Notice sur l’Amour Médecin de Molière (Louis MOLAND)

Travail de critique et d’érudition. Aperçus d’histoire littéraire, biographie, examens de chaque pièce, commentaires, bibliographie, etc. Œuvres complètes de Molière, Granier Frères, Libraires-Éditeurs, Paris, 1863.

 

 

Le 15 septembre 1665,[1] fut représenté à Versailles un impromptu « mêlé d’airs, de symphonies, de voix et de danses, » que Molière avait intitulé l’Amour Médecin. « Molière, dit M. Bazin, y paraissait de nouveau dans le caractère de Sganarelle, cette fois père de famille, malin, entêté et pourtant crédule... » Ce qui donne une véritable importance à ce simple crayon, c’est qu’il commence réellement la guerre de l’auteur comique contre la médecine et les médecins. Le Médecin volant ne saurait être en effet considéré comme une attaque sérieuse. Les railleries que contenait le Festin de Pierre venaient de Don Juan, impie en médecine comme en tout le reste, et d’un valet qui ne savait que compromettre les causes qu’il essayait de défendre. Mais cette fois le coup était directement et vigoureusement porté. « Toute superstition, toute profession, dit Auger, dont les succès se fondent sur la faiblesse et la crédulité des hommes, est bien plus gravement compromise par l’indiscrétion de ceux qui en vivent que par la sottise de ceux qui en sont dupes ou par la malignité de ceux qui s’en moquent. Quel tort fait à la médecine la ridicule infatuation d’un vieillard qui se croit malade comme Argan ; quel tort lui font les raisonnements et les railleries d’un homme qui se porte bien comme Béralde, si on les compare à cette fameuse scène où quatre médecins consultant à huis clos, parlent de tout excepté de la maladie pour laquelle ils sont appelés, et à cette autre scène où M. Filerin vient gourmander ses confrères qui, au lieu de s’entendre aux dépens des malades, se querellent, et, par leurs dissensions imprudentes, découvrent au peuple la forfanterie de leur art ? »

Il paraît certain que dans cette comédie Molière attaqua non-seulement les médecins en général, mais tels médecins déterminés, connus, indiqués par l’imitation de leurs gestes, de leur langage, de leurs habitudes. Guy Patin, médecin lui-même, mais médecin frondeur, écrit à la date du 22 septembre : « On a joué depuis peu à Versailles une comédie des médecins de la cour, où ils ont été traités de ridicules devant le roi, qui en a bien ri. On y met en premier chef les cinq premiers médecins, et, par-dessus le marché, notre maître Élie Béda, autrement le sieur Des Fougerais, qui est un grand homme de probité et fort digne de louanges, si l’on croit ce qu’il en voudrait persuader. » À la date du 25 septembre, Guy Patin écrit encore : « On joue présentement à l’hôtel de Bourgogne l’Amour malade. Tout Paris y va en foule pour voir représenter les médecins de la cour, et principalement Esprit et Guénaut, avec des masques faits tout exprès. On y a ajouté Des Fougerais, etc. Ainsi on se moque de ceux qui tuent le monde impunément. » Guy Patin était sans doute à l’affût de tout ce qui se faisait et se disait à l’égard des médecins, mais il fréquentait peu le théâtre, et il est clair qu’il ne parle ici que par ouï-dire : il se trompe sur quelques circonstances du fait qu’il raconte ; il met six médecins au lieu de cinq, il prend l’hôtel de Bourgogne pour le Palais-Royal ; de l’Amour médecin il fait l’Amour malade. On tient aussi pour suspecte son assertion relative aux masques ressemblants qu’il prête aux acteurs, quoique cette circonstance ne puisse être considérée comme absolument impossible.

Mais ce qui ressort clairement de ce témoignage, c’est que la voix publique désignait les personnages mis en scène par Molière. Les « cinq premiers médecins » étaient en effet cinq personnes de cette profession, ayant chacun le titre de « premier médecin » dans les maisons royales ; et il n’y en avait réellement ni plus ni moins, savoir : pour le roi, Valot ; pour la reine-mère, Seguin ; pour la reine, Guénaut ; pour Monsieur, Esprit ; et pour Madame, Yvelin. Des Fougerais n’étant pas de ce nombre et figurant dans la consultation comique, il s’ensuit que deux des cinq ont été épargnés, puisque quatre médecins ridicules seulement y prennent part.

Voici, si l’on en croit Cizeron-Rival, quels étaient les véritables personnages. Boileau aurait composé les noms grecs destinés à couvrir des allusions transparentes. Desfonandrès (autrement dit tueur d’hommes), c’était Des Fougerais ; Bahis (jappant, aboyant) désignait Esprit, qui bredouillait ; Macroton était le pseudonyme de Guénaut qui parlait avec une extrême lenteur ; enfin Tomès (l’homme aux incisions, le saigneur) représentait Daquin. M. Raynaud croit avec raison que Cizeron-Rival s’est trompé pour ce dernier, qui était un partisan de l’antimoine, et, par conséquent, un adversaire de la saignée, et que Tomès figure Valot, alors premier médecin du roi, qui saignait en effet beaucoup, à commencer par son maître. Daquin d’ailleurs n’était encore à cette époque que médecin par quartier.

Quant à M. Filerin, il est communément admis qu’il personnifie la Faculté, qu’il symbolise l’art médical lui-même. On fait venir son nom des mots grecs ϕίλος έρέϐεος, qui veulent dire : ami de la mort. M. Soulié, qui a rencontré, dans ses recherches parmi les actes notariés du temps,[2] le nom d’un André Filerin, maître d’armes, serait porté à croire que Molière a plutôt emprunté le nom de son personnage à un artiste apprenant aussi, de son côté, à « tuer son homme par raison démonstrative. » Il nous semble que les deux explications sont cherchées à peu près aussi loin l’une que l’autre. Ce qui est certain, c’est que ce type de M. Filerin est plus général, plus impersonnel ; et qu’à ce titre seulement il peut lui être permis de trahir si ouvertement les secrets de la profession.

M. Raynaud donne sur les quatre médecins figurant à la consultation comique les renseignements suivants : Des Fougerais, en 1665, devait être un vieillard d’environ soixante-dix ans, car sa réception au doctorat date de 1621. Il se nommait Élie Béda, de son véritable nom, auquel, de son autorité privée, il ajouta celui de Des Fougerais. Il comptait dans sa clientèle les plus grandes familles de l’aristocratie et de la haute magistrature. Né protestant, il se convertit en 1648, avec un certain éclat, qui put faire douter de sa sincérité : « Je pense, disait Guy Patin, que si cet homme croyait qu’il y eût au monde un plus grand charlatan que lui, il le ferait empoisonner. Il a dans sa poche de la poudre blanche, de la rouge et de la jaune. Il fait rage de promettre : il assure de guérir tout le monde ; que tel et tel ne savent que saigner et purger, mais que lui a de grands secrets. Vénérable et détestable charlatan, s’il en fut jamais ; mais il est homme de bien, à ce qu’il dit, et n’a jamais changé de religion que pour faire fortune et mieux avancer ses enfants. »

Esprit, après avoir été l’un des médecins de Richelieu, devint celui de Mazarin et de toute sa famille ; lors de la consultation pour le roi en 1658, il se trouvait attaché à la personne de Monsieur. Ce serait lui, d’après Guy Patin, qui aurait ouvert l’avis de donner de l’émétique au roi : « Voyez la belle politique de notre siècle ! dit son hargneux confrère. Le médecin du prochain héritier de la couronne et successeur immédiat adhibetur in consilium pro rege et venenatum stibium audet prœscribere. S’il en eût été cru, et que le roi fût mort, son maître eût été roi et lui premier médecin du roi ! Non sic erat in principio : autrefois on n’appelait jamais chez le roi malade les médecins des princes du sang, pour des raisons politiques très fortes. Mais aujourd’hui tout est renversé. »

Guénaut était assurément le plus célèbre et le plus répandu des médecins de l’époque. La cour et la ville ne juraient que par lui. Devenu successivement premier médecin du prince de Condé, puis de la reine, il avait souvent, dans sa longue pratique, été appelé à donner des soins soit au roi, soit à presque tous les princes du sang. Un homme de qualité ne pouvait décemment être malade sans l’appeler au moins une fois. À lui seul, il avait fait les trois quarts de la fortune de l’antimoine ; l’antimoine et lui, c’était tout un :

 

On compterait plutôt combien, en un printemps,

Guénaut et l’antimoine ont fait mourir de gens ;

 

Il y avait fait fortune, d’autant mieux qu’il savait le prix de son temps. Tous les contemporains, qui en ont beaucoup parlé, s’accordent à nous montrer en lui un homme fort âpre au gain. On lui prêtait là-dessus toutes sortes de bons mots. Ses hautes influences en faisaient une manière de grand seigneur, qu’il y avait du courage à attaquer de front.

Le premier médecin du roi était aussi un personnage important, grand officier de la maison royale, placé sur le même rang que le grand chambellan, ayant titre héréditaire de comte, et exerçant une juridiction sur l’exercice de la médecine et de la pharmacie dans tout le royaume. Valot, qui succéda en 1652 à Vautier dans cette charge de premier médecin, l’avait payée      30 000 écus au cardinal Mazarin. C’est Valot qui commença le Journal de la santé de Louis XIV, édité récemment par M. J.-A. Le Roi (1862) ; on peut le juger en parfaite connaissance de cause d’après ce document, où il a laissé à la postérité toutes les formules, qui lui étaient « inspirées du ciel » pour l’entretien de la santé du monarque ; on y admire une étrange variété de compositions pharmaceutiques : purgatifs et cordiaux sont prescrits au hasard et tour à tour. Les saignées sont généreuses : cinq fois dans la petite vérole ; neuf fois dans la scarlatine. Tout ce qui étonne, c’est que la santé du roi put résister à de pareilles épreuves. On sait que ce même Valot fut accusé d’avoir causé la mort de Madame Henriette d’Angleterre, en lui administrant à contretemps une dose d’opium. On fit contre lui, à ce propos, l’épigramme suivante :

 

Le croirez-vous, race future,

Que la fille du grand Henri

Eut, en mourant, même aventure

Que feu son père et son mari !

Tous trois sont morts par assassin,

Ravaillac, Cromwell, médecin :

Henri, d’un coup de baïonnette,

Charles finit sur un billot,

Et maintenant meurt Henriette

Par l’ignorance de Valot.

 

Plein d’une suffisance bouffonne, courtisan et flatteur à outrance, se mêlant de faire des prédictions comme un astrologue, Valot devait tenter la comédie et la satire. Il mourut dans la campagne de Flandre, en 1671, et ce fut alors que Daquin, son neveu par alliance, lui succéda.

On a cherché les motifs qui avaient provoqué les attaques de Molière contre la médecine et les médecins. On a prétendu les trouver dans une contestation que Mlle Molière aurait eue avec la femme d’un médecin. On trouve cette anecdote rapportée tout au long dans Élomire hypocondre, où Le Boulanger de Chalussay fait ainsi parler Élomire, c’est-à-dire Molière lui-même :

 

Mon Amour médecin, cette illustre satire

Qui plut tant à la cour, et qui la fit tant rire,

Ce chef-d’œuvre qui fut le fléau des médecins,

Me fit des ennemis de tous ces assassins ;

Et du depuis leur haine à ma perte obstinée

A toujours conspiré contre ma destinée...

Écoutez. L’un d’entre eux, dont je tiens ma maison,

Sans vouloir m’alléguer prétexte ni raison,

Dit qu’il veut que j’en sorte et me le signifie.

Mais n’en pouvant sortir ainsi sans infamie,

Et d’ailleurs ne voulant m’éloigner du quartier,

Je pare cette insulte, augmentant mon loyer !

Dieu sait si cette dent que mon hôte m’arrache

Excite mon courroux ! Toutefois je le cache ;

Mais quelque temps après que tout fut terminé,

Quand mon bail fut refait, quand nous l’eûmes signé,

Je cherche à me venger, et ma bonne fortune

M’en fait trouver d’abord la rencontre opportune.

 

Élomire raconte comment sa femme, ayant aperçu un jour celle du médecin, qui était venue à la comédie, la fit mettre à la porte par les employés du théâtre ; comment le mari, irrité de ce procédé, monta une cabale, et se fit rendre justice :

 

Car par un dur arrêt, qui fut irrévocable,

On nous ordonna presque une amende honorable.

Je vais, je viens, je cours ; mais j’ai beau tempêter.

On me ferma la bouche, et loin de m’écouter :

« Taisez-vous, me dit-on, petit vendeur de baume,

Et croyez qu’Esculape est plus grand dieu que Mome. »

Après ce coup de foudre, il fallut tout souffrir ;

Ma femme en enragea, je faillis d’en mourir ;

Et ce qui fut le pis, pendant ma maladie,

Fallut de mes bourreaux souffrir la tyrannie...

 

Ainsi, d’après Le Boulanger de Chalussay, dont le récit a été répété par Grimarest, une querelle entre propriétaire et locataire fut la cause de la guerre que l’auteur comique déclara à la Faculté. Mais personne n’a attaché la moindre importance à cette explication. Il en est en effet une beaucoup meilleure dans le triste spectacle qu’offrait la médecine à cette époque, dans le formalisme étroit et intolérant, la routine aveugle, la fausse érudition, la pédanterie scolastique, la jalousie et l’arrogance des médecins. Molière, d’ailleurs, ne fut pas l’auteur de cette guerre, il n’en fut que le continuateur le plus vigoureux et le plus acharné. Sans remonter jusqu’à Rabelais ni jusqu’à Montaigne, on peut voir l’Euphormion de Barclay, la lettre de Cyrano de Bergerac contre les médecins, le Mariage de rien, comédie de Montfleury (scène IX), plusieurs passages du Roman comique de Scarron, la lettre de Boursault en tête du Médecin volant, etc. Citons l’épigramme suivante, que recommande au moins sa brièveté :

 

Affecter un air pédantesque,

Cracher du grec et du latin,

Longue perruque, habit grotesque,

De la fourrure et du satin,

Tout cela réuni fait presque

Ce qu’on appelle un médecin.

 

Depuis Molière, la médecine n’a plus été attaquée que rarement sur le théâtre. Après lui, en effet, on ne peut recommencer la guerre qu’à la condition de faire des chefs-d’œuvre ; ce qui met l’art des modernes Valot presque à l’abri de la raillerie comique. C’est là un des nombreux et éminents services que Molière a rendus au corps médical.

La satire des médecins n’est pas tout ce qu’il faut signaler dans ce « petit impromptu. » Il s’ouvre par une scène excellente qui est le pendant de la non moins excellente scène par laquelle commence le Mariage forcé. Les deux scènes, avons-nous dit, renferment tout ce qu’on peut étaler de faiblesse ou de ridicule, soit qu’on demande des conseils, soit qu’on en donne. M. Bazin a fait remarquer que, dans cette première scène de l’Amour médecin, Molière jette un trait plaisant sur la profession de son père : « Vous êtes orfèvre, monsieur Josse ! » mot devenu proverbial, n’est que la moitié de la leçon comique adressée aux donneurs d’avis ; l’autre regarde « monsieur Guillaume, qui vend des tapisseries. »

Le personnage de Sganarelle est digne d’une attention particulière. Lui, qui saisit si bien le travers des gens qui donnent des avis intéressés, il sollicite, comme le Sganarelle du Mariage forcé, des conseils pour ne pas les suivre : c’est-à-dire que d’avance il a excepté dans son âme la seule chose qu’il soit raisonnable de lui conseiller, le mariage de sa fille ; et, après qu’il a promis par serment à la pauvre Lucinde de lui accorder tout ce qu’elle pourrait demander, la chose qu’elle demande est précisément celle qu’il refuse. Cependant il aime tendrement sa fille ; il perd la tête de douleur en apprenant qu’elle est malade : mais il s’aime encore plus lui-même ; il trouve ridicule de se priver d’une partie de ses biens et des soins d’une enfant chérie en faveur d’un étranger ; et rien ne lui semble « plus tyrannique que cette coutume où l’on veut assujettir les pères. » Étrange préoccupation de l’égoïsme, qui a été bien souvent mise au théâtre depuis Molière, sous toutes les formes de la comédie ou du drame.

L’Amour médecin eut trois représentations à Versailles ; puis il fut joué, le 22 septembre, à la ville et eut vingt-six représentations consécutives. Il fut publié au commencement de l’année suivante. « L’Amour médecin, comédie, par J.-B. P. Molière. À Paris, chez Pierre Trabouillet, au Palais, dans la salle Dauphine près la porte, à la Fortune. 1666. Avec privilège du roi. » Le privilège porte la date du 30 décembre 1665. Il est cédé à Pierre Trabouillet, Nicolas Legras et Théodore Girard. L’achevé d’imprimer est du 15 janvier 1666.

Une deuxième édition fut faite deux ans plus tard. L’achevé d’imprimer pour la seconde fois est du 20 novembre 1668 ; le frontispice porte la date de 1669. C’est ce texte qui a été inséré dans l’édition de 1673.

Cette pièce figure enfin dans l’édition de 1682 avec cette mention : « Représentée pour la première fois à Versailles, par ordre du roi, le 15 septembre 1665, et donnée depuis au public, à Paris, sur le théâtre du Palais-Royal, le 22 du même mois de septembre 1665, par la troupe du roi. »

Nous suivons l’édition princeps et nous donnons les variantes des deux autres éditions.

 


[1] « On avait jusqu’ici, dit M. Taschereau dans la nouvelle édition de son Histoire de Molière (1833), toujours fixé cette représentation à la cour au 16 septembre. Le manuscrit intitulé Journal des Bienfaits du Roi la fixe au 15. Le registre de La Grange établit aussi qu’elle est antérieure au 16, mais il donnerait à penser qu’elle dut avoir lieu le 14. » Nous ne demanderions pas mieux que de faire honneur à M. Taschereau de la rectification ; mais nous devons constater que la date du 15 septembre est donnée exactement par tout le monde, par Aimé Martin, par Auger, et par La Grange et Vinot dans l’édition de 1682.

[2] Les résultats de ces recherches viennent d’être publiés en un volume in-8° (1863). Ils n’ajoutent pas un trait nouveau à la physionomie de Molière ; mais ils précisent ou confirment divers détails de sa biographie. Nous les ferons amplement connaître, en laissant, bien entendu, au patient investigateur à qui on les doit le mérite de la découverte. Nous aurons soin de tenir compte également de tout ce qui pourrait se révéler encore pendant le cours de la publication que nous avons entreprise, et de faire en sorte que notre édition, par l’ensemble des renseignements qu’elle présente, porte la date, non du jour où elle a été commencée, mais du jour où elle aura pris fin.

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