La Vie de Jean-Baptiste Poquelin de Molière (Jean-Léonor LE GALLOIS DE GRIMAREST)

La vie de Jean-Baptiste Poquelin de Molière, très fameux comédien, tant que son Personnage de Théâtre que ses œuvres qu’il a composés. À Bruxelles, chez Jean de Smedt, 1706.

 

 

APROBATION

 

J’ai lu par ordre de Monseigneur le Chancelier LA VIE DE MOLIÈRE, et j’ai cru que le public la verrait avec plaisir, par l’intérêt qu’il prend à la mémoire d’un auteur si Illustre. FAIT à Paris ce quinzième Décembre 1704.

 

 

 

Il y a lieu de s’étonner que personne n’ait encore recherché la Vie de Monsieur de Molière pour nous la donner. On doit s’intéresser à la mémoire d’un homme qui s’est rendu si illustre dans son genre. Quelles obligations notre Scène comique ne lui a-t-elle pas ? Lorsqu’il commença à travailler, elle était-destituée d’ordre, de mœurs, de goût, de-caractères ; tout y était vicieux. Et nous sentons assez souvent aujourd’hui que sans ce Génie supérieur le Théâtre comique serait peut-être encore dans cet affreux chaos, d’où il l’a tiré par la force de son imagination aidée d’une profonde lecture, et de ses réflexions, qu’il a toujours heureusement mises en œuvre. Ses Pièces représentées sur tant de Théâtres, traduites en tant de langues, le feront admirer autant de siècles que la Scène durera. Cependant on ignore ce grand Homme ; et les faibles crayons, qu’on nous en a donnez, sont tous manquez ; ou si peu recherchez, qu’ils ne suffisent pas pour le faire connaitre tel qu’il était. Le public est rempli d’une infinité de fausses Histoires à son occasion. Il y a peu de personnes de son temps, qui pour se faire honneur d’avoir figuré avec lui, n’inventent des aventures qu’ils prétendent avoir eues ensemble. J’en ai eu plus de peine à développer la vérité ; mais je la rends sur des mémoires très assurez et je n’ai point épargné les soins pour n’avancer rien de douteux. J’ai écarté aussi beaucoup de faits domestiques, qui sont communs à toutes sortes de personnes ; mais je n’ai point négligé ceux qui peuvent réveiller mon Lecteur. Je me flatte que le public me saura bon gré d’avoir travaillé : je lui donne la Vie d’une personne qui l’occupe si souvent ; d’un Auteur inimitable, dont le souvenir touche tous ceux qui ont le discernement assez heureux pour sentir à la lecture, ou à la représentation de ses Pièces, toutes les beautés qu’il y a répandues.

Monsieur de Molière se nommait Jean-Baptiste Pocquelin ; il était fils et petit-fils de Tapissiers, Valets-de-Chambre du Roy Louis XIII. Ils avaient leur boutique sous les piliers des Halles, dans une maison qui leur appartenait en propre. Sa Mère s’appelait Boudet elle était aussi fille d’un Tapissier, établi sous les mêmes piliers des Halles.

Les parents de Molière l’élevèrent pour être Tapissier ; et ils le firent recevoir en survivance de la Charge du Père dans un âge peu avancé ils n’épargnèrent aucuns soins pour le mettre en état de la bien exercer ; ces bonnes Gens n’ayant pas de sentiments qui dussent les engager à destiner leur enfant à des occupations plus élevées de sorte qu’il resta dans la boutique jusqu’à l’âge de quatorze ans ; et ils se contentèrent de lui faire apprendre à lire et à écrire pour les besoins de sa profession.

Molière avait un grand-Père, qui l’aimait éperdument ; et comme ce bon homme avait de la passion pour la Comédie, il y menait souvent le petit Pocquelin, à l’Hôtel de Bourgogne. Le Père qui appréhendait que ce plaisir ne dissipât son fils, et ne lui ôtât toute l’attention qu’il devait à son métier, demanda un jour à ce bon homme pourquoi il menait si souvent son petit-fils au spectacle ? Avez-vous, lui dit-il, avec un peu d’indignation, envie d’en faire un Comédien ? – Plût à Dieu lui répondit le grand-Père, qu’il fût aussi bon Comédien que Belleroze. (C’était un fameux Acteur de ce temps là). Cette réponse frappa le jeune homme, et sans pourtant qu’il eût d’inclination déterminée, elle lui fit naitre du dégoût pour la profession de Tapissier s’imaginant que puisque son grand-Père souhaitait qu’il pût être Comédien, il pouvait aspirer à quelque chose de plus qu’au métier de son Père.

Cette prévention s’imprima tellement dans son esprit, qu’il ne restait dans la boutique qu’avec chagrin de manière que revenant un jour de la Comédie, son Père lui demanda pourquoi il était si mélancolique depuis quelque temps ? Le petit Pocquelin ne put tenir contre l’envie qu’il avait de déclarer ses sentiments à son Père il lui avoua franchement qu’il ne pouvait s’accommoder de sa Profession ; mais qu’il lui ferait un plaisir sensible de le faire étudier. Le Grand-Père, qui était présent à cet éclaircissement, appuya par de bonnes raisons l’inclination de son Petit-fils, Le Père s’y rendit, et se détermina à l’envoyer au Collège des Jésuites.

Le jeune Pocquelin était né avec de si heureuses dispositions pour les études, qu’en cinq années de temps il fit non seulement ses humanités, mais encore sa Philosophie.

Ce fut au Collège qu’il fit connaissance avec deux hommes illustres de notre temps, Monsieur de Chapelle et Monsieur Bernier.

Chapelle était fils de Monsieur Luillier, sans pouvoir être son héritier de droit ; mais il aurait pu lui laisser les grands biens qu’il possédait, si par la suite il ne l’avait reconnu incapable de les gouverner. Il se contenta de lui laisser seulement 8000 livres de rente entre les mains de personnes qui les lui payaient régulièrement.

Monsieur Luillier n’épargna rien pour donner une belle éducation à Chapelle, jusqu’à lui choisir pour précepteur le célèbre Monsieur de Gassendi ; qui ayant remarqué dans Molière toute la docilité et toute la pénétration nécessaires pour prendre les connaissances de la Philosophie, se fit un plaisir de la lui enseigner en même temps qu’à Messieurs de Chapelle et Bernier.

Cyrano de Bergerac, que son Père avait envoyé à Paris sur sa propre conduite, pour achever ses études, qu’il avait assez mal commencées en Gascogne, se glissa dans la Société des Disciples de Gassendi, ayant remarqué l’avantage considérable qu’il en tirerait. Il y fut admis cependant avec répugnance l’esprit turbulent de Cyrano ne convenait point avec de jeunes gens, qui avaient déjà toute la justesse d’esprit que l’on peut souhaiter dans des personnes toutes formées. Mais le moyen de se débarrasser d’un jeune homme aussi insinuant, aussi vif, aussi gascon que Cyrano ? Il fut donc reçu aux études et aux conversations que Gassendi conduisait avec les personnes que je viens de nommer. Et comme ce même Cyrano était très avide de savoir, et qu’il avait une mémoire fort heureuse, il profitait de tout ; et il se fit un fond de bonnes choses, dont il tira avantage dans la suite. Molière aussi ne s’est il pas fait un scrupule de placer dans ses ouvrages plusieurs pensées, que Cyrano avait employées auparavant dans les siens ? Il m’est permis, disait Molière, de reprendre mon bien où je le trouve.

Quand Molière eut achevé ses études, il fut obligé, à cause du grand âge de son Père, d’exercer sa Charge pendant quelque temps ; et même il fit le voyage de Narbonne à la suite de Louis XIII. La Cour ne lui fit pas perdre le goût qu’il avait pris dès sa jeunesse pour la Comédie : ses études n’avaient même servi qu’à l’y entretenir. C’était assez la coutume dans ce temps-là de représenter des Pièces entre amis ; quelques Bourgeois de Paris formèrent une Troupe, dont Molière était ; ils jouèrent plusieurs fois pour se divertir. Mais ces Bourgeois ayant suffisamment rempli leur plaisir, et s’imaginant être de bons Acteurs, s’avisèrent de tirer du profit de leurs représentations. Ils pensèrent bien sérieusement aux moyens d’exécuter leur dessein et après avoir pris toutes leurs mesures, ils s’établirent dans le jeu de paume de la Croix blanche, au Faubourg Saint Germain. Ce fut alors que Molière prit le nom qu’il a toujours porté depuis. Mais lorsqu’on lui a demandé ce qui l’avait engagé à prendre celui-là plutôt qu’un autre, jamais il n’en a voulu dire la raison, même à ses meilleurs amis.

L’établissement de cette nouvelle Troupe de Comédiens n’eut point de succès, parce qu’ils ne voulurent point suivre les avis de Molière, qui avait le discernement et les vues beaucoup plus justes, que des gens qui n’avaient pas été cultivez avec autant de soin que lui.

Un Auteur grave nous fait un Conte au sujet du parti que Molière avait pris, de jouer la Comédie. Il avance que sa famille alarmée de ce dangereux dessein, lui envoya un Ecclésiastique, pour lui représenter qu’il perdait entièrement l’honneur de sa famille qu’il plongeait ses Parents dans de douloureux déplaisirs et qu’enfin il risquait son salut d’embrasser une profession contre les bonnes mœurs, et condamnée par l’Église mais qu’après avoir écouté tranquillement l’Ecclésiastique, Molière parla à son tour avec tant de force en faveur du Théâtre, qu’il séduisit l’esprit de celui qui le voulait convertir, et l’emmena avec lui pour jouer la Comédie. Ce fait est absolument inventé par les personnes de qui Monsieur P** peut l’avoir pris pour nous le donner. Et quand je n’en aurais pas de certitude, le Recteur à la première réflexion présumera avec moi que ce fait n’a aucune vraisemblance. Il est vrai que les Parents de Molière essayèrent par toutes sortes de voies de le détourner de sa résolution ; mais ce fut inutilement ; sa passion pour la Comédie l’emportait sur toutes leurs raisons.

Quoique la Troupe de Molière n’eût point réussi cependant pour peu qu’elle avait paru, elle lui avait donné occasion suffisamment de faire valoir dans le monde les dispositions extraordinaires qu’il avait pour le Théâtre. Et Monsieur le Prince de Conti, qui l’avait fait venir plusieurs fois jouer dans son Hôtel, l’encouragea. Et voulant bien l’honorer de sa protection, il lui ordonna de le venir trouver en Languedoc avec sa Troupe, pour y jouer la Comédie.

Cette Troupe était composée de la Béjart, de ses deux frères, de Gros René, de Duparc, de sa femme, d’un Pâtissier de la rue Saint Honoré, Père de la Damoiselle de la G**, femme-de-chambre de la De-Brie ; celle-ci était aussi de la Troupe avec son mari, et quelques autres.

Molière en formant sa Troupe, lia une forte amitié avec la Béjart, qui avant qu’elle le connût, avait eu une petite Fille de Monsieur de Modène, Gentilhomme d’Avignon, avec qui j’ai su, par des témoignages très assurés, que la Mère avait contracté un mariage caché. Cette petite fille accoutumée avec Molière, qu’elle voyait continuellement, l’appela son mari, dès qu’elle sut parler et à mesure qu’elle croissait, ce nom déplaisait moins à Molière, mais cela ne paraissait à personne tirer à aucune conséquence. La Mère ne pensait à rien moins qu’à ce qui arriva dans la suite ; et occupée seulement de l’amitié qu’elle avait pour son prétendu gendre, elle ne voyait rien qui dût lui faire faire des réflexions.

Molière partit avec sa Troupe, qui eut bien de l’applaudissement en passant à Lyon, en 1653, où il donna au public l’Étourdi, la première de ses Pièces, qui eut autant de succès qu’il en pouvait espérer. La Troupe passa en Languedoc, où Molière fut reçu très favorablement de Monsieur le Prince de Conti, qui eut la bonté de donner des appointements à ces Comédiens.

Molière s’acquit beaucoup de réputation dans cette Province, par les trois premières Pièces de sa façon qu’il fit paraître l’Étourdi, le Dépit amoureux, et les Précieuses ridicules. Ce qui engagea d’autant plus Monsieur le Prince de Conti à l’honorer de sa bienveillance, et de ses bienfaits : ce Prince lui confia la conduite des plaisirs et des spectacles qu’il donnait à la Province, pendant qu’il en tint les États. Et ayant remarqué en peu de temps toutes les bonnes qualités de Molière, son estime pour lui alla si loin, qu’il le voulut faire son Secrétaire. Mais il aimait l’indépendance, et il était si rempli du désir de faire valoir le talent qu’il se connaissait, qu’il pria Monsieur le Prince de Conti de le laisser continuer la Comédie ; et la place qu’il aurait remplie fut donnée à Monsieur de Simoni. Ses amis le blâmèrent de n’avoir point accepté un emploi si avantageux. Eh ! Messieurs, leur dit-il, a ne nous déplaçons jamais ; je suis passable Auteur, si j’en crois la voix publique ; je puis être un fort mauvais Secrétaire. Je divertis le Prince par les spectacles que je lui donne je le rebuterai par un travail sérieux, et mal conduit. Et pensez-vous d’ailleurs, ajouta-t-il, qu’un Misanthrope comme moi, capricieux si vous voulez, soit propre auprès d’un Grand, je n’ai pas les sentiments assez flexibles pour la domesticité. Mais plus que tout cela, que deviendront ces pauvres gens que j’ai amenés de si loin ? Qui les conduira ? Ils ont compté sur moi ; et je me reprocherais de les abandonner. Cependant j’ai su que la Béjart, lui aurait fait le plus de peine à quitter ; et cette femme, qui avait tout pouvoir sur son esprit, l’empêcha de suivre Monsieur le Prince de Conti. De son côté, Molière était ravi de se voir le Chef d’une Troupe ; il se faisait un plaisir sensible de conduire sa petite République : il aimait à parler en public, il n’en perdait jamais l’occasion ; jusques-là que s’il mourait quelque domestique de son Théâtre, ce lui était un sujet de haranguer pour le premier jour de Comédie. Tout cela lui aurait manqué chez Monsieur le Prince de Conti.

Après quatre ou cinq années de succès dans la Province, la Troupe résolut de venir à Paris. Molière sentit qu’il avait assez de force pour y soutenir un Théâtre comique ; et qu’il avait assez façonné ses Comédiens pour espérer d’y avoir un plus heureux succès que la première fois. Il s’assurait aussi sur la protection de Monsieur le Prince de Conti.

Molière quitta donc le Languedoc avec sa Troupe : Mais il s’arrêta à Grenoble, où il joua pendant tout le Carnaval. Après quoi ces Comédiens vinrent à Rouen, afin qu’étant plus à portée de Paris, leur mérite s’y répandit plus aisément. Pendant ce séjour, qui dura tout l’Été, Molière fit plusieurs voyages à Paris, pour se préparer une entrée chez Monsieur, qui lui ayant accordé sa protection, eut la bonté de le présenter au Roi et à la Reine Mère.

Ces Comédiens eurent l’honneur de représenter la pièce de Nicomède devant leurs Majestés au mois d’Octobre 1658. Leur début fut heureux et les Actrices sur tout furent trouvées bonnes. Mais comme Molière sentait bien que sa Troupe ne l’emporterait pas pour le sérieux sur celle de l’Hôtel de Bourgogne, après la Pièce il s’avança sur le Théâtre, et fit un remerciement à Sa Majesté, et la supplia d’agréer qu’il lui donnât un des petits divertissements, qui lui avaient acquis un peu de réputation dans les Provinces. En quoi il comptait bien de réussir, parce qu’il avait accoutumé sa Troupe à jouer sur le champ de petites Comédies, à la manière des Italiens. Il en avait deux entre autres, que tout le monde en Languedoc, jusqu’aux personnes les plus sérieuses, ne se lassaient point de voir représenter. C’étaient les trois Docteurs Rivaux, et le Maitre d’École, qui étaient entièrement dans le goût Italien.

Le Roi parut satisfait du compliment de Molière, qui l’avait travaillé avec soin et Sa Majesté voulut bien qu’il lui donnât la première de ces deux petites Pièces, qui eut un succès favorable. Le jeu de ces Comédiens fut d’autant plus goûté, que depuis quelque temps on ne jouait plus que des Pièces sérieuses à l’Hôtel de Bourgogne le plaisir des petites Comédies était perdu.

Le divertissement que cette Troupe venait de donner à Sa Majesté, lui ayant plu, elle voulut qu’elle s’établit à Paris et pour faciliter cet établissement, le Roi eut la bonté de donner le petit Bourbon à ces Comédiens, pour jouer alternativement avec les Italiens. On sait qu’ils passèrent en 1660 au Palais Royal, et qu’ils prirent le titre de Comédiens de Monsieur.

Molière, qui en homme de bon sens, se défiait toujours de ses forces, eut peur alors que ses ouvrages n’eussent pas du public de Paris autant d’applaudissement que dans les Provinces. Il appréhendait de trouver dans ce Parterre, qui ne passait rien de défectueux dans ce temps-là, non plus qu’en celui-ci, des esprits qui ne fussent pas plus contents de lui, qu’il l’était lui-même. Et si sa Troupe dans les commencements ne l’avait excité à profiter des heureuses dispositions qu’elle lui connaissait pour le Théâtre Comique, peut-être ne se serait-t-il pas hasardé de livrer ses ouvrages au public. Je ne comprends pas, disait-il, à ses camarades en Languedoc, comment des personnes d’esprit prennent du plaisir à ce que je leur donne ; mais je sais bien qu’en leur place, je n’y trouverais aucun goût. Eh ! ne craignez rien, lui répondit un de ses amis ; l’homme qui veut rire se divertit de tout, le Courtisan, comme le peuple. Les Comédiens le rassurèrent à Paris, comme dans la Province ; et ils commencèrent à représenter dans cette grande Ville, le 3 de Novembre 1658. L’Étourdi, la première de ses Pièces, qu’il fit paraître dans ce même mois, et le Dépit amoureux qu’il donna au mois de Décembre suivant, furent reçus avec applaudissement : et Molière enleva tout-à-fait l’estime du public en 1659, par les Précieuses ridicules ; Ouvrage qui fit alors espérer de cet Auteur les bonnes choses qu’il nous a données depuis. Cette Pièce fut représentée au simple la première fois ; mais le jour suivant on fut obligé de la mettre au double, à cause de la foule incroyable, qui y avait été le premier jour. Et cette Pièce, de même que l’Étourdi et le Dépit amoureux, quoique jouée dans les Provinces pendant longtemps, eut cependant à Paris tout le mérite de la nouveauté.

Les Précieuses furent jouées pendant quatre mois de suite. Monsieur Ménage, qui était à la première représentation de cette Pièce, en jugea favorablement. Elle fut jouée, dit-t-il, avec un applaudissement général, et j’en fus si satisfait en mon particulier que je vis dès lors l’effet qu’elle allait produire Monsieur, dis-je, à Monsieur Chapelain, en sortant de la Comédie, nous approuvions vous et moi toutes les sottises qui viennent d’être critiquées si finement, et avec tant de bon sens mais croyez-moi, il nous faudra brûler ce que nous avons adoré, et adorer ce que nous avons brûlé. Cela arriva, comme je l’avais prédit, et dès cette première représentation l’on revint du galimatias, et du style forcé.

Un jour, que l’on représentait cette Pièce, un Vieillard s’écria du milieu du. Parterre : courage, courage, Molière, voilà la bonne Comédie. Ce qui fait bien connaitre que le Théâtre Comique était alors bien négligé et que l’on était fatigué de mauvais ouvrages avant Molière ; comme nous l’avons été après l’avoir perdu.

Cette Comédie eut cependant des critiques on disait que c’était une charge un peu forte. Mais Molière connaissait déjà le point de vue du Théâtre, qui demande de gros traits pour affecter le public ; et ce principe lui a toujours réussi dans tous les caractères qu’il a voulu peindre.

Le 28 Mars 1660, Molière donna pour la première fois le Cocu imaginaire, qui eut beaucoup de succès. Cependant les petits Auteurs Comiques de ce temps-là, alarmés de la réputation que Molière commençait à se former, faisaient tout leur possible pour décrier sa Pièce. Quelques personnes savantes et délicates répandaient aussi leur critique. Le titre de cet ouvrage, disaient-ils, n’est pas noble ; et puisqu’il a pris presque toute cette Pièce chez les Étrangers, il pouvait choisir un sujet qui lui fit plus d’honneur. Le commun des gens ne lui tenait pas compte de cette Pièce comme des Précieuses ridicules ; les caractères de celle-là ne les touchaient pas aussi vivement que ceux de l’autre. Cependant malgré l’envie des Troupes, des Auteurs, et des personnes inquiètes, le Cocu imaginaire passa avec applaudissement dans le public. Un bon Bourgeois de Paris, vivant bien noblement ; mais dans les chagrins, que l’humeur et la beauté de sa femme lui avaient assez publiquement causés, s’imagina que Molière l’avait pris pour l’original de son Cocu imaginaire. Ce Bourgeois crut devoir en être offensé ; il en marqua son ressentiment à un de ses amis. Comment ! lui dit-t-il, un petit Comédien aura l’audace de mettre impunément sur le Théâtre un homme de ma sorte ? (Car le Bourgeois s’imagine être beaucoup plus au-dessus du Comédien, que le Courtisan ne croit être élevé au-dessus de lui.) Je m’en plaindrai, ajouta-t-il : en bonne police, on doit réprimer l’insolence de ces gens-là : ce sont les pestes d’une Ville ; ils observent tout pour le tourner en ridicule. L’ami, qui était homme de bon sens, et bien informé, lui dit, eh ! Monsieur, si Molière a eu intention sur vous, en faisant le Cocu imaginaire, de quoi vous plaignez-vous ? Il vous a pris du beau côté ; et vous seriez bien heureux d’en être quitte pour l’imagination. Le Bourgeois, quoique peu satisfait de la réponse de son ami, ne laissa pas d’y faire quelque réflexion, et ne retourna plus au Cocu imaginaire.

Molière ne fut pas heureux dans la seconde Pièce nouvelle qu’il fit paraître à Paris le 4 Février 1661. Dom Garcie de Navarre, ou le Prince jaloux, n’eut point de succès. Molière sentit, comme le public, le faible de sa Pièce. Aussi ne la fit-il pas imprimer ; et on ne l’a ajoutée à ses ouvrages qu’après sa mort.

Ce peu de réussite releva ses ennemis ; ils espéraient qu’il tomberait de lui-même, et que comme presque tous les Auteurs comiques, il serait bientôt épuisé. Mais il n’en connut que mieux le goût du temps : il s’y accommoda entièrement dans l’École des Maris, qu’il donna le 24 Juin 1661. Cette Pièce qui est une de ses meilleures, confirma le public dans la bonne opinion qu’il avait connue de cet excellent Auteur. On ne douta plus que Molière ne fût entièrement maitre du Théâtre dans le genre qu’il avait choisi. Ses envieux ne purent pourtant s’empêcher de parler mal de son ouvrage. Je ne vois pas, disait un Auteur Contemporain, qui ne réussissait point, où est le mérite de l’avoir fait ce sont les Adelphes de Térence ; il est aisé de travailler en y mettant si peu du sien, et c’est se donner de la réputation à peu de frais. On n’écoutait point les personnes qui parlaient de la sorte ; et Molière eut lieu d’être satisfait du public, qui applaudit fort à sa Pièce ; c’est aussi une de celles que l’on verrait encore représenter aujourd’hui avec le plus de plaisir, si elle était jouée avec autant de feu et de délicatesse qu’elle l’était du temps de l’Auteur.

Les Fâcheux, qui parurent à la Cour au mois d’Août 1661, et à Paris le 4 du mois de Novembre suivant, achevèrent de donner à Molière la supériorité sur tous ceux de son temps qui travaillaient pour le Théâtre Comique. La diversité de caractères dont cette Pièce est remplie, et la nature que l’on y voyait peinte avec des traits si vifs, enlevaient tous les applaudissements du public. On avoua que Molière avait trouvé la belle Comédie : il la rendait divertissante et utile. Cependant l’homme de Cour, comme l’homme de Ville, qui croyait voir le ridicule de son caractère sur le Théâtre de Molière, attaquait l’Auteur de tous côtés. Il outre tout, disait-t-on ; il est inégal dans ses peintures, il dénoue mal. Toutes les dissertations malines que l’on faisait sur ses Pièces, n’en empêchaient pourtant point le succès et le public était toujours de son côté.

On lit dans la Préface, qui est à la tête des Pièces de Molière, qu’elles n’avaient pas d’égales beautés, parce, dit-on, qu’il était obligé d’assujettir son génie à des sujets qu’on lui prescrivait, et de travailler avec une très grande précipitation. Mais je sais par de très bons mémoires qu’on ne lui a jamais donné de sujets. Il en avait un magasin d’ébauchez par la quantité de petites farces qu’il avait hasardées dans les Provinces et la Cour et la Ville lui présentaient tous les jours des originaux de tant de façons, qu’il ne pouvait s’empêcher de travailler de lui-même sur ceux qui frappaient le plus. Et quoiqu’il dise dans sa Préface des Fâcheux, qu’il ait fait cette Pièce en quinze jours de temps, j’ai cependant de la peine à le croire c’était l’homme du monde qui travaillait avec le plus de difficulté et il s’est trouvé que des divertissements qu’on lui demandait, étaient faits plus d’un an auparavant.

On voit dans les remarques de Monsieur Ménage que dans la Comédie des Fâcheux, qui est,  dit-t-il, une des plus belles de Monsieur de Molière, le fâcheux Chasseur qu’il introduit sur la  Scène, est Monsieur de S** que ce fut le Roi qui lui donna ce sujet, en sortant de la première représentation de cette Pièce, qui se donna chez Monsieur Fouquet. Sa Majesté, voyant passer Monsieur de S** dit à Molière : Voilà un grand original que vous n’avez point encore copié. Je n’ai pu savoir absolument si ce fait est véritable ; mais j’ai été mieux informé que Monsieur Ménage de la manière dont cette belle Scène du Chasseur fut faite. Molière n’y a aucune part que pour la versification ; car ne connaissant point la chasse, il s’excusa d’y travailler. De sorte qu’une personne que j’ai des raisons de ne pas nommer, la lui dicta tout entière dans un jardin ; et Monsieur de Molière l’ayant versifiée, en fit la plus belle Scène de ses Fâcheux, et le Roi prit beaucoup de plaisir à la voir représenter.

L’École des Femmes parut en 1662, avec peu de succès ; les gens de spectacle furent partagés ; les Femmes outragées, à ce qu’elles croyaient, débauchaient autant de beaux esprits qu’elles le pouvaient, pour juger de cette Pièce comme elles en jugeaient. Mais que trouvez-vous à redire d’essentiel à cette Pièce, disait un Connaisseur à un Courtisan de distinction ? Ah parbleu ? ce que j’y trouve à redire, est plaisant, s’écria l’homme de Cour ! Tarte à la crème, morbleu, Tarte à la crème. Mais, Tarte à la crème, n’est point un défaut, répondit le bon esprit, pour décrier une Pièce comme vous le faites. Tarte à la crème ; est exécrable, répliqua le Courtisan. Tarte à la crème ! bon Dieu ! Avec du sens commun, peut-on soutenir une Pièce où l’on ait mis Tarte à la crème ? Cette expression se répétait par écho parmi tous les petits esprits de la Cour et de la Ville, qui ne se prêtent jamais à rien, et qui incapables de sentir le bon d’un ouvrage, saisissent un trait faible, pour attaquer un Auteur beaucoup au-dessus de leur portée, Molière, outré à son tour des mauvais jugements que l’on portait sur sa pièce, les ramassa, et en fit la critique de l’École des Femmes, qu’il donna en 1663. Cette pièce fit plaisir au Public : elle était du temps et ingénieusement travaillée.

L’Impromptu de Versailles, qui fut joué pour la première fois devant le Roi le 14 d’Octobre 1663, et à Paris le 4 de Novembre de la même année, n’est qu’une conversation satirique entre les Comédiens, dans laquelle Molière se donne carrière contre les Courtisans, dont les caractères lui déplaisaient ; contre les Comédiens de l’Hôtel de Bourgogne, et contre ses ennemis.

Molière, né avec des mœurs droites, et dont les manières étaient simples et naturelles, souffrait impatiemment le Courtisan empressé, flatteur, médisant, inquiet, incommode, faux ami. Il se déchaine agréablement dans son Impromptu contre ces Messieurs-là, qui ne lui pardonnaient pas dans l’occasion. Il attaque leur mauvais goût pour les ouvrages : il tâche d’ôter tout crédit au jugement qu’ils faisaient des siens.

Mais il s’attache sur tout à tourner en ridicule une Pièce intitulée le Portrait du Peintre, que Monsieur Boursaut avait faite contre lui ; et à faire voir l’ignorance des Comédiens de l’Hôtel de Bourgogne dans la déclamation, en les contrefaisant tous si naturellement, qu’on les reconnaissait dans son jeu. Il épargna le seul Floridor. Il avait très grande raison de charger sur leur mauvais goût. Ils ne savaient aucuns principes de leur art ; ils ignoraient même qu’il en eût. Tout leur jeu ne consistait que dans une prononciation ampoulée et emphatique, avec laquelle ils récitaient également tous leurs rôles ; on n’y reconnaissait ni mouvements, ni passion et cependant les Beau-Château, les Mondori, étaient applaudis, parce qu’ils faisaient pompeusement ronfler un vers. Molière, qui connaissait l’action par principes, était indigné d’un jeu si mal réglé, et des applaudissements que le public ignorant lui donnait. De sorte qu’il s’appliquait à mettre ses Acteurs dans le naturel, et avant lui, pour le comique, et avant Monsieur le Baron, qu’il forma dans le sérieux, comme je le dirai dans la suite, le jeu des Comédiens était pitoyable pour les personnes qui avaient le goût délicat, et nous nous apercevons malheureusement que la plupart de ceux qui représentent aujourd’hui, destitués d’étude qui les soutienne dans la connaissance des principes de leur art, commencent à perdre ceux que Molière avait établis dans sa Troupe.

La différence de jeu avait fait naitre de la jalousie entre les deux Troupes. On allait à celle de l’Hôtel de Bourgogne les Auteurs Tragiques y portaient presque tous leurs ouvrages ; Molière en était fâché. De manière qu’ayant su qu’ils devaient représenter une Pièce nouvelle dans deux mois, il se mit en tête d’en avoir une toute prête pour ce temps-là, afin de figurer avec l’ancienne Troupe. Il se souvint qu’un an auparavant un jeune homme lui avait apporté une Pièce intitulée Théagène et Chariclée, qui à la vérité ne valait rien ; mais qui lui avait fait voir que ce jeune homme en travaillant pouvait devenir un excellent Auteur. Il ne le rebuta point, mais il l’exhorta de se perfectionner dans la Poésie, avant que de hasarder ses ouvrages au public : et il lui dit de revenir le trouver dans six mois. Pendant ce temps-là Molière fit le dessein des Frères Ennemis ; mais le jeune homme n’avait point encore paru : et lorsque Molière en eut besoin, il ne savait où le prendre il dit à ses Comédiens de le lui déterrer à quelque prix que ce fût. Ils le trouvèrent. Molière lui donna son projet et le pria de lui en apporter un acte par semaine, s’il était possible. Le jeune Auteur, ardent et de bonne volonté, répondit à l’empressement de Molière ; mais celui-ci remarqua qu’il avait pris presque tout son travail dans la Thébaïde de Rotrou. On lui fit entendre que l’on n’avait point d’honneur à remplir son ouvrage de celui d’autrui ; que la Pièce de Rotrou était assez récente pour être encore dans la mémoire des Spectateurs ; et qu’avec les heureuses dispositions qu’il avait, il fallait qu’il se fit honneur de son premier ouvrage, pour disposer favorablement le public à en recevoir de meilleurs. Mais comme le temps pressait, Molière lui aida à changer ce qu’il avait pillé, et à achever la Pièce, qui fut prête dans le temps, et qui fut d’autant plus applaudie, que le public se prêta à la jeunesse de Monsieur Racine, qui fut animé par les applaudissements, et par le présent que Molière lui fit. Cependant ils ne furent pas longtemps en bonne intelligence, s’il est vrai que ce soit celui-ci qui ait fait la Critique de l’Andromaque, comme Monsieur Racine le croyait : il estimait cet ouvrage, comme un des meilleurs de l’Auteur ; mais Molière n’eut point de part à cette Critique ; elle est de Monsieur de Subligny.

Le Roi connaissant le mérite de Molière, et l’attachement particulier qu’il avait pour divertir Sa Majesté, daigna l’honorer d’une pension de mille livres. On voit dans ses ouvrages le remerciement qu’il en fit au Roi. Ce bienfait assura Molière dans son travail ; il crut après cela qu’il pouvait penser favorablement de ses ouvrages ; et il forma le dessein de travailler sur de plus grands caractères, et de suivre le goût de Térence un peu plus qu’il n’avait fait il se livra avec plus de fermeté aux Courtisans, et aux Savants, qui le recherchaient avec empressement : on croyait trouver un homme aussi égayé, aussi juste dans la conversation, qu’il l’était dans ses Pièces ; et l’on avait la satisfaction de trouver dans son commerce encore plus de solidité, que dans ses ouvrages. Et ce qu’il y avait de plus agréable pour ses amis, c’est qu’il était d’une droiture de cœur inviolable, et d’une justesse d’esprit peu commune.

On ne pouvait souhaiter une situation plus heureuse que celle où il était à la Cour, et à Paris depuis quelques années. Cependant il avait cru que son bonheur serait plus vif et plus sensible, s’il le partageait avec une femme ; il voulut remplir la passion que les charmes naissants de la fille de la Béjart avaient nourrie dans son cœur, à mesure qu’elle avait cru. Cette jeune Fille avait tous les agréments qui peuvent engager un homme, et tout l’esprit nécessaire pour le fixer. Molière avait passé des amusements que l’on se fait avec un enfant, à l’amour le plus violent qu’une Maitresse puisse inspirer. Mais il savait que la Mère avait d’autres vues, qu’il aurait de la peine à déranger. C’était une Femme altière, et peu raisonnable, lorsqu’on n’adhérait pas à ses sentiments : elle aimait mieux être l’amie de Molière, que sa belle-mère : ainsi il aurait tout gâté de lui déclarer le dessein qu’il avait d’épouser sa Fille. Il prit le parti de le faire sans en rien dire à cette femme. Mais comme elle l’observait de fort près, il ne put consommer son mariage pendant plus de neuf mois ; c’eût été risquer un éclat qu’il voulait éviter sur toutes choses ; d’autant plus que la Béjart, qui le soupçonnait de quelque dessein sur sa fille, le menaçait souvent en femme furieuse et extravagante de le perdre, lui, sa fille et elle-même, si jamais il pensait à l’épouser. Cependant la jeune fille ne s’accommodait point de l’emportement de sa Mère, qui la tourmentait continuellement, et qui lui faisait essuyer tous les désagréments qu’elle pouvait inventer : de sorte que cette jeune personne, plus lasse peut-être d’attendre le plaisir d’être femme, que de souffrir les duretés de sa Mère, se détermina un matin de s’aller jeter dans l’appartement de Molière, fortement résolue de n’en point sortir qu’il ne l’eût reconnue pour sa femme, ce qu’il fut contraint de faire. Mais cet éclaircissement causa un vacarme terrible ; la Mère donna des marques de fureur, et de désespoir, comme si Molière avait épousé sa rivale ; ou comme si sa fille fût tombée entre les mains d’un malheureux. Néanmoins, il fallut bien s’apaiser, il n’y avait point de remède ; et la raison fit entendre à la Béjart, que le plus grand bonheur qui pût arriver à sa fille, était d’avoir épousé Molière ; qui perdit par ce mariage tout l’agrément que son mérite et sa fortune pouvaient lui procurer, s’il avait été assez Philosophe pour se passer d’une femme.

Celle-ci ne fut pas plutôt Mademoiselle de Molière, qu’elle crut être au rang d’une Duchesse ; et elle ne se fut pas donnée en Spectacle à la Comédie quelle Courtisan désoccupé lui en conta. Il est bien difficile à une Comédienne belle, et soigneuse de sa personne, d’observer si bien sa conduite, que l’on ne puisse l’attaquer. Qu’une Comédienne rende à un grand Seigneur les devoirs de politesse qui lui sont dus, il n’y a point de miséricorde ; c’est son Amant. Molière s’imagina que toute la Cour, toute la Ville en voulait à son Épouse. Elle négligea de l’en désabuser au contraire les soins extraordinaires qu’elle prenait de sa parure, à ce qu’il lui semblait, pour tout autre que pour lui, qui ne demandait point tant d’arrangement, ne firent qu’augmenter ses soupçons, et sa jalousie. Il avait beau représenter à sa femme la manière dont elle devait se conduire, pour passer heureusement la vie ensemble elle ne profitait point de ses leçons, qui lui paraissaient trop sévères pour une jeune personne, qui d’ailleurs n’avait rien à se reprocher. Ainsi Molière, après avoir essuyé beaucoup de froideurs et de dissensions domestiques, fit son possible pour se renfermer dans son travail et dans ses amis, sans se mettre en peine de la conduite de sa femme.

La Princesse d’Élide, qui fut représentée dans une grande Fête, que le Roi donna aux Reines, et à toute sa Cour au mois de Mai 1664, fit à Molière tout l’honneur qu’il en pouvait attendre. Cette Pièce le réconcilia, pour ainsi dire, avec le Courtisan chagrin ; elle parut dans un temps de plaisirs, le Prince l’avait applaudie, Molière à la Cour était inimitable ; on lui rendait justice de tous côtés ; les sentiments qu’il avait donnés à ses personnages ; ses vers, sa prose (car il n’avait pas eu le temps de versifier toute sa Pièce), tout fut trouvé excellent dans son ouvrage. Mais le Mariage forcé, qui fut représenté le dernier jour de la Fête du Roi, n’eut pas le même sort chez le Courtisan. Est-ce le même Auteur, disait-on, qui a fait ces deux Pièces ? Cet homme aime à parler au peuple ; il n’en sortira jamais : il croit encore être sur son Théâtre de campagne. Malgré cette critique, qui était peut être en sa place, Sganarelle avec ses expressions, ne laissa pas de faire rire l’homme de Cour.

La Princesse d’Élide, et le Mariage forcé eurent aussi leurs applaudissements à Paris au mois de Novembre de la même année ; mais bien des gens se récrièrent contre cette dernière Pièce, qui n’aurait pas passé si un autre Auteur l’avait donnée ; et si elle avait été jouée par d’autres Comédiens que ceux de la Troupe de Molière, qui par leur jeu faisaient goûter au Bourgeois les choses les plus communes.

Molière, qui avait accoutumé le Public à lui donner souvent des nouveautés, hasarda son Festin de Pierre le 15 de Février 1665. On en jugea dans ce temps-là, comme on en juge en celui-ci. Et Molière eut la prudence de ne point faire imprimer cette Pièce ; dont on fit dans le temps une très mauvaise Critique.

C’est une question souvent agitée dans les conversations, savoir si Molière a maltraité les Médecins par humeur, ou par ressentiment. Voici la solution de ce problème. Il logeait chez un Médecin, dont la femme, qui était extrêmement avare, dit plusieurs fois à la Molière qu’elle voulait augmenter le loyer de la portion de maison qu’elle occupait. Celle-ci qui croyait encore trop honorer la femme du Médecin de loger chez elle, ne daigna seulement pas l’écouter : de sorte que son appartement fut loué à la Du-Parc ; et on donna congé à la Molière. C’en fut assez pour former de la dissension entre ces trois femmes. La Du-Parc, pour se mettre bien avec sa nouvelle Hôtesse, lui donna un billet de Comédie : celle-ci s’en servit avec joie parce qu’il ne lui coûtait rien pour voir le spectacle. Elle n’y fut pas plutôt, que la Molière envoya deux Gardes pour la faire sortir de l’Amphithéâtre ; et se donna le plaisir d’aller lui dire elle-même, que puisqu’elle la chassait de sa maison, elle pouvait bien à son tour la faire sortir d’un lieu, où elle était la Maitresse. La femme du Médecin, plus avare que susceptible de honte, aima mieux se retirer que de payer sa place. Un traitement si offensant causa de la rumeur : les maris prirent parti trop vivement : de sorte que Molière, qui était très facile à entrainer par les personnes qui le touchaient, irrité contre le Médecin, pour se venger de lui, fit en cinq jours de temps la Comédie de l’Amour Médecin, dont il fit un divertissement pour le Roi le 15 de Septembre 1665, et qu’il représenta à Paris le 22 du même mois. Cette Pièce ne relevait pas à la vérité le mérite de son Auteur ; Molière le sentit lui-même, puisqu’en la faisant imprimer, il prévient son Lecteur sur le peu de temps qu’il avait employé à la faire, et sur le peu de plaisir qu’elle peut faire à la lecture.

Depuis ce temps-là Molière n’a pas épargné les Médecins dans toutes les occasions qu’il en a pu amener, bonnes ou mauvaises. Il est vrai qu’il avait peu de confiance en leur savoir et il ne se servait d’eux que fort rarement, n’ayant, à ce que l’on dit, jamais été saigné. Et l’on rapporte dans deux livres de remarques que Monsieur de Mauvilain, et lui, étant à Versailles au diner du Roi, Sa Majesté dit à Molière : voilà donc votre Médecin ? Que vous fait-il ? Sire, répondit Molière, nous raisonnons ensemble ; il m’ordonne des remèdes ; je ne les fais point, et je guéris. On m’a assuré que Molière définissait un Médecin. Un homme que l’on paye pour conter des fariboles dans la chambre d’un malade, jusqu’à ce que la nature l’ait guéri, ou que les remèdes l’aient tué. Cependant un Médecin du temps et de la connaissance de Molière veut lui ôter l’honneur de cette heureuse définition, et il m’a assuré qu’il en était l’Auteur. Monsieur de Mauvilain est le Médecin pour lequel Molière a fait le troisième placet qui est à la tête de son Tartuffe, lorsqu’il demanda au Roi un Canonicat de Vincennes pour le fils de ce Médecin.

Molière était continuellement occupé du soin de rendre sa Troupe la meilleure. Il avait de bons Acteurs pour le Comique ; mais il lui en manquait pour le sérieux, qui répondissent à la manière dont il voulait qu’il fut récité sur le Théâtre. Il se présenta une favorable occasion de remplir ses intentions, et le plaisir qu’il avait de faire du bien à ceux qui le méritaient. Monsieur le Baron a toujours été de ces sujets heureux qui touchent à la première vue. Je me flatte qu’il ne trouvera point mauvais que je dise comment il excita Molière à lui vouloir du bien ; c’est un des plus beaux endroits de la Vie d’un homme, dont la mémoire doit lui être chère.

Un Organiste de Troie, nommé Raisin, fortement occupé du désir de gagner de l’argent, fit faire une épinette à trois claviers, longue à peu près de trois pieds ; et large de deux et demi, avec un corps, dont la capacité était le double plus grande que celles des épinettes ordinaires. Raisin avait quatre enfants, tous jolis, deux garçons, et deux filles il leur avait appris à jouer de l’épinette. Quand il eut perfectionné son idée, il quitte son orgue, et vient à Paris avec sa femme, ses enfants et l’épinette. Il obtint une permission de faire voir à la foire de Saint Germain le petit spectacle qu’il avait préparé. Son affiche, qui promettait un Prodige de mécanique, et d’obéissance dans une épinette, lui attira du monde les premières fois suffisamment pour que le public fut averti que jamais on n’avait vu une chose aussi étonnante que l’épinette du Troyen. On va la voir en foule tout le monde l’admire tout le monde en est surpris ; et peu de personnes pouvaient deviner l’artifice de cet instrument. D’abord le petit Raisin l’ainé, et sa petite sœur Babet se mettaient chacun à son clavier, et jouaient ensemble une Pièce, que le troisième clavier répétait seul d’un bout à l’autre, les deux enfants ayant les bras levés. Ensuite le Père les faisait retirer, et prenait une clef, avec laquelle il montait cet instrument, par le moyen d’une roue qui faisait un vacarme terrible dans le corps de la machine, comme s’il y avait eu une multiplicité de roues, possible et nécessaire pour exécuter ce qu’il lui allait faire jouer. Il la changeait même souvent de place pour ôter tout soupçon. Hé ! Épinette, disait-il, à cet instrument quand tout était préparé, jouez-moi une telle courante. Aussitôt l’obéissante épinette jouait cette Pièce entière. Quelquefois Raisin l’interrompait, en lui disant : arrêtez-vous, épinette. S’il lui disait de poursuivre la Pièce, elle la poursuivait ; d’en jouer une autre, elle la jouait ; de se taire, elle se taisait.

Tout Paris était occupé de ce petit prodige ; les esprits faibles croyaient Raisin sorcier ; les plus présomptueux ne pouvaient le deviner. Cependant la foire valut plus de vingt mille livres à Raisin. Le bruit de cette épinette alla jusqu’au Roi ; Sa Majesté voulut la voir, et en admira l’invention. Elle la fit passer dans l’appartement de la Reine, pour lui donner un spectacle si nouveau. Mais Sa Majesté en fut tout d’un coup effrayée de sorte que le Roi ordonna sur le champ que l’on ouvrit le corps de l’épinette, d’où l’on vit sortir un petit enfant de cinq ans, beau comme un Ange. C’était Raisin le cadet, qui fut dans le moment caressé de toute la Cour. Il était temps que le pauvre enfant sortit de sa prison, où il était si mal à son aise depuis cinq ou six heures, que l’épinette en avait contracté une mauvaise odeur.

Quoique le secret de Raisin fût découvert, il ne laissa pas de former le dessein de tirer encore parti de son épinette à la foire suivante. Dans le temps il fait afficher, et il annonce le même spectacle que l’année précédente mais il promet de découvrir son secret, et d’accompagner son épinette d’un petit divertissement. Cette foire fut aussi heureuse pour Raisin que la première. Il commençait son spectacle par sa machine, ensuite de quoi les trois enfants dansaient une sarabande : ce qui était suivi d’une Comédie que ces trois petites personnes, et quelques autres dont Raisin avait formé une Troupe, représentaient tant bien que mal. Ils avaient deux petites Pièces qu’ils faisaient rouler, Tricassin rival, et l’Andouille de Troie. Cette Troupe prit le titre de Comédiens de Monsieur le Dauphin, et elle se donna en spectacle avec succès pendant du temps.

Je sais que cette Histoire n’est pas tout-à-fait de mon sujet ; mais elle m’a paru si singulière, que je ne crois pas que l’on me sache mauvais gré de l’avoir donnée. D’ailleurs on verra par la suite, qu’elle a du rapport à quelques particularités qui regardent Molière.

Pendant que cette nouvelle Troupe se faisait valoir, le petit Baron était en pension à Villejuif ; et un Oncle, et une Tante ses Tuteurs, avaient déjà mangé la plus grande et la meilleure partie du bien que sa Mère lui avait laissé, et lui en restant peu qu’ils pussent consommer, ils commençaient à être embarrassés de sa personne. Ils poursuivaient un procès en son nom : leur Avocat, qui se nommait Margane, aimait beaucoup à faire de méchants vers : une Pièce de sa façon intitulée, la Nymphe dodue, qui courait parmi le Peuple, faisait assez connaitre la mauvaise disposition qu’il avait pour la Poésie. Il demanda un jour à l’Oncle et à la Tante de Baron ce qu’ils voulaient faire de leur pupille. Nous ne le savons point, dirent-ils, son inclination ne paraît pas encore cependant il récite continuellement des vers. Et bien, répondit l’Avocat, que ne le mettez-vous dans cette petite Troupe de Monsieur le Dauphin, qui a tant de succès. Ces Parents saisirent ce conseil plus par envie de se défaire de l’enfant, pour dissiper plus aisément le reste de son bien, que dans la vue de faire valoir le talent qu’il avait apporté en naissant. Ils l’engagèrent donc pour cinq ans dans la Troupe de la Raisin, car son mari était mort alors. Cette femme fut ravie de trouver un enfant qui était capable de remplir tout ce que l’on souhaiterait de lui et elle fit ce petit contrat avec d’autant plus d’empressement, qu’elle y avait été fortement incitée par un fameux Médecin, qui était de Troie, et qui s’intéressant à l’établissement de cette veuve, jugeait que le petit Baron pouvait y contribuer, étant fils d’une des meilleures Comédiennes qui ait jamais été.

Le petit Baron parut sur le Théâtre de la Raisin avec tant d’applaudissement, qu’on le fut voir jouer avec plus d’empressement que l’on n’en avait eu à chercher l’épinette. Il était surprenant qu’un enfant de dix ou onze ans, sans avoir été conduit dans les principes de la déclamation, fit valoir une passion avec autant d’esprit qu’il le faisait.

La Raisin s’était établie après la foire proche du vieux Hôtel de Guénégaud ; et elle ne quitta point Paris qu’elle n’eût gagné vingt mille écus de bien. Elle crut que la campagne ne lui serait pas moins favorable ; mais à Rouen, au lieu de préparer le lieu de son spectacle, elle mangea ce qu’elle avait d’argent avec un Gentilhomme de Monsieur le Prince de Monaco, nommé Olivier, qui l’aimait à la fureur, et qui la suivait partout ; de sorte qu’en très peu de temps sa Troupe fut réduite dans un état pitoyable. Ainsi destituée de moyens pour jouer la Comédie à Rouen, la Raisin prit le parti de revenir à Paris avec ses petits Comédiens, et son Olivier.

Cette femme n’ayant aucune ressource, et connaissant l’humeur bienfaisance de Molière, alla le prier de lui prêter son Théâtre pour trois jours seulement, afin que le petit gain qu’elle espérait de faire dans ses trois représentations lui servit à remettre sa Troupe en état. Molière voulut bien lui accorder ce qu’elle lui demandait. Le premier jour fut plus heureux qu’elle ne se l’était promis mais ceux qui avaient entendu le petit Baron, en parlèrent si avantageusement, que le second jour qu’il parut sur le Théâtre, le lieu était si rempli, que la Raisin fit plus de mille écus.

Molière, qui était incommodé, n’avait pu voir le petit Baron les deux premiers jours ; mais tout le monde lui en dit tant de bien, qu’il se fit porter au Palais Royal à la troisième représentation, tout malade qu’il était. Les Comédiens de l’Hôtel de Bourgogne n’en avaient manqué aucune, et ils n’étaient pas moins surpris du jeune Acteur, que l’était le Public, sur tout la Du-Parc, qui le prit tout d’un coup en amitié ; et qui bien sérieusement avait fait de grands préparatifs pour lui donner à souper ce jour-là. Le petit homme, qui ne savait auquel entendre pour recevoir les caresses qu’on lui faisait, promit à cette Comédienne qu’il irait chez elle. Mais la partie fut rompue par Molière, qui lui dit de venir souper avec lui. C’était un maitre et un oracle quand il parlait. Et ces Comédiens avaient tant de déférence pour lui, que Baron n’osa lui dire qu’il était retenu ; et la Du-Parc n’avait garde de trouver mauvais que le jeune homme lui manquât de parole. Ils regardaient tous ce bon accueil, comme la fortune de Baron qui ne fut pas plutôt arrivé chez Molière, que celui-ci commença par envoyer chercher son Tailleur, pour le faire habiller, (car il était en très mauvais état) et il recommanda au Tailleur que l’habit fût très propre, complet, et fait dès le lendemain matin. Molière interrogeait et observait continuellement le jeune Baron pendant le souper, et il le fit coucher chez lui, pour avoir plus de temps de connaitre ses sentiments par la conversation, afin de placer plus surement le bien qu’il lui voulait faire.

Le lendemain matin le Tailleur exact, apporta sur les neuf à dix heures au petit Baron un équipage tout complet. Il fut tout étonné, et fort aise de se voir tout d’un coup si bien ajusté. Le Tailleur lui dit qu’il fallait descendre dans l’appartement de Molière pour le remercier. C’est bien mon intention, répondit le petit homme, mais je ne crois pas qu’il soit encore levé. Le Tailleur l’ayant assuré du contraire, il descendit, et fit un compliment de reconnaissance à Molière, qui en fut très satisfait, et qui ne se contenta pas de l’avoir si bien fait accommoder ; il lui donna encore six louis d’or, avec ordre de les dépenser à ses plaisirs. Tout cela était un rêve pour un enfant de douze ans, qui était depuis longtemps entre les mains de gens durs, avec lesquels il avait souffert, et il était dangereux et triste qu’avec les favorables dispositions qu’il avait pour le Théâtre, il restât en de si mauvaises mains. Ce fut cette fâcheuse situation qui toucha Molière. Il s’applaudit d’être en état de faire du bien à un jeune homme qui paraissait avoir toutes les qualités nécessaires pour profiter du soin qu’il voulait prendre de lui ; il n’avait garde d’ailleurs, à le prendre du côté du bon esprit, de manquer une occasion si favorable d’assurer sa Troupe, en y faisant entrer le petit Baron.

Molière lui demanda ce que sincèrement il souhaiterait le plus alors ? D’être avec vous le reste de mes jours, lui répondit Baron, pour vous marquer ma vive reconnaissance de toutes les bontés que vous avez pour moi. Eh bien, lui dit Molière, c’est une chose faite, le Roi vient de m’accorder un ordre pour vous ôter de la Troupe où vous êtes. Molière qui s’était levé dès quatre heures du matin, avait été à S. Germain supplier sa Majesté de lui accorder cette grâce, et l’ordre avait été expédié sur le champ.

La Raisin ne fut pas longtemps à savoir son malheur ; animée par son Olivier ; elle entra toute furieuse le lendemain matin dans la chambre de Molière, deux Pistolets à la main, et lui dit que s’il ne lui rendait son Acteur elle allait lui casser la tête. Molière, sans s’émouvoir, dit à son Domestique de lui ôter cette femme-là. Elle passa tout d’un coup de l’emportement à la douleur ; les Pistolets lui tombèrent des mains, et elle se jeta aux pieds de Molière, le conjurant, les larmes aux yeux, de lui rendre son Acteur ; et lui exposant la misère où elle allait être réduite, elle et toute sa famille, s’il le retenait. Comment voulez-vous que je fasse ? lui dit-il, le Roi veut que je le retire de votre Troupe voilà son ordre. La Raisin voyant qu’il n’y avait plus d’espérance, pria Molière de lui accorder du moins que le petit Baron jouât encore trois jours dans sa Troupe. Non-seulement trois, répondit Molière, mais huit ; à condition pourtant qu’il n’ira point chez vous, et que je le ferai toujours accompagner par un homme qui le ramènera dès que la Pièce sera finie. Et cela de peur que cette femme, et Olivier, ne séduisissent l’esprit du jeune homme pour le faire retourner avec eux. Il fallut bien que la Raisin en passât par là ; mais ces huit jours lui donnèrent beaucoup d’argent, avec lequel elle voulut faire un établissement près de l’Hôtel de Bourgogne ; mais dont le détail, et le succès ne regardent point mon sujet.

Molière qui aimait les bonnes mœurs, n’eut pas moins d’attention à former celles de Baron, que s’il eût été son propre fils il cultiva avec soin les dispositions extraordinaires qu’il avait pour la déclamation. Le public sait comme moi jusqu’à quel degré de perfection il l’a élevé. Mais ce n’est pas le seul endroit par lequel il nous a fait voir qu’il a su profiter des leçons d’un si grand Maitre. Qui, depuis sa mort, a soutenu plus sûrement le Théâtre comique, que Monsieur Baron ?

Le Roi se plaisait tellement aux divertissements fréquents que la Troupe de Molière lui donnait, qu’au mois d’Août 1665, Sa Majesté jugea à propos de la fixer tout-à-fait à son service, en lui donnant une pension de sept mille livres. Elle prit alors le titre de la Troupe du Roi, qu’elle a toujours conservé depuis, et elle était de toutes les fêtes qui se faisaient par tout où était Sa Majesté.

Molière de son côté n’épargnait ni soins, ni veilles pour soutenir, et augmenter la réputation qu’il s’était acquise, et pour répondre aux bontés que le Roi avait pour lui. Il consultait ses amis il examinait avec attention ce qu’il travaillait ; on sait même que lorsqu’il voulait que quelque Scène prit le Peuple des Spectateurs, comme les autres, il la lisait à sa servante pour voir si elle en serait touchée. Cependant il ne saisissait pas toujours le Public d’abord ; il l’éprouva dans son Avare. À peine fut-il représenté sept fois. La Prose dérouta ce public. Comment ! disait Monsieur le Duc de... Molière est-il fou, et nous prend-il pour des benêts, de nous faire essuyer cinq Actes de prose ? A-t-on jamais vu plus d’extravagance ? Le moyen d’être diverti par de la Prose ! Mais Molière fut bien vengé de ce Public injuste et ignorant quelques années après : il donna son Avare pour la seconde fois le 9 Septembre 1668. On y fut en foule, et il fut joué presque toute l’année ; tant il est vrai que le Public goûte rarement les bonnes choses quand il est dépaysé. Cinq Actes de Prose l’avaient révolté la première fois ; mais la lecture et la réflexion l’avaient ramené, et il fut voir avec empressement une Pièce qu’il avait méprisée dans les commencements.

Cependant ces jugements injustes et de cabale, et la situation domestique où se trouvait Molière, ne laissaient pas de le troubler, quelque heureux qu’il fût du côté de son Prince, et de celui de ses amis. Son mariage diminua l’amitié que la Béjart avait pour lui auparavant, au lieu de la cimenter : de manière qu’il voyait bien que sa belle-mère ne l’aimait plus, et il s’imaginait que sa femme était prête à le haïr. L’esprit de ces deux femmes était tellement opposé à celui de Molière qu’à moins de s’assujettir à leur conduite, et à leur humeur, il ne devait pas compter de jouir d’aucuns moments agréables avec elles. Le bien que Molière faisait à Baron déplaisait à sa femme sans se mettre en peine de répondre à l’amitié qu’elle voulait exiger de son mari, elle ne pouvait souffrir qu’il eût de la bonté pour cet enfant, qui de son côté à treize ans n’avait pas toute la prudence nécessaire, pour se gouverner avec une femme, pour qui il devait avoir des égards. Il se voyait aimé du mari ; nécessaire même à ses spectacles, caressé de toute la Cour, il s’embarrassait fort peu de plaire, ou non à la Molière : elle ne le négligeait pas moins ; elle s’échappa même un jour de lui donner un soufflet sur un sujet assez léger. Le jeune homme en fut si vivement piqué qu’il se retira de chez Molière : il crut son honneur intéressé d’avoir été battu par une femme. Voilà de la rumeur dans la maison. Est-il possible, dit Molière à son Épouse, que vous ayez eu l’imprudence de frapper un enfant aussi sensible que vous connaissez celui-là ; et encore dans un temps où il est chargé d’un rôle de six cens vers dans la Pièce que nous devons représenter incessamment devant le Roi ? On donna beaucoup de mauvaises raisons, piquantes même, auxquelles Molière prit le parti de ne point répondre il se retrancha à tâcher d’adoucir le jeune homme, qui s’était sauvé chez la Raisin. Rien ne pouvait le ramener, il était trop irrité ; cependant il promit qu’il représenterait son rôle ; mais qu’il ne rentrerait point chez Molière. En effet il eut la hardiesse de demander au Roi à Saint Germain la permission de se retirer. Et incapable de réflexion, il se remit dans la Troupe de la Raisin, qui l’avait excité à tenir ferme dans son ressentiment.

Cette femme prit la résolution de courir la Province avec sa Troupe, qui réussit assez par tout à cause de son Acteur. Mais elle se dérangea par la suite. Il s’en forma une meilleure, dans laquelle était Mademoiselle de Beauval : Baron jugea à propos de s’y mettre. Cependant il était toujours occupé de Molière ; l’âge, le changement lui faisaient sentir la reconnaissance qu’il lui devait, et le tort qu’il avait eu de le quitter. Il ne cachait point ces sentiments, et il disait publiquement qu’il ne cherchait point à se remettre avec lui, parce qu’il s’en reconnaissait indigne. Ces discours furent rapportés à Molière ; il en fut bien aise ; et ne pouvant tenir contre l’envie qu’il avait de faire revenir ce jeune homme dans sa Troupe, qui en avait besoin, il lui écrivit à Dijon une lettre très touchante ; et comme s’il avait été assuré que Baron adhérerait à sa prière, et répondrait au bien qu’il lui faisait, il lui envoya un nouvel ordre du Roi, et lui marqua de prendre la poste pour se rendre plus promptement auprès de lui.

Molière avait souffert de l’absence de Baron ; l’éducation de ce jeune homme l’amusait dans ses moments de relâche ; les chagrins de famille augmentaient tous les jours chez lui. Il ne pouvait pas toujours travailler, ni être avec ses amis pour s’en distraire. D’ailleurs il n’aimait pas le nombre, ni la gêne, il n’avait rien pour s’amuser et s’étourdir sur ses déplaisirs. Sa plus douloureuse réflexion était, qu’étant parvenu à se former la réputation d’un homme de bon esprit, on eût à lui reprocher que son ménage n’en fût pas mieux conduit, et plus paisible. Ainsi il regardait le retour de Baron comme un amusement familier, avec lequel il pourrait avec plus de satisfaction mener une vie tranquille, conforme à sa santé et à ses principes, débarrassé de cet attirail étranger de famille, et d’amis même qui nous dérobent le plus souvent par leur présence importune les moments les plus agréables de notre vie.

Baron ne fut pas moins vif que Molière sur les sentiments du retour : il part aussitôt qu’il eut reçu la lettre : et Molière occupé du plaisir de revoir son jeune Acteur quelques moments plutôt, fut l’attendre à la porte Saint Victor le jour qu’il devait arriver. Mais il ne le reconnut point. Le grand air de la campagne et la course l’avaient tellement harassé et défiguré, qu’il le laissa passer sans le reconnaitre, et il revint chez lui tout triste après avoir bien attendu. Il fut agréablement surpris d’y trouver Baron, qui ne put mettre en œuvre un beau compliment qu’il avait composé en chemin, la joie de revoir son bienfaiteur lui ôta la parole.

Molière demanda à Baron s’il avait de l’argent. Il lui répondit qu’il n’en avait que ce qui était reste de répandu dans sa poche ; parce qu’il avait oublié sa bourse sous le chevet de son lit à la dernière couchée qu’il s’en était aperçu à quelques postes ; mais que l’empressement qu’il avait de le revoir ne lui avait pas permis de retourner sur ses pas pour chercher son argent. Molière fut ravi que Baron revint touché, et reconnaissant. Il l’envoya à la Comédie, avec ordre de s’envelopper tellement dans son manteau que personne ne pût le reconnaitre parce qu’il n’était pas habillé, quoique fort proprement, à la fantaisie d’un homme qui en fessait l’agrément de ses spectacles ; Molière n’oublia rien pour le remettre dans son lustre. Il reprit la même attention qu’il avait eue pour lui dans les commencements : et l’on ne peut s’imaginer avec quel soin il s’appliquait à le former dans les mœurs, comme dans sa profession. En voici un exemple qui fait un des plus beaux traits de sa vie.

Un homme, dont le nom de famille était Mignot, et Mondorge celui de Comédien, se trouvant dans une triste situation, prit la résolution d’aller à Auteuil, où Molière avait une maison, et où il était actuellement, pour tâcher d’en tirer quelque secours, pour les besoins pressants d’une famille qui était dans une misère affreuse. Baron, à qui ce Mondorge s’adressa, s’en aperçut aisément ; car ce pauvre Comédien faisait le spectacle du monde le plus pitoyable. Il dit à Baron, qu’il savait être un assuré protecteur auprès de Molière, que l’urgente nécessité où il était lui avait fait prendre le parti de recourir à lui, pour le mettre en état de rejoindre quelque troupe avec sa famille ; qu’il avait été le camarade de Monsieur de Molière en Languedoc ; et qu’il ne doutait pas qu’il ne lui fit quelque charité, si Baron voulait bien s’intéresser pour lui.

Baron monta dans l’appartement de Molière, et lui rendit le discours de Mondorge, avec peine, et avec précaution pourtant, craignant de rappeler désagréablement à un homme fort riche, l’idée d’un camarade fort gueux. Il est vrai que nous avons joué la Comédie ensemble, dit Molière, et c’est un fort honnête homme ; je suis fâché que ses petites affaires soient en si mauvais état. Que croyez-vous, ajouta-t-il, que je lui doive donner ? Baron se défendit de fixer le plaisir que Molière voulait faire à Mondorge, qui pendant que l’on décidait sur le secours dont il avait besoin, dévorait dans la cuisine, où Baron lui avait fait donner à manger. Non, répondit Molière, je veux que vous déterminiez ce que je dois lui donner. Baron ne pouvant s’en défendre, statua sur quatre pistoles, qu’il croyait suffisantes pour donner à Mondorge la facilité de joindre une Troupe. Eh bien, je vais lui donner quatre pistoles pour moi, dit Molière à Baron, puisque vous le jugez à propos mais en voilà vingt autres que je lui donnerai pour vous je veux qu’il connaisse que c’est à vous qu’il a l’obligation du service que je lui rends. J’ai aussi, ajoute-t-il, un habit de Théâtre, dont je crois que je n’aurai plus de besoin, qu’on le lui donne ; le pauvre homme y trouvera de la ressource pour sa profession. Cependant cet habit, que Molière donnait avec tant de plaisir, lui avait coûté deux mille cinq cens livres, et il était presque tout neuf. Il assaisonna ce présent d’un bon accueil qu’il fit à Mondorge, qui ne s’était pas attendu à tant de libéralité.

Quoique la Troupe de Molière fût suivie, elle ne laissa pas de languir pendant quelque temps par le retour de Scaramouche. Ce Comédien, après avoir gagné une somme assez considérable pour se faire dix ou douze mille livres de rente, qu’il avait placées à Florence, lieu de sa naissance, fit dessein d’aller s’y établir. Il commença par y envoyer sa femme, et ses enfants ; et quelque temps après il demanda au Roi la permission de se retirer en son Pays. Sa Majesté voulut bien la lui accorder ; mais elle lui dit en même-temps qu’il ne fallait pas espérer de retour. Scaramouche, qui ne comptait pas de revenir, ne fit aucune attention à ce que le Roi lui avait dit : il avait de quoi se passer du Théâtre. Il part ; mais il trouva chez lui une femme et des enfants rebelles, qui le reçurent non-seulement comme un étranger, mais encore qui le maltraitèrent. Il fut battu plusieurs fois par sa femme, aidée de ses enfants, qui ne voulaient point partager avec lui la jouissance du bien qu’il avait gagné, et ce mauvais traitement alla si loin, qu’il ne put y résister : de manière qu’il fit solliciter fortement son retour en France, pour se délivrer de la triste situation où il était en Italie. Le Roi eut la bonté de lui permettre de revenir. Paris l’avait trouvé fort à redire ; et son retour réjouit toute la Ville. On alla avec empressement à la Comédie Italienne pendant plus de six mois, pour revoir Scaramouche : la Troupe de Molière fut négligée pendant tout ce temps-là ; elle ne gagnait rien ; et les Comédiens étaient prêts à se révolter contre leur Chef. Ils n’avaient point encore Baron pour rappeler le Public ; et l’on ne parlait pas de son retour. Enfin ces Comédiens injustes murmuraient hautement contre Molière, et lui reprochaient qu’il laissait languir leur Théâtre. Pourquoi, lui disaient-ils, ne faites-vous pas des ouvrages qui nous soutiennent ? Faut-il que ces Farceurs d’Italiens nous en» lèvent tout Paris ? En un mot la Troupe était un peu dérangée, et chacun des Acteurs méditait de prendre son parti. Molière était lui-même embarrassé comment il les ramènerait ; et à la fin fatigué des discours de ses Comédiens, il dit à la Du-Parc, et à la Béjart, qui le tourmentaient le plus, qu’il ne savait qu’un moyen pour l’emporter sur Scaramouche, et gagner bien de l’argent : que c’était d’aller bien loin pour quelque temps, pour s’en revenir comme ce Comédien ; mais il ajouta qu’il n’était ni en pouvoir, ni dans le dessein d’exécuter ce moyen, qui était trop long ; mais qu’elles étaient les maitresses de s’en servir. Après s’être moqué d’elles, il leur dit sérieusement que Scaramouche ne serait pas toujours couru avec ce même empressement : qu’on se lassait des bonnes choses, comme des mauvaises, et qu’ils auraient leur tour. Ce qui arriva aussi par la première pièce que donna Molière.

Ce n’est pas là le seul désagrément que Molière ait eu avec ses Comédiens : l’avidité du gain étouffait bien souvent leur reconnaissance, et ils le harcelaient toujours pour demander des grâces au Roi. Les Mousquetaires, les Gardes-du-Corps, les Gendarmes, et les Chevau-légers entraient à la Comédie sans payer et le Parterre en était toujours rempli : de sorte que les Comédiens pressèrent Molière d’obtenir de Sa Majesté un Ordre pour qu’aucune personne de sa Maison n’entrât à la Comédie sans payer. Le Roi le lui accorda. Mais ces Messieurs ne trouvèrent pas bon que les Comédiens leur fissent imposer une loi si dure ; et ils prirent pour un affront qu’ils eussent eu la hardiesse de le demander : les plus mutins s’ameutèrent ; et ils résolurent de forcer l’entrée. Ils furent en troupe à la Comédie. Ils attaquent brusquement les Gens qui gardaient les portes. Le Portier se défendit pendant quelque temps ; mais enfin étant obligé de céder au nombre, il leur jeta son épée, se persuadant qu’étant désarmé, ils ne le tueraient pas : le pauvre homme se trompa. Ces furieux, outrés de la résistance qu’il avait faite, le percèrent de cent coups d’épée : et chacun d’eux en entrant lui donnait le sien. Ils cherchaient toute la Troupe pour lui faire éprouver le même traitement qu’aux gens qui avaient voulu soutenir la porte. Mais Béjart, qui était habillé en vieillard pour la pièce qu’on allait jouer, se présenta sur le Théâtre. Eh ! Messieurs, leur dit-il, épargnez du moins un pauvre Vieillard de soixante-quinze ans, qui n’a plus que quelques jours à vivre. Le compliment de ce jeune Comédien, qui avait profité de son habillement pour parler à ces mutins, calma leur fureur. Molière leur parla aussi très vivement sur l’ordre du Roi. De sorte que réfléchissant sur la faute qu’ils venaient de faire, ils se retirèrent. Le bruit, et les cris avaient causé une alarme terrible dans la Troupe ; les femmes croyaient être mortes : chacun cherchait à se sauver, surtout Hubert et sa femme, qui avaient fait un trou dans le mur du Palais Royal. Le mari voulut passer le premier ; mais parce que le trou n’était pas assez ouvert, il ne passa que la tête et les épaules ; jamais le reste ne put suivre. On avait beau la tirer de dedans le Palais Royal, rien n’avançait ; et il criait comme un forcené par le mal qu’on lui faisait, et dans la peur qu’il avait que quelque Gendarme ne lui donnât un coup d’épée dans le derrière. Mais le tumulte s’étant apaisé, il en fut quitte pour la peur ; et l’on agrandit le trou pour le retirer de la torture où il était.

Quand tout ce vacarme fut passé la Troupe tint conseil, pour prendre une résolution dans une occasion si périlleuse. Vous ne m’avez point donné de repos, dit Molière à l’Assemblée, que je n’aie importuné le Roi pour voir l’ordre, qui nous a mis tous à deux doigts de notre perte ; il est question présentement de voir ce que nous avons à faire. Hubert voulait qu’on laissât toujours entrer la maison du Roi, tant il appréhendait une seconde rumeur. Plusieurs autres, qui ne craignaient pas moins que lui, furent de même avis. Mais Molière, qui était ferme dans ses résolutions, leur dit que puisque le Roi avait daigné leur accorder cet ordre, il fallait en pousser l’exécution jusques au bout, si Sa Majesté le jugeait à propos ; et je pars dans ce moment, leur dit-il, pour l’en informer. Ce dessein ne plut nullement à Hubert, qui tremblait encore.

Quand le Roi fut instruit de ce désordre, Sa Majesté ordonna aux Commandants des Corps qui l’avaient fait, de les faire mettre sous les armes le lendemain, pour connaitre et faire punir les plus coupables, et pour leur réitérer ses défenses d’entrer à la Comédie sans payer. Molière, qui aimait fort la harangue, fut en faire une à la tête des Gendarmes ; et leur dit que ce n’était point pour eux, ni pour les autres personnes qui composaient la Maison du Roi, qu’il avait demandé à Sa Majesté un ordre pour les empêcher d’entrer à la Comédie : que la Troupe serait toujours ravie de les recevoir quand ils voudraient les honorer de leur présence. Mais qu’il y avait un nombre infini de malheureux qui tous les jours abusant de leur nom, et de la bandoulière de Messieurs les Gardes-du-Corps, venaient remplir le Parterre, et ôter injustement à la Troupe le gain qu’elle devait faire. Qu’il ne croyait pas que des Gentilshommes qui avaient l’honneur de servir le Roi dussent favoriser ces misérables contre les Comédiens de Sa Majesté : que d’entrer à la Comédie sans payer n’était point une prérogative que des personnes de leur caractère dussent si fort ambitionner, jusqu’à répandre du sang pour se la conserver. Qu’il fallait laisser ce petit avantage aux Auteurs, et aux Personnes, qui n’ayant pas le moyen de dépenser quinze sols, ne voyaient le spectacle que par charité, s’il m’est permis, dit-il, de parler de la sorte. Ce discours fit tout l’effet que Molière s’était promis ; et depuis ce temps-là la Maison du Roi n’est point entrée à la Comédie, sans payer.

Quelque temps après le retour de Baron, on joua une pièce intitulée Dom Quixote ( Je n’ai pu savoir de quel Auteur). On l’avait prise dans le temps que Dom Quixote installe Sancho Pança dans son Gouvernement. Molière faisait Sancho : et comme il devait paraître sur le Théâtre monté sur un Âne, il se mit dans la coulisse pour être prêt à entrer dans le moment que la Scène le demanderait. Mais l’Âne, qui ne savait point le rôle par cœur, n’observa point ce moment ; et dès qu’il fut dans la coulisse il voulut entrer, quelques efforts que Molière employât pour qu’il n’en fit rien. Sancho tirait le licou de toute sa force ; l’Âne n’obéissait point ; il voulait absolument paraître. Molière appelait, Baron, la Forest, à moi ; ce maudit Âne veut entrer. La Forest était une servante qui faisait alors tout son domestique, quoiqu’il eût près de trente mille livres de rente. Cette femme était dans la coulisse opposée, d’où elle ne pouvait passer par-dessus le Théâtre pour arrêter l’Âne ; et elle riait de tout son cœur de voir son Maitre renversé sur le derrière de cet animal, tant il mettait de force à tirer son licou, pour le retenir. Enfin, destitué de tout secours, et désespérant de pouvoir vaincre l’opiniâtreté de son Âne, il prit le parti de se retenir aux ailes du Théâtre, et de laisser glisser l’animal entre ses jambes pour aller faire telle Scène qu’il jugerait à propos. Quand on fait réflexion au caractère d’esprit de Molière, à la gravité de sa conduite, et de sa conversation, il est risible que ce Philosophe fût exposé à de pareilles aventures, et prit sur lui les Personnages les plus Comiques. Il est vrai qu’il s’en est lassé plus d’une fois, et si ce n’avait été l’attachement inviolable qu’il avait pour les plaisirs du Roi, il aurait tout quitté pour vivre dans une mollesse Philosophique, dont son domestique, son travail, et sa Troupe l’empêchaient de jouir. Il y avait d’autant plus d’inclination qu’il était devenu très valétudinaire, et il était réduit à ne vivre que de lait. Une toux qu’il avait négligée, lui avait causé une fluxion sur la poitrine, avec un crachement de sang, dont il était resté incommodé ; de sorte qu’il fut obligé de se mettre au lait pour se raccommoder, et pour être en état de continuer son travail. Il observa ce régime presque le reste de ses jours. De manière qu’il n’avait plus de satisfaction que par l’estime dont le Roi l’honorait, et du côté de ses amis. Il en avait de choisis, à qui il ouvrait souvent son cœur.

L’amitié qu’ils avaient formée dès le Collège, Chapelle et lui, dura jusqu’au dernier moment. Cependant celui-là n’était pas un ami consolant pour Molière, il était trop dissipé ; il aimait véritablement ; mais il n’était point capable de rendre de ces devoirs empressés qui réveillent l’amitié. Il avait pourtant un appartement chez Molière à Auteuil, où il allait fort souvent ; mais c’était plus pour se réjouir, que pour entrer dans le sérieux. C’était un de ces génies supérieurs et réjouissants, que l’on annonçait six mois avant que de le pouvoir donner pendant un repas. Mais pour être trop à tout le monde, il n’était point assez à un véritable ami : de sorte que Molière s’en fit deux plus solides dans la personne de Messieurs Rohaut et Mignard, qui le dédommageaient de tous les chagrins qu’il avait d’ailleurs. C’était à ces deux Messieurs qu’il se livrait sans réserve. Ne me plaignez-vous pas, leur disait-il un jour, d’être d’une profession, et dans une situation si opposées aux sentiments, et à l’humeur que j’ai présentement ? J’aime la vie tranquille ; et la mienne est agitée par une infinité de détails communs et turbulents, sur lesquels je n’avais pas compté dans les commencements, et auxquels il faut absolument que je me donne tout entier malgré moi. Avec toutes les précautions, dont un homme peut être capable, je n’ai pas laissé de tomber dans le désordre où tous ceux qui se marient sans réflexion ont accoutumé de tomber. Oh ! oh ! dit Monsieur Rohaut. Oui, mon cher Monsieur Rohaut, je suis le plus malheureux de tous es hommes, ajouta Molière, et je n’ai que ce que je mérite. Je n’ai pas pensé que j’étais trop austère, pour une société domestique. J’ai cru que ma femme devait assujettir ses manières à sa vertu, et à mes intentions ; et je sens bien que dans la situation où elle est, elle eût encore été plus malheureuse que je ne le suis, si elle l’avait fait. Elle a de l’enjouement, de l’esprit ; elle est sensible au plaisir de le faire valoir ; tout cela m’ombrage malgré moi. J’y trouve à redire, je m’en plains. Cette femme cent fois plus raisonnable que je ne le suis, veut jouir agréablement e la vie ; elle va son chemin : et assurée par son innocence, elle dédaigne de s’assujettir aux précautions que je lui demande. Je prends cette négligence pour du mépris ; je voudrais des marques d’amitié pour croire que l’on en a pour moi, et que l’on eût plus de justesse dans sa conduite pour que j’eusse l’esprit tranquille. Mais ma femme, toujours égale, et libre dans la sienne, qui serait exempte de tout soupçon pour tout autre homme moins inquiet que je ne le suis, me laisse impitoyablement dans mes peines ; et occupée seulement du désir de plaire en général, comme toutes les femmes, sans avoir de dessein particulier, elle rit de ma faiblesse. Encore si je pouvais jouir de mes amis aussi souvent que je le souhaiterais pour m’étourdir sur mes chagrins et sur mon inquiétude ! Mais vos occupations indispensables, et les miennes m’ôtent cette satisfaction. Monsieur Rohaut étala à Molière toutes les maximes d’une saine Philosophie pour lui faire entendre qu’il avait tort de s’abandonner à ses déplaisirs. Eh ! lui répondit Molière, je ne saurais être Philosophe avec une femme aussi aimable que la mienne ; et peut-être qu’en ma place vous passeriez encore de plus mauvais quarts d’heure.

Chapelle n’introït pas si intimement dans les plaintes de Molière, il était contrariant avec lui, et il s’occupait beaucoup plus de l’esprit et de l’enjouement, que du cœur, et des affaires domestiques, quoique ce fût un très honnête homme. Il aimait tellement le plaisir qu’il s’en était fait une habitude. Mais Molière ne pouvait plus lui répondre de ce côté-là, à cause de son incommodité. Ainsi quand Chapelle voulait se réjouir à Auteuil, il y menait des Convives pour lui tenir tête. Et il n’y avait personne qui ne se fit un plaisir de le suivre. Connaitre Molière était un mérite que l’on cherchait à se donner avec empressement : d’ailleurs Monsieur de Chapelle soutenait sa table avec honneur. Il fit un jour partie avec Messieurs de J... de N... et de L... pour aller se réjouir à Auteuil avec leur ami. Nous venons souper avec vous, dirent-ils à Molière. J’en aurais, dit-il, plus de plaisir si je pouvais vous tenir compagnie mais ma santé ne me le permettant pas, je laisse à Monsieur de Chapelle le soin de vous régaler du mieux qu’il pourra. Ils aimaient trop Molière pour le contraindre ; mais ils lui demandèrent du moins Baron. « Messieurs, leur répondit Molière, je vous vois en humeur de vous divertir toute la nuit ; le moyen que cet enfant puisse tenir ; il en serait incommodé, je vous prie de le laisser. Oh parbleu, dit Monsieur de L... la fête ne serait pas bonne sans lui, et vous nous le donnerez. Il fallut l’abandonner : et Molière prit son lait devant eux, et s’alla coucher.

Les Convives se mirent à table : les commencements du repas furent froids : c’est l’ordinaire entre gens qui savent ménager le plaisir ; et ces Messieurs excellaient dans cette étude. Mais le vin eut bien tôt réveillé Chapelle, et le tourna du côté de la mauvaise humeur. Parbleu, dit-il, je suis un grand fou de venir m’enivrer ici tous les jours, pour faire honneur à Molière ; je suis bien las de ce train-là : et ce qui me fâche c’est qu’il croit que j’y suis obligé. La Troupe presque toute ivre approuva les plaintes de Chapelle. On continue de boire, et insensiblement on changea de discours. À force de raisonner sur les choses qui font ordinairement la matière de semblables repas entre gens de cette espèce, on tomba sur la morale vers les trois heures du matin. Que notre vie est peu de chose ! dit Chapelle. Qu’elle est remplie de traverses ! Nous sommes à l’affût pendant trente ou quarante années pour jouir d’un moment de plaisir, que nous ne trouvons jamais ! Notre jeunesse est harcelée par de maudits parents, qui veulent que nous nous mettions un fatras de fariboles dans la tête. Je me soucie, morbleu bien, ajouta-t-il, que la terre tourne, ou le soleil, que ce fou de Descartes ait raison, ou cet extravagant d’Aristote. J’avais pourtant un enragé Précepteur qui me rebattait toujours ces fadaises-là, et qui me faisait sans cesse retomber sur son Épicure. Encore passe pour ce Philosophe-là, c’était celui qui avait le plus de raison. Nous ne sommes pas débarrassés de ces fous-là, qu’on nous étourdit les oreilles d’un établissement. Toutes ces femmes, dit-il encore, en haussant la voix, sont des animaux qui sont ennemis jurés de notre repos. Oui morbleu, chagrins, injustice, malheurs de tous côtés dans cette vie-ci ! Tu as parbleu raison, mon cher ami,  répondit J. en l’embrassant sans ce plaisir-ci que ferions-nous ? La vie est un pauvre partage quittons-la, de peur que l’on ne sépare d’aussi bons amis que nous le sommes ; allons nous noyer de compagnie ; la rivière est à notre portée. Cela est vrai, dit N. nous ne pouvons jamais mieux prendre notre temps pour mourir bons amis, et dans la joie ; et notre mort fera du bruit. Ainsi ce glorieux dessein fut approuvé tout d’une voix. Ces Ivrognes se lèvent, et vont gaiement à la rivière. Baron courut avertir du monde, et éveiller Molière, qui fut effrayé de cet extravagant projet, parce qu’il connaissait le vin de ses amis. Pendant qu’il se levait, la Troupe avait gagné la rivière ; et ils s’étaient déjà saisis d’un petit bateau, pour prendre le large, afin de se noyer en plus grande eau. Des Domestiques, et des gens du lieu furent promptement à ces débauchés, qui étaient déjà dans l’eau, et les repêchèrent. Indignés du secours qu’on venait de leur donner, ils mirent l’épée la main, courent sur leurs ennemis, les poursuivent jusques dans Auteuil, et les voulaient tuer. Ces pauvres gens se sauvent la plupart chez Molière, qui voyant ce vacarme dit à ces furieux ; qu’est-ce que c’est donc, Messieurs, que ces coquins-là vous ont fait ? comment ventrebleu, dit J. qui était le plus opiniâtré à se noyer, ces malheureux nous empêcheront de nous noyer ? Écoute, mon cher Molière, tu as de l’esprit, vois si nous avons tort. Fatigués des peines de ce monde-ci, nous avons fait dessein de passer en l’autre pour être mieux : la rivière nous a paru le plus court chemin pour nous y rendre ces marauds nous l’ont bouché. Pouvons-nous faire moins que de les en punir ? Comment ! vous avez raison, répondit Molière. Sortez d’ici, coquins, que je ne vous assomme, dit-il à ces pauvres gens, paraissant en colère. Je vous trouve bien hardis de vous opposer à de si belles actions. Ils se retirèrent marqués de quelques coups d’épée.

Comment ! Messieurs, poursuit Molière aux débauchés, que vous ai-je fait pour former un si beau projet sans m’en faire part ! Quoi, vous voulez vous noyer sans moi ? Je vous croyais plus de mes amis. Il a parbleu raison, dit Chapelle, voilà une injustice que nous lui faisions. Vien donc te noyer avec nous. Oh ! doucement, répondit Molière ; ce n’est point ici une affaire à entreprendre mal à propos : c’est la dernière action de notre vie, il n’en faut pas manquer le mérite. On serait assez malin pour lui donner un mauvais jour, si nous nous noyons à l’heure qu’il est : on dirait à coup sûr que nous l’aurions fait la nuit, comme des désespérés, ou comme des gens ivres. Saisissons le moment qui nous fasse le plus d’honneur, et qui réponde à notre conduite. Demain sur les huit à neuf heures du matin, bien à jeun et devant tout le monde nous irons nous jeter la tête devant dans la rivière. J’approuve fort ses raisons, dit N. et il n’y a pas le petit mot à dire. Morbleu j’enrage, dit L. Molière a toujours cent fois plus d’esprit que nous. Voilà qui est fait, remettons la partie à demain ; et allons nous coucher, car je m’endors. Sans la présence d’esprit de Molière il serait infailliblement arrivé du malheur, tant ces Messieurs étaient ivres, et animés contre ceux qui les avaient empêchés de se noyer. Mais rien ne le désolait plus, que d’avoir affaire à de pareilles gens, et c’était cela qui bien souvent le dégoûtait de Chapelle ; cependant leur ancienne amitié prenait toujours le dessus.

Chapelle était heureux en semblables aventures. En voici une, où il eut encore besoin de Molière. En revenant d’Auteuil, à son ordinaire, bien rempli de vin ; car il ne voyageait jamais à jeun ; il eut querelle au milieu de la petite prairie d’Auteuil avec un valet, nommé Godemer, qui le servait depuis plus de trente ans. Ce vieux domestique avait l’honneur d’être toujours dans le Carrosse de son Maitre. Il prit fantaisie à Chapelle en descendant d’Auteuil, de lui faire perdre cette prérogative, et de le faire monter derrière son Carrosse. Godemer, accoutumé aux caprices que le vin causait à son Maitre, ne se mit pas beaucoup en peine d’exécuter ses ordres. Celui-ci se mit en colère : l’autre se moque de lui. Ils se gourment dans le Carrosse le Cocher descend de son siège pour aller les séparer. Godemer en profite pour se jeter hors du Carrosse. Mais Chapelle irrité le poursuit, et le prend au collet ; le Valet se défend, et le Cocher ne pouvait les séparer. Heureusement Molière et Baron, qui étaient à leur fenêtre, aperçurent les Combattants : ils crurent que les Domestiques de Chapelle l’assommaient : ils accourent au plus vite. Baron, comme le plus ingambe, arriva le premier, et fit cesser les coups ; mais il fallut Molière pour terminer le différent. Ah ! Molière, dit Chapelle, puisque vous voilà, jugez si j’ai tort. Ce coquin de Godemer s’est lancé dans mon Carrosse, comme si c’était à un Valet de figurer avec moi. Vous ne savez ce que vous dites, répondit Godemer ; Monsieur sait que je suis en possession du devant de votre Carrosse depuis plus de trente ans ; pourquoi voulez-vous me l’ôter aujourd’hui sans raison ? Vous êtes un insolent qui perdez le respect, répliqua Chapelle ; si j’ai voulu vous permettre de monter dans mon Carrosse, je ne le veux plus ; je suis le Maitre, et vous irez derrière, ou à pied. Y a-t-il de la justice, à cela, dit Godemer ? Me faire aller à pied, présentement que je suis vieux, et que je vous ai si bien servi pendant si longtemps ! Il fallait m’y faire aller pendant que j’étais jeune, j’avais des jambes alors ; mais à présent je ne puis plus marcher. En un mot comme en cent, ajouta ce Valet, vous m’avez accoutumé au Carrosse, je ne puis plus m’en passer ; et je serais déshonoré si l’on me voyait aujourd’hui derrière. Jugez-nous, Molière, je vous en prie, dit Monsieur de Chapelle, j’en passerai par tout ce que vous voudrez. Et bien, puisque vous vous en rapportez à moi, dit Molière, je vais tâcher de mettre d’accord deux si honnêtes gens. Vous avez tort, dit-il à Godemer, de perdre le respect envers votre Maitre, qui peut vous faire aller comme il voudra ; il ne faut pas abuser de sa bonté : ainsi je vous condamne à monter derrière son Carrosse jusqu’au bout de la prairie : et là vous lui demanderez fort honnêtement la permission d’y rentrer : je suis sûr qu’il vous la donnera. Parbleu, s’écria Chapelle, voilà un jugement qui vous fera honneur dans le monde. Tenez, Molière, vous n’avez jamais donné une marque d’esprit si brillante. Oh, bien, ajouta-t-il, je fais grâce entière à ce Maraud-là en faveur de l’équité avec laquelle vous venez de nous juger. Ma foi, Molière, dit-il encore, je vous suis obligé, car cette affaire là m’embarrassait ; elle avait sa difficulté. À Dieu, mon cher ami, tu juges mieux qu’homme de France.

Molière étant seul avec Baron, il prit occasion de lui dire que le mérite de Chapelle était effacé quand il se trouvait dans des situations aussi désagréables que celle où il venait de le voir qu’il était bien fâcheux qu’une personne qui avait autant d’esprit que lui, eût si peu de retenue ; et qu’il aimerait beaucoup mieux avoir plus de conduite pour se satisfaire, que tant de brillant pour faire plaisir aux autres. Je ne vois point, ajouta Molière, de passion plus indigne d’un galant homme que celle du vin : Chapelle est mon ami, mais ce malheureux penchant m’ôte tous les agréments de son amitié. Je n’ose lui rien confier, sans risquer d’être commis un moment après avec toute la terre. Ce discours ne tendait qu’à donner à Baron du dégoût pour la débauche ; car il ne laissait passer aucune occasion de le tourner au bien ; mais sur toutes choses il lui recommandait de ne point sacrifier ses amis, comme faisait Chapelle, à l’envie de dire un bon mot, qui avait souvent de mauvaises suites.

Je ne puis m’empêcher de rapporter celui qu’il dit à l’occasion d’une Épigramme qu’il avait faite contre Monsieur le Monsieur de... c’était une espèce de fat constitué en dignité, on sait que la fatuité est de tous les états. Le Marquis offensé se trouvant chez Monsieur de Monsieur en présence de Chapelle, qu’il savait être l’auteur de l’Épigramme, ou du moins il s’en doutait, menaçait d’une terrible force le pauvre Auteur, sans le nommer : son emportement ne finissait point. Le Poète devait mourir sous le bâton, ou du moins en avoir tant de coups, qu’il se souviendrait toute sa vie d’avoir versifié. Chapelle, fatigué d’entendre toujours ce fanfaron parler sur ce ton-là, se lève, et s’approchant de Monsieur de... eh ! morbleu, lui, dit-il, en lui présentant le dos, si tu as tant d’envie de donner des coups de bâton, donne-les, et t’en va.

On sait que les trois premiers actes de la Comédie du Tartuffe de Molière furent représentés à Versailles dès le mois de Mai de l’année 1664 et qu’au mois de Septembre de la même année, ces trois Actes furent joués pour la seconde fois à Villers-Coterez, avec applaudissement. La Pièce entière parut la première et la seconde fois au Raincy, au mois de Novembre suivant ; et en 1665 mais Paris ne l’avait point encore vue en 1667. Molière sentait la difficulté de la faire passer dans ]e public. Il le prévint par des lectures ; mais il n’en lisait que jusqu’au quatrième acte : de sorte que tout le monde était fort embarrassé comment il tirerait Orgon de dessous la table. Quand il crut avoir suffisamment préparé les esprits, le 5 d’Août 1667, il fait afficher le Tartuffe. Mais il n’eut pas été représenté une fois que les gens austères se révoltèrent contre cette Pièce. On représenta au Roi qu’il était de conséquence que le Ridicule de l’Hypocrisie ne parût point sur le Théâtre. Molière, disait-on, n’était pas préposé pour reprendre les personnes qui se couvrent du manteau de la dévotion, pour enfreindre les lois les plus saintes ; et pour troubler la tranquillité domestique des familles. Enfin ceux qui représentèrent au Roi, le firent avec de bonnes raisons, puisque Sa Majesté jugea à propos de défendre la représentation du Tartuffe. Cet ordre fut un coup de foudre pour les Comédiens ; et pour l’Auteur. Ceux-là attendaient avec justice un gain considérable de cette Pièce ; et Molière croyait donner par cet ouvrage une dernière main à sa réputation. Il avait manié le caractère de l’hypocrisie avec des traits si vifs et si délicats, qu’il s’était imaginé que bien loin qu’on dût attaquer sa Pièce, on lui saurait gré d’avoir donné de l’horreur pour un vice si odieux. Il le dit lui-même dans sa Préface à la tête de cette Pièce mais il se trompa, et il devait savoir par sa propre expérience que le public n’est pas docile. Cependant Molière rendit compte au Roi des bonnes intentions qu’il avait eues en travaillant à cette Pièce. De sorte que sa Majesté ayant vu par elle-même qu’il n’y avait rien dont les personnes de piété et de probité pussent se scandaliser, et qu’au contraire on y combattait un vice qu’elle a toujours eu soin elle-même de détruire par d’autres voies, elle permit apparemment à Molière de remettre sa Pièce sur le théâtre.

Tous les connaisseurs en jugeaient favorablement ; et je rapporterai ici une remarque de Monsieur Ménage, pour justifier ce que j’avance. La prose de Monsieur de Molière, dit-il, vaut beaucoup mieux que ses vers. Je lisais hier son Tartufe. Je lui en avais autrefois entendu lire trois Actes chez Monsieur de Mommor, où se trouvèrent aussi Monsieur Chapelain, Monsieur l’abbé de Marolles, et quelques autres personnes. Je dis à Monsieur.. lorsqu’il empêcha qu’on ne le jouât, que c’était une Pièce dont la morale était excellente, et qu’il n’y avait rien qui ne pût être utile au Public.

Molière laissa passer quelque temps avant que de hasarder une seconde fois la représentation du Tartuffe : et l’on donna pendant ce temps-là Scaramouche Hermite, qui passa dans le public, sans que personne s’en plaignit. Mais d’où vient, dit-on à Monsieur le Prince défunt, que l’on n’a rien dit contre cette Pièce, et que l’on s’est tant récrié contre le Tartuffe ? C’est, répondit ce prince, que Scaramouche joue le Ciel et la Religion, dont ces Messieurs là ne se soucient guères, et que Molière joue les Hypocrites dans la sienne.

Molière ne laissait point languir le Public sans nouveauté ; toujours heureux dans le choix de ses caractères, il avait travaillé sur celui du Misanthrope ; il le donna au Public : mais il sentit dès la première représentation que le peuple de Paris voulait plus rire qu’admirer ; et que pour vingt personnes qui sont susceptibles de sentir des traits délicats et élevés, il y en a cent qui les rebutent faute de les connaitre. Il ne fut pas plutôt rentré dans son cabinet qu’il travailla au Médecin malgré lui, pour soutenir le Misanthrope, dont la seconde représentation fut encore plus faible que la première : Ce qui l’obligea de se dépêcher de fabriquer son Fagotier. En quoi il n’eut pas beaucoup de peine, puisque c’était une de ces petites pièces, ou approchant, que sa troupe avait représentées sur le champ dans les commencements ; il n’avait qu’à transcrire. La troisième représentation du Misanthrope fut encore moins heureuse que les précédentes. On n’aimait point tout ce sérieux qui est répandu dans cette pièce. D’ailleurs le Marquis était la copie de plusieurs originaux de conséquence, qui décriaient l’ouvrage de toute leur force. Je n’ai pourtant pu faire mieux, et sûrement je ne ferai pas mieux, disait Molière à tout le monde.

Monsieur de ** crut se faire un mérite auprès de Molière de défendre le Misanthrope : il fit une longue lettre qu’il donna à Ribou pour mettre à la tête de cette pièce. Molière qui en fut irrité envoya chercher son Libraire, le gronda de ce qu’il avait imprimé cette rapsodie sans sa participation, et lui défendit de vendre aucun exemplaire de sa pièce où elle fût, et il brûla tout ce qui en restait mais après sa mort on l’a réimprimée. Monsieur de ** qui aimait fort à voir la Molière, vint souper chez elle le jour même. Molière le traita cavalièrement sur le sujet de sa lettre, en lui donnant de bonnes raisons pour souhaiter qu’il ne se fût point avisé de défendre sa pièce.

À la quatrième représentation du Misanthrope il donna son Fagotier, qui fit bien rire le Bourgeois de la rue Saint Denis. On en trouva le Misanthrope beaucoup meilleur, et insensiblement on le prit pour une des meilleures Pièces qui ait jamais paru. Et le Misanthrope et le Médecin malgré lui joints ensemble ramenèrent tout le pêle-mêle de Paris, aussi bien que les connaisseurs. Molière s’applaudissant du succès de son invention, pour forcer le public à lui rendre justice, hasarda d’en tirer une glorieuse vengeance, en faisant jouer le Misanthrope seul. Il eut un succès très favorable ; de sorte que l’on ne put lui reprocher que la petite Pièce eût fait aller la grande.

Les Hypocrites avaient été tellement irrités par le Tartuffe, que l’on fit courir dans Paris un livre terrible, que l’on mettait sur le compte de Molière pour le perdre. C’est à cette occasion qu’il mit dans le Misanthrope les vers suivants :

Et non content encor du tort que l’on me fait,
Il court parmi le monde un livre abominable,
Et de qui la lecture est même condamnable,
Un livre à mériter la dernière rigueur,
Dont le fourbe a l’affront de me faire l’Auteur.
Et là dessus on voit
Oronte qui murmure,
Et tâche méchamment d’appuyer l’imposture,
Lui qui d’un honnête homme à la Cour tient le rang.
etc.

On voit par cette remarque, que le Tartuffe fut joué avant le Misanthrope, et avant le Médecin malgré lui ; et qu’ainsi la date de la première représentation de ces deux dernières Pièces, que l’on a mise dans les œuvres de Molière, n’est pas véritable ; puisque l’on marque qu’elles ont été jouées dès les mois de Mars et de Juin de l’année 1666.

Molière avait lu son Misanthrope à toute la Cour, avant que de le faire représenter, chacun lui en disait son sentiment ; mais il ne suivait que le sien ordinairement, parce qu’il aurait été souvent obligé de refondre ses Pièces, s’il avait suivi tous les avis qu’on lui donnait : et d’ailleurs il arrivait quelquefois que ces avis étaient intéressés : Molière ne traitait point de caractères, il ne plaçait aucuns traits, qu’il n’eût des vues fixes. C’est pourquoi il ne voulut point ôter du Misanthrope, ce grand Flandrin qui crachait dans un puits pour faire des ronds, que Madame défunte lui avait dit de supprimer, lorsqu’il eut l’honneur de lire sa Pièce à cette Princesse. Elle regardait cet endroit comme un trait indigne d’un si bon ouvrage : mais Molière avait son original, il voulait le mettre sur le Théâtre.

Au mois de Décembre de la même année, il donna au Roi le divertissement des deux premiers actes d’une Pastorale qu’il avait faite, c’est Mélicerte. Mais il ne jugea pas à propos avec raison d’en faire le troisième acte, ni de faire imprimer les deux premiers, qui n’ont vu le jour qu’après sa mort.

Le Sicilien fut trouvé une agréable petite Pièce à la Cour, et à la Ville en 667. Et l’Amphitryon passa tout d’une voix au mois de Janvier 1668. Cependant un Savantasse n’en voulut point tenir compte à Molière. Comment ! disait-il, il a tout pris sur Rotrou, et Rotrou sur Plaute. Je ne vois pas pourquoi on applaudit à des Plagiaires. Ç’a toujours été, ajoutoir-il, le caractère de Molière ; j’ai fait mes études avec lui, et un jour qu’il apporta des vers à son Régent, celui-ci reconnut qu’il les avait pillés, l’autre assura fortement qu’ils étaient de sa façon : mais après que le Régent lui eut reproché son mensonge, et qu’il lui eut dit qu’il les avait pris dans Théophile, Molière le lui avoua, et lui dit qu’il les y avait pris avec d’autant plus d’assurance, qu’il ne croyait pas qu’un Jésuite dût lire Théophile. Ainsi, disait ce Pédant à son ami, si l’on examinait bien les ouvrages de Molière ; on les trouverait tous pillés de cette force-là. Et même quand il ne sait où prendre, il se répète sans précaution. De semblables Critiques n’empêchèrent pas le cours de l’Amphitryon, que tout Paris vit avec beaucoup de plaisir, comme un spectacle bien rendu en notre langue, et à notre goût.

Après que Molière eut repris avec succès son Avare au mois de Janvier 1668, comme je l’ai déjà dit, il projeta de donner son George Dandin. Mais un de ses amis lui fit entendre qu’il y avait dans le monde un Dandin, qui pourrait se reconnaitre dans sa Pièce, et qui était en état par sa famille non-seulement de la décrier ; mais encore de le faire repentir d’y avoir travaillé. Vous avez raison, dit Molière à son ami ; mais je sais un sûr moyen de me concilier l’homme dont vous me parlez ; j’irai lui lire ma Pièce. Au spectacle, où il était assidu, Molière lui demanda une de ses heures perdues pour lui faire une lecture. L’homme en question se trouva si fort honoré de ce compliment, que toutes affaires cessantes, il donna parole pour le lendemain ; et il courut tout Paris pour tirer vanité de la lecture de cette Pièce. Molière, disait-il à tout le monde, me lit ce soir une Comédie : voulez-vous en être ? Molière trouva une nombreuse assemblée, et son homme qui présidait. La Pièce fut trouvée excellente ; et lorsqu’elle fut jouée, personne ne la faisait mieux valoir que celui dont je viens de parler, et qui pourtant aurait pu s’en fâcher, une partie des Scènes que Molière avait traitées dans sa Pièce, étant arrivées à cette personne. Ce secret de faire passer sur le Théâtre un caractère à son original, a été trouvé si bon, que plusieurs Auteurs l’ont mis en usage depuis avec succès. Le George Dandin fut donc bien reçu à la Cour au mois de Juillet 1668, et à Paris au mois de Novembre suivant.

Quand Molière vit que les Hypocrites, qui s’étaient si fort offensés de son imposteur, étaient calmés, il se prépara à le faire paraître une seconde fois. Il demanda à sa Troupe, plus par conversation que par intérêt, ce qu’elle lui donnerait, s’il faisait renaitre cette Pièce. Les Comédiens voulurent absolument qu’il y eût double part sa vie durant toutes les fois qu’on la jouerait. Ce qui a toujours été depuis très régulièrement exécuté. On affiche le Tartuffe : les Hypocrites se réveillent ; ils courent de tous côtés pour aviser aux moyens d’éviter le Ridicule que Molière allait leur donner sur le Théâtre malgré les défenses du Roi. Rien ne leur paraissait plus effronté, rien plus criminel que l’entreprise de cet Auteur : et accoutumés à incommoder tout le monde, et à n’être jamais incommodés, ils portèrent de toutes parts leurs plaintes importunes pour faire réprimer l’insolence de Molière, si son annonce avait son effet. L’assemblée fut si nombreuse que les personnes les plus distinguées furent heureuses d’avoir place aux troisièmes loges. On allume les lustres. Et l’on était prêt de commencer la Pièce quand il arriva de nouvelles défenses de la représenter, de la part des personnes préposées pour faire exécuter les ordres du Roi. Les Comédiens firent aussitôt éteindre les lumières, et rendre l’argent à tout le monde. Cette défense était judicieuse, parce que le Roi était alors en Flandre : et l’on devait présumer que Sa Majesté ayant défendu la première fois que l’on jouât cette Pièce, Molière voulait profiter de son absence pour la faire passer. Tout cela ne se fit pourtant pas sans un peu de rumeur, de la part des spectateurs ; et sans beaucoup de chagrin du côté des Comédiens. La permission que Molière disait avoir de sa Majesté pour jouer sa pièce n’était point par écrit ; on n’était pas obligé de s’en rapporter à lui. Au contraire, après les premières défenses du Roi, on pouvait prendre pour une témérité la hardiesse que Molière avait eue de remettre le Tartuffe sur le Théâtre, et peu s’en fallut que cette affaire n’eût encore de plus mauvaises suites pour lui ; on le menaçait de tous côtés. Il en vit dans le moment les conséquences : c’est pourquoi il dépêcha en poste sur le champ la Torellière et la Grange pour aller demander au Roi la protection de Sa Majesté dans une si fâcheuse conjoncture. Les Hypocrites triomphaient ; mais leur joie ne dura qu’autant de temps qu’il en fallut aux deux Comédiens pour apporter l’ordre du Roi, qui voulait qu’on jouât le Tartuffe.

Le Lecteur jugera bien, sans que je lui en fasse la description, quel plaisir l’ordre du Roi apporta dans la Troupe, et parmi les personnes de spectacle, mais sur tout dans le cœur de Molière, qui se vit justifié de ce qu’il avait avancé. Si on avait connu sa droiture et sa soumission, on aurait été persuadé qu’il ne se serait point hasardé de représenter le Tartuffe une seconde fois, sans en avoir auparavant pris l’ordre de Sa Majesté.

Tout le monde sait qu’après cela cette pièce fut jouée de suite, et qu’elle a toujours été fort applaudie toutes les fois qu’elle a paru ; et les personnes qui ont voulu par passion la critiquer, ont toujours succombé sous les raisons de ceux qui en connaissent le mérite.

Un jour qu’on représentait cette Pièce, Champmêlé, qui n’était point encore alors dans la Troupe, fut voir Molière dans sa loge, qui était proche du Théâtre. Comme ils en étaient aux compliments, Molière s’écria, ah chien, ah bourreau ! et se frappait la tête comme un possédé : Champmêlé crut qu’il tombait de quelque mal, et il était fort embarrassé. Mais Molière, qui s’aperçût de son étonnement, lui dit,  ne soyez pas surpris de mon emportement. Je viens d’entendre un Acteur déclamer faussement et pitoyablement quatre vers de ma pièce ; et je ne saurais voir maltraiter mes enfants de cette force là, sans souffrir comme un damné.

Quelque succès qu’eût le Tartuffe pendant qu’on le joua après l’ordre du Roi, cependant la Femme Juge et partie de Monfleury fut jouée autant de fois au moins dans le même temps à l’Hôtel de Bourgogne. Ainsi ce n’est pas toujours le mérite d’une pièce qui la fait réussir ; un Acteur que l’on aime à voir, une situation, une Scène heureusement traitée, un travestissement, des pensées piquantes, peuvent entrainer au spectacle, sans que la pièce soit bonne.

La bonté que le Roi eut de permettre que le Tartuffe fût représenté, donna un nouveau mérite à Molière. On voulait même que cette grâce fût personnelle. Mais Sa Majesté qui savait par elle-même que l’hypocrisie était vivement combattue dans cette pièce, fut bien aise que ce vice, si opposé à ses sentiments, fût attaqué avec autant de force que Molière le combattait. Tout le monde lui fit compliment sur ce succès ; ses ennemis même lui en témoignèrent de la joie, et étaient les premiers à dire que le Tartuffe était de ces pièces excellentes qui mettaient la vertu dans son jour. Cela est vrai, disait Molière ; mais je trouve qu’il est très dangereux de prendre ses intérêts au prix qui m’en coûte. Je me suis repenti plus d’une fois de l’avoir fait.

Quoique Molière donnât à ses pièces beaucoup de mérite du côté de la composition, cependant elles étaient représentées avec un jeu si délicat, que quand elles auraient été médiocres elles auraient passé : sa Troupe était bien composée et il ne confiait point ses rôles à des Acteurs qui ne sussent pas les exécuter, il ne les plaçait point à l’aventure, comme on fait aujourd’hui. D’ailleurs il prenait toujours les plus difficiles pour lui. Ce n’est pas qu’il eût universellement l’éloquence du corps en partage, comme Baron. Au contraire dans les commencements, même dans la Province, il paraissait mauvais Comédien à bien des gens ; peut-être à cause d’un hoquet ou tic de gorge qu’il avait, et qui rendait d’abord son jeu désagréable à ceux qui ne le connaissaient pas. Mais pour peu que l’on fit attention à la délicatesse avec laquelle il introït dans un caractère, et il exprimait un sentiment, on convenait qu’il entendait parfaitement l’art de la déclamation. Il avait contracté par habitude le hoquet dont je viens de parler : dans les commencements qu’il monta sur le Théâtre, il reconnut qu’il avait une volubilité de langue, dont il n’était pas le Maitre, et qui rendait son jeu désagréable. Et des efforts qu’il se faisait pour se retenir dans la prononciation ; il s’en forma un hoquet, qui lui demeura jusques à la fin. Mais il sauvait ce désagrément par toute la finesse avec laquelle on peut représenter. Il ne manquait aucun des accents et des gestes nécessaires pour toucher le spectateur. Il ne déclamait point au hasard, comme ceux qui destitués des principes de la déclamation, ne sont point assurés dans leur jeu : il entrait dans tous les détails de l’action. Mais s’il revenait aujourd’hui, il ne reconnaitrait pas ses ouvrages dans la bouche de ceux qui les représentent.

Il est vrai que Molière n’était bon que pour représenter le Comique ; il ne pouvait entrer dans le sérieux, et plusieurs personnes assurent qu’ayant voulu le tenter, il réussit si mal la première fois qu’il parut sur le Théâtre, qu’on ne le laissa pas achever. Depuis ce temps-là, dit -on, il ne s’attacha qu’au Comique, où il avait toujours du succès, quoique les gens délicats l’accusassent d’être un peu grimacier. Mais si ces personnes là le lui avaient reproché à lui-même, je ne sais s’il n’aurait pas eu raison de leur répondre que le commun du public aime les charges, et que le jeu délicat ne l’affecte point.

Molière n’était point un homme qu’on pût oublier par l’absence. Monsieur Bernier ne fut pas plutôt de retour de son voyage du Mogol qu’il fut le voir à Auteuil. Après les premiers compliments d’amitié, celui-là commença la conversation par la relation. Il fit d’abord observer à Molière que l’on n’en usait point avec l’Empereur du Mogol détrôné, et avec ses enfants, aussi inhumainement qu’on le fait en Turquie. On se contente, dit-il, de leur donner une drogue, que l’on nomme du Pouss, pour leur faire perdre l’esprit, afin qu’ils soient hors d’état de former un parti. Apparemment, dit Baron, que cette conversation ennuyait fort, ces gens-là vous ont fait prendre du Pouss avant que de revenir. Taisez vous, jeune homme, dit Molière, vous ne connaissez pas Monsieur Bernier, et vous ne savez pas que c’est mon ami ; peu s’en faut que je ne prenne sérieusement votre imprudence. Comment ! répliqua Baron, qui s’était donné toute liberté de parler devant Molière, vous êtes si bons amis, et Monsieur après une si longue absence n’a à la première vue que des contes à vous dire ! Le Philosophe touche de cette leçon, qui était en sa place, se mit sur les sentiments, Molière n’en fut pas fâché : car plus homme de Cour que Bernier, et plus occupé de ses affaires que de celles du grand Mogol, la relation ne lui faisait pas beaucoup de plaisir. On parla de santé. Molière rendit compte du mauvais état de la sienne à Bernier : qui, au lieu de lui répondre, lui dit qu’il avait conduit heureusement celle du premier Ministre du grand Mogol ; qu’il n’avait point voulu être Médecin de l’Empereur lui-même, parce que quand il meurt on enterre aussi le Médecin avec lui. À la fin ne sachant plus que dire sur le Mogol, il offrit ses soins à Molière. Oh ! Monsieur, dit Baron, Monsieur de Molière est en de bonnes mains. Depuis que le Roi a eu la bonté de donner un Canonicat au fils de son x Médecin, il fait des merveilles ; et il tiendra Monsieur longtemps en état de a divertir Sa Majesté. Les Médecins du Mogol ne s’accommodent point avec notre santé. Et à moins que de convenir que l’on vous enterrera avec Monsieur, je ne lui conseille pas de vous confier la sienne, Bernier vit bien que Baron était un enfant gâté ; il mit la conversation sur son chapitre. Molière, qui en parlait avec plaisir, en commença l’histoire ; mais Baron, rebuté de l’entendre, alla chercher à s’amuser ailleurs.

Molière n’était pas seulement bon Acteur et excellent Auteur, il avait toujours soin de cultiver la Philosophie. Chapelle et lui ne se passaient rien sur cet article-là. Celui-là pour Gassendi ; celui-ci pour Descartes. En revenant d’Auteuil un jour dans le bateau de Molière, ils ne furent pas longtemps sans faire naitre une dispute. Ils prirent un sujet grave pour se faire valoir devant un Minime qu’ils trouvèrent dans leur bateau, et qui s’y était mis pour gagner les Bons-hommes. J’en fais Juge le bon Père, dit Molière, si le Système de Descartes n’est pas cent fois mieux imaginé, que tout ce que Monsieur de Gassendi nous a ajusté au Théâtre, pour nous faire passer les rêveries d’Épicure. Passe pour sa morale ; mais le reste ne vaut pas la peine que l’on y fasse attentions. N’est-il pas vrai, mon Père, ajouta Molière, au Minime. Le Religieux répondit par un hom ! hom ! qui faisait entendre aux Philosophes qu’il était connaisseur dans cette matière ; mais il eut la prudence de ne se point mêler dans une conversation si échauffée ; surtout avec des gens qui ne paraissaient pas ménager leur adversaire. Oh ! parbleu, mon Père, dit Chapelle, qui se crut affaibli par l’apparente approbation du Minime, a il faut que Molière convienne que Descartes n’a formé son Système que comme un Mécanicien, qui imagine une belle machine sans faire attention à l’exécution le Système de ce Philosophe est contraire à une infinité de Phénomènes de la nature, que le bon homme n’avait pas prévus. Le Minime sembla se ranger du côté de Chapelle par un second hom ! hom ! Molière, outré de ce qu’il triomphait, redouble ses efforts avec une chaleur de Philosophe, pour détruire Gassendi par de si bonnes raisons, que le Religieux fut obligé de s’y rendre par un troisième hom ! hom ! obligeant, qui semblait décider la question en sa faveur. Chapelle s’échauffe, et criant du haut de la tête pour convertir son Juge, il ébranla son équité par la force de son raisonnement. Je conviens que c’est l’homme du monde qui a le mieux rêvé, ajouta Chapelle ; mais morbleu ! il a pillé ses rêveries partout, et cela n’est pas bien. N’est-il pas vrai, mon Père, dit-il au Minime ? Le Moine, qui convenait de tout obligeamment, donna aussitôt un signe d’approbation, sans proférer une seule parole. Molière, sans songer qu’il était au lait, saisit avec fureur le moment de rétorquer les arguments de Chapelle. Les deux Philosophes en étaient aux convulsions, et presque aux invectives d’une dispute Philosophique quand ils arrivèrent devant les bons Hommes. Le Religieux les pria qu’on le mit à terre. Il les remercia gracieusement, et applaudit fort à leur profond savoir sans intéresser son mérite. Mais avant que de sortir du bateau, il alla prendre sous les pieds du batelier sa besace, qu’il y avait mise en entrant. C’était un Frère-Lay, les deux Philosophes n’avaient point vu son enseigne ; et honteux d’avoir perdu le fruit de leur dispute devant un homme qui n’y entendait rien, ils se regardèrent l’un l’autre sans se rien dire. Molière, revenu de son abattement, dit à Baron, qui était de la compagnie ; mais d’un âge à négliger une pareille conversation : voyez, petit garçon, ce que fait le silence, quand il est observé avec conduite. Voilà comme vous faites toujours, Molière, dit Chapelle, vous me commettez sans cesse avec des ânes qui ne peuvent savoir si j’ai raison. Il y a une heure que j’use mes poumons, et je n’en suis pas plus avancé !

Chapelle reprochait toujours à Molière son humeur rêveuse ; il voulait qu’il fût d’une société aussi agréable que la sienne ; il le voulait en tout assujettir à son caractère ; et que sans s’embarrasser de rien il fût toujours préparé à la joie. Oh ! Monsieur, lui répondit Molière, vous êtes bien plaisant. Il vous est aisé de vous faire ce Système de vivre ; vous êtes isolé de tout ; et vous pouvez penser quinze jours durant à un bon mot, sans que personne vous trouble, et aller après, toujours chaud de vin, le débiter par tout aux dépens de vos amis ; vous n’avez que cela à faire. Mais si vous étiez, comme moi, occupé de plaire au Roi, et si vous aviez quarante ou cinquante personnes, qui n’entendent point raison, à faire vivre, et à conduire ; un Théâtre à soutenir ; et des ouvrages à faire pour ménager votre réputation, vous n’auriez pas envie de rire, sur ma parole ; et vous n’auriez point tant d’attention à votre bel esprit, et à vos bons mots, qui ne laissent pas de vous faire bien des ennemis, croyez moi. Mon pauvre Molière, répondit Chapelle. Tous ces ennemis seront mes amis dès que je voudrai les estimer, parce que je suis d’humeur, et en état de ne les point craindre. Et si j’avais des ouvrages à faire, j’y travaillerais avec tranquillité, et peut-être seraient-ils moins remplis que les vôtres de choses basses et triviales ; car vous avez beau faire, vous ne sauriez quitter le goût de la farce. Si je travaillais pour l’honneur, répondit Molière, mes ouvrages seraient tournez tout autrement : mais il faut que je parle à une foule de peuple, et à peu de gens d’esprit pour soutenir ma Troupe ; ces gens-là ne s’accommoderaient nullement de votre élévation dans le style, et dans les sentiments : et vous l’avez vu, vous-même : quand j’ai hasardé quelque chose d’un peu passable, avec quelle peine il m’a fallu en arracher le succès. Je suis sûr que vous qui me blâmez aujourd’hui, vous me louerez quand je serai mort. Mais vous qui faites si fort l’habile homme, et qui passez, à cause de votre bel esprit, pour avoir beaucoup de part à mes pièces, je voudrais bien vous voir à l’ouvrage. Je travaille présentement sur un caractère, où j’ai besoin de telles scènes faites-les, vous m’obligerez, et je me ferai honneur d’avouer un secours comme le vôtre. Chapelle accepta le défi : mais lorsqu’il apporta son ouvrage à Molière, celui-ci après la première lecture le rendit à Chapelle ; il n’y avait aucun goût de Théâtre, rien n’y était dans la nature ; c’était plutôt un recueil de bon mots sans place, que des scènes suivies. Cet ouvrage de Monsieur de Chapelle ne serait-il point l’original du Tartuffe, qu’une famille de Paris, jalouse avec justice de la réputation de Chapelle, se vante de posséder écrit, et raturé de sa main ? Mais à en venir à l’examen, on y trouverait sûrement de la différence avec celui de Molière.

Voici un éclaircissement très singulier que Molière essuya avec un de ces Courtisans qui marquent par la singularité. Celui-ci sur le rapport de quelqu’un, qui voulait apparemment se moquer de lui, fut trouver l’autre en grand Seigneur. Il m’est revenu, Monsieur de Molière, dit-il avec hauteur dès la porte, qu’il vous prend fantaisie de m’ajuster au Théâtre, sous le titre d’Extravagant ; serait-il bien vrai ? Moi, Monsieur ! lui répondit Molière, je n’ai jamais eu dessein de travailler sur ce caractère : j’attaquerais trop de monde. Mais si j’avais à le faire, je vous avoue, Monsieur, que je ne pourrais mieux faire que de prendre dans votre personne le contraste que j’ai accoutumé de donner au ridicule, pour le faire sentir davantage. Ah ! je suis bien aise que vous me connaissiez un peu, lui dit le Comte ; et j’étais étonné que vous m’eussiez si mal observé. Je venais arrêter votre travail ; car je ne crois pas que vous eussiez passé outre. Mais, Monsieur, lui repartit Molière, qu’aviez-vous à craindre ? Vous eût-on reconnu dans un caractère si reposé au vôtre. Tubleu, répondit le Comte, il ne faut qu’un geste qui me ressemble pour me désigner, et c’en serait assez pour amener tout Paris à votre pièce : je sais l’attention que l’on a sur moi. Non, Monsieur, dit Molière : le respect que je dois à une per sonne de votre rang, doit vous être garant de mon silence. Ah ! bon, répondit le Comte, je suis bien aise que vous soyez de mes amis ; je vous estime de tout mon cœur, et je vous ferai plaisir dans les occasions. Je vous prie, ajouta-t-il, mettez-moi en contraste dans quelque pièce ; je vous donnerai un mémoire de mes bons endroits. Ils se présentent à la première vue, lui répliqua Molière ; mais pourquoi voulez-vous faire briller vos vertus sur le Théâtre ? Elles paraissent assez dans le monde, personne ne vous ignore. Cela est vrai répondit le Comte ; mais je serais ravi que vous les rapprochassiez toutes dans leur point de vue ; on parlerait encore plus de moi. Écoutez, ajouta-t-il, je tranche fort avec N... mettez-nous ensemble, cela fera une bonne pièce. Quel titre lui donneriez-vous ? Mais je ne pourrais, lui dit Molière, lui en donner d’autre que celui d’Extravagant. Il serait excellent, par ma foi, lui repartit le Comte ; car le pauvre homme n’extravague pas mal. Faites cela, je vous en prie ; je vous verrai souvent pour suivre votre travail. À Dieu, Monsieur de Molière, songez à notre pièce, il me tarde qu’elle ne paraisse. La fatuité de ce Courtisan mit Molière de mauvaise humeur, au lieu de le réjouir ; et il ne perdit pas l’idée de le mettre bien sérieusement au Théâtre ; mais il n’en a pas eu le temps.

Molière trouva mieux son compte dans la Scène suivante, que dans celle du Courtisan ; il se mit dans le vrai à son aise, et donna des marques désintéressées d’une parfaite sincérité ; c’était où il triomphait. Un jeune homme de vingt-deux ans, beau et bien fait, le vint trouver un jour ; et après les compliments lui découvrit qu’étant né avec toutes les dispositions nécessaires pour le Théâtre, il n’avait point de passion plus forte, que celle de s’y attacher ; qu’il venait le prier de lui en procurer les moyens, et lui faire connaitre que ce qu’il avançait était véritable. Il déclama quelques Scènes détachées, sérieuses et comiques devant Molière, qui fut surpris de l’art avec lequel ce jeune homme faisait sentir les endroits touchants. Il semblait qu’il eût travaillé vingt années, tant il était assuré dans ses tons ; ses gestes étaient ménagés avec esprit : de sorte que Molière vit bien que ce jeune homme avait été élevé avec soin. Il lui demanda comment il avait appris la déclamation. J’ai toujours eu inclination de paraître en public, lui dit-il, les Régents sous qui j’ai étudié ont cultivé les dispositions que j’ai apportées en naissant ; j’ai tâché d’appliquer les règles à l’exécution ; et je me suis fortifié en allant souvent à la Comédie. Et avez-vous du bien, lui dit Molière. Mon Père est un Avocat assez à son aise, lui répondit le jeune homme. Et bien, lui répliqua Molière, je vous conseille de prendre sa profession ; la nôtre ne vous convient point ; c’est la dernière ressource de ceux qui ne sauraient mieux faire, ou des Libertins, qui veulent se soustraire au travail. D’ailleurs, c’est enfoncer le poignard dans le cœur de vos parents, que de monter sur le Théâtre ; vous en savez les raisons, je me suis toujours reproché d’avoir donné ce déplaisir à ma famille. Et je vous avoue que si c’était à recommencer, je ne choisirais jamais cette profession. Vous croyez, peut-être, ajouta-t-il, qu’elle a ses agréments ; vous vous trompez. Il est vrai que nous sommes en apparence recherchés des grands Seigneurs, mais ils nous assujettissent à leurs plaisirs ; et c’est la plus triste de toutes les situations, que d’être l’esclave de leur fantaisie. Le reste du monde nous regarde comme des gens perdus, et nous méprise. Ainsi, Monsieur, quittez un dessein si contraire à votre honneur et à votre repos. Si vous étiez dans le besoin, je pourrais vous rendre mes services, mais je ne vous le cèle point, je vous serais plutôt un obstacle. Le jeune homme donnait quelques raisons pour persister dans sa résolution, quand Chapelle entra, un peu pris de vin ; Molière lui fit entendre réciter ce jeune homme. Chapelle en fut aussi étonné que son ami. Ce sera là, dit-il, un excellent Comédien ! on ne vous consulte pas sur cela, répond Molière à Chapelle. Représentez-vous, ajouta-t-il au jeune homme, la peine que nous avons. Incommodez, ou non, il faut être prêts à marcher au premier ordre, et à donner du plaisir quand nous sommes bien souvent accablés de chagrin ; à souffrir la rusticité de la plupart des gens avec qui nous avons à vivre, et à captiver les bonnes grâces d’un public, qui est en droit de nous gourmander pour l’argent qu’il nous donne. Non, Monsieur, croyez moi encore une fois, dit-il au jeune homme, ne vous abandonnez point au dessein que vous avez pris faites vous Avocat, je vous répons du succès. Avocat ! dit Chapelle, et fi ! il a trop de mérite pour brailler à un barreau : et c’est un vol qu’il fait au public s’il ne se fait Prédicateur, ou Comédien. En vérité, lui répond Molière, il faut que vous soyez bien ivre pour parler de la sorte, et vous avez mauvaise grâce de plaisanter sur une affaire aussi sérieuse que celle-ci, où il est question de l’honneur et de l’établissement de Monsieur. Ah ! puisque nous sommes sur le sérieux, répliqua Chapelle, je vais le prendre tout de bon. Aimez-vous le plaisir, dit-il au jeune homme ? Je ne serai pas fâché de jouir de celui qui peut m’être permis, répondit le fils de l’Avocat. Eh bien donc, répliqua Chapelle, mettez-vous dans la tête que malgré tout ce que Molière vous a dit, vous en aurez plus en six mois de Théâtre qu’en six années de barreau. Molière, qui n’avait en vue que de convertir le jeune homme, redoubla ses raisons pour le faire ; et enfin il réussit à lui faire perdre la pensée de se mettre à la Comédie. Oh ! voilà mon Harangueur qui triomphe, s’écria Chapelle, mais morbleu vous répondrez du peu de succès que Monsieur fera dans le parti que vous lui faites embrasser.

Chapelle avait de la sincérité, mais souvent elle était fondée sur de faux principes, d’où on ne pouvait le faire revenir ; et quoiqu’il n’eût point envie d’offenser personne, il ne pouvait résister au plaisir de dire sa pensée, et de faire valoir un bon mot au dépens de ses amis. Un jour qu’il dinait en nombreuse compagnie avec Monsieur le Marquis de M*** dont le Page, pour tout domestique, servait à boire, il souffrait de n’en point avoir aussi souvent que l’on avait accoutumé de lui en donner ailleurs ; la patience lui échappa à la fin. Eh ! je vous prie, Marquis, dit-il à Monsieur de M*** donnez nous la monnaie de votre Page.

Chapelle se serait fait un scrupule de refuser une partie de plaisir, il se livrait au premier venu sur cet article-là : il ne fallait pas être son ami pour l’engager dans ces repas qui percent jusques à l’extrémité de la nuit. Il suffisait de le connaitre légèrement. Molière était désolé d’avoir un ami si agréable et si honnête homme, attaqué de ce défaut, il lui en faisait souvent des reproches, et Monsieur de Chapelle lui promettait toujours merveilles, sans rien tenir. Molière n’était pas le seul de ses amis, à qui sa conduite fit de la peine. Monsieur des P** le rencontrant un jour au Palais lui en parla à cœur ouvert. Est-il possible, lui dit-il, que vous ne reviendrez point de cette fatigante crapule qui vous tuera à la fin ? Encore si c’était toujours avec les mêmes personnes, vous pourriez espérer de la bonté de votre tempérament de tenir bon aussi longtemps qu’eux. Mais quand une Troupe s’est outrée avec vous, elle s’écarte ; les uns vont à l’armée, les autres à la campagne, où ils se reposent ; et pendant ce temps-là une autre compagnie les relève ; de manière que vous êtes nuit et jour à l’atelier. Croyez-vous de bonne foi pouvoir être toujours le Plastron de ces gens-là sans succomber ? D’ailleurs vous êtes tout agréable, ajouta Monsieur des P**. Faut-il prodiguer cet agrément indifféremment à tout le monde ? Vos amis ne vous ont plus d’obligation, quand vous leur donnez de votre temps pour se réjouir avec vous ; puisque »vous prenez le plaisir avec le premier venu qui vous le propose, comme avec le meilleur de vos amis. Je pourrais vous dire encore que la Religion, votre réputation même, devraient vous arrêter, et vous faire faire de sérieuses réflexions sur votre dérangement. Ah ! voilà qui est fait, mon cher ami, je vais entièrement me mettre en règle, répondit Chapelle, la larme à l’œil, tant il était touché je suis charmé de vos raisons, elles sont excellentes, et je me fais un plaisir de les entendre redites-les moi, je vous en conjure, afin qu’elles me fassent plus d’impression. Mais, dit-il,  je vous écouterai plus commodément dans le cabaret qui est ici proche, entrons y, mon cher ami, et me faites bien entendre raison, je veux revenir de tout cela. Monsieur des P** qui croyait être au moment de convertir Chapelle, le suit ; et en buvant un coup de bon vin, lui étale une seconde fois sa Rhétorique ; mais le vin venait toujours, de manière que ces Messieurs, l’un en prêchant, et l’autre en écoutant, s’enivrèrent si bien, qu’il fallut les reporter chez eux.

Si Chapelle était incommode à ses amis par son indifférence : Molière ne l’était pas moins dans son domestique par son exactitude et par son arrangement. Il n’y avait personne, quelque attention qu’il eût, qui y pût répondre une fenêtre ouverte ou fermée un moment devant ou après le temps qu’il l’avait ordonné, mettait Molière en convulsion ; il était petit dans ces occasions. Si on lui avait dérangé un livre, c’en était assez pour qu’il ne travailla de quinze jours ; il y avait peu de domestiques qu’il ne trouva en défaut ; et la vieille servante la Forest y était prise aussi souvent que les autres, quoiqu’elle dût être accoutumée à cette fatigante régularité que Molière exigeait de tout le monde. Et même il était prévenu que c’était une vertu de sorte que celui de ses amis qui était le plus régulier, et le plus arrangé, était celui qu’il estimait le plus.

Il était très sensible au bien qu’il pouvait faire dire de tout ce qui le regardait : ainsi il ne négligeait aucune occasion de tirer avantage dans les choses communes, comme dans le sérieux, et il n’épargnait pas la dépense pour se satisfaire ; d’autant plus qu’il était naturellement très libéral. Et l’on a toujours remarqué qu’il donnait aux pauvres avec plaisir, et qu’il ne leur faisait jamais des aumônes ordinaires.

Il n’aimait point le jeu ; mais il avait assez de penchant pour le sexe ; la de... l’amusait quand il ne travaillait pas. Un de ses amis, qui était surpris qu’un homme aussi délicat que Molière eût si mal placé son inclination, voulut le dégoûter de cette Comédienne. Est-ce la vertu, la beauté, ou l’esprit, lui dit-il, qui vous font aimer cette femme-là ? Vous savez que la Barre, et Florimont sont de ses amis ; qu’elle n’est point belle, que c’est un vrai squelette ; et qu’elle n’a pas le sens commun. Je sais tout cela, Monsieur, lui répondit Molière ; mais je suis accoutumé à ses défauts ; et il faudrait que je prisse trop sur moi, pour m’accommoder aux imperfections d’une autre ; je n’en ai ni le temps, ni la patience. Peut-être aussi qu’une autre n’aurait pas voulu de l’attachement de Molière ; il traitait l’engagement avec négligence, et ses assiduités n’étaient pas trop fatigantes pour une femme ; en huit jours une petite conversation, c’en était assez pour lui, sans qu’il se mit en peine d’être aimé, excepté de sa femme, dont il aurait acheté la tendresse pour toute chose au monde. Mais ayant été malheureux de ce côté-là, il avait la prudence de n’en parler jamais qu’à ses amis ; encore fallait-il qu’il y fût indispensablement obligé.

C’était l’homme du monde qui se faisait le plus servir ; il fallait l’habiller comme un grand Seigneur, et il n’aurait pas arrangé les plis de sa cravate. Il avait un valet, dont je n’ai pu savoir ni le nom, ni la famille, ni le pays ; mais je sais que c’était un domestique assez épais, et qu’il avait soin d’habiller Molière. Un matin qu’il le chaussait à Chambord, il mit un de ses bas à l’envers. Un tel, dit gravement Molière, ce bas est à l’envers. Aussitôt ce valet le prend par le haut, et en dépouillant la jambe de son maitre met ce bas à l’endroit. Mais comptant ce changement pour rien, il enfonce son bras dedans, le retourne pour chercher l’endroit, et l’envers revenu dessus, il rechausse Molière. Un tel, lui dit-il encore froidement, ce bas est à l’envers. Le stupide domestique, qui le vit avec surprise, reprend le bas, et fait le même exercice que la première fois ; et s’imaginant avoir réparé son peu d’intelligence, et avoir donné sûrement à ce bas le sens où il devait être, il chausse son maitre avec confiance : mais ce maudit envers se trouvant toujours dessus, la patience échappa à Molière. Oh, par bleu ! c’en est trop, dit-il, en lui donnant un coup de pied qui le fit tomber à la renverse ce maraud là me chaussera éternellement à l’envers ; ce ne sera jamais qu’un sot, quelque métier qu’il fasse. Vous êtes Philosophe ! vous êtes plutôt le Diable, lui répondit ce pauvre garçon, qui fut plus de vingt-quatre heures à comprendre comment ce malheureux bas se trouvait toujours à l’envers.

On dit que le Pourceaugnac mt fait à l’occasion d’un Gentilhomme Limousin, qui un jour de spectacle, et dans une querelle qu’il eut sur le théâtre avec les Comédiens, étala une partie du Ridicule dont il était chargé. Il ne le porta pas loin ; Molière pour se venger de ce campagnard, le mit en son jour sur le Théâtre et en fit un divertissement au goût du peuple, qui se réjouit fort à cette pièce, laquelle fut jouée à Chambord au mois de Septembre de l’année 1669, et à Paris un mois après.

Le Roi s’étant proposé de donner un divertissement à sa Cour au mois de Février de l’année 1670, Molière eut ordre d’y travailler : il fit les Amants magnifiques qui firent beaucoup de plaisir au Courtisan, qui est toujours touché par ces sortes de spectacles.

Molière travaillait toujours d’après la nature, pour travailler plus sûrement. Monsieur Rohaut, quoique son ami, fut son modèle pour le Philosophe du Bourgeois Gentilhomme ; et afin d’en rendre la représentation plus heureuse, Molière fit dessein d’emprunter un vieux chapeau de Monsieur Rohaut, pour le donner à du Croisy, qui devait représenter ce personnage dans la Pièce. Il envoya Baron chez Monsieur Rohaut pour le prier de lui prêter ce chapeau, qui était d’une, si singulière figure qu’il n’avait pas son pareil. Mais Molière fut refusé ; parce que Baron n’eut pas la prudence de cacher au Philosophe l’usage qu’on voulait faire de son chapeau. Cette attention de Molière dans une bagatelle fait connaitre celle qu’il avait à rendre ses représentations heureuses. Il savait que quelque recherche qu’il pût faire il ne trouverait point un chapeau aussi philosophe que celui de son ami, qui aurait cru être déshonoré si sa coiffure avait paru sur la Scène.

Cette inquiétude de Molière sur tout ce qui pouvait contribuer au succès de ses pièces, causa de la mortification à sa femme à la première représentation du Tartuffe. Comme cette Pièce promettait beaucoup, elle voulut y briller par l’ajustement elle se fit faire un habit magnifique, sans en rien dire à son mari, et du temps à l’avance elle était occupée du plaisir de le mettre. Molière alla dans sa loge une demi-heure avant qu’on commença la pièce. Comment donc, Mademoiselle, dit-il en la voyant si parée ! que voulez vous dire avec cet ajustement ! ne savez vous pas que vous êtes incommodée dans la pièce ? Et vous voilà éveillée et ornée comme si vous alliez à une fête ! déshabillez-vous vite, et prenez un habit convenable à la situation où vous devez être. Peu s’en fallut que la Molière ne voulût pas jouer, tant elle était désolée de ne pouvoir faire parade d’un habit, qui lui tenait plus au cœur que la pièce.

Le Bourgeois Gentilhomme fut joué pour la première fois à Chambord au mois d’Octobre 1670. Jamais pièce n’a été plus malheureusement reçue que celle là ; et aucune de celles de Molière ne lui a donné tant de déplaisir. Le Roi ne lui en dit pas un mot à son souper et tous les Courtisans la mettaient en morceaux. Molière nous prend assurément pour des Grues de croire nous divertir avec de telles pauvretés, disait Monsieur le Duc de ***. Qu’est-ce qu’il veut dire avec son halaba, balachou, ajoutait Monsieur le Duc de *** ; le pauvre homme extravague : il est épuisé, si quelqu’autre Auteur ne prend le Théâtre il va tomber : cet homme là donne dans la farce Italienne. Il se passa cinq jours avant que l’on représentât cette pièce pour la seconde fois ; et pendant ces cinq jours, Molière, tout mortifié, se tint caché dans sa chambre : il appréhendait le mauvais compliment du Courtisan prévenu : il envoyait seulement Baron à la découverte, qui lui rapportait toujours de mauvaises nouvelles. Toute la Cour était révoltée.

Cependant on joua cette pièce pour la seconde fois. Après la représentation, le Roi, qui n’avait point encore porté son jugement, eut la bonté de dire à Molière. Je ne vous ai point parlé de votre pièce à la première représentation, parce que j’ai appréhendé d’être séduit par la manière dont elle avait été représentée : mais en vérité, Molière, vous n’avez encore rien fait qui m’ait plus diverti, et votre pièce est excellente. Molière reprit haleine au jugement de Sa Majesté ; et aussitôt il fut accablé de louanges par les Courtisans, qui tous d’une voix répétaient tant bien que mal ce que le Roi venait de dire à l’avantage de cette pièce. Cet homme-là est inimitable, disait le même Monsieur le Duc de... il y a un vis comica, dans tout ce qu’il fait que les anciens n’ont pas aussi heureusement rencontré que lui. Quel malheur pour ces Messieurs que Sa Majesté n’eût point dit son sentiment la première fois, ils n’auraient pas été à la peine de se rétracter, et de s’avouer faibles connaisseurs en ouvrages. Je pourrais rappeler ici qu’ils avaient été auparavant surpris par le Sonnet du Misanthrope : à la première lecture ils en furent saisis ; ils le trouvèrent admirable ; ce ne furent qu’exclamations. Et peu s’en fallut qu’ils ne trouvassent fort mauvais que le Misanthrope fit-voir que ce sonnet était détestable.

En effet y a-t-il rien de plus beau que le premier Acte du Bourgeois Gentilhomme ? il devait du moins frapper ceux qui jugent avec équité par les connaissances les plus communes. Et Molière avait bien raison d’être mortifié de l’avoir travaillé avec tant de soin pour être payé de sa peine par un mépris assommant. Et si j’ose me prévaloir d’une occasion si peu considérable par rapport au Roi, on ne peut trop admirer son heureux discernement, qui n’a jamais manqué la justesse dans les petites occasions, comme dans les grands événements.

Au mois de Novembre de la même année 1670, que l’on représenta le Bourgeois Gentilhomme à Paris, le nombre prit le parti de cette pièce. Chaque Bourgeois y croyait trouver son voisin peint au naturel ; et il ne se lassait point d’aller voir ce portrait : le spectacle d’ailleurs, quoiqu’outré et hors du vraisemblable ; mais parfaitement bien exécuté, attirait les Spectateurs ; et on laissait gronder les Critiques, sans faire attention à ce qu’ils disaient contre cette pièce.

Il y a des gens de ce temps-ci qui prétendent que Molière ait pris l’idée du Bourgeois Gentilhomme dans la Personne de Gandouin. Chapelier, qui avait consommé cinquante mille écus avec une femme, que Molière connaissait, et à qui ce Gandouin donna une belle maison qu’il avait à Meudon. Quand cet homme fut abimé, dit-on, il voulut plaider pour rentrer en possession de son bien. Son Neveu, qui était Procureur et de meilleur sens que lui, n’ayant pas voulu entrer dans son sentiment, cet Oncle furieux lui donna un coup de couteau, dont pourtant il ne mourut pas. Mais on fit enfermer ce fou à Charanton d’où il se sauva par-dessus les murs. Bien loin que ce Bourgeois ait servi d’original à Molière pour sa pièce ; il ne l’a connu ni devant, ni après l’avoir faite, et il est indifférent à mon sujet que l’aventure de ce Chapelier soit arrivée, ou non, après la mort de Molière.

Les Fourberies de Scapin parurent pour la première fois le 24 de Mai 1671. Et la Comtesse d’Escarbagnas fut jouée à la Cour au mois de Février de l’année suivante, et à Paris le 8 de Juillet de la même année. Tout le monde sait combien les bons Juges, et les gens du goût délicat se récrièrent contre ces deux pièces. Mais le peuple pour qui Molière avait eu intention de les faire, les vit en foule, et avec plaisir.

Si le Roi n’avait eu autant de bonté pour Molière à l’égard de ses Femmes savantes, que Sa Majesté en avait eu auparavant au sujet du Bourgeois Gentilhomme, cette première Pièce serait peut-être tombée. Ce divertissement, disait-on, était sec, peu intéressant, et ne convenait qu’à des gens de Lecture. Que m’importe, s’écriait Monsieur le Marquis... de voir le ridicule d’un Pédant : est-ce un caractère à m’occuper ? Que Molière en prenne à la Cour, s’il veut me faire plaisir. Où a-t-il été déterrer, ajoutait Monsieur le Comte de... ces sottes femmes, sur lesquelles il a travaillé aussi sérieusement que sur un bon sujet ? Il n’y a pas le mot pour rire à tout cela pour l’homme de Cour, et pour le peuple. Le Roi n’avait point parlé à la première représentation de cette Pièce. Mais à la seconde qui se donna à St.-Cloud, Sa Majesté dit à Molière, que la première fois elle avait dans l’esprit autre chose qui l’avait empêché d’observer sa pièce ; mais qu’elle était très bonne, et qu’elle lui avait fait beaucoup de plaisir. Molière n’en demandait pas davantage, assuré que ce qui plaisait au Roi, était bien reçu des connaisseurs, et assujettissait les autres. Ainsi il donna sa pièce à Paris avec confiance le 11 de Mai 1672.

Molière était vif quand on l’attaquait. Benserade l’avait fait ; mais je n’ai pu savoir à quelle occasion. Celui-là résolut de se venger de celui-ci, quoiqu’il fût le bel esprit d’un grand Seigneur, et honoré de sa protection. Molière s’avisa donc de faire des vers du goût de ceux de Benserade, à la louange du Roi, qui représentait Neptune dans une fête. Il ne s’en déclara point l’Auteur ; mais il eut la prudence de le dire à Sa Majesté. Toute la Cour trouva ces vers très beaux, et tout d’une voix les donna à Benserade, qui ne fit point de façon d’en recevoir les compliments, sans néanmoins se livrer trop imprudemment. Le Grand Seigneur, qui le protégeait, était ravi de le voir triompher ; et il en tirait vanité, comme s’il avait lui même été l’Auteur de ces vers. Mais quand Molière eut bien préparé sa vengeance, il déclara publiquement qu’il les avait faits. Benserade fut honteux ; et son Protecteur se fâcha, et menaça même Molière d’avoir fait cette pièce à une personne qu’il honorait de son estime et de sa protection. Mais le Grand Seigneur avait les sentiments trop élevés, pour que Molière dût craindre les suites de son premier mouvement.

Bien des gens s’imaginent que Molière a eu un commerce particulier avec Monsieur R... Je n’ai point trouvé que cela fût vrai, dans la recherche que j’en ai faite ; au contraire l’âge, le travail, et le caractère de ces Messieurs étaient si différents que je ne crois pas qu’ils dussent se chercher ; et je ne pense pas même que Molière estimât R... J’en juge par ce qui leur arriva à l’occasion de B... R... ayant fait cette pièce la promit à Molière, pour la faire jouer sur son Théâtre ; il la laissa même annoncer. Cependant il jugea à propos de la donner aux Comédiens de l’Hôtel de Bourgogne ; ce qui indigna Molière et Baron contre lui. Monsieur de P... ayant dit à celui-ci à Fontainebleau qu’il était fâché que sa Troupe n’eût pas B... parce que cette pièce lui aurait fait honneur, Baron lui répondit qu’il en était fort aise, pour n’avoir point à faire à un malhonnête homme. Monsieur de P... lui répliqua qu’il était bien hardi de lui parler mal de son ami. Baron animé ne fit pas de façon de soutenir sa thèse qui dégénéra en invectives ; et ils en étaient presqu’aux mains derrière le théâtre, quand Molière arriva ; et qui après les avoir séparés, et s’être fait rendre conte du sujet de la querelle, dit à Baron qu’il avait grand tort de dire du mal de R... à Monsieur P... qu’il savait bien que c’était son ami, et que c’était pour un jeune homme trop s’écarter de la Politesse. Qu’à la vérité, lui Molière, répandait par tout la mauvaise foi de R... et qu’il faisait voir son indigne caractère à tout le monde ; mais qu’il se donnait bien de garde d’en venir dire du mal à Monsieur de P... qui quoique très mal satisfait de la remontrance de Molière à Baron, prit le parti de ne rien répondre, et de se retirer. J’ai cependant entendu parler à Monsieur R... fort avantageusement de Molière ; et c’est de lui que je tiens une bonne partie des choses que j’ai rapportées.

J’ai assez fait connaitre que Molière n’avait pas toujours vécu en intelligence avec sa femme ; il n’est pas même nécessaire que j’entre dans de plus grands détails, pour en faire voir la cause. Mais je prends ici occasion de dire que l’on a débité, et que l’on donne encore aujourd’hui dans le public plusieurs mauvais mémoires remplis de faussetés à l’égard de Molière et de sa femme. Il n’est pas jusqu’à Monsieur Baile, qui dans son Dictionnaire Historique, et sur l’autorité d’un indigne et mauvais Roman ne fasse faire un personnage à Molière, et à sa femme, fort au dessous de leurs sentiments, et éloigné de la vérité sur cet article-là. Il vivait en vrai Philosophe ; et toujours occupé de plaire à son Prince par ses ouvrages, et de s’assurer une réputation d’honnête homme, il se mettait peu en peine des humeurs de sa femme ; qu’il laissait vivre à sa fantaisie, quoiqu’il conservât toujours pour elle une véritable tendresse. Cependant ses amis essayèrent de les raccommoder ou, pour mieux dire, de les faire vivre avec plus de concert. Ils y réussirent ; et Molière pour rendre leur union plus parfaite quitta l’usage du lait, qu’il n’avait point discontinué jusqu’alors ; et il se mit à la viande. Ce changement d’aliments redoubla sa toux, et sa fluxion sur la poitrine. Cependant il ne laissa pas d’achever le Malade imaginaire, qu’il avait commencé depuis du temps ; car comme je l’ai déjà dit, il ne travaillait pas vite ; mais il n’était pas fâché qu’on le crût expéditif. Lorsque le Roi lui demanda un divertissement, et qu’il donna Psyché au mois de Janvier 1672, il ne désabusa point le public, que ce qui était de lui dans cette Pièce ne fût fait ensuite des ordres du Roi ; mais je sais qu’il était travaillé un an et demi auparavant, et ne pouvant pas se résoudre d’achever la Pièce en aussi peu de temps qu’il en avait, il eut recours à Monsieur de Corneille pour lui aider. On sait que cette Pièce eut à Paris, au mois de Juillet 1672, tout le succès qu’elle méritait. Il n’y a pourtant pas lieu de s’étonner du temps que Molière mettait à ses ouvrages ; il conduisait sa Troupe, il se chargeait toujours des plus grands rôles, les visites de ses amis et des grands Seigneurs étaient fréquentes, tout cela l’occupait suffisamment, pour n’avoir pas beaucoup de temps à donner à son cabinet. D’ailleurs sa santé était très faible, il était obligé de se ménager.

Dix mois après son raccommodement avec sa femme, il donna le 10 de Février de l’année 1673 le Malade Imaginaire, dont on prétend qu’il était l’original. Cette Pièce eut l’applaudissement ordinaire que l’on donnait à ses ouvrages, malgré les critiques qui s’élevèrent. C’était le sort de ses meilleures Pièces d’en avoir, et de n’être goûtées qu’après la réflexion. Et l’on a remarqué qu’il n’y a guère eu que les Précieuses Ridicules et l’Amphitryon qui aient pris tout d’un coup.

Le jour que l’on devait donner la troisième représentation du Malade Imaginaire, Molière se trouva tourmenté de sa fluxion beaucoup plus qu’à l’ordinaire ce qui l’engagea de faire appeler sa femme, à qui il dit, en présence de Baron : Tant que ma vie a été mêlée également de douleur et de plaisir, je me suis cru heureux mais aujourd’hui que je suis accablé de peines sans pouvoir compter sur aucuns moments de satisfaction et de douceur, je vois bien qu’il, me faut quitter la partie ; je ne puis plus tenir contre les douleurs et les déplaisirs, qui ne me donnent pas un instant de relâche. Mais, ajouta-t-il, en réfléchissant, qu’un homme souffre avant que de mourir ! Cependant je sens bien que je finis. La Molière et Baron furent vivement touchés du discours de Monsieur de Molière, auquel ils ne s’attendaient pas, quelque incommodé qu’il fût. Ils le conjurèrent, les larmes aux yeux, de ne point jouer ce jour-là, et de prendre du repos, pour se remettre. Comment voulez-vous que je fasse, leur dit-il, il y a cinquante pauvres Ouvriers, qui n’ont que leur journée pour vivre ; que feront-ils si l’on ne joue pas ? Je me reprocherais d’avoir négligé de leur donner du pain un seul jour, le pouvant faire absolument. Mais il envoya chercher les Comédiens à qui il dit que se sentant plus incommodé que de coutume, il ne jouerait point ce jour-là, s’ils n’étaient prêts à quatre heures précises pour jouer la Comédie. Sans cela, leur dit-il, je ne puis m’y trouver, et vous pourrez rendre l’argent. Les Comédiens tinrent les lustres allumés, et la toile levée, précisément à quatre heures. Molière représenta avec beaucoup de difficulté et la moitié des Spectateurs s’aperçurent qu’en prononçant, Juro, dans la cérémonie du Malade Imaginaire, il lui prit une convulsion. Ayant remarqué lui-même que l’on s’en était aperçu, il se fit un effort, et cacha par un ris forcé ce qui venait de lui arriver.

Quand la Pièce fut finie il prit sa Robe de chambre, et fut dans la loge de Baron, et il lui demanda ce que l’on disait de sa Pièce. Monsieur le Baron lui répondit que ses ouvrages avaient toujours une heureuse réussite à les examiner de près, et que plus on les représentait, plus on les goûtait. Mais, ajouta-t-il, vous me paraissez plus mal que tantôt. Cela est vrai, lui répondit Molière, j’ai un froid qui me tue. Baron après lui avoir touché les mains, qu’il trouva glacées, les lui mit dans son manchon, pour les réchauffer ; il envoya chercher ses Porteurs pour le porter promptement chez lui ; et il ne quitta point sa chaise, de peur qu’il ne lui arrivât quelque accident du Palais Royal dans la rue de Richelieu, où il logeait. Quand il fut dans sa chambre, Baron voulut lui faire prendre du bouillon, dont la Molière avait toujours provision pour elle ; car on ne pouvait avoir plus de soin de sa personne qu’elle en avait. Eh non, dit-il, les bouillons de ma femme sont de vraie eau forte pour moi vous savez tous les ingrédients qu’elle y fait mettre : donnez-moi plutôt un petit morceau de fromage de Parmesan. La Forest lui en apporta ; il en mangea avec un peu de pain ; et il se fit mettre au lit. Il n’y eut pas été un moment ; qu’il envoya demander à sa femme un oreiller rempli d’une drogue qu’elle lui avait promis pour dormir. Tout ce qui n’entre point dans le corps, dit-il, je l’éprouve volontiers ; mais les remèdes qu’il faut prendre me font peur ; il ne faut rien pour me faire perdre ce qui me reste de vie. Un instant après il lui prit une toux extrêmement forte, et après avoir craché il demanda de la lumière. Voici, dit-il, du changement. Baron ayant vu le sang qu’il venait de rendre, s’écria avec frayeur. Ne vous épouvantez point, lui dit Molière, vous m’en avez vu rendre bien davantage. Cependant, ajouta-t-il, allez dire à ma femme qu’elle monte. Il resta assisté de deux Sœurs Religieuses, de celles qui viennent ordinairement à Paris quêter pendant le Carême, et auxquelles il donnait l’Hospitalité. Elles lui donnèrent à ce dernier moment de sa vie tout le secours édifiant que l’on pouvait attendre de leur charité, et il leur fit paraître tous les sentiments d’un bon Chrétien, et toute la résignation qu’il devait à la volonté du Seigneur. Enfin il rendit l’esprit entre les bras de ces deux bonnes Sœurs le sang qui sortait par sa bouche en abondance l’étouffa. Ainsi quand sa femme et Baron remontèrent, ils le trouvèrent mort.

J’ai cru que je devais entrer dans le détail de la mort de Molière, pour désabuser le Public de plusieurs histoires que l’on a faites à cette occasion. Il mourut le Vendredi dix-septième du mois de Février de l’année 1673, âgé de cinquante-trois ans ; regretté de tous les Gens de Lettres, des Courtisans, et du Peuple. Il n’a laissé qu’une fille : Mademoiselle Pocquelin fait connaitre par l’arrangement de sa conduite, et par la solidité et l’agrément de sa conversation, qu’elle a moins hérité des biens de son Père, que de ses bonnes qualités.

Aussitôt que Molière fut mort, Baron fut à Saint Germain en informer le Roi ; Sa Majesté en fut touchée, et daigna le témoigner. C’était un homme de probité, et qui avait des sentiments peu communs parmi les personnes de sa naissance, on doit l’avoir remarqué par les traits de sa vie que j’ai rapportés : et ses Ouvrages font juger de son esprit beaucoup mieux que mes expressions. Il avait un attachement inviolable pour la Personne du Roi, il était toujours occupé de plaire à Sa Majesté, sans cependant négliger l’estime du Public, à laquelle il était fort sensible. Il était ferme dans son amitié, et il savait la placer. Monsieur le Maréchal de Vivone était celui des Grands Seigneurs qui l’honorait le plus de la sienne. Chapelle fut saisi de douleur à la mort de son ami, il crut avoir perdu toute consolation, tout secours ; et il donna des marques d’une affliction si vive que l’on doutait qu’il lui survécût longtemps.

Tout le monde sait les difficultés que l’on eut à faire enterrer Molière, comme un Chrétien Catholique ; et comment on obtint en considération de son mérite et de la droiture de ses sentiments, dont on fit des informations, qu’il fût inhumé à Saint Joseph. Le jour qu’on le porta en terre il s’amassa une foule incroyable de Peuple devant sa porte. La Molière en fut épouvantée ; elle ne pouvait pénétrer l’intention de cette Populace. On lui conseilla de répandre une centaine de pistoles par les fenêtres. Elle ne hésita point ; elle les jeta à ce Peuple amassé ; en le priant avec des termes si touchants de donner des prières à son mari, qu’il n’y eut personne de ces gens-là qui ne priât Dieu de tout son cœur.

Le Convoi se fit tranquillement à la clarté de près de cent flambeaux, le Mardi vingt un de Février. Comme il passait dans la rue Montmartre on demanda à une femme, qui était celui que l’on portait en terre ? Et c’est ce Molière, répondit-elle. Une autre femme qui était à sa fenêtre et qui l’entendit, s’écria : Comment malheureuse ! il est bien Monsieur pour toi.

Il ne fut pas mort, que les Épitaphes furent répandues par tout Paris. Il n’y avait pas un Poète qui n’en eût fait, mais il y en eut peu qui réussirent. Un Abbé crut bien faire sa Cour à défunt Monsieur le Prince de lui présenter celle qu’il avait faite. Ah ! lui dit ce Grand Prince, qui avait toujours honoré Molière de son estime, que celui dont tu me présentes l’Épitaphe, n’est-il en état de faire la tienne.

M... à qui une source profonde d’érudition avait mérité un des emplois les plus précieux de la Cour, et qui est un Illustre Prélat aujourd’hui, daigna honorer la mémoire de Molière par les Vers suivants.

Plaudebat, Moleri, tibi plenis Aula Theatris
Nunc eadem mœrens post tua fata gemít
Si risum nobis movisses parciùs olim,
Parcius heu ! lachrymis tingeret ora delos.

Molière, toute la Cour, qui t’a toujours honoré de ses applaudissements sur ton Théâtre comique, touchée aujourd’hui de ta mort, honore ta mémoire des regrets qui te sont dus : toute la France proportionne sa vive douleur au plaisir que tu lui as donné par ta fine et sage plaisanterie.

Les personnes de probité, et les gens de lettres sentirent tout d’un coup la perte que le Théâtre comique avait faite par la mort de Molière. Mais ses ennemis, qui avaient fait tous leurs efforts inutilement pour rabaisser son mérite pendant sa vie, s’excitèrent encore après sa mort pour attaquer sa mémoire ; ils répétaient toutes les calomnies, toutes les faussetés, toutes les mauvaises plaisanteries que des Poètes ignorants ou irrités avaient répandues quelques années auparavant dans deux Pièces intitulées : le Portrait du Peintre, dont j’ai parlé, et Élomire Hypocondre, ou les Médecins vengés. C’était, disait-on, un homme sans mœurs, sans Religion, mauvais Auteur. L’envie et l’ignorance les soutenaient dans ces sentiments ; et ils n’omettaient rien pour les rendre publics par leurs discours, ou par leurs ouvrages. Il y en a même encore aujourd’hui de ces personnes toujours portées a juger mal d’un homme qu’ils ne sauraient imiter, qui soupçonnent la conduite de Molière, qui cherchent les traits faibles de ses ouvrages pour le décrier. Mais j’ai de bons Garants de la vérité que j’ai rendue au public à l’avantage de cet Auteur. L’estime, les biens-faits dont le Roi l’a toujours honoré, les personnes avec qui il avait lié amitié, le soin qu’il a pris d’attaquer le vice et de relever la vertu dans ses ouvrages, l’attention que l’on a eue de le mettre au nombre des hommes illustres, ne doivent plus laisser lieu de douter que je ne vienne de le peindre tel qu’il était ; et plus les temps s’éloigneront, plus l’on travaillera, plus aussi on reconnaitra que j’ai atteint la vérité, et qu’il ne m’a manqué que de l’habileté pour la rendre.

Le Lecteur qui va toujours au delà de ce qu’un Auteur lui donne, sans réfléchir sur son dessein, aurait peut-être voulu que j’eusse détaillé davantage le succès de toutes les pièces de Molière, que je fusse entré avec plus de soin dans le jugement que l’on en fit dans le temps. On m’a fait cette difficulté ; je me la suis faite à moi même. Mais n’eut-ce point été faire plutôt l’histoire du Théâtre de Molière, que composer sa vie ? Il m’eut fallu continuellement rebattre la même chose à chaque pièce ; on s’en fût ennuyé. C’étaient toujours les mêmes ennemis de Molière qui parlaient : leur ignorance les tenait toujours dans le même genre de critique. Comme on ne peut pas contenter tout le monde, si un habile homme trouvait quelque endroit qui lui déplût dans une pièce, cette troupe d’envieux saisissait ce sentiment, se l’attribuait, et faisait ses efforts pour décrier l’Auteur ; mais il triomphait toujours. Molière connaissait les trois sortes de personnes qu’il avait à divertir, le Courtisan, le Savant, et le Bourgeois. La Cour se plaisait aux spectacles, aux sentiments de la Princesse d’Élide, des Amants magnifiques, de Psyché ; et ne dédaignait pas de rire à Scapin, au Mariage forcé, à la Comtesse d’Escarbagnas. Le peuple ne cherchait que la farce, et négligeait ce qui était au-dessus de sa portée. L’habile homme voulait qu’un Auteur comme Molière conduisit son sujet, et remplit noblement, en suivant la nature, le caractère qu’il avait choisi à l’exemple de Térence. On le voit par le jugement que Monsieur des Préaux fait de Molière dans son Art Poétique.

Ne faites point parler vos Acteurs au hasard,
Un vieillard en jeune homme, un jeune homme en vieillard.
Étudiez la Cour et connaissez la Ville ;
L’une et l’autre est toujours en modèles fertile,
C’est par là que Molière illustrant ses écrits,
Peut-être de son art eût remporté le prix,
Si moins ami du peuple en ses doctes peintures, 
Il n’eut point fait souvent grimacer ses figures,
Quitté, pour le bouffon, l’agréable et le fin,
Et sans honte à Térence allié Tabarin.
Dans ce sac ridicule où Scapin s’enveloppe,
Je ne reconnais point fauteur du Misanthrope, etc.

Monsieur de la Bruyère en a jugé ainsi. Il n’a, dit-il, manqué à Térence que d’être moins froid : quelle pureté ? quelle exactitude ? quelle politesse ? quelle élégance ? quels caractères ? Il n’a manqué à Molière que d’éviter le jargon, et d’écrire purement : Quel feu ? quelle naïveté ? quelle source de la bonne plaisanterie ? quelle imitation des mœurs ?  et quel fléau du ridicule ? Mais quel homme on aurait pu faire de ces deux Comiques ? Tous les savants ont porté à peu près le même jugement sur les ouvrages de Molière ; mais il divertissait tour à tour les trois sortes de personnes dont je viens de parler ; et comme ils voyaient ensemble ses ouvrages, ils en jugeaient suivant qu’ils en devaient être affectés sans qu’il s’en mit beaucoup en peine, pourvu que leurs jugements répondissent au dessein qu’il pouvait avoir, en donnant une pièce, ou de plaire à la Cour, ou de s’enrichir par la foule, ou de s’acquérir l’estime des connaisseurs. Ainsi n’ayant eu en vue que de donner la vie de Molière, j’ai cru que je devais me dispenser d’entrer dans l’examen de ses pièces qui n’y est point essentiel, chose d’ailleurs qui demande une étendue de connaissance au dessus de ma portée. Je me suis donc renfermé dans les faits qui ont donné occasion aux principales actions de sa vie ; et qui m’ont aidé à faire connaitre son caractère, et les différentes situations où il s’est trouvé. Je l’ai suivi avec soin depuis sa naissance jusqu’à sa mort, sans m’écarter de la vérité ; non que je présume avoir tout dit ; il peut être échappé quelques faits à mon exactitude ; mais je doute qu’ils fissent paraître l’esprit, le cœur, et la situation de Molière autrement que ce que j’en ai dit.

J’avais fort à cœur de recouvrer les ouvrages de Molière, qui n’ont jamais vu le jour. Je savais qu’il avait laissé quelques fragments de pièces qu’il devait achever : je savais aussi qu’il en avait quelques unes entières, qui n’ont jamais paru. Mais sa femme, peu curieuse des ouvrages de son mari, les donna tous quelque temps après sa mort au sieur de la Grange, Comédien, qui connaissant tout le mérite de ce travail, le conserva avec grand soin jusqu’à sa mort. La femme de celui-ci ne fut pas plus soigneuse de ces ouvrages que la Molière elle vendit toute la Bibliothèque de son mari, où apparemment se trouvèrent les manuscrits qui étaient restez après la mort de Molière.

Cet Auteur avait traduit presque tout Lucrée ; et il aurait achevé ce travail, sans un malheur qui arriva à son ouvrage. Un de ses domestiques, à qui il avait ordonné de mettre sa perruque sous le papier, prit un cahier de sa traduction pour faire des papillotes. Molière n’était pas heureux en domestiques, les siens étaient sujets aux étourderies, ou celle-ci doit être encore imputée à celui qui le chaussait à l’envers. Molière, qui était facile à s’indigner, fut si piqué de la destinée de son cahier de traduction, que dans la colère, il jeta sur le champ le reste au feu. À mesure qu’il y avait travaillé il avait lu son ouvrage à Monsieur Rohaut qui en avait été très satisfait, comme il l’a témoigné à plusieurs personnes. Pour donner plus de goût à sa traduction, Molière avait rendu en Prose toutes les matières Philosophiques ; et il avait mis en vers ces belles descriptions de Lucrée.

On s’étonnera peut-être que je n’aie point fait Monsieur de Molière Avocat. Mais ce fait m’avait été absolument contesté par des personnes que je devais supposer en savoir mieux la vérité que le public ; et je devais me rendre à leurs bonnes raisons. Cependant sa famille m’a si positivement assuré du contraire, que je me crois obligé de dire que Molière fit son Droit avec un de ses camarades d’étude ; que dans le temps qu’il se fit recevoir Avocat, ce camarade se fit Comédien ; que l’un et l’autre eurent du succès chacun dans sa profession : et qu’enfin lors qu’il prit fantaisie à Molière de quitter le Barreau pour monter sur le Théâtre, son camarade le Comédien se fit Avocat. Cette double cascade m’a paru assez singulière pour la donner au public telle qu’on me l’a assurée, comme une particularité qui prouve que Molière a été Avocat.

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