple se jeta sur lui, qu’ils croyaient avoir fait un sacrilège en outrageant ainsi leur saint. Il fut porté par terre, roué de coups, et y aurait perdu la vie si Montufar, par une présence d’esprit admirable, n’eût pris sa protection, le couvrant de son corps, écartant les plus échauffés à le battre et s’exposant même à leurs coups. Mes frères, s’écriait-il de toute sa force, laissez-le en paix pour l’amour du Seigneur, apaisez-vous pour l’amour de la sainte Vierge. Ce peu de paroles apaisa cette grande tempête, et le peuple fit place à frère Martin, qui s’approcha du malheureux gentilhomme, bien aise en son âme de le voir si maltraité, mais faisant paraître sur son visage qu’il en avait un extrême déplaisir : il le releva de terre où on l’avait jeté, l’embrassa et le baisa tout plein qu’il était de sang et de boue, et fit une rude réprimande au peuple. Je suis le méchant, disait-il à ceux qui le voulurent entendre ; je suis le pécheur, je suis celui qui n’ai jamais rien fait d’agréable aux yeux de Dieu. Pensez-vous, continuait-il, parce que vous me voyez vêtu en homme de bien, que je n’aie pas été toute ma vie un larron, le scandale des autres et la perdition de moi-même ? Vous êtes trompés, mes frères, faites-moi le but de vos injures et de vos pierres, et tirez sur moi vos épées. Après avoir dit ces paroles avec une fausse douceur, il s’alla jeter avec un zèle encore plus faux aux pieds de son ennemi, et, les lui baisant, non-seulement il lui demanda pardon, mais aussi il alla ramasser son épée, son manteau et son chapeau, qui s’étaient perdus dans la confusion. Il les rajusta sur lui, et, l’ayant ramené par la main jusqu’au bout de la rue, se sépara de lui après lui avoir donné plusieurs embrassements et autant de bénédictions. Le pauvre homme était comme enchanté, et de ce qu’il avait vu, et de ce qu’on lui avait fait, et si plein de confusion qu’on ne le vit pas paraître dans les rues tant que ses affaires le retinrent à Séville. Montufar, cependant, y avait gagné les cœurs de tout le monde par cet acte d’humilité contrefaite. Le peuple le regardait avec admiration, et les enfants criaient après lui : Au saint ! au saint ! comme ils eussent crié : Au renard ! après son ennemi, s’ils l’eussent trouvé dans les rues. Dès ce temps-là, il commença de mener la vie du monde la plus heureuse. Le grand seigneur, le cavalier, le magistrat et le prélat l’avaient tous les jours à manger, à l’envi les uns des autres. Si on lui demandait son nom, il répondait qu’il était l’animal, la bête de charge, le cloaque d’ordures, le vaisseau d’iniquités, et autres pareils attributs que lui dictait sa dévotion étudiée. Il passait les jours sur les estrades avec les dames de la ville, se plaignant incessamment à elles de sa tiédeur, qu’il n’était pas bien dans son néant, qu’il n’avait jamais assez de concentration de cœur ni de recueillement d’esprit, et enfin ne leur parlant jamais qu’en ce magnifique jargon de la cagoterie. Il ne se faisait plus d’aumônes dans Séville qui ne passassent par ses mains ou par celles d’Hélène et de Mendez, qui, de leur côté, ne jouaient pas moins bien leurs personnages, et dont les noms n’allaient pas moins droit prendre place dans le calendrier que celui de Montufar. Une veuve, dame de condition, et dévote à vingt-quatre carats, leur envoyait chaque jour deux plats pour leur dîner et autant pour leur souper, et ces plats étaient assaisonnés par le meilleur cuisinier de la ville. La maison était trop petite pour le grand nombre de présents qui y entraient et de dames qui les visitaient. La femme qui avait envie d’être grosse leur mettait entre les mains sa requête, afin qu’ils la présentassent devant le tribunal de Dieu en diligence et la fissent répondre de même. Celle qui avait un fils aux Indes n’en faisait pas moins, non plus que celle dont le frère était prisonnier en Alger. Et la pauvre veuve qui plaidait devant un juge ignorant, contre un homme puissant, ne doutait plus du gain de sa cause depuis qu’elle leur avait fait un présent selon ses forces. Les unes leur donnaient des confitures, les autres des tableaux et des ornements pour leur oratoire. Quelquefois on leur donnait du linge et des hardes pour les pauvres honteux, et souvent des sommes d’argent considérables pour les distribuer selon qu’ils jugeraient à propos. Personne ne les venait voir les mains vides, et personne ne doutait plus de leur canonisation future. On en vint jusqu’à les consulter sur les choses douteuses et sur l’avenir. Hélène, qui avait de l’esprit comme un démon, avait soin des réponses, et rendait tous ses oracles en peu de paroles et en termes qui pouvaient avoir diverses interprétations. Leurs lits, fort simples, n’étaient le jour couverts que de nattes, et la nuit, de tout ce qu’il fallait pour dormir délicieusement ; leur maison étant bien garnie de matelas de laine, de bons lits de plume, de couvertures fines et de toutes sortes de meubles qui servent à la commodité de la vie, ou pour donner à la veuve dont les meubles avaient été exécutés, ou pour meubler la jeune fille qui se mariait sans bien. Leur porte, en hiver, se fermait à cinq heures, et en été à sept, avec autant de ponctualité qu’en un couvent bien réglé ; et alors les broches tournaient, cassolette s’allumait, le gibier se rôtissait, le couvert se mettait bien propre, et l’hypocrite triumvirat mangeait de grande force et buvait valeureusement à leur propre santé et à celle de leurs dupes. Montufar et Hélène couchaient ensemble de peur des esprits, et leur valet et leur servante, qui étaient de même complexion, les imitaient en leur façon de passer la nuit. Pour la bonne femme Mendez, elle couchait toujours seule, et était bien plus contemplative qu’active depuis qu’elle s’était adonnée aux sciences noires. Voilà ce qu’ils faisaient au lieu de l’oraison mentale ou de se donner la discipline. Il ne faut pas demander s’ils avaient de l’embonpoint, menant une si bonne vie : chacun en bénissait le Seigneur, et ne pouvait trop s’étonner de ce que des gens qui vivaient si austèrement avaient meilleur visage que ceux qui vivaient dans le luxe et dans l’abondance. En trois ans qu’ils trompèrent les yeux de tout le peuple de Séville, recevant des présents de tout le monde et s’appropriant la plupart des aumônes qui passaient par leurs mains, ils amassèrent une si grande quantité de pistoles qu’il n’est pas croyable. Tous les bons succès étaient attribués à l’effet de leurs prières. Ils étaient parrains de tous les enfants, les entremetteurs de toutes les noces, les arbitres de tous les différends. Enfin, Dieu se lassa de souffrir leur mauvaise vie. Montufar, qui était colère, battait souvent son valet, qui ne le pouvait souffrir, et qui l’eût cent fois quitté si Hélène, qui était plus politique que son galant, ne l’eût apaisé par des caresses et des présents. Il le battit un jour beaucoup pour peu de sujet. Le garçon gagna la porte, et, aveuglé de sa passion, alla donner avis aux magistrats de Séville de l’hypocrisie des trois bienheureuses personnes. L’esprit diabolique d’Hélène s’en douta. Elle conseilla à Montufar de prendre tout l’or qu’ils avaient en grande quantité et de se mettre quelque part à couvert de la furieuse tempête qu’elle craignait. Aussitôt dit, aussitôt fait : ils se chargèrent de tout ce qu’ils avaient de plus précieux, et, faisant bonne mine dans les rues, sortirent par une des portes de la ville. »

On a surtout reconnu dans ce récit le mouvement si heureux de Tartuffe lorsqu’il est dénoncé par Damis. Tel est, du reste, le seul emprunt un peu considérable qu’on ait à signaler dans le Tartuffe. Voyons maintenant si Molière a eu des modèles d’une autre sorte, et si quelques originaux de son temps ont posé pour son tableau.

On prétend que Molière, en traçant son principal rôle, eut en vue l’abbé de Roquette, qui fut nommé plus tard évêque d’Autun. Il est contre toute vraisemblance que Tartuffe soit un portrait. Mais on peut constater l’application qu’on fit vulgairement d’un personnage à l’autre. Si l’on en croit ce que l’abbé de Choisy raconte dans ses Mémoires, M. de Guilleragues, qui s’était amusé à recueillir tous les traits de cafardise échappés à l’abbé de Roquette, son commensal dans la maison du prince de Conti, les avait communiqués à Molière qui en composa sa comédie. D’un autre côté, J.-B. Rousseau, dans une de ses lettres à Brossette, se souvient d’avoir ouï dire que « l’aventure du Tartuffe se passa chez la duchesse de Longueville. » Comme l’abbé de Roquette fréquentait beaucoup  cette belle et galante princesse, il est peut-être le héros de l’aventure dont parle Rousseau, et alors la duchesse y aurait joué le rôle d’Elmire. Peut-être aussi cette aventure était-elle au nombre des traits fournis à Molière par Guilleragues. Ce ne sont là que de simples conjectures ; mais quelques mots de madame de Sévigné les fortifient beaucoup, en prouvant deux choses, d’abord qu’on se rappelait naturellement Tartuffe en parlant de Roquette ; ensuite qu’il avait existé entre la duchesse et l’abbé certains rapports qui n’étaient pas à l’avantage de celui-ci. Il arriva que cet abbé, devenu évêque, fut chargé de faire l’oraison funèbre de madame de Longueville. Un tel choix parut fort extraordinaire, et madame de Sévigné veut que la Providence s’en soit mêlée. D’après les bruits qui avaient couru, on se figure la position délicate de l’orateur et l’attention maligne de l’auditoire. L’orateur s’en tira fort bien. Madame de Sévigné, qui était présente, lui décerne cette louange, où l’on trouvera peut-être que la satire domine : « Ce n’était point Tartuffe, ce n’était point un pantalon, c’était un prélat de conséquence. » Un autre jour elle écrivait à sa fille : « Il a fallu aller dîner chez M. d’Autun. Le pauvre homme ! » Une anecdote qui présente moins de garanties encore attribue à Louis XIV la célèbre exclamation : « Le pauvre homme ! » Un soir, pendant la campagne de 1662, Louis XIV, au moment où il se mettait à table, conseilla à Péréfixe, évêque de Rhodez, qui avait été son précepteur, d’en aller faire autant. C’était jour de vigile et jeûne. Le prélat, en se retirant, dit qu’il n’avait qu’une légère collation à faire. Quelqu’un sourit de la réponse. Louis XIV, qui s’en aperçut, voulut savoir pourquoi. Le rieur lui dit que Sa Majesté pouvait être tranquille sur le compte de M. de Rhodez ; et puis il lui fit un détail exact du dîner de l’évêque, dont il avait été le témoin. À chaque plat recherché qu’il nommait, le roi s’écriait : « Le pauvre homme ! » en variant, chaque fois, l’inflexion de sa voix d’une manière fort plaisante. Molière, qui était présent à cette scène, en aurait fait son profit, et aurait rappelé au roi cette circonstance lorsqu’il lui fit la lecture des trois premiers actes du Tartuffe.

En résumé, Molière emprunta peu de choses pour la composition de sa grande comédie. Tartuffe a été créé d’un seul jet et brusqué sur l’heure comme la figure principale d’une fresque puissante et hardie. « Jamais, dit M. G. Guizot, sur aucun théâtre, aucun personnage n’a paru qui fût lui-même et lui seul, plus que Tartuffe. Il est à la fois rusé et maladroit, sagace et aveugle : à l’église, il a vu du premier coup qu’Orgon est une proie faite pour lui : après une longue habitude de vivre auprès d’Elmire, il n’a pas vu qu’elle le méprise. Il sait de longs détours pour capter ou retenir la tendresse d’Orgon : à peine se trouve-t-il seul avec Elmire, qu’il pose le masque et agit en effronté. Tout à l’heure il commandait au son de sa voix et combinait la moindre de ses attitudes : mais il est l’esclave irréfléchi de ses désirs brutaux, qu’il raconte maintenant dans le plus étrange langage, en même temps mystique et sensuel. C’est tantôt un fourbe consommé qui se cache, tantôt un aventurier imprudent qui se perd en voulant pousser à bout sa fortune, et qui va s’offrir de lui-même à la justice, dont il rencontre la vengeance quand il réclame son appui. Personnage plein de contrastes, mais dont les contrastes mêmes s’accordent et s’expliquent l’un l’autre. Molière ne craint pas, en effet, d’accuser les contrastes dans le cœur de ses héros et de multiplier, parfois en les opposant, les mobiles qui les font agir. Ce talent n’appartient qu’aux grands poètes. Il est beaucoup d’officiers capables de marcher à la tête d’une compagnie ; mais il en est fort peu qui sachent faire manœuvrer avec ensemble tous les corps d’une nombreuse armée : de même il n’est pas très rare de rencontrer des artistes assez habiles pour exprimer avec bonheur un sentiment ou une idée ; mais il est beaucoup moins commun d’en trouver qui soient de force à donner la vie à des créations plus complexes et plus riches. Molière est de ces derniers. »

On a coutume de comparer le personnage de Tartuffe à celui d’Onuphre que La Bruyère traça plus tard dans le but, au moins apparent, de critiquer Molière : « Onuphre n’a pour tout lit qu’une housse de serge grise, mais il couche sur le coton et sur le duvet : de même il est habillé simplement, mais commodément, je veux dire d’une étoffe fort légère en été, et d’une autre fort moelleuse pendant l’hiver ; il porte des chemises très déliées, qu’il a un très grand soin de bien cacher. Il ne dit point ma haire et ma discipline, au contraire ; il passerait pour ce qu’il est, pour un hypocrite, et il veut passer pour ce qu’il n’est pas, pour un homme dévot : il est vrai qu’il fait en sorte que l’on croit, sans qu’il le dise, qu’il porte une haire, et qu’il se donne la discipline. Il y a quelques livres répandus dans sa chambre indifféremment ; ouvrez-les, c’est le Combat spirituel, le Chrétien intérieur, et l’Année sainte : d’autres livres sont sous la clef. S’il marche par la ville, et qu’il découvre de loin un homme devant qui il est nécessaire qu’il soit dévot, les yeux baissés, la démarche lente et modeste, l’air recueilli, lui sont familiers ; il joue son rôle. S’il entre dans une église, il observe d’abord de qui il peut être vu ; et, selon la découverte qu’il vient de faire, il se met à genoux et prie, ou il ne songe ni à se mettre à genoux, ni à prier. Arrive-t-il vers lui un homme de bien et d’autorité qui le verra et qui peut l’entendre, non-seulement il prie, mais il médite, il pousse des élans et des soupirs ; si l’homme de bien se retire, celui-ci, qui le voit partir, s’apaise et ne souffle pas. Il entre une autre fois dans un lieu saint, perce la foule, choisit un endroit pour se recueillir, et où tout le monde voit qu’il s’humilie : s’il entend des courtisans qui parlent, qui rient, et qui sont à la chapelle avec moins de silence que dans l’antichambre, il fait plus de bruit qu’eux pour les faire taire ; il reprend sa méditation, qui est toujours la comparaison qu’il fait de ces personnes avec lui-même, et où il trouve son compte. Il évite une église déserte et solitaire, où il pourrait entendre deux messes de suite, le sermon, vêpres et compiles, tout cela entre Dieu et lui, et sans que personne lui en sût gré. Il aime la paroisse, il fréquente les temples où se fait un grand concours ; on n’y manque point son coup : on y est vu. Il choisit deux ou trois jours dans toute l’année où, à propos de rien, il jeûne ou fait abstinence ; mais à la fin de l’hiver il tousse, il a une mauvaise poitrine, il a des vapeurs, il a eu la fièvre ; il se fait prier, presser, quereller, pour rompre le carême dès son commencement, et il en vient là par complaisance. Si Onuphre est nommé arbitre dans une querelle de parents ou dans un procès de famille, il est pour les plus forts, je veux dire pour les plus riches, et il ne se persuade point que celui ou celle qui a beaucoup de bien puisse avoir tort. S’il se trouve bien d’un homme opulent à qui il a su imposer, dont il est le parasite, et dont il peut tirer de grands secours, il ne cajole point sa femme, il ne lui fait du moins ni avance, ni déclaration ; il s’enfuira, il lui laissera son manteau, s’il n’est aussi sûr d’elle que de lui-même ; il est encore plus éloigné d’employer pour la flatter et pour la séduire le jargon de la dévotion ; ce n’est point par habitude qu’il le parle, mais avec dessein, et selon qu’il lui est utile, et jamais quand il ne servirait qu’à le rendre très ridicule. Il sait où se trouvent des femmes plus sociables et plus dociles que celle de son ami ; il ne les abandonne pas pour longtemps, quand ce ne serait que pour faire dire de soi dans le public qu’il fait des retraites. Qui en effet pourrait en douter, quand on le revoit paraître avec un visage exténué, et d’un homme qui ne se ménage point ? Les femmes d’ailleurs qui fleurissent et qui prospèrent à l’ombre de la dévotion lui conviennent, seulement avec cette petite différence qu’il néglige celles qui ont vieilli, et qu’il cultive les jeunes, et entre celles-ci les plus belles et les mieux faites ; c’est son attrait : elles vont, et il va ; elles reviennent, et il revient ; elles demeurent, et il demeure : c’est en tous lieux et à toutes les heures qu’il a la consolation de les voir ; qui pourrait n’en être pas édifié ? elles sont dévotes, et il est dévot. Il n’oublie pas de tirer avantage de l’aveuglement de son ami, et de la prévention où il l’a jeté en sa faveur : tantôt il lui emprunte de l’argent, tantôt il fait si bien que cet ami lui en offre ; il se fait reprocher de n’avoir pas recours à ses amis dans ses besoins. Quelquefois il ne veut pas recevoir une obole sans donner un billet, qu’il est bien sûr de ne jamais retirer. Il dit une autre fois, et d’une certaine manière, que rien ne lui manque, et c’est lorsqu’il ne lui faut qu’une petite somme ; il vante quelque autre fois publiquement la générosité de cet homme, pour le piquer d’honneur et le conduire à lui faire une grande largesse ; il ne pense point à profiter de toute sa succession, ni à s’attirer une donation générale de tous ses biens, s’il s’agit surtout de les enlever à un fils, le légitime héritier. Un homme dévot n’est ni avare, ni violent, ni injuste, ni même intéressé. Onuphre n’est pas dévot, mais il veut être cru tel, et, par une parfaite, quoique fausse imitation de la piété, ménager sourdement ses intérêts ; aussi ne se joue-t-il pas à la ligne directe, et il ne s’insinue jamais dans une famille où se trouvent tout à la fois une fille à pourvoir et un fils à établir ; il y a là des droits trop forts et trop inviolables ; on ne les traverse point sans faire de l’éclat, et il l’appréhende, sans qu’une pareille entreprise vienne aux oreilles du prince, à qui il dérobe sa marche, par la crainte qu’il a d’être découvert, et de paraître ce qu’il est. Il en veut à la ligne collatérale ; on l’attaque plus impunément ; il est la terreur des cousins et des cousines, du neveu et de la nièce, le flatteur et l’ami déclaré de tous les oncles qui ont fait fortune. Il se donne pour l’héritier légitime de tout vieillard qui meurt riche et sans enfants ;et il faut que celui-ci le déshérite s’il veut que ses parents recueillent sa succession ; si Onuphre ne trouve pas jour à les en frustrer à fond, il leur en ôte du moins une bonne partie : une petite calomnie, moins que cela, une légère médisance lui suffit pour ce pieux dessein, et c’est le talent qu’il possède à un plus haut degré de perfection ; il se fait même souvent un point de conduite de ne pas le laisser inutile ; il y a des gens, selon lui, qu’on est obligé en conscience de décrier, et ces gens sont ceux qu’il n’aime point, à qui il veut nuire, et dont il désire la dépouille. Il vient à ses fins sans se donner même la peine d’ouvrir la bouche ; on lui parle d’Eudoxe, il sourit ou il soupire ; on l’interroge, on insiste, il ne répond rien ; et il a raison, il en a assez dit. »

Ainsi, aux yeux de La Bruyère, Tartuffe est un hypocrite de théâtre, et non pas un hypocrite observé d’après la réalité. M. Sainte-Beuve, au chapitre XVI de son Histoire de Port-Royal, a fait ressortir parfaitement la différence qu’il y a entre le procédé du poète comique et celui de l’auteur des Caractères : « La Bruyère, dit-il, a repris sous main ce portrait du faux dévot ; mais je dirai de son Onuphre comme du casuiste sans nom des Provinciales : il est trop particulier pour avoir pu devenir populaire. Ce sont des portraits frappants à être vus de près, et éternellement chers aux connaisseurs ; ce ne sont pas des êtres une fois créés pour tous et destinés à courir le monde à front découvert. »

D’autre part, si Molière ne craint pas de faire le trait gros, accusé plus fortement pour la scène, il faut bien prendre garde que l’interprétation dramatique ne l’exagère encore. Le type de Tartuffe, par la haine que soulevait le personnage et l’horreur qu’il inspirait au public, a été successivement chargé, défiguré et enlaidi, jusqu’à n’être plus vraisemblable. « Quelle apparence, dit M. Th. Gautier, que ce maraud sinistre et ténébreux, avec ses roulements d’yeux, ses mines béates, son encolure de cuistre et son hypocrisie si grossièrement visible, ait jamais pu tromper personne, même ce brave bourgeois d’Orgon ? Avec le physique, les manières et le costume que lui ont donnés la plupart des comédiens, loin de s’introniser au cœur de la famille, il n’eut jamais dépassé le seuil de l’antichambre. On l’eût fait balayer par les laquais, après lui avoir jeté quelque aumône.

« Tartuffe devait être, au contraire, agréable de sa personne : le teint frais, l’oreille rouge, – Molière indique ce détail, – les mains belles et grasses, avec un petit commencement d’embonpoint dévot. Il était, nous en sommes sûr, fort propre sur soi, vêtu d’étoffes fines et chaudes, mais de nuances peu voyantes, noires probablement, pour rappeler la gravité du directeur ; le linge uni, mais très blanc ; une calotte de maroquin sur le haut de la tête, comme en portaient les personnages austères du temps. Ses façons étaient polies, obséquieuses, mesurées ; il avait l’air d’un homme du monde qui se retire du siècle et donne dans la dévotion, et non la mine de bedeau sournois et libidineux qu’on lui prête. Son rôle n’est pas du tout un rôle comique. Il serait aisément terrible, et il l’est un moment, malgré les efforts de Molière pour modérer la situation, lorsque, armé du secret qu’il a découvert et des donations qu’il a obtenues, il jette résolument le masque et montre le scélérat caché sous le faux dévot. Comme Don Juan, qui, lui aussi, joue sa scène d’hypocrisie, Tartuffe ne craint ni Dieu ni diable, il est l’athée en rabat noir comme l’autre est l’athée en satin blanc. Seulement, comme il n’est pas grand seigneur et ne possède point de fortune, il rampe dans les sapes jusqu’à ce qu’il ait atteint son but. Le monstre a besoin d’un déguisement pour dérober ses noirs projets. Il faut qu’il soit séduisant et bien fait de sa personne, capable d’inspirer une de ces tendresses mystico-sensuelles dont s’accommodent si bien les prudes ; sans quoi la scène avec Elmire serait purement impossible. Comment supposer, en effet, qu’un homme si fin, si habile, si prudent, si sur ses gardes et que sa propre hypocrisie doit avoir habitué à ne pas se fier aux apparences, se laisse prendre à ce piège mal tendu, qu’il soit dupe un instant de ces coquetteries et de ces avances invraisemblables, s’il eût été le cuistre immonde à teint huileux et à sourcils charbonnés qu’on se plaît à représenter ? Ce n’était pas sans doute la première fois qu’il se trouvait en semblable posture, et cette bonne fortune qui se présentait n’avait rien dont il eût lieu de se méfier et de s’étonner beaucoup. »

C’est l’histoire qui doit aider à comprendre ce type. Il ne faut pas se laisser tromper par l’état actuel des choses : l’hypocrite de religion ne se rencontre guère aujourd’hui que dans les rangs infimes. Quel est l’homme du monde qui, à notre époque, a quelque intérêt à affecter la dévotion ? Mais il n’en était pas de même au XVIIe siècle ; et, pour lui garder son caractère primitif, les acteurs qui représentent ce personnage auraient tort d’outrer son humilité et sa bassesse.

Avant d’aller plus loin, disons quelques mots de ce nom de Tartuffe dont la fortune a été si extraordinaire. On a beaucoup discuté sur l’origine de ce nom. Nous ne rapporterons pas toutes les étymologies plus ou moins ingénieuses qui ont été proposées. Voici une explication qui paraît assez vraisemblable. « Tartuffe, dit M. P. Chasles, est simplement le truffactor de la basse latinité, le « trompeur ; » mot qui se rapporte à l’italien et à l’espagnol « truffa » combiné avec la syllabe augmentative « tra » indiquant une qualité superlative et l’excès d’une qualité ou d’un défaut. Truffer, c’est tromper ; « tra-truffar, » tromper excessivement et avec hardiesse. L’euphonie a donné ensuite « tartuffar, » puis Tartuffe. Il est curieux de retrouver cette dernière désignation appliquée aux « truffes » ou « tartuffes, » qui deviennent ainsi les trompeuses. Platina, dans son traité de Honesta voluptate, indique cette étymologie relevée par Le Duchat et Ménage. Truffaldin, le fourbe vénitien, se rapporte à la même origine. Tartuffe, truffactor, le truffeur, est donc le roi des fourbes sérieux, comme Mascarille est le roi des fourbes comiques. »

Les mots truffe et truffer étaient en effet d’un fréquent emploi dans notre vieille langue. Nous avons, par exemple, un poème du XIIIe siècle intitulé : « Li romans de Witasse le moine avec de grans truffes, » c’est-à-dire, avec de grandes fourberies. Mais on ne voit pas où Molière aurait pris chez nous ce mot, inusité depuis longtemps, et il fut sans doute obligé de l’aller chercher dans l’italien ou l’espagnol qui en avaient conservé l’usage. Quoi qu’il en soit, relevons à ce sujet l’observation de M. Sainte-Beuve, qui est encore ce qu’il y a de plus certain : « Tartuffe, Onuphre, Panulphe, ou encore Montufar chez Scarron, tous ces noms nous présentent la même idée dans une onomatopée confuse, quelque chose en dessous et de fourré. »

Ce qui est tout à fait remarquable, c’est que ce mot passa immédiatement de l’état de nom propre à celui de nom générique. Molière l’emploie comme tel dans son premier placet : « Les tartuffes, sous main, ont eu l’adresse de trouver grâce auprès de Votre Majesté. » Or, ce placet est antérieur à toute représentation publique et remonte à l’année 1664. Les écrivains qui répliquèrent, en 1665, aux Observations du sieur de Rochemont sur le Festin de Pierre, se servent couramment du même mot comme synonyme d’hypocrite. Robinet fait de même. Enfin ce nom était déjà si bien passé dans le commun langage quand Molière imprima sa pièce, que le titre donné par toutes les éditions originales est non pas Tartuffe ou l’Imposteur, mais le Tartuffe ou l’Imposteur. L’ouvrage inédit avait enrichi la langue d’un terme nouveau, et, en venant au jour, il n’eut qu’à consacrer l’antonomase (qu’on nous passe ce terme de l’ancienne rhétorique) dont lui-même était le principe et la source.

En 1664, le Tartuffe, suivant ce que nous avons précédemment raconté, avait fait sa première apparition au milieu de fêtes brillantes célébrées à Versailles. Les trois premiers actes avaient été joués le 12 mai. Avant de quitter Versailles le 14 mai pour se rendre à Fontainebleau, le roi, cédant aux réclamations qui s’élevaient de tous côtés, défendit la représentation de cette pièce pour le public. On lit dans la Gazette du 17 mai : « Ce grand monarque est soigneux de retrancher toutes les semences de division dans l’Église, et aucun de ses prédécesseurs n’en porta jamais plus glorieusement le titre de Fils aîné, qu’il soutient par cette délicatesse qu’il témoigne pour tout ce qui la regarde, comme il le fit encore voir naguère par ses défenses de représenter une pièce de théâtre intitulée l’Hypocrite, que Sa Majesté, pieusement éclairée en toutes choses, jugea absolument injurieuse à la religion et capable de produire de très dangereux effets. »

Pendant le séjour du roi à Fontainebleau, du 16 mai au 13 août de cette année 1664, la pièce nouvelle fut l’objet d’une lutte très vive dont nous pouvons retracer les principaux incidents. L’attaque la plus ouverte qui fut dirigée contre elle eut pour auteur le curé de Saint-Barthélémy, Pierre Roulés ou Roullé, docteur en Sorbonne. Ce curé publia à cette époque un panégyrique de Louis XIV qu’il intitula : « Le Roi glorieux au monde ou Louis XIV le plus glorieux de tous les rois du monde.[2] » On remarque dans cet opuscule un passage dirigé contre Molière, à propos du Tartuffe, et le reste de l’ouvrage se traîne tellement dans les flatteries banales qu’on dirait qu’il a été composé uniquement pour servir de prétexte à cette diatribe, qui y tient pourtant peu de place. Le Roi glorieux au monde, œuvre d’un curé de paroisse, doit nous aider à comprendre les excès de flatterie presque idolâtrique auxquels s’abandonnaient parfois les poètes courtisans et Molière parmi eux. Qu’il nous soit permis, afin de donner une idée du ton sur lequel l’a pris l’auteur, de transcrire le début de ce panégyrique avant d’arriver au passage qui concerne le Tartuffe. Voici comment Pierre Roulés s’exprime en commençant :

« La gloire a l’avantage et le dessus partout ; ses desseins ne peuvent être que grands ; ses entreprises sont hardies, ses conquêtes illustres, et ses victoires éclatantes. Elle triomphe heureusement de tout. Qui n’en a point n’est rien. Dieu est tout, et il est en souverain tout bien ; qu’est-il aussi que gloire ? Elle lui est si propre qu’au dire du grand saint Paul en la première épître à Timothée, chapitre premier : Elle est à lui tout seul, aux siècles des siècles, sans que personne en puisse avoir ni brin ni ombre que sous son bon plaisir et par sa dépendance. Il se l’est réservée comme son patrimoine, en telle sorte que qui prétend s’en arroger sans sa permission est un larron et criminel d’un vol, aussi honteux, mais véritable, qu’il est imperceptible, parce qu’il est spirituel. Ceux néanmoins qui participent avec autorité la toute puissance de Dieu et son indépendance à l’égard des sujets qui sont soumis à leur grandeur, empire, obéissance, peuvent à bon droit avoir quelque parcelle et portion de cette gloire, puisqu’elle n’est pas plus intrinsèque et essentielle à Dieu que son essence et existence, qui sont, du moins dans un terme confus et général, communes à Dieu et aux hommes.

« Or, si jamais roi a eu de la gloire sur la terre, et si au monde il y a eu monarque illustre et glorieux, c’est sans flatterie Louis XIV, dont la réputation est si universelle, la gloire si généralement étendue, qu’elle n’a de toutes parts ni bornes ni limites qui l’arrêtent. Elle est aucunement semblable en ce point à celle de Dieu, qui est plus haute que les cieux en son élévation, et plus profonde que les abîmes les plus creuses en son abaissement. Dieu ne fait rien de médiocre et d’imparfait quand il travaille par lui-même, et pour des rois, et pour celui de France. Les ouvrages de ses mains et de ses grâces ne sont pas des ébauches et des crayons, non plus que des fantômes et des illusions. Ce sont des chefs-d’œuvre non-seulement parfaits, mais glorieux et admirables, en un mot des miracles. Il y a certes dans l’étendue de toute la terre qu’on habite assez de rois, mais peu qui soient et qui puissent être qualifiés et véritablement nommés rois glorieux. Mais entre tous, quand ils seraient sans nombre, Louis XIV qui règne en France, a le bonheur et la gloire de l’être. Et pour connaître qu’il est en cette posture et être convaincu de l’honorer avec respect en cette suprême et royale qualité et dignité, que faut-il autre chose qu’envisager sa grandeur et sa gloire, le lustre et le brillant éclat de ses vertus, la haute élévation de sa puissance, et le dernier point de ses mérites et de l’estime qu’on en fait, ou bien au plus le mesurer à la figure, mais je me trompe, à la plus éminente perfection de tous les autres rois de tout le monde ? Je n’ignore pas que toute comparaison est odieuse, que ce n’est point un titre considérable, ni une gloire avantageuse, que d’être grand et éminent par le rabais et déchet des autres. Aussi ne veux-je pas relever la hauteur et l’éminence de la gloire de Louis XIV par le mépris et par l’abaissement d’aucun, mais par le propre caractère de l’honneur qu’il a d’être le maître et souverain de toutes les choses que, sans être idolâtre, on adore et révère publiquement en sa royale Majesté, parce qu’il est un dieu terrestre et un homme divin, sans exemple et sans pair, n’ayant rien à combattre ni disputer qu’avec lui-même.

« Laissons là son bas âge, quoiqu’il ait un extraordinaire et merveilleux avantage de gloire. Il a été enfant par la nature ainsi que tous les autres, sans toutefois qu’il l’ait été d’actions et de mœurs. Il n’a jamais rien fait puéril et d’enfant ; et c’est en quoi il a passé glorieusement tous les autres. En bégayant il raisonnait ; avant le temps et l’âge il était homme, et politique capable alors de faire le roi, s’il l’eût voulu. Il ne savait que trop qu’il était roi ; il avait bien la suffisance d’en faire la fonction et l’exercice ; et sans dire mot, ou en dissimulant l’intelligence et la sagesse qu’il avait, il paraissait seulement faire comme un secret apprentissage de ce qu’il fait présentement en maître. Il a regardé faire pour quelque temps cet éminent génie, entre les autres hommes du siècle, qui maniait sous son autorité l’état de ses affaires. Mais cet esprit incomparable ayant été tiré du monde pour aller au ciel et régner avec Dieu, ayant enlevé quant et lui le gouvernail et le timon aux plus forts génies des plus excellents hommes, Louis XIV, sans plus attendre et vouloir se fier à aucun homme seul, a pris en main la charge de gouverner, entrepris tout de bon la connaissance de ses affaires, le maniement de son État, et l’application toute sérieuse à la conduite de ses sujets... »

C’est assez pour qu’on puisse apprécier l’esprit général de cet opuscule. Bornons-nous à reproduire maintenant ce qui a trait à l’œuvre de Molière et à Molière lui-même. On lit, à la page 47, ce qui suit :

« Sa Majesté est maintenant en son château royal de Fontainebleau,[3] qu’elle a pris très grand soin elle-même qu’il fût fait beau, délicieux, agréable, parfait et accompli de toutes parts, sans que rien n’y manque pour sa gloire : mais il n’y est allé qu’après une action héroïque et royale, véritablement digne de la grandeur de son cœur et de sa piété, et du respect qu’il a pour Dieu et pour l’Église, et qu’il rend volontiers aux ministres employés de leur part pour conférer les grâces nécessaires au salut. Un homme, ou plutôt un démon vêtu de chair et habillé en homme, et le plus signalé impie et libertin qui fût jamais dans les siècles passés, avait eu assez d’impiété et d’abomination pour faire sortir de son esprit diabolique une pièce toute prête d’être rendue publique, en la faisant monter sur le théâtre, à la dérision de toute l’Église, et au mépris du caractère le plus sacré et de la fonction la plus divine, et au mépris de ce qu’il y a de plus saint dans l’Église, ordonné du Sauveur pour la sanctification des âmes, à dessein d’en rendre l’usage ridicule, contemptible, odieux. Il méritait par cet attentat sacrilège et impie un dernier supplice exemplaire et public, et le feu même, avant-coureur de celui de l’enfer, pour expier un crime si grief de lèse-majesté divine, qui va à ruiner la religion catholique, en blâmant et jouant sa plus religieuse et sainte pratique, qui est la conduite et la direction des âmes et des familles par de sages guides et conducteurs pieux. Mais Sa Majesté, après lui avoir fait un sévère reproche, animé d’une juste colère, par un trait de sa clémence ordinaire, en laquelle il imite la douceur essentielle à Dieu, lui a, par abolition, remis son insolence et pardonné sa hardiesse démoniaque, pour lui donner le temps d’en faire pénitence publique et solennelle toute sa vie. Et afin d’arrêter avec succès la vue et le débit de sa production impie et irréligieuse et de sa poésie licencieuse et libertine. Elle lui a ordonné, sur peine de la vie, d’en supprimer et déchirer, étouffer et brûler tout ce qui en était fait, et de ne plus rien faire à l’avenir de si indigne et infamant, ni rien produire au jour de si injurieux à Dieu et outrageant l’Église, la religion, les sacrements, et les officiers les plus nécessaires au salut; lui déclarant publiquement, et à toute la terre, qu’on ne saurait rien faire ni dire qui lui soit plus désagréable et odieux, et qui le touche plus au cœur, que ce qui fait atteinte à l’honneur de Dieu, au respect de l’Église, au bien de la religion, à la révérence due aux sacrements, qui sont les canaux de la grâce que Jésus-Christ a méritée aux hommes par sa mort en la croix ; à la faveur desquels elle est transfuse et répandue dans les âmes des fidèles qui sont saintement dirigés et conduits. Sa Majesté pouvait-elle mieux faire contre l’impiété et cet impie, que de lui témoigner un zèle si sage et si pieux et une exécration d’un crime si infernal ? »

Le curé de Saint-Barthélémy obtint de présenter son livre à Louis XIV, et il n’est pas douteux que le passage qu’on vient de lire ne fût recommandé particulièrement à l’attention du monarque. Molière, de son côté, ne demeura pas un seul instant inactif. Loret, dans sa lettre du 24 mai, constate qu’il était déjà bruit des sollicitations, des plaintes, des démarches du poète-comédien ; le rédacteur de la Muse historique dit avec sa prudence ordinaire :

 

...Un quidam m’écrit,

Et ce quidam a bon esprit,

Que le comédien Molière,

Dont la muse n’est point anière,

Avait fait quelque plainte au roi,

Sans m’expliquer trop bien pourquoi,

Sinon que sur son Hypocrite

(Pièce, dit-on, de gi-and mérite

Et très fort au gré de la cour)

Maint censeur daube nuit et jour.

Afin de repousser l’outrage,

Il a fait coup sur coup voyage,

Et le bon droit représenté

De son travail persécuté ;

Mais de cette plainte susdite

N’ayant pas su la réussite,

Je veux encore être en ce cas

Disciple de Pythagoras,

Et sur un tel sujet me taire.

Ne sachant le fond de l’affaire.

 

Nous savons, par le registre de La Grange, que la troupe du Palais-Royal fut appelée à Fontainebleau pour contribuer aux divertissements offerts à monseigneur Chigi, légat du Saint-Père. Elle y séjourna du 21 juillet au 13 août. Il paraît que Molière, pendant ce séjour, trouva moyen de faire entendre au cardinal romain une lecture de la pièce proscrite, et qu’il eut quelque droit de se vanter d’avoir obtenu son approbation. C’est à la suite de ces circonstances qu’il présenta au roi le premier placet qu’on lira plus loin. Dans ce placet, il prend occasion des violences du curé de Saint-Barthélémy pour réclamer l’autorisation de jouer sa pièce et de mettre le public à même de prononcer sur l’innocence de l’ouvrage incriminé : « Votre Majesté a beau dire et M. le légat et MM. les prélats ont beau donner leur jugement, ma comédie, sans l’avoir vue, est diabolique, et diabolique mon cerveau ; je suis un démon vêtu de chair et habillé en homme... Les rois éclairés comme vous n’ont pas besoin qu’on leur marque ce qu’on souhaite ; ils voient comme Dieu ce qu’il nous faut, et savent mieux que nous ce qu’ils nous doivent accorder. » Ce dernier trait a paru choquant ; mais Molière ne faisait, comme on vient de le voir, qu’employer le langage de son accusateur. Quoi qu’il en soit, ce que Sa Majesté jugea à propos d’ordonner ne fut pas conforme aux vœux du poète, car le public fut privé encore d’admirer le Tartuffe.

Si, d’autre part, comme le prétendait Pierre Roulés, ordre avait été donné à Molière d’anéantir son œuvre, cet ordre ne recevait qu’une exécution fort imparfaite. Molière faisait partout des lectures de sa pièce, lui cherchant des protecteurs jusque dans les salons jansénistes. Bien mieux, deux nouvelles représentations eurent lieu dans l’automne de cette année 1664, devant des personnes royales. « Les trois premiers actes de cette comédie, dit La Grange dans l’édition de 1682, ont été représentés la deuxième fois à Villers-Cotterets, pour son Altesse Royale Monsieur, frère unique du roi, qui régalait Leurs Majestés et toute la cour, le 25 septembre de la même année 1664.[4] Cette comédie parfaite, entière et achevée en cinq actes, a été représentée la première et la seconde fois au château du Raincy près Paris, pour S. A. S. Monseigneur le Prince, le 29 novembre 1664[5] et le 8 novembre de l’année 1665. »

Pendant les années qui s’étaient écoulées depuis lors, la renommée du poète comique n’avait fait que s’étendre : il avait mis au jour le Misanthrope. Son crédit à la cour s’était affermi : l’activité avec laquelle il avait contribué, dans cet hiver de 1666-1667, aux divertissements prolongés du Ballet des Muses, lui donnait de nouveaux droits à la faveur royale. Aussi, l’été venu, pendant que Louis XIV était occupé à conquérir les Flandres, Molière, se faisant fort d’une espèce d’autorisation verbale qu’il avait obtenue, fit jouer le Tartuffe en le déguisant un peu ; la comédie fut intitulée l’Imposteur ; M. Tartuffe devint M. Panulphe ; on eut grand soin de mieux marquer le costume laïque du personnage : un petit chapeau, de grands cheveux, un grand collet, une épée et des dentelles sur tout l’habit. Quelques passages enfin furent supprimés ou adoucis. La représentation eut lieu le vendredi 5 août, dans ce Paris que la guerre et les chaleurs de l’été faisaient paraître désert. Il y eut une recette de 1 890 livres. Le lendemain, la pièce fut défendue par ordre du premier président du Parlement. Le 8, La Grange et La Thorillière partirent en poste pour aller présenter au roi, sous les murs de Lille, le second placet qu’on lira plus loin. Nous avons dit déjà quel fut le succès ou plutôt l’insuccès de cette démarche. Nous avons reproduit aussi l’ordonnance de l’archevêque de Paris qui, à la suite de la représentation du 5 août, fut dirigée contre la comédie de l’Imposteur. Le 20 du même mois, parut une lettre qui est une des pièces les plus importantes de ce long procès. L’auteur de cette lettre est inconnu ; quelques écrivains, MM. Grosley, Simonin, Taschereau, ont pensé que cet auteur n’était autre que Molière lui-même. « Pourquoi M. Bret, disait Grosley dans le Journal encyclopédique de février 1771, n’a-t-il pas inséré dans son édition de Molière la « Lettre sur la comédie de l’Imposteur » qui parut sous la date du 20 août 1667 ? Le ton de cette lettre, l’extrait du Tartuffe non encore imprimé, le point de vue sous lequel il est présenté, les aperçus sur la source du ridicule, la promptitude avec laquelle cette apologie fut composée, tout annonce la main et la plume de Molière. »

D’autres critiques, sentant bien qu’il n’y a aucune analogie entre le style de cette lettre et le style si personnel des préfaces de Molière, et que cette différence ne saurait être, comme on l’a parfois supposé, l’effet d’une dissimulation volontaire, ont cherché parmi les amis de Molière l’auteur de cette remarquable apologie, et ont soupçonné Chapelle. Rien de ce que l’on connaît de Chapelle ne permet de lui attribuer ce morceau.

Tout ce qu’on peut dire avec vraisemblance, c’est que cette lettre, à en juger par les détails et les explications qu’elle donne, dut partir de l’entourage très prochain de Molière ; peut-être même ne se tromperait-on pas en reconnaissant en quelques endroits l’inspiration de celui-ci : les passages sur l’emploi des termes de dévotion, sur l’efficacité de la raillerie scénique, sont d’un homme qui a médité profondément l’art théâtral. Molière eût certainement formulé moins lourdement ces réflexions ; mais l’auteur de la Lettre a pu lui devoir plusieurs de ces arguments où respire une philosophie toute particulière, dont fort peu des contemporains étaient capables.

La lettre sur l’Imposteur a nécessairement sa place marquée dans une édition de Molière. Elle offre, par l’analyse minutieuse qu’elle contient, le moyen de vérifier exactement ce qu’était le Tartuffe à la date de cette première représentation, et de juger des modifications qu’a pu subir la fameuse comédie avant d’être livrée à l’impression. Elle éclaircit plus d’un point difficile ; elle a, sur la valeur des situations dramatiques, sur l’intention des moindres paroles, sur les nuances de chaque caractère, telles observations qu’on dirait avoir été recueillies de la bouche du poète ; elle est enfin la source d’interprétation la plus sûre, la plus directe et la plus précieuse. On la trouvera à la suite du Tartuffe, et nous engageons le lecteur à en prendre connaissance.

Précipité du faîte qu’il avait cru atteindre, Molière, un peu ébranlé dans le premier instant, ne tarda pas à poursuivre sa route. De même que nous avons dû, pour raconter les destinées laborieuses de cette comédie, reprendre les événements plus de trois ans en deçà de l’époque où nous étions parvenu dans la série des créations du poète, nous sommes obligé maintenant d’aller au delà de cette époque et de devancer des œuvres qui sont réservées à notre prochain volume.

À la suite de cette échauffourée de 1667, l’histoire du Tartuffe n’offre aucun incident nouveau pendant près de deux années. Il n’y a à signaler qu’une représentation chez le grand Condé, au château de Chantilly, le 20 septembre 1668, en présence de Monsieur et de Madame d’Orléans. Molière avait donné dans le cours de cette année 1668 Amphitryon, George Dandin et l’Avare. Il gagnait sans cesse dans l’esprit du monarque. D’autre part, Louis XIV, ayant ses trente ans accomplis, « déjà glorieux et encore prudent, » comme dit M. Sainte-Beuve, était au plus beau moment de son règne. La paix d’Aix-la-Chapelle était signée depuis mai 1668 ; la paix de l’Église fut accordée en octobre. C’est à cette époque favorable que le Tartuffe obtint son libre essor. Le mardi 5 février 1669 il parut, avec permission, sur la scène du Palais-Royal, et sous son vrai nom de guerre, aux yeux des Parisiens qui s’étaient battus aux portes du théâtre pour voir cet excommunié et ce proscrit. Écoutons le successeur de Loret, à la date du 9 février 1669 :

 

À propos de surprise ici,

La mienne fut très grande aussi,

Quand mardi je sus qu’en lumière

Le beau Tartuffe de Molière[6]

Allait paraître, et qu’en effet,

Selon mon très ardent souhait,

Je le vis, non sans quelque peine,

Ce même jour-là sur la scène.

Car je vous jure en vérité

Qu’alors la curiosité

Abhorrant, comme la nature,

Le vide, en cette conjoncture,

Elle n’en laissa nulle part ;

Et que maints coururent hasard

D’être étouffés dedans la presse

Où l’on oyait crier sans cesse :

« Je suffoque, je n’en puis plus ;

Hélas ! monsieur Tartuffius,

Faut-il que de vous voir l’envie

Me coûte peut-être la vie ! »

Nul néanmoins n’y suffoqua,

Et seulement on disloqua

À quelques-uns manteaux et côtes.

À cela près, qui fut leur faute,

Car à la presse vont les fous,

On vit, en riant à tous coups,

Ce Tartuffe, cet hypocrite,

Lequel faisant la chattemite,

Sous un masque de piété

Déguise sa malignité,

Et trompe ainsi, séduit, abuse

Le simple, la dupe, la buse.

Ce Molière, par son pinceau,

En a fait le parlant tableau,

Avec tant d’art, tant de justesse,

Et, bref, tant de délicatesse.

Qu’il charme tous les vrais dévots,

Comme il fait enrager les faux.

Et les caractères au reste,

C’est une chose manifeste,

Sont tous si bien distribués

Et naturellement joués,

Que jamais nulle comédie

Ne fut aussi tant applaudie.

 

La vogue fut en effet extraordinaire. Les dix premières chambrées s’élevèrent aux chiffres suivants :

 

Mardi 5

2 860 livres

Vendredi 8   

2 045

Dimanche 10

1 895

Mardi 12

2 074

Vendredi 15

2 310

Dimanche 17

2 271

Mardi 19

1 978

Vendredi 22

2 278

Dimanche 24

1 657

Mardi 26

1 805[7]

 

 

Du 5 février au 9 avril, jour de la clôture, on donna uniquement le Tartuffe, et, outre les représentations publiques, on alla le jouer cinq fois en visite. Quarante-quatre représentations presque consécutives récompensèrent le poète des cinq années de lutte qu’il avait traversées. Le jour même de la résurrection de Tartuffe, Molière adressa à Louis XIV son troisième placet où il demande un canonicat pour un fort honnête médecin dont il a l’honneur d’être le malade ; et l’on a remarqué avec raison le sentiment de contentement profond et de profonde gratitude qui perce à travers ce badinage, bien fait aussi pour surprendre de la part du comédien parlant au roi.

Le Tartuffe ne fut point, comme l’avait été l’École des Femmes, attaqué sur son propre terrain, sur les scènes rivales. On connaît seulement une petite pièce en un acte en vers intitulée la Critique du Tartuffe, imprimée à la fin de l’année 1669. Il est douteux que cette pièce ait été jouée, ou, si elle le fut, elle n’eut probablement, comme il est dit dans le Journal du Théâtre français par de Mouhy,[8] « qu’un théâtre particulier, dans le faubourg Saint-Honoré, chez un seigneur dont on n’a pas retenu le nom. »

Une épître en vers, adressée à l’auteur de la Critique du Tartuffe, se lit en tête de cette satire ; on a cru y reconnaître la main qui rima le sonnet contre la Phèdre de Racine ; et Pradon, depuis Bret qui a le premier lancé cette conjecture, passe pour être l’auteur de ces vers qu’on ne lira peut-être pas sans curiosité. Voici « la lettre satirique sur le Tartuffe, écrite à l’auteur de la Critique. »

 

J’ai lu, cher Dorilas, la galante manière

Dont tu veux critiquer et Tartuffe et Molière ;

Et, sans t’importuner d’inutiles propos,

Je vais rimer aussi la critique en deux mots.

Dès le commencement, une vieille bigote

Querelle les acteurs, et sans cesse radote,

Crie, et n’écoute rien, se tourmente sans fruit.

Ensuite une servante y fait autant de bruit,

À son maudit caquet donne libre carrière,

Réprimande son maître et lui rompt eu visière,

L’étourdit, l’interrompt, parle sans se lasser ;

Un bon coup suffirait pour la faire cesser,

Mais on s’aperçoit bien que son maître, par feinte,

Attend, pour la frapper, qu’elle soit hors d’atteinte.

Surtout peut-on souffrir l’homme aux réalités,

Qui, pour se faire aimer, dit cent impiétés !

Débaucher une femme et coucher avec elle,

Chez ce galant bigot est une bagatelle.

À l’entendre, le ciel permet tous les plaisirs ;

Il en sait disposer au gré de ses désirs ;

Et, quoi qu’il puisse faire, il se le rend traitable.

Pendant ces beaux discours, Orgon sous une table,

Incrédule toujours, pour être convaincu,

Semble attendre en repos qu’on le fasse cocu.

Il se détrompe enfin, et comprend sa disgrâce,

Déteste le Tartuffe et pour jamais le chasse.

Après que l’imposteur a fait voir son courroux,

Après qu’on a juré de le rouer de coups,

Et d’autres incidents de cette môme espèce,

Le cinquième acte vient : il faut finir la pièce.

Molière la finit, et nous fait avouer

Qu’il en tranche le nœud qu’il n’a su dénouer.

Molière plaît assez, son génie est folâtre ;

Il a quelques talents pour le jeu du théâtre ;

Et, pour en bien parler, c’est un bouffon plaisant,

Qui divertit le monde en le contrefaisant.

Ses grimaces souvent causent quelques surprises ;

Toutes ses pièces sont d’agréables sottises.

Il est mauvais poète et bon comédien.

Il fait rire ; et de vrai, c’est tout ce qu’il fait bien.

Molière à son bonheur doit tous ses avantages :

C’est son bonheur qui fait le prix de ses ouvrages.

Je sais que le Tartuffe a passé son espoir,

Que tout Paris en foule a couru pour le voir ;

Mais, avec tout cela, quand on l’a vu paraître,

On l’a tant applaudi, faute de le connaître.

Un si fameux succès ne lui fut jamais dû,

Et s’il a réussi, c’est qu’on l’a défendu.

 

Quant à la Critique elle-même, c’est une parodie presque inintelligible et souvent fort grossière des principales scènes de la comédie de Molière. Citons seulement quelques vers qui montrent ce qu’on osait dire encore du poète à une époque où il avait produit ses plus admirables chefs-d’œuvre. On lit à la scène XI :

 

Je sais que c’est à tort qu’il a des envieux.

Que diable ? s’il pouvait, ne ferait-il pas mieux ?

Et, quoiqu’il plaise à faux, en est-il moins louable ?

Je sais qu’il fait des vers qui le rendent pendable ;

Que tous ses incidents, chez lui tant rebattus,

Sont nés en Italie, et par lui revêtus ?

Et, dans son cabinet, que sa muse en campagne,

Vole, dans mille auteurs, les sottises d’Espagne.

Mais le siècle le souffre ; et, malgré ma raison,

Le pauvre homme !... pour moi, je signe son pardon.

 

N’est-ce pas là un singulier exemple d’impertinence et d’effronterie ?

Les orages que souleva le Tartuffe dans la société religieuse du XVIIe siècle furent d’une extrême violence ; des esprits conciliants essayèrent bien de prendre l’ouvrage par le bon côté ; Saint-Évremond, par exemple, écrivait à un ami : « Je viens de lire le Tartuffe, c’est le chef-d’œuvre de Molière. Je ne sais pas comment on a pu en empêcher si longtemps la représentation. Si je me sauve, je lui devrai mon salut. La dévotion est si raisonnable dans la bouche de Cléante, qu’elle me fait renoncer à toute ma philosophie ; et les faux dévots sont si bien dépeints, que la honte de leur peinture les fera renoncer à l’hypocrisie. Sainte piété, que vous allez apporter de bien au monde ! » Mais ce sentiment optimiste ne prévalut pas. Des protestations nombreuses s’élevèrent. Nous avons donné le fragment du sermon de Bourdaloue sur l’Hypocrisie, où il condamne éloquemment l’œuvre de Molière, alors dans sa nouveauté. Depuis cette époque, il s’est livré sur ce terrain, désavantageux pour un parti, avantageux pour l’autre, un combat qui n’a jamais été interrompu que par intervalles. Nous trouvons dans une récente publication les réflexions suivantes où Goethe caractérise, à son point de vue, mais très simplement, ce qui s’est passé à l’égard de cette comédie :[9]

« Le Tartuffe de Molière excite notre haine ; c’est un criminel qui feint hypocritement la piété et la moralité pour porter dans une famille bourgeoise toute espèce de ruine ; le dénouement par la police est donc très naturel et très bien accueilli. Dans les derniers temps, cette pièce a été reprise et remise en honneur, parce qu’elle servait à révéler les menées secrètes d’une certaine classe d’hommes qui menaçait de pervertir le gouvernement. Ce n’était pas du tout la beauté et le génie de cette œuvre que l’on apercevait et que l’on applaudissait : la pièce n’était qu’une arme hostile ; les partis étaient en lutte, l’un voulait se défendre contre les maux que l’autre cherchait à répandre. Ce qui paraissait saillant dans la pièce, c’était le sujet qui est toujours vivant, et qui, grâce à l’art avec lequel il est traité, conserve toujours son effet. »

Nous ne reproduirons pas les jugements divers et opposés qui ont été prononcés sur la portée morale et sociale de cette comédie. Il peut être intéressant toutefois de rappeler, ne serait-ce que pour expliquer les hésitations de Louis XIV, l’opinion exprimée par Napoléon Ier :

« Après dîner, dit l’auteur du Mémorial de Sainte-Hélène, l’empereur nous a lu le Tartuffe ; mais il n’a pu l’achever, il se sentait trop fatigué ; il a posé le livre, et, après le juste tribut d’éloges donné à Molière, il a terminé d’une manière à laquelle nous ne nous attendions pas : « Certainement, a-t-il dit, l’ensemble du Tartuffe est de main de maître, c’est un des chefs-d’œuvre d’un homme inimitable ; toutefois cette pièce porte un tel caractère, que je ne suis nullement étonné que son apparition ait été l’objet de fortes négociations à Versailles, et de beaucoup d’hésitation dans Louis XIV. Si j’ai droit de m’étonner de quelque chose, c’est qu’il l’ait laissé jouer ; elle présente, à mon avis, la dévotion sous des couleurs si odieuses ; une certaine scène offre une situation si décisive, si complètement indécente, que, pour mon propre compte, je n’hésite pas à dire que, si la pièce eût été faite de mon temps, je n’en aurais pas permis la représentation. »

Ce qui est constant, c’est que le Tartuffe a été surtout un événement considérable, un fait historique dont le développement, après deux siècles, est à peine épuisé. Il a, de ce rôle et de cette influence, tiré une valeur à part et toujours discutée. Mais tous les esprits, ceux mêmes dont le jugement est le moins libre et le plus combattu sous d’autres rapports, se sont toujours ralliés dans une juste admiration pour le chef-d’œuvre littéraire.

Passons maintenant aux renseignements que nous devons fournir au lecteur sur la publication du Tartuffe. Molière livra presque immédiatement sa pièce à l’impression. Voici le titre de la première édition, qui parut au mois de mars :

« Le Tartuffe ou l’Imposteur, comédie par J.-B. P. de Molière. Imprimé aux despens de l’autheur, et se vend à Paris, chez Jean Ribou, au Palais, vis-à-vis de l’église de la Sainte-Chapelle, à l’image S. Louis. 1669. Avec privilège du roi. » Extrait du privilège : « Par grâce et privilège du roi, donné à Paris le 15e jour de mars 1669... il est permis à J.-B. P. de Molière de faire imprimer, vendre et débiter une pièce de théâtre de sa composition intitulée l’Imposteur, pendant le temps et espace de dix années. » Achevé d’imprimer pour la première fois le 23 mars 1669.

Cette première édition contient la préface, excellent morceau de polémique, que M. Sainte-Beuve a comparé, pour le fond et pour la forme, à certaines pages des Provinciales. Robinet, le 6 avril, annonçait la mise en vente dans les termes suivants :

 

Monsieur Tartuffe ou le pauvre homme !

Ce qui les faux dévots assomme,

Devient public plus que jamais.

Comme au théâtre désormais

Il se montre chez le libraire,

Qui vend l’écu chaque exemplaire ;

Et de sa boutique, en un mot,

En doive crever tout cagot,

Il va produire leur peinture,

En belle et fine miniature,

Par tous les lieux de l’univers.

Ô, pour eux, l’étrange revers !

 

Qu’aurait dit le timide Loret, s’il avait pu entendre son successeur s’exprimer avec une telle rudesse ?

Le frontispice de l’édition nous apprend que Molière avait fait les frais d’impression ; il n’en faudrait nullement conclure, comme on l’a fuit avec une indignation inopportune, que pas un libraire ne voulut s’en charger. Il y a tout lieu de croire, au contraire, que l’arrangement que prit l’auteur était favorable à ses intérêts. Plusieurs de nos écrivains modernes n’ont-ils pas suivi cet exemple ?

La deuxième édition parut moins de trois mois après la première : « Le Tartuffe ou l’Imposteur, comédie par J.-B. P. de Molière. À Paris, chez Jean Ribou, au Palais, vis-à-vis la porte de l’église de la Sainte-Chapelle, à l’image S. Louis. 1669. Avec privilège du roi. » Achevé d’imprimer le 6 juin 1669.

La mention « imprimé aux dépens de l’auteur » a disparu, et l’extrait du privilège est suivi de cette déclaration : « Ledit sieur Molière a cédé son droit de privilège à Jean Ribou, marchand libraire à Paris, pour en jouir suivant l’accord fait entre eux. » C’est probablement pour cette seconde édition que Molière reçut la somme de deux cents pistoles, somme que, suivant Gabriel Guéret dans sa Promenade de Saint-Cloud, le libraire trouvait trop forte et « commençait à regretter. » Cette deuxième édition contenait de plus que la première les trois placets au roi, précédés du court avis du libraire au lecteur qu’on lira plus loin.

La troisième édition est à la date de 1673 : « Le Tartuffe ou l’Imposteur, comédie par J.-B. P. Molière. À Paris, chez Claude Barbin, au Palais, sur le second perron de la S. Chapelle. 1673. Avec privilège du roi. » Achevé d’imprimer le 15 mai 1673. L’extrait du privilège est suivi de cette nouvelle déclaration : « Le privilège ci-dessus a été cédé à Claude Barbin, suivant les actes passés par-devant notaires. » Cette troisième édition comprend tout ce que contenait la précédente. Des exemplaires de l’une et de l’autre sont ornés d’une gravure qui représente Orgon sortant de dessous la table.

Le texte qui vient ensuite est celui de 1682. La Grange et Vinot ont, au-dessous du faux-titre, retracé avec beaucoup de précision l’historique de la représentation de cette pièce. L’exemplaire ayant appartenu à La Reynie témoigne qu’aucun carton ne fut alors exigé par la censure.

Nous reproduisons le texte de la première édition ; nous donnons les variantes des trois autres. Ces variantes sont, du reste, fort peu considérables. Le Tartuffe fut mis au jour par Molière avec un soin qu’il n’apporta pas, comme nous avons eu l’occasion de le remarquer, à la publication de toutes ses pièces. La leçon primitive du Tartuffe ayant été fort correctement établie, on n’y toucha plus, et l’on verra que les différences que présentent entre elles les éditions successives sont, pour le sens, presque insignifiantes. L’œuvre où il eût été le plus intéressant de saisir quelques hésitations de l’expression ou de la pensée, est celle où l’on en trouve le moins de traces : imprimée tardivement, elle nous apparaît plus qu’aucune autre dans un état de perfection immédiate et définitive.

 


[1] Tels qu’il convient aux ministres de Dieu.

[2] Nous avons par erreur rattaché à ce titre les mots de Conrart « contre la comédie de l’Hypocrite que Molière a faite et que Sa Majesté lui a défendu de représenter. » Nous ne voulions, dans notre Étude générale sur Molière, que constater l’existence du livre du curé de Saint-Barthélémy. M. Taschereau nous a prêté à tort l’intention de nous approprier la découverte de cet ouvrage, cité, sans référence, par tous les érudits qui depuis trente ans se sont occupés de Molière. Nous n’avons pas plus songé à découvrir le Roi glorieux au monde que les Observations du sieur de Rochemont qui lui font compagnie ; et, malgré une revendication trop prompte et faite en un style plus agressif que ne le voudrait peut-être le bon goût, il ne nous en coûtera nullement de reconnaître l’initiative qu’a eue M. Taschereau sur ce point, ainsi qu’on le verra à l’article de la bibliographie consacré à l’opuscule de Pierre Roulés.

[3] Ces mots fixent entre le 16 mai et le 13 août 1664 la date de cet ouvrage.

[4] On lit en effet sur le registre de la troupe tenu par le même La Grange : « La troupe est partie pour Villers-Cotterets le samedi vingtième septembre, et est revenue le vingt-septième dudit mois ; (elle) a été pendant huit jours en voyage. Par ordre de Monsieur. On y a joué Sertorius et le Cocu imaginaire, l’École des Maris et l’Impromptu, la Thébaïde, les Fâcheux et les trois premiers actes de Tartuffe. La troupe a été nourrie. Reçu 2 000 livres. »

[5] Cette première représentation est constatée sur le registre par la mention suivante : « Le samedi, 29 novembre, la troupe est allée au Raincy, maison de plaisance de madame la princesse Palatine, près Paris, par ordre de monseigneur le prince de Condé, pour y jouer Tartuffe en cinq actes. Reçu 1 100 livres. »

[6] Autrement l’Imposteur. (Note de l’auteur.)

[7] Les dernières représentations du Tartuffe qu’on trouve inscrites sur le registre de La Grange sont bien loin de ces chiffres brillants et révèlent peut-être un changement dans les esprits. Le 2 avril 1685, le Tartuffe produit 206 livres ; le 3 mai, 182 livres ; et le 16 juin, 170 livres.

[8] Manuscrit de la Bibliothèque cité par M. Fournier (le Roman de Molière, p. 243).

[9] Conversations de Goethe recueillies par Eckermann, traduites par E. Délerot, tome Il, page 364.

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