Histoire des pérégrinations de Molière dans le Languedoc (Emmanuel RAYMOND)

Dubuisson et Cie, Paris, 1858.

 

Avant que, résonnant aux oreilles du prince,

Le bruit de mes succès m’eût fixé dans Paris,

Je promenai longtemps, sur le char de Thespis,

Ma renommée en herbe et ma gloire nomade,

De tréteaux en tréteaux, de bourgade en bourgade !

Éloge de Molière – MOREAU.

 

 

AVANT-PROPOS

 

LOUIS XIV. – Quel est le plus grand des écrivains de mon règne ?

BOILEAU. — Sire, c’est Molière !

 

Surpris des nombreuses erreurs de dates et de faits qui fourmillent dans les meilleures biographies de Molière, M. Bazin, auteur de l’Histoire de Louis XIII, entreprit, il y a quelques années, de soumettre à une analyse sévère toutes les assertions contradictoires dont l’existence de l’illustre poète a été si souvent l’objet. Une fois armé de preuves irrécusables, M. Bazin fit la part de l’erreur et de la vérité, et consigna dans ses Notes historiques sur la vie de Molière le résumé de ses lumineuses recherches ; puis, croyant être parvenu à la dernière limite de la précision, n’espérant plus rien trouver désormais qui pût éclairer d’un jour nouveau la vie du grand comique, il jeta au public ces désolantes paroles :

« C’est dans la Préface de Lagrange et Vinot, placée en tête de la première édition des Œuvres complètes de Molière (1682) ; là et nulle part ailleurs que se trouvent encore aujourd’hui les seuls renseignements certains que l’on puisse accepter, les seuls peut-être, et cette conjecture est sérieuse, que Molière ait voulu laisser au public sur sa carrière de cinquante et un ans ! »

Cette conclusion est ici trop absolue pour être vraie : – ainsi, en prenant rigoureusement à la lettre les paroles de M. Bazin, il serait désormais inutile de chercher à combler les nombreuses lacunes qui se trouvent encore dans les biographies de Molière, parce que Lagrange et Vinot ont tout dit ; parce que Molière n’a pas voulu qu’on en dit davantage ! – C’est complètement absurde.

Lagrange et Vinot n’ont pas connu, bien s’en faut, tous les détails de l’existence de leur maître et ami ; en ce qui nous concerne, nous le démontrerons jusqu’à la dernière évidence ; voilà pourquoi leur Préface est si succincte. De son côté, Molière, habitué à l’éclat de la rampe, n’avait aucun motif pour rester dans l’ombre ; bien mieux, il ne pouvait que gagner à être complètement connu de tous ; pourquoi donc lui supposer l’intention d’avoir voulu se dérober au public ? Point égoïste, préoccupé avant tout de son art, quelquefois aussi de ses chagrins domestiques, Molière ne songea pas à élever son piédestal ; voilà pourquoi on sait si peu de chose de ses commencements et de sa vie intime.

C’est donc à nous, si curieux aujourd’hui de connaître les moindres particularités de l’existence de nos grands hommes, qu’il appartient de fouiller avec ardeur partout où il y aura espoir de trouver des faits jusqu’ici ignorés. N’est-ce pas aux laborieuses recherches de M. Beffara (1821) que nous devons la véritable généalogie de Molière, la date exacte de sa naissance et les renseignements les plus positifs sur les principaux membres de sa famille ? toutes choses laissées dans l’oubli par Lagrange et Vinot. Est-ce qu’à Nantes, est-ce qu’à Vienne en Dauphiné, est-ce qu’à Lyon, on n’a pas recueilli des documents authentiques sur Molière et cependant ignorés de ses premiers éditeurs ? Dans le cours de cet ouvrage, nous prouverons qu’il s’en trouve ailleurs de non moins incontestables, et tout aussi inconnus de Lagrange et Vinot. Ne tenons donc aucun compte du nec plus ultra de M. Bazin, et marchons !

 

La carrière dramatique de Molière est concentrée dans l’espace de vingt-huit années (de 1645 à 1673). En 1645, il faisait ses débuts sur l’Illustre Théâtre, à Paris ; – en 1673, il mourait sur le théâtre du Palais-Royal ! Ces vingt-huit années, en laissant de côté les premiers essais faits avec les Enfants de famille, se divisent en deux époques bien distinctes : la première comprend les douze années que Molière passa en province de 1646 à 1658 ; c’est l’époque de son existence la plus difficile, la plus laborieuse et aussi la plus obscure ; – la seconde comprend les seize années passées à Paris ou à la cour, durant lesquelles le génie de Molière atteignit son apogée ; cette époque est suffisamment connue pour l’histoire personnelle de l’illustre comédien-poète et aussi pour l’histoire de l’art.

La sollicitude des investigateurs doit donc aujourd’hui se porter tout entière sur les douze années que Molière passa en province, où

 

De tréteaux en tréteaux, de bourgade en bourgade,

 

il donna d’incessantes représentations. Mais, pour intéresser, ces recherches ne doivent pas se concentrer sur la seule personne de Molière ; elles doivent aussi embrasser les divers essais scéniques qu’il tenta, la durée et la direction de ses voyages, les artistes qui le secondèrent, enfin tout ce qui fut en contact avec lui durant le séjour qu’il fit dans les différentes villes de France. C’est sous ces divers aspects, en nous limitant toutefois dans une seule province, que nous avons entrepris le travail que nous publions aujourd’hui.

 

E. R.

Aigues-Vives, 27 octobre 1857

 

 

CHAPITRE I - 1642

 

Rareté des documents relatifs à Molière. – Origine des présentes recherches. – Sigean. – Sa fondation, sa situation. – Conquête du Roussillon. – Louis XIII et Molière à Sigean. — Premiers rapports de Molière et de Dufort, bourgeois de Sigean. – La Cardinal de Richelieu à Narbonne. – Opinion de M. Bazin sur le voyage de Molière, réfutée. – Arrestation de Cinq-Mars à Narbonne.

 

Les documents qui peuvent éclairer de quelques lueurs l’existence de Molière pendant les années qui se sont écoulées de 1646 à 1658 deviennent chaque jour plus rares, et ceux que l’on trouve deviennent ainsi d’autant plus précieux pour l’histoire des lettres. Les meilleurs biographes de notre illustre poète, Lagrange et Vinot, Grimarest, Voltaire, La Serre, Petitot, Aimé Martin, Taschereau, Auger, Cailhava, Bazin, Lahure, Philarète Chasles, etc., ont renoncé, faute de documents, à raconter l’odyssée de Molière durant ces douze années : c’est son hégire ; c’est l’époque de sa mystérieuse incubation, durant laquelle il s’est préparé à produire les chefs-d’œuvre dont il devait enrichir notre scène, et qui ont rendu son nom à jamais impérissable. « Molière fut ignoré pendant tout le temps que durèrent les guerres civiles en France, dit Voltaire ; il employa ces années à cultiver son talent, à préparer quelques pièces, à composer des scènes à l’italienne et à faire de petites comédies pour les provinces. » Voltaire ne sait rien de plus.

Toutes les fois donc qu’il sera possible de ressouder quelques anneaux de cette chaîne brisée, ce sera une bonne fortune pour le public, et aussi pour l’investigateur qui sera parvenu à découvrir une de ces perles cachées sous la poussière du temps. Tel est l’heureux hasard qui nous a servi en écrivant l’histoire d’un bourg ignoré du Languedoc, de SIGEAN. Que le lecteur veuille bien nous permettre, en faveur de cette circonstance, de consacrer ici quelques lignes à ce bourg, d’autant mieux que c’est là que nous rencontrerons Molière pour la première fois.

Sigean est situé à vingt-cinq kilomètres au sud de Narbonne, entre la Méditerranée et les derniers contreforts des Corbières, petite chaîne de montagnes détachée du grand réseau pyrénéen. Sigean se trouve aujourd’hui sur cette portion du chemin de fer du Midi qui est destinée à relier l’Espagne à la France.

La fondation de Sigean remonte à la période romaine ; ce fut un établissement salinaire jeté sur les bords du lac Rubresus, vers l’an 780 de Rome (29 de J.-C), à l’époque la plus brillante de la fortune de Séjan et sous sa protection, alors que le ministre de Tibère, presque associé à la puissance impériale, prenait audacieusement le prénom de son maître et faisait frapper des monnaies ou des médailles à la double effigie de Tibère et de Séjan, avec ces mots pour exergue : TIB. ÆLIO. SEIANO. Ce qui prouve la justesse de notre assertion, c’est que les chartes des Xe, XIIe et XIIIe siècles désignent le bourg actuel de Sigean sous le nom de castrum ou villa de Sejano ; – c’est que la belle carte du Languedoc, dressée en 1775 par MM. Dupaintrel et Ducros, porte le nom de Séjan ; – c’est qu’en 822 les salines de Séjan furent données à l’abbaye d’Aniane par Louis le Débonnaire ; – enfin c’est qu’en 1689, dans les substructions de la grande saline actuelle de Sigean, on trouva un certain nombre de médailles portant la double effigie de Tibère et de Séjan, avec l’exergue que nous avons donné plus haut.

Jusqu’à la conquête du Roussillon et à l’annexion définitive de cette province à la France, Sigean fut un poste militaire important : à cheval sur la grande voie stratégique, la voie domitienne, qui mettait en rapport la péninsule hispanique avec la Gaule et l’Italie, Sigean a assisté a tous les mouvements internationaux qui, tantôt du nord et tantôt du midi, réagirent tour à tour sur l’Espagne et la Gaule. Les Vandales et les Wisigoths, qui se substituèrent aux Romains, – les Sarrasins, qui renversèrent la monarchie wisigothique, – les Franks, qui refoulèrent les Sarrasins au delà des Pyrénées, ont passé par Sigean ou s’y sont livré de sanglantes batailles[1].

Le long antagonisme qui exista entre la France et l’Espagne attira fréquemment sous les murs de Sigean les armées des deux nations : les rois de Castille et d’Aragon, Louis XI, François Ier, Charles-Quint, ont visité Sigean ou l’ont attaqué ; quelquefois même pris d’assaut. Le dernier événement politique dont Sigean a été le théâtre, et pour nous le plus important, eut lieu en 1642, alors que le cardinal de Richelieu, mettant à profit les fautes nombreuses du premier ministre de Sa Majesté Catholique, le comte-duc Olivarès, résolut de ravir à la couronne d’Espagne la Catalogne ou tout au moins le Roussillon. L’appât d’une conquête facile décida le roi à se rendre sur la frontière pour stimuler le courage et l’activité de ses généraux : il quitta Paris le 27 janvier 1642, et, dans les premiers jours d’avril, le cortège royal faisait son entrée à Narbonne. Louis XIII, dans un immense carrosse attelé de huit chevaux, se dirigea vers le palais archiépiscopal nouvellement restauré par les soins de monseigneur de Rebé ; Richelieu, dans une litière garnie de velours cramoisi et portée par vingt-quatre Suisses, tous nu-tête, par respect pour un si éminent personnage, gravit le majestueux perron du palais des anciens vicomtes.

Bientôt, laissant à Narbonne son grand ministre en proie aux souffrances d’une cruelle maladie, Louis XIII se porta sur Sigean pour passer en revue les troupes qui, sous les ordres du maréchal de la Meilleraye, allaient faire le siège de Perpignan. À Narbonne, le cardinal, presque dans la disgrâce, cherchait silencieusement à saisir les fils de la conspiration qui s’ourdissait autour du roi, ou pressentant sa mort prochaine, il dictait à Me Falconis, tabellion royal de la ville, son testament dans lequel, à la gloire de Richelieu, se trouve ce mémorable item : « Déclarant que mon dessein est de rendre ma bibliothèque la plus accomplie que je pourrai, et la mettre en état qu’elle puisse servir non-seulement à ma famille, mais encore au public et aux hommes de lettres, etc., etc.[2]. »

Louis XIII arriva à Sigean le 21 avril 1642, et y passa la nuit. Une brillante escorte accompagnait le roi : les maréchaux de la Meilleraye, de Brézé, de Schomberg, de la Mothe-Houdancourt, le duc d’Enghien, dans lequel on pressentait déjà le prince de Coudé, le duc de Mortemart, père de madame de Montespan, la royale courtisane, Cinq-Mars et de Thou dont le supplice devait être si prochain, se pressaient autour de Sa Majesté. Dans les derniers rangs de cette cour orgueilleuse se trouvait un jeune homme au maintien modeste, à l’œil vif et perçant, qui devait bientôt éclipser tous ces brillants seigneurs ; c’était Jean-Baptiste Poquelin (Molière), valet de chambre du roi[3] !

Louis XIII et ses officiers les plus intimes logèrent dans la maison Ferrier, située dans la grand’rue de Sigean ; le service, dont faisait partie le jeune Poquelin, fut hébergé dans une maison voisine occupée ou possédée par Martin-Melchior Dufort, bourgeois de ce lieu. Au retour de Perpignan, le 10 juin 1642, les logements furent distribués de la même manière. Ainsi, dans un intervalle de temps très rapproché, Dufort eut l’honneur de donner deux fois l’hospitalité à Molière. Que se passa-t-il entre l’hôte et l’amphitryon dans ces deux entrevues ? Nous ne le savons. Toutefois nous avons lieu de croire, ainsi que la suite le démontrera, que ce fut là l’origine des bons rapports qui s’établirent plus tard entre Molière et Dufort : le séjour et les différentes allées et venues de Molière dans le Languedoc, de 1649 à 1657, nous en fourniront des preuves nombreuses.

M. Bazin, dans ses Études sur les quarante premières années de Molière, ne pense pas que notre poète ait pris part au voyage du roi en 1642 ; mais, à l’appui de son opinion, il ne donne aucune preuve plausible ; sa principale objection, la voici : la plupart des biographes qui ont affirmé la présence de Molière au voyage de 1642, ont allégué, pour l’expliquer, « que le père de Molière, accablé par l’âge et les infirmités, ne put entreprendre ce voyage. – Or, dit M. Bazin, comment s’en rapporter à de pareils biographes qui nous représentent le père de Molière accablé de vieillesse et d’infirmités, lui qui n’avait alors que quarante-six ans, lui qui continua son service jusqu’en 1663, et qui, en définitive, ne mourut qu’en 1669, c’est-à-dire à soixante-treize ans ! »

Il est bien évident que les biographes de Molière, qui ont mis en avant le grand âge et les infirmités du père de Molière pour motiver le voyage du fils, ont fait fausse route, tandis qu’ils avaient sous la main un motif tout naturel et bien autrement plausible, qu’ils n’ont pas su faire valoir. J.-B. Poquelin, le père, était à la tête d’un grand établissement industriel ; il était tapissier ; il avait donc des garçons, des ouvriers, des commis à surveiller, des marchandises à recevoir, des objets confectionnés à livrer, toutes choses qui réclamaient sa continuelle présence. Comment le chef d’un tel établissement aurait-il pu, sans sourciller, sans effroi même, se décidera entreprendre un voyage dont le retour était indéfini, qui l’eût tenu éloigné à plus de deux cent cinquante lieues de Paris et à une époque où les moyens de correspondance étaient excessivement lents ! Voilà la raison dominante qui empêcha Poquelin le père de suivre Louis XIII en Roussillon ; voilà ce qui le décida à se faire remplacer par son fils qui, depuis 1637, avait la survivance de la charge. Celui-ci était jeune[4], bien appris, désireux de voyager, de voir, de s’instruire et d’observer ; il dut donc accepter cette mission avec empressement. Au reste, le Journal du Voyage de Louis XIII, l’enquête des consuls de Narbonne, lors de l’arrestation de Cinq-Mars en cette ville, le procès-verbal du baron des Yveteaux, chargé de se saisir de M. le Grand, nous paraissent désigner suffisamment le jeune Poquelin, sans toutefois le nommer : ainsi, au moment des perquisitions dirigées dans l’intérieur du palais archiépiscopal de Narbonne où était logé le roi, ce fut un jeune valet de chambre qui fit cacher Cinq-Mars dans un cabinet obscur situé entre la chambre du roi et le salon d’attente. M. le Grand demeura blotti dans cette cachette jusqu’à l’entrée de la nuit ; puis il sortit du palais, et, en définitive, il ne fut arrêté que dans une maison particulière de la ville.

De tout ce qui précède, il résulte que la présence de Molière dans le Languedoc à cette époque ne saurait être raisonnablement contestée. Ce qui présente plus de difficultés à établir, c’est l’époque exacte du retour de Molière dans cette province, après la dislocation de l’Illustre Théâtre, à Paris, en 1646 ; nous allons néanmoins essayer de le faire, en prenant pour guide M. Bazin, le premier et le seul biographe qui ait soumis à une critique sévère et éclairée les pérégrinations imputées à Molière. Nous aurons quelquefois occasion de contredire notre guide, et quelquefois aussi nous serons assez heureux pour combler les lacunes de son itinéraire. Nous aurions bien voulu prendre encore M. Taschereau pour notre compagnon de voyage ; mais, en ce qui concerne le séjour de Molière dans le Languedoc, nous n’avons trouvé dans les dates, dans l’indication des lieux et des faits mentionnés par cet auteur, ni assez de détails, ni assez de précision pour le suivre et le discuter. Et cependant nous regrettons vivement de ne pas nous être adjoint M. Taschereau, car nous considérons son livre (Histoire de la vie de Molière) comme le monument bibliographique le plus complet et le plus curieux élevé avec intelligence et amour à l’illustre poète.

 

 

CHAPITRE II - 1649-1650

 

Molière et l’Illustre Théâtre, à Paris. – Il devient en province directeur de sa troupe. – Son apparition à Nantes, à Bordeaux. – Erreur où l’on est à Toulouse sur la véritable époque du passage de Molière en cette ville. – Le poète Goudouly. – Molière à Narbonne. – Il y rencontre Dufort de Sigean. – Il est parrain d’un enfant naturel. – Mademoiselle Desjardins. – Charles Dufresne. – D’Assoucy. – Tallemant des Réaux. – Opinion de M.de Monmerqué réfutée. – L’hôtel des Trois-Nourrices, à Narbonne.

 

J.-B. Poquelin était rentré à Paris à la suite de la cour dans le mois de juillet 1642. Il paraitrait que, depuis cette époque jusqu’en 1643, il se livra à l’étude du droit, et suivit ses cours à Orléans ou il reçut le grade de licencié ; puis il vint à Paris revêtir la toge d’avocat. Poquelin ne se fit pas remarquer au Palais par son assiduité, car, à peine admis au barreau, il s’éprit d’une vive passion pour une actrice, Madeleine Béjart, qui absorba tous ses moments : il l’aidait dans l’étude de ses rôles, l’accompagnait aux répétitions et ne manquait pas d’assister aux représentations pour voir si ses conseils étaient écoutés et s’ils produisaient l’effet qu’il avait espéré. Sous l’influence de ces continuelles préoccupations, Poquelin renonça complètement à l’exercice de sa profession ; il se lia d’amitié avec les camarades de Madeleine Béjart, au nombre desquels se trouvaient les deux frères de l’actrice, et finit par s’associer à leur entreprise, sous le nom de MOLIÈRE, qu’il devait rendre a jamais célèbre !

Cette association dramatique se produisit à Paris sous la dénomination des Enfants de Famille ou de l’Illustre Théâtre : elle jouait alternativement au faubourg Saint-Germain ou au quartier Saint-Paul ; elle donna, pendant toute l’année 1645, des représentations peu productives ; ce qui la décida à quitter la capitale pour aller exploiter la province. Dans cette nouvelle situation, Molière devint le directeur, le principal acteur et le seul librettiste de la troupe.

« De 1646 à 1653, disent les meilleurs biographes de Molière, la troupe de l’Illustre Théâtre courut si bien que, pendant sept ans, elle ne laissa nulle part la moindre trace de son passage. – Toutes les circonstances de la vie de Molière, de 1646 jusqu’en 1653, ajoute M. Taschereau, sont presque entièrement ignorées. » Ni Grimarest, ni ses abréviateurs, ni Voltaire, ni La Serre de Langlade n’ont trouvé à placer dans cet intervalle une seule indication de fait ou de lieu. Des investigations récentes ont seulement constaté que, du 23 au 26 avril 1648, Molière avait donné des représentations à Nantes. Charles Dufresne l’accompagnait sans doute en qualité de régisseur, car ensemble ils demandent à la municipalité de Nantes l’autorisation d’ouvrir leur théâtre en cette ville. De Nantes, Molière dut se rendre à Bordeaux, soit directement, soit en s’arrêtant à Angers, Poitiers, Limoges, etc. À Bordeaux, Molière fut bien accueilli par le duc d’Épernon, gouverneur de la Guyenne, qui l’autorisa aussitôt à donner des représentations ; toutefois, cette protection ne dut pas s’étendre au delà des premiers mois de 1649 : car à cette époque les troubles de la Fronde, qui éclatèrent à Bordeaux, forcèrent le duc d’Épernon à quitter la ville ; ce qui naturellement dut obliger son protégé à en faire autant.

Après Bordeaux, M. Bazin perd la trace de Molière ; il ne le retrouve qu’à Vienne, en Dauphiné, vers le milieu de 1652. Nous allons tâcher de combler une partie de cette lacune : les faits que nous exposerons démontreront en outre l’impossibilité d’un stationnement que, d’après M. Taschereau et deux autres biographes, la troupe de Molière aurait fait à Paris en 1650.

Il est de tradition a Toulouse que Molière y aurait donné des représentations en 1646. Cette tradition erronée provient évidemment d’une coquille d’imprimerie, d’un renversement de chiffre, d’un 9 mis sens dessus dessous, et qui dans cette évolution est devenu un 6. Cette erreur a commencé à s’accréditer vers la fin du XVIIe siècle ; car Toulouse a été une des premières villes de province à imprimer les œuvres de Molière, aussitôt après l’expiration du privilège accordé à la veuve de l’illustre poète[5]. Et comme cette erreur fait concorder le passage de Molière à Toulouse avec l’existence de Goudouly, l’une des gloires de cette ville et la plus brillante étoile du Parnasse occitanique ; – et qu’en outre cette pseudo-coïncidence a permis l’échafaudage des contes les plus ingénieux à l’endroit des deux poètes, nous éprouverons peut-être quelque difficulté à détruire cette charmante fiction. N’importe, nous sommes dans le sillage de M. Bazin ; nous marchons à la découverte de la vérité et lui devons tout sacrifier !

Les anciens annalistes de Toulouse, Laffaille qui s’arrête en 1610, mais qui souvent rapporte des faits postérieurs à cette date ; – Du Rosoy, Raynal, ne font aucune mention de l’apparition de Molière à Toulouse, sans doute comme de chose trop peu importante. Ainsi ont fait ; Mesnard, dans l’Histoire générale de Nîmes, et après lui M. Désiré Nisard ; d’Aygrefeuille en son Histoire civile de Montpellier, et après lui M. Mary-Lafon. Ces quatre historiens gardent le plus complet silence sur Molière, quoiqu’il ait donné des représentations dans ces deux villes ; – enfin M. Dumége, qui, de nos jours, en 1845, a publié les Suites de l’histoire du Languedoc, depuis le règne de Louis XIII, a imité le silence de ses devanciers à l’égard de Molière.

Quoi qu’il en soit de cette indifférence ou de cet oubli, M. Pellet-Desbarreaux[6], plein de confiance en la tradition, fit représenter, en 1787, sur le théâtre de Toulouse, une comédie en un acte et en vers, destinée à célébrer la présence de Molière dans la cité Palladienne. Il y dépeint les difficultés sans nombre que les comédiens éprouvèrent pour ouvrir leur théâtre, les intrigues des bigots pour les faire chasser de la ville, et enfin le triomphe qu’obtinrent, à leur profit, les gens honnêtes et éclairés qui voulurent bien prendre la défense du bon sens et de l’art. Dans l’avertissement qui précède cette pièce, l’auteur affirme que Molière vint à Toulouse faire ses premières armes, en 1646. Les principaux personnages de cette pièce sont : Molière, – Madeleine Béjart, – Mademoiselle Brécour, pupille et élève de Molière, – Lagrange, jeune premier de la troupe et amoureux de Mademoiselle Brécour, – de Saint-Firmin, citoyen de Toulouse et dévoué à Molière, – un Marquis remplissant le rôle d’important et de fâcheux, Pirlon, espèce de Tartuffe, intriguant auprès des capitouls pour empêcher les représentations ; etc., etc. Cette pièce, assez faible sous le rapport du style et de l’intrigue, mais où se montre un sentiment sincère d’admiration pour l’illustre poète, est intitulée : Molière à Toulouse ; elle est terminée par ces trois vers :

 

Toulouse de Molière eut le premier hommage,

Et reçut, accueillant son plus ancien ouvrage,

Le premier vœu public qu’il lit pour la vertu !

 

Ainsi, d’après la préface et l’épilogue de M. Pellet-Desbarreaux, Molière, au sortir de Paris, serait venu directement à Toulouse ; ainsi, une troupe d’artistes, sans fonds, sans ressources et chargée de bagages, aurait enjambé d’un seul bond toute la France pour venir se faire entendre à Toulouse ? Ce n’est pas possible ; ce n’est pas ainsi que procèdent les artistes nomades ; leurs razzias ne se font qu’à petites journées, et impitoyablement ils rasent tout ce qui se trouve sur leur passage : villes et bourgs. Nous en aurons la preuve certaine, lorsque nous suivrons pas à pas les pérégrinations de la troupe de Molière dans le Languedoc. Écartons donc radicalement la prétention de Toulouse à la priorité qu’elle s’est si bénévolement adjugée.

Cependant, M. d’Aldéguier, dans son Histoire de Toulouse, a voulu se montrer fidèle à la tradition, et au milieu du récit des événements de 1646, il intercale cette phrase : « Après avoir été ballotté de l’hôtel de ville au parlement, et du Capitole au palais, Molière obtint enfin l’autorisation de donner son spectacle au logis de l’Écu ; » sans autre détail. Le logis de l’Écu, d’après les anciens plans de la ville, se trouvait dans la rue du Poids de l’huile, derrière le Capitole.

Fidèles aussi à la tradition, les éditeurs des Œuvres de Goudouly ou Godolin, publiées en 1845, et la Mosaïque du Midi, qui paraissait en 1841, n’ont pas hésité à raconter les charmants entretiens de Molière avec Godolin, du poète à son aurore et du poète à son déclin (en 1646, Molière avait vingt-quatre ans, et Godolin soixante-sept). Rien ne manque à ces récits pour fasciner les esprits crédules et flatter la vanité locale : Godolin initie Molière aux fines beautés de la poésie languedocienne, et à force de réciter des vers que son hôte ne comprend pas, il l’oblige à reconnaître l’incontestable supériorité de la langue d’oc sur la langue d’oil ; puis Godolin prend sous sa protection le poète voyageur ; il lutte contre le mauvais vouloir des capitouls, et dissipe leurs appréhensions ; car ces honorables magistrats, dans des actes postérieurs à 1646, se refusèrent à autoriser l’ouverture d’un théâtre, « dans la crainte que ces représentations mondaines n’irritassent le ciel et ne fissent tomber la grêle sur les récoltes ! » Rien ne manque à ces récits, ni la verve, ni les contrastes, ni l’esprit, ni le coloris ; rien, absolument rien, que la vérité... Et cependant Molière est bien certainement passé à Toulouse, et bien certainement aussi il a donné des représentations dans cette ville, car c’était là sa seule ressource pour faire subsister et voyager sa troupe.

De prime abord, nous avons démontré que Molière n’a pu se trouver à Toulouse en 1646 ; mais il est très probable qu’en 1649, au sortir de Bordeaux, où il n’avait pas fait d’abondantes recettes, Molière se soit arrêté à Toulouse. Nous affirmons d’autant plus volontiers cette date, que nous allons rencontrer incontestablement, en 1649, Molière à Narbonne. Or, Toulouse est entre Bordeaux et Narbonne, et il y a de fortes présomptions pour croire que Molière et sa troupe ne seront pas allés d’une seule traite de Bordeaux à Narbonne, négligeant Toulouse, cité importante, qui possédait alors comme aujourd’hui une nombreuse population d’étudiants, amateurs passionnés de farces et de comédies. Mais, en 1649, Godolin n’existait plus ; le 10 septembre de cette année, on célébra ses funérailles. Adieu donc les aimables fictions des auteurs toulousains ; elles s’évanouissent comme bulles de savon !... Peut-être Molière arriva-t-il assez à temps à Toulouse pour déposer une couronne sur le cercueil de Godolin. Il avait le cœur assez haut placé pour comprendre une telle perte, et s’associer spontanément à la douleur publique !

Transportons-nous maintenant à Narbonne où, au lieu d’hypothèses, nous trouverons des certitudes, et d’abord l’excellent bourgeois de Sigean, l’hôte de Molière en 1642.

À sa qualité de bourgeois de Sigean, Martin-Melchior Dufort joignait la profession d’entrepreneur des étapes[7], fonctions qui l’obligeaient à de fréquents déplacements. Or, vers les derniers jours de 1649, comme il se trouvait à Narbonne, sans doute pour affaires, il ne fut pas peu surpris de rencontrer en cette ville, non plus l’élégant valet de chambre du roi, qu’il avait hébergé en 1642, mais une espèce d’histrion flanqué d’une troupe d’aventuriers des deux sexes, qui régalaient les Narbonnais de leur savoir-faire : c’étaient bien certainement les débris de l’Illustre Théâtre qui, sous la direction de Molière, étaient venus chercher fortune dans le Bas-Languedoc ; là se trouvaient, outre la famille Béjart, Charles Dufresne, Mélindre, Catherine Dubosc et Marie-Hortense Desjardins, dame de Villedieu, qui a écrit des romans, composé des pièces de théâtre, et mené par-dessus tout une vie fort agitée. Hortense Desjardins tenait alors les jeunes premiers rôles de femme dans la troupe. Cette assertion est incontestable, car la présence de mademoiselle Desjardins à Narbonne, en 1649, justifie pleinement l’anecdote rapportée par Tallemant des Réaux, anecdote qu’aucun biographe n’avait encore expliquée.

« C’était en 1660, dit le spirituel bavard, au sortir de table ; nous demandâmes à Molière s’il serait bien aise de revoir une dame de sa connaissance. – Sans doute, nous répondit-il, et l’emmenâmes incontinent dans la chambre garnie qu’occupait mademoiselle Desjardins. Elle était encore au lit. Nous nous annonçâmes. – Soyez les bien venus, messieurs ! s’écria-t-elle ; Molière, j’en suis sûre, a dû déjà reconnaître ma voix ! – Pas le moins du monde ! fit notre ami. – Est-il possible, répliqua-t-elle d’un ton animé, que M. de Molière ne me reconnaisse pas ? À ces mots, il s’approche du lit, écarte les rideaux, et lui dit : – Parbleu ! madame, il me serait bien impossible de vous reconnaître, ensevelie comme vous êtes dans vos coussins et dans l’obscurité ! Aussitôt, mademoiselle Desjardins fait relever tous les rideaux de son lit et ouvrir les volets des croisées. Molière la reconnaissait encore moins. – C’est, sans doute, ajouta-t-il, votre coiffure de nuit qui en est cause. Et alors, mademoiselle Desjardins, laissant tomber les rideaux, s’écria d’un ton de dépit : – Allez ! vous êtes un ingrat, monsieur Molière ! vous avez oublié que, lorsque vous jouiez à Narbonne, on n’allait à votre théâtre que pour me voir ! »

Il est bien évident que les incidents de cette rencontre ne peuvent se rapporter qu’à une ancienne actrice de la troupe de Molière, de celle qui précisément donnait des représentations à Narbonne en 1649. On ne saurait les appliquer à une actrice de la troupe qui joua dans cette ville en 1656 ; car nous savons pertinemment qu’alors mademoiselle Desjardins n’en faisait pas partie ; et, d’ailleurs, si c’eût été une actrice de cette dernière époque, le souvenir de ses traits et de sa voix n’aurait pas été sitôt oublié de Molière. MM. Taschereau et Paulin Paris, ignorant le séjour de la troupe de Molière à Narbonne en 1649, n’ont tiré aucun parti de cette anecdote, et ont laissé aux Saumaises futurs le soin de lui imprimer un cachet d’authenticité, en lui assignant une date certaine. C’est ce que nous avons déjà essayé de faire ; mais avant d’administrer nos dernières preuves, nous avons encore une erreur à rectifier.

Dans son édition curieusement commentée des Historiettes de Tallemant des Réaux, M. de Monmerqué a rapporté l’anecdote de mademoiselle Desjardins, et il la fait suivre de cette réflexion : « Certainement, les Narbonnais ne se rendaient pas au théâtre de Molière pour voir mademoiselle Desjardins, comme actrice ; mais simplement comme spectatrice. » M. de Monmerqué fait cette observation, parce qu’il lui répugne de croire que mademoiselle Desjardins, fille du prévôt de la maréchaussée d’Alençon, ait jamais été actrice. Et pourquoi non ? – Les personnes nobles qui exerçaient la profession de comédiens ne dérogeaient pas : le roi et les hérauts d’armes l’avaient ainsi décidé. Qu’est-ce donc qui aurait empêché mademoiselle Desjardins déjouer la comédie à Narbonne ? – Son éducation ? – Mais sa mère, ancienne femme de chambre de la duchesse de Rohan, ne lui avait donné à lire, dès son jeune âge, que des romans d’amour ou de chevalerie. « Aussi la petite Hortense, dit Voiture, était fort éveillée ; à dix ans, elle tournait assez bien un madrigal ; et son imagination était tellement exaltée, qu’en certains moments on l’aurait crue folle. » Enfin, à seize ans, elle quitta la maison paternelle et courut le monde avec un de ses cousins, ne possédant l’un et l’autre aucune ressource. Quoi d’étonnant qu’au milieu des incidents de cette course vagabonde, mademoiselle Desjardins, ayant rencontré la troupe de Molière, y ait été engagée ? On sait que la plupart des farces que donnait alors Molière, se jouaient à l’improvisade. Or, que fallait-il pour remplir convenablement un rôle d’amoureuse dans ces pièces ? Être jeune, avoir la tête pleine de romans, l’imagination exaltée, la répartie vive ; c’est précisément ce que possédait au suprême degré mademoiselle Desjardins. À l’époque où la troupe de Molière jouait à Narbonne (décembre 1649), mademoiselle Desjardins pouvait avoir dix-huit ans au plus[8], âge très convenable pour exciter la sympathie du public. Dix-huit ans ! c’est l’époque la plus brillante de nos Dorines et de nos Célimènes ; à dix-huit ans, mesdemoiselles Contat, Mars, Plessy, Brohan, Léontine Fay, etc., avaient déjà obtenu de nombreux succès ! Ainsi tout milite en faveur de notre opinion.

Et à quel titre, comme simple spectatrice, mademoiselle Desjardins aurait-elle attiré les Narbonnais au théâtre de Molière ? Elle était sans nom, sans qualité, sans fortune, toutes choses nécessaires pour piquer la curiosité publique. Elle n’avait pas même pour elle la beauté, ce puissant moyen d’attraction pour les femmes du monde ; car mademoiselle Desjardins était laide ! « Hors la taille, dit Tallemant des Réaux, elle n’avait rien d’agréable ; elle était maigre et marquée de la petite vérôle. – « Je ne suis pas une fort belle fille, » dit elle-même mademoiselle Desjardins, dans le portrait de sa personne qu’elle nous a laissé. Mais elle avait de la pénétration, de l’ardeur, de la vivacité ; Voiture dit que « sa figure était très expressive. » Mademoiselle Desjardins possédait donc toutes les qualités nécessaires pour remplir convenablement un emploi sur la scène ! et rien de ce que l’on exige pour être remarquée dans le monde !

Maintenant occupons-nous de déterminer avec précision l’époque où Molière pouvait donner des représentations à Narbonne : dans un dossier de papiers de famille, qui nous avait été remis pour y puiser des documents relatifs à notre histoire de Sigean, nous avisâmes un livre de raison tenu par Dufort pour les années 1648-1649. Sur l’un des derniers feuillets de ce livre, aux trois quarts déchiré, maculé de mille taches d’encre, de graisse et de moisissure, nous aperçûmes au milieu d’une foule d’item concernant des achats de fourrage, d’avoine, de son, de recoupes, de ferrement de chevaux, etc., etc., la mention suivante :

17 décembre. – Souper et comédie à Narbonne... 3 livres 12 sols.

Cette simple ligne fut pour nous comme un trait de lumière, et nous nous dîmes aussitôt : Ce jour-là Dufort a dû faire un extra en société ; car les repas d’auberge n’étaient fixés à cette époque, dans le Languedoc, qu’à 15 sols par tête, et les places au spectacle ne coûtaient que 6 et 12 sols ; il aura sans doute invité Molière et deux de ses principaux acteurs. Mais, nous demandera-t-on, comment un item si succinct a-t-il pu vous dire tant de choses ? et, en admettant qu’il y ait eu, en 1649, une troupe de comédiens à Narbonne, ne pouvait-ce pas être une autre troupe que celle de Molière ? Le livre de raison de Dufort et la mention que nous y avons relevée, ne sont pas assez explicites pour dire tout cela ; nous le reconnaissons ; aussi ne les prenons-nous, l’un et l’autre, que comme les premiers éléments de la démonstration que nous allons faire.

À côté de cet indice vague, fugitif, voici une attestation autrement probante, dont personne, pensons-nous, ne contestera l’authenticité. M. Bazin accepte comme suffisamment authentique l’attestation de D’Assoucy[9], « qui, dit-il, est le seul homme au monde qui se soit vanté par écrit d’avoir rencontré en son chemin Molière, de 1646 à 1655, » et il accueille son dire comme très valable. Il n’hésiterait pas sans doute à accepter, comme ayant la même valeur, l’attestation d’un vénérable pasteur que nous allons produire ; car le pauvre homme est bien désintéressé dans cette affaire, et se serait peut-être volontiers dispensé de la donner. Nous voici dans l’église Saint-Paul à Narbonne, vénérable basilique du XIIe siècle où reposent les restes vénérés de Paul Serge, premier apôtre de la foi dans les Gaules ; ouvrons le livre de paroisse du XVIIe siècle et nous y trouverons la mention suivante :

« L’an mil six cent cinquante et le dixième janvier, par moi, curé soussigné, a été baptisé Jean, fils d’Anne, ne sachant le nom du père ; le parrain a été le sieur Jean-Baptiste Poquelin, valet de chambre du roi ; et la marraine, demoiselle Catherine du Bosc ; présents les sieurs Charles Dufresne et Julien Mélindre. »

Les deux témoins ont seuls signé, mais le registre est bien authentique ; il existe encore sans surcharges ni intercalations et se trouve aujourd’hui déposé à la mairie de Narbonne.

Il est bien certain que cet acte de baptême d’un enfant illégitime ne peut se rapporter qu’à une des actrices de la troupe de Molière ; – que cette troupe devait nécessairement se trouver à Narbonne avant la délivrance de l’actrice, et, par une conséquence naturelle, que la mention de Dufort, du 17 décembre 1649, se rapporte parfaitement à cette troupe. Nous dira-t-on, par hasard, comme M. Bazin l’a insinué pour 1642, que ce n’est pas Poquelin fils, mais bien Poquelin père qui se trouvait à Narbonne en 1650 ? – Il n’est pas admissible, répondrions-nous, qu’un négociant, honorablement établi et âgé de cinquante-quatre ans, quitte ses affaires pour venir assister, à deux cent cinquante lieues de sa résidence, à la naissance d’un enfant illégitime ; car Narbonne, ville sans commerce, sans manufactures, ne pouvait en aucune façon attirer Poquelin père en ses murs. Cette hypothèse est d’autant moins admissible, qu’au nombre des témoins figure Charles Dufresne, ancien acteur de l’Illustre Théâtre, qui, en 1648, sollicitait à Nantes, conjointement avec Molière, la permission de jouer en cette ville. Julien Mélindre, second témoin, devait aussi faire partie de la troupe : Mélindre était peut-être le nom de famille de ce Mondorge, vieux comédien nécessiteux à qui Molière, vingt ans plus tard, fit remettre, par le jeune Baron, vingt-quatre pistoles, « parce qu’il se souvint qu’il avait été longtemps son pensionnaire en Languedoc. » Quant à l’accouchée, désignée sous le seul prénom d’Anne, était-ce Anne Duparc ou bien Anne Brillard, dont Molière tint aussi un fils sur les fonts baptismaux, à Paris, le 29 novembre 1661 ? Nous ne le savons. Toutefois, il est à remarquer que, dans ces deux actes de naissance : dans celui de Narbonne comme dans celui de Paris. Molière prend strictement son nom de famille Jean-Baptiste Poquelin, et que, dans l’un et dans l’autre, il l’accompagne également du titre de valet de chambre du roi. Nous n’avons aucun renseignement à donner sur la marraine, Catherine du Bosc ou du Rosc.

De tout ce qui précède il résulte, jusqu’à la dernière évidence, que Molière a donné des représentations à Narbonne en 1649 et 1650, et que mademoiselle Hortense Desjardins a été, à cette époque, momentanément, si l’on veut, une de ses pensionnaires.

Passons à un autre ordre de faits : Quelle fut la durée du séjour de Molière à Narbonne, de 1649 à 1650 ? – Il nous est impossible de le dire ; car nous n’avons que deux dates qui n’expriment aucun terme précis. Seulement nous pouvons, sans trop de hardiesse, assurer que Molière était à Narbonne avant le 17 décembre 1649, car il eut besoin de quelques jours pour préparer ses représentations. Le 10 janvier 1650, il s’y trouvait encore, et, d’après la nature de l’événement qui nous a fourni cette date, on est autorisé à penser qu’il dut, pendant quelque temps encore, y prolonger son séjour.

Un de nos amis, qui connaît parfaitement l’ancienne topographie de Narbonne, se basant sur l’acte de baptême que nous venons de rapporter, acte qui, comme on sait, a été dressé en la paroisse Saint-Paul, a cru pouvoir préciser l’endroit où Molière et sa troupe auraient logé et donné leurs représentations en cette ville. Il n’a pas hésité à le fixer à l’Hôtel des Trois-Nourrices, établi dans la paroisse et non loin de Saint-Paul.

Aux XVIe et XVIIe siècles, l’enceinte fortifiée de Narbonne n’avait que deux portes[10] : au nord ; la Porte-Royale ; – au midi, la Porte d’Espagne, devenue ensuite la Porte-Connétable. Or, c’était dans le voisinage de ces deux portes que se groupaient les différentes auberges de la ville, et celle des Trois-Nourrices était la plus importante de toutes celles qui étaient situées près de la Porte d’Espagne et dans la paroisse Saint-Paul ; Rabelais y avait logé vers 1540. Là se trouvaient de vastes magasins ; des écuries, des remises, locaux bien suffisants pour les exigences scéniques de cette époque.

L’édifice de l’ancien hôtel des Trois-Nourrices existe encore. Le style de son architecture et le millésime (1528), qui se trouve incrusté sur l’appui de l’une des croisées supérieures, ne laissent aucun doute sur l’époque de sa construction. De larges croisées avec croisillons, dont les meneaux sont chargés de sculptures, ornent la façade ; la croisée du midi porte à ses deux montants, sur le meneau du centre et dans l’encadrement, des cariatides au buste de femme, rehaussées de puissantes mamelles. Ce sont ces cariatides, appelées Nourrices par le peuple, qui ont contribué à donner à cet hôtel le nom qu’il portait aux XVIe et XVIIe siècles, et qu’il conserve encore aujourd’hui, quoique ce ne soit plus qu’une demeure privée.

Après les représentations de Narbonne, il nous a été impossible de nous mettre sur les traces de Molière et de sa troupe. Nous ne désespérons pas cependant de les découvrir un jour ; car si nos investigations et celles de nos amis ont été jusqu’ici infructueuses, celles qui nous restent encore à faire couronneront peut-être nos efforts. Nous allons donc être obligé aujourd’hui de franchir plusieurs étapes pour nous retrouver de nouveau en présence de Molière !

 

 

CHAPITRE III - 1652-1656

 

Molière à Vienne, à Lyon : l’Étourdi. – D’Assoucy. – Nicolas Mignard. – Le prince Armand de Conti, commissaire du roi près les États de Languedoc. – Molière à Pézenas, et dans les environs. – La fontaine de Gignac. – Mèze. – Marseillan. – La valise perdue. – La langue d’oc et la langue d’oil. – Les voiturins. – L’équipage aveugle. – Les réquisitions du prince de Conti. – Les impressions de voyage de Molière racontées par lui-même. – Cailhava ; son culte pour Molière. – Soins qu’il prend de son exhumation. – Scènes et Récits de Molière.

 

D’après une biographie de Pierre Boissat, écrite en latin par Chorier, on a constaté que la troupe de Molière pouvait être à Vienne, en Dauphiné, vers 1652. De Vienne à Lyon, il n’y a qu’un pas ; et c’est en cette ville qu’elle vint s’épanouir, l’année suivante, on en a la date certaine ; car c’est en 1653 et à Lyon qu’eut lieu la première représentation de l’Étourdi, pièce où se révéla le génie dramatique de Molière. Quelques aristarques méticuleux ont dit que l’Étourdi n’était qu’une imitation de l’Inavvertito de Barbieri, et de l’Emilia de Grotto ; sans doute il y a certains points de ressemblance entre ces deux pièces et celle de Molière ; mais tout ce qui est remarquable dans l’Étourdi : la mise en scène, la rapidité du dialogue, la conduite de l’intrigue, le sentiment comique, l’esquisse des caractères ; tout ce qui, en un mot, promettait à la France un homme de génie, appartient incontestablement à Molière ! « Tous les actes de cette pièce, dit Cailhava, sont riches en comique de situation et terminés de manière à faire désirer l’acte suivant. Les incidents s’y multiplient, s’appellent et se croisent mutuellement ; et le spectateur y semble ballotté par ce même lutin qui, si l’on en croit Mascarille, le persécute et s’oppose à sa gloire ! »

De Lyon, la troupe de Molière dut rayonner dans les villes environnantes du Forez, de la Bourgogne et du Dauphiné ; car Dijon, Grenoble, Montbrison, même, à qui les d’Urfé avaient fait une réputation de ville littéraire, gardent encore le souvenir du passage de Molière dans leurs murs. Cependant, l’exploitation de ces villes secondaires était loin de subvenir à l’existence de nos comédiens ; aussi les voyons-nous, en 1655, retourner à Lyon où D’Assoucy devint leur commensal.

« Ce qui me charma à Lyon, dit l’insouciant aventurier, ce fut la rencontre de Molière et des frères Béjart ! » Le charme, en effet, dura si longtemps que D’Assoucy passa trois mois à Lyon, en leur compagnie ; puis, ensemble, ils descendirent le Rhône jusqu’à Avignon. Là, D’Assoucy, quittant ses compagnons, courut aux tripots perdre ce qu’il avait, « tout, jusqu’à la chemise ! » (août 1655) Molière, au contraire, ayant été mis en rapport avec Nicolas Mignard, peintre distingué de la ville, se décida, sur ses instances, à donner quelques représentations dans la cité papale, et prépara ainsi l’étroite amitié qui le lia, deux ans après, avec Pierre Mignard, le peintre du Val-de-Grâce ! Mais des offres obligeantes appelaient Molière et sa troupe dans le Bas-Languedoc, et il s’empressa de s’y rendre (20 octobre 1655), emmenant avec lui, par pitié, le pauvre D’Assoucy, dont il avait payé les dettes.

Le prince Armand de Conti, condisciple de Molière au collège de Clermont, avait assisté, en passant à Lyon, aux représentations que son ancien camarade donnait avec succès en cette ville ; et, comme il avait été chargé par le roi de convoquer pour la seconde fois[11] les États de Languedoc, sans doute, afin de se délasser de cette tâche ennuyeuse pour un jeune homme de vingt-sept ans, il voulut avoir un théâtre à Pézenas où devaient se réunir les États, et chargea Molière d’y organiser les représentations.

Un ancien apanage de la famille de Montmorency, le magnifique domaine de La Grange-des-Près, situé à peu de distance de Pézenas, était entré, par suite d’alliances, dans la maison des Condé et avait été dévolu à la branche cadette, représentée par les Conti. Le prince Armand mit à la disposition de Molière et de sa troupe une partie des bâtiments de La Grange, où elle fut nourrie et hébergée, ce qui était pour elle d’un grand avantage ; et les représentations commencèrent, à Pézenas, dans les premiers jours de novembre. Nous en trouvons la preuve dans les procès-verbaux de la session : « 9 novembre 1655. – Les évêques de Béziers, d’Uzès et de Saint-Pons, en rochet et camail ; les barons de Castries, de Villeneuve et de Lanta, députés par les États pour complimenter S. A. R. le prince de Conti, se rendirent en l’hôtel de M. d’Alfonce, où logeait ledit seigneur. Le prince de Conti les reçut à la porte du vestibule qui regarde la cour, et, après les avoir fait entrer, leur dit qu’il était forcé de les recevoir en cet endroit, parce que sa chambre était en un extrême désordre, à cause de la comédie ; sur ce, les compliments furent faits. Après que les prélats eurent quitte le rochet et le camail, la députation se rendit auprès de madame la princesse de Conti, qui, quoique au lit, l’accueillit avec beaucoup de civilité. » Le 1er février 1656, une autre députation s’étant présentée chez le prince, fut reçue en sa chambre, dégagée alors des embarras de la comédie.

C’est la première fois que sont donnés au public ces détails authentiques sur les représentations de Molière à Pézenas ; maintenant donc il ne peut plus y avoir d’incertitude à cet égard.

La session des États s’ouvrit le 4 novembre 1655 et fut close le 22 février 1656 ; elle dura donc cent dix jours ; mais la troupe de Molière ne donnait qu’une ou deux représentations par semaine et rarement trois. Elle utilisait ses jours de relâche en exploitant les villes avoisinant Pézenas, telles que : Mèze, Lunel, Gignac, Marseillan, Agde, Nissan, Montagnac, Béziers, etc., etc. ; car toutes ces villes gardent encore quelques souvenirs du passage ou de la présence de Molière en leurs murs[12].

Les fréquentes stations des comédiens à Mèze, les repas charmants qu’ils y faisaient, égayés par leurs continuelles saillies, avaient donné à l’auberge du Saint-Esprit, où ils descendaient habituellement, la plus brillante réputation. Cette auberge fut longtemps renommée pour ses excellents dîners, quoiqu’ils ne fussent plus assaisonnés par la spirituelle causerie des pensionnaires de Molière ; et, pendant près d’un demi-siècle, elle porta encore le sobriquet d’Auberge des comédiens. Enfin, les déjeuners de Mèze sont restés célèbres chez les gastronomes nomades, tant que les messageries, ne se piquant point d’une folle vitesse, eurent le bon esprit de s’arrêter deux fois par jour pour laisser le temps aux voyageurs de faire deux bons repas. Le succulent poisson, le fin gibier d’eau et les savoureux coquillages de l’étang de Thau contribuèrent pour beaucoup, il faut le dire, à main tenir cette réputation.

Gignac, dont l’esprit malin et ricaneur des habitants est proverbial, conserve encore deux vers que Molière fit à son intention. En 1655, on venait de construire en cette ville une fontaine-abreuvoir, en concentrant dans un bassin les eaux d’un petit ruisseau qui se perdaient autrefois sans utilité. Fiers de ce résultat, les consuls de Gignac voulurent le constater par une inscription qui transmît leur triomphe à la postérité la plus reculée. Mais le Santeuil de l’endroit, un peu poussif, au lieu d’un distique, ne livra à l’autorité que ce pentamètre tant soit peu énigmatique :

 

Quæ fuit ante fugax, arte perennis erit.

 

Les savants, les curieux et les malins de Gignac cherchaient à rendre ou à torturer de leur mieux le sens de l’inscription, et les gloses les plus étranges se heurtaient de toute part, lorsque Molière, se mêlant à la préoccupation générale, proposa l’interprétation suivante :

 

Avide observateur, qui voulez tout savoir,

Des ânes de Gignac, c’est ici l’abreuvoir.

 

Et cette traduction un peu libre du vers latin fut adoptée à l’unanimité, mais non ciselée.

Les archives municipales de Marseillan possèdent encore le rôle de la cotisation que s’imposèrent les notables habitants de ce bourg, afin de venir en aide aux comédiens, que l’insuffisance des recettes avait mis dans un cruel embarras. M. Jordan, auteur de l’Histoire d’Agde, ne nous a transmis aucune particularité sur le séjour de Molière en cette ville ; mais la tradition y indique son passage. À Montagnac, on s’entretient encore des amours d’aou Franciman[13] avec la belle châtelaine de Lavagnac ; c’est presque une légende. À Bélarga, à Saint-Pons-de-Mauchiens, que Molière traversa plusieurs fois à cheval, on vous dira les étranges vicissitudes de sa valise où se trouvaient : « tant de trésors ! tant de riches habits ! tant de pierreries ! » Mais écartons ces rêves de pauvres gens, qui, dans leurs récits, ont transformé les oripeaux et le strass du comédien en objets de prix, et ne nous occupons que de la partie positive de cette singulière aventure.

À cette époque de parcimonieuse administration et de minces profits, la troupe de Molière voyageait souvent à cheval, et encore n’accordait-on aux femmes qu’un cheval pour deux, et aux hommes un cheval pour trois ; ce qui dit assez que la moitié de la route, hélas ! se faisait à pied ! Seul, le directeur à cause de sa dignité, et certes celui-ci méritait bien une telle distinction, avait une monture qu’il ne partageait avec personne. Or, il arriva que, dans une de ces chevauchées, la valise de Molière, se détachant de la selle, glissa sur la grande route et excita la convoitise de jeunes villageoises qui travaillaient près de là. Distrait ou endormi, Molière ne s’aperçut pas d’abord de l’accident, et continua son chemin ; de leur côté les scélérates jeunes filles le laissèrent s’éloigner sans l’avertir ; puis une d’elles, s’élançant sur la route, allait s’emparer de la valise, lorsque Molière se retournant brusquement, sans doute pour se rendre compte de ce qui venait de lui arriver, empêcha la drôlesse de consommer son larcin. Mais, comme celle-ci n’avait pas perdu un seul instant de vue le cavalier, d’un rapide mouvement de hanches, elle étale sa jupe, qui n’était alors ballonnée ni par l’acier, ni par la crinoline, et de ses plis en cache la valise ; puis, à grands renforts de gestes et de : Ohé ! Moussu !... elle attire Molière près d’elle et lui fait comprendre que c’est bien plus loin que la valise est tombée ! Confiant en ces paroles, le cavalier pique des deux pour rattraper son bien ; aussitôt la villageoise, d’un vigoureux coup de pied, pousse la valise dans le fossé, et se met à courir après le comédien, comme pour l’assister dans ses recherches, tandis qu’au contraire c’était pour mieux le fourvoyer. En résumé, la valise fut perdue ; et Molière, en racontant cet événement, disait avec un sourire mêlé de regrets : « Comment voulez-vous qu’il en ait été autrement ? Lorsqu’au sortir de Gignac, on laisse de côté Brignac, pour se diriger sur Montagnac, en passant par Lavagnac, et qu’au milieu de ces gnic et de ces gnac viennent s’enchevêtrer, sans motif et sans cesse, des Agaro Moussu ! – Ah ! boutats Moussu ! – Aoù sabètz pas Moussu ? – Pécaïré Moussu ! les yeux, l’esprit et les oreilles sont tellement abasourdis par ces étranges assonances, accompagnées de gestes plus bizarres encore, que l’on finit inévitablement par perdre ce qui n’était qu’égaré ! »

Cet accident survint sans doute à Molière dès les premiers moments de son séjour dans le Midi, alors que son oreille n’était pas encore façonnée au doux langage de ces contrées, et que son esprit n’en comprenait pas la valeur. Depuis, il a prouvé, en introduisant une jeune femme languedocienne dans la pièce de Monsieur de Pourceaugnac (1669), qu’il avait fait de grands progrès et qu’il entendait parfaitement le dialecte de Pézenas. Lucette reproche en ces termes au gentilhomme limousin et son inconstance et sa perfidie :

« Qué té boli infâmé ! Tu fas sémblan dé nou mé pas counouïssé é rougissés pas impudént que tu sios ; rougissés pas dé mé béïré ? (À Oronte.) Nou sabi pas, moussu, s’aco’s bous dount m’ an dit qué bouillo éspousa la fillo ; may yéou bous déclari que yéou soun sa fénno, é qué y a sèt ans, moussu, qu’en passan à Pézénas, él aouguèt l’adrésso, d’ambé sas mignardisos, coumo sap ta pla faïré, dé mé gagna lou cor ; é m’oubligèt p’raque mouyen à l’y douna la man pér l’éspousa !

(Acte II, scène VIII.)

M. Astruc, de Pézenas, à qui l’on doit des notes curieuses sur l’identité et la transmission du célèbre fauteuil, a constaté que les expressions caractéristiques employées par Lucette dans toute cette scène appartiennent au dialecte de Pézenas, et qu’elles ont été très judicieusement choisies par Molière[14]. Nous pourrions ajouter qu’elles sont aujourd’hui très mal dites au théâtre, et plus mal reproduites encore dans la plupart des éditions.

Si le manque de chevaux de selle ou la rigueur de la saison (car tout ceci se passait de novembre à février) forçait la troupe à recourir à des moyens de transport confortables, elle se trouvait aux prises avec le voiturin ou messager, personnage cupide, astucieux, hâbleur, toujours sûr de lui-même, sans cesse parlant de son carrosse, de ses chevaux, comme s’il eût été équipé à l’égal d’un prince. Fascinés par tant de belles paroles, les comédiens se livraient, et n’avaient, hélas ! pour tout équipage qu’une affreuse patache, sans soupentes, sans bancs rembourrés, et attelée de rosses efflanquées ! Enfin, après mille retards prévus ou imprévus, et toujours après le versement préalable du prix convenu, l’horrible véhicule s’ébranlait ; pour cette fois seulement, à force de coups et de jurements, les chevaux prenaient une vive allure ; puis, insensiblement, ils ralentissaient leurs pas, le conducteur poursuivait un facile sommeil, et la patache cessait de rouler. Si les voyageurs essayaient une plainte timide contre cette immobilité : « Tout beau, messieurs ! un peu de patience, s’il vous-plaît ! répondait l’automédon ; faut laisser souffler les chevaux ! » Ainsi, de pause en pause, la journée se consumait, et la malencontreuse troupe était souvent obligée de renvoyer à un lendemain incertain une représentation qui, la veille, aurait été fort lucrative ! C’est un de ces retards imprévus qui motiva la souscription de Marseillan.

Molière s’était, un jour, disposé à aller donner des représentations à Béziers, et pour qu’aucun contretemps ne le surprît, encore que Béziers ne soit qu’à vingt-quatre kilomètres de Pézenas, des la veille il se mit en route avec ses compagnons. Quoique attelée de trois chevaux, la patache roula lentement, suivant l’habitude ; et déjà la nuit répandait ses voiles sur les monts et les vallées, lorsque la portière s’ouvrant brusquement, le voiturin apparaît aux comédiens, et leur dit d’un ton impérieux :

« – Il m’est impossible de vous conduire plus loin !

– Mais vous n’y pensez pas ? Nous n’avons pas fait la moitié du chemin, et nous sommes en rase campagne !

– Qu’importe ? Je ne puis aller plus loin, vous dis-je. Il y a force majeure : un coup de sang vient de paralyser l’œil droit de ma pouline (jeune bête de trente ans) !

– Et pour un si mince accident vous voulez interrompre notre voyage ? Vos deux chevaux de droite et de gauche conduiront suffisamment la pouline ; marchez donc !

– Impossible ! mon cheval de droite et mon cheval de gauche sont tous les deux aveugles ; la pouline seule les entraînait, et avant ce dernier accident elle était borgne !... »

À cette révélation inattendue, les comédiens se regardèrent stupéfaits et se résignèrent à achever, cahin-caha, la route à pied !

Pour soustraire Molière et sa troupe à ces fréquentes avanies, le prince de Conti, qui était prodigue de tout ce qui ne lui coulait rien, frappa à tort et à travers des réquisitions de chevaux et de charrettes, que les communes mettaient à la disposition des comédiens, et qui transportaient ainsi, d’un lieu à un autre, sans frais et sans encombre, leurs personnes, leurs décors et leur fortune. Les archives de Pézenas avaient conservé jusqu’en 1789 un de ces singuliers ordres de service ; depuis, cette pièce a été égarée. Cependant quelques municipalités s’étant assez mal acquittées des ordres qui leur étaient prescrits, le prince de Conti ne trouva rien de mieux, pour triompher de leur mauvaise grâce, que de faire escorter les comédiens par un détachement de sa Compagnie de Gendarmes, qui fourragea le pays pendant toute la durée de la session des États, et dont l’apparition suffisait pour intimider les municipaux récalcitrants. C’est cette étrange manière de voyager qui a fait croire à certains biographes que Molière était au service du prince. Henri Nicolle dit formellement que le prince de Conti comptait « parmi les gens de sa suite un nommé Poquelin de Molière. »

Malgré les incidents nombreux qui leur survenaient en route, les excursions de nos comédiens étaient de très courte durée ; car, le samedi, Molière était toujours rentré à Pézenas, et ne manquait pas d’aller se faire accommoder chez le perruquier Gély. Là, sur ce fameux fauteuil historique, déposé aujourd’hui au foyer des Français, Molière se plaisait à raconter, avec sa verve désopilante, les moindres accidents de ses voyages, au grand ébahissement des habitués de la boutique de Gély ; c’était comme un avant-goût de la représentation qu’il devait donner ; c’était la petite pièce avant la grande ; car à ces scènes recueillies au dehors s’ajoutaient encore celles que provoquaient les gens naïfs ou bizarres, malotrus ou grotesques, qui venaient à leur insu, chez le barbier-coiffeur, poser devant l’ingénieux portraitiste.

Longtemps après le départ de Molière, on répétait encore dans la boutique de Gély les spirituelles charges dont il avait, en badinant, tracé la silhouette ; puis chaque habitué prit soin de transmettre à son successeur, comme une légende, la part des récits que sa mémoire avait retenue ; et ces anecdotes circulant de bouche en bouche et d’âge en âge, amusèrent pendant un siècle la bonne société de Pézenas. En 1750, lorsque Cailhava, se préparant à embrasser la carrière dramatique, visita, par admiration pour Molière, les lieux où le grand maître avait préludé à ses succès, il retrouva ces récits et ces anecdotes dans toute leur fraîcheur[15]. Aussi, après avoir publié son Art de la Comédie (Paris, 1772, 4 vol. in-8°), œuvre exclusivement consacrée à résoudre ou à expliquer les difficultés de l’art dramatique, Cailhava avait conçu l’idée de réunir en un corps d’ouvrage séparé, les saillies, les traits d’esprit bizarres, spirituels ou comiques que la tradition imputait à Molière durant son séjour à Pézenas : idée charmante dont la réalisation aurait considérablement rehaussé le prix du maussade fauteuil que l’on conserve aujourd’hui ; car au moins le livre de Cailhava nous aurait dit quelque peu de l’esprit qui, pendant quatre mois, fut dépensé sur ce siège grossier !

Personne en France n’a voué à Molière un culte plus constant, plus sincère que celui que Cailhava, dès son extrême jeunesse, avait consacré au grand comique ! Nous l’avons vu, aux débuts de sa carrière, suivre les pas du maître et recueillir les moindres vestiges qu’il avait laissés sur sa route. Au milieu de ses succès, Cailhava ne s’occupe que de Molière ; c’est lui seul qu’il veut imiter, et c’est lui qu’il invoque pour obtenir tous les secrets de l’art. Ensuite, n’ayant plus rien à demander pour lui, Cailhava gourmande les acteurs qui veulent innover, et dans ses Études sur Molière leur apprend à respecter la tradition ; – il lutte pendant dix ans contre le Théâtre-Français pour le forcer à jouer le Dépit amoureux tel que l’avait écrit Molière, et sa persévérance, il faut le dire, fut couronnée d’un plein succès ! – Admis à l’Académie française, Cailhava fut indigné de ne pas voir rayonner le nom de son maître au milieu ou au-dessus de tant de noms obscurs, et, devançant l’ingénieuse Histoire du quarante et unième fauteuil, que M. Arsène Houssaye devait écrire cinquante ans plus tard, il publie le Discours prononcé par Molière le jour de sa réception posthume à l’Académie française ; juste mais trop tardive épigramme, qui n’avait plus rien à réparer ! – Toujours occupé de son maître, même dans ces jours déplorables où l’on oubliait tout, Cailhava se souvient que, depuis la grande révolution qui a bouleversé la capitale, rien ne signale à l’étranger qui visite Paris, le lieu où naquit Molière, et de concert avec Alexandre Lenoir, ils enrichissent la vieille demeure des Poquelin de cette inscription bien connue depuis :

 

JEAN-BAPTISTE POQUELIN DE MOLIÈRE EST NÉ DANS CETTE MAISON, EN 1620.

 

Cette date n’est peut-être pas bien exacte[16] ; mais l’intention était bonne, et l’acte de notoriété accompli. Trois personnes seulement assistèrent à cette consécration : Cailhava. Alexandre Lenoir et Laporte, fils d’un ancien souffleur des Français. – Cependant la tâche de Cailhava n’était pas encore achevée : Il apprend que le cimetière Saint-Joseph, où depuis un siècle reposaient ensemble, selon leur vœu, Molière et la Fontaine[17], va être supprimé !... Il s’y transporte aussitôt pour écarter toute profanation, pour surveiller tous les détails de cette précieuse exhumation. Malgré les glaces de l’âge (Cailhava avait alors soixante-douze ans), son cœur toujours ardent l’entraîne dans la fosse ; et là, pour mieux s’assurer de l’identité de ces vénérables dépouilles, le vieillard assiste le fossoyeur et soulève un à un les ossements desséchés : « J’ai pressé, dit-il, sur mon sein, les têtes de ces deux hommes de génie ; je les ai baisées religieusement : celle du fabuliste inimitable m’a fait verser des larmes d’attendrissement ; – je me suis prosterné devant celle du premier des comiques[18], et j’ai sollicité, j’ai obtenu la permission de la ceindre d’un bandeau sur lequel, me déliant de moi-même, je me suis borné à inscrire un seul vers emprunté à l’un de ses chefs-d’œuvre :

 

C’est un homme... qui...ah !... un homme... un homme enfin !

Le Tartuffe, acte Ier, scène VI. »

 

Parvenu au déclin de la vie, Cailhava se reprochait de n’avoir pas encore accompli un dernier devoir envers Molière ; il se repentait d’avoir trop longtemps ajourné la rédaction de ses Souvenirs du Languedoc, qu’il arrangeait sans cesse dans sa pensée, et dont chaque feuillet éclos était ensuite mis en ordre par ses débiles mains. Dans sa retraite de Sceaux, c’était une de ses occupations favorites, lorsque les infirmités ou l’économie de sa maison lui laissaient quelques moments lucides ; et, comme pour s’encourager à ce travail, il se plaisait à répéter les dits et gestes de Molière aux rares amis qui l’entouraient, aux étrangers qui lui faisaient visite, aux compatriotes surtout qui venaient lui rendre hommage. Nous axions espéré retrouver le manuscrit des Souvenirs du Languedoc à Lézignan chez la dernière héritière des Cailhava ; mais le docteur Labadié, qui a été tuteur de cette nièce, et dont l’obligeance nous est bien connue, nous a assuré qu’après un minutieux examen des papiers provenant de l’héritage, il n’avait rien aperçu qui ressemblât à un manuscrit destiné à l’impression. M. Techener, bien plus bibliophile encore que libraire, et qui est si heureux toutes les fois qu’il peut contribuer à illustrer son cher Molière, nous avait fait presque espérer qu’il se mettrait sur les traces du manuscrit que nous cherchons ; mais son silence à cet égard nous dit assez que ses démarches n’ont pas été couronnées de succès. M. le baron de Lamothe-Langon a constaté, dans la biographie qu’il a consacrée à Cailhava, l’existence de ces Souvenirs.

Bien jeune encore, nous avons entendu de la bouche de Cailhava une partie de ces récits, et y prîmes un vif intérêt. Chose étrange ! plus nous nous éloignons de cette époque, qu’un demi-siècle va bientôt séparer du temps présent, et plus s’accroît en nous la conviction, corroborée par la réflexion, que ces scènes et ces récits conservés par la tradition sont l’expression fidèle de la vérité ; c’est-à-dire qu’ils émanent réellement de Molière. Aussi voudrions-nous bien sincèrement que les feuillets de Cailhava soient un jour retrouvés ; car ils fourniraient, nous en avons la persuasion, de nouveaux sujets d’étude et d’appréciation sur les compositions de l’illustre poète ! Sans doute, dans ces charges, dans ces saillies, dans ces scènes improvisées, il ne faut pas s’attendre à rencontrer le philosophe, le penseur qui a écrit le Misanthrope, le Tartuffe, l’Avare ; mais bien le caustique frondeur des vices et ridicules de son époque, l’auteur des Précieuses, du Cocu, du Malade imaginaire, de la Comtesse d’Escarbagnas, pièces qui firent la joie de ses contemporains et qui exciteront encore chez nos arrière-neveux la plus franche gaieté.

Loin de nous la prétention de vouloir reproduire aujourd’hui ces récits comme originaux ; ce serait vouloir substituer notre peu d’esprit à celui de l’homme éminent dont nous nous occupons. Notre modestie nous défend de nous élever si haut. Nous nous bornerons donc à donner ici le simple trait, le scénario sans reflet et sans couleur de quelques-unes de ces ébauches, telles que notre souvenir les a conservées, d’après la version de Cailhava.

Voici Molière de retour de Mèze, où il a été assailli par une compagnie de marchands provençaux, dont le sans-façon et l’âcre gaieté ont désagréablement froissé la sensibilité de sa fibre. Il est déjà installé dans son fauteuil chez Gély, et à son attitude pensive, à son air soucieux, on reconnaît qu’il a eu une mauvaise journée ; aussi, pour se venger de ceux qui la lui ont infligée, se plaît-il à reproduire, dans le récit consacré à cette rencontre, le ton gausseur de ses commensaux, leurs mensonges insoutenables, leurs épithètes hyperboliques, leur açent rrocailleux, leurs intonations provocantes et jusqu’à leurs gestes bizarres et incessants : les roulements d’yeux, les contorsions grotesques, les hochements de tête narquois, les haut-le-corps outrecuidants, accessoires qui, à cette époque, mieux encore qu’aujourd’hui, rehaussaient toujours l’éloquence provençale. La tradition assure que Molière excellait dans la mise en scène de cette charge, que l’on était convenu d’appeler le Déjeuner de Mèze.

 

Maintenant va se montrer à nous une physionomie plus finement étudiée : c’est un jeune dissipateur que Molière a rencontré retournant dans ses foyers ; c’est M. de La Roustecagnac fils, dont le père habite Pézenas, dans la grand’rue de Pézenas, à Pézenas même (répétition dans le goût de la localité et de l’époque). Le dissipateur de Molière n’est point le prodigue de la parabole, résigné dans sa misère, détestant sa mauvaise conduite passée et prêta rentrer dans la bonne voie ; ce n’est pas non plus un don Juan, fier de ses vices et bravant le qu’en dira-t-on ! M. Polydore de La Roustecagnac est d’une nature placide mais orgueilleuse, et ne veut point convenir de ses erreurs ; malgré ses déconvenues, il a toujours grande foi en lui-même ; malgré sa misère, il est resté fanfaron ; malgré les preuves flagrantes de son indigence, il proteste contre ces apparences ; il ne vent pas que l’on y croie, et met tout en œuvre pour détourner d’une pareille idée. Molière l’a rencontré dans un chemin de traverse ; – c’est pour se soustraire aux ovations de ses concitoyens ; c’est pour que sa rentrée ne fasse pas trop de sensation en ville ; car il a un grand intérêt à ce que son retour ne soit pas ébruité. – Ses vêtements sont usés et flétris ? – il eût craint, par une mise trop soignée, d’exciter la jalousie de ceux de ses concitoyens qui l’auraient rencontré ; et à dessein il a laissé ses bagages en arrière. – Mais pourquoi rentrer dans ses foyers, la nuit, furtivement ? – parce qu’il a une affaire importante et très urgente à communiquer à son père, et ne veut pas que les étrangers y soient initiés ; car la moindre indiscrétion pourrait nuire au succès. Polydore a une réponse à toutes les questions, un masque prêt à couvrir chacune de ses défaillances !

La littérature picaresque de l’Espagne offre seule des types de cette espèce : Hurtado de Mendoza, dans son Lazarillo de Tormès, a esquissé la figure d’un chevalier ruiné, résigné dans sa misère, mais allant toujours au devant des questions que l’on peut lui faire, et étalant fastueusement des richesses, des propriétés qui n’existent que dans son imagination ; c’est ce qu’on appelle faire des châteaux en Espagne. L’hidalgo de Mendoza est fanfaron par droit de naissance, comme il appartient à un descendant des compagnons de Pélasge ; le prodigue de Pézenas est fanfaron par circonstance ; c’est un caractère d’emprunt enté sur une bonne nature, qui s’est déviée à son insu, et qui ne veut pas convenir de ses écarts ; c’est l’orgueil de la bourgeoisie parvenue, qui se roidit à l’idée d’une déchéance possible !

 

Ne quittons point ce fauteuil ; car, mieux encore que sur celui d’Alfred de Musset, le spectacle y change sans cesse ; c’est un véritable panorama :

Maître Gély court la pratique en ville, et Molière est resté seul dans la boutique, rêvant sans doute à son théâtre, à ses artistes, peut-être même à son avenir ! Entre un lourdaud ; c’est le messager d’Aniane[19], client habituel de maître Gély, qui, prenant Molière pour un garçon nouvellement entré chez son ami, lui dit brusquement de le servir. Molière s’excuse, veut expliquer la méprise ; mais, sans l’écouter, le messager lui tourne le dos, dénoue sa cravate, s’assied et lui intime une seconde fois l’ordre de l’accommoder, et tôt !

En présence d’un original si opiniâtre, Molière feint de se rendre, et familier avec tous les accessoires de la boutique, il apprête les rasoirs, la houppe, passe même la serviette de rigueur. Jusque-là tout allait pour le mieux. Mais, tandis que la savonnette jette sa mousse et que le lourdaud se prélasse sur son siège, Molière entame une lamentable histoire de vols, d’incendie, de brigandages ; histoire à faire envie à Anna Radcliffe, histoire à glacer d’effroi le cœur le plus intrépide. Ce sont les routiers, les huguenots, les bandouliers qui, descendant des Cévennes, ont envahi le pays bas et mettent tout à feu et à sang !

Absent depuis quelques jours de son domicile, le messager croit à ces désastres ; une émotion profonde l’agite... il pâlit !... les muscles de son visage se crispent !... sa peau devient rugueuse, et le rasoir refuse de glisser !... Mais Molière n’avait pas encore atteint le but qu’il s’était proposé ; il assombrit un peu plus les teintes de son tableau, et les derniers paroxysmes de la peur ne tardent pas à s’emparer du messager. Hors de lui, il arrache convulsivement la serviette, se débarbouille comme il peut de la savonnade, abandonne chez Gély sa cravate, en signe de défaite, se sauve et ne reparut que longtemps après dans l’officine du barbier. Lorsque ensuite Molière raconta aux habitués de Gély ce qui venait de lui arriver, d’un commun accord et en riant aux éclats, tout l’aréopage convint d’appeler cette scène la Barbe impossible, et c’est sous ce titre qu’elle fut transmise de génération en génération jusqu’à l’époque où Cailhava la recueillit.

Une des plus jolies historiettes que nous ayons entendu raconter à Cailhava, et qu’il n’était pas seul à attribuer à Molière, car M. de Marisy, fondé de pouvoirs du dernier président des États de Languedoc, en la rapportant, lui assignait aussi la même origine : c’est la Lettre improvisée :

Une jeune fille de Pézenas, gentille, fraîche, accorte, ingénue, a son amant au service. Celui-ci vient de lui écrire, et comme la pauvre fille est illettrée, elle accourt chez Gély, où elle espère trouver un interprète complaisant ! Elle ouvre timidement la porte, et, de sa voix la plus douce, elle réclame ainsi l’assistance :

 

« Escusatz Mèstré Zély ! boudriotz pas mé léjji aquésto létro ?

– Pourquoi pas, mon enfant ? baille-moi ton poulet ; » et comme maître Gély était en ce moment occupé à calamistrer ses perruques, il fait passer la lettre à Molière, en ajoutant : « Tiens ! voilà un Monsieur qui te la lira bien mieux que moi ! »

 

Molière se prête de la meilleure grâce à cette substitution, prend la lettre, la décacheta, et d’un coup d’œil reconnaît que c’est une de ces épîtres vulgaires comme en écrivent les modernes élèves de Bellone à leurs payses. Mais l’air candide de l’ingénue lui a souri, et aussitôt, rapide comme l’éclair, de remplacer la rédaction du milicien par une improvisation de son crû ; c’est assez dire que la jeune fille ne perdit rien au change. Molière commence donc sa lecture improvisée : « Le milicien a assisté à une sanglante bataille où il s’est vaillamment distingué ; malheureusement un éclat d’obus lui a fracassé un bras... » À ces mots, la jeune fille pousse un cri aigu qui interrompt la lecture : Aï ! moun Dious ! Jésus ! Nostré Seigné !... lou paouré magnac méou !... Ces plaintives exclamations apprennent à Molière qu’il a un peu trop super-saturé sa phrase de fluide électrique, et il s’empresse d’en amortir ainsi les effets : « Admis à l’hôpital, l’habileté des chirurgiens a triomphé de la gravité de la blessure, et au moment où cette lettre s’écrit, le milicien est en pleine convalescence. » La jeune fille est heureuse alors ; elle renaît ; son visage s’épanouit et respire une douce sérénité !

Cependant l’habile magnétiseur ne borne pas là ses expériences : il veut encore faire un nouvel essai de son influence mystérieuse, et attaque ainsi un autre passage de la prétendue lettre : « La guérison presque miraculeuse du jeune soldat a fait grand bruit et lui a attiré la visite des plus riches personnages et des plus belles dames de la ville, dont une d’elles s’est éprise d’un violent amour pour lui et veut absolument l’épouser. » Ici nouvelle pâmoison de la jeune fille, nouveaux gémissements et nouvelle interruption de la lecture. Molière dut alors employer toutes les ressources de son art pour ranimer ce cœur qu’il venait de briser ; et, toujours impassible, il lit ou plutôt il improvise le remède au mal qu’il a fait naître : « Le milicien est resté ferme comme un roc aux brillantes propositions qu’on lui a adressées ; il n’a eu qu’à rapprocher de son cœur les modestes gages d’amour que lui donna son amante en partant ; qu’à se rappeler ses tendres baisers pour rester insensible à tout et n’aspirer qu’après le jour où ils pourront réaliser les serments qu’ils se sont faits ! » Ce fut la dernière épreuve à laquelle le maître voulut soumettre son sujet : il lui rendit sa lettre ; et, radieuse, la jeune fille la serra précieusement dans sa gorgerette, en faisant à Molière sa plus humble révérence, qu’elle accompagna de ces mots : Pla mercio, Moussu !

Puis, en retournant dans son quartier, la pauvre illusionnée racontait à tous venants la bonne nouvelle qu’elle avait reçue, et l’assurance qu’elle avait de son prochain mariage avec son amant, qui allait revenir sergent ou tout au moins officier. Des lettrés incrédules à qui elle faisait ses confidences ayant voulu, eux aussi, prendre connaissance de la lettre, n’y trouvèrent, hélas ! que l’affreuse vérité ; mais la jeune fille, à son tour, plus incrédule qu’eux, leur arrachait vivement le papier des mains en leur disant : « Laïssats aco ! laïssats aco ! aoù sabètz pas ta pla léjji coumo lou Moussu dé can Zély ! » (Laissez cela ! laissez cela ! vous ne savez pas aussi bien le lire que le Monsieur de chez Gély !)

C’est ainsi que s’écoulèrent les quatre mois que Molière passa à Pézenas : repas et réunions de famille à La Grange, où la troupe, joyeuse de se trouver au sein de l’abondance, exemple des soins précaires du lendemain, se livrait à la plus franche gaieté ; – représentations chez le prince de Conti en présence des notabilités de l’armée et de la province ; – conversations et entretiens familiers avec les clients de Gély ; – puis excursions dans les environs de Pézenas. Chaque jour nouvelles scènes, chaque jour nouveaux visages, et chaque jour aussi nouveaux sujets d’observations et d’étude pour Molière ; car au milieu de ses artistes, à l’hôtel du prince, chez le perruquier Gély, même dans les plus humbles villages, il réfléchissait sur tout ce qui se présentait à lui, et étudiait partout la nature en homme qui veut la peindre !

Si un minutieux journal des dits et gestes du grand comique avait été tenu, on y puiserait la conviction que bon nombre de ses meilleures scènes ont été ébauchées dans les représentations improvisées qu’il donna en province ; scènes qu’il introduisit ensuite, après les avoir convenablement polies, dans des compositions savamment étudiées : c’est ainsi que la farce du Médecin volant est devenue le Médecin malgré lui ; – que la Jalousie du Barbouillé, dégagée de ce qu’elle avait de trop libre, s’est transformée en Georges Dandin. C’est ainsi que l’on retrouverait dans maintes autres pièces des scènes dont les premiers germes sont éclos dans la boutique du perruquier Gély. N’y a-t-il pas, en effet, une grande analogie entre le messager d’Aniane et M. de Pourceaugnac, se livrant tous les deux, sous l’influence de la peur, aux actes les plus excentriques ? – la naïveté de l’amante du milicien de Pézenas n’a-t-elle pas servi de type à la crédulité de Mathurine et de Charlotte, acceptant comme vrai tout ce que leur dit don Juan, et lui cédant sans résistance[20] ?

Dans le cours de sa brillante carrière, Molière étendit son investigation philosophique sur la société tout entière, sans se laisser intimider par les situations les plus élevées, sans dédaigner les positions les plus humbles : à la cour, il fronda l’immoralité des grands seigneurs, l’arrogante vanité des marquis ; et, mieux que Richelieu avec la hache, Molière parvint à rabaisser l’aristocratie sous la verge du ridicule ! – la ville lui livra à pleines mains ses précieuses, ses avares, ses hypocrites, ses jaloux, ses pères quinteux, ses médecins burlesques et aussi ses bourgeois parvenus, avides de singer le grand monde et le bel air ; – à la province, Molière emprunta les petites manies de ses habitants, leurs tracasseries intestines, leurs étroits calculs, leur ignorance et leurs faux jugements : c’est ce qui nous a valu la comtesse d’Escarbagnas, M. de Pourceaugnac, les Thibaudier, les Sottenville, les Harpin, caractères évidemment étudiés sur place, et qui appartiennent à la monographie que nous consacrons aujourd’hui au grand comique ; – descendant ensuite plus bas, Molière recueillit loin des villes ces types vulgaires qui, mis en opposition avec des natures d’un ordre plus élevé, se font ressortir réciproquement : ainsi dans le Dépit amoureux, la brouillerie et la réconciliation entre Marinette et Gros-René, où sont peints, dans la simplicité villageoise, les mouvements de dépit et les retours de tendresse, donnent aux mêmes scènes entre Éraste et Lucile un cachet de distinction qui aurait moins de relief sans cette juxtaposition ; la restitution du demi-cent d’épingles fait valoir la remise du portrait ; et ce retour bourru de Gros-René :

 

J’oubliais d’avant-hier ton morceau de fromage : Tiens !...

 

rehausse l’expression de ce reproche sorti de la bouche d’Éraste :

 

Et c’est un imposteur, enfin, que je vous rends !

 

Dans l’École des Femmes, la niaiserie grotesque d’Alain et de Georgette ajoute un vernis charmant à l’innocente candeur d’Agnès ; enfin l’amour simple et sincère de Pierrot pour sa Charlotte met mieux en évidence le libertinage effronté de don Juan.

Il est incontestable que c’est dans ses voyages à travers la province que Molière a recueilli ces naïves peintures qui ; sans manquer de grâce et de finesse, ont, comme les bambochades de Téniers ou de Van Ostade, le mérite du coloris, de l’entrain et de la vérité ! Ailleurs, Molière épuise toutes les ressources de l’art pour peindre la nature ; ici, il ne la parce que de sa simplicité, et, par cet habile contraste, il rend l’effet de ses tableaux plus saisissant !

 

 

CHAPITRE IV - 1656-1658

 

Troisième rencontre de Dufort et de Molière. – Erreur de Lagrange et Vinot et de M. Bazin rectifiée. – Molière et D’Assoucy à La Grange-des-Près. – Le prince de Conti donne à Molière une assignation de 5 000 livres. – Déconvenues de D’Assoucy à Montpellier. – Transaction entre Dufort et Molière au sujet de l’assignation. – Molière à Carcassonne. – Pennautier. – Chapelle et Bachaumont. – Leur courroux contre Narbonne. – Réfutation par Lefranc de Pompignan. – La Thébaïde jouée à Bordeaux. – Erreurs de MM. Bazin et Viennet rectifiées. – La caisse des États et le prince de Conti. – Le Dépit amoureux à Béziers. – Scène de La Râpière. – Les entrées gratuites. – Stratagème de l’un des frères Béjart. – La troupe de Molière quitte le Languedoc. – Madeleine Béjart obtient payement de Dufort.

 

C’est pendant la session des États (1655-1656) qu’eut lieu la troisième rencontre de Molière et de Martin-Melchior Dufort, le bourgeois de Sigean que nous connaissons déjà ; ce fut pour Molière, nous pouvons le dire avec certitude, une très heureuse rencontre. Dufort s’était rendu à Pézenas, soit pour représenter la communauté de Sigean, qui avait droit de séance aux États, soit, et mieux encore, pour apurer ses comptes auprès de la commission chargée de régler l’étape.

Lagrange et Vinot, et à leur suite M. Bazin, disent que : « Molière obtint, en 1655, du prince de Conti un engagement tant pour son service que pour celui des États de Languedoc. » La plupart des biographes affirment qu’à cette occasion le prince de Conti récompensa libéralement Molière, et voulut même se l’attacher en qualité de secrétaire. Lagrange et Vinot, moins explicites, disent seulement : « De ces États et de l’hiver de 1655-1656, nous ne savons rien en ce qui concerne Molière, si ce n’est qu’il hébergea et nourrit D’Assoucy, pour qui ce fut une Cocagne. » Quant au prince de Conti, dès le printemps de 1656, il avait quitté Pézenas pour se rendre à la cour, et ne retourna dans le Midi qu’en 1661, alors qu’il fut appelé à succéder à Gaston, duc d’Orléans, en qualité de gouverneur du Languedoc.

Nous allons tâcher d’apprécier la valeur des assertions de Lagrange et Vinot. Suivant ces deux biographes, que M. Bazin regarde un peu trop comme deux oracles, Molière, en venant à Pézenas, aurait eu un double engagement : l’un pour le prince ; l’autre pour les États. Un engagement est un contrat synallagmatique, qui oblige les deux parties à faire quelque chose au regard l’une de l’autre. Dans l’espèce, Molière se serait engagé à donner des représentations, qu’il donna effectivement ; et les États, engagés par le prince, auraient dû payer ce service rendu. Et, cependant, après avoir minutieusement compulsé les procès-verbaux des sessions des États de 1655 à 1658, nous n’avons trouvé aucune somme votée pour rétribuer des comédiens. Nos investigations se sont portées sur tous les votes en général, et plus particulièrement sur ceux qui concernent les allocations faites pour les corps de musique, – l’organiste, le sonneur, le tapissier, l’aumônier, les frais de la buvette, etc., etc. Eh bien ! au milieu de tous ces articles de dépense, où naturellement aurait dû se rencontrer le payement des comédiens, nous n’avons rien trouvé qui les concerne. La conclusion de ce résultat négatif est que la troupe de Molière n’aurait pas été engagée pour les États ; – qu’elle n’a jamais été à leur solde.

Nous ignorons si le prince de Conti récompensa libéralement, de sa cassette privée, Molière et sa troupe ; nous ne le pensons pas. Le prince de Conti n’avait qu’un très médiocre apanage ; il se plaignait sans cesse de l’insuffisance de ses revenus, et était toujours court d’argent. Nous sommes donc portés à croire que, pour toute libéralité, le prince se borna à accorder à Molière et à ses comédiens une large hospitalité dans son domaine de La Grange. D’Assoucy, qui fut leur commensal, va dans son langage débraillé nous en donner un aperçu :

 

Au milieu de sept ou huit plats,

Exempt de soins et d’embarras.

Je passais doucement la vie !

Jamais plus gueux ne fut plus gras ;

Et, quoi qu’on chante et quoi qu’un die

De ces beaux Messieurs des États,

Qui, tous les jours, ont six ducats,

La musique et la comédie ;

À cette table bien garnie,

Parmi les plus friands muscats,

C’est moi qui soufflais la rôtie

Et qui buvais plus d’hypocras !

 

Voici encore une autre particularité relative au séjour de la troupe de Molière à La Grange : sur les parois d’une cloison intérieure, nouvellement mise à nu, on a trouvé le nom de l’immortel comédien tracé avec la pointe d’un couteau.

Mais ce qui, mieux encore que tout ce que nous venons de rapporter, nous autorise à dire que le prince de Conti ne donna rien de sa bourse privée à Molière, c’est que, aussitôt après la session des États, il lui fit remettre une assignation de CINQ MILLE LIVRES sur le fonds des étapes de la province. Pourquoi cette allocation indirecte et frauduleuse, s’il y avait eu un engagement officiel pour le compte des États ? – Pourquoi encore cette remise, s’il y avait eu déjà un don direct fait par le prince ?

Au XVIIe siècle, cinq mille livres étaient une somme considérable, surtout pour des comédiens, puisque Louis XIV, le grand roi, n’autorisa, en 1665, qu’une allocation de 7 000 livres par an à cette même troupe de Molière, lorsqu’il l’eut attachée aux fêtes de la cour. Le prince de Conti avait donc été suffisamment libéral en accordant 5 000 livres pour un service de trois mois environ. Toutefois, une assignation de 5 000 livres n’était pas de l’argent comptant ; ce dont Molière et sa troupe avaient surtout grand besoin.

Heureusement pour Molière, son ami Melchior Dufort se trouvait à Pézenas et avait pris grand plaisir à ses représentations. Le poète entretint l’étapier de l’embarras de ses finances, de l’assignation du prince, des ajournements auxquels elle serait sans doute exposée avant d’être payée ; et les deux amis se donnèrent rendez-vous à Narbonne pour y traiter définitivement cette affaire. Après la session des États, ce fut, en effet, vers cette ville que se dirigea la troupe de Molière, toujours en compagnie du parasite D’Assoucy, qui, cependant, les quitta là brusquement pour se rendre à Montpellier ; et bien mal lui en prit ! car il faillit être écharpé et brûlé par les harengères de cette ville. « Dans les rues, disent les narrateurs de cette scène émouvante, les femmes écumaient de rage :

 

Il sera brûlé, Dieu merci !

Disait une vieille basasse ;

Dieu veuille qu’autant on en fasse

À tous ceux qui vivent ainsi !

 

– C’est trop peu de le brûler, reprenaient les autres ; il faut l’écorcher vif ! » Mais laissons de côté les déconvenues de ce pauvre D’Assoucy pour revenir au sujet principal.

Vers la fin de février, l’aventurier avait laissé ses bons amis à Narbonne, et ils y étaient encore dans les premiers jours de mai, lorsque arriva Melchior Dufort. L’époque ne peut être douteuse, puisque le 3 mai 1656, en présence de M. de Cathelan, baron de Portel, viguier et juge-royal de Narbonne[21], intervient un accord, sous forme de police, entre : MARTIN MELCHIOR DUFORT, et JOSEPH CASSAIGNES, d’une part ; – JEAN-BAPTISTE POQUELIN MOLIÈRE et MADEMOISELLE BÉJART, d’autre part.

 

En vertu de cet accord, Dufort et Cassaignes, solidaires l’un pour l’autre, prennent l’assignation du prince de Conti à leurs risques et périls et en fournissent le montant à Molière et à la Béjart de la manière suivante : 1 250 livres en espèces, et pour le solde, soit 3 750 livres, une lettre de change à l’ordre de Molière et de Madeleine Béjart, tirée par Cassaignes sur Dufort et acceptée par ce dernier, payable à un an de date.

 

Il est bien certain que Molière n’accepta et ne sollicita cet arrangement, que parce qu’il était sans argent. Si le prince lui en eût donné de sa cassette privée, si les États lui en avaient remis de leur caisse, il n’aurait pas eu besoin de négocier son assignation et surtout de stipuler la remise immédiate de ces 1 250 livres. D’après ce qui précède, nous pensons avoir suffisamment démontré que les libéralités du prince de Conti envers Molière ne proviennent que de l’imagination des biographes.

Quoi qu’il en soit, après la conclusion de cet arrangement, la troupe de Molière quitte Narbonne et va donner des représentations à Carcassonne, où elle fut rencontrée par Chapelle et Bachaumont, qui venaient de Toulouse et se rendaient en Provence. Ces messieurs s’arrêtèrent d’abord à Pennautier, ancienne résidence féodale, toute imprégnée des souvenirs des cours d’amour, dont les échos, silencieux aujourd’hui, avaient autrefois complaisamment répété les chants d’Adélaïde des Burlats, de Pons de Lagarde, de Clara d’Anduze, de Pierre Vidal, d’Arnaud de Marveill, poètes célèbres et aimés dans le Languedoc du moyen âge. Pennautier est aux portes de Carcassonne, au milieu d’une magnifique plaine, et de là Chapelle et Bachaumont se rendaient à la ville pour assister à la comédie « qui, disent-ils, fut un de nos divertissements assez grands, parce que la troupe n’était pas mauvaise (juillet-août 1656). » Ce délassement leur manqua à Narbonne, où ils se dirigèrent ensuite ; ce qui valut à l’antique capitale des Gaules les strophes ou plutôt les apostrophes les plus désobligeantes et les plus injustes :

 

Dans cette vilaine Narbonne

Toujours il pleut, toujours il tonne ;

Toute la nuit doncques il plut,

Et tant d’eau cette nuit il chut,

Que la campagne submergée

Tint deux jours la ville assiégée.

 

Digne objet de notre courroux !

Vieille ville toute de fange,

Qui n’es que ruisseaux et qu’égouts ;

Pourrais-tu prétendre de nous

Le moindre vers à ta louange ?

 

Et comme ces messieurs ne trouvèrent pas à Narbonne les honnêtes divertissements qu’ils avaient rencontrés à Carcassonne, ils donnèrent, tête baissée, dans les plaisirs faciles, et dont ils ne tardèrent pas à se repentir, et se vengèrent ensuite de leur mésaventure en lançant l’anathème sur l’innocente Narbonne[22].

Si Molière était resté quelques jours de plus à Narbonne, Chapelle et Bachaumont en seraient sortis sains et saufs, et auraient trouvé la ville charmante. On le voit, la comédie est souvent bonne à quelque chose : elle corrige les mœurs ; elle peut aussi, dans certains cas, préserver la santé des imprudents et les empêcher de médire !

De Carcassonne, la troupe de Molière se porta sur Castelnaudary, visita une seconde fois Toulouse[23], s’arrêta à Agen, et alla faire à Bordeaux le malencontreux essai de la Thébaïde, dont le président de Montesquieu a rendu compte. De là, rebroussant chemin, elle se dirige sur Béziers, où l’assemblée des États du Languedoc devait avoir lieu (17 novembre 1656). Malgré sa déconvenue de Montpellier, D’Assoucy fut exact au rendez-vous ; mais, comme il ne trouva à Béziers, ni les abondants repas de La Grange, ni les bonnes pistoles de M. de Guilleragues, incontinent il faussa compagnie et partit sans tambour ni trompette.

Avant d’aller plus avant, nous réfuterons deux erreurs qui appartiennent, l’une à M. Bazin, l’autre à M. Viennet, membre de l’Académie française, et auteur d’une Histoire de Béziers.

M. Bazin est toujours intimement convaincu que Molière et sa troupe étaient aux gages des États ; car, en parlant de la session de 1656-1657, il s’exprime ainsi : « Les comédiens firent leur service aux États ; » ce qui donne à supposer qu’ils y accomplissaient un devoir étroit, rigoureux, tandis qu’au contraire ils n’y venaient que de leur plein gré. Ils choisirent le temps de la tenue des États, de préférence à toute autre époque, parce que le grand nombre d’étrangers qui se trouvaient réunis dans la ville où se tenait la session leur permettait d’espérer d’abondantes recettes ; d’ailleurs, une petite affaire d’intérêt privé les y attirait. Un extrait des procès-verbaux de cette session de 1656-1657, que nous allons bientôt donner, démontrera pleinement la justesse de notre assertion.

M. Viennet s’exprime ainsi dans l’histoire de sa ville natale : « Pendant que le prince de Conti tenait à Béziers les États de 1654, il y appela, pour se désennuyer, la troupe de Molière, et c’est là que fut jouée pour la première fois la comédie du Dépit amoureux. » Ici, il y a deux erreurs : les États de 1654 furent tenus à Montpellier, et non à Béziers ; le prince de Conti y figura comme commissaire du roi ; mais Molière n’y donna aucune représentation. – Les États ne se réunirent à Béziers que pour la session de 1656-1657 ; messire Louis de Cardaillac de Lévy, comte de Bieule, y représentait le roi, et ce fut en cette même année 1656 qu’eut lieu, à Béziers, la première représentation du Dépit amoureux.

Maintenant que tous les doutes sont levés, examinons pourquoi Molière et la Béjart s’obstinaient à battre ainsi l’estrade dans le Bas-Languedoc. La raison en est simple et le motif bien légitime ; parce qu’ils attendaient avec anxiété l’échéance de la lettre de change tirée par Cassaignes sur Dufort ; car, aussitôt après le départ du prince de Conti et la clôture de la session de 1655-1656, les trésoriers des États avaient élevé des doutes sur la validité de l’assignation que le prince de Conti avait donnée à Molière.

En effet, d’après les privilèges du Languedoc et l’omnipotence des États en fait de finances et d’impôts, on ne peut s’empêcher de reconnaître que le prince de Conti n’avait nullement le droit de disposer à son gré des fonds de la province. Voici en quels termes était rédigée la commission qui était donnée aux princes, aux maréchaux et aux autres grands seigneurs chargés par le roi de convoquer les États de Languedoc et d’y porter la parole en son nom. On verra par la forme de ces commissions si celui qui en était porteur pouvait en aucune façon, et de sa seule autorité privée, exiger la moindre somme :

« De par le roi, disaient ces lettres closes adressées au Président des États, très chers et bien amés, nous avons fait expédier à notre très cher et très amé cousin, N..., nos commissions nécessaires pour la convocation des États-Généraux de la province de Languedoc pour l’année..., lesquelles nous lui avons fait remettre comme principal commissaire en l’assemblée. Vous apprendrez par ce qu’elles contiennent, et entendrez encore par ce que lui et les autres commissaires par nous députés auxdits États vous diront de notre part le besoin que nous avons d’être secourus et assistés en l’état présent de nos affaires des sommes contenues ès-dites commissions, pour subvenir aux dépenses que nous avons à supporter pour la conservation et la manutention de notre État. »

Après avoir délibéré sur ces demandes et sur la quotité des sommes à accorder, les États formulaient ainsi leur réponse, qui était toujours sur le ton de la doléance : « Les gens des trois États de la province de Languedoc, assemblés par mandement du roi, ayant entendu la demande à eux adressée au sujet des impositions que S. M. requiert être faites sur lesdits pays ; savoir...

« Bien que cette province soit accablée par les grandes impositions qu’elle fait volontairement pour le service de S. M., néanmoins, afin de témoigner qu’elle a beaucoup plus de passion pour le service de S. M. que pour son propre soulagement, les gens des trois États ont LIBÉRALEMENT OCTROYÉ et ACCORDÉ au roi, leur souverain prince et seigneur pour l’année..., et SANS CONSÉQUENCE, lesdites sommes, et CONSENTENT qu’elles soient imposées pour ladite année seulement. »

Dans la session de 1655-1656, le prince de Conti devait s’efforcer d’obtenir des États un don gratuit plus considérable que celui qu’ils faisaient tous les ans, et voici en quels termes il s’acquitta de sa mission : « Les besoins de l’État vous sont si connus que rien ne nous paraît plus inutile que de vous les mettre sous les yeux ; aussi espérons-nous que vous voudrez bien fournir à S. M. les moyens de continuer la guerre en augmentant les PRÉSENT que vous lui faites GRATUITEMENT chaque année. » Un langage si obséquieux, lorsqu’il s’agissait d’une somme à obtenir pour le service du roi, indique assez que le prince n’avait pas le droit de tailler et d’imposer à merci ; et que, par suite, il n’avait pas qualité pour délivrer l’assignation qu’il avait donnée à Molière.

Les observations des trésoriers firent comprendre à Dufort, tardivement il est vrai, l’imprudence qu’il avait commise en s’engageant dans une telle affaire ; et croyant s’en sortir, il prit la résolution, comme un homme faible et ignorant, de refuser le payement de la lettre de change tirée par Cassaignes et acceptée par lui !

La situation, comme on voit, était très tendue ; aussi les comédiens, en gens habiles et bien appris, ne négligèrent rien pour surmonter les obstacles. Ils se rendirent à Béziers, dès l’ouverture de la session (17 novembre 1656) ; firent des démarches auprès des députés les plus influents ; et afin de se les rendre favorables ils leur distribuèrent à profusion des entrées gratuites ; en outre, ils offrirent à la curiosité des spectateurs la meilleure pièce de leur répertoire, le Dépit amoureux, pièce en cinq actes et en vers, qui était bien supérieure aux farces qu’ils représentaient ordinairement. Molière y jouait le rôle d’Albert, père de Lucile et d’Ascagne. Cailhava, dans ses Études sur Molière, dit que « le Dépit amoureux est l’une des pièces de cet auteur où il y a le plus grand nombre de belles scènes, parmi lesquelles il recommande surtout celle de la brouillerie et du raccommodement entre Éraste et Lucile. » Peut-être aussi la petite scène du bretteur, offrant ses services à Valère (acte Ve, scène IIIe), qui les refuse avec dignité, fut-elle introduite dans la pièce afin de louer adroitement la haute administration du Languedoc, qui, sous l’influence du prince de Conti, venait de mettre en vigueur l’édit du roi de 1651 contre les duels et les duellistes. Molière avait à la fois à ménager les préjugés et à louer ceux qui entendaient faire prévaloir la loi ; il est impossible de se sortir plus adroitement de cette situation délicate :

 

LA RÂPIÈRE.

S’il vous faisait besoin, mon bras est tout à vous ;

Vous savez, de tout temps, que je suis un bon frère !

VALÈRE.

Je vous suis obligé, monsieur de La Râpière.

LA RÂPIÈRE.

Le petit Gille encore eût pu nous assister

Sans le triste accident qui vient de nous l’ôter ;

Monsieur ! le grand dommage ! et l’homme de service :

Vous avez su le tour que lui fit la justice :

Il mourut en César ; et lui cassant les os

Le bourreau ne lui put faire lâcher deux mots !

VALÈRE.

Monsieur de La Râpière, un homme de la sorte

Doit être regretté ; mais quant à votre escorte,

Je vous rends grâce.

 

Ainsi, Valère, en se soumettant à la loi, refuse poliment les services de La Râpière, sans le blesser ; sans même attaquer la coutume où étaient alors les amants de qualité de se faire accompagner de spadassins, lorsque, le soir, ils allaient faire la cour ou donner des sérénades à leurs belles.

Cependant cette habile diplomatie ne put triompher de l’austère sévérité des États ; bien au contraire : toutes les tentatives des comédiens pour circonvenir les députés ne firent que provoquer un vote des plus funestes tant pour la troupe de Molière, que pour le succès des négociations que Dufort et Cassaignes poursuivaient, afin de faire admettre l’assignation du prince. Voici, dans toute sa naïve crudité, la délibération qui fut prise :

 

« Samedi, 6 décembre 1656. – Sur les plaintes qui ont été portées aux États par plusieurs députés de l’assemblée, que la troupe des comédiens qui est dans la ville de Béziers a fait distribuer plusieurs billets aux députés de cette compagnie pour les faire entrer à la comédie sans rien payer, dans l’espérance de retirer quelques gratifications des États, a été arrêté qu’il sera notifié par Loyseau, archer des gardes du Roi, en la prévôté de l’hôtel, de retirer les billets qu’ils ont distribués, et de faire payer, si bon leur semble, les députés qui iront à la comédie ; l’assemblée ayant résolu et arrêté qu’il n’y sera fait aucune considération ; défendant par exprès à MM. du bureau des comptes de, directement ou indirectement, leur accorder aucune somme, ni au trésorier de la Bourse de payer, à peine de pure perte et d’en répondre en son propre et privé nom. »

 

C’est avec ce peu d’égards que furent accueillis à Béziers, nous avons honte de le dire, l’auteur et la première représentation du Dépit amoureux, pièce qui, deux ans plus tard, mit tout Paris en émoi et valut à la troupe de Molière de si fructueuses recettes !...

Malgré cet échec, les comédiens ne se tinrent pas pour battus, et l’un des frères Béjart imagina un singulier expédient pour capter la bienveillance des États. Il avait composé un riche armorial dans lequel étaient contenus et décrits les qualités, armes et blasons des prélats et barons des États, et en fit hommage[24] à l’assemblée. C’était un coup habile porté à la majorité, à la partie la plus influente de cette réunion. Les États de Languedoc étaient composés de cent quatorze députés des trois ordres : trois archevêques et vingt évêques siégeaient en qualité de mandataires du clergé ; la noblesse y était représentée par un comte, un vicomte et vingt et un barons : c’était donc à ces quarante-six illustres que s’adressait le livre de Béjart. Le tiers-état en voyait à l’assemblée soixante-huit députés pris dans les hautes classes de la bourgeoisie et parmi les officiers municipaux ; mais ces soixante-huit députés ne disposaient que de quarante-six voix, afin de ne pas dépasser en influence les deux autres ordres ; et encore au XVIIe siècle étaient-ils sous la dépendance immédiate de la noblesse et du clergé. L’essentiel donc était de capter la bienveillance et les suffrages des deux premiers ordres. Malgré tant d’habileté dépensée, le succès de Béjart fut très incomplet. L’Assemblée voulut bien accepter l’hommage de son armorial, mais non sans rechigner ; car dans son vote du 16 avril 1657, par lequel elle alloue une gratification de 500 livres à l’auteur, elle déclare « qu’à l’avenir elle n’accordera aucune gratification pour de pareils ouvrages, à moins qu’ils ne soient expressément commandés. »

Voyant qu’il n’y avait rien à espérer de pareilles gens, Molière et sa troupe quittèrent Béziers et se rendirent à Montpellier, où ils donnèrent quelques représentations assez fructueuses. À l’époque de l’échéance de la lettre de change de Dufort (3 mai 1657), ils étaient installés à Nîmes avec l’intention de se diriger sur Paris où leurs amis commençaient déjà à les appeler. M. Bazin pense, au contraire, que la troupe de Molière passa l’année 1657 en Languedoc (page 49 de ses Notes historiques) ; c’est une erreur. Nous avons expliqué les motifs qui l’avaient fait séjourner dans cette province de 1656 jusqu’au 3 mai 1657 : les comédiens voulaient, avant de partir, savoir ce que deviendrait la caisse, leur fonds de réserve, c’est-à-dire connaître le sort de la lettre de change de Dufort. Après l’échéance, rien de plus ne les retenait en Languedoc ; aussi, dès ce moment, allons-nous les voir constamment en marche vers le nord : les voici à Nîmes ; bientôt après ils seront à Avignon, où Pierre Mignard, l’auteur des fresques du Val-de-Grâce, s’éprend, sur la recommandation de son frère, d’une vive amitié pour Molière, touchante affection qui persista jusqu’au tombeau et qui nous a valu un bon poème et d’excellents portraits[25]. En classant les archives de l’Hôtel-Dieu de Lyon, M. Pericaud a constaté qu’en 1657, la troupe de Molière avait donné deux représentations au bénéfice des pauvres de la ville ; nous la verrons plus tard à Grenoble, suivant invariablement son étoile qui la dirige vers Paris.

Occupons-nous maintenant des différentes phases que subit la lettre de change de Dufort.

Ne prenant conseil que de son dépit, n’écoutant que le chagrin qu’il éprouvait de s’être engagé dans une si mauvaise affaire, le malheureux mit à exécution l’intention qu’il avait déjà manifestée : il refusa net, à l’échéance, de faire honneur à sa signature ! Mais Madeleine Béjart, femme de tête et âpre au gain, qui était retenue à Nîmes pour des soins à donner à une fille naturelle qu’elle avait en pension dans cette ville, se chargea de mener bon train le débiteur récalcitrant. Elle fait aussitôt protester la lettre de change impayée ; cite Dufort à comparaître devant la Bourse de Toulouse, y obtient jugement, condamnation, ajournement et prise de corps !

Sous ces coups redoublés, si activement portés, si habilement dirigés, Dufort fut atterré ; il courba la tête, se procura à chers deniers l’argent qui lui était nécessaire pour se libérer et paya entre les mains de la Béjart, dans les premiers jours de 1658, les 3 750 livres, montant de sa lettre de change, accrues des frais et des intérêts. Molière et sa troupe étaient alors à Grenoble (1er avril). Aussitôt la victoire remportée et la caisse sauve, Madeleine Béjart court rejoindre ses camarades : et, nantis de leur pécule, ils se rendent ensemble à Rouen, puis à Paris, où ils débutent avec succès le 24 octobre 1658, en présence du roi, dans la salle des gardes du vieux Louvre.

 

Molière est déjà monté sur son piédestal ; il va bientôt parvenir à l’apogée de sa gloire ; nous n’avons plus à le suivre dans ce nouvel horizon !

 

 

CHAPITRE V - 1659-1684

 

Les États refusent de payer l’assignation du prince de Conti. – Mauvais procédés du prince envers Molière. – Le fonds des étapes et les fonds secrets. – Le prince de Conti, gouverneur du Languedoc. – Son excessive dévotion. – Les Jansénistes. – Nicolas Pavillon. – Traité du prince de Conti contre les spectacles. ­ Réfuté dans la préface du Tartuffe. – Dufort est éconduit par le prince de Conti. – Lettre de Racine qui caractérise ce prince. – Sigean au XVIIe et au XIXe siècles. – Procès entre Dufort et Cassaignes. – Déclaration de Molière à ce sujet. – Dufort gagne son procès. – Revenus de Molière avant sa mort. – Appréciation de sa conduite dans l’affaire de Dufort.

 

Que devint le malheureux Dufort après le payement forcé de sa lettre de change, et après le départ de la troupe de Molière ? Il y aurait, ce nous semble, une bien coupable indifférence à l’abandonner ainsi, lui qui avait soldé de ses deniers les plaisirs du prince et des notabilités de la province ; – lui qui, par un pénible sacrifice, avait contribué à sortir d’embarras la troupe de Molière, à lui faciliter son retour dans la capitale, et peut-être aussi à seconder l’essor de son illustre chef !... Nous serions d’autant plus coupable d’abandonner ainsi ce généreux inconnu, que tout n’est pas encore fini entre Molière et lui.

Pour ne pas perdre la totalité de la somme qu’il avait si malencontreusement exposée. Dufort actionne, en payement de sa moitié, Joseph Cassaignes, son co-engagé. La convention du 3 mai 1656 faisait à celui-ci un devoir rigoureux de payer sa part, au cas où les États viendraient à méconnaître l’assignation du prince. Au lieu de s’exécuter loyalement, Joseph Cassaignes aima mieux louvoyer, opposer à Dufort une foule de fins de non-recevoir plus absurdes les unes que les autres ; cependant, hâtons-nous de le dire, après quelques escarmouches, les deux contondants se réunirent pour faire une démarche collective auprès des États, afin d’obtenir le payement de l’assignation du prince. Les États furent inexorables ; ils laissèrent cette assignation entièrement à la charge des deux cessionnaires de Molière ; et ils eurent raison.

Avant de clore leur session de 1655-1656, les États avaient voté spontanément, à titre de remerciement, une somme de 60 000 livres, qui fut offerte très respectueusement au prince de Conti et accueillie par lui avec empressement[26]. Et, après avoir reçu un don si important, si bénévole, ce prince ne rougissait pas de mettre encore à la charge de la province la rémunération qu’il daignait accorder aux comédiens qui l’avaient amusé pendant la session ! Et ce qui augmente encore l’indélicatesse de ce procédé, c’est que cette rémunération était accordée d’une manière subreptice, fallacieuse, illusoire. Le fonds des étapes était, suivant l’expression consacrée à cette époque, une véritable bouteille à encre ; personne n’y voyait goutte. Un corps de troupes venait-il à traverser la province ? Les syndics administrateurs des diocèses en ignoraient presque toujours l’effectif ; le gouverneur militaire seul le connaissait, et en doublait ou triplait le chiffre au gré de sa cupidité ; il s’entendait avec l’étapier, ou plutôt obligeait ce malheureux Raton à tirer pour lui les marrons du feu, autrement dit, à couvrir ses exactions. L’étapier présentait ensuite un compte de fournitures correspondant au chiffre mensonger ; et les États acquittaient le mandat, tout en soupçonnant le dol et en exprimant leur doute de la manière la plus incisive. Il fallait donc encore employer certaines précautions pour faire réussir la fraude : ce que négligea de faire le prince. Lorsque l’on examine attentivement les procès-verbaux des États du Languedoc, on voit qu’une guerre acharnée était déclarée aux étapiers, et qu’à la moindre irrégularité leurs comptes étaient rejetés. Ainsi, donner une pareille assignation, sans avoir la ferme volonté de la faire accepter par les États, sans être bien résolu à couvrir de son blason ou de son épée un pareil tripotage, c’était donner une non-valeur, c’était un leurre offert à la bonne foi de celui à qui l’on faisait croire que ce que l’on donnait était une récompense réelle[27] !

Dans cette circonstance, le prince de Conti, tranchons le mot, se comporta indignement envers Molière, envers son ancien condisciple, envers son ami, ainsi que le disent les biographes. S’il l’eût voulu récompenser noblement, avec honneur, avec délicatesse, il fallait donner au grand artiste une assignation sur les soixante mille livres que les États avaient si libéralement, trop libéralement peut-être, allouées au prince, et non puiser en eau trouble la somme qu’il prétendait accorder au mérite, et non faire passer l’honnête Molière sous les fourches caudines du fonds des étapes, comme naguère on faisait passer à la caisse des fonds secrets l’écrivain dont on voulait récompenser des services peu avouables !

Quoi qu’il en soit, aussitôt après la notification du refus des États, l’instance engagée par Dufort contre Cassaignes recommença avec une nouvelle activité. Les placets et les factums étaient déjà distribués aux juges, lorsque survint un événement qui, tout à coup, parut devoir être favorable à l’heureux dénouement de cette affaire.

Monseigneur Gaston, duc d’Orléans, oncle du roi et gouverneur du Languedoc, était mort en 1660, et ses fonctions furent dévolues à son cousin le prince Armand de Conti. Dès ce moment, l’espérance vint au cœur de nos malheureux plaideurs : « Une fois dans le pays, le prince ne pourra pas s’empêcher de nous faire justice, disaient ces bonnes gens. Il forcera les États à acquitter son assignation laissée en souffrance, ou bien il remboursera de ses deniers la somme que nous avons comptée à Molière, son protégé, pleins de confiance que nous étions en la signature d’un prince du sang royal ! » Tous ces beaux raisonnements tombèrent devant la désespérante réalité.

Le prince de Conti, dont la première éducation fut toute ecclésiastique, et qui avait épousé une femme dominée par un profond sentiment religieux, Maria Martinozzi, nièce du cardinal Mazarin, avait été péniblement froissé, durant son dernier séjour à Paris, de la persécution exercée contre les Jansénistes[28]. Voulant, autant qu’il dépendait de lui, réparer cette injustice et témoigner aux sectaires toute sa sympathie, il résolut, en arrivant dans le Languedoc, de se mettre sous la direction de l’un de leurs chefs les plus considérables et les plus estimés. Ce chef était Nicolas Pavillon, disciple chéri de saint Vincent de Paul, que le cardinal de Richelieu avait élevé, à cause de ses vertus, au siège d’Alet (province de Languedoc). Boileau a mis délicatement l’éloge de ce prélat dans la bouche de la Discorde, s’adressant au trésorier de la Sainte-Chapelle :

 

Ne borne pas ta gloire à prier dans un chœur.

Ces vertus, dans Alet, peuvent être en usage ;

Mais dans Paris, plaidons ; c’est la notre partage !

 

Nicolas Pavillon ne restreignit pas son zèle dans les seuls exercices d’une austère dévotion : il avait été placé au milieu d’habitants pauvres et ignorants ; il les encouragea, les instruisit, les consola et adoucit leur misère. Alors que la plupart des prélats de France se faisaient un point d’honneur de ne pas résider dans leur diocèse, lui, au contraire, s’était imposé le devoir rigoureux de ne s’en absenter jamais. Après la dispersion de Port-Royal, Nicolas Pavillon avait réuni dans le monastère de Saint-Polycarpe, situé à peu de distance d’Alet, tous les Jansénistes qui s’étaient trouvés sans asile, et qui avaient bien voulu se mettre sous sa loi. Le souvenir de ce vertueux prélat est encore vivant dans ces misérables contrées, et sa tombe y est vénérée à l’égal de celle d’un saint[29] !

Le prince de Conti eut donc de fréquentes conférences avec l’évêque d’Alet ; fit des retraites, plusieurs confessions générales ; – il modéra sa dépense ; – retrancha dans le service de sa maison toutes les superfluités ; – interdit le bal, la comédie, le jeu à ses domestiques. À part quelques moments consacrés aux affaires, il était sans cesse occupé de lectures pieuses ; – il faisait l’examen de sa conscience avant chaque repas ; – il entendait trois messes par jour ; – et condamnait à dix jours de jeûne, au pain et à l’eau, ceux de ses domestiques qui n’apportaient pas le recueillement convenable à la prière commune. Le prince de Conti faisait, en outre, d’abondantes aumônes aux hôpitaux, aux pauvres ; il donnait des sommes considérables aux églises et aux couvents ; – il avait même voulu se dépouiller de tous ses biens, de tous ses titres, et ne vivre qu’avec un seul domestique ; mais l’évêque d’Alet ne jugea pas à propos d’autoriser un si grand sacrifice ! La princesse de Conti voulut à son tour se mettre à la hauteur d’une telle abnégation : elle fit vendre ses diamants, ses bijoux, et en distribua le montant aux pauvres !

Mais la chair seule n’est que pour moitié dans les erreurs humaines ; l’esprit y a sa large part ; et le prince de Conti voulut aussi mortifier son esprit. Il avait beaucoup aimé le théâtre ; « c’était l’un des grands seigneurs de France, dit l’abbé Voisin, aumônier du prince, qui connaissait le mieux l’art dramatique. » Par esprit d’humilité, et pour démontrer à ses directeurs combien sa conversion était sincère, le prince de Conti résolut d’écrire un Traité contre le Théâtre. Cette résolution, il l’accomplit, quoique jeune, avec une énergique opiniâtreté ; la rédaction de cet ouvrage fut même la constante occupation des dernières années de sa vie. Il n’avait que trente-sept ans lorsqu’il mourut, en 1666, dans les bras de Talibé Ciron et de l’évêque d’Alet !

Dans ce Traité[30], le prince de Conti attaque avec une grande vigueur d’expression les comédies de son ancien protégé : l’École des Femmes, – le Festin de Pierre, – le Tartuffe, etc. ; mais il s’attache surtout à démontrer que, « d’après la tradition perpétuelle de l’Église, les comédies ont toujours été condamnées, et que leurs acteurs ont été de tout temps excommuniés et notés d’infamie. » – « La comédie, dit-il, tire son origine de l’idolâtrie ; plus elle semble honnête, et plus elle est criminelle ; c’est l’appât qui couvre l’hameçon auquel il est attaché. – Il n’y a rien de plus indigne d’un chrétien que la profession de comédien. – Le plaisir de la comédie est un mauvais plaisir, parce qu’il ne vient ordinairement que d’un fonds de corruption. » Dans cet ouvrage, on a intercalé un sonnet contre la comédie qui se termine ainsi :

 

Elle peut réformer un esprit idolâtre ;

Mais, pour changer leurs mœurs et régler leur raison,

Les chrétiens ont l’église et non point le théâtre.

 

C’est au milieu de cette fâcheuse disposition d’esprit, de cette grande révolution survenue dans les opinions du prince de Conti, au milieu de ce profond dégoût de toutes les choses mondaines, que les malheureux Dufort et Cassaignes essayèrent de présenter leur requête au prince, afin qu’il voulût bien les relever de la charge que les États leur avaient imposée, en refusant d’admettre son assignation. Mais le prince de Conti n’avait plus auprès de lui, pour secrétaire, cet excellent Sarrazin[31], qui, avec son humeur enjouée, lui faisait accepter de dures vérités, et qui, dans cette circonstance, serait bien parvenu à lui faire comprendre que : qui commande les violons les paye. La Grange-des-Près ne retentissait plus, comme en 1656, des joyeux refrains de D’Assoucy ou des compagnons de Molière ; cette résidence était maintenant transformée en une espèce de chartreuse, où l’on entendait à peine le murmure de la prière. Le prince n’était entouré que d’ecclésiastiques rigides qui l’excitaient à sévir contre tout ce qui n’était pas orthodoxe, et, dans cette circonstance, peut-être ne furent-ils pas fâchés d’atteindre, même indirectement, l’homme coupable de tant de pièces impies ! Le Tartuffe n’avait pas encore paru, il est vrai ; mais l’auteur des Précieuses, de l’École des Maris, du Cocu imaginaire, de Don Garcie de Navarre, annonçait déjà qu’il ne ferait grâce ni à aucun vice, ni à aucune hypocrisie !

Sous l’empire de ces préoccupations et de ces influences, le prince fit le plus froid accueil à Dufort et à Cassaignes ; il se montra inaccessible à toute pitié, demeura sourd à toutes prières, et finit par éconduire ignoblement les deux cessionnaires de Molière !

Un homme éminent, Jean Racine, l’auteur d’Andromaque, d’Athalie, qui se trouvait alors à Uzès, en Languedoc, auprès d’un de ses oncles, va nous faire connaître quelle était à cette époque la tendance d’esprit de monseigneur de Conti ; c’est le corollaire de la conduite que ce prince venait de tenir à l’égard de Dufort et de Cassaignes. Racine écrivait la lettre suivante à un de ses amis à Paris :

« Uzès, le 25 juillet 1662.

« Monseigneur le prince de Conti est à trois lieues de cette ville, et se fait furieusement craindre dans la province ; il fait rechercher les vieux crimes (les religionnaires) qui sont en fort grand nombre. Il a fait emprisonner plusieurs gentilshommes et en a écarté beaucoup d’autres. Une troupe de comédiens s’était venu établir dans une petite ville proche d’ici ; il les a chassés, et ils ont repassé le Rhône. Les gens du Languedoc ne sont pas accoutumés à pareille réforme. Il faut pourtant plier ! »

En lisant cette lettre, ne vous semble-t-il pas entendre le lugubre tocsin des dragonnades ? Le prince de Conti s’était fait, de son chef, le précurseur de Bâville !... Auprès d’un tel homme, la justice et la pitié ne devaient avoir aucun accès, surtout à propos d’une affaire où les idées religieuses pouvaient être quelque peu froissées !

Dufort fut atterré de l’insuccès de sa démarche à La Grange ; car, en définitive, c’était sur lui seul que retombait jusque-là tout le poids de cette malencontreuse affaire. C’était lui qui, de ses deniers, avait avancé les 1 250 livres à Molière ; c’était au moyen d’emprunts onéreux qu’il avait parfait à Madeleine Béjart les 3 750 livres formant le solde de l’assignation ; et, pour comble de malheur, il était pauvre ! car, au XVIIe siècle, personne n’était riche à Sigean !... Ce n’était pas alors comme aujourd’hui un bourg florissant, composé de quatre mille habitants, tous aisés, et le plus grand nombre fort riches, étendant au delà des mers leurs relations commerciales. Le territoire de Sigean ne produisait pas alors comme aujourd’hui des céréales et des fourrages en abondance ; il ne livrait pas à la consommation générale 40 000 hectolitres de vin, et ses salines étaient loin de donner 60 000 quintaux métriques de sel par an ! Situé, comme nous l’avons déjà dit, sur les derniers contreforts des Corbières, Sigean se trouve assis sur un plateau de roches calcaires dominant un vaste étang et des marais. Ainsi, de toute part, la terre, pour être mise en culture, ne se présentait à ces malheureux habitants qu’hérissée d’obstacles ! Malgré la difficulté de cette situation, ces intrépides villageois, sans secours, sans l’assistance d’aucun ingénieur, entreprirent le dessèchement de leurs marais, et les ont convertis en plaines fertiles ; puis, au moyen de la mine et de la sape, dégageant leurs coteaux arides des roches trop ardues, ils les ont transformés en riches vignobles. Mais, ces grands travaux, entrepris dès le XVIe siècle, étaient loin d’être achevés au XVIIe : car ils avaient été sans cesse interrompus par les guerres que se livraient sur cette frontière les rois de France et d’Espagne ; par les corvées, le vol, l’incendie, le brigandage que dut subir Sigean pendant deux siècles, tantôt de la part des troupes nationales et tantôt de la part de l’ennemi, suivant les chances de la guerre. Toutes ces circonstances avaient tellement épuisé les habitants de Sigean, qu’à la suite d’une enquête ordonnée, le 11 juillet 1694, par le juge-mage de Carcassonne, pour connaître les personnes qui, dans ce bourg, vivaient de leurs rentes, il fut constaté : « qu’à Sigean personne ne vivait exclusivement de ses rentes ou du revenu de ses biens ; – que les plus accommodés ne sauraient vivre, faire subsister leur famille et payer les tailles, sans entreprendre des fermes, commissions et autres voies pour les aider ! »

Dans une situation si précaire, on doit bien penser que Dufort désirait ardemment de rentrer dans une partie des fonds qu’il avait si follement aventurés ; et pour y parvenir, le seul moyen qui lui restât, c’était de poursuivre Joseph Cassaignes à outrance. Celui-ci renouvela ses premières fins de non-recevoir, et lorsque Dufort les eut successivement toutes écartées, il en souleva une dernière : « Dufort a mal payé, dit-il, puisqu’il ne fournit que la seule quittance de Madeleine Béjart ; par conséquent, il n’est point recevable à exercer contre moi la moindre reconvention. » Cet incident n’eut lieu qu’en juillet 1672 ; et, comme les juges le prirent en sérieuse considération, s’il eût été introduit quelques mois plus tard, Dufort se serait trouvé hors d’état de prouver qu’il avait bien payé. En effet, le 17 février 1673, Molière n’était plus !... Mais lorsque cette mauvaise chicane fut lancée, Molière était plein de vie, dans toute la force de l’âge, dans toute la splendeur de sa gloire ; et certes il n’était pas homme à appuyer de son silence une action déloyale. Dufort, comptant donc sur ses bons sentiments, lui écrivit pour le prier de lui venir en aide. Cette assistance ne lui manqua pas.

Le 23 septembre 1672, dans la même semaine qu’il perdit un de ses fils, Molière déclara devant deux notaires de Paris : « Qu’en l’année 1656, se trouvant à Pézenas avec Madeleine Béjart, il fut accordé à leur troupe, par feu M. le prince de Conti, la somme de cinq mille livres, sur laquelle il leur aurait été payé comptant par ledit Dufort celle de 1 250 livres, et pour la somme de 3 750 livres restant, il leur aurait été donné une lettre de change tirée par Cassaignes sur ledit Dufort ; laquelle lettre de change ils auraient fait protester audit Dufort et obtenu condamnation contre lui de la somme y contenue, d’autorité de la Bourse de Toulouse ; en suite de laquelle condamnation, ledit Dufort l’avait payée à la Béjart, laquelle lui en avait fourni quittance, et celle-ci, par suite, en avait tenu compte à Molière[32]. »

Armé de cette attestation, Dufort somma Cassaignes de s’exécuter ; car désormais il croyait l’avoir poussé dans ses derniers retranchements ; mais on lui répondit par la dénonciation du décès de son adversaire. Cette déclaration consterna Dufort ; car l’instance dut être de nouveau recommencée contre le baron de Mous[33], époux de demoiselle Claude Cassaignes, fille unique et héritière de Joseph Cassaignes. Ce nouveau procès, hérissé d’incidents sans nombre, dura encore dix années ; car ce fut seulement le 22 août 1681 que la Cour des Comptes, Aides et Finances de Montpellier, rendit un jugement exécutoire au profit de Dufort, lequel « condamne le baron de Mous et sa dame a payer, dans le délai de » deux mois, la somme de deux mille cinq cents livres pour la moitié de celle de cinq mille livres contenue en la police du 3 mai 1656, avec les intérêts de ladite somme de deux mille cinq cents livres, liquidés à pareille somme, comme aussi à la moitié des frais et dépens exposés par ledit Dufort dans l’affaire commune, et à tous les dépens de la présente instance ; à faute de ce faire, etc. »

Malgré les prescriptions rigoureuses de ce jugement, l’entier payement fait à Dufort par les héritiers Cassaignes n’eut lieu que le 28 février 1684 ! Voilà donc, après vingt-neuf années de péripéties et de contestations, alors que Molière, la Béjart et le prince de Conti avaient depuis longtemps cessé de vivre, quelle fut la dernière conséquence des représentations solennelles qui avaient eu lieu à Pézenas en 1655 ! ...Elles furent soldées par deux simples particuliers !

On ne conçoit pas comment Molière, dont le caractère généreux est attesté par tous ses biographes[34] ; ne se soit pas empressé de venir au secours de Dufort ; c’était justice.

Lorsque l’on examine cette affaire attentivement et avec impartialité, on reconnaît que Dufort n’avait pas pris à sa charge l’assignation du prince de Conti, dans l’espoir de réaliser un bénéfice, mais bien par pure obligeance, pour rendre service à son ami, et sans réserver pour lui aucune somme à titre d’escompte, d’agio ou de commission. Le procès engagé entre Cassaignes et Dufort l’a pleinement démontré ; car le jugement définitif alloue à Dufort exactement la moitié du montant de l’assignation. S’il y avait eu quelque retenue exercée sur les sommes remises à Molière ou à la Béjart, Cassaignes n’aurait pas manqué de le dire et de distraire du compte à payer les sommes que Dufort n’aurait pas remises. Il n’en a pas été ainsi. La Cour des Aides alloue exactement au demandeur les 2 500 livres non payées par Cassaignes, et comme l’instance était engagée depuis plus de vingt-cinq ans, elle lui alloue en outre une autre pareille somme de 2 500 livres pour lui tenir compte des intérêts.

Dans de telles circonstances, nous n’hésitons pas à dire qu’il eût été du devoir de Molière de défrayer Dufort, qui, à cause de lui, avait gravement compromis ses intérêts ; car il était pauvre ! La conduite du prince de Conti, dans cette affaire, a été des plus condamnables, sans aucun doute ; mais elle ne saurait justifier l’indifférence ou l’ingratitude de Molière. Le degré de fortune où l’illustre poète était parvenu, en 1672, lui permettait de réparer, sans aucune gêne pour lui, la perte que son malheureux ami supportait seul : outre sa part dans les 7 000 livres accordées à sa troupe par le roi, grossie d’un nombre infini de cadeaux et de gratifications, Molière était compris dans les pensions littéraires pour une somme de 1 000 livres, comme excellent comique ; – depuis 1662, il jouissait de quatre parts, quelquefois de cinq, dans les bénéfices de son théâtre, qui devaient être considérables ; car, en 1658, les deux premières représentations de l’Étourdi et du Dépit amoureux, jouées au Petit-Bourbon, donnèrent un bénéfice de 700 pistoles chacune ; – quelques visites (représentations privées) faites en ville, en 1661, rapportèrent 5 115 livres ; – la cinquième représentation du Festin de Pierre, en 1665, produisit 2 390 livres ; – les quarante premières représentations du Tartuffe, en 1669, furent encore plus productives ; et cette même année une nouvelle pension du roi vint encore accroître sa fortune ; ce qui justifie bien les 25 ou 30 000 livres de revenu que les biographes les mieux renseignés donnent à Molière. Or, dans une telle position, nous ne comprenons pas ce qui a pu empêcher Molière d’accomplir un acte d équité, généreuse, si l’on veut, mais qu’aurait dû lui inspirer son cœur de galant homme !

 

Sans doute, nous dira-t-on, ainsi que M. Techener nous l’a déjà fait observer, Molière, entraîné par les mille préoccupations de sa situation, aura perdu de vue, une fois arrivé à Paris, les suites de sa transaction avec Dufort. C’est possible ; mais, pour cela, il faudrait encore admettre que Dufort, pendant les seize années qu’ont duré ses contestations avec Cassaignes, n’a pas écrit une seule lettre à Molière ; ce qui n’est guère probable. Nous n’avons aucune indication à cet égard ; passons outre et arrivons au dénouement : il est incontestable qu’au mois de septembre 1672, Dufort implora directement l’assistance de son ami ; Molière eut donc en ce moment toute l’affaire présente à l’esprit, et alors il put se convaincre que depuis 1656, Dufort était en souffrance à cause de lui. Eh bien ! que fit-il ? Il s’empressa de dicter, devant deux notaires de Paris, la déclaration que nous connaissons déjà, et rien de plus. Évidemment cette déclaration fut très utile à Dufort ; car, grâces à elle, il put entrevoir la fin des chicanes qu’on lui opposait. Nous aurions voulu que Molière fît mieux encore : nous aurions voulu, qu’écartant les froides et impassibles prescriptions de la loi, il intervînt au procès et désintéressât les deux contendants ; car la cession de 1656, cause de ces longs débats, fut faite à titre gratuit[35], ainsi que cela résulte du procès Cassaignes-Dufort et de la déclaration même que fit Molière en 1672. La mort vint-elle frapper trop tôt l’illustre comédien et l’empêcha-t-elle de réparer son indifférence ou son oubli de seize années ? Nous voudrions être en mesure de l’affirmer, et serions heureux que des documents certains nous permissent d’attacher bientôt un erratum à ce petit livre, et nous obligeassent de déclarer publiquement que nous nous sommes trompé !

 

 

APPENDICE - 1658-1673

 

Dans les cinq chapitres qui précèdent se trouve, soit au texte, soit dans les notes, l’histoire de la vie de Molière depuis le jour de sa naissance jusqu’au moment où il quitta la province pour venir s’établir définitivement à Paris (1620-1658) ; nous y avons même introduit quelques faits intéressants et peu connus sur son exhumation en 1798. Afin de compléter cette étude biographique, nous réunissons, dans l’appendice qui suit, tout ce qui est survenu d’important à Molière, soit dans sa vie privée, soit à l’occasion de chacune des pièces qu’il fit représenter, à Paris ou à la cour, de 1658 à 1673, époque de sa mort. On y trouvera groupés des faits curieux que nous avons recueillis çà et là dans les meilleures éditions et notices biographiques de l’illustre poète.

 

 

APPENDICE

 

OÙ SONT INDIQUÉS DANS UN ORDRE CHRONOLOGIQUE, DE 1658 À 1673, LES PRINCIPAUX ÉVÈNEMENTS DE LA VIE DE MOLIÈRE, AINSI QUE LES PREMIÈRES REPRÉSENTATIONS DE TOUTES SES PIÈCES, AVEC LES PARTICULARITÉS LES PLUS CURIEUSES QUI ONT SIGNALÉ CES REPRÉSENTATIONS.

 

24 octobre 1658. – Molière et ses comédiens, rehaussés du titre de Troupe de Monsieur, jouent devant Leurs Majestés dans la salle des gardes du Vieux-

Louvre : Nicomède, tragédie de Corneille, et le Docteur amoureux, farce des premiers temps de Molière, qui obtint le plus grand succès. À la suite de cette représentation, le roi accorde à Molière la permission de jouer dans la salle du Petit-Bourbon avec la Comédie-Italienne.

3 novembre 1658. – La Troupe de Monsieur donne au public, dans la salle du Petit-Bourbon, l’Étourdi et le Dépit amoureux, joués pour la première fois à Lyon et à Béziers. Ces deux pièces obtiennent un grand succès à Paris.

18 novembre 1659. – Les Précieuses ridicules sont représentées à la salle du Petit-Bourbon ; Molière y remplissait le rôle de Mascarille, qu’il joua d’abord sous le masque. Cette pièce, véritable charge à fond de train contre le mauvais goût de l’époque, est la première que Molière ait composée pour Paris et la cour ; c’est aussi son véritable point de départ : c’est de là que son génie s’élance dans la carrière qu’il vient de s’ouvrir et où personne n’osa le suivre. – Lors des premières représentations des Précieuses, le prix des places fut doublé ; et la pièce se joua néanmoins pendant quatre mois consécutifs :

20 janvier 1660. – Les Précieuses ridicules sont imprimées sans l’assentiment de l’auteur.

28 mai 1660. – Sganarelle, ou le Cocu imaginaire, farce où se décèle l’homme de génie, est représenté à la salle du Petit-Bourbon et y fut joué quarante fois de suite. Molière y remplissait le rôle de Sganarelle. Un nommé Neuvillenaine assista aux six premières représentations de cette pièce, l’apprit par cœur, la fit imprimer et la dédia à Molière.

26 octobre 1660. – Molière et sa troupe jouent au Louvre devant le cardinal Mazarin malade et dans sa chambre à coucher. La représentation se composa de l’Étourdi et des Précieuses ridicules.

20 janvier 1661. – La salle du Petit-Bourbon ayant été démolie, Molière et sa troupe sont installés dans la salle du Palais-Royal, construite autrefois par le cardinal de Richelieu.

4 février 1661. – Don Garcie de Navarre est représenté au Palais-Royal sans succès. Depuis, cette pièce n’a jamais reparu sur la scène. Molière y remplissait le rôle de don Garcie, et fut médiocrement accueilli. La chute de cette pièce fit verser des larmes de joie à Boursault et Monfleury, antagonistes de Molière.

24 juin 1661. – L’École des Maris, imitée des Adelphes de Terence et de la Discreta enamorada de Lope de Vega, est représentée avec un grand succès au Palais-Royal, et le 11 juillet suivant à Vaux, maison de plaisance du surintendant des finances Fouquet, en présence de la reine d’Angleterre et de Monsieur. Molière y remplissait le rôle de Sganarelle.

17 août 1661. – Les Fâcheux, avec un prologue de Pelisson, sont représentés à Vaux, en présence de Louis XIV et de toute la cour ; – le 26 de ce mois, à Fontainebleau, avec la scène du Chasseur, indiquée par le roi ; – le 4 novembre, au Palais-Royal, Molière y jouait le rôle d’Éraste ; c’est la première pièce à tiroir qui ait paru sur la scène française.

20 février 1662. – Molière contracte mariage avec Armande Béjart, âgée de dix-sept ans, sœur cadette ou plutôt fille de Madeleine Béjart. Molière avait quarante ans, et, après ce mariage, il continue à vivre sous le même toit avec Madeleine Béjart, son ancienne maîtresse, et mademoiselle de Brie, sa maîtresse actuelle. Quel enfer !

26 décembre 1662. – L’École des Femmes est représentée sur le théâtre du Palais-Royal avec un grand succès :

 

Pièce qu’en plusieurs lieux on fronde

Mais où pourtant va tout le monde ;

 

Molière y remplissait le rôle d’Arnolphe, vieillard jaloux et amoureux ; c’était lui-même.

1er janvier 1663. – Boileau adresse à Molière des stances en forme de compliment sur sa nouvelle comédie ; on remarqua surtout celle-ci :

Que tu ris agréablement !

Que tu badines savamment !

Celui qui sut vaincre Numance,

Qui mit Carthage sous sa loi,

Jadis, sous le nom de Térence,

Sut-il mieux badiner que toi ?

6 janvier 1663. – L’École des Femmes est représentée au Louvre devant le roi. Le gazetier Loret dit que cette pièce

Fit rire Leurs Majestés

Jusqu’à s’en tenir les côtés !

1er juin 1663. – La Critique de l’École des Femmes, dirigée contre les détracteurs de Molière, tableau piquant de la société de cette époque, est représentée au Palais-Royal ; – le 5 juillet suivant, chez la duchesse de Richelieu, à Conflans, en présence de la reine.

10 octobre 1663. – L’Impromptu de Versailles, cette fine raillerie des comédiens et des gens du monde, où Molière achève d’immoler ses détracteurs, est joué devant la cour ; – le 4 novembre suivant, au Palais-Royal, Molière y remplissait le rôle d’un marquis ridicule.

29 janvier 1664. — Le Mariage forcé, adroite flatterie adressée au roi, à son épouse et à la reine-mère, est donné à Versailles. Molière y remplissait le rôle de Sganarelle, et Louis XIV y dansa la troisième entrée du ballet. – Le 15 février, cette pièce est représentée à Paris.

28 février 1664. – Le roi présente aux fonts baptismaux le premier-né de Molière et lui donne le nom de Louis. Le duc de Créquy tenait pour le roi ; la maréchale de Plessy pour Madame, marraine.

8 mai 1664. – La Princesse d’Élide, ébauche improvisée d’après Moreto, adroite flatterie adressée au roi, à son épouse, à la reine-mère, est représentée à Versailles devant la cour. Molière y remplissait le rôle de Lysiscas, valet de chiens.

12 mai 1664. – Les trois premiers actes du Tartuffe, sont représentés à Versailles devant la cour ; le roi en défend la représentation devant le public, « jusqu’à ce que la pièce soit achevée, et examinée par des gens capables de la juger avec discernement. » Nous allons suivre sans aucune interruption toutes les phases de cette pièce si justement célèbre :

– Le 30 juillet suivant, les trois premiers actes du Tartuffe sont joués à Fontainebleau, en présence du cardinal-légat, qui les approuve ; – le 25 septembre, ils sont représentés à Villers-Cotterêts, en présence du roi et des reines ; – le 29 novembre, la pièce entière est représentée au Raincy, à huis clos, chez le prince de Condé. Le 9 novembre 1665, elle est encore représentée chez M. le Prince. Ce fut ensuite à qui, parmi les grands seigneurs, pourrait obtenir une lecture du Tartuffe : des magistrats instruits, des prélats éclairés, la célèbre Ninon, obtinrent cette faveur :

Molière avec Tartuffe y doit jouer son rôle,

a dit Boileau dans sa satire du dîner ridicule. Enfin, le 5 août 1667, le Tartuffe est représenté au Palais-Royal sous le titre de l’Imposteur ; le principal personnage portait le nom de Panulphe. – Le 6 août, M. de Lamoignon, premier président du parlement de Paris, défend de jouer cette pièce le lendemain. – Le 7, Molière envoie deux de ses camarades, Lagrange et La Thorillière, au camp devant Lille, où se trouvait le roi, pour lui remettre un placet, afin d’obtenir la levée de l’interdit. Le roi ne donne que de vaines promesses. – Le 11 août, un mandement de l’archevêque de Paris défend à toutes personnes de voir représenter, de lire ou d’entendre réciter la comédie de l’Imposteur. – Le 20 septembre 1668, la pièce entière du Tartuffe est jouée à Chantilly, en présence du prince de Condé, de Monsieur et de Madame :

Et Molière y montra son nez ;

C’en est, je pense, dire assez !

– Le 5 février 1669, le Tartuffe est enfin joué devant le public au Palais-Royal ; Molière y remplissait le rôle principal ; et ce jour-là même il écrit au roi : « Je suis, par cette faveur, réconcilié avec les dévots ! » Cette pièce fut jouée pendant deux mois consécutifs, faisant des recettes fabuleuses. – Le 22 mars, le Tartuffe est imprimé ; – le 10 août, il est représenté à Versailles devant le roi, et très applaudi. – Monfleury, comédien de l’hôtel de Bourgogne et rival hostile de Molière, publie un pamphlet dans lequel il critique avec aigreur le Tartuffe, et finit ainsi sa satire :

Molière plaît assez ; c’est un mauvais plaisant !

Il divertit le monde, en le contrefaisant

Ses grimaces souvent causent quelques surprises ;

Toutes ses pièces sont d’agréables sottises.

Il est mauvais poète et bon comédien ;

Il fait rire, et, de vrai, c’est tout ce qu’il fait bien !

Les comédiens de l’Hôtel de Bourgogne donnèrent, en outre, une pièce satirique intitulée : la Critique du Tartuffe.

15 février 1665. – Don Juan ou le Festin de Pierre est joué au Palais-Royal, à la grande colère des dévots en général et du prince de Conti en particulier. Cette satire, dirigée contre les plus hauts personnages, est une de nos premières comédies à caractère, et peut-être n’en est-il pas au théâtre de plus fortement dessiné que celui de don Juan. Molière y jouait le rôle de Sganarelle. Cette pièce, grâce à la cabale, n’eut que quinze représentations et ne fut pas reprise du vivant de l’auteur. – A. Rochemont publie un libelle abominable contre cette pièce et contre Molière, avec permission du lieutenant-civil !... Thomas Corneille a mis Don Juan en vers.

Août 1665. – Molière et ses camarades entrent au service du roi et prennent le titre de Troupe du Roi.

15 septembre 1665. – L’Amour médecin, agréable intermède, est représenté à Versailles devant le roi ; impromptu fait, appris et joué en cinq jours. Cette pièce était dirigée contre les principaux médecins de la cour. Elle est représentée le 22 à Paris.

4 juin 1666. – Le Misanthrope, chef-d’œuvre de la scène comique noble et de bon ton, spirituelle protestation d’un honnête homme contre les vices de la société, est représenté au Palais-Royal ; Molière y remplissait le rôle d’Alceste, c’est-à-dire lui-même. Le Misanthrope fut retiré après la troisième représentation ; deux mois après, il obtint un grand succès. Un gazetier contemporain disait :

Après son Misanthrope, il ne faut plus voir rien ;

C’est un chef-d’œuvre inimitable !

6 août 1666. – Le Médecin malgré lui, excellente farce, est représenté sur le théâtre du Palais-Royal, et y obtient un succès populaire.

2 décembre 1666. – Mélicerte, pastorale héroïque très médiocre, tirée de l’histoire de Timarète et de Sésostris, dans le roman de Cyrus, fut représentée à Saint-Germain. Molière y remplissait le rôle du berger Lycarsis ; Louis XIV dansa le ballet. Baron parut pour la première fois sur la scène dans le rôle de Myrtil.

5 janvier 1667. – Le Sicilien ou l’Amour peintre, comédie-ballet représentée à Saint-Germain pour remplacer Mélicerte et une pastorale comique, critiquée par Benserade et dont Molière n’était pas content. Le roi, Madame, madame de Montespan, mademoiselle de La Vallière, dansèrent dans le divertissement final. Molière remplissait le rôle de don Pedro.

17 avril 1667. – Molière est atteint d’une grave maladie qui le tient deux mois éloigné du théâtre ; il ne s’y montra que le 10 juin dans le rôle de don Pedro du Sicilien. – Il paraît qu’il fut bientôt de nouveau malade et hors d’état de jouer, puisque, le 31 décembre 1667, Robinet écrivait dans sa Gazette :

Veux-tu, lecteur, être ébaudi ?

Sois au Palais-Royal mardi ;

Molière, que l’on idolâtre

Y remonte sur son théâtre !

Novembre 1667. — Boursault fit jouer à l’hôtel de Bourgogne une petite comédie dirigée contre Molière et intitulée : Le Portrait du Peintre ou la Contre-Critique de l’École des femmes. Molière dédaigna cette attaque.

13 janvier 1668. – Amphitryon, où la force triomphe de la morale, comédie imitée de Plaute, mais avec une grande supériorité, est joué sur le théâtre du Palais-Royal ; – le 16, aux Tuileries ; Molière y remplissait le rôle de Sosie, valet d’Amphitryon.

18 juillet 1668. – George Dandin, farce presque tragique imitée de deux Nouvelles de Boccace, est représenté à Versailles devant le roi ; Molière y remplissait le rôle de George Dandin. Le 9 novembre, cette pièce est jouée au Palais-Royal.

9 septembre 1668. – L’Avare, imité de l’Aulularia de Plaute et de diverses pièces italiennes, qu’il a toutes surpassées, est représenté sur le théâtre du Palais-Royal. Cette comédie, l’un des chefs-d’œuvre de Molière, fut d’abord jouée sans succès, et retirée après les premières représentations. Racine eut la faiblesse de la critiquer ; mais Boileau la loua hautement. Le 16 septembre, l’Avare est joué chez Monsieur ; le 5 novembre, devant le roi Molière remplissait le rôle d’Harpagon.

5 octobre 1669. – Monsieur de Pourceaugnac, farce imitée des Facétieuses Journées, est représenté à Chambord devant le roi et la cour ; le 15 novembre, au Palais-Royal. Molière y remplissait le rôle de Pourceaugnac ; Lulli s’en chargea une seule fois pour avoir l’occasion de se réconcilier avec le roi.

4 janvier 1670. – Le Boulanger de Chalussay dirige, sous la forme d’une comédie en cinq actes et en vers, un pamphlet des plus violents contre Molière ; il avait pour titre : Élomire Hypocondre, ou les Comédiens vengés. Molière n’y répond pas.

Février 1670. – Les Amants magnifiques, comédie-ballet, imitation de la comédie héroïque de Don Sanche de Corneille, est représentée à Saint-Germain. Le roi en avait donné le sujet, et y dansa avec les attributs de Neptune et d’Apollon. Molière y remplit le rôle de Clitidas, plaisant de cour.

14 octobre 1670. Le Bourgeois gentilhomme, excellente comédie, farce désopilante, critique de l’étiquette asiatique, est représenté à Chambord en présence du roi ; – le 13 novembre, à Saint-Germain ; le 23 du même mois, au Palais-Royal. Molière y remplissait le rôle de M. Jourdain. – « Le Misanthrope est admirable, a dit Voltaire, le Bourgeois gentilhomme est plaisant ! »

2 février 1671. – Psyché, tragédie-ballet, est représentée aux Tuileries pour l’inauguration de la nouvelle salle des machines ; Molière y remplissait le rôle de Zéphyre. Psyché est représenté, le 24 juillet, au Palais-Royal, et y obtint trente-huit représentations consécutives. Dans cette pièce, Molière eut pour collaborateurs Pierre Corneille, Quinault, et Lulli pour la musique.

24 mai 1671. – Les Fourberies de Scapin. Cette pièce, imitée du Phormion, de Térence, et de la Sœur, de Rotrou, est représentée au Palais-Royal ; Molière y jouait le rôle de Scapin, au grand déplaisir de Boileau, qui a dit :

Dans ce sac ridicule où Scapin s’enveloppe,

Je ne reconnais plus l’auteur du Misanthrope !

Décembre 1671. – La Comtesse d’Escarbagnas, ballet-comédie avec intermèdes, simple ébauche où sont attaquées les prétentions des dames de province, est représentée à Saint-Germain pour fêter l’arrivée de Madame. En juillet 1672, la Comtesse d’Escarbagnas est jouée au Palais-Royal. Le titre de cette pièce est composé de deux noms qui appartiennent à deux apanages nobiliers de France : Escars, dans la Marche, et Bagnas, en Languedoc.

11 mars 1672. – Les Femmes savantes, seconde édition des Précieuses, comédie où se déploie toute la maturité du génie, sont représentées sur le théâtre du Palais-Royal ; Molière y remplissait le rôle de Chrysale, bon bourgeois, qui critique avec bonhomie Cotin, Ménage, etc.

10 février 1673. – Le Malade imaginaire, comédie bien conçue, satire piquante et vraie, farce des plus amusantes, est représentée sur le théâtre du Palais-Royal ; Molière y remplissait le rôle d’Argan. M. Adolphe de Puibusque, dont le Languedoc s’enorgueillit à bon droit, fait, à propos du Malade imaginaire et des autres pièces que Molière dirigea contre les médecins, la réflexion suivante, pleine de justesse et qu’aucun commentateur avant lui n’avait faite. Nous la trouvons mentionnée dans son Histoire comparée des littératures espagnole, et française, ouvrage qui, quoique couronné par l’Institut, est trop peu connu parmi nous : « Ô Molière ! que ne te doit pas l’art de guérir ? Toi seul, désintéressé dans tous ses débats pouvais lui donner l’essor qu’il a pris en l’arrachant de vive force à l’idolâtrie de ses erreurs ! Tu as ouvert à la médecine un avenir qu’elle ne voyait pas ; tu l’as contrainte à se débarrasser de tout l’attirail qui entravait sa marche pour courir de progrès en progrès ; et, si une pratique simple développe aujourd’hui les enseignements variés et positifs de nos écoles, c’est à toi que doivent s’adresser les premiers hommages de notre reconnaissance ! » – Avant M. de Puibusque, Marmontel seulement avait dit : « Le Malade imaginaire, auquel les médecins doivent plus qu’ils ne pensent. »

17 février 1673. – À la quatrième représentation du Malade imaginaire, Molière éprouva une rupture d’un des vaisseaux de la poitrine et ne put achever de prononcer le mot juro dans la cérémonie. On le transporta chez lui, et il expira, à dix heures du soir, entre les bras de deux sœurs de charité à qui il donnait asile.

18 février. – Le curé de Saint-Eustache refuse d’enterrer et de laisser enterrer Molière ; le 21 février, l’archevêque de Paris accorde enfin la permission de l’inhumer, le soir, sans cérémonie, dans le cimetière Saint-Joseph, situé rue Montmartre ; – le peuple essaie de s’opposer à cette inhumation ; – la veuve de Molière l’apaise en lui distribuant de l’argent. Tous les amis du défunt assistaient au convoi, tenant un flambeau à la main.

La Fontaine, le P. Bouhours, Chapelle, l’évêque d’Avranches, firent l’éloge de Molière ; on préfère généralement celui que Boileau a consigné dans sa septième Épître, adressée à Racine :

 

Avant qu’un peu de terre, obtenu par prière,

Pour jamais sous la tombe eût enfermé Molière,

Mille de ses beaux traits aujourd’hui si vantés

Eurent des sots esprits à nos yeux rebutés.

...

Mais sitôt que d’un trait de ses fatales mains

La Parque l’eut rayé du nombre des humains,

On reconnut le prix de sa muse éclipsée :

L’aimable comédie, avec lui terrassée,

En vain d’un coup si rude espéra revenir

Et, sur ses brodequins, ne peut plus se tenir !

 

La veuve de Molière épousa, peu de temps après la mort de l’illustre poète, un comédien médiocre, appelé Guérin Destriché. – La fille de Molière, la seule enfant qui lui restât des trois qu’il avait eus, se laissa enlever par M. Rachet de Montalant, qui vécut longtemps avec elle à Argenteuil, après l’avoir épousée.

 


[1] Dans les environs de Sigean on trouve fréquemment des armes brisées, des ossements gisant pêle-mêle et des tombeaux musulmans tous orientés. C’est près de Sigean et sur les rives de la Berre que Charles Martel, en 734, délit les Sarrasins commandés par Omer-ben-Amrou, et conquit, pour la seconde fois, le glorieux surnom qui l’a signalé à la reconnaissance de la postérité.

[2] Ce testament (25 mai 1642), où sont déposés les premiers germes du plus magnifique établissement scientifique du monde (la Bibliothèque Impériale), et qui devrai faire l’illustration et le principal ornement d’une étude de notaire, est honteusement relégué au milieu des paperasses vulgaires des successeurs de Me Falconis !

[3] Les principales fonctions d’un valet de chambre tapissier du roi, par quartier, consistaient à aider le valet de chambre proprement dit à faire le lit de Sa Majesté le matin ; le soir, le valet de chambre tapissier découvrait la couche royale. En outre de ces soins, le valet de chambre tapissier avait en garde, pendant les voyages et aux lieux de séjour de la cour, les meubles de campagne du roi ; ses gages étaient de cent livres par mois, et il mangeait à la table du contrôleur de la bouche. La charge de valet de chambre tapissier s’acquérait moyennant finance, et presque toujours se transmettait de père en fils. Les valets de chambre dépendaient du premier valet de chambre, dont l’emploi, recherché par la plus haute bourgeoisie, était fort supérieur en autorité, en considération et en bénéfices ; mais, à leur tour, les simples valets de chambre se distinguaient des valets du serdeau, chargés de porter la desserte aux offices, des garçons de la chambre et de la garde-robe, des bas officiers des écuries et de la bouche, et, en un mot, de toute la livrée. Lorsque Molière se fut décidé à monter sur la scène, il n’abandonna pas pour cela sa charge de valet de chambre du roi, au grand déplaisir de ses camarades du château, qui rougissaient de faire le lit de Sa Majesté avec un comédien, ou de s’asseoir à ses côtés à la table du contrôleur. Pour vaincre cette répugnance, Louis XIV invita un jour Molière à déjeuner avec lui, en tête-à-tête, dans sa chambre. Lorsque les assiettes des deux convives furent garnies et le repas commencé, le roi donna ordre d’introduire les personnes admises au petit-lever : les princes du sang, les grands officiers de la couronne, et leur expliqua ainsi la situation : « Ma maison ne trouve pas Molière d’assez bonne compagnie pour elle, et tout le monde le repousse ! c’est donc à moi de réparer les torts de tout le monde ; voilà pourquoi nous déjeunons ensemble ! » M. Ingres vient de rendre avec un bonheur inouï cette charmante scène, si flatteuse pour l’artiste, si honorable pour le monarque, et il a encore rehaussé le mérite de son tableau en l’offrant aux sociétaires du Théâtre-Français, pour demeurer à toujours exposé dans leur foyer.

[4] Jean-Baptiste Poquelin (Molière) naquit à Paris dans la rue Saint-Honoré, près la halle, le 15 janvier 1622 ; son père, d’origine écossaise, était Jean Poquelin, tapissier, et sa mère Marie Cressé, mariés l’un et l’autre depuis neuf mois. Le jeune Jean-Baptiste Poquelin avait donc vingt ans révolus lorsqu’il fit, à la suite du roi, le voyage de Narbonne et la campagne de Roussillon. Il était sorti, en 1640, du collège de Clermont, où il avait fait ses humanités.

[5] Les deux éditions des œuvres de Molière que publia Toulouse, à la fin du XVIIe siècle et à très peu d’intervalle l’une de l’autre, portent ce titre : Les Œuvres de Monsieur de Molière, revues, corrigées et augmentées à Toulouse, chez Jean Dupuy, Dom. Desdassan et Jean-François Caranone, 1re édition en 1697, 2e édition en 1699, huit volumes petit in-12.

[6] Nous ignorons si M. Pellet-Desbarreaux, qui n’était point de Toulouse, mais qui dirigea en cette ville une troupe de comédiens, appartient directement ou indirectement à la famille Desbarreaux, dont un de ses membres, Jacques Desbarreaux, bel esprit du XVIIe siècle (1602-1673) vécut dans l’intimité avec Molière, Boileau et la Fontaine. La vénération de M. Pellet-Desbarreaux pour Molière semblerait en quelque sorte justifier cette parenté. Jacques Desbarreaux était conseiller au Parlement de Paris ; mais il dut donner sa démission de cette charge à cause de sa liaison trop éclatante avec Marion Delorme. Épicurien par-dessus tout, il venait passer la belle saison dans le Languedoc, au château du comte de Clermont-Lodève, « où, disait-il, la bonne chère et la liberté étaient sur leur trône ! » Dans sa vieillesse, Jacques Desbarreaux composa ce célèbre sonnet sur la miséricorde de Dieu, qui commence ainsi :

Grand Dieu, tes jugements sont remplis d’équité !

[7] Au XVIIe siècle, l’étape des troupes en marche ne se bornait pas comme aujourd’hui au seul gite ; l’habitant était en outre tenu de leur fournir les vivres. Certaines provinces, et le Languedoc était de ce nombre, avaient exonéré les habitants de cette charge accablante en traitant avec des entrepreneurs qui s’obligeaient à fournir à un prix fixe les vivres et les fourrages nécessaires aux troupes de passage. De là la profession d’étapier, ou entrepreneur des étapes, qu’exerçait Melchior Dufort.

[8] Marie-Hortense Desjardins naquit à Alençon, en 1632 ; à la suite de son escapade de la maison paternelle, elle devint mère ; puis elle fit la conquête d’un jeune capitaine d’infanterie, Boisset de Villedieu. Celui-ci fit toutes les démarches nécessaires pour contracter mariage avec Hortense ; mais il était déjà marié, et son épouse légitime, vivant encore, s’opposa à la réalisation de ses nouveaux projets. Furieuse d’avoir été jouée, Hortense Desjardins prend le costume d’officier de cavalerie, se rend à Cambrai où résidait Villedieu, et le provoque en duel. Sur le terrain les deux amants se réconcilient et se rendent en Hollande, où leur union s’accomplit sans difficulté. Après avoir résidé quelque temps dans les Pays-Bas, les deux époux rentrèrent en France. Boisset de Villedieu succomba dans un duel qu’il soutint contre un de ses camarades qui lui reprochait sa bigamie. Peu de temps après la mort de son époux, Hortense épousa un vieux marquis, bigame comme Villedieu ; mais cette nouvelle union ne fut pas inquiétée, et mademoiselle Desjardins ou plutôt madame de Villedieu se livra dès lors sans réserve à son goût pour la littérature ; elle fit représenter des tragédies, des comédies, et publia un grand nombre de romans d’une morale très relâchée. – M. Techener a bien voulu nous dire que M. Paulin Paris, dans la nouvelle édition de Tallemant, avait par une note modifié le commentaire de M. de Monmerqué, au sujet de l’anecdote de mademoiselle Desjardins. Nous ne connaissons ni cette note, ni la nouvelle édition de Tallemant ; nous savons seulement que M. Paulin Paris, dans une note annexée, en 1851, à la page 45 de l’ouvrage de M. Bazin, exprimait l’opinion que mademoiselle Desjardins avait pu se trouver à Narbonne en 1656. De notre côté, en 1852, nous publiâmes dans l’Estafette le premier résultat de nos recherches sur le séjour de mademoiselle Desjardins et de Molière en cette ville, et annonçâmes sommairement qu’il devait être fixé aux premiers jours de l’année 1650, d’après l’acte de baptême dans lequel Molière intervint.

[9] Durant ses pérégrinations dans le Midi, Molière eut presque constamment D’Assoucy pour compagnon de voyage : nous les trouverons ensemble à Lyon, à Avignon, à Pézenas, à Béziers, à Narbonne, etc., etc. Habile joueur de luth, d’un esprit original et bizarre, D’Assoucy rendait quelques services à la troupe de Molière, soit sur la scène, soit à l’orchestre ; il eût bien fait de s’attacher sérieusement à cette compagnie, où il aurait trouvé une existence honorable ; mais son caractère inconstant l’entraîna dans une longue série de voyages et d’aventures qui lui furent à la fois très désagréables et très nuisibles : nous assisterons à l’une d’elles. D’Assoucy eut en outre le malheur de sacrifier un peu trop au goût dépravé de l’époque, qui demandait à satiété du burlesque à tous les écrivains... « Cette fureur était telle, dit Pélisson, que l’on vit un libraire assez osé pour afficher la Passion de Notre-Seigneur Jésus-Christ en vers burlesques ! » D’Assoucy, pour sa part, publia les Métamorphoses d’Ovide en vers burlesques, sous le titre d’Ovide en belle humeur, ainsi que le Ravissement de Proserpine, de Claudien. À côté, ou au-dessus de D’Assoucy, tout le monde placera Scarron et son Énéide travestie. Dans sa tirade contre le burlesque, Boileau charge ainsi à fond de train le malheureux poète aventurier :

Le plus mauvais plaisant eut ses approbateurs

Et jusqu’à d’Assoucy tout trouva des lecteurs !

Art poétique, chant 1er.

Voici comment D’Assoucy accueillit le coup de boutoir du législateur du Parnasse français : « Ah ! cher lecteur, si tu savais comme ce tout trouva me tient au cœur ! tu plaindrais ma destinée ; j’en suis inconsolable, et ne puis revenir de ma pâmoison, principalement quand je pense qu’au préjudice de mes titres, dans ce vers qui me tient lieu d’un arrêt de la cour du Parlement, je me vois déchu de tous mes honneurs ; et que ce Charles D’Assoucy, d’Empereur du Burlesque qu’il était, premier de ce nom, n’est aujourd’hui, si on veut le croire, que le dernier reptile du Parnasse et le marmiton des Muses ! »

 

[10] Narbonne a aujourd’hui quatre portes : en 1691, la troisième fut percée dans la partie occidentale de la ville et prit le nom de Porte-Neuve ; en 1699, la quatrième porte fut ouverte à l’est, et prit le nom de Porte de la Mer ou de Sainte-Catherine.

[11] La première convocation des États de Languedoc, faite par monseigneur le prince de Conti, eut lieu le 7 décembre 1654, à Montpellier. Cette session, présidée par monseigneur de Rebé, archevêque de Narbonne, fut close le 12 mai 1655. Molière n’y donna aucune représentation, ainsi que l’ont, par erreur, annoncé plusieurs biographes.

[12] Lorsqu’on examine attentivement l’itinéraire que suivait la troupe de Molière dans le Languedoc, on est tout surpris du peu d’importance des bourgs où elle donnait des représentations. Durant les deux siècles qui se sont écoulés de 1656 à 1856, la population de ces bourgs a plus que doublé, et cependant elle est loin d’offrir, même aujourd’hui, un appât bien tentant à des comédiens ambulants. Ainsi Nissan ne compte maintenant que 1 800 habitants ; – Gignac, 2 900 ; – Montagnac, 3 600 ; – Marseillan, 3 700 ; – Mèze, 4 900 ; – Lunel, 6 300 ; – Agde, 9 500.

[13] Expression languedocienne qui sert à désigner un homme du Nord, d’origine franke ; ici le mot Franciman s’applique à Molière.

[14] Un des commentateurs estimés de Molière, M. Petitot, a cru pouvoir affirmer dans son analyse de Monsieur de Pourceaugnac, que c’est avec intention que le poète a mis en opposition, sur la scène, les deux anciens idiomes de France, les deux représentants des langues d’oc et d’oil (le picard et le languedocien), afin de prouver la supériorité du premier sur le second ; « car, dit-il, si le languedocien a plus de douceur, plus de vivacité, ses formes sont moins régulières et sa phraséologie plus éloignée de la nôtre. Le picard, au contraire, semble beaucoup plus conforme à notre esprit et à nos usages ; sa construction est plus claire, sa syntaxe plus régulière, et l’on voit qu’il a dû nécessairement prendre le dessus lorsque la langue française s’est formée ! » Quelque bonne opinion que nous ayons du génie de Molière, nous sommes loin de supposer qu’il ait voulu introduire dans la farce de Monsieur de Pourceaugnac une leçon d’ethnographie. Et, certes, si telle eût été son intention, nous ne pourrions nous empêcher de dire qu’il aurait mal choisi ses termes de comparaison. Si tant est qu’il ait voulu mettre en opposition, sérieusement plutôt que par un simple badinage, le dialecte roman et le dialecte gallo-germain, il aurait dû prendre ses exemples dans les monuments en prose et en vers des deux langues que le XIIIe siècle nous a légués, alors que, de part et d’autre, ces deux langues étaient parlées dans leur indépendance et leur originalité ; alors que les troubadours et les trouvères, sous l’influence des châteaux, travaillaient chaque jour, dans leur sphère respective, à perfectionner l’instrument qu’ils employaient. Mais depuis la guerre des Albigeois (1212) ; depuis que, par une série d’événements déplorables, le Languedoc et la Provence sont passés sous la domination du Nord et ont été définitivement annexés à la couronne de France, le roman, c’est-à-dire la langue des vaincus, s’est insensiblement abâtardi sous l’étreinte des conquérants et par l’afflux incessant des formes et des expressions gallo-germaniques. Ce n’est donc pas après quatre siècles de domination qu’il convenait de mettre en parallèle deux idiomes placés dans des conditions si différentes ! Au XIIIe siècle, le roman des troubadours n’avait aucun parallèle à redouter ; c’était la langue polie par excellence, adoptée par une grande partie du monde civilisé ; et lorsqu’elle fut exilée de son berceau, Dante et Pétrarque s’en emparèrent et surent si bien la rendre sympathique qu’ils furent salués par l’Europe entière comme ses premiers poètes, et cependant ils n’étaient, à vrai dire, que les derniers troubadours !

[15] Cailhava était de Narbonne, ville peu éloignée de Pézenas. Certains biographes font naître Cailhava à l’Estendous, village ou bourg qui n’a jamais existé. Voici ce qui les a induits en erreur : la famille Cailhava possédait une petite propriété sur les bords de l’Étang-doux, situé près de Coursan ; et Cailhava avait transformé le nom de cette mare en un titre de noblesse à son usage, comme ont fait, avant et après lui, M. de L’Île et tant d’autres. Quelques amis, dans l’intimité, appelaient même Cailhava M. le marquis de l’Estendous, par allusion à la fatuité qui faisait le fonds de son caractère. – Quelque retentissement qu’ait eu ce nom autrefois, on ne peut aujourd’hui, raisonnablement, placer Cailhava que parmi les critiques et les auteurs dramatiques d’un ordre secondaire ; cependant Marie-Joseph Chénier, dans son Rapport à Napoléon (27 février 1808) sur la littérature française à la fin du XVIIIe siècle, met Cailhava en première ligne comme critique. Avant Chénier, Cubières avait dit, en s’adressant à Molière :

Tel n’est point Cailhava, ton plus savant élève !

Sa muse, de ton art, sonda tous les secrets ;

Et, pour te commenter. Dieu le fit naître exprès.

Comme auteur dramatique, Cailhava trouva des partisans non moins exagérés : ainsi, Rocolène eut le courage d’écrire ce vers qui a été gravé au-dessous du portrait de son ami :

Des pinceaux de Molière il peignit la nature !

L’auteur des Maris corrigés s’exprime ainsi dans la préface de cette comédie. « Cailhava est un des meilleurs auteurs comiques de notre siècle. » Un homme recommandable par son caractère et l’étendue du ses connaissances, M. de Marcorelle, baron d’Escales, membre correspondant de l’Académie des sciences, et lié d’amitié avec Buffon et Vicq d’Azyr, n’hésita pas à signer de son nom une pièce de vers très louangeuse, insérée dans les feuilles publiques et adressée à Cailhava ; on y lit le passage suivant :

Le Dieu du Pinde à ceux de ta maison

Depuis longtemps a confié sa lyre ;

Pour s’en convaincre on n’a qu’à lire

Les jolis vers de ta façon.

Et ce chef-d’œuvre où l’on admire

La touche et les talents du peintre d’Harpagon !

Le chef-d’œuvre auquel M. de Marcorelle fait allusion, c’est l’Égoïsme, comédie en cinq actes et en vers, que Cailhava donna aux Français en 1777, et qui y obtint un grand succès. Déjà, en 1765, Cailhava avait fait jouer sur ce théâtre et avec non moins de succès le Tuteur dupé, que Mercier met sur le même rang que le Barbier de Séville. Cette pièce, ayant été demandée à Fontainebleau pour le théâtre de la cour, Cailhava fut appelé sur la scène après la représentation, et reçut de l’illustre assemblée l’accueil le plus obligeant. Ces éloges et ces succès éphémères avaient considérablement exalté l’humeur fanfaronne de Cailhava et réellement il se croyait le continuateur du grand comique. Nous mettons de côté ces travers, et ne considérons ici Cailhava que comme un admirateur passionné de Molière, qui ne cessa de l’appeler son maître, qui s’efforça toujours de le prendre pour modèle, et qui, enfin parvenu aux dernières limites de la vie, trouva assez de forces en son enthousiasme pour rendre à ce maître vénéré, au milieu de la poudre des tombeaux, l’hommage le plus solennel !

 

[16] Nous avons déjà indiqué la date exacte de la naissance de Molière ; c’est le 15 janvier 1622.

[17] Le cimetière Saint-Joseph appartenait à la chapelle de ce nom, érigée en 1610 par la famille Séguier dans la rue Montmartre, là où le marché Saint-Joseph se trouve aujourd’hui, la Fontaine ne fut inhumé dans ce cimetière que vingt-deux ans après Molière, le 16 mars 1695.

[18] Nous regrettons, dans l’intérêt de la science phrénologique, que Cailhava ne soit pas entré dans plus de détails sur la situation et l’aspect des restes de la Fontaine et de Molière. Il a seulement ajouté à la suite de ses impressions la note suivante : « La tête de Molière a plus de largeur d’une tempe à l’autre, et celle de la Fontaine du front à l’occiput. » Longtemps avant cette exhumation, Cailhava s’était procuré une dent de Molière qu’il portait à l’index enchâssée dans le chaton d’une bague, dent qui, pour le dire en passant, lui valut de bien cruels coups de dent de la part de La Harpe dans sa Correspondance avec Saint-Pétersbourg !

[19] Aniane est une petite ville assez industrieuse, située à 30 kilomètres nord-ouest de Montpellier ; elle doit son origine à une abbaye de Bénédictins qui fut fondée sur les rives de l’Aniau, en 780, par un fils puîné des comtes de Maguelone.

[20] Les farces improvisées dont Molière gratifia la province ont laissé peu de traces après elles : deux seulement, le Médecin volant et la Jalousie du Barbouillé, ont été imprimées dans quelques éditions des œuvres complètes de l’illustre comique ; on n’a conservé que le titre de trois autres : le Docteur amoureux, les Trois rivaux, le Maître en droit, sans que l’on puisse encore indiquer leur origine et le lieu où elles ont été produites pour la première fois.

[21] M. se Cathelan appartenait à la famille des Cathelan de Toulouse, qui s’est rendue illustre dans la magistrature, l’épiscopat et les lettres. Sa fille, mademoiselle Priscille de Cathelan, après avoir été couronnée quatre fois par les membres du gay-sçavoir, fut la première femme nommée maîtresse ès-jeux floraux (1717).

[22] Lefranc de Pompignan, qui a publié en 1740 un Voyage en Provence et en Languedoc, a cherché à réparer ainsi l’injustice de Chapelle et de Bachaumont ; « N’y eût-il que ses anciennes inscriptions qu’a si fort respectées le temps, cette Narbonne méritait un peu plus d’égards que n’en ont eu les deux célèbres voyageurs. Nous pouvons attester qu’il n’y plut ni n’y tonna pendant plus de quatre heures, et que jamais le ciel ne l’ut plus serein que lorsque nous en partîmes ;

Mais, vu le local enterré

De la cité primatiale,

Nous croyons, tout considéré,

Que quand la saison pluviale

Au milieu du champ labouré

Ferme la bouche à la cigale ;

Toutes les eaux ont conjuré

D’environner bon gré mal gré

La ville archiépiscopale ;

Ce qui rend ce lieu révéré

Un cloaque beaucoup trop sale,

De quoi Chapelle a murmuré,

Mais d’un ton si peu mesuré

Qu’il en résulte grand scandale ! »

[23] Nous regrettons vivement de ne pouvoir donner qu’une simple indication sur le second séjour de Molière à Toulouse. Feu M. Belhomme, archiviste du département de la Haute-Garonne, nous avait fait espérer qu’il parviendrait à retrouver quelques documents relatifs à l’illustre poète ; car il avait un souvenir confus d’avoir rencontré des notes le concernant parmi les papiers non encore classés ; telle est aussi l’opinion qui nous a été exprimée par M. Bernard-Desbarraux, inspecteur de la Bibliothèque publique de Toulouse et admirateur passionné de Molière. La mort prématurée de M. Belhomme l’a empêché de réaliser sa promesse ; mais nous avons l’intime conviction que le nouvel archiviste, M. Adolphe Baudouin, plein de zèle et d’amour pour les lettres, ne laissera pas passer inaperçue une telle découverte, s’il avait le bonheur de la faire, et que, comme son devancier, il aurait l’obligeance, ou de nous la communiquer, ou d’en faire part lui-même au public.

[24] Cet ouvrage, évidemment composé par un homme étranger à la province, fut commencé en 1654 ; le prince de Conti en lut la première partie durant une des représentations de Molière à Pézenas. L’impression de cet armoriai fut terminée en juillet 1655, chez Jasserme, à Lyon. On sait que la troupe de Molière quitta cette ville, en 1654, pour se rendre à Pézenas

[25] À l’exemple de l’Arioste et du Titien, les deux amis se servirent réciproquement : Molière célébra le chef-d œuvre de Mignard dans son poème intitulé : la Gloire du Dôme du Val-de-Grâce (1669) ; et Mignard, à son tour, peignit pour Molière plusieurs portraits d’une très grande ressemblance, qui ont ainsi popularisé et perpétué les traits de l’illustre comique.

[26] Les États poussèrent leur respectueuse obséquiosité jusqu’à offrir 3 000 livres à M. de Guilleragues, secrétaire des commandements du prince de Conti, cadeau qui fut accepté avec une vive satisfaction.

[27] Si La Grange et Vinot avaient été au courant de la conduite du prince de Conti envers Molière, s’ils avaient surtout connu son Traité contre la comédie, auraient-ils inséré, dans leur Préface de 1682, la phrase suivante : « Par la vivacité de son esprit, Molière s’était acquis l’estime et les bonnes grâces du prince, qui l’a toujours honoré de sa bienveillance et de sa protection ? »

[28] Port-Royal des Champs, principal foyer des jansénistes, résidence des frères Arnauld, des Sacy, des Pascal, des Nicolle, etc., fut formé par ordre du Roi, en 1656 ; et tous ceux qui habitaient cette retraite furent dispersés par la force. La signature du formulaire fut ordonnée en 1661-1662, et les non-signataires furent interdits et excommuniés.

[29] Nicolas Pavillon était fils d’Étienne Pavillon, correcteur de la Chambre des Comptes de Paris, où il était né, en 1597. Il mourut à Alet, le 8 décembre 1677, âgé de quatre-vingts ans. L’épitaphe qui est sur son tombeau commence ainsi : Pauperum pater, piorum consiliarius, cleri lumen, etc. etc. – Étienne Pavillon, de l’Académie française, poète aimable, émule de Chaulieu était neveu de l’évêque d’Alet (1632-1705).

[30] L’ouvrage du prince Armand de Conti est intitulé : Traité de la Comédie et des Spectacles, selon les traditions de l’Église ; il fut imprimé, un an après sa mort, en 1667, par les soins de l’abbé Voisin, aumônier du prince, en vertu des ordres exprimés dans le testament de monseigneur de Conti. – L’abbé Hedelin d’Aubignac, auteur de divers ouvrages sur l’art dramatique, et, entre autres, de la Pratique du Théâtre et de l’Apologie des Spectacles, entreprit de combattre l’ouvrage du prince de Conti dans une publication à laquelle il donna pour titre : Dissertation sur la condamnation des Théâtres. Mais l’abbé Voisin, qui gardait soigneusement la mémoire du prince, riposta vigoureusement à l’abbé d’Aubignac par un volume in-4° de 500 pages, intitulé : Défense du Traité de M. le Prince de Conti, touchant la Comédie et les Spectacles. Cet ouvrage, qu’il serait aujourd’hui inutile d’analyser, est rempli d’érudition ecclésiastique et de recherches très curieuses sur les jeux et les spectacles des anciens. Toutefois, les Mémoires échangés entre l’abbé d’Aubignac et l’abbé Voisin ne sont que vaines passes d’armes de rhéteurs, que purs sophismes de casuistes ; la véritable critique du pamphlet de Pézenas, du Traité de monseigneur de Conti, se trouve dans la Préface de Tartuffe. Si notre dessein eût été de faire de cet opuscule une œuvre de critique littéraire, il nous aurait été facile de prouver ce que nous avançons, et nous nous étonnons qu’aucun des commentateurs de Molière n’ait encore songé à rapprocher ces deux écrits. Le public y verrait que Molière prend corps à corps le Traité du prince, qu’il le réfute avec une grande habileté, et qu’en définitive il le réduit en poussière. En outre, le soin qu’a mis Molière à terminer cette préface, évidemment hostile au prince de Conti, par un mot heureux du prince de Condé, son frère aîné, en faveur du Tartuffe, n’indique-t-il pas qu’il y a eu de la part du poète une certaine intention malicieuse à mettre ainsi en opposition les deux frères ? Nous nous bornerons à rapporter ici quelques extraits de cette Préface qui répondent aux citations du Traité que nous avons faites plus haut : « On doit approuver la comédie du Tartuffe, dit Molière, ou condamner généralement toutes les comédies. C’est à quoi l’on s’attache furieusement depuis un temps ; et jamais on ne s’était si fort déchaîné contre le théâtre. Je ne puis pas nier qu’il n’y ait eu des Pères de l’Église qui ont condamné la comédie : mais on ne peut pas nier aussi qu’il n’y en ait eu quelques-uns qui l’ont traitée un peu plus doucement. Ainsi, l’autorité dont on prétend appuyer la censure est détruite par ce partage, et toute la conséquence qu’on peut tirer de cette diversité d’opinions en des esprits éclairés des mêmes lumières, c’est qu’ils ont pris la comédie différemment, et que les uns l’ont considérée dans sa pureté, lorsque les autres l’ont regardée dans sa corruption, et confondue avec tous ces vilains spectacles, qu’on a eu raison de nommer spectacles de turpitude. – J’avoue qu’il y a eu des temps où la comédie s’est corrompue ; et, qu’est-ce que, dans le monde, on ne corrompt point tous les jours ? Il n’y a chose si innocente où les hommes ne puissent porter du crime, point d’art si salutaire dont ils ne soient capables de renverser les intentions ; rien de si bon en soi qu’ils ne puissent tourner à de mauvais usages. – Je sais qu’il y a des esprits dont la délicatesse ne peut souffrir aucune comédie ; qui disent que les plus honnêtes senties plus dangereuses ; que les passions que l’on y dépeint sont d’autant plus touchantes qu’elles sont pleines de vertu et que les âmes sont attendries par ces sortes de représentations. Je ne vois pas quel grand crime c’est que de s’attendrir à la vue d’une passion honnête, et c’est un haut étage de vertu que cette pleine insensibilité où ils veulent faire monter notre âme. Je doute qu’une si grande perfection soit dans les forces de la nature humaine ; et je ne sais s’il n’est pas mieux de travaillera rectifier et à adoucir les passions des hommes que de vouloir les retrancher entièrement. »

[31] Jean-François Sarrazin, né en 1605, mort en 1655, fut pendant quelques années secrétaire des commandements du prince de Conti. Il est auteur de poésies légères, parmi lesquelles on remarque : la Défaite des bouts rimés et la Pompe funèbre de Voiture, poème burlesque.

[32] Nous regrettons vivement que le plumitif du jugement sur lequel nous relevons la déclaration ci-dessus ne porte pas le nom des deux notaires qui l’ont reçue. Ce sera l’objet de nouvelles recherches, que nous recommandons aux nombreux amis de Molière.

[33] La baronnie de Mous est située entre Carcassonne et Narbonne ; c’est une des stations du chemin de fer du Midi. Les barons de Mous figurent au nombre des administrateurs des hôpitaux de Narbonne, de 1679 à 1703.

[34] « Molière employait une partie de son revenu en libéralités qui allaient beaucoup plus loin que ce qu’on appelle dans d’autres hommes des charités.

« Voltaire. »

[35] Tout d’abord le service rendu par Dufort à Molière ne fut de grande conséquence ; c’était, en quelque sorte, un prêt sur nantissement, car l’échéance de sa lettre de change coïncidait avec l’époque du règlement des étapes. Bien certainement l’assignation, quelque irrégulière et mal fondée qu’elle fût, aurait été payée en 1657, si le prince de Conti avait été commissionné par le roi pour les États de cette année. Sa présence aurait intimidé les trésoriers et leur caisse se serait ouverte ; son absence, au contraire, les encouragea à faire leur devoir : ils refusèrent, avec raison, de payer, et la totalité de l’assignation retomba sur le malheureux Dufort !

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