Molière - Tome I (Eugène RIGAL)

Eugène Rigal, professeur de littéraure française à l’Université de Montpellier.

Librairie Hachette et Cie, Paris, 1908

 

 

Avant-propos

 

Ce livre aurait dû paraître depuis longtemps déjà, puisqu’il vient d’un cours public professé à l’Université de Montpellier dans les hivers de 1901-1903 et de 1902-1903. Plusieurs motifs m’ont empêché d’abord de me décider à une publication, que diverses personnes me conseillaient. En me ravisant aujourd’hui, je n’ai pu songer à modifier d’une façon trop sensible la physionomie du cours ; mais je l’ai revu avec soin, sur quelques points je l’ai complété, et j’y ai utilisé un certain nombre d’études consacrées à Molière au cours de ces dernières années.

Au reste, je ne me pique point ici d’érudition et ne songe aucunement à être complet. Des faits controversés de la vie de Molière, des sources où il a puisé pour composer ses pièces, des polémiques auxquelles elles ont donné lieu, je ne dis que ce qui convient à mon dessein. Et ce dessein est de suivre la carrière de notre grand poète comique, de marquer les étapes de son génie, de caractériser successivement ses œuvres.

Comme on a fort abusé, à mon sens, pour expliquer les comédies de Molière, des événements, souvent mal connus, de sa vie, et des sentiments qu’on suppose qu’il a éprouvés ; comme on a fort exagéré ce que les Allemands appellent son subjectivisme, je m’explique d’abord à ce sujet dans une introduction ; mais quant à la biographie elle-même, je la fais – très brièvement – au fur et à mesure que l’étude des œuvres demande à être éclairée par celle des événements qui ont marqué dans la vie de leur auteur et qui ont dû avoir une répercussion sur sa production artistique.

L’étude des œuvres soulève force questions, plus ou moins curieuses, que les commentateurs et les éditeurs ont sans doute le devoir de traiter : je ne me suis fait aucun scrupule d’en laisser de côté un assez grand nombre. Il m’a paru que j’avais mieux à faire – ou du moins à tenter – que d’ajouter bout à bout toutes sortes de renseignements ou de dissertations d’un intérêt secondaire. Marquer le plus nettement possible la courbe décrite par le génie de Molière ; indiquer le caractère et le mérite propres de chaque pièce et les rapports essentiels des pièces entre elles ; tourner en divers sens les plus importantes ; varier les points de vue d’où elles peuvent être examinées ; profiter des occasions les plus propices pour traiter rapidement les questions générales qui intéressent l’art de Molière et l’art classique tout entier ; me rappeler plus qu’on ne le fait parfois que des comédies sont des œuvres de théâtre dont il est important de voir comment elles sont construites et comment l’auteur y a concilié ce qu’il lui plaisait d’y mettre d’observation précise, de satire hardie, d’idées ou de thèses fécondes avec ce qu’il devait au simple amusement de ses spectateurs ; le plus souvent m’installer au cœur des œuvres et m’efforcer d’en bien voir la nature et l’organisation, – ce n’est peut-être pas là ce que j’ai fait, mais c’est à coup sûr ce que je me suis proposé de faire.

En tête de ce livre, qui s’adresse à des catégories diverses de lecteurs, mais aux érudits moins qu’à tous autres, un appareil bibliographique serait déplacé et je ne dirai point ce que je dois aux nombreux auteurs qui ont parlé de Molière. Une exception s’impose cependant. Une des idées directrices de l’ouvrage est celle de l’origine populaire et, si je puis dire, de la genèse par la farce de la grande comédie de Molière, Or, cette idée, au moment où j’ai commencé mon cours, venait d’être énoncée par M. Lanson dans un pénétrant article de la Revue de Paris[1]. Si ce n’est pas cet article qui me l’a suggérée, si déjà auparavant elle éclairait pour moi l’œuvre de notre grand dramaturge, elle a du moins été affermie dans mon esprit par cette étude, et je suis heureux de le déclarer ici tout d’abord.

 

 

Introduction - L’homme dans l’œuvre[2]

 

Ç’a été un progrès pour la critique que d’éclairer l’étude des œuvres par l’étude de la vie de leurs auteurs. Mais ne va-t-on pas bien loin aujourd’hui quand on tend à substituer l’indiscrétion biographique à l’étude sérieuse des textes et à l’admiration naïve pour les belles choses ? Peut- être serait -il bon de savourer le Lac de Lamartine avant de se demander quel était le vrai nom d’Elvire, et de se laisser prendre aux entrailles par les Nuits de Musset plutôt que d’approfondir la vilaine histoire des Amants de Venise. Mais, si l’on objecte qu’à coup sûr Lamartine songeait à Mme Charles, Musset à George Sand, et tous deux à ce que leur avait fait éprouver la femme aimée, du moins plus de réserve s’impose-t-elle quand il s’agit d’écrivains moins « personnels » et moins « subjectifs », comme étaient nos grands écrivains du XVIIe siècle. Aussi bien et mieux que les romantiques, ceux-là puisaient dans leur expérience pour peindre les hommes et la vie et ils mettaient de leurs sentiments dans les âmes qu’ils créaient. Mais ils voulaient et ils savaient créer des âmes différentes des leurs et il leur eût déplu qu’on les retrouvât dans les personnages qu’ils mettaient en scène. Lors donc qu’on veut étudier les œuvres de l’un deux, et notamment de Molière, il importe de ne pas perdre de vue sa vie ; mais il importe aussi de n’y pas chercher trop obstinément des lumières pour la critique, et surtout de ne pas s’attacher aux menus faits, aux trouvailles plus ou moins sérieuses dont se régalent les fureteurs. Il est bon d’être des fervents de Molière, mais sans donner dans les excès du Moliérisme.

 

I

 

Tous les lettrés savent ce que c’est que ce Moliérisme, célébré par les uns, honni par les autres. C’est une sorte de religion littéraire, dont l’auteur de Tartuffe et du Misanthrope est le dieu, dont Édouard Fournier et le bibliophile Jacob ont été les aventureux prophètes, dont M. Georges Monval, escorté d’une armée de lévites, est le très respectable grand prêtre, à laquelle la revue le Moliériste a pendant dix ans servi de temple. Cette religion a eu ses fanatiques, sacrifiant à leur dieu toutes nos gloires littéraires et anathématisant tous ceux qui n’en parlaient pas avec une suffisante vénération. Elle a eu ses bigots, portant comme une relique un morceau de la mâchoire sacrée, ou proposant de mettre dans chaque alcôve un buste de leur idole, dont la contemplation suffirait à réintégrer la beauté dans notre pauvre race enlaidie. Elle a eu ses amis des menues pratiques, ne soupçonnant pas qu’il pût y avoir un autre culte que de réciter de fades litanies d’épithètes, ou d’offrir au dieu de menues offrandes, comme des notes sur tel ustensile de son mobilier ou telle pièce de sa garde-robe. Mais elle a eu aussi ses dévots éclairés qui ont voulu vraiment connaître et faire connaître, qui ont vraiment aimé et fait aimer celui qu’ils voulaient servir. Ne maugréons pas trop contre le fatras des publications moliéresques. Bien des documents ont vu le jour, dont on se serait aisément passé, et bien des recherches ont été pompeusement étalées, dont le profit net est des plus minces ; mais c’est là l’inévitable rançon des trouvailles décisives que font de temps à autre des Beffara, des Jal, des Eudore Soulié. Sans le zèle, parfois indiscret, des Moliéristes, des matériaux eussent manqué, et pour la chronologie moliéresque qu’a établie M. Monval, et pour les copieuses études biographiques qu’ont écrites Moland et Mesnard, et pour la belle édition que Despois avait commencée, que Mesnard, après lui, a menée à bonne fin. Avoir apporté quelques pierres, si petites soient-elles, à ces monuments, voilà qui justifie beaucoup d’érudits improvisés ; s’être efforcés, même en vain, d’en apporter d’autres, voilà qui fait excuser les plus maladroits.

Seulement, tant de collaborations diverses ne vont pas sans quelque confusion. Dans des chantiers encombrés d’ouvriers bénévoles, l’architecte a fort à faire pour distinguer le travail qui est recevable de celui qui ne l’est point, et pour refuser les matériaux ou inutiles, ou fragiles, ou sans rapport avec l’édifice à construire. Il faut, à force de vigilance, défendre l’unité et la solidité de la biographie de Molière contre l’intrusion des faits étrangers et des hypothèses hâtives ; il faut surtout défendre la clarté et les belles proportions de son œuvre contre les explications qui obscurcissent et les additions qui déforment. Ici comme ailleurs, « rien n’est plus dangereux qu’un ignorant ami », et Molière aurait souvent lieu d’adresser à ceux de ses historiens et commentateurs qui ont du goût la prière que Voltaire adressait à Dieu : « Seigneur, préservez-moi de mes amis ; quant à mes ennemis, je m’en charge ».

Entre tant de points où se montrent les dangers d’une intempérante érudition, celui où ces dangers sont peut-être le plus grands, celui où s’impose de la façon la plus impérieuse un élagage, j’allais dire un échenillage, sévère, c’est sans doute celui que j’ai tout d’abord indiqué : la recherche des rapports entre la vie même de Molière et ses écrits, l’évaluation, toujours si délicate, de ce que l’auteur peut avoir versé de son âme dans l’âme de ses personnages, le chapitre d’une étude sur Molière auquel on pourrait donner ce titre concis : l’homme dans l’œuvre. Aussi est-ce ce chapitre que j’esquisserai ici brièvement.

Au reste – et je dois le déclarer bien vite – ce n’est pas aux Moliéristes seuls que je vais avoir affaire. En dehors d’eux et bien avant eux, parmi les adversaires comme parmi les plus chauds partisans de Molière, on a trop souvent cherché à expliquer son œuvre par sa vie et à deviner sa vie d’après son œuvre. C’est Édouard Fournier qui a écrit le Roman de Molière, et Dieu sait – et les travailleurs sérieux aussi – combien ce touche-à-tout, d’ailleurs étonnamment érudit, s’entendait à corser un roman, comme à embrouiller une question ! Mais c’est Weiss qui a voulu trouver lugubres les pièces les plus gaies de Molière, parce qu’il trouvait lugubre son existence de comédien ; ce sont les venimeux auteurs d’Élomire hypocondre ou de la Fameuse comédienne qui ont voulu établir entre la vie et les écrits de Molière de trop significatives concordances ; c’est même G. Larroumet, l’auteur diligent et si bien intentionné de la Comédie de Molière, ou Paul Mesnard, l’excellent éditeur et historien de notre grand comique, qui parfois projettent sur l’œuvre admirée par eux quelques lueurs troubles empruntées à l’étude de la biographie, ou sur la biographie quelques lueurs incertaines empruntées à l’étude de l’œuvre.

Un défaut où tombent tant d’écrivains, et des meilleurs, est sans doute inévitable. Raison de plus pour nous mettre en garde contre lui.

 

II

 

Tout d’abord – et pour prévenir les malentendus possibles – disons que nous estimons très grande, et pour les dramaturges plus que pour la plupart des écrivains, pour Molière plus que pour la plupart des dramaturges, l’influence de la vie sur l’œuvre. Quelques-unes des comédies de Molière n’existeraient point, si tels ou tels incidents ne s’étaient produits, heureux ou malheureux pour leur auteur. Ni la Critique de l’École des Femmes ni l’Impromptu de Versailles ne seraient nés, s’il n’avait fallu répondre aux pédants, aux jaloux et aux « grands comédiens » de l’Hôtel de Bourgogne, qu’avait également exaspérés le succès de l’École des Femmes. La Princesse d’Élide, Mélicerte, la Pastorale comique, les Amants magnifiques, œuvres peu d’accord avec les goûts du poète, ne pouvaient jaillir spontanément de sa veine et en sont sortis sur un ordre exprès du roi pour compléter les Plaisirs de l’Île enchantée, le Ballet des Muses et le Divertissement royal. D’autres pièces, plus dignes de Molière, et dont l’idée, vraiment comique, se serait sans doute traduite un jour ou l’autre sur son théâtre, n’en ont pas moins été faites pour le roi, elles aussi, et doivent aux décors, aux machines, aux ballets dont elles devaient être accompagnées une partie de leur forme et de leur caractère : le Mariage forcé et le Sicilien, où dansait Louis XIV ; l’Amour médecin, M. de Pourceaugnac et jusqu’au Malade imaginaire, disposés pour recevoir la musique de l’indispensable Florentin. Jean-Baptiste Lulli, ou de Charpentier ; le Bourgeois gentilhomme, dont la Turquerie fut, non pas l’excroissance bouffonne, mais la cause finale et la raison d’être ; Psyché, prétexte à des merveilles de machinerie et de décoration ; la Comtesse d’Escarbagnas, passe-partout habile où devait s’encadrer le Ballet des Ballets, c’est-à-dire un pot-pourri des ballets de cour les plus célèbres. – Les Fâcheux, faits pour Fouquet, ont été enrichis d’une scène par une sorte de collaboration royale. Don Juan ne se ferait pas hypocrite ou, tout au moins, ne débiterait pas sur l’hypocrisie sa terrible tirade, si le dramaturge qui, en 1665, concevait le portrait du « grand seigneur méchant homme », n’avait tenu à dire leur fait sans retard aux implacables ennemis du Tartuffe, arrêté quelques mois auparavant par la cabale ; et le Tartuffe lui-même aurait sans doute un tout autre dénouement, si le roi n’était venu au secours de l’œuvre proscrite.

Faut-il s’en tenir à ces faits éclatants ? et n’est-il permis d’interroger sur l’œuvre de Molière que l’existence publique, si je puis dire, du directeur des « comédiens du roi » ? Non certes ; et son enfance, sa jeunesse aventureuse, ses fréquentations, son mariage troublé, sa santé chancelante peuvent nous fournir des indications utiles. Né dans le quartier des Halles et au sein d’une famille bourgeoise, il est probable que « le premier poète des bourgeois », ainsi que l’appelaient non sans exagération les Goncourt, a puisé dans ses plus anciens souvenirs alors qu’il s’est agi de mettre sur la scène les Gorgibus, les Sganarelle et les Chrysale. Gêné par le clergé pendant sa première campagne théâtrale à Paris et pendant ses courses en province ; forcé par le carême ou l’avent de multiplier les relâches et, par conséquent, d’observer des jeûnes dont ses compagnons et lui se fussent sans doute fort bien dispensés ; abandonné, attaqué par son ancien protecteur Conti, qu’avait touché la grâce janséniste, il est probable que l’auteur de l’École des Femmes a cédé à un malin désir de vengeance quand il a écrit le sermon d’Arnolphe sur le mariage, dont le scandale devait être aggravé par la direction d’intention de Tartuffe et les restrictions mentales de Don Juan. Ami du goinfre Chapelle, du pique-assiette d’Assoucy et de la cynique famille des Béjart, il est probable que le comédien poète a gardé de la libre vie du théâtre la facilité morale qui était nécessaire pour peindre sans dégoût la délurée femme de George Dandin, pour plaisanter finement sur les infortunes d’Amphitryon, pour étaler çà et là cette « morale lubrique » que réchauffaient encore les sons de la musique de Lulli :

 

Ne songeons qu’à nous divertir,

La grande affaire est le plaisir.

 

Marié avec une femme coquette et qui ne paraît pas l’avoir jamais aimé, sans cesse occupé, semble-t-il, à se brouiller et à se réconcilier avec elle, il est probable que le mari inquiet a trouvé dans son expérience, dans ses souffrances personnelles de quoi peindre la coquetterie de Célimène et la jalousie d’Alceste ou de Don Pèdre. Enfin, tourmenté par la faiblesse de son estomac et de sa poitrine, obligé parfois de fermer les portes de son théâtre et de se laisser passer pour moribond ou pour mort, n’ayant justement, comme dit Béralde, de la force que pour porter son mal, sans pouvoir porter avec la maladie les malfaisants remèdes que lui offraient d’ignorants médecins, il est probable que ce malade nullement imaginaire a juré de se revancher de son impuissance en discréditant tous les monsieur Purgon et la vaine science dont ils se targuaient, en engageant contre eux la lutte implacable qu’il a soutenue depuis le déguisement burlesque du Sganarelle de Don Juan en médecin jusqu’à la réception plus burlesque encore du docteur Argan et jusqu’aux suprêmes convulsions de Molière lui-même : juro. Mais, si tout cela est probable, peut-être tout cela n’est-il pas certain ; et, si même l’on veut que tout cela soit certain, du moins n’en peut-on tirer que des conclusions assez générales, et convient-il de compléter, de corriger ces observations par bien d’autres.

Voyez, en effet, ce que, pour nous en tenir aux premières remarques qui se présentent à l’esprit, il est on ne peut plus facile de répondre à ce que nous venons d’avancer. Molière est le poète – ne disons pas : le premier poète – des bourgeois, soit ; mais n’est-ce pas surtout dans la bourgeoisie, moins absorbée que le bas peuple par la lutte pour l’existence, moins exposée que l’aristocratie à tomber dans des malheurs tragiques, vivant plus que l’une et l’autre de la vie de famille, n’est-ce pas dans la bourgeoisie, dis-je, qu’un moraliste à l’affût des vices à la fois plaisants et pernicieux pour la famille devait trouver un gibier à sa convenance ? Au reste, il était loin de peindre exclusivement la bourgeoisie, celui qui à côté du grand seigneur Don Juan savait faire vivre le pauvre valet Sganarelle, voire, dans toute leur saisissante naïveté, les paysans Pierrot et Charlotte ; et il était loin d’avoir un parti pris favorable aux bourgeois, celui qui a choisi pour leur faire exposer tant de nobles ou de fines idées, conformes aux siennes, le Dorante de la Critique, le Clitandre des Femmes savantes, l’Alceste et le Philinte du Misanthrope. – Molière, pendant ses années d’apprentissage et de voyage, a eu à souffrir du clergé et de la dévotion ; mais bien d’autres n’ont pas eu moins à se plaindre, qui sont restés fort religieux ou fort respectueux en apparence de tout pouvoir spirituel ; et ne faut-il pas, pour expliquer ses audaces, songer aussi et surtout à sa philosophie naturaliste ? – Il est vrai que sa philosophie elle-même est en partie faite de son indifférence morale dont nous expliquions tout à l’heure les origines ; mais il y a autre chose certes dans cette philosophie qu’une morale accommodante, et ce ne sont pas des fréquentations dangereuses, ce ne sont pas des amours faciles qui ont permis à Molière de créer l’âme si haute d’Alceste. – Est-ce la chaîne qui l’attachait à Armande Béjart qui lui a fait sentir ce qu’était la jalousie ? La jalousie tient une fort grande place dans le théâtre de Molière, et les contemporains l’avaient remarqué déjà ; mais, si Molière a mis six ou sept fois la jalousie sur la scène depuis son mariage avec Armande, il l’y avait mise six fois auparavant ; toutes les formes de ce tourment, même celles qu’il n’a guère pu éprouver, lui sont également familières ; et tantôt il excite notre sympathie pour le jaloux, tantôt il le condamne expressément ou nous le présente comme ridicule. – Enfin, dans sa lutte contre la médecine, Molière s’est, pour ainsi dire, démasqué, puisqu’il a fait parler Béralde en son nom ; mais n’oublie-t-on pas trop que la médecine, déjà tributaire des satiriques de la scène en France comme en Italie et en Espagne, n’est pas épargnée dans les farces de sa robuste jeunesse ? et, plus tard, même s’il n’avait pas été malade, même si les médecins n’avaient pas eu si beau jeu à lui crier : « Crève, crève : cela t’apprendra une autre fois à te jouer à la Faculté », aurait-il pu, lui le grand railleur, ne pas s’attaquer à la solennelle nullité des guérisseurs de son temps et à la béate crédulité de leurs victimes ?

 

L’un meurt vide de sang, l’autre plein de séné,

 

allait dire en un bien joli vers l’ami Despréaux : est-ce que Molière pouvait se taire ? et, comme les âmes des héros romains qu’Anchise montre d’avance à Énée dans les enfers, est-ce que l’âme falote de Thomas Diafoirus n’attendait pas quelque part que Molière l’appelât à la vie et à l’immortalité ?

 

III

 

Trois motifs principaux paraissent avoir enhardi les critiques qui voulaient à tout prix trouver dans les pièces de Molière des souvenirs et des indices de sa vie.

Pourquoi, d’abord, hésiterait-on à chercher Molière dans son œuvre, quand il a pris soin de s’y nommer et de s’y montrer lui-même ? Il s’est fait maudire par Argan comme ennemi des médecins et discuter par l’ineffable Lysidas comme auteur d’une comédie impardonnable à bien des titres, et notamment parce qu’on y avait couru de toutes parts !

Mais précisément il ne s’agissait là que de l’auteur, qui eût toujours appartenu à la critique, même s’il n’avait pas eu le bon esprit de s’en déclarer justiciable.

Avec l’auteur, Molière livrait aussi le comédien aux appréciations de ses spectateurs et de ses rivaux : « Je leur abandonne de bon cœur mes ouvrages, ma figure, mes gestes, mes paroles, mon ton de voix et ma façon de réciter, pour en faire et dire tout ce qu’il leur plaira, s’ils en peuvent tirer quelque avantage. Je ne m’oppose point à toutes ces choses, et je serai ravi que cela puisse réjouir le monde. » Réjouir le monde ! N’est-ce pas, en effet, ce qu’il cherchait tout le premier, quand il accusait ses défauts physiques et ceux de ses camarades ? La toux du valétudinaire Molière est mise à profit dans l’Avare, et peut-être dans Pourceaugnac ; le gros René Duparc s’écrie dans le Dépit amoureux :

 

Je suis homme fort rond de toutes les manières ;

 

le boiteux Louis Béjart devient le boiteux médecin des Fonandrès et « ce chien de boiteux » de La Flèche ; quelques comédiennes sont peintes d’un trait dans l’Impromptu, et, chose plus grave, la femme même de Molière, l’enchanteresse Armande, est – ce sont les contemporains qui nous l’attestent – minutieusement décrite dans le Bourgeois gentilhomme. Quelles révélations ne peut-on pas attendre de l’homme qui ne craint pas de détailler à ce point devant le public les beautés de celle qu’il aime et qui porte son nom ?

 

Elle a les yeux petits. – Cela est vrai, elle a les yeux petits ; mais elle les a pleins de feux, les plus brillants, les plus perçants du monde, les plus touchants qu’on puisse voir. – Elle a la bouche grande. – Oui, mais on y voit des grâces qu’on ne voit point aux autres bouches ; et cette bouche, en la voyant, inspire des désirs, est la plus attrayante, la plus amoureuse du monde. – Pour sa taille, elle n’est pas grande. – Non ; mais elle est aisée et bien prise. – Elle affecte une nonchalance dans son parler, et dans ses actions. – Il est vrai ; mais elle a grâce à tout cela, et ses manières sont (engageantes, ont je ne sais quel charme à s’insinuer dans les cœurs...

 

Voilà sans doute qui est piquant. Mais quoi ! Mlle Molière était actrice ; c’était son métier d’être analysée, critiquée, admirée par les spectateurs ; et ce portrait, qui nous paraît à nous si révélateur, ne révélait rien du tout aux contemporains. Quand Covielle et Cléonte décrivaient ainsi Lucile sous les traits d’Armande, ils ne faisaient que ce qu’ont fait, dans ces dernières années, tant de personnages de théâtre, décrivant celle qu’ils aimaient sous les traits de Mme Réjane ou de Mme Sarah Bernhardt ; et quand Molière jouait ses ridicules physiques ou ceux de ses camarades, il agissait comme tant de vaudevillistes ou de faiseurs d’opérettes tirant des effets comiques du nez incommensurable d’Hyacinthe ou de la voix rouillée de Baron. Tous les dramaturges qui savent, en composant leurs pièces, par qui les divers personnages seront joués, forment ainsi quelque peu ces personnages à l’image et à la ressemblance de leurs interprètes : est-ce à dire qu’il faille chercher dans l’intrigue et dans le dialogue même des révélations sur la vie des comédiens ?

Molière, il est vrai, est allé plus loin, et nous rencontrons ici un texte formel dont on ne peut songer à contester l’importance : « Il s’est joué le premier en plusieurs endroits sur des affaires de sa famille et qui regardaient ce qui se passait dans son domestique. C’est ce que ses plus particuliers amis ont remarque bien des fois. » Qui parle ainsi ? L’auteur de la préface de 1682, l’honnête, le fidèle, le véridique disciple du maître, Charles Varlet de La Grange. Mais en quel endroit nous donne-t-il ce renseignement ? À l’endroit même où il constate les qualités d’observateur de Molière : « Il observait les manières et les mœurs de tout le monde ; il trouvait moyen ensuite d’en faire des applications admirables dans ses comédies, où l’on peut dire qu’il a joué tout le monde, puisqu’il s’y est joué le premier en plusieurs endroits sur des affaires de sa famille... » À la bonne heure ! Que Molière, peintre des mœurs et des caractères, se soit observé lui-même et ait observé les siens comme il observait les étrangers, on s’en serait douté, même si La Grange ne nous en avait point avertis. Mais on sait avec quelle liberté il usait des matériaux que l’observation du monde lui avait fournis. Alceste est Montausier, Alceste est Boileau, Alceste est Molière, Alceste est bien d’autres encore ; mais qu’est-ce qui revient à chacun des originaux dans l’admirable copie du poète ? Tartuffe est, paraît-il, l’abbé Roquette, il est aussi l’abbé de Pons, il n’est pas moins l’abbé de Giron et Charpy de Sainte-Croix ; il est janséniste, il est jésuite, il est de la Compagnie du T. S. Sacrement ; les extrêmes se touchent et se fondent harmonieusement en lui. Enfin la personnalité la moins déguisée que contienne tout le théâtre de Molière nous est certainement fournie par le Trissotin des Femmes savantes. Trissotin a bien des traits de Cotin, et c’est en lisant des vers de Cotin qu’il fait pâmer le trio de ses admiratrices ; mais par combien de traits ne diffère-t-il pas de l’abbé Cotin, savant commentateur du Cantique des Cantiques et prédicateur de Notre-Dame ? Si l’abbé Cotin nous était inconnu et si, informés que Molière l’a voulu peindre, nous nous figurions son histoire uniquement d’après celle de Trissotin, quelles erreurs ne commettrions-nous pas ?

Et voilà le danger que nous courons sans cesse quand, prévenus de l’habitude où était Molière de n’épargner dans ses peintures ni sa famille ni lui-même, nous cherchons à saisir toutes ces allusions que « les plus particuliers amis » dont parle La Grange n’avaient pas de peine à comprendre. Nous ne savons pas comme eux où Molière a semé ces allusions ; nous ne voyons pas comme eux s’il a reproduit exactement la vérité, s’il l’a transformée, s’il en a fait la contrepartie ; et dès lors, combien de fois il doit nous arriver de mal comprendre l’œuvre, pour vouloir trop la faire ressembler à la vie, ou de conjecturer étourdiment la vie, pour vouloir trop la faire ressembler à l’œuvre !

 

IV

 

Si l’on jette un coup d’œil sur la famille de Molière, la première chose qui frappe, c’est l’absence de la mère. Marie Cressé est morte alors que son fils n’avait pas onze ans, et nous ne savons d’elle que ce que peut nous apprendre un inventaire dressé après son décès. Qu’avec de tels renseignements d’aucuns aient réussi à savoir ce que Molière devait à sa mère, il serait naïf de s’en étonner ; toujours il s’est trouvé des gens pour résoudre le problème fameux : « étant donné la hauteur des mâts et le nombre des passagers, trouver l’âge du capitaine ». Ce qui est cependant plus digne d’examen, c’est que, la mère ayant manqué dans la vie de Molière, les mères manquent presque complètement dans son théâtre. Ceci est-il l’effet de cela ? en partie peut-être ; mais je me garderais d’affirmer, avec la plupart des critiques, que Molière ne pouvait peindre ce qu’il n’avait pas connu. D’autres mères avaient dû passer sous ses yeux pénétrants, qu’il pouvait étudier sans avoir reçu leurs caresses ; et, de fait, ni Mme Jourdain dans le Bourgeois gentilhomme, ni Aristione dans les Amants magnifiques ne sont des figures sans vie et sans vérité. Si ces figures sont les seules de ce genre dans le théâtre de Molière, il paraît facile de deviner pourquoi. Est-ce que les mères ne manquaient pas aussi dans le théâtre italien, dont Molière s’est d’abord inspiré ? Est-ce qu’elles ne risquaient pas souvent de faire double emploi avec les pères, dont l’action dramatique avait besoin ? et un poète comique résolu comme Molière à ne laisser verser la comédie ni dans le spectacle édifiant ni dans la tragédie bourgeoise, habile comme lui à respecter les goûts et les préjugés du public, n’avait-il pas une raison plus puissante encore pour éviter les rôles des mères ? Parfaites, elles devenaient fades ou attendrissantes ; tourmentées, elles étaient tragiques ; méchantes, elles révoltaient le spectateur. « Nous nous agenouillons devant la Mère », s’écrie A. Dumas fils[3], au moment même où, comme il dit, il « administre le fouet à la Femme ». Un public de théâtre est toujours prêt, lui aussi, à s’agenouiller devant la Mère ; mais, si le geste est beau, il n’est guère de mise à la comédie.

En revanche, le public aime peu la belle-mère : je veux dire – car on pourrait s’y tromper – la marâtre, et la marâtre, sous le nom de Béline, joue un rôle odieux à souhait dans le Malade imaginaire. La faute en est-elle à Catherine Fleurette, qui, le 30 mai 1633, avait remplacé Marie Cressé auprès du père Poquelin ? Comme Catherine est morte trois ans après, laissant son beau-fils, le futur poète comique, âgé seulement de quatorze ans, il lui eût fallu à coup sûr un caractère bien désagréable, et à son beau-fils une rancune bien tenace, pour que Catherine devînt Béline après plus de trente-six années écoulées. Il est mutile d’ajouter, et que cette métamorphose a été admise, et que rien, absolument rien, ne la justifie. Si Molière avait besoin d’être aidé pour concevoir son personnage, il l’a été par Corneille, et Béline ne rappelle pas Catherine Fleurette, mais Arsinoé. Au surplus, le souvenir de Catherine Fleurette a-t-il empêché l’auteur de Tartuffe de donner aux enfants d’Orgon la plus charmante et la plus dévouée des belles-mères ?

Le père Poquelin nous est beaucoup plus connu que ses deux femmes. Quelques chercheurs heureux, au premier rang desquels s’est placé Eudore Soulié, ont découvert divers actes passés par lui et, outre l’inventaire de 1636 auquel nous faisions allusion tout à l’heure, celui qui a été dressé en 1669 après sa mort. En gros, nous savons quelles ont été ses relations avec son fils. Tapissier valet de chambre du roi – et non pas marchand fripier, comme l’a malignement dit Le Boulanger de Chalussay, comme l’a répété Voltaire –, ce bourgeois cossu rêvait d’avoir en son fils aîné Jean-Baptiste un héritier qui lui fit honneur et qui pût se pousser dans le monde, voire à la Cour. Celui-ci avait à peine quinze ans, qu’il lui assurait la survivance de sa charge ; en même temps, il lui permettait de compléter brillamment ses études, en l’envoyant au plus célèbre, au plus important collège de Paris, où le jeune écolier devait avoir les plus nobles condisciples ; mieux encore – et l’intervention du père Poquelin est ici tout au moins probable –, le jeune homme devenait l’élève particulier du philosophe Gassendi et sans doute se faisait graduer en droit. Après tant de dépenses et de soins, comment le père eût-il accepté volontiers que son fils se fit comédien, bateleur, ainsi qu’on disait alors ? Pour détourner le cours d’idées fâcheuses, il est probable qu’il envoya Jean-Baptiste faire à sa place son service de valet de chambre pendant un voyage du roi en Languedoc. Mais la vocation du jeune homme était sérieuse ; à peine de retour, Jean-Baptiste résiste à toutes les prières, s’unit aux Béjart et à d’autres fils de famille, fonde l’Illustre théâtre. Et, des lors, si le tapissier Poquelin avait quelque peu tenu rancune à son fils, maintenant affublé d’un nom nouveau, celui de Molière, où est le père de famille qui lui jetterait la première pierre ? Mais la vérité est qu’il paraît s’être résigné assez vite, par bonté d’âme ou par faiblesse ; qu’une somme de six cent trente livres avancée par lui sur l’héritage, non encore exigible, de Marie Cressé a facilité l’établissement du nouveau tripot comique ; et enfin que, pendant onze ans encore, jusqu’à ce qu’il cédât son commerce à son second fils, il allait laisser au déserteur de son nom et de sa maison le titre honorable et souvent utile de valet de chambre tapissier du roi.

Trois ans plus tard, Jean Poquelin promet de payer une dette de son fils, et il en paie deux un peu après. En 1658, un acte officiel déclare que Madeleine Béjart, l’amie (donnez au mot le sens que vous voudrez), l’amie de Molière, élit domicile en la maison de Jean Poquelin ; et, à moins que celui-ci n’en ait pas été informé, voilà qui est pousser un peu loin la complaisance. Puis, la gène arrive pour le bonhomme ; son second fils est mort ; le premier, le comédien, l’assiste, de la façon la plus délicate ; il paie même ses dettes après sa mort.

Ainsi Molière et Jean Poquelin faisaient, à l’occasion, échange de bons offices. Cependant leurs relations ne paraissent pas avoir été cordiales. De plus, les comptes du marchand tapissier offrent des particularités un peu étranges et font naître le soupçon qu’il prêtait parfois au lieu de vendre et cherchait le gain avec quelque âpreté. Ne voyez-vous pas aussitôt quel parti l’on peut tirer de ces constatations, et quelle place immense le père va prendre dans l’œuvre du fils ? Ne dites pas que les pères maussades, grondeurs, bernés par leurs enfants, outre qu’ils ne laissent pas d’exister çà et là dans la réalité, sont un legs de la comédie antique, abondent dans la comédie italienne et française d’avant Molière, et souvent s’imposaient à notre auteur parce qu’ils figuraient dans les originaux imités par lui. Non, non ; lorsque Molière met de ces pères-là sur la scène, il songe évidemment à Jean Poquelin ; et, si Mascarille dit à son étourdi de maître que Pandolfe a beau pester d’une belle manière contre Lélie, Lélie doit se moquer des sermons d’un vieux barbon comme Pandolfe, – c’est là un souvenir incontestable du temps où le tapissier pestait contre l’aspirant comédien et où l’aspirant comédien riait sous cape du tapissier.

Mais ce sont surtout les portraits d’avares que Jean Poquelin a inspirés. En tournant et retournant les transactions qu’il a passées avec ses enfants, en sollicitant doucement les textes, on s’est convaincu que toujours il avait cherché les affaires avantageuses pour lui, désavantageuses pour les siens. Les créances à lui souscrites amènent à des conclusions pires encore. En voici une dont le signataire doit 192 livres « pour les causes contenues es dites lettres » ; il a versé deux acomptes, l’un de 64 livres, l’autre de 34 livres 4 sous, et il a rendu à Poquelin une tenture de tapisserie. Peut-être penserez-vous que « les causes contenues es dites lettres » sont, puisqu’il s’agit d’un marchand tapissier, la vente et l’installation de divers objets d’ameublement ; qu’une tapisserie, vendue à un acheteur un peu imprévoyant, a fort bien pu être rendue ensuite, soit parce qu’« elle avait cessé de plaire », soit parce que l’acheteur, n’en ayant point usé, a voulu en alléger sa dette. Mais cette explication est trop simple, et il en vaut mieux une plus « suggestive ». La dette de 192 livres résulte d’un prêt usuraire (il est fâcheux seulement qu’il ne soit nulle part et sous aucune forme question d’intérêts), et cette somme a été fournie, moitié en espèces, moitié en marchandises. Poquelin a donné une tenture, comme il aurait donné « un crocodile empaillé » ou « un jeu de l’oie, renouvelé des Grecs », et, les fonds tardant à rentrer, il a accepté que son crocodile, je veux dire : que sa tenture lui fût rendue. Et, dès lors, on voit d’où sort un des incidents les plus amusants de l’Avare : « Des quinze mille francs qu’on demande, le prêteur ne pourra compter en argent que douze mille livres ; et, pour les mille écus restants, il faudra que l’emprunteur prenne les bardes, nippes, bijoux dont s’ensuit le mémoire, et que ledit prêteur a mis, de bonne foi, au plus modique prix qu’il lui a été possible ». Voilà donc Poquelin devenu Harpagon, comme il était devenu Pandolfe, Anselme, Sganarelle, Géronte... Une fois avertis, nous n’avons pas de peine à faire entre les deux personnages de notables rapprochements, car Poquelin par son avarice a dû faire enrager son fils comme Harpagon fait enrager Cléante, il a enfermé sa fille Catherine dans un couvent comme Harpagon voulait faire pour Élise, et son inventaire de 1669, avec le dénouement dont il témoigne, ressemble à l’inventaire d’« un Harpagon auquel on aurait vraiment volé sa cassette[4] ».

Il est vrai qu’on pourrait adresser à tout ceci quelques petites objections. Emprunter, plus ou moins consciemment, quelques traits plaisants à des souvenirs de famille, tout dramaturge ou tout romancier y est exposé ; mais faire systématiquement de son père une caricature odieuse, cela n’est peut-être pas bien digne d’un honnête homme. – Les calculs qu’on prête à Jean Poquelin ne sont point prouvés. – Molière n’a nullement eu vis-à-vis de son père l’attitude de Cléante. Harpagon eût toujours empoché de bon cœur ce que son fils, devenu riche, lui eût voulu donner, et Molière en a été réduit à de pieuses supercheries pour aider son père dans le besoin. – Enfin, quand il avait sous les yeux l’Aulularia de Plaute, les Esprits de Larivey et la Belle Plaideuse de Boisrobert (où se trouvent justement, et un fils prodigue empruntant à son père avare qu’il ne connaît point, et un usurier prêtant en guise d’argent des guenons, de beaux perroquets et douze canons, moitié fonte, moitié fer), comment Molière, pour peindre l’Avare, eût-il eu besoin de renouveler, en l’aggravant, le crime de Cham riant de Noé ?

 

V

 

Après la petite famille que Molière a abandonnée pour se faire comédien, nous pourrions examiner quel rôle joue dans son théâtre la grande famille où il est alors entré. Est-il vrai qu’amoureux de Mlle de Brie, il ait tenu à prodiguer au sieur de Brie, son mari, les épithètes les plus désobligeantes : d’où les injures qui accueillent le notaire dans l’École des Femmes et M. Loyal dans Tartuffe, deux personnages que représentait cet acteur ? Est-il vrai que, rebuté par Mlle du Parc et consolé par Mlle de Brie, il se soit personnifié dans le Clitandre des Femmes savantes, passant d’Armande à Henriette ? Aucun jeu n’est plus facile que celui qui consiste à trouver des allusions de ce genre dans le texte de Molière ; mais précisément ce n’est qu’un jeu, et qui risque d’être plus plaisant que ceux qui s’y livrent ne l’auraient voulu. Amené par Boileau chez le grand Arnauld, Racine se jette aux pieds de son ancien maître, qui lui-même se jette aux siens, et tous deux à genoux s’embrassent ; comment ne s’est-il pas trouvé un commentateur de Molière pour affirmer que notre poète comique, ami de Racine et de Boileau, a parodié cette scène par les embrassements de Polydore et d’Albert dans le Dépit amoureux, de Tartuffe et d’Orgon dans le Tartuffe ? Est-ce parce que Racine et Arnauld se sont revus seulement en 1677, tandis que le Dépit amoureux est de 1656 et le Tartuffe de 1664[5] ? Les faiseurs de rapprochements n’ont pas toujours autant de scrupules.

Quoi qu’il en soit, mieux vaut s’en tenir à étudier celle des camarades de Molière qui a tenu dans sa vie la plus grande place, Armande Béjart, qui, le 30 février 1663, prenait à Saint-Germain-l’Auxerrois le titre de Madame ou, comme on disait plutôt alors, de Mlle Molière. À coup sûr elle a inspiré le poète. Mais où et comment ? Il faudrait, pour le savoir, commencer par bien connaître quelles ont été les relations de Molière et de sa femme. Or, ce que l’on en dit, ce que de tous côtés l’on en répète, ou repose sur des hypothèses passablement fragiles, ou vient surtout du pamphlet la Fameuse comédienne, source éminemment suspecte, et de la Vie de Molière, par Grimarest, livre peu sûr aussi, inspiré par un ennemi d’Armande, Baron. Cependant, ne laissons pas de voir ce que disent les commentateurs.

Le 24 juin 1661, la troupe du Palais-Royal jouait l’École des Maris. Il s’en fallait encore de huit mois que le mariage fût célébré, mais Molière en avait formé le projet, et il est donc tout naturel qu’il ait exprimé dans sa pièce ses idées les plus chères et ses rêves. Le vieil Ariste voulant se faire aimer de la jeune Léonor, c’est Molière voulant se faire aimer d’Armande ; la liberté avec laquelle Ariste a élevé Léonor, c’est la liberté que Molière, dont l’influence était grande sur Madeleine Béjart, a toujours désiré qu’elle laissât à sa fille ou à sa sœur Armande ; les droits du tuteur Ariste sur sa pupille Léonor, c’est l’autorité moins légale de Molière sur Armande, qui avait autrefois joué dans sa troupe sous le nom enfantin de Mlle Menou et à l’éducation de laquelle il n’était certainement pas resté étranger ; enfin les promesses que fait Ariste de permettre à sa future femme de courir les bals et les lieux d’assemblée, de recevoir les visites et d’entendre les fleurettes des damoiseaux, c’est Molière qui y souscrit.

L’hypothèse soulève quelques objections. Il n’est pas certain que, lorsqu’il composait sa comédie, Molière songeât à épouser Armande ; Molière jouait le grognon Sganarelle, et non le sage Ariste ; Armande ne jouait pas Léonor, puisqu’elle ne faisait pas encore partie de la troupe ; sur Mlle Menou et l’éducation d’Armande, nous ne savons rien, absolument rien de certain ; la différence d’âge qui existe entre Ariste et Léonor ne se retrouvait pas entre Molière et Armande, puisque, si Molière avait trente-neuf ans, Armande en avait dix-huit d’après certains Moliéristes, « environ vingt » d’après son contrat de mariage, vingt-deux et demi d’après l’hypothèse que j’accepterais le plus volontiers. Enfin, Molière n’avait pas conçu lui-même son sujet pour l’adapter à sa situation. Il l’avait pris, sans parler de la tradition delà farce, à différentes sources : les Adelphes de Térence, la Folle gageure de Boisrobert, la Femme industrieuse de Dorimon, la Discreta enamorada de Lope de Vega, et surtout une jolie comédie de Mendoza, où la jeune femme qui est maintenue dans la sagesse par la douceur porte précisément le nom de Léonor, et que M. Martinenche a signalée aux commentateurs de Molière : Et marido hace mujer, C’est le mari qui fait la femme[6]. Malgré tout, les rapports ne manquent pas entre les deux couples Ariste-Léonor et Molière-Armande ; si son mariage était projeté, Molière, en composant son œuvre, a dû songer à sa jeune fiancée ; il n’a pas été fâché qu’elle prît pour elle quelques-unes des déclarations d’Ariste. Mais c’est là sans doute tout ce qu’il faut concéder, et il serait fort dangereux de chercher avec précision jusqu’où va l’assimilation entre les personnages de la comédie et ceux de la réalité.

Bien autrement grandes sont les difficultés que soulèvent les applications faites à Molière et à Armande de l’École des femmes. Arnolphe recueillant Agnès, âgée de quatre ans, ce pourrait être Molière s’occupant, dès son bas âge, de la fille ou de la sœur de Madeleine ; par malheur, c’est plus exactement encore le Don Pèdre de la nouvelle de Scarron imitée par le poète : Don Pèdre y recueille Laure à quatre ans et la fait élever dans un couvent avec l’ordre exprès qu’« elle n’ait aucune connaissance des choses de ce monde ». Après une telle éducation, Laure est toute semblable à Agnès ; mais ni Laure ni Agnès ne ressemblent à Armande, pas plus d’ailleurs qu’Arnolphe ou Don Pèdre ne ressemblent à Molière. Allons plus loin. Ce n’est pas ici le lieu d’examiner à fond le scabreux problème de la naissance d’Armande. Mais si, comme l’ont rendu très vraisemblable les recherches de M. Bernardin[7], elle est une fille, née en 1638, de Madeleine Béjart et de M. de Modène. Armande est sensiblement plus âgée qu’Agnès, et Molière n’a pu être pour rien dans sa première éducation. – Que si Armande est née au début de 1643, la différence entre les âges d’Arnolphe et d’Agnès est sensiblement la même qu’entre les âges de Molière et d’Armande ; mais Agnès rend Arnolphe ridicule, Arnolphe lui-même se rend odieux par son étroitesse d’esprit et par son égoïsme : comment Molière aurait-il pu vouloir se peindre à quelque degré sous les traits de ce personnage ?

Jusqu’ici un moyen d’investigation a manqué à nos critiques, dont ils vont dorénavant pouvoir faire un grand usage. Armande n’était pas encore montée sur la scène : elle débute en 1663 dans la Critique de l’École des femmes et dans l’Impromptu. Dans cette dernière œuvre, elle et son mari figurent sous leurs propres noms, et il est intéressant de savoir ce qu’ils se disent :

 

Taisez-vous, ma femme ! vous êtes une bête ! – C’est une chose étrange qu’une petite cérémonie soit capable de nous ôter toutes nos belles qualités, et qu’un mari et un galant regardent la même personne avec des veux si différents ! – Que de discours ! – Ma foi, si je faisois une comédie, je la ferois sur ce sujet. Je justifierois les femmes de bien des choses dont on les accuse ; et je ferois craindre aux maris la différence qu’il y a de leurs manières brusques aux civilités des galants.

 

Quelle menace ! s’écrient les uns, et comme le bonheur conjugal de Molière craque déjà ! – Quelle sécurité, s’écrient les autres, chez ce mari qui ose plaisanter ainsi sur ses relations avec sa femme, sans craindre que personne le prenne au mot ! – Et peut-être n’y a-t-il là tout simplement qu’une plaisanterie traditionnelle, dont il faut se garder de rien conclure[8].

Mais sans doute le fait même que Molière et sa femme jouaient ici leurs propres personnages était de nature à gêner le poète. Il sera plus libre quand tous les deux porteront des noms d’emprunt, et il pourra alors parler à Armande le vrai langage que lui dictera son amour ou sa colère. Que dis-je ? il le pourra ! Force lui sera bien de le faire, puisque, pendant plusieurs années, les deux époux ne se verront, ne se parleront qu’au théâtre. Aussi considérez le Misanthrope. Pendant que le public croit assister aux démêlés d’Alceste et de Célimène, c’est le cœur ulcéré de Molière qui fait des reproches à la trop coquette Armande :

 

Ah ! que vous savez bien ici contre moi-même,

Perfide, vous servir de ma foiblesse extrême.

Et ménager pour vous l’excès prodigieux

De ce fatal amour né de vos traîtres yeux !

 

Acceptons ce fil conducteur, et espérons que, grâce à lui, nous allons pénétrer dans les sentiments intimes du poète. La désillusion va être prompte et complète.

Dans le Sicilien, Don Pèdre et Isidore échangent des paroles qui souvent, semble-t-il, conviendraient à Molière et à sa femme. Or, c’était bien Molière qui jouait Don Pèdre, mais le rôle d’Isidore était confié à Mlle de Brie, et Armande, chargée du petit rôle de Zaïde, disait ces mots qui auraient dû mal sonner aux oreilles du mari jaloux : « Un jaloux est un monstre haï de tout le monde, et il n’y a personne qui ne soit ravi de lui nuire, n’y eût-il point d’autre intérêt : toutes les serrures et les verrous du monde ne retiennent point les personnes, et c’est le cœur qu’il faut arrêter par la douceur et la complaisance. »

George Dandin met plus nettement le mari et la femme en présence : l’un jouait Dandin, le mari trompé, ou qui va l’être ; l’autre jouait Angélique, la fieffée coquine à laquelle Dandin a eu l’imprudence de s’unir. Est-ce que Molière, sûr de son infortune et de la honte de sa femme, aurait tenu, pour punir Armande, à afficher l’une et l’autre aux yeux du public ? c’est ce que Loiseleur ne craint pas de dire. Faut-il au contraire regarder Molière comme plus discret et, si l’adultère est à peu près absent de son théâtre, croire qu’il n’osait peindre ce qu’il avait peut-être à son foyer ? C’est ce que fait un instant M. Jules Lemaître. Dira-t-on enfin qu’Armande devait être bien au-dessus du soupçon et son mari bien en sécurité, pour qu’il n’ait pas craint une comparaison dans l’esprit des spectateurs entre ce qui se passait à la ville et ce qui se représentait au théâtre ? C’est à quoi se décide Paul Mesnard ; et c’est à quoi nous nous déciderions nous-même, s’il ne nous paraissait plus sage de reconnaître et de proclamer que, mari, auteur et directeur, Molière ne voulait pas confondre ses attributions diverses. Mari, il tenait vis-à-vis de sa femme une conduite et un langage dont lui seul était juge et que nous ne connaissons guère ; auteur, il s’efforçait de faire parler et agir chacun de ses personnages selon sa nature, et nous savons combien il a réussi ; directeur, il choisissait les interprètes de ses rôles d’après leurs aptitudes, et le succès le justifiait.

N’insistons donc plus sur les rôles joués par les deux époux et ne cherchons pas trop à deviner les intentions de Molière. Dans trois pièces successives, Mélicerte, le Sicilien et Amphitryon, Armande n’eut pas ou n’eut guère de place. – C’est peut-être que Molière était irrité contre elle ! – Non, sans doute, puisque, aussitôt après, il lui confiait le rôle le plus important de George Dandin. – C’est peut-être qu’averti par le trop grand succès de la Princesse d’Élide il ne voulait pas permettre à sa femme de briller dans des fêtes de cour ! – Pourquoi donc allait il bientôt, dans les splendides représentations des Tuileries, transformer sa femme en Psyché, tandis que, circonstance aggravante, il donnait le rôle troublant de l’Amour à ce jeune fat sans scrupule de Baron ? Et si, par hasard, Armande avait été souffrante au temps de Mélicerte et d’Amphitryon ! L’hypothèse manque de romanesque, elle n’en est pas pour cela plus absurde.

En somme, de tant de suppositions échafaudées sur la carrière théâtrale d’Armande, il ne reste guère debout que celle qui concerne les rôles d’Alceste et de Célimène dans le Misanthrope, et celle-ci même, hélas ! est d’une solidité fort douteuse. Parmi les vers les plus caractéristiques de l’atrabilaire amoureux et de la coquette, beaucoup, en 1666, ont été repris par Molière dans son Don Garcie de Navarre de 1661, antérieur de plus d’un an à son mariage. Vous avez cru tout à l’heure que je citais quatre vers du Misanthrope : j’ai cité quatre vers de Don Garcie[9].

 

VI

 

On a assez vu, par tout ce que nous venons de dire, que d’inconvénients offre, dans le détail, cette chasse aux indications autobiographiques dans Molière. Je ne signalerai plus, en terminant, que quelques inconvénients plus généraux.

Il semble que Molière ait lui-même protesté d’avance contre cette investigation indiscrète, et qu’on puisse en partie appliquer à certains de ses historiens et de ses commentateurs ce qu’il disait des comédiens de l’Hôtel de Bourgogne et de l’auteur de la comédie satirique jouée par eux, le Portrait du Peintre : « J’en ferai ma déclaration publiquement... Qu’ils disent tous les maux du monde de mes pièces, j’en suis d’accord..., pourvu qu’ils se contentent de ce que je puis leur accorder avec bienséance. La courtoisie doit avoir des bornes ; et il y a des choses qui ne font rire ni les spectateurs, ni celui dont on parle. Je leur abandonne de bon cœur mes ouvrages.... Mais... ils me doivent faire la grâce de me laisser le reste et de ne point toucher à des matières de la nature de celles sur lesquelles on m’a dit qu’ils m’attaquaient dans leurs comédies. C’est de quoi je prierai civilement cet honnête monsieur qui se mêle d’écrire pour eux. » À coup sûr, les Moliéristes ont des intentions autrement louables que celles de Boursault, et c’est pour la plus grande gloire de Molière qu’ils fouillent obstinément dans les recoins les plus cachés de sa vie. Mais Molière se passerait fort bien de leur zèle ; ou du moins, puisque, devenu illustre, il ne peut échapper aux biographes, il les prierait civilement de ne pas trop abuser contre ses ouvrages de ce qu’ils croient avoir appris sur son existence, de ne pas alourdir ses comédies de tous les sous-entendus et de tous les sens mystérieux qu’ils y supposent. « Vous êtes, dirait-il à ces Lysidas d’un nouveau genre, vous êtes déplaisantes gens avec vos révélations, dont vous embarrassez les ignorants et nous étourdissez tous les jours... Ne consultons dans une comédie que l’effet qu’elle fait sur nous. Laissons-nous aller de bonne foi aux choses qui nous prennent par les entrailles et ne cherchons point de raisonnement pour nous empêcher d’avoir du plaisir. »

Et si encore les comédies n’étaient qu’alourdies ! Mais quand la signification en est faussée ! Quand l’idée que nous avons affaire à Molière nous empêche de sentir les ridicules d’Alceste ou même d’Arnolphe ! Quand, après avoir fait d’étranges conjectures sur sa vie d’après ses œuvres, on donne de l’ensemble des œuvres d’étranges explications d’après sa vie ! Que dirait le grand comique, si, revenant tout d’un coup sur la terre, il se trouvait en face des divers Molières, tous nouveaux pour lui, que l’on a découverts dans son œuvre : le Molière révolté, le Molière prêcheur, le Molière lugubre ! Ce dernier surtout a fait fortune. Abreuvé d’ennuis en province, esclave du roi à Paris, amoureux d’une femme qui ne l’aimait pas et le déshonorait, malade de corps, plus malade dans l’âme, comparant sans cesse ses aspirations qui étaient hautes avec ses chutes morales qui ont été profondes, Molière a dû être triste, il l’a été, ses farces mêmes sont douloureuses. « Rassemblez tous ces traits, s’écrie Weiss[10], mettez-vous devant les yeux cet humiliant collier de servitude, cette vie en promiscuité, avec l’idéal constant d’une vie et d’une vertu austères devant les veux, la mort sans cesse défiée, mais sans cesse présente... Supposez que tout cela, jeté dans un cerveau de poète comme dans un laboratoire, y fermente et s’y tourne en rire, et songez quel rire formidable, quel rire triste, quel rire sinistre jusque dans sa pleine expansion vous aurez alors ! » Ô vous, qui vous êtes amusés au Médecin malgré lui ou au Bourgeois gentilhomme, ne sentez-vous pas combien vous vous trompiez ! et ne voilà-t-il pas la gaieté de Molière proprement tuée par raison démonstrative !

Ce qui n’est pas moins tué par une telle méthode, c’est le génie propre, c’est l’originalité particulière du poète. Molière emprunte à tout et à tous ; il puise dans les pièces qu’il a jouées, dans les livres qu’il a lus, dans les conversations qu’on a tenues devant lui, dans les pensées que ses yeux pénétrants sont allés découvrir au fond des âmes ; mais, ce qu’il prend ainsi, il le transforme, il le fond avec ses inventions propres, il l’anime de la vraie vie, celle des héros mêmes qui s’agitent sur sa scène ; si bien qu’il n’y a plus chez lui de pièces de rapport, mais des parties d’un organisme ; pas de mots plaisants en soi, mais des mots plaisants par réflexion à celui qui les prononce ; pas de fantoches où les procédés uniformes de l’ouvrier se reconnaissent, mais de vrais hommes et de vraies femmes, distincts, variés comme autour de nous. Dans ces conditions, Molière peut se souvenir de ses parents comme des étrangers, et de sa vie comme de celle des autres ; il peut çà et là exprimer ses sentiments les plus chers, et il n’y a sans doute pas d’outrecuidance à prétendre en reconnaître quelques-uns (amour... de l’amour, instinct jaloux, regret attendri de son enfant perdu) à je ne sais quel accent plus chaud et plus pénétrant. Mais chercher dans son théâtre une sorte de commentaire dramatique perpétuel de sa vie, mais se le figurer sans cesse en train de se peindre, c’est le défigurer vraiment et commettre le plus caractérisé, le plus prolongé des contresens. C’est le confondre avec des génies d’un autre ordre, avec un Chateaubriand par exemple. Chateaubriand a dit que l’artiste mettait toujours son histoire dans ses ouvrages et ne décrivait bien que son propre cœur, et il a eu raison en ce qui concerne Chateaubriand lui-même. En vain a-t-il promené ses héros en Bretagne, en Amérique, dans la Grèce et dans la Gaule antiques : René c’est Chateaubriand, Chactas c’est Chateaubriand, Eudore c’est Chateaubriand ; et Amélie, Atala, Céluta, Mila, Velléda, Cymodocée sont également des femmes qui n’ont pu résister à l’attrait tout-puissant et fatal de Chateaubriand. Toujours moi, moi partout ! c’est son involontaire devise, comme c’est celle d’un Byron ou d’un Lamartine. Mais ce n’est pas celle d’un Shakespeare, d’un Balzac ou d’un Molière. Ceux-ci savent sortir d’eux-mêmes, pénétrer dans les cœurs les plus divers et créer des âmes. Il ne faut pas plus chercher Molière dans ses personnages qu’on ne cherche Balzac dans le père Grandet, le père Goriot ou Vautrain, et qu’on ne cherche Shakespeare dans le roi Lear, dans Iago ou dans Richard III.

 

 

Chapitre premier - La formation et les débuts de Molière - Molière en province

 

Nous avons reconnu que les divers incidents de la vie de Molière ont contribue à la formation de son génie ; qu’ils lui ont fourni ce bagage d’observations, de réflexions, sans lequel sa comédie pourrait être amusante ou spirituelle, mais non pas riche comme elle l’est en idées, en tableaux exacts, en caractères vivants ; que dans bien des cas enfin ils ont déterminé l’éclosion et la forme de telle ou telle œuvre. Il importe donc, sans donner dans les curiosités de l’érudition, de jeter un coup d’œil sur la vie de Molière. Nous nous bornerons dans ce chapitre à la partie qui précède la grande période de sa production littéraire, à celle qui précède l’installation de Molière et de sa troupe à Paris en 1658.

 

I

 

Je me méfie beaucoup des théories soi-disant scientifiques sur l’influence de la race et du milieu ; je ne puis m’empêcher de me souvenir que Descartes est tourangeau aussi bien que Rabelais ou M. Courteline, Lesage breton comme Chateaubriand ou Renan. Ce n’est cependant pas tout à fait pour rien que Molière est le compatriote de Villon, de Regnard, de Voltaire, de Beaumarchais, de Déranger, de Labiche, et il semble qu’il y ait un air de famille entre tous ces Parisiens. Comme la plupart de ces écrivains à l’esprit avisé et au bon sens narquois, il est né dans le quartier des halles ; il a pu, dès son enfance, connaître la bourgeoisie, à laquelle il appartenait par sa naissance, et le peuple, auquel sans doute le mêlaient ses jeux. Né en janvier 1622, il a perdu sa mère quand il avait dix ans, et il se peut que le manque d’une tendresse, d’une direction maternelles l’ait amené à se jeter plus librement dans les aventures ; son père, quel qu’ait été son caractère, sur lequel nous avons été amenés à nous expliquer, semble, en effet, ne lui avoir pas été attaché par les liens d’une affection bien tendre.

Ce n’est pas à dire que Jean Poquelin ait manqué à ses devoirs envers son fils, et je me ligure, au contraire, que les bons bourgeois, ses voisins, ont crié : « il fait des folies », quand ils l’ont vu envoyer son fils aîné Jean-Baptiste au collège de Clermont. Car enfin, Jean Poquelin appartenait à la riche corporation des tapissiers ; il habitait une maison à lui, sous les piliers des halles, à l’enseigne de Saint-Christophe ; il avait succédé à son frère cadet Nicolas Poquelin comme valet de chambre tapissier ordinaire du roi ; mais en était-ce assez pour faire de son fils le camarade de tant de fils de famille et lui donner pour maîtres les jésuites les plus renommés de Paris, ceux que Louis le Grand devait plus tard autoriser à donner son nom à leur collège ? Jean-Baptiste suivit pourtant les cours du collège de Clermont pendant quatre ou cinq ans, de 1636 à 1641 environ, et La Grange nous dit dans sa préface : « Le succès de ses études fut tel qu’on pouvait l’attendre d’un génie aussi heureux que le sien. S’il fut fort bon humaniste, il devint encore plus grand philosophe. L’inclination qu’il avait pour la poésie le fit s’appliquer à lire les poètes avec un soin tout particulier ; il les possédait parfaitement, et surtout Térence. » Grâce à la munificence de son père, le jeune homme était ainsi mis en état de lire et d’imiter plus tard ses modèles latins, ceux auxquels il devait en quelque mesure emprunter l’École des maris. Amphitryon, l’Avare et les Fourberies de Scapin.

La Grange insiste sur la philosophie de son maître et ami, et avec raison. Bien des souvenirs philosophiques très précis sont épars dans ses pièces, et l’on sait qu’il avait composé une traduction de Lucrèce, dont un fragment est devenu une tirade d’Éliante dans le Misanthrope[11]. Mais ce n’est pas chez les jésuites que Jean-Baptiste Poquelin avait pu se familiariser avec l’épicurien Lucrèce ; c’est chez Gassendi, prêtre aux hardis sentiments qui estimait fort Épicure, combattait l’asservissement à Aristote, disputait avec Descartes. « Ô chair », lui disait dédaigneusement Descartes, qui lui-même s’appelait volontiers « esprit ». Mais Gassendi lui répondait : « En m’appelant chair, vous ne m’ôtez pas l’esprit ; vous vous appelez l’esprit, mais vous ne quittez pas votre corps. » Gassendi voulait n’oublier ni l’un ni l’autre, et son élève devait faire de même ; peut-être même devait-il faire au corps une trop grande place.

Chapelle, qu’il connut chez Gassendi et qui resta toujours son ami (il fut d’ailleurs celui de Racine, de la Fontaine et de Boileau), faisait au corps une place plus grande encore : c’était un goinfre et, disait-on, « le plus grand ivrogne du Marais », fort spirituel d’ailleurs et judicieux. Bernier, le grand voyageur, et Cyrano de Bergerac, l’auteur du Voyage dans la Lune, de la Mort d’Agrippine, et de ce Pédant joué dont deux scènes piquantes sont passées dans les Fourberies de Scapin, paraissent avoir aussi connu chez Gassendi le jeune Poquelin. Tous deux firent œuvre plus utile que Chapelle ; mais ils avaient des parties du libertin, quelque sens qu’on donne d’ailleurs à ce mot, sens religieux ou sens moral. Jean-Baptiste Poquelin resta moins Gassendiste que ses anciens condisciples en ce qui regarde la doctrine, et il lui arriva, s’il faut en croire Grimarest, de défendre chaudement Descartes contre Gassendi. Mais, quelque part qu’on veuille faire dans sa philosophie à sa nature propre et à l’enseignement de son maître, il est certain que ce fut un hardi et libre esprit, celui dont sortirent Tartuffe et Don Juan.

Après la philosophie, le droit, dont, entre autres personnages comiques, le notaire M. de Bonnefoi parle si bien la langue et connaît si bien les finesses dans le Malade imaginaire. Le père Poquelin l’a fait aussi étudier à son fils, et peut- être lui a-t-Il fait prendre ses licences à Orléans. Ainsi se complétaient peu à peu les connaissances du grand peintre de mœurs.

Cependant le valet de chambre tapissier du roi ne renonçait pas à avoir un successeur dans son fils. En décembre 1637, il lui avait assuré la survivance de sa charge ; en 1642, il semble qu’il l’ait envoyé à sa place faire ce voyage de Narbonne pendant lequel Richelieu étouffa la conjuration de Cinq-Mars et de de Thou et fit arrêter les deux jeunes gens, bientôt après décapités à Lyon.

Mais que pouvaient les efforts du père, alors que le fils était en proie au démon du théâtre, un des plus malins et des plus tenaces, paraît-il, parmi ceux qui tentent les pauvres humains ? Déjà, si l’on en croit Grimarest et la légende, Jean-Baptiste tout enfant aurait été conduit par son grand-père maternel, Louis Cressé, au théâtre de l’Hôtel de Bourgogne et aux spectacles de la foire Saint-Germain. Au collège de Clermont, le jeune homme avait trouvé le théâtre scolaire, si en faveur chez les jésuites. Et voici que maintenant il se liait avec les Béjart, dont cinq étaient ou devaient être comédiens, et notamment avec Madeleine, actrice belle, habile, frottée de lettres, qui peut-être avait couru la province dans une troupe de campagne. Est-ce pour suivre Madeleine que Jean-Baptiste voulut se faire comédien ? On l’a dit, et, en quelque mesure, il se peut ; mais il ne faut pas oublier non plus que le démon du théâtre était là, et les ennemis de Molière ont même prétendu qu’il l’avait amené à faire la parade pour les charlatans l’Orviétan et Bary. Le 6 janvier i6/i3, le fils de Jean Poquelin renonce à la survivance de la charge paternelle et reçoit une somme de six cent trente livres ; le 30 juin, après un retard dont nous ignorons les causes, un contrat en bonne forme réunit dix « enfants de famille » pour une entreprise qui prend ce nom retentissant : l’Illustre théâtre ; un an plus tard, un autre acte notarié nous montre que Jean-Baptiste Poquelin a pris maintenant le nom de Molière. Le dernier lien qui rattachait le jeune homme à la bonne bourgeoisie régulière où il était né est coupé : le « char de Thespis » définitivement l’emporte.

 

II

 

Si l’Illustre théâtre avait pris ce beau nom pour qu’il lui fût un heureux augure, la déconvenue dut être grande. Après quelques représentations à Rouen, la troupe s’installe à Paris, aux fossés de Nesles, dans le jeu de paume des Métayers. Elle est entretenue (assez chichement sans doute) par Gaston, frère du feu roi Louis XIII ; elle joue des tragédies faites pour elle par des poètes de mérite, le Scévole de du Ryer, la Mort de Chrispe et la Mort de Sénèque de Tristan L’Hermite. Mais, aux fossés de Nesles, on est sur la paroisse Saint-Sulpice, où M. Olier et ses disciples s’acharnent contre la comédie et les comédiens ; pour cette raison ou pour d’autres, le public ne vient pas et les dettes s’accumulent. On se transporte au jeu de paume de la Croix noire, près du Port Saint-Paul : la guigne, comme on dirait aujourd’hui, n’est pas pour cela conjurée ; coup sur coup, trois créanciers se fâchent, et, en août 1645, Molière est au Châtelet, emprisonné pour dettes, demandant et n’obtenant pas sans peine sa liberté sous caution. Le rêve avait été brillant ; le réveil était sombre !

Décidément, il était temps de dire adieu à Paris, où il n’y avait pas encore de place pour d’autres comédiens que ceux de l’Hôtel de Bourgogne et du Marais. La troupe de l’Illustre théâtre, d’ailleurs bien transformée, entasse dans des malles ses costumes et sur un chariot ses décors, à moins que décors et costumes n’aient été saisis par les créanciers. Elle part pour les provinces. Pour elle commence le roman comique.

Tout le monde connaît l’œuvre si gaie, si pittoresque, si vivante (encore qu’un peu grossière), à laquelle Scarron a donné ce titre de Roman comique. Longtemps on a cru qu’il y avait peint la troupe de Molière, et c’était doublement une erreur : d’abord, nous savons, maintenant que Henri Chardon nous la appris[12], quels étaient les principaux des comédiens visés par Scarron ; ensuite, la vie même qu’il nous décrit n’a pu être celle d’une troupe aussi estimée que le fut bientôt celle de Madeleine Béjart et de Molière. Si l’on peut encore prendre quelque chose, si l’on peut encore prendre beaucoup dans Scarron pour l’étude de nos comédiens, c’est à condition de le corriger au moyen des pièces d’archives, des mémoires, des correspondances du temps. Et ces documents nous livrent aussi peu à peu l’itinéraire de Molière. Nous n’en dirons que quelques mots.

À la fin de 1645, il semble que les épaves de l’Illustre théâtre aient inauguré leur vie nomade en s’associant avec Charles du Fresne et sa troupe, une des meilleures qui courussent alors la France. Du Fresne avait pour protecteur le duc d’Épernon, gouverneur de Guyenne : il commence donc par jouer tantôt au château de Cadillac, près de Bordeaux, tantôt à Agen. En 1647, il est à Toulouse, à Albi, à Carcassonne ; en 1648, à Nantes, et cette fois nous sommes certains qu’il a avec lui Molière[13].

Nous voici de nouveau à Toulouse, puis à Narbonne en 1649, à Agen et à Pézenas en 1650. En 1652, Molière, devenu peu à peu le vrai chef de la troupe, est à Lyon et y fixe, peut-on dire, son quartier général. Pendant cinq à six ans, de 1652 à 1658, Molière, certes, ne s’interdira pas les excursions. On le trouvera plusieurs fois en Languedoc ; on le trouvera à Vienne en Dauphiné, à Dijon, à Avignon, à Grenoble, voire à Bordeaux ; mais c’est toujours à Lyon qu’il reviendra, et quand il quittera définitivement cette ville, ce sera pour rentrer à Paris, en faisant escale à Rouen.

Dans cette odyssée d’un nouveau genre, les voyages en Languedoc tiennent une place particulière, surtout à partir de 1650. Le 17 décembre de cette année, Molière (s’il faut en croire une quittance publiée il y a quelques années) reçoit une somme de quatre mille livres[14] pour avoir, pendant trois mois, égayé la session des États de Languedoc, qui se tenaient à Pézenas. Les tenues d’États étaient une des meilleures aubaines que pussent trouver les comédiens de campagne, et Molière n’aura garde d’oublier sa saison théâtrale de Pézenas en 1650. De leur côté, MM. des États paraissent avoir été satisfaits de la troupe et ne l’oublieront pas davantage. Aussi semble-t-il qu’elle soit de nouveau auprès d’eux l’année suivante, cette fois à Carcassonne, et en 1653, cette fois à Pézenas. Mais c’est en septembre seulement de cette année que Molière fut mis en rapport avec Conti.

Molière avait-il connu Conti au collège de Clermont, où le prince avait fait ses études ? La Grange et d’autres l’ont dit, quoique rien ne le prouve, le prince ayant quelque huit ans de moins que notre poète ; en tous cas, les souvenirs du collège ne furent pour rien dans la protection accordée par le prince au comédien. Venu à Pézenas pour exercer les fonctions de gouverneur du Languedoc, Conti s’était installé dans sa belle maison de la Grange des Prés avec sa maîtresse du moment, Mme de Calvimont. Des comédiens étaient nécessaires, et Molière, qui avait quitté Pézenas, était quelque part dans la province. Mme de Calvimont appela Cormier ; l’abbé de Cosnac, qui avait l’argent des menus plaisirs du prince, appela Molière, et ce ne fut pas sans peine que celui-ci l’emporta définitivement sur son rival. Du moins la victoire fut-elle complète. Au témoignage d’un ami du prince, l’abbé Voisin, Molière devint un familier de Conti, qui, ne se contentant pas de voir les représentations, conférait souvent avec lui de ce que l’art dramatique a de plus excellent et de plus charmant : « Et lisant souvent avec lui les plus beaux endroits et les plus délicats des comédies tant anciennes que modernes, il prenoit plaisir à les lui faire exprimer naïvement, de sorte qu’il y avoit peu de personnes qui pussent mieux juger d’une pièce de théâtre que ce prince. » Quant à la troupe, honorée d’une pension et du titre de troupe du prince de Conti, elle fut chargée d’égayer deux fois encore les États, réunis à Montpellier. De décembre 1653 à mars 1654 et de décembre 1654 à mars 1655, Molière résida donc dans cette ville, où son séjour est rappelé par une plaque de marbre ; il figura même, avec son camarade Joseph Béjart et divers membres des États, dans un ballet dit des Incompatibles, qui fut dansé devant le prince et la princesse de Conti et que Paul Lacroix a publié, en l’attribuant – il fallait s’y attendre – à notre poète. Béjart y représentait un peintre et un ivrogne, Molière un poète et une harengère.

S’il suffisait à la ville de Montpellier de rappeler par une inscription le séjour de Molière, Pézenas ne pouvait guère s’acquitter envers notre grand comique à moins d’un monument, comme celui qu’elle a demandé au ciseau de M. Injalbert. Quelques mois à peine après son départ du Languedoc, Molière, en effet, y revenait pour les États ouverts à Pézenas en novembre 1655 et il restait à Pézenas plus de trois mois ; après quoi, tout fait supposer qu’il y revint encore pour la session de 1667. Dans l’intervalle, il avait joué à Narbonne, à Bordeaux, à Agen ; et surtout il était resté longtemps à Béziers pendant les États de 1656, auxquels il avait donné la primeur de son Dépit amoureux.

 

III

 

Cette situation quasi officielle de comédien ordinaire des États du Languedoc, ces longs séjours dans des villes importantes comme Lyon, Avignon, Montpellier, montrent qu’il ne faut pas trop se figurer Molière et ses compagnons sous les traits de ces comédiens nomades, dont les érudits nous font connaître de mieux en mieux la vie : courant les routes dans un équipage bizarre, s’arrêtant dans les plus pauvres auberges sans avoir toujours de quoi payer leur maigre repas, jouant dans des gi-anges au risque d’entendre la musique de leurs vers accompagnée par celle de bœufs ou d’ânes indifférents à la tragédie et à la comédie, obligés par la misère de se séparer et réduits à jouer à deux ou trois des pièces de dix personnages.

Protégé par le duc d’Épernon d’abord, par le prince de Conti ensuite, lié à Vienne et à Lyon avec l’académicien Pierre Boissat, fréquentant à Avignon le peintre Mignard, qu’il devait célébrer plus tard dans son beau poème la Gloire du Val de Grâce, Molière était déjà une manière de personnage. Sa troupe avait des moments de prospérité, et, comme les comédiens sont volontiers généreux, comme ils ne thésaurisent guère, elle en faisait parfois profiler des parasites. C’est ainsi que d’Assoucy, « l’empereur du burlesque », qui joignait à ses talents de poète bouffon des talents de musicien et un formidable appétit, passa de longs mois avec eux ; ayant l’estomac reconnaissant, il nous a fait un tableau enchanteur, peut-cire flatté, du séjour de la troupe à Pézenas :

 

En cette douce compagnie

Que je repaissois d’harmonie,

Au milieu de sept ou huit plats,

Exempt de soin et d’embarras,

Je passois doucement la vie.

Jamais plus gueux ne fut plus gras.

 

Est-ce à dire que tout fût gai dans la vie des comédiens ? On aurait grand tort de le croire. Il y avait des chômages prévus, mais qui n’en étaient pas moins pénibles ; il était interdit de donner des spectacles pendant le carême, d’où le dicton expressif : « affamé comme un comédien de carême » ; la même interdiction s’appliquait dans bien des cas à l’avent. D’autres chômages imprévus étaient plus pénibles encore. Quand Molière arriva à Nantes en 1648, le maréchal de La Meilleraye était malade ; eût-il été convenable qu’on se réjouît avant sa guérison ? Quand il demanda à jouer à Poitiers l’année suivante, le conseil de la ville trouva que la misère du temps et la cherté des blés rendaient la comédie inopportune. Était-on autorisé à ouvrir un théâtre, c’était à des conditions fort onéreuses, moyennant des redevances et des représentations au profit des pauvres.

Tout allait bien encore, si l’on ne trouvait pas de concurrence dans une ville. Mais la lutte pour la vie existait déjà au XVIIe siècle pour les comédiens. À Lyon, en 1653, il fallut lutter contre plusieurs troupes, notamment contre celle d’Abraham Mitallat, dit la Source. La même année, à Pézenas, et cette fois sur un terrain beaucoup plus étroit, il fallut aussi, nous l’avons vu, lutter contre la troupe de Cormier. Cormier n’était qu’une façon de charlatan, fort indigne de se mesurer avec Molière ; mais il usait des grands moyens et faisait des cadeaux à la maîtresse de Conti, à Mme de Calvimont. Être mis en balance avec un pareil artiste était donc passablement humiliant ; et que n’avait pas dû souffrir Molière quand, cinq ans plus tôt, à Nantes, il avait été abandonné pour des représentations de machines et des jeux de marionnettes !

Puis, venait l’hostilité du clergé, faisant respecter le deuil quadragésimal, prêchant contre le théâtre, gênant les mariages ou les baptêmes des comédiens, gens excommuniés dont l’entrée dans l’église était un scandale. En 1650, Molière est parrain à Narbonne ; mais il prenait le titre de « tapissier et valet de chambre du roi ». Remarquez, je vous prie, ce détail : il est pour quelque chose dans l’heureuse fortune de Molière. Celui-ci, nous l’avons vu, au moment de fonder l’Illustre théâtre, avait renonce à la survivance de la charge de son père. Mais Jean Poquelin ne s’était pas pressé de la passer à un autre de ses enfants ; il ne le fera que vers 1657, et, en attendant, Molière gardait son titre, qu’il reprendra légalement, après la mort de son frère, en 1660. Or, en ce temps d’idolâtrie monarchique, tenir au roi, de quelque façon que ce fût, était utile. Aujourd’hui où le grand nom de Molière égale ou dépasse tout autre nom, son titre de valet de chambre tapissier du roi nous fait sourire. Mais voyez ce qui se passe aux obsèques du poète, le jour où, après avoir obtenu par prière un peu de terre pour lui, sa veuve le fait enterrer à la dérobée. Contre les attaques des gens malintentionnés un talisman le protège ; c’est le poêle des tapissiers, dont le cercueil est recouvert. Regardez bien ce poêle : c’est un symbole. En province, à la cour, au cimetière, le tapissier en Molière a souvent protégé le comédien et le poète de génie.

Il ne pouvait cependant le protéger toujours, et Molière devait se heurter parfois au clergé et à la dévotion. Quand, vers la fin de 1655, l’évoque d’Aleth, l’austère Nicolas Pavillon, entreprit la conversion de Conti, alors malade, il ne lui reprocha pas seulement ses débauches, mais la protection qu’il accordait au théâtre. Aussi, en 1657, Conti, passant à Lyon, fut-il scandalisé de voir la troupe de Molière prendre encore le titre de troupe du prince de Conti. « Il y a, écrivait-il à l’abbé de Ciron, il y a des comédiens ici qui portaient mon nom autrefois ; je leur ai fait dire de le quitter, et vous croyez bien que je n’ai eu garde de les aller voir. » Nous le croyons bien aussi, comme l’abbé de Ciron : l’ancien protecteur de Molière allait écrire ce Traité de la Comédie, achevé en 1665, où il se montre pour lui presque aussi dur que le sera plus tard Bossuet !

De pareils coups devaient être sensibles à Molière, et déjà sans doute s’amassaient dans son âme les colères qui, aiguillonnant sa libre philosophie, devaient plus tard déterminer les hardiesses de l’École des femmes, du Tartuffe et de Don Juan.

Ce n’est là qu’une hypothèse, mais vraisemblable. Et j’espère que je resterai aussi dans la vraisemblance, si j’ajoute que la vie menée par Molière en province a dû contribuer au mélange de comique débordant et de réflexion profonde, attristante, qui caractérise ses œuvres. Pour qui réfléchit au travail forcené de Molière, à ses maladies, à ses soucis intimes, à ses angoisses morales, la gaieté du poète est chose prodigieuse, si prodigieuse qu’on l’a niée. Mais de quel droit nier ce qui est évident ? Molière a beaucoup souffert, c’est vrai ; sa comédie peut servir de thème à des réflexions mélancoliques, c’est vrai encore. Au fond, toute comédie est attristante, puisqu’elle a pour objet les vices et les ridicules de notre pauvre humanité ; et, plus la peinture de ces vices et de ces ridicules sera parfaite, plus en seront chagrinés les esprits moroses. Mais tout cela empêche-t-il le rire d’éclater quand nous voyons jouer ou même quand nous lisons les comédies de celui que pourtant un de ses contemporains désignait déjà de ce pseudonyme transparent : Élomire hypocondre ? Et celui qui nous fait rire ainsi, n’a-t-il pas fallu qu’il rit lui-même, fût-ce Immédiatement avant de pleurer ou après avoir pleuré ? Si l’on cherche la cause de cette étonnante aptitude, il est clair que l’on trouve avant tout le je ne sais quoi, comme on disait au temps de Molière, la nature propre de l’écrivain, le génie. Mais est-il défendu de songer aussi qu’après un enfant, nul n’est plus porté à pleurer et à rire presque à la fois qu’un comédien, habitué à être tantôt Cinna, tantôt Sganarelle ? Quand, après avoir fait les plus beaux rêves, la troupe de Molière débarquait dans une ville et se voyait interdire les représentations, il devait arriver qu’une protestation sourde se fit sentir dans les estomacs, et qu’un juron plus expressif sortît des bouches ; l’acteur qui jouait le plus communément les héros entamait d’un air lugubre la tirade d’Horace :

 

Je mots à faire pis, en l’état où nous sommes,

Le sort et les démons, et les dieux et les hommes ;

 

mais celui qui jouait les grotesques voulait aussi exhaler sa plainte et le faisait dans les termes burlesques de son répertoire. À ce duo plaisant, la gaieté renaissait, et les facéties se précipitaient, narguant la malechance et la faim. « Baste ! la comédie est une vie sans souci, et quelquefois sans six sous », comme disait philosophiquement Bruscambille, un prédécesseur de nos comédiens.

Peu regardant quand il s’agissait de bonne chère ou d’argent, on était peu regardant aussi quand il s’agissait de morale, au moins de certains chapitres de la morale. Par exemple, en ce temps où les grands ne s’inquiétaient guère de payer leurs dettes, il est probable que les comédiens ne s’en inquiétaient pas davantage et qu’ils usaient parfois, pour manger sans payer leur écot, de finesses renouvelées des repues franches de Villon ou des bons tours de cet excellent Panurge. Et surtout, après s’être montrés si séducteurs et si entreprenants sur la scène pour le compte de personnages imaginaires, comment ne l’aurait-on pas été quelque peu à la ville pour son compte ? Il y avait de singulières gens et il se passait parfois de singulières choses parmi ces comédiens. Si Louis Béjart était un querelleur, sa sœur Madeleine avait au contraire un caractère trop facile, et leur mère Marie Hervé ne péchait pas par l’intransigeance dans l’honnêteté. Le 11 juillet 1638, un baptême avait eu lieu à Saint-Eustache – et c’est peut-être le baptême de la future femme de Molière – qui était bien la chose la plus extraordinaire que l’on pût voir. La mère était Madeleine Béjart ; le père, nettement déclaré, était Esprit de Rémond de Mormoiron, chevalier, seigneur de Modène et autres lieux, lequel était marié (pas avec Madeleine, mais avec une Madame de Modène qui habitait près du Mans) ; le parrain était le propre fils, le fils légitime de M. de Modène, et la marraine, toute fière sans doute, était la mère de Madeleine, Marie Hervé.

À vrai dire, le petit de Modène ne tenait pas lui-même sa demi-sœur sur les fonts baptismaux ; il était remplacé par Jean-Baptiste L’Hermite de Vauselle. Mais ce n’était pas là un personnage moins caractéristique. Descendant du prédicateur de la première croisade, à ce qu’il prétendait, et, en tous les cas, issu de vieille noblesse, frère du poète de la Mariane et de la Mort de Sénèque, Tristan L’Hermite, le sieur de Vauselle avait épousé en 1634 une parente des Béjart, une comédienne, Marie Courtin, qu’il affubla du nom pompeux de Marie Courtin de la Dehors. Poète, historien, généalogiste, commerçant, protégé par Richelieu et Mazarin pour avoir trahi Gaston d’Orléans, tantôt riche, tantôt ruiné, dirigeant avec sa femme l’éducation de la fille de Madeleine Béjart et de M. de Modène, en attendant de donner à M. de Modène vieilli sa propre fille Madeleine en mariage, aussi pourvu de vanité que dénué de scrupules, ce personnage n’a pas seulement laissé sa femme jouer dans la troupe de Molière, il y a joué lui-même, sans grand succès.

Quelle bigarrure d’ailleurs dans cette troupe ! Si l’on jette un coup d’œil sur sa composition à divers moments, mais toujours pendant ses courses en province, on y trouve cinq Béjart et leur parente Marie Courtin ; – Georges Pinel, ancien professeur de Molière ; – le poète tragique Nicolas Desfontaines ; – le poète pâtissier célébré par M. Rostand, Ragueneau, qui, après avoir donné d’excellents pâtés, en était réduit à vendre ses talents, moins exquis certes, de comédien, et servait surtout à moucher les chandelles ; – le noble L’Hermite de Vauselle ; – la saltimbanque, fille de charlatan, Marquise-Thérèse de Gorla, célèbre, après son mariage avec le gros René Berthelot, sous le nom de Mlle du Parc. Que ces comédiens eussent des qualités morales, la chose est probable : d’Assoucy vante en connaissance de cause leur générosité ; un intendant du Languedoc, en 1647, les appelle « de fort honnêtes gens », et plus tard nous verrons que Molière trouvera presque toujours dans ses acteurs des amis dévoués et fidèles. Mais leurs règles de vie devaient être fort peu jansénistes, et certaines maximes fréquentes dans le théâtre de Molière, certaines plaisanteries risquées peuvent en partie venir de là. Ajoutons, du reste, que plaisanteries et maximes étaient dans la tradition comique du temps et que la cour du grand roi n’en a nullement été scandalisée ; quand, en 1668, Molière a fait succéder l’Avare à George Dandin, c’est pour George Dandin que les préférences de la cour se sont manifestées.

Si Molière prenait quelque chose de la morale facile de ses comédiens, sans du reste abandonner les hautes aspirations qui lui permettront de créer un personnage comme Alceste, les changements fréquents de sa troupe, l’arrivée constante de nouveaux acteurs le forçaient à apprendre autre chose, qui lui devait être infiniment utile : l’art de tirer parti de ses interprètes et, comme on dit, de mettre parfaitement au point ses œuvres. « On sait bien que les pièces de théâtre ne sont faites que pour être jouées », dira-t-il, quand il aura déjà écrit des chefs-d’œuvre comme l’École des femmes, Tartuffe et Don Juan, et Gabriel Guéret, de son côté, dira de lui : « Il a le secret d’ajuster si bien ses pièces à la portée de ses acteurs, qu’ils semblent être nés pour tous les personnages qu’ils représentent. Ils n’ont pas un défaut dont il ne profite quelquefois, et il rend originaux ceux-là même qui semblaient devoir gâter son théâtre. » Un pareil talent, que rendent bien difficile les jalousies des comédiens et surtout des comédiennes[15], suppose un don naturel, lui aussi ; mais, s’il faut une école à un directeur de théâtre et à un dramaturge, en conçoit-on une plus rude et plus profitable à la fois que la nécessité d’adapter sans cesse ses pièces et celles des autres à des acteurs, à des locaux, à des spectateurs différents ? N’oublions jamais, quand nous voulons nous rendre compte de l’œuvre, et du génie, et des succès de Molière, cet apprentissage de seize ans qu’il a fait avant de donner les Précieuses.

N’est-ce pas aussi par cet apprentissage que s’expliquent un grand nombre des emprunts de Molière ? Ces emprunts sont innombrables, bien qu’il ne faille pas accepter comme exacts tous ceux que signalent les éditeurs et commentateurs, et beaucoup, il faut le reconnaître, résultent de lectures et sont parfaitement intentionnels. Mais que d’autres aussi sont des réminiscences plus ou moins conscientes des œuvres que Molière a jouées lui-même ou a fait répéter à ses comédiens ! Trouvez-vous que la scène du billet dans le Misanthrope rappelle le début de la Sophonisbe de Mairet ? Songez qu’on jouait encore la Sophonisbe. Remarquez-vous que la Sœur de Rotrou paraît imitée çà et là : dans le Tartuffe, le Médecin malgré lui, Mélicerte, l’Avare, le Bourgeois gentilhomme, les Fourberies de Scapin ? C’est que Rotrou était fort en faveur ; et voilà pourquoi on peut voir encore de la Florimonde dans l’Étourdi, du Bélisaire dans Don Garcie, des Deux Sosies dans Amphitryon. Est-ce d’une lecture, n’est-ce pas plutôt d’une représentation du Pédant joué de Cyrano, que vient – si, d’ailleurs, il faut encore parler de Cyrano en cette occasion – le précieux souvenir des Fourberies : « Qu’allait-il faire dans cette galère ? »

Enfin, ce dont Molière est encore le plus redevable à ses courses en province, c’est la provision d’observations, de « documents humains », qu’il en a emportée. On connaît la légende du barbier Gély de Pézenas. Gély avait un fauteuil, que la Comédie-Française croit posséder, où Molière venait s’asseoir pendant que les clients se succédaient dans la boutique. Il les regardait, il les écoutait, il notait leurs paroles et leurs gestes dans son admirable mémoire. Ainsi a-t-il fait partout. Un de ses adversaires[16] a peint de la façon suivante celui qu’on a appelé le Contemplateur : « Depuis que je suis descendu, Élomire n’a pas dit une seule parole. Je l’ai trouvé appuyé sur ma boutique dans la posture d’un homme qui rêve. Il avoit les yeux collés sur trois ou quatre personnes de qualité qui marchandoient des dentelles ; il paraissoit attentif à leurs discours, et il sembloit, par le mouvement de ses yeux, qu’il regardoit jusque au fond de leurs âmes, pour y voir ce qu’elles ne disoient pas ; je crois même qu’il avoit des tablettes, et qu’à la faveur de son manteau, il a écrit sans être aperçu ce qu’elles ont dit de plus remarquable. – Peut-être, dit un interlocuteur, que c’étoit un crayon, et qu’il dessinoit leurs grimaces pour les faire représenter au naturel sur son théâtre. – S’il ne les a dessinées sur ses tablettes, je ne doute point qu’il ne les ait imprimées dans son imagination. C’est un dangereux personnage. Il y en a qui ne vont point sans leurs mains ; mais l’on peut dire de lui qu’il ne va point sans ses yeux ni ses oreilles. »

Toute sa vie, Molière a ainsi observé autour de lui ; mais n’est-il pas vraisemblable que c’est surtout dans sa jeunesse, que, moins absorbé par ses travaux, se mouvant dans des milieux plus variés, il a le plus fait pour former sa collection de types et d’originaux ? Pour nous en tenir à ce qui est propre à la province, songez à Monsieur de Pourceaugnac et aux détails satiriques sur Limoges ; à la Comtesse d’Escarbagnas et à la peinture de la société distinguée, ou qui veut l’être, d’Angoulême ; au Bourgeois gentilhomme et aux Gascons qui y dansent dans le Ballet des nations ; à Don Juan, au Médecin malgré lui et aux vivants paysans de l’Île-de-France qui y étalent leur naïveté finaude. De la langue même des pays traversés Molière s’est souvenu : Pierrot parle le patois de l’Île-de-France (et Molière peut l’avoir étudié pendant son séjour à Paris ou même l’avoir emprunté à Cyrano) ; mais Nérine parle picard ; et Lucette, cette Lucette de Monsieur de Pourceaugnac que M. Injalbert a bien eu raison de représenter dans son monument de Molière, Lucette, avec quelques gallicismes peut-être volontaires (puisque ce n’est qu’une feinte Piscénoise), parle le pur dialecte de Pézenas. Il connaissait bien la province, celui qui en a fait faire par Dorine un croquis si vivement enlevé au second acte de Tartuffe.

 

IV

 

Mais enfin, quelles pièces composait Molière pendant ses pérégrinations ?

Il fallait de la variété pour retenir le public, et peut-être Molière, qui plus lard devait encore écrire Don Garcie de Navarre, a-t-il donné quelques pièces sérieuses – on cite une Thébaïde – qui ont été mal accueillies. Même s’il se bornait au genre comique, deux variétés sollicitaient son attention.

D’abord la comédie littéraire, à l’intrigue savamment étudiée, au style soigné, rappelant les pièces des Rotrou, des d’Ouville, des Boisrobert, ou le Menteur et la Suite du Menteur de Corneille. On pouvait en prendre les modèles chez les Espagnols et surtout chez les Italiens. Diverses troupes ont dû jouer l’Inavvertito à Lyon devant Molière vers 1653 ; elles ont pu jouer de même l’Interesse de Nicolo Secchi et l’Emilia de Luigi Grotto. Molière s’est inspiré de ces pièces pour son Étourdi, joué à Lyon, et pour son Dépit amoureux, joué à Béziers.

Puis, venait une variété plus humble, la farce. Celle-là se rattachait à notre ancien théâtre comique, celui qui avait produit Pathelin, et elle appartenait aussi à l’Italie, mais à l’Italie des types traditionnels : Pantalon, Brighelle. Arlequin ; à l’Italie des pièces improvisées sur la scène d’après un simple canevas ; en un mot, à l’Italie de la Commedia dell’ arte. Au temps de la jeunesse de Molière, la farce avait été le triomphe de l’Hôtel de Bourgogne, où désopilaient la rate des spectateurs Gros-Guillaume l’enfariné, Gaultier Garguille le long et mince vieillard, Turlupin le fourbe, Perrine un comédien déguisé en femme ou en nourrice. Bientôt l’éclat de la farce avait pâli dans la capitale devant l’aurore de la tragédie et des pièces sérieuses ; Jodelet seul l’avait maintenue au théâtre du Marais. Mais elle restait vivace en province. Les rivaux de Molière la cultivaient, notamment les Italiens. Molière vit aussi ces Italiens de la Commedia dell’ arte et plusieurs fois sans doute il leur emprunta leurs sujets. En tous cas, lui aussi cultiva le même genre qu’eux et il y réussit à merveille.

Ce n’est pas le moment de montrer tout ce qui est resté de la farce dans l’œuvre ultérieure de Molière, et combien cet élément, méprisé par Boileau, a contribué au succès de ses pièces et de sa troupe, même à la cour, surtout à la cour. Qu’il nous suffise d’indiquer que Molière a hésité au début, comme il fera quelquefois par la suite, entre la comédie littéraire et la farce. Et, renvoyant à plus tard l’étude de l’Étourdi et du Dépit amoureux, disons un mot des premières farces faites en province.

 

V

 

Pour la plupart, nous n’avons que quelques titres et quelques vagues renseignements. Lorsque la troupe de Molière vint s’établir à Paris en 1658, elle joua devant le Roi, et demanda à représenter une de ses farces provinciales : le Docteur amoureux, qui plut beaucoup et contribua à l’établissement de la troupe. – On cite deux autres titres qui se rapprochent de celui-là : les Trois docteurs rivaux, le Docteur pédant ; cela fait-il en tout trois pièces, deux, une ? Il est difficile de le savoir. – De même, le Maître d’école et Gros-René écolier peuvent former deux pièces ou une seule. – Enfin, on voit par les registres de la troupe de Molière qu’elle jouait trois farces dont nous ne pouvons indiquer l’auteur : Gorgibus dans le sac, le Fagoteux ou le Fagotier et la Casaque. Si ces farces étaient de Molière, on pourrait supposer que la première contenait déjà une situation des Fourberies de Scapin (Géronte dans le sac) et que le Fagoteux était une ébauche du Médecin malgré lui[17].

Deux autres farces sont maintenant (depuis 1845) insérées dans les éditions de Molière : la Jalousie du Barbouillé et le Médecin volant : un manuscrit en était dans les mains de J.-B. Rousseau en 1731, et un manuscrit – sans doute le même – se trouve aujourd’hui à la bibliothèque Mazarine. Le Médecin volant n’est pas complètement rédigé ; en maints endroits des etc. tiennent la place des développements absents : les comédiens les improvisaient, à la mode italienne. La Jalousie, au contraire, paraît complètement rédigée ; mais on a beaucoup discuté sur la valeur du style. Rousseau déclarait qu’il ne pouvait être de Molière ; c’est un style « de grossier comédien de campagne », disait-il dans une lettre ; et, dans une autre, il disait des deux farces : « Ce ne sont que des canevas remplis grossièrement par quelqu’un qui n’a jamais su écrire. » Viollet-le-Duc, le premier éditeur, dit au contraire que le Barbouillé et le Médecin volant « ne seront jugés indignes de Molière par aucun de ceux qui voudront bien considérer à quelle époque, à quel âge et pour quelle destination il les a composés ».

Viollet-le-Duc me paraît plus près de la vérité que Rousseau. Il me semble impossible de refuser à Molière toute part dans la rédaction des deux farces. De même que le fond du Barbouillé se retrouve dans George Dandin, où la femme s’appelle également Angélique, et qu’une partie en a été reprise dans le Mariage forcé ; de même que le Médecin volant ressemble à des parties de l’Amour médecin et du Médecin malgré lui, de même il y a dans les deux farces des phrases qui en ont été textuellement tirées par Molière et qui, outre qu’elles portent sa marque, n’ont pu être prises par lui que si elles lui appartenaient déjà : « Tranchez-moi d’un apophtegme » dans le Barbouillé ; « Tranchez-moi votre discours d’un apophtegme à la laconienne » dans le Mariage forcé.  – « Vous êtes un ignorant, un indocte, un homme ignare de toutes les bonnes disciplines » dans le Barbouillé ; « allez, vous êtes un impertinent, mon ami, un homme ignare de toute bonne discipline » dans le Mariage... Dans les deux farces, il y a des traits vraiment comiques et bien écrits ; il y a aussi bien des choses lâchées ou grossières, et des incorrections. Ma conclusion serait, ou que le texte est de Molière, mais qu’il l’a écrit en sachant bien qu’il ne serait pas respecté par les acteurs et, par conséquent, avec beaucoup de négligence ; ou que la rédaction est l’œuvre d’un comédien peu instruit, mais qui en maints endroits s’est souvenu de traits habituels à Molière lui-même et à sa troupe.

Ce qu’une farce comme le Médecin volant a été pour Molière, il semble qu’on puisse l’indiquer d’un mot emprunté au vocabulaire de la gymnastique : ç’a été un exercice d’assouplissement, à la fois pour son agilité de comédien et pour son comique d’auteur.

Gorgibus veut marier sa fille Lucile à Villebrequin ; mais Lucile, qui aime Valère, contrefait la malade. Il s’agit de trouver un médecin qui trompe Gorgibus et serve les desseins des amoureux : Valère n’a pour cela sous la main que son valet Sganarelle. Sganarelle pénètre donc dans la maison en habit de médecin, aveugle Gorgibus par des âneries débitées d’un ton doctoral, et fait expédier Lucile dans un pavillon où Valère la pourra voir. Mais, sa belle mission accomplie, et comme il parle avec son maître, vêtu cette fois en simple valet, Gorgibus survient et le reconnaît. Que faire ? « Monsieur, je suis le frère de votre médecin, et nous nous ressemblons comme deux gouttes d’eau. Mais nous sommes brouillés. – Je veux vous réconcilier. Entrez chez moi, je vais chercher votre frère. » Il entre par la porte en valet, saute par la fenêtre en médecin ; il entre en médecin par la porte et saute en valet par la fenêtre ; il se dispute avec son frère, c’est-à-dire avec lui-même ; il embrasse son frère, c’est-à-dire son chapeau et sa fraise ; il va, vient, fait les sauts les plus rapides : c’est le médecin volant.

Nous pourrions montrer comment tout ceci a été corsé, enrichi, transformé, pour devenir l’Amour médecin ou le Médecin malgré lui. Mais, à cet égard, la Jalousie du Barbouillé est plus instructive. Le Barbouillé, c’est-à-dire l’enfariné – l’acteur donne le nom au rôle – est, croit-il, trompé par sa femme Angélique. Il consulte un docteur, qui l’assomme de dissertations, tout en vantant la concision et en maudissant le bavardage. Il en appelle à son beau-père Villebrequin, qui ne sait rien dire. Cependant, Angélique est allée au bal et trouve, en rentrant, la porte fermée. Elle appelle sa servante : c’est le Barbouillé qui paraît et l’injurie :

 

ANGÉLIQUE.

Sais-tu bien que, si tu me pousses à bout, et que tu me mettes en colère, je ferai quelque chose dont tu te repentiras ?

LE BARBOUILLÉ.

Et que feras-tu, bonne chienne ?

ANGÉLIQUE.

Tiens, si tu ne m’ouvres, je m’en vais me tuer devant la porte ; mes parents, qui sans doute viendront ici auparavant de se coucher, pour savoir si nous sommes bien ensemble, me trouveront morte, et tu seras pendu.

LE BARBOUILLÉ.

Ah, ah, ah, ah, la bonne hôte ! et qui y perdra le plus de nous deux ? Va, va, tu n’es pas si sotte de faire ce coup-là.

ANGÉLIQUE.

Tu ne le crois donc pas ? Tiens, tiens, voilà mon couteau tout prêt : si tu ne m’ouvres, je m’en vais tout à cette heure m’en donner dans le cœur.

LE BARBOUILLÉ.

Prends garde, voilà qui est bien pointu.

ANGÉLIQUE.

Tu ne veux donc pas m’ouvrir ?

LE BARBOUILLÉ.

Je t’ai déjà dit vingt fois que je n’ouvrirai point ; tue-toi, crève, va-t’en au diable, je ne m’en soucie pas.

ANGÉLIQUE, faisant semblant de se frapper.

Adieu donc !... Ay ! je suis morte.

LE BARBOUILLÉ.

Serait-elle bien assez sotte pour avoir fait ce coup-là ? Il faut que je descende avec la chandelle pour aller voir.

ANGÉLIQUE.

Il faut que je t’attrape. Si je peux entrer dans la maison subtilement, cependant que tu me chercheras, chacun aura bien son tour[18].

 

Angélique entre. C’est le mari qui est à la porte, et qui reçoit les reproches de Villebrequin.

Cette farce, inspirée par Boccace, est amusante, et certains jeux de scène devaient fort égayer un public peu raffiné. Mais songez au docteur du Mariage forcé ; songez surtout à George Dandin. La vulgaire coquine qui est la femme du Barbouillé devient un type de coquette perverse et fourbe ; l’insignifiant Villebrequin devient l’admirable M. de Sotenville, accompagné de l’ineffable Mme de Sotenville née de la Prudoterie ; si George Dandin souffre, c’est d’avoir voulu s’allier à des nobles : « Tu l’as voulu, George Dandin ! » Et l’œuvre, plus étoffée, se remplit ainsi d’un comique à la fois plus ample, plus vrai et plus douloureux.

Ne dédaignons donc pas trop ces premiers essais de Molière, puisqu’ils devaient être ainsi transformés, et ne méconnaissons pas leur importance comme chaînons dans l’histoire de notre théâtre, du théâtre européen, peut-on dire. C’est par eux que les chefs-d’œuvre de notre théâtre comique se rattachent aux plus humbles amusements de nos pères et couronnent en même temps les efforts du théâtre italien, autrefois si glorieux. N’en croyons pas là-dessus des Français, mais le plus illustre peut-être des professeurs italiens, M. Alessandro d’Ancona. Après avoir montré la décadence du théâtre national, il ajoute : « Restait la commedia dell’ arte, qui fit étinceler, non seulement en Italie, mais au dehors, son feu d’artifice de réparties et de lazzi : Arlequin, Pantalon, Colombine, Brighella régnèrent longtemps sur toutes les scènes. Mais c’est un étranger, Molière, qui sut faire son profit de cette forme vive, agile, instantanée, et qui, en y ajoutant l’étude de la nature et des passions et celle des anciens, en tira une forme parfaite. Tant de matière accumulée resta inutile chez nous : inutile la forme libre du théâtre sacré, inutile l’ingénieuse imitation des modèles classiques, inutile l’inspiration improvisée des comédiens ; et le plus grand titre de gloire pour l’Italie, dans les annales du nouveau théâtre, sera peut-être, outre le culte réveillé de l’antiquité, d’avoir contribué à former le plus grand comique de la France et même du monde moderne[19]. »

 

 

Chapitre II - L’Étourdi

 

Les farces roulaient sur un incident burlesque très simple, fréquemment emprunté à la vie commune, comme les démêlés d’un mari et de sa femme ; elles avaient des personnages traditionnels dont le caractère était révélé par leur nom même, par leur costume, par le masque qui recouvrait leur figure ou la farine qui la barbouillait ; le texte n’en était pas arrêté d’une façon définitive, et les acteurs y introduisaient des scènes, des bouts de dialogue ou de discours, des plaisanteries à volonté ; elles ne dédaignaient aucun moyen de faire rire, pas même les plaisanteries grossières, pas même ce que nous appellerions aujourd’hui des acrobaties de clowns ; enfin elles étaient courtes, quelquefois en trois actes, presque toujours en un. Les Italiens y excellaient, et c’est d’après la commedia dell’ arte que Molière avait composé la Jalousie du Barbouillé, le Médecin volant et les autres petites pièces dont nous avons dit un mot.

La comédie littéraire ne se distinguait pas toujours par tous les points de la farce ; souvent elle en dérivait ou lui donnait naissance ; le ton n’en était pas toujours très délicat, et les personnages traditionnels s’y faisaient place, comme dans l’Inavvertito, où ils s’appelaient Pantalon, Beltrame, Mezzetin, Scapin, Bellérophon. Cependant les différences étaient sensibles : la comédie littéraire était moins rapprochée de la vie ; ses personnages changeaient le plus souvent d’une pièce à l’autre, au moins de nom et de costume ; le texte en était arrêté une fois pour toutes ; comique et style étaient d’un ordre plus relevé. Surtout, l’étendue en était tout autre (les pièces avaient cinq actes) et l’intrigue avait une importance toute particulière. De cette comédie littéraire les Espagnols avaient fourni aux Français bien des modèles ; mais c’étaient les Italiens, ici encore, qui étaient les plus imités. Ils excellaient à multiplier dans leurs pièces les méprises, les fourberies, dont le public ne se lassait pas. L’une d’elles s’appelle Gli Inganni, les Tromperies ; elles pourraient à peu près toutes porter ce titre, et c’était là la caractéristique du genre, comme la réunion fortuite dans une même chambre de cinq ou six personnes qui ont intérêt à se fuir est la caractéristique du vaudeville contemporain.

C’est à cette comédie littéraire italienne que Molière a emprunté l’Étourdi.

 

I

 

En 1629, un acteur de la troupe des Gelosi, Nicolo Barbieri, à qui ses succès dans certain rôle de vieillard avaient fait donner le surnom de Beltrame, publiait à Turin une comédie qui portait pour titre : l’Inavvertito overo Scappino disturbato e Mezzelino travagliato, le Malavisé ou Scapin dérangé et Mezzetin tourmenté. « Parmi les sujets sortis de mon débile cerveau, disait-il, c’est celui qui a été le plus généralement accepté par les comédiens, le plus applaudi du roi de France, des princes de Savoie et d’Italie et de tout le monde. » Molière avait-il vu jouer cette œuvre ? C’est possible ; en tout cas, il l’avait lue et l’avait trouvée plaisante. Aussi en 1653, d’après les uns, en 1655 d’après les autres (et cette dernière date paraît beaucoup plus probable), faisait-il jouer à Lyon pour la première fois une comédie imitée de l’Inavvertito : l’Étourdi ou les contretemps. D’ailleurs, il ne s’était pas astreint à suivre en tous points son modèle. Il avait emprunte aussi à deux autres pièces italiennes : l’Emilia de Luigi Groto et l’Angelica de Fornaris. Il s’était souvenu des Contes et discours d’Eutrapel d’un de nos vieux conteurs du XVIe siècle, Noël du Fail, et d’une nouvelle célèbre de Cervantès : la Belle Égyptienne, maintes fois traduite et deux fois mise au théâtre. Il s’était même inspiré d’une comédie toute récente de Tristan L’Hermite, imprimée seulement en 1654, le Parasite[20]. Il avait modifié, arrangé tout cela à sa guise.

La pièce réussit-elle en province ? Je n’en doute point, mais aucun document ne nous l’a appris. À Paris, au contraire, nous savons que l’Étourdi, repris en novembre 1658, eut un succès énorme et contribua à sauver la troupe. Jusqu’alors elle avait souvent joué la tragédie et, semble-t-il, avait été sifflée. Tout à coup Molière paraît sous les traits de Mascarille, s’agite, se démène, combine ses plans, tend ses pièges, se déguise en masque, se déguise en suisse ; et... voici ce que lui fait dire un de ses ennemis :

 

Je jouai l’Étourdi, qui fut une merveille ;

Car à peine on m’eut vu la hallebarde au poing,

À peine on eut ouï mon plaisant baragouin,

Vu mon habit, ma toque, et ma barbe, et ma fraise,

Que tous les spectateurs furent transportes d’aise,

Et qu’on vit sur leurs fronts s’effacer ces froideurs

Qui nous avaient causé tant et tant de malheurs.

Du parterre au théâtre et du théâtre aux loges,

La voix de cent échos fait cent fois mes éloges ;

Et cette même voix demande incessamment

Pendant trois mois entiers ce divertissement.

Nous le donnons autant, et sans qu’on s’en rebute,

Et sans que cette pièce approche de sa chute[21].

 

La pièce qui est ainsi ailée aux nues en novembre 1658 est celle qui a fait courir tout Paris en octobre 1871, quand M. Coquelin jouait avec une verve étourdissante Mascarille et que M. Delaunay prêtait toute sa science et sa grâce au rôle de Lélie. Est-ce exactement la même qui avait été représentée à Lyon en 1655 ? La chose est probable, et les changements, s’il y en a eu, n’ont dû avoir qu’une mince importance. Qu’était-ce donc que cette comédie de l’Étourdi ?

 

II

 

Le titre ferait songer à une comédie de caractère ; l’Étourdi, ce mot sonne comme le Misanthrope, l’Avare, le Méchant, le Glorieux. Mais l’étourderie constitue-t-elle un caractère ? Y a-t-il des gens qui soient constamment et foncièrement des étourdis ? pas plus sans doute qu’il n’y a des gens qui soient constamment et foncièrement des menteurs. Le Menteur de Corneille, en dépit de son titre, n’était pas une comédie de caractère ; il est probable à priori que l’Étourdi de Molière n’en est pas une non plus. En fait, Lélie n’est pas essentiellement un homme qui fait des sottises par excès de vivacité et d’inattention, ce qui en ferait le type de l’étourdi. Si parfois il commet des étourderies, souvent aussi il n’est qu’un sot, dont la sottise se couvre d’un vernis de jeunesse et d’élégance ; plus souvent encore il est victime de la malechance, du guignon. Le titre de Beltrame : le Malavisé valait mieux que le titre de Molière ; ici même le sous-titre : les contretemps nous avertit que notre poète ne veut pas qu’on prenne le mot l’Étourdi trop à la lettre.

Lélie est amoureux d’une jeune fille, Célie, qui a été vendue par des Bohémiens à Trufaldin et qui est donc l’esclave de ce vieillard. Si Lélie avait de l’argent, il achèterait l’esclave, qui répond de bonne grâce à ses œillades ; mais Pandolfe, son père, est un ladre, comme tout bon vieillard de l’ancienne comédie, et laisse son fils manquer de ducats. De plus, Lélie a un rival, Léandre, qui, comme lui, repousse l’hymen de la belle Hippolyte pour rechercher l’esclave. Trouver sans argent un moyen d’acheter ou d’enlever Célie, contre-miner les démarches de Léandre, telle est la double difficulté avec laquelle Lélie est donc aux prises dès le début. Une autre se présente dans la suite, lorsqu’un jeune homme, qui a aimé Célie jusqu’à se faire bohémien pour la suivre, vient faire appel à l’amour ou à la reconnaissance de la jeune fille. Pour résoudre de tels problèmes Lélie ne se sent pas de force et fait appel à l’esprit fertile en ressources, au génie essentiellement inventif et sans scrupules de son valet Mascarille, le Scapin de la comédie italienne. Dix fois Mascarille invente des ruses mirifiques, et dix fois Lélie fait tout avorter, jusqu’à ce qu’enfin le hasard s’en mêle, que Léandre épouse Hippolyte, que le bohémien par amour se trouve être le frère de Célie, que Trufaldin soit le père de son esclave, que tout le monde consente à l’hymen de Célie et de Lélie, et qu’ainsi il ne soit plus possible à ce dernier d’empêcher lui-même son bonheur.

Mais jusqu’alors, comment s’y prenait-il pour rendre vaines les plus belles inventions de Mascarille ? Au premier acte, Mascarille a réussi à engager une conversation avec Célie sous les yeux et à la barbe du farouche Trufaldin. Sous prétexte de faire appel à quelques connaissances en divination que Célie aurait acquises dans la troupe des Bohémiens, il lui raconte l’amour de son maître et lui demande des conseils. Célie va les donner, quand Lélie, qu’il avait fait cacher, ne peut plus se contenir, paraît fort inopportunément, dément en tout Mascarille, éveille les soupçons de Trufaldin. Ici il pèche par inattention et pétulance. C’est, si l’on veut, un étourdi. – De même au troisième acte, quand on lui a appris que Léandre a fait partie de se masquer avec quelques amis, de pénétrer chez Trufaldin à la faveur des privilèges qu’en carnaval on accordait alors aux gens masqués, et d’enlever ainsi sa belle. On a ajouté que Mascarille s’occupe à déjouer ce plan, et il n’aurait qu’à laisser faire son valet ; mais il veut être aussi pour quelque chose dans le succès ; il prévient Trufaldin que des masques doivent enlever Célie, et, quand Mascarille arrive avec une troupe de masques, devançant Léandre, la porte lui est fermée au nez par Trufaldin. – Enfin, au cinquième acte, un jeune étranger, à qui Lélie a rendu service, vient de louer une maison et le lui apprend. Cette maison appartient au père de Lélie, elle est confiée à la garde de Mascarille, elle n’est nullement à louer, et, si un écriteau se balance sur sa façade, ce ne peut être là qu’un stratagème de Mascarille lui même. Lélie rit d’avance du bon tour que Mascarille va jouer, il ne sait à qui ; et, comme il s’est pris d’amitié pour le nouveau venu, il s’empresse de lui tout raconter. Or, le nouveau venu c’est Andrès, l’ex-bohémien ; Mascarille lui a loué la maison pour qu’il y installe Célie ; et Andrès, prévenu, s’empresse d’emmener Célie en tirant sa révérence à son rival.

Si, dans ces trois cas, Lélie n’est peut-être qu’un étourdi, il va certainement ailleurs jusqu’à la sottise. Mascarille, qui a des tours de tout genre dans son bissac, a imaginé un stratagème macabre. On a dit au père de Lélie, Pandolfe, qu’un trésor venait d’être découvert dans sa maison de campagne ; il est parti avec tout son monde et, vite, Mascarille, après avoir proprement couvert un mannequin d’un linceul, fait courir le bruit que Pandolfe est mort subitement. Lélie, dûment stylé, feint de pleurer toutes les larmes de son corps, et le vieil Anselme, débiteur de Pandolfe et par suite de son héritier, consent à avancer une somme assez ronde pour les obsèques : bien entendu, l’argent doit servir à racheter l’esclave aimée. Là-dessus Pandolfe revient à l’improviste ; Anselme comprend quel piège on lui a tendu et se demande comment il pourra ravoir son argent. Dès que Lélie se dirige vers la maison de Trufaldin pour traiter du rachat : « il y avait des pièces fausses, lui dit Anselme, dans la bourse que je vous ai donnée. J’apporte de quoi les remplacer ; rendez-moi la bourse. » Et il la rend, comme si la délicatesse du vieil avare était vraisemblable ! comme si de l’or qui lui avait paru excellent était brusquement devenu mauvais ! comme s’il ne fallait pas garder avec soin ce qu’on avait eu tant de peine à conquérir ! –Plus loin, Lélie s’aperçoit qu’on a calomnié Célie auprès de Léandre et que celui-ci ne croit plus à la vertu de la jeune fille : Lélie proteste avec indignation. Mascarille a beau lui faire signe que l’auteur de la calomnie c’est lui, et qu’il a voulu ainsi écarter Léandre, l’indignation de Lélie n’en devient que plus bruyante. Pourtant, veut-il ou ne veut-il pas se débarrasser de son rival ? – Enfin, Mascarille a imaginé un moyen admirable de mettre Célie et son amant en présence. Il a fait semblant d’entrer au service de Trufaldin, il a appris l’histoire de ce dernier, il sait que Trufaldin s’appelait autrefois Zanobio Ruberti, qu’il a perdu sa femme et un fils dans un naufrage, qu’il rêve du retour de ce fils, et il a imaginé de présenter Lélie comme un marchand Arménien qui a vu en Turquie le fils de Zanobio Ruberti vivant. Il fait la leçon au jeune homme : celui-ci, qui se croit déjà trop informé, n’écoute rien et ne sait ensuite rien dire de ce qu’il faudrait. Entré, malgré tout, dans la maison, il n’a d’yeux que pour Célie, ne s’occupe que de Célie, commet mille imprudences en affichant son amour pour Célie. Ce n’était pas assez encore : il dit à Célie, de façon à être entendu, qu’il est venu pour elle seule et que tout le reste est une comédie. Comme il fallait s’y attendre, tout finit par des coups de bâton, et Mascarille furieux aide Trufaldin à rosser le sot qui s’obstine à détruire tout ce que le fourbe a eu peine à édifier.

Voici maintenant où il n’y a plus, à proprement parler, de l’étourderie ni de la sottise, mais des contretemps, comme dit Molière. Lélie entre en scène au moment où Mascarille cause avec Anselme ; une bourse est à terre, qu’Anselme a évidemment laissée tomber. Lélie la ramasse et, triomphant : « À qui la bourse ? » s’écrie-t-il. Est-il besoin d’ajouter que Mascarille venait de suer sang et eau pour faire tomber cette bourse et quelle était destinée à l’achat de Célie ? – Plus loin, c’est Anselme, c’est Léandre lui-même qui vont acheter Célie. Lélie, affolé, intervient ; il invente même la seconde fois une lettre assez bien conçue d’un soi-disant père de l’esclave, et Trufaldin résilie la vente à laquelle déjà il avait consenti. Dans les deux cas, c’était Mascarille qui avait tout combiné et qui devait remettre l’esclave à son maître. – Enfin, un jeune étranger va cire arrêté sous une fausse inculpation. Lélie s’interpose, tombe à poings fermés sur les recors chargés de l’arrestation et met l’inconnu en liberté. C’est le pire danger qu’il vient ainsi de déchaîner. L’inconnu est Andrés, qui vient chercher Célie, et dont Mascarille se débarrassait. Dans toutes ces occasions, Lélie évidemment n’a pas de chance ; mais peut-on dire qu’il soit un sot ou un étourdi ?

Il l’est si peu, va-t-on me dire, que, dans certains des cas que nous venons de voir, Lélie ne pouvait faire autre chose que ce qu’il a fait. N’était-ce pas son devoir d’honnête homme de défendre la victime d’une injustice ou de protester contre des calomnies qui flétrissaient celle qu’il aimait ? N’était-ce pas son devoir de rendre une bourse perdue à son possesseur ? Et, si certains incidents nous le montrent moins honnête, par exemple quand il empêche Trufaldin de vendre son esclave, il ne fait du moins rien que de très sage en soi. Une pièce qui nous peint, tantôt un étourdi ou un sot, tantôt un homme avisé ou honnête, mais qui n’a pas de chance, cette pièce-là non seulement n’est pas une comédie de caractère, mais elle manque absolument d’unité, elle est mal faite.

N’exagérons pas ; il n’y a point de ces disparates dans le rôle de Lélie. Persistera faire des gestes d’honnête homme, à avoir des mouvements instinctifs d’honnête homme quand on s’est promis de ne reculer devant aucune fourberie, c’est une contradiction assez heureuse, si l’on veut : mais c’est une contradiction plaisante et qui témoigne d’un caractère peu réfléchi. – Se sentir incapable de mener ses affaires à bonne fin, les confiera un Mascarille, lui donner carte blanche, et puis vouloir tout de même agir et en faire à sa tête au risque de tout brouiller, c’est une contradiction encore, et non moins plaisante. – Enfin passer sans cesse de l’humble aveu de sa pauvreté d’esprit à l’orgueil qu’on ressent de ses inventions, et, après avoir constaté maintes fois le piteux effet de ses imaginations, proclamer cependant avec lyrisme qu’on a, quand on veut, l’imaginative

 

Aussi bonne en effet que personne qui vive,

 

c’est une troisième contradiction, et qui couronne les deux autres. Il y a donc une incontestable unité dans le sujet traité par Molière ; car il y a une teinte générale de sottise répandue sur toute la personne de Lélie, et une sorte d’étourderie générale dans sa conduite ; mais Molière n’a pas voulu faire et n’a pas fait une étude profonde de l’étourderie ; son œuvre n’est pas une comédie de caractère.

 

III

 

Est-il utile de montrer longuement qu’elle n’est pas non plus une étude de mœurs ? Avec sa jeune fille esclave, avec ses bohémiens, avec ses mille incidents bizarres, l’action ne peut se passer que dans un pays de fantaisie, et la scène, en effet, en est à Messine. Rappelez-vous Banville :

 

Messine est une ville étrange, surannée,

Que mire en son azur la Méditerranée.

 

Sur ce qui se passe dans cette ville chère aux poètes, Molière ne cherche pas à s’en faire accroire. Il raille lui-même son dénouement, où des gens perdus sur mer depuis quinze ou vingt ans reviennent à point nommé pour tout arranger.

 

Si j’ai plutôt qu’un autre un tel moyen trouvé...,

 

(dit Mascarille).

 

C’est qu’en fait d’aventure il est très ordinaire

De voir gens pris sur mer par quelque Turc corsaire,

Pour être à leur famille à point nommé rendus

Après quinze ou vingt ans qu’on les a crus perdus.

Pour moi, j’ai déjà vu cent contes de la sorte.

Sans nous alambiquer, servons-nous en ; qu’importe[22] ?

 

Lorsque Mascarille veut faire croire à Anselme que Pandolfe est mort, quel ton de raillerie aussi, et comme il est bien entendu que tout cela n’est que pour rire !

 

MASCARILLE.

La nouvelle a sujet de vous surprendre fort.

Être mort de la sorte !

ANSELME.

Il a certes grand tort :

Je lui sais mauvais gré d’une telle incartade.

MASCARILLE.

N’avoir pas seulement le temps d’être malade !

ANSELME.

Non, jamais homme n’eut si hâte de mourir...

ANSELME.

Sortons, je ne saurois qu’avec douleur très forte

Le voir empaqueté de cette étrange sorte :

Las ! en si peu de temps ! il vivoit ce matin !

MASCARILLE.

En peu de temps parfois on fait bien du chemin[23].

 

Au reste, comme rien ne peut mieux montrer la vraie nature et la portée de la comédie de l’Étourdi que l’étude de ses personnages ; comme un certain nombre sont insignifiants : Léandre, Célie, Hippolyte, Ergaste ; comme les vieillards ne sont autre chose que les fantoches chers à la comédie antérieure : Pandolfe, Trufaldin, Anselme surtout, avare et libidineux comme un vieillard de Larivey ; le mieux sans doute est d’examiner avec soin et de décrire avec quelque détail le personnage qui est la vie même de la pièce, c’est-à-dire Mascarille.

Mascarille ! Ce nom, qui signifié petit masque, nous montre déjà que Molière, en jouant ce rôle masqué, l’assimilait aux zanni de la comédie italienne, surtout au Scapin qui correspondait à Mascarille dans l’Inavvertito. Pour lui, Mascarille était ce qu’on appelle aussi, dans un autre sens, un « masque », c’est-à-dire un personnage traditionnel, destiné à rester le même dans les œuvres successives où il pouvait entrer, et que le public peu à peu identifiait avec l’acteur qui en était chargé. À Paris, pendant assez longtemps, Molière a été souvent appelé du nom de Mascarille.

Bien des éléments entrent dans la composition de ce personnage, que le temps a contribué à former. Déjà les Grecs avaient mis en scène l’esclave ingénieux, fripon, aidant de sa fertilité de ressources un maître passionné ou débauché ; les Latins l’ont emprunté aux Grecs ; les Italiens l’ont emprunté aux Latins ; la comédie française du XVIe siècle l’a emprunté aux Italiens ; Molière l’a mis en scène à son tour, et il se ressent chez lui de ses longs antécédents. Il tient de l’esclave antique, puisqu’on peut le battre jusqu’à la mort, et que, si on battait les valets au XVIIe siècle, je ne suppose point qu’on proclamât le droit d’aller jusque-là ; il se montre un bon zanni italien par sa facilité à se déguiser et à jouer de la batte. Sans vouloir démêler tous les éléments qui le composent, on voit nettement ce qu’il a de conventionnel. Il est pourvu de tous les défauts et s’en vante ; on a force décrets contre lui : comment Pandolfe l’a-t-il pu donner comme valet à son fils ? comment peut-il continuer ses exploits sans être inquiété ? Nous sommes, répétons-le, dans le pays de la fantaisie, et Mascarille a soin de ne pas le laisser oublier.

Cependant Mascarille n’en est pas moins vivant. On se souvient de lui quand on l’a vu ; il ne ressemble complètement à nul autre. C’est qu’il a ses habitudes, son tour d’esprit, ses talents et ses vices, son caractère. On peut étudier ce « masque » comme une personne rencontrée dans la vie réelle.

Qu’a fait Mascarille avant d’être le valet de Lélie ? On ne sait, et il ne serait pas lui-même très désireux de voir fouiller dans son passé ; mais il a beaucoup vécu, et pas toujours d’une façon irréprochable. Il a fait un peu tous les métiers ; il a fréquenté les salles d’armes, il a joué et probablement il joue encore à peu près à tous les jeux : ses nombreuses métaphores empruntées au jeu le prouvent. Une telle façon de vivre a porté ses fruits, non moins que le naturel même du personnage. Il est dénué de scrupules, et tous les moyens lui sont bons pour arriver à ses fins : plaisanteries funèbres, calomnie, vol audacieux. Il connaît les hommes et les méprise, sachant qu’on prend les officiers de justice avec de l’argent, et la plupart des hommes par leurs passions. Ses goûts ne sont pas toujours très relevés : il ne déteste pas le vin et il aime l’argent, bien qu’il ne l’avoue pas. Avec cela, il ne manque pas de crânerie et de courage : il frise hardiment les galères à tout instant, et ce n’est pas en vain qu’il s’appelle « le fourbe le plus brave ». – Son esprit est à l’avenant : il aime les injures plus ou moins grossières ; il se plaît aux calembours et aux jeux de mots les plus désobligeants ; ainsi dans son compliment au vieil Anselme :

 

Oui, vraiment, ce visage est encor fort mettable ;

S’il n’est pas des plus beaux, il est désagréable[24].

 

Avec cela, fertile en expressions d’un grotesque savoureux comme celles d’un César de Bazan, en peintures d’un amusant réalisme, en métaphores et en comparaisons vives, ingénieuses, frappantes.

Que peut faire un esprit inventif et bizarre comme celui-là, servi par son absence de scrupules, sa connaissance des faiblesses humaines, son amour du profit, sa bravoure, sinon aimer la fourberie où il doit briller ? Et c’est en effet là le trait dominant de Mascarille. C’est un comédien de premier ordre, également parfait, qu’il se déguise en femme ou en suisse, qu’il se pose en vertueux précepteur et fasse parade des prétendues admonestations qu’il adresse à Lélie, ou qu’il feigne d’avoir été battu et pousse de gaieté de cœur des cris douloureux à fendre l’âme, ou que la perspective d’un reçu compromettant à donner lui fasse verser des torrents de pleurs sur son vieux maître... qui n’est pas mort. Aussi éprouve-t-il le besoin de tromper. Son maître rompt ses desseins, il se fâche ; mais devant une fourberie possible il hennit et s’élance, comme un bon coursier alors que commence la bataille. Les difficultés t’excitent ; il a sou point d’honneur tout comme un autre, et il veut réussir malgré tous les obstacles, malgré l’étourderie même et la sottise de son maître :

 

On dira que je cède à la difficulté,

Que je me trouve à bout de ma subtilité ;

Et que deviendra lors cette publique estime

Qui te vante partout pour lui fourbe sublime,

Et que tu t’es acquise en tant d’occasions

À ne t’être jamais vu court d’inventions ?

L’honneur, ô Mascarille, est une belle chose :

À tes nobles travaux ne fais aucune pause,

Et quoi qu’un maître ait fait pour te faire enrager,

Achève pour ta gloire, et non pour l’obliger[25].

 

On voit le ton triomphant : on dirait un héros de Corneille qui parle. Les héros de Corneille ont pu être accusés d’orgueil : Mascarille aussi. On n’est pas parfait.

 

Après ce rare exploit je veux que l’on s’apprête

À me peindre en héros un laurier sur la tête,

Et qu’au bas du portrait on mette en lettres d’or :

Vivat Mascarillus, fourbum imperator[26] !

 

Ces éloges que Mascarille se décerne sont-ils justifiés ? Voltaire lui a reproché de ne pas prévenir Lélie des desseins qu’il trame et d’être par là plus étourdi même que lui. Il y a une part de vérité dans ce reproche. Par exemple, quand Mascarille décide d’aller avec une troupe de masques chez Trufaldin pour y devancer Léandre, il n’avait, quelque pressé qu’il fût, qu’à mettre Lélie au nombre des masques pour que tout impair de la part du jeune homme devînt impossible. Ici le personnage laisse voir derrière lui la main de l’auteur qui le meut et qui a besoin de lui faire commettre une imprudence pour que la pièce puisse continuer. Mais il ne faut pas exagérer le nombre ; de ces imprudences ; en bien des endroits Mascarille n’a vraiment pas le temps de prévenir Lélie. De plus, Mascarille ne fait aucun fond sur cette pauvre cervelle : il aime mieux travailler pour lui sans lui. Enfin il a une sorte de désir secret de voir les obstacles se multiplier pour avoir l’honneur de les vaincre.

Mais, si c’est le seul amour-propre qui le pousse, pourquoi ne trompe-t-il pas Lélie aussi bien que les autres ? D’où vient sa fidélité ? Il y a ici un sentiment très complexe. D’abord Mascarille est encore en quelque façon l’esclave antique, lié à son maître, n’ayant aucunement l’espoir de se délivrer de lui. Mais il y a plus : Mascarille est capable d’attachement, il aime Lélie. Pourquoi ? pas pour des raisons très nobles, à la vérité. Il aime Lélie, parce que celui-ci représente la passion, la jeunesse, la lutte contre les vieillards chagrins, et que cela lui plaît :

 

D’un censeur de plaisirs ai-je fort l’encolure,

Et Mascarille est-il l’ennemi de nature ?

Vous savez le contraire, et qu’il est très certain

Qu’on ne me peut taxer que d’être trop humain.

Moquez-vous des sermons d’un vieux barbon de père[27].

 

– Il aime Lélie, parce que celui-ci est forcé par ses vices et par ses besoins de le traiter en égal et que cela le flatte : « il n’y a pas d’hommes plus près d’être égaux qu’un libertin ruiné et son valet », a dit fort justement Nisard.

– Il aime Lélie, parce que Lélie est naïf, étourdi, infiniment inférieur à lui, et que sa supériorité le flatte plus encore. Aussi quelle comédie, charmante pour l’amour-propre de Mascarille, humiliante pour Lélie, que les relations du maître et du valet ! Mascarille se met en colère, et il s’apaise ; parfois il feint de rester implacable :

 

LÉLIE.

Répare ce malheur, et me sois secourable.

MASCARILLE.

Je vous baise les mains, je n’ai point le loisir.

LÉLIE.

Mascarille, mon fils.

MASCARILLE.

Point.

LÉLIE.

Fais-moi ce plaisir.

MASCARILLE.

Non, je n’en ferai rien.

LÉLIE.

Si tu m’es inflexible,

Je m’en vais me tuer.

MASCARILLE.

Soit, il vous est loisible.

LÉLIE.

Je ne puis te fléchir ?

MASCARILLE.

Non.

LÉLIE.

Vois-tu le fer prêt ?

MASCARILLE.

Oui.

LÉLIE.

Je vais le pousser.

MASCARILLE.

Faites ce qu’il vous plaît.

LÉLIE.

Tu n’auras pas regret de m’arracher la vie ?

MASCARILLE.

Non.

LÉLIE.

Adieu, Mascarille.

MASCARILLE.

Adieu, Monsieur Lélie.

LÉLIE.

Quoi ?

MASCARILLE.

Tuez-vous donc vite : oh ! que de longs devis[28] !

 

Ailleurs il est ironique : il répète quatre ou cinq fois le mot malheureux qui est échappé à Lélie, alors qu’il a vanté sa rare « imaginative » ; il lui dit « monsieur » d’un ton hautain, ou il l’injurie ; a-t-il eu l’occasion de le charger de coups, il lui dit et lui répète qu’il en a été fort heureux. Et ce n’est pas seulement avec Lélie que Mascarille prend ces allures de maître, et de maître despotique. Même avec Hippolyte, avec une jeune fille et de bonne condition, il s’amuse à faire sentir sa puissance et à se faire supplier. Cette fatuité d’un Mascarille vis-à-vis d’Hippolyte amuse : si nous étions moroses, elle pourrait susciter les plus amères réflexions.

Tel est le personnage, assez vrai pour nous intéresser vivement, assez conventionnel et appartenant assez au monde de la fantaisie pour que nous riions sans arrière-pensée de ses méfaits. Remuant, inépuisable en expédients comme le vieil Ulysse, brûlant les planches comme son descendant Figaro, il est la vie et la joie de la pièce, et Molière a voulu que la pièce ne se passât presque pas un instant de lui. Il avait emprunté le personnage à l’Inavvertito, mais en le faisant plus spirituel, plus gai, plus amusant ; cela le conduisit à penser que, l’ayant rendu plus comique, il devait le montrer et le faire agir davantage. Toutes les scènes de l’Inavvertito dont Mascarille n’était pas, Molière les coupe, les abrège, les mutile, quelquefois aux dépens de la clarté et de la vraisemblance. Qu’importe ! Place à Mascarille ! Nous avons besoin de lui comme Lélie, et, comme Lélie, nous sommes prêts à fermer les yeux sur bien des choses pour que Mascarille mette à notre disposition son activité et son esprit.

 

IV

 

Et sans doute on commence à voir maintenant quelle est la vraie nature de la pièce. Comme elle prétend nous peindre un étourdi, comme elle s’attache aux manifestations et aux effets d’un esprit inventif et inépuisable en ressources, elle prépare de loin Molière à son rôle de poète psychologue et, par endroits, elle frise, mais elle frise seulement, la comédie de caractère ; elle a des traits, mais seulement des traits de la comédie de mœurs, et c’est même par ce qu’elle a d’irréel qu’elle échappe au reproche, trop justifié sans cela, d’immoralité ; elle rappelle la farce par ses mascarades, ses coups de bâton et certain vase mal odorant qui, du haut d’une fenêtre, se vide sur Léandre à la fin de l’acte III[29] : mais l’Étourdi n’est pas non plus une farce. C’est une comédie d’intrigue, et une comédie d’intrigue d’une espèce particulière.

Ce qui d’ordinaire fait le mérite d’une comédie d’intrigue, c’est la suite logique des incidents qui s’amènent fortement les uns les autres ; c’est la complication croissante des faits, qui est à son comble au moment où le dénouement va se produire : ici les divers incidents sont nettement distincts ; il y en a dix, il pourrait y en avoir vingt, et ces incidents ne découlent pas les uns des autres, la situation ne va pas en s’aggravant. – Le dénouement d’une comédie d’intrigue doit être, comme l’indique le mot, une façon naturelle, logique aussi, de défaire le nœud qui a été formé : ici il n’y a pas proprement de nœud, et le dénouement ne résulte pas du tout de ce qui précède ; les intrigues de Mascarille et de Lélie n’y sont pour rien. C’est une sorte de pièce à tiroirs, comme les Fâcheux, mais où chaque partie nous offre, au lieu de peintures de mœurs comme dans les Fâcheux, des incidents plaisants, désopilants même, mais sans portée.

Et Molière n’a pas voulu faire autre chose, sans doute parce qu’il n’avait pas alors d’ambition plus haute. Gardons-nous d’ailleurs de le regretter. Au théâtre, avant d’exposer utilement des études de mœurs, des caractères, des thèses, une philosophie, il faut commencer par savoir son métier de dramaturge. L’Étourdi, comme les farces dont nous avons parlé, mais beaucoup plus encore que les farces, a été ce qu’un peintre appellerait une étude ou, si l’on veut, une pochade précédant les tableaux ; ç’a été un utile, un indispensable exercice. La plupart des qualités que nous admirerons par la suite dans Molière y manquent encore ; mais il en est une qui y est déjà excellemment : l’entente de la scène ; et c’est là un art si Important qu’au théâtre il dispense au besoin des autres.

Il ne dispense pas seulement de bien des qualités, il supprime bien des défauts. Ainsi, nous avons dit qu’il y a des invraisemblances dans l’Étourdi : le mouvement de l’action, l’intérêt des situations, le feu du dialogue, empêchent de les apercevoir. Qu’Anselme, en présence de Pandolfe ressuscité, tarde à s’apercevoir que Mascarille et Lélie l’ont joué, cela n’est pas fort admissible à la réflexion ; mais l’effarement du bonhomme est si plaisant ! – Que Léandre et Trufaldin acceptent comme valet Mascarille dont ils ont à se défier plus que de personne, cela est étrange ; mais nous rions si bien par avance à la pensée des machinations que Mascarille va mettre en œuvre, qu’il nous en coûterait trop de voir ses victimes raisonnables, et que nous fermons les yeux sur leur étourderie, pire que celle de Lélie. Et Molière savait bien ce qu’il pouvait en ce sens. Il suivait de près l’Inavvertito, et, si nous comparons l’œuvre italienne, dont l’auteur était pourtant un comédien, lui aussi, à l’œuvre française, que constatons-nous ? Qu’en vingt endroits il suffisait à Molière, pour être moins invraisemblable, de suivre son modèle de plus près. Molière a-t-il donc gâté ce modèle ? tant s’en faut. Si on pouvait voir jouer successivement les deux œuvres, on sentirait qu’au théâtre les explications fort raisonnables de l’auteur italien alanguissaient l’action, que ses préparations faisaient longueur, et que la pièce de Molière vaut infiniment mieux, parce qu’elle est plus faite pour être jouée. Le dénouement seul, qui était ingénieux et net dans l’Inavvertito, est confus et peu intéressant dans l’Étourdi. Pourquoi ? En partie, il est vrai, parce que Molière, ayant pris au Parasite de Tristan quelque chose de son quatrième acte, a été amené à lui prendre aussi quelque chose de son cinquième. Mais une autre explication vient à l’esprit quand on lit le compte rendu, écrit par Francisque Sarcey, de la reprise de 1871 : « Le poète, au dernier acte, a donné à dire à Mascarille une de ces longues narrations qui sont trop fréquentes dans Molière : difficile à comprendre, enchevêtrée d’incises qui encombrent et prolongent les phrases, mais toujours en scène et gaie. M. Coquelin l’a jetée tout d’une haleine, avec une rapidité et un nerf de débit qu’on ne saurait trop admirer. La salle était suspendue à ses lèvres, avec cette sorte d’admiration et de battement de cœur qu’on ressent à voir un danseur de corde faire ses tours à trente pieds de hauteur. Tout le monde se disait : Comment va-t-il en sortir ? Il n’ira jamais jusqu’au bout ! Et quand il eut fini, au milieu des rires de tout l’auditoire, il y eut deux salves d’applaudissements[30]. » Qui sait si ce n’est pas pour recueillir des applaudissements pareils que Molière-Mascarille a écrit le monologue et changé le dénouement de sa comédie ?

 

V

 

Je n’ai pas l’intention, en étudiant les pièces de Molière, de parler chaque fois de leur style. Il faut cependant dire quelques mots de celui de l’Étourdi, et vous allez voir pourquoi.

Voltaire en a parlé avec dédain. « On est obligé, (écrit-il) de dire... que le style de cette pièce est faible et négligé, et que surtout il y a beaucoup de fautes contre la langue. » De ces fautes un bon nombre n’existaient que dans l’esprit de Voltaire, peu au courant de l’histoire de la langue française. D’autres sont réelles ; mais, en les jugeant si sévèrement, Voltaire commet la même erreur que La Bruyère, Fénelon et Scherer : il examine le style d’une œuvre dramatique comme on ferait celui d’un poème ou d’un roman. De ces fautes, combien sont sensibles ou même existent au théâtre ? Maintes phrases qui, à la lecture, paraissent embarrassées, sont facilement coupées et éclairées par le débit de l’acteur, parce que les mots de valeur y sont bien mis en relief. – Maintes constructions incorrectes ne le paraissent plus, parce que, s’il y a une anacoluthe trop forte, la voix et le geste de l’acteur la rendent naturelle et la légitiment ; s’il y a une trop forte ellipse, la voix et le geste de l’acteur suppléent ce qui manque. – Il y a (même pour le théâtre) des passages faiblement écrits, lâchés, dans l’Étourdi : mais, chose remarquable, ce sont justement ceux qui sont sacrifiés pour le fond et pour l’effet théâtral. Ailleurs, le spectateur n’aperçoit guère qu’un style hardi, vivant, pittoresque, où la fantaisie a sa part comme dans l’action même, et qui aide ainsi puissamment à l’effet de cette action.

Les éléments dont ce style se compose sont d’une étonnante variété ; vocabulaire noble et vocabulaire populaire, français contemporain et français légèrement archaïque, termes de jeu, termes d’escrime, termes de procédure, mots inventés même, comme désattrister, fourbissime et ce plaisant je me dessuisse dont se sert Mascarille quand il dépose sa hallebarde désormais superflue, tout est utilisé. – Ce vocabulaire si riche est employé avec une précision, une sûreté et, en même temps, une hardiesse qui sont d’un maître : les mots usés prennent dans les vers de Molière une valeur toute nouvelle, soit en se rapprochant de leur sens étymologique, soit au contraire en étendant d’une façon piquante leurs acceptions. – La syntaxe est aussi riche et aussi hardie que le vocabulaire. On y trouve des tournures populaires, des constructions latines, des constructions archaïques, des hardiesses de toutes sortes. C’est ici surtout que Voltaire se récrierait. Mais il ne laisse pas d’admirer de pareilles hardiesses dans Racine, déguisées qu’elles sont par la pompe et la perpétuelle élégance des vers. Et c’est en effet par de tels moyens que les écrivains de génie font à la langue d’heureuses violences, et, si ces écrivains sont des dramaturges, c’est par là qu’ils rendent leur langue rapide et propre à l’action.

Mais quelle est, avec ce vocabulaire et cette syntaxe, la physionomie que Molière est arrivé à donner à son style ? Nous en avons signalé le principal défaut, qui est une apparence un peu négligée par endroits. Ajoutons de la trivialité ou, inversement, de la préciosité dans la bouche de Lélie. Mais le futur auteur des Précieuses sait se corriger ou se railler bien vite lui-même. À peine Lélie a-t-il parlé comme un jeune premier de Corneille des beaux yeux de sa maîtresse et des blessures qu’il en a reçues :

 

Ah ! leurs coups sont trop beaux pour me faire une injure ;

Je mets toute ma gloire à chérir ma blessure,

Et...

 

ce railleur de Mascarille intervient :

 

– Vous le prenez là d’un ton un peu trop haut :

Ce style maintenant n’est pas ce qu’il nous faut.

Profitons mieux du temps[31].

 

Quelques critiques à courte vue ont aussi cru trouver de la pompe là on il y a encore une malice de Mascarille et de Molière. Vous vous rappelez Chimène apostrophant ses yeux :

 

Pleurez, pleurez, mes yeux, et fondez-vous en eau ;

 

Émilie apostrophant son ressentiment contre Auguste :

 

Impatients désirs d’une illustre vengeance ;

 

Rodrigue apostrophant ses serments :

 

Serments fallacieux, salutaire contrainte...

Vains fantômes d’état, évanouissez-vous.

 

Mascarille fait mieux ; il apostrophe à la fois sa bonté et son courroux, avec lesquels il a, pour ainsi dire, institué une délibération :

 

Taisez-vous, ma bonté, cessez votre entretien :

Vous êtes une sotte, et je n’en ferai rien.

Oui, vous avez raison, mon courroux, je l’avoue :

Relier tant de fois ce qu’un brouillon dénoue,

C’est trop de patience, et je dois en sortir,

Après de si beaux coups qu’il a su divertir.

Mais aussi, raisonnons un peu sans violence[32].

 

Dans une pièce que mène un pareil boute-en-train et où la fantaisie règne en maîtresse, on comprend que Molière ait cherché et trouvé, comme dans ses autres œuvres, un style facile et élégant à la fois, naturel, ferme, spirituel, fertile en sentences. Mais on comprend surtout qu’il ne s’en soit pas contenté et qu’il lui ait fallu quelque chose de plus piquant et de plus pittoresque. Le style de l’Étourdi offre des alliances de mots curieuses :

 

Mettons flamberge au vent et bravoure en campagne[33] ;

 

il offre des expressions imprévues et amusantes :

 

Il se feroit fesser pour moins d’un quart d’écu[34].

 

Oui, vraiment, ce visage est encor fort mettable[35].

 

Mais ce qui le caractérise surtout, c’est l’abondance des images, qu’elles s’étalent en comparaisons enlevées de verve, ou qu’elles se fassent entrevoir dans des métaphores discrètes :

 

Ce deuil enraciné ne se peut arracher[36].

 

C’est qu’ici votre amour étrangement s’oublie

Près de Célie : il est ainsi que la bouillie,

Qui par un trop grand feu s’enfle, croît jusqu’aux bords,

Et de tous les côtés se répand au dehors[37].

 

Parmi ces images, il en est qui ont un caractère particulièrement familier et bouffon ; d’autres se compliquent et s’aiguisent d’un jeu de mots :

 

Il ne me falloit pas payer en coups de gaule,

Et me faire un affront si sensible aux épaules[38].

 

Il arrive même que les images se multiplient en un même passage de la façon la plus hardie et la plus plaisante :

 

Ma langue est impuissante, et je voudrois avoir

Celles de tous les gens du plus exquis savoir,

Pour vous dire en beaux vers, ou bien en docte prose,

Que vous serez toujours, quoi que l’on se propose,

Tout ce que vous avez été durant vos jours,

C’est-à-dire un esprit chaussé tout à rebours,

Une raison malade et toujours en débauche,

Un envers du bon sens, un jugement à gauche,

Un brouillon, une bête, un brusque, un étourdi,

Que sais-je ? un... cent fois plus encor que je ne dis ;

C’est faire en abrégé voire panégyrique[39].

 

Que ne peut obtenir un poète comique avec un style aussi expressif et aussi vivant, qu’appuie une versification souple, hardie, éminemment expressive, elle aussi ? On peut signaler des passages d’une animation spirituelle, comme ces vers d’Anselme, après qu’il s’est fait rendre l’argent par Lélie :

 

ANSELME.

Est-ce tout ?

LÉLIE.

Oui.

ANSELME.

Tant mieux. Enfin je vous raccroche,

Mon argent bien aimé : rentrez dedans ma poche.

Et vous, mon brave escroc, vous ne tenez plus rien.

Vous tuez donc des gens qui se portent fort bien ?

Et qu’auriez-vous donc fait sur moi, chétif beau-père ?

Ma foi, je m’engendrois d’une belle manière,

Et j’allois prendre en vous un beau-fils fort discret !

Allez, allez mourir de honte et de regret[40] ;

 

d’autres d’un réalisme saisissant :

 

La vieille égyptienne...

Passoit dedans la place, et ne songeoit à rien,

Alors qu’une autre vieille assez défigurée,

L’ayant de près, au nez, longtemps considérée,

Par un bruit enroué de mots injurieux

A donné le signal d’un combat furieux,

Qui pour armes pourtant, mousquets, dagues ou flèches,

Ne faisoit voir en l’air que quatre griffes sèches,

Dont ces deux combattants s’efforçoient d’arracher

Ce peu que sur leurs os les ans laissent de chair.

On n’entend que ces mots : chienne, louve, bagace.

D’abord leurs scoffions ont volé par la place,

Et, laissant voir à nu deux têtes sans cheveux,

Ont rendu le combat risiblement affreux[41] ;

 

d’autres, où, la vérité de la peinture le disputant à l’imagination dans l’expression, on obtient un ensemble singulièrement poétique ; ainsi les reproches de Mascarille à Lélie sur son attitude chez Trufaldin :

 

Sur les morceaux touchés de sa main délicate

Ou mordus de ses dents, vous étendiez la patte

Plus brusquement qu’un chat dessus une souris,

Et les avaliez tout ainsi que des pois gris...

 

Et puis après cela votre conduite est belle ?

Pour moi, j’en ai souffert la gène sur mon corps ;

Malgré le froid, je sue encor de mes efforts :

Attaché dessus vous, comme un joueur de boule

Après le mouvement de la sienne qui roule,

Je pensois retenir toutes vos actions,

En faisant de mon corps mille contorsions[42] ;

 

ou ces menaces contenues de Trufaldin à Mascarille :

 

D’un chêne grand et fort,

Dont près de deux cents ans ont fait déjà le sort,

Je viens de détacher une branche admirable,

Choisie expressément, de grosseur raisonnable,

Dont j’ai fait sur-le-champ, avec beaucoup d’ardeur,

Un bâton à peu près... oui, de cette grandeur ;

Moins gros par l’un des bouts, mais plus que trente gaules

Propre, comme je pense, à rosser les épaules.

Car il est bien en main, vert, noueux et massif[43].

 

Il est impossible de trouver plus d’ampleur à la fois et de sobriété. Cela est d’un maître, et il y respire une fraîcheur, une jeunesse d’esprit délicieuses.

Un dernier passage montrera la souplesse de style de l’Étourdi. Ce n’est plus de la jeunesse d’esprit, c’est de la jeunesse de cœur qui respire dans ces protestations de Lélie contre les calomnies dont Célie est l’objet :

 

Contre moi tant d’efforts qu’il vous plaira pour elle ;

Mais sur tout retenez cette atteinte mortelle :

Sachez que je m’impute à trop de lâcheté

D’entendre mal parler de ma divinité...

 

Non, non, point de clin d’œil et point de raillerie :

Je suis aveugle à tout, sourd à quoi que ce soit ;

Fût-ce mon propre frère, il me la payeroit ;

Et sur ce que j’adore oser porter le blâme,

C’est me faire une plaie au plus tendre de l’âme.

Tous ces signes sont vains : quels discours as-tu faits[44] ?

 

S’étonnera-t-on que Victor Hugo n’ait pas été sur le style de l’Étourdi du même avis que Voltaire ? Il admirait les accents indignés de Lélie ; il admirait l’exquise comparaison du joueur de boule. Il disait, dans son exil : « L’Étourdi a un éclat, une fraîcheur de style, qui brillent encore dans le Dépit amoureux, mais peu à peu s’effacent, à mesure que Molière, cédant malheureusement à d’autres inspirations que la sienne, s’engage de plus en plus dans une nouvelle voie[45]. » Et ceci n’est point une boutade, car, longtemps auparavant, V. Hugo avait déjà regretté que, pour plaire à Boileau, Molière eût de bonne heure « éteint le style lumineux de l’Étourdi[46] ».

Que penser de cette opinion du grand poète ? À coup sûr, il exagère l’Influence de Boileau sur Molière ; à coup sûr encore, il a tort de ne pas voir les raisons profondes pour lesquelles Molière a dû changer de style : le pittoresque, la poésie, la fantaisie dans la forme ne convenaient plus à des œuvres dont le fond était plein d’observation, de vérité, de réalisme. Mais Hugo s’est montré un critique très avisé quand Il a signalé le caractère tout particulier du style de l’Étourdi. Celui du Dépit amoureux est déjà moins éclatant. Après quoi, la lutte contre les précieuses invite Molière à se méfier plus encore qu’il ne l’avait fait du style figuré. Dès lors, la réforme est accomplie, et les œuvres en vers de Molière – comme d’ailleurs l’a remarque avec force Hugo lui-même dans la préface de Cromwell – se distingueront (réserve faite pour des négligences bien connues[47]) par la netteté, la clarté, la vigueur sobre avec laquelle la pensée est comme enfermée, enchâssée dans le moule du vers, en un mot par des qualités que nous avons signalées dans l’Étourdi, mais en déclarant qu’elles n’étaient nullement caractéristiques de cette œuvre. Et il en sera ainsi jusqu’à ce que, à la fin de sa carrière, sûr de sa méthode et de son style, pouvant sans danger aucun accorder davantage à son imagination, Molière adopte, surtout dans les Femmes savantes, une sorte de compromis admirablement conçu entre le style un peu trop abstrait peut-être de ses grandes pièces et le style peut-être un peu trop luxuriant, un peu trop chargé en couleur de l’Étourdi.

Mais avait-il été inutile à Molière de faire, comme poète, les tours de force que nous avons remarqués ici ? L’étude du style nous amène à la même conclusion que celle du fond même de l’œuvre. L’Étourdi a été un excellent exercice pour Molière ; mais Molière ne serait pas notre grand poète comique s’il avait continué à écrire des œuvres comme l’Étourdi. L’Étourdi c’est la part, déjà brillante, dans l’œuvre de Molière de la tradition littéraire, de l’italianisme, auquel l’hispanisme ressemblait fort : il fallait s’engager sur une autre voie pour être vraiment français et vraiment créateur.

 

 

Chapitre III - Le Dépit amoureux

 

I

 

Parmi ceux qui me lisent, beaucoup peut-être connaissent le Dépit amoureux tel qu’il est joué à la Comédie- Française et à l’Odéon. C’est une petite comédie en deux actes, vraiment exquise, où l’on ne sait ce qu’il faut le plus admirer, de la peinture exacte et délicate des sentiments, ou de la verve comique partout prodiguée. Le sujet, d’ailleurs, est des plus simples : on s’aime ; on croit avoir à se plaindre de l’objet aimé, on se brouille ; mais, en se brouillant, on veut se dire tout ce qu’on a sur le cœur ; au milieu des reproches, on faiblit, on s’attendrit : c’est la réconciliation. Tant qu’il y aura des amoureux – et il est à croire qu’il y en aura longtemps – un tel sujet sera d’actualité. Il l’est depuis que l’amour a commencé à faire alterner ses flux et reflux d’abandon et de défiance, et peut-être la première scène de dépit amoureux a-t-elle été jouée au naturel dans le Paradis terrestre. Aussi serait-ce faire œuvre vaine que de chercher où Molière a puisé son inspiration. Ailleurs que dans la pièce qui nous occupe, il s’est, pour peindre le dépit amoureux, souvenu de deux de ses devanciers : dans la scène 4 de l’acte II de Tartuffe il a emprunté quelques traits à la jolie comedia de Lope : le Chien du jardinier ; dans un des intermèdes des Amants magnifiques, il a traduit l’ode délicieuse d’Horace : Donec gratus eram tibi. Ici même, on pourrait rappeler l’Absent chez soi et Aimer sans savoir qui, deux comedias de Lope mises en français par d’Ouville. Mais, vraiment, ces imitations sont peu de chose, et c’est surtout de la nature que Molière s’est inspiré.

On voit, par les rapprochements que je viens de faire, que le dépit amoureux a comme hanté Molière. Il y est revenu en maints endroits, dont trois surtout demandent à être comparés : la scène 4 de l’acte II de Tartuffe, la scène 10 de l’acte III du Bourgeois gentilhomme et les deux actes du Dépit amoureux.

Ce dernier texte qui, tout compte fait, est le plus intéressant, a cependant sur un point une incontestable infériorité. La brouille n’y vient point d’un de ces nuages que forment l’imagination trop active et la sensibilité trop vive des amants ; l’amour n’y est point à lui-même son propre ennemi, et c’est un malentendu inévitable, c’est un concours extraordinaire de circonstances qui produisent la rupture. Éraste aurait toute confiance dans Lucile, si son rival Valère n’affichait pas une satisfaction inquiétante. Bien plus, quand Valère voit le billet fort tendre que Lucile vient d’envoyer à Éraste, il se contente d’éclater de rire et d’affirmer qu’il a de plus sûrs garants de l’affection de la jeune fille. Arrive son valet ; Éraste lui pose des questions captieuses, il le presse, il le menace, et le valet jure que Lucile est secrètement devenue l’épouse de Valère. Comment dès lors Éraste pourrait-il ne pas douter de sa maîtresse ? et le mot de dépit suffit-il même à exprimer ce qu’il ressent ? Ce qui est étonnant, en vérité, ce n’est pas qu’il se brouille d’abord avec Lucile, c’est qu’il se réconcilie ensuite avec elle, sans que l’étrange mystère soit éclairci.

Le Bourgeois gentilhomme donne à la brouille un point de départ plus simple, plus commun, meilleur par conséquent. Cléonte n’a pas vu Lucile de deux jours, autant dire de deux siècles. Aussi, quand il la rencontre, s’avance-t-il avec joie vers elle. Mais Lucile, en ce moment escortée d’une vieille tante, qui est prude et grondeuse, détourne ses regards et passe brusquement. Cléonte devinera-t-il le motif de cette conduite ? Laissera-t-il même Lucile s’expliquer tranquillement alors qu’il lui adresse des reproches ? Il n’aura garde, et criera d’abord à la trahison. Et je crois bien que c’est ainsi que souvent les choses se passent : un des amants qui a salué, l’autre qui a fait semblant de ne pas voir, voilà l’un des plus ordinaires sujets de dispute entre les amoureux.

La scène du Tartuffe est d’une vérité plus générale et plus profonde encore. Ici plus d’événement extérieur à la vie morale des personnages ; plus de hasard, si simple soit-il. Deux cœurs faits pour s’aimer, deux esprits faits pour se comprendre se froissent, parce qu’un instant ils n’observent pas la même attitude vis-à-vis de ce qui leur cause cependant un trouble égal. Mariane est promise à Valère, et, lorsqu’Orgon se dédit pour la donner à Tartuffe, les deux amoureux n’ont au fond qu’une même idée : « cet hymen est impossible, Valère et Mariane doivent être l’un à l’autre. » Mais la jeune fille, plus timide, est surtout dominée par la tristesse ; elle voudrait d’abord être plainte ; le jeune homme, plus bouillant, s’indigne ou raille (car le texte semble permettre ces deux interprétations) ; de là naît le conflit :

 

VALÈRE.

On vient de débiter, Madame, une nouvelle

Que je ne savois pas, et qui sans doute est belle.

MARIANE.

Quoi ?

VALÈRE.

Que vous épousez Tartuffe.

 

Valère s’attend à ce que Mariane réponde bien vite : « certes non, je ne l’épouserai pas. » Mais Mariane est choquée du ton de Valère, et, puisque celui-ci n’a parlé que de la décision d’Orgon, c’est aussi de la décision d’Orgon qu’elle parlera :

 

MARIANE.

Il est certain

Que mon père s’est mis en tête ce dessein.

VALÈRE.

Votre père, Madame ?...

MARIANE.

A changé de visée :

La chose vient par lui de m’être proposée.

VALÈRE.

Quoi, sérieusement ?

MARIANE.

Oui, sérieusement.

Il s’est pour cet hymen déclaré hautement.

 

Ainsi, le mot attendu par Valère n’a pas été prononcé : après la perfidie du père faudra-t-il supposer la perfidie de la fille ? Non, sans doute ; mais c’est déjà trop qu’il faille demander à Mariane quels sont ses projets ; et Valère, en le demandant, laisse percer son irritation :

 

Et quel est le dessein où votre âme s’arrête,

Madame ?

 

Pour Mariane, cette question est une offense. Il devrait savoir quels sont ses sentiments ; puisqu’il veut les ignorer, elle aussi les ignorera :

 

MARIANE.

Je ne sais.

VALÈRE.

La réponse est honnête.

Vous ne savez ?

MARIANE.

Non.

VALÈRE.

Non ?

MARIANE.

Que me conseillez-vous ?

 

C’en est trop ; et ces deux êtres qui s’adorent vont à l’envi prolonger le malentendu ; ils vont à l’envi se piquer, se meurtrir :

 

VALÈRE.

Je vous conseille, moi, de prendre cet époux.

MARIANE.

Vous me le conseillez ?

VALÈRE.

Oui.

MARIANE.

Tout de bon ?

VALÈRE.

Sans doute :

Le choix est glorieux et vaut bien qu’on l’écoute.

MARIANE.

Hé bien ! C’est un conseil, Monsieur, que je reçois.

VALÈRE.

Vous n’aurez pas de peine à le suivre, je crois.

MARIANE.

Pas plus qu’à le donner n’en a souffert votre âme.

VALÈRE.

Moi, je vous l’ai donné pour vous plaire. Madame.

MARIANE.

Et moi, je le suivrai pour vous faire plaisir.

 

Vous vous rappelez la suite de cette scène : comment Valère veut dire pour jamais adieu à Mariane ; comment il gagne la porte lentement, non sans se retourner à plusieurs reprises ; comment il feint, et Mariane aussi, de résister à Dorine qui les rappelle ; comment Valère et Mariane se rapprochent peu à peu et se sourient.

Il était impossible à Molière de montrer plus de délicatesse et de vérité que dans cette scène ; mais Il pouvait la traiter avec plus d’ampleur et en augmenter l’effet comique. Les Espagnols, et notamment Lope de Vega, avaient souvent montré leurs valets, leurs graciosos, transposant, si je puis dire, les joies ou les plaintes de leurs maîtres et, comme des échos bouffons, répondant par un lyrisme grossier au lyrisme noble des principaux personnages. Nos imitateurs de l’Espagne, les Scarron, les Boisrobert et les d’Ouville avalent fait de même. N’y avait-il pas là une indication dont on pouvait tirer un excellent parti ? Les mêmes sentiments prennent une couleur et un accent différents dans des âmes différentes, et un valet n’aimera pas, ne se plaindra pas, ne se réjouira pas comme son maître. À côté d’un couple d’amoureux de condition plus ou moins haute, mettez un couple d’amoureux pris dans la domesticité, et dont les amours subiront les mêmes vicissitudes : du coup vous aurez, avec des traits psychologiques curieux, un contraste éminemment plaisant. Aussi, dans le Bourgeois gentilhomme, Covielle aime-t-il Nicole, comme Cléonte aime Lucile ; quand Lucile a détourné la tête devant Cléonte, Nicole a bien été forcée d’en faire autant devant Covielle ; et, quand Cléonte se dispute, se brouille, se réconcilie avec Lucile, Covielle en fait autant avec Nicole. Seulement, la scène paraît écrite un peu rapidement, les effets manquent de variété, et, comme les répliques des valets s’intercalent régulièrement entre les répliques des maîtres, il y a là une sorte de quatuor trop bien réglé, dont la symétrie finit par devenir fatigante.

Molière avait fait beaucoup mieux quatorze ans plus tôt, huit ans déjà avant le Tartuffe. Il y a de la symétrie aussi dans le Dépit amoureux, mais une symétrie moins minutieuse, plus naturelle et plus plaisante à la fois, assez conventionnelle pour que le public s’y attende, assez vraie pour qu’il la désire et s’en réjouisse. Le quatuor est ici remplacé par des duos successifs, offrant de bien amusantes variations sur les mêmes thèmes, et, chaque fois que le duo des maîtres est fini et que les valets restent en présence, le public rit d’avance à la pensée du duo qu’il va maintenant entendre.

C’est que Molière a commencé par lui bien faire connaître ses personnages et que, si les scènes s’opposent, les personnages ne s’opposent pas moins. Éraste est un amant tendre, respectueux, inquiet : c’est un élégiaque. Son valet Gros-René n’est point de cette humeur ; c’est, comme il dit, « un homme fort rond de toutes les manières », bon vivant qui ne veut de l’amour qu’en tant qu’il est compatible avec la gaieté, qui parle un langage fort expressif dans l’invective comme dans la galanterie, et qui se garde de la jalousie comme de la peste : moi jaloux ? dit-il à sa fiancée Marinette :

 

Moi, jaloux ? Dieu m’en garde, et d’être assez badin

Pour m’aller emmaigrir avec un tel chagrin !

Outre que de ton cœur la foi me cautionne,

L’opinion que j’ai de moi-même est trop bonne

Pour croire auprès de moi que quelqu’autre te plût.

Où diantre pourrois-tu trouver qui me valût[48] ?

 

Lucile est bien faite pour s’accorder ou, ce qui revient à peu près au même, pour se disputer parfois avec Éraste. Figure charmante, qui ouvre déjà dignement la galerie des jeunes filles de Molière, elle est tendre, confiante, mais fière aussi et capable de ressentir vivement un affront, sinon d’en tenir longtemps rancune ; pendant qu’à côté d’elle, cette matoise de Marinette, sait si bien se faire payer par Éraste les bonnes nouvelles qu’elle lui apporte. Marinette est plus fine de taille et d’allure que Gros-René, mais lui ressemble par la gaieté, la fantaisie, la verdeur du langage et le dédain de tout ce qui chagrine et enlaidit.

Avec des personnages aussi bien campés, et qui s’opposent si bien deux à deux, comment les contrastes les plus violents ne paraîtraient-ils pas naturels ? Aussi, quand Éraste, au début de la pièce, a reçu de sa Lucile la permission la plus flatteuse et la mieux tournée de demander sa main à un père ; quand, tout enflammé par l’espoir, il a parlé d’expier par la mort ses légers soupçons, ou a traité de déité la soubrette qui lui a remis le billet de sa maîtresse, voyez avec quelle rondeur, quelle aisance et quel lyrisme aussi, mais médiocrement sérieux, se règlent les affaires de cœur de Marinette et de Gros-René :

 

MARINETTE.

Et nous, que dirons-nous aussi de notre amour ?

Tu ne m’en parles point.

GROS-RENÉ.

Un hymen qu’on souhaite,

Entre gens comme nous, est chose bientôt faite :

Je te veux ; me veux-tu de même ?

MARINETTE.

Avec plaisir.

GROS-RENÉ.

Touche, il suffît.

MARINETTE.

Adieu, Gros-René, mon désir.

GROS-RENÉ.

Adieu, mon astre.

MARINETTE.

Adieu, beau tison de ma flamme.

GROS-RENÉ.

Adieu, chère comète, arc-en-ciel de mon âme[49].

 

À la bonne heure ! ils s’aiment aussi, ceux-là, mais sans trouble, sans airs tragiques ; ils rient à leurs fiançailles, ils seront vraiment à la noce le jour où ils se marieront.

Seulement, il est entendu que la promesse de mariage ne peut tenir entre Marinette et Gros-René que si elle tient aussi entre Éraste et Lucile. Quand Éraste se croit décidément trahi et qu’il repousse en Marinette la messagère d’une perfide, Gros-René repousse aussi en elle une femme qui ne saurait manquer d’être perfide à son tour :

 

ÉRASTE.

Oses-tu me parler, âme double et traîtresse ?

Va, sors de ma présence, et dis à ta maîtresse

Qu’avecque ses écrits elle me laisse en paix.

Et que voilà l’état, infâme, que j’en fais[50].

 

Remarquez ce vers aux coupes énergiques et qui marquent si bien l’indignation. Lui aussi, Gros-René est capable de terminer un couplet par un vers aux coupes hardies ; mais le sien aura bien un autre ton :

 

MARINETTE.

Gros-René, dis-moi donc quelle mouche le pique ?

GROS-RENÉ.

M’oses-tu bien encor parler, femelle inique,

Crocodile trompeur, de qui le cœur félon

Est pire qu’un Satrape ou bien qu’un Lestrygon ?

Va, va rendre réponse à ta bonne maîtresse,

Et lui dis bien et beau que, malgré sa souplesse.

Nous ne sommes plus sols, ni mon maître, ni moi,

Et désormais qu’elle aille au diable avecque toi[51].

 

Malgré leur dépit, Éraste et Gros-René ont fait une tentative de rapprochement : ils ont été repoussés, Éraste s’excite à la vengeance et veut mettre en son cœur une flamme nouvelle ; Gros-René, plus prudent, ne veut pas s’embarrasser de femme,

 

Car, voyez-vous, la femme est, comme on dit, mon maître,

Un certain animal difficile à connaître

Et de qui la nature est fort encline au mal[52].

 

Aussi excite-t-il son maître à rester ferme dans ses nouvelles résolutions, et lui fait-il un beau raisonnement, où la tête et le corps, la mer, le vent, le cousin Aristote, que sais-je encore ? tout prouve que « la femme ne vaut pas le diable ». Éloquence et logique perdues ! Quand Éraste et Lucile sont en présence, ils commencent bien sans doute par s’adresser des reproches, par se rendre leurs cadeaux et leurs lettres, et par jurer qu’ils ne se verront plus. Mais alors leur cœur à tous deux se serre ; ils rejettent l’un sur l’autre la responsabilité de la rupture ; ils s’offrent de s’aimer encore : « Remenez-moi chez nous », dit Lucile. Gros-René et Marinette restent seuls, indignés, protestant qu’ils ne seront pas faibles comme leurs maîtres. Et la scène du dépit amoureux recommence, mais avec quels changements dans le ton et le style ! Éraste disait en vers émus :

 

Non, non, ne croyez pas, Madame,

Que je revienne encor vous parler de ma flamme.

C’en est fait ; je me veux guérir...

Je l’avouerai, mes yeux observoient dans les vôtres

Des charmes qu’ils n’ont point trouvés dans tous les autres,

Et le ravissement où j’étois de mes fers

Les auroit préférés à des sceptres offerts :

Oui, mon amour pour vous, sans doute, étoit extrême ;

Je vivois tout en vous ; et, je l’avouerai même,

Peut-être qu’après tout j’aurai, quoiqu’outragé,

Assez de peine encore à m’en voir dégagé :

Possible que, malgré la cure qu’elle essaie,

Mon âme saignera longtemps de cette plaie,

Et qu’affranchi d’un joug qui faisoit tout mon bien,

Il faudra se résoudre à n’aimer jamais rien ;

Mais enfin il n’importe, et puisque votre haine

Chasse un cœur tant de fois que l’amour vous ramène,

C’est la dernière ici des importunités

Que vous aurez jamais de mes vœux rebutés[53].

 

Gros-René est moins sentimental :

 

Ne t’imagine pas que je me rende ainsi...

Viens, viens frotter ton nez auprès de ma colère[54].

 

Éraste et Lucile se restituaient un portrait, un diamant, un bracelet, une agate, et ils déchiraient des lettres touchantes. Gros-René et Marinette se restituent un nœud de dentelles sans valeur, un demi-cent d’épingles, un couteau, des ciseaux, un morceau de fromage même ; quant aux lettres, elles iront au feu, ou même ailleurs. Enfin Éraste et Lucile avaient été sur le point de rompre :

 

LUCILE.

Non, votre cœur, Éraste, étoit mal enflammé.

ÉRASTE.

Non, Lucile, jamais vous ne m’avez aimé.

LUCILE.

Eh ! je crois que cela faiblement vous soucie,

Peut-être en seroit-il beaucoup mieux pour ma vie,

Si je... Mais laissons là ces discours superflus :

Je ne dis point quels sont mes pensers là-dessus.

ÉRASTE.

Pourquoi ?

LUCILE.

Par la raison que nous rompons ensemble,

Et que cela n’est plus de saison, ce me semble.

ÉRASTE.

Nous rompons ?

LUCILE.

Oui, vraiment : quoi ? n’en est-ce pas fait ?

ÉRASTE.

Et vous voyez cela d’un esprit satisfait ?

LUCILE.

Comme vous.

ÉRASTE.

Comme moi ?

LUCILE.

Sans doute ; c’est foiblesse

De faire voir aux gens que leur perte nous blesse.

ÉRASTE.

Mais, cruelle, c’est vous qui l’avez bien voulu.

LUCILE.

Moi ? Point du tout ; c’est vous qui l’avez résolu.

ÉRASTE.

Moi ? je vous ai cru là faire un plaisir extrême.

LUCILE.

Point : vous avez voulu vous contenter vous-même.

ÉRASTE.

Mais si mon cœur encor revouloit sa prison...

Si, tout fâché qu’il est, il demandoit pardon ?...

LUCILE.

Non, non, n’en faites rien : ma foiblesse est trop grande,

J’aurois peur d’accorder trop tôt votre demande.

ÉRASTE.

Ha ! vous ne pouvez pas trop tôt me l’accorder,

Ni moi sur cette peur trop tôt le demander.

Consentez-y, Madame : une flamme si belle

Doit, pour votre intérêt, demeurer immortelle.

Je le demande enfin : me l’accorderez-vous,

Ce pardon obligeant ?

LUCILE.

Remenez-moi chez nous[55].

 

Si Éraste et Lucile ont failli rompre et n’en ont pas eu le courage, Gros-René et Marinette, eux, veulent rompre tout à fait ; mais, comme le peuple est volontiers symboliste, comme il est traditionaliste aussi et garde, sans toujours les comprendre, quantité d’usages anciens, il ne leur suffit pas de prononcer le mot de rupture, ils veulent encore que la rupture soit en quelque façon rendue visible, et ils reprennent l’usage féodal de rompre une paille pour rejeter toute vassalité et tout service. Précaution imprudente ; car précisément le symbole est trop expressif, et l’effort nécessaire pour rompre la paille coûtera trop à leur bonne amitié :

 

GROS-RENÉ.

Pour couper tout chemin à nous rapatrier,

Il faut rompre ; la paille : une paille rompue

Rend, entre gens d’honneur, une affaire conclues

Ne fais point les doux yeux : je veux être fâché.

MARINETTE.

Ne me lorgne point, toi : j’ai l’esprit trop touché.

GROS-RENÉ.

Romps : voilà le moyen de ne s’en plus dédire.

Romps : tu ris, bonne hôte ?

MARINETTE.

Oui, car tu me fais rire.

GROS-RENÉ.

La peste soit ton ris ! Voilà tout mon courroux

Déjà dulcifié. Qu’en dis-tu ? Romprons-nous

Ou ne romprons-nous pas ?

MARINETTE.

Vois.

GROS-RENÉ.

Vois, toi.

MARINETTE.

Vois, toi-même.

GROS-RENÉ.

Est-ce que tu consens que jamais je ne t’aime ?

MARINETTE.

Moi ? Ce que tu voudras.

GROS-RENÉ.

Ce que tu voudras, toi :

Dis.

MARINETTE.

Je ne dirai rien.

GROS-RENÉ.

Ni moi non plus.

MARINETTE.

Ni moi.

GROS-RENÉ.

Ma foi, nous ferons mieux de quitter la grimace :

Touche, je te pardonne.

MARINETTE.

Et moi, je te fais grâce.

GROS-RENÉ.

Mon Dieu ! qu’à tes appas je suis acoquiné !

MARINETTE.

Que Marinette est sotte après son Gros-René[56] !

 

II

 

On voit quel comique de bon aloi, quel comique plantureux s’étale déjà dans le Dépit amoureux, sans préjudice de la vérité des sentiments et de la connaissance du cœur humain. Quand de telles scènes furent jouées pour la première fois à Béziers, à la fin de décembre 1656, un spectateur aurait pu élever la voix et crier déjà au poète ce qu’un vieillard lui cria, dit-on, à la représentation des Précieuses ridicules : « courage, Molière, voilà la bonne comédie ! » Mais il n’aurait pu, en parlant ainsi, songer qu’à une partie de l’œuvre qu’il voyait représenter.

Tout à l’heure, en effet, nous avons signalé un défaut du Dépit amoureux en deux actes : le point de départ en est trop extraordinaire. Un autre défaut a sans doute frappé tous ceux qui ont vu représenter ce petit chef-d’œuvre : le malentendu qui amène la brouille entre Éraste et Lucile ne s’explique nulle part, et nous ne voyons pas du tout pourquoi Valère a laissé entendre, et pourquoi son valet a affirmé que Lucile était déjà mariée secrètement[57].

C’est que le Dépit amoureux en deux actes n’a jamais été une pièce complète ; c’est que le plan n’en a nullement été conçu par Molière. Le vrai Dépit amoureux de Molière avait cinq actes, et c’est en réunissant le premier de ces actes, quelques vers du second et la plus grande partie du quatrième, que la pièce actuelle a été formée tardivement, quelques années seulement avant la Révolution française. Le vrai Dépit Amoureux se compose de deux parties, qu’on a pu séparer, mais non sans laisser voir quelques-uns des points de suture qui les réunissaient : une partie originale, excellente, et qui seule justifie le titre (c’est celle que nous venons d’étudier) ; – une partie empruntée, confuse, qui pourrait s’appeler, à l’italienne : les Tromperies ou les Quiproquos, et dont nous avons maintenant à dire quelques mots rapides.

Dans cette partie, qui forme environ trois actes, on pourrait signaler des imitations diverses : de Térence, d’Érasme, de Nicolo Barbieri, de Gillet de la Tessonnerie ; mais, presque partout, c’est une comédie italienne de Nicolo Secchi qui est suivie : l’Interesse, la Cupidité.

Pour gagner un pari étrange, un père a toujours fait passer une de ses filles pour un garçon ; mais le prétendu garçon a un cœur sensible, et il – ou elle – a trouvé le moyen d’épouser, sans être reconnu, un amoureux de sa sœur. Comprenez-vous maintenant pourquoi Valère riait de la confiance d’Éraste ? Valère se croyait le mari de Lucile, alors qu’il était le mari d’Ascagne, et c’est dans le cinquième acte de la pièce complète que s’expliquait le quiproquo. Que ce sujet bizarre ait séduit Molière à ses débuts, il ne faut pas s’en étonner : les filles déguisées en garçons pullulent dans tous les théâtres du temps, chez Shakespeare comme chez les Italiens, chez Rotrou comme chez les Espagnols. Nul ne fuyait, tant s’en faut, les équivoques grossières qu’amenaient ces déguisements, et l’œuvre de Molière, qui nous paraît parfois fort risquée, est un modèle de décence si on la compare à l’œuvre de Secchi.

Ce qui est plus singulier, c’est que Molière a compliqué la donnée de la pièce italienne. Au déguisement il a ajouté une substitution, que dis-je ? une double substitution d’enfants ; après quoi, usant de la même désinvolture que dans l’Étourdi, il n’a guère pris la peine d’expliquer clairement les postulats dont il partait. L’exposition complique l’obscurité du fond par l’obscurité du style, et sans cesse nous sommes tentés de dire comme un des personnages :

 

À ces énigmes-là je ne puis rien comprendre.

 

Dans cette partie italienne de la pièce, ce qui est le plus  piquant est encore ce que Molière a le moins exactement imité : la scène, un peu scabreuse dans son fond mais fort gracieuse, où Ascagne exprime d’une façon voilée, d’une façon conditionnelle, son amour à Valère :

 

Je disois que Valère

Auroit, si j’étois fille, un peu trop su me plaire ;

 

– un monologue du valet Mascarille, qui, se transformant en dialogue avec un personnage absent, fait pressentir le merveilleux début d’Amphitryon ; – une scène de docteur, qui rappelle la Jalousie du Barbouillé, et annonce le Mariage forcé : un docteur, que l’on a consulté sur un cas difficile, entasse, au lieu de répondre, les observations pédantesques, et l’on en est réduit à le mettre en fuite en agitant à son oreille une cloche de mulet ; – enfin un jeu de scène entièrement original et dont Molière se souviendra dans le Tartuffe : le vieillard Polydore, père de Valère, apprend le prétendu mariage secret de son fils avec Lucile et veut aller implorer le pardon du père de la jeune fille, Albert. Mais Albert, en cachant le sexe d’Ascagne, a nui aux intérêts de Polydore et croit que le vieillard vient lui faire des reproches. À mesure que Polydore supplie. Albert supplie davantage ; à mesure que Polydore fait appel aux sentiments miséricordieux d’Albert, Albert vante davantage la miséricorde ; les deux vieillards finissent par se trouver à genoux l’un devant l’autre, sans s’être compris et en admirant leur bonté réciproque.

Il y a donc de bons détails dans les trois actes romanesques du Dépit amoureux. Mais cette partie de l’œuvre n’en a pas moins tous les défauts de la comédie littéraire de ce temps ; elle les a plus que l’Étourdi, et, à ne considérer qu’elle, il semble que Molière ait fait un pas en arrière. Ce qu’il fallait, pour que Molière se dégageât nettement d’une néfaste tradition et déployât tout son génie, c’est qu’il renonçât à imiter les grandes comédies italiennes ou espagnoles ; qu’il ne tînt plus à honneur de mettre sur la scène une intrigue savante et compliquée ; qu’il adoptât le cadre modeste de la farce, sauf à le remplir si bien d’études de mœurs, d’études de caractères et d’inventions plaisantes, qu’il le fît craquer de toutes parts. C’est à la farce que Molière allait devoir ses premiers succès parisiens, et c’est par la farce qu’il allait commencer sa carrière parisienne comme dramaturge.

 

 

Chapitre IV - Molière à Paris – Les Précieuses ridicules

 

I

 

Nous avons laissé Molière et sa troupe dans leur quartier général de Lyon, d’où ils rayonnaient en divers sens, notamment pour donner des représentations en Languedoc et, en dernier lieu, à Grenoble. Mais il y avait bien longtemps que duraient ces années d’apprentissage et de voyage. Il tardait à tous de rentrer à Paris, et des amitiés puissantes qu’ils s’étaient faites, jointes au mérite qu’on leur reconnaissait partout, leur faisaient espérer que cette fois leur établissement dans la capitale serait durable. Pour préparer les voies à cet établissement, le mieux était de se porter à proximité de Paris, dans une ville qui passait pour la seconde capitale en France de l’art dramatique. En avril ou en mai 1658, Molière s’installait à Rouen.

Y fut-il apprécié ? Nous voulons le croire ; mais les documents ne nous signalent que le succès de deux belles actrices : la de Brie et la du Parc. Celle-ci surtout tourna toutes les têtes, celle de Thomas Corneille, qui avait alors trente-trois ans, et celle de Pierre Corneille, de l’auteur même de Polyeucte, qui en avait alors cinquante-deux. On connaît ses stances à Marquise (Marquise était le prénom de la du Parc) :

 

Marquise, si mon visage

À quelques traits un peu vieux,

Souvenez-vous qu’à mon âge

Vous ne vaudrez guère mieux.

Le temps aux plus belles choses

Se plaît à faire un affront,

Et saura faner vos roses,

Comme il a ridé mon front...

 

Le génie vaut bien la beauté ; si le poète est vieux, il est illustre, et ce peut être un honneur enviable que de lui plaire :

 

Chez cette race nouvelle,

Où j’aurai quelque crédit,

Vous ne passerez pour belle

Qu’autant que je l’aurai dit.

 

À Paris même, la réputation de la du Parc et de la de Brie était parvenue : cela est fâcheux à dire, mais elle aida au succès de Molière. Pourtant, ce qui assura ce succès, ce fut la supériorité de la troupe dans la farce.

Le 24 octobre 1658, la troupe, qui avait définitivement quitté Rouen et à laquelle Monsieur, frère du roi, avait accordé, avec une pension qui ne fut jamais payée, une protection qui fut plus effective, la troupe parut « devant Leurs Majestés et toute la cour sur un théâtre que le Roi avait fait dresser dans la salle des Gardes du vieux Louvre » ; ajoutons : devant les acteurs de l’Hôtel de Bourgogne, qui, voyant avec chagrin l’arrivée de ces rivaux, venaient épier leur jeu, et dont l’hostilité, si bien affichée plus tard, commença sans doute dès ce soir même. On joua Nicomède, où les femmes plurent, où Molière paraît avoir été accueilli moins favorablement. Puis Molière, en qualité d’orateur de la troupe, reparut sur le théâtre, remercia « le plus grand roi du monde » de l’attention qu’il avait prêtée à de pauvres comédiens de campagne, et le supplia d’écouter encore « un de ces petits divertissements qui avaient acquis à cette troupe quelque réputation, et dont elle régalait les provinces ». Le Roi consentit ; on joua le Docteur amoureux, où Molière faisait le docteur ; et le monarque, enchanté, donna aux comédiens de Monsieur la salle du Petit Bourbon, à l’endroit où est aujourd’hui la colonnade du Louvre construite par Perrault. Molière devait jouer alternativement avec les acteurs italiens, dont le principal était le fameux Scaramouche.

Le futur auteur du Misanthrope conquérant par une farce de tréteaux les bonnes grâces du futur Roi-Soleil, voilà qui est fait pour étonner ceux qui acceptent aveuglément les dires de Boileau :

 

Molière, illustrant ses écrits,

Peut-être de son art eût remporté le prix

Si, moins ami du peuple, en ses doctes peintures

Il n’eût point fait souvent grimacer ses figures,

Quitte pour le bouffon l’agréable et le fin,

Et sans honte à Térence allié Tabarin.

 

Un Molière qui ne songeait lui-même qu’à rivaliser avec Térence et que le parterre aurait forcé à rivaliser avec Tabarin, voilà comment le législateur du Parnasse voulait se représenter son ancien ami. Mais la vérité est que, depuis l’arrivée de Molière à Paris, la plupart de ses farces ont été écrites pour la cour, non pour le parterre ; – et, que, d’autre part, Molière n’éprouvait à cultiver ce genre aucune répugnance. Toujours il fut prêt à rivaliser avec les comédiens italiens d’agilité, de souplesse, d’invention, plaisante. C’est en 1655 qu’il s’était déguisé en suisse dans l’Étourdi, mais c’est en 1670 qu’il se déguise en femme dans Pourceaugnac. En 1668, un jour de spectacle gratuit, il joue sous cinq habits différents dans les Fâcheux, sous deux habits dans le Médecin malgré lui, et, entre les deux pièces, vient comme orateur faire un discours au public. Comme orateur notamment, il était d’une drôlerie incomparable : un jour il paraît devant le Roi en habit de ville, l’air surpris, et fait « des excuses en désordre sur ce qu’il se trouvait là seul et manquait de temps et d’acteurs pour donner à Sa Majesté le divertissement qu’elle semblait attendre ». Une autre fois, il paraît en marquis ridicule qui veut être sur le théâtre malgré les gardes, et, devançant nos revues de fin d’année où se trouve une scène jouée dans la salle, il a une conversation risible avec une soi-disant marquise placée au milieu de l’assemblée.

Au reste, l’histoire de Molière acteur et auteur est en 1658 et 1659 fort instructive. Au Louvre, le Roi revoit Molière dans le Médecin volant et Gros-René écolier. À la ville, le public siffle Héraclius, Rodogune et Pompée, se pâme aux scènes les plus bouffonnes de l’Étourdi et du Dépit amoureux, et enfin, le 18 novembre 1659, porte aux nues la farce nouvelle des Précieuses ridicules.

 

II

 

Les Précieuses étaient-elles vraiment nouvelles ? Les Précieuses étaient-elles une farce ?

Si la première de ces questions pouvait être résolue par la négative, c’est probablement à Montpellier, en 1654, que Molière aurait observé et peint les précieuses qu’il a irrévérencieusement qualifiées de ridicules. Chapelle, l’ami de Molière, a parlé des précieuses de Montpellier dans son Voyage, écrit en collaboration avec Bachaumont. Voici quelques lignes du passage qui les concerne : « Dans cette même chambre nous trouvâmes grand nombre de dames, qu’on nous dit être les plus polies, les plus qualifiées et les plus spirituelles de la ville, quoique pourtant elles ne fussent ni trop belles ni trop bien mises. À leurs petites mignardises, leur parler gras et leurs discours extraordinaires, nous crûmes bientôt que c’était une assemblée des précieuses de Montpellier. Mais, bien qu’elles fissent de nombreux efforts à cause de nous, elles ne paraissoient que des précieuses de campagne, et n’imitoient que faiblement les nôtres de Paris. Elles se mirent exprès sur le chapitre des beaux esprits » – et ne dirent là-dessus que des sottises.

Que les beaux esprits féminins de Montpellier aient été étudiés par Molière, la chose est moralement certaine ; que Molière s’en soit souvenu en composant sa pièce, la chose est probable ; mais que la pièce même ait été faite en province et avant 1659, c’est ce qui est fort discutable. À tout le moins, a-t-elle été assez retouchée, remaniée, adaptée au milieu parisien pour que La Grange ait pu dire : « En 1659, Molière fit la comédie des Précieuses[58] ».

La Grange dit : la comédie, et c’est bien là le titre que portent toutes les éditions. Mais Mlle des Jardins, publiant en 1660 un compte rendu de la pièce (et il semble bien que ce compte rendu a été inspiré par Molière lui-même) l’intitule : récit de la farce des Précieuses. Et c’est une farce, en effet, que l’auteur avait entendu écrire ; c’est une farce que les acteurs entendaient jouer.

Nous connaissons les caractères de la farce. Telle qu’elle avait régné à l’Hôtel de Bourgogne au début du siècle, telle qu’elle avait été continuée au Marais par Jodelet, telle à peu près qu’elle tait encore jouée sur la scène même de Molière par Scaramouche et ses compagnons italiens, la farce ne s’inquiétait pas de l’intrigue : il lui suffisait de tableaux bouffons, souvent inspirés par la vie, auxquels un simple semblant d’intrigue servait de cadre. Ici, de même, que voyons-nous ? Deux hommes du monde, qui sont en même temps des hommes de bon sens, ont été reçus avec mépris par deux précieuses ridicules, deux cousines, dont ils songeaient à faire leurs femmes. Pour se venger ils leur envoient leurs laquais, affublés de leurs costumes et aussi des titres de marquis et de comte. Comme ils se piquent de bel esprit, les valets sont admirés, jusqu’au moment où les maîtres reviennent, les dépouillent et confondent les deux sottes, si malhabiles à reconnaître le vrai mérite. Non seulement l’intrigue ici n’est rien, mais elle rappelle, par les déguisements qu’elle comporte, bien des farces antérieures ou postérieures : Gros Guillaume femme de Turlupin, Scaramouche ermite, Arlequin lingère du palais.

La farce ne cherchait pas à dissimuler l’acteur sous le personnage même qu’il représente, comme doit le faire toute œuvre d’un genre un peu relevé. Quel que fût le sujet mis en scène, les personnages portaient les noms mêmes que les acteurs avaient adoptés, afin que le public eût moins de scrupules à rire des mines et des tics des Gros Guillaume, des Gaultier-Garguille, des Turlupin. Ici, les deux hommes du monde portent les noms de La Grange et de du Croisy, les deux acteurs, nouvellement entrés dans la troupe, qui les représentaient. Le vicomte de Jodelet, c’est le Jodelet du théâtre du Marais, qui venait avec son frère l’Espy de se joindre à Molière, en qui il sentait sans doute le génie même de la farce. Magdelon, où on a voulu voir Madeleine de Scudéry, c’est sans doute Madeleine Béjart ; Cathos, où on a voulu voir Catherine de Rambouillet, c’est sans doute Catherine de Brie ; Marotte est Marotte Ragueneau ou Marotte de Beaupré ; Gorgibus, enfin, est un personnage traditionnel, que nous avons vu dans le Médecin volant et qui reparaîtra dans Sganarelle.

L’acteur de farce ne se contentait pas de jouer sous un nom toujours le même ; il avait, sauf lorsqu’il se déguisait pour plus de comique, un costume traditionnel, et, ou bien il portait un masque à l’italienne, comme Turlupin, ou bien il s’enfarinait à la française, comme Gros Guillaume. Le marquis de Mascarille (quelque étrange que la chose puisse paraître) portait un masque dans les Précieuses, et c’était un personnage si traditionnel dans le théâtre de Molière, que celui-ci avait été Mascarille dans l’Étourdi et dans le Dépit, et que ses ennemis l’ont assez longtemps désigné de ce nom. Le costume de Mascarille étant ici impossible, puisque le valet est devenu marquis, voici de quelle façon il s’est affublé : n’y sent-on pas singulièrement la charge ?

 

Imaginez-vous donc, Mesdames, que sa perruque étoit si grande, qu’elle balayoit la place à chaque fois qu’il faisoit la révérence, et son chapeau si petit, qu’il étoit aisé de juger que le marquis le portoit bien plus souvent dans la main que ; sur la tête ; son rabat se pouvoit appeler un honnête peignoir, et ses canons sembloient n’être faits que pour servir de caches aux enfants qui jouent à cline-musette ; et en vérité, Madame, je ne crois pas qui les tentes des jeunes Massagètes soient plus spacieuses que ses honorables canons. Un brandon de glands lui sortoit de la poche comme d’une corne d’abondance, et ses souliers étoient si couverts de rubans, qu’il ne m’est pas possible de vous dire s’ils étoient de roussi, de vache d’Angleterre ou de maroquin ; du moins sais-je bien qu’ils avoient un demi-pied de haut, et que j’étois bien en peine de savoir comment des talons si hauts et si délicats pouvoient porter le corps du marquis, ses rubans, ses canons et sa poudre[59].

 

Quant à Jodelet, il avait la figure blanche de farine, comme le héros de la Jalousie du Barbouillé. Entendez-vous les éclats de rire du parterre quand, à l’entrée de cet enfariné, Mascarille le présente à Magdelon et à Cathos en ces termes : « Ne vous étonnez pas de voir le vicomte de la sorte : il ne fait que sortir d’une maladie qui lui a rendu le visage pâle comme vous le voyez » ?

À des personnages ainsi affublés la farce ne ménageait pas les plaisanteries et les jeux de scène bouffons, souvent grossiers ; les acteurs avaient le droit, sinon le devoir, d’ajouter à leur rôle des facéties plus ou moins spirituelles de leur cru. Consultez le Récit de la farce des Précieuses : vous verrez que Jodelet prétendait avoir rendu en éternuant la balle qu’il avait reçue à je ne sais quelle bataille, et que les précieuses, en attendant l’entrée de Mascarille, demandaient le conseiller des Grâces, c’est-à-dire un miroir, et une soucoupe inférieure, c’est-à-dire je ne traduis pas. Ces grossièretés n’étaient sans doute pas de Molière, mais il laissait ses camarades les introduire dans son œuvre. On y a depuis introduit de même bien des jeux de scène contestables ; Jodelet, dépouillé de ses beaux atours, quitte en outre une quantité effroyable de gilets, se trouve vêtu en cuisinier, met sur sa tête un bonnet de coton, et veut, en ce costume, faire encore la cour aux précieuses. – Mais tenons-nous en au texte authentique de Molière. N’est-ce pas jeux de scène de la farce que Mascarille donnant un soufflet à l’un des porteurs de chaise, menacé par un autre et filant doux tout aussitôt ? – ou encore que les idoles des précieuses deux fois bâtonnés par leurs maîtres ? – Un certain nombre de plaisanteries sont à l’avenant : admirables de verve et de drôlerie, mais trop fortes pour ne pas compromettre la vraisemblance. Jodelet, surtout, commet des bévues énormes. C’est lui qui a vu Mascarille commandant un régiment de cavalerie sur les galères de Malte. C’est lui encore qui ne veut pas avoir emporté d’assaut une demi-lune au siège d’Arras : « Que veux-tu dire avec ta demi-lune ? C’était bien une lune tout entière ». Et c’est lui, enfin, qui imagine de faire tâter à ces dames les blessures qu’il a reçues par tout le corps.

Ainsi les Précieuses ridicules sont une farce. Or, même à ne les considérer que par là, elles constituent déjà un chef-d’œuvre. L’intrigue, si légère, est très adroite, et les tableaux qu’elle relie, très variés. La mystification des précieuses est suffisamment annoncée au débat par La Grange et du Croisy pour que nous ne risquions pas de prendre au sérieux tout ce qui va suivre ; mais l’annonce est restée suffisamment obscure pour que nous ne sachions point comment tout finira. Les démêlés du bonhomme Gorgibus avec sa fille et sa nièce nous font sentir à quelles pecques nous allons avoir à faire : « Il est bien nécessaire vraiment de faire tant de dépenses pour vous graisser le museau... – Cathos. Mon Dieu ! Ma chère, que ton père a la forme enfoncée dans la matière ! que son intelligence est épaisse, et qu’il fait sombre dans son âme ! » – Aussi, quelle joie et quel trouble quand les deux méconnues entendent annoncer la visite d’un marquis, du marquis de Mascarille ! Faut-il rappeler l’entrée pompeuse de ce grand seigneur de contrebande ? Faut-il parler du merveilleux tête à tête de Mascarille et des précieuses : Mascarille étalé dans un fauteuil entre ses admiratrices qui se contentent de deux chaises, leur prodiguant les madrigaux les plus usés, leur promettant des impromptus faits à loisir, leur chantant une chanson de son cru, où air et paroles sont également admirables à son goût ? – Quand la scène pourrait devenir monotone, voici le vicomte de Jodelet qui la renouvelle et change le cours des vanteries. Puis, c’est le bal improvisé, les coups de bâton distribués par La Grange et du Groisy, les deux valets dépouillés, les violons qui demandent leur argent, les précieuses crevant de dépit, et Gorgibus qui les injurie encore sans pitié.

Comme les scènes, les personnages s’opposent avec un plaisant relief. Jodelet, plus lourd et moins enjoué que Mascarille, réduit le plus souvent son rôle à gâter ce que vient de dire son compère. Mais Mascarille porte avec un certain éclatée qu’on pourrait appeler sa friperie précieuse ; il a une verve endiablée et, avec cela, une sorte de philosophie narquoise. « Marauds, leur crie Magdelon quand il ne porte plus que sa livrée de laquais, marauds, osez-vous vous tenir ici après votre insolence ? » Et il répond en gouaillant : « Traiter comme cela un marquis ! Voilà ce que c’est que du monde ! la moindre disgrâce nous fait mépriser de ceux qui nous chérissaient. Allons, camarade, allons chercher fortune autre part : je, vois bien qu’on n’aime ici que la vaine apparence, et qu’on n’y considère point la vertu toute nue. »

Comme se distinguent Mascarille et Jodelet, Magdelon et Cathos se distinguent aussi. C’est, comme il est juste, la fille de la maison, Magdelon, quia le plus d’assurance, le verbe le plus haut. Cathos la copie, la répète et, si elle s’aventure imprudemment, accepte de sa cousine une réprimande. « Je veux vous dire l’air que j’ai fait là-dessus », dit Mascarille. – « Cathos. Vous avez appris la musique ? – Moi ? point du tout. – Et comment donc cela se peut-il ? – Les gens de qualité savent tout sans avoir jamais rien appris. » – « Assurément, ma chère », ajoute sévèrement Magdelon, humiliée par l’ignorance de sa cousine.

Ne parlons pas de la servante Marotte qui, habituée sans doute à son maître Gorgibus, n’entend rien au galimatias de Magdelon et de Cathos. Mais quel contraste piquant que celui des deux jeunes filles avec Gorgibus lui-même ! Pendant qu’elles aiment le langage affété, il est pour la langue nette, exacte, crue au besoin, de nos pères. Pendant qu’elles rêvent de calquer leur vie sur les romans en dix ou vingt volumes qui ont troublé leur cervelle, il n’admet que la vie terre à terre et bourgeoise. Pendant qu’elles sont déjà des façons de féministes entichées de liberté, il entend commander en maître comme un bon père de l’ancien régime, et mater sa fille si elle ne s’empresse pas d’obéir. Contraste plaisant, avons-nous dit ; mais aussi contraste vrai, car les caractères opposés s’exagèrent, s’exaspèrent en se heurtant.

 

III

 

Je voulais, dans ce qui précède, n’étudier que ce qu’il y a de comique dans la farce de Molière, et j’ai été forcé de toucher à ce qu’elle contient aussi d’important pour l’histoire des mœurs : tant Molière a intimement uni les deux parties. C’est sur la seconde de ces parties qu’il y aurait lieu maintenant d’insister. Mais nous serons brefs. Contre les femmes précieuses, pédantes, prudes, émancipées de la tutelle masculine en ce qu’elle a de raisonnable et des lois naturelles en ce qu’elles ont de plus utile à la société, Molière ne s’est pas borné à son attaque de 1659 : il est revenu à la charge dans les Fâcheux, l’École des femmes, la Critique, l’Impromptu, le Misanthrope, la Comtesse d’Escarbagnas et surtout, en 1672, les Femmes savantes. C’est à propos des Femmes savantes qu’il sera naturel de montrer le vrai caractère de cette campagne. Contentons-nous ici de quelques indications.

Et d’abord, à qui en veut Molière ? À quelques précieuses qui, exceptionnellement, sont ridicules ? ou à toutes les précieuses parce qu’elles sont ridicules ? Rœderer, le galant chevalier au XIXe siècle de la société polie du XVIIe ; Victor Cousin, l’amant fort platonique des grandes dames d’alors et surtout de Mme de Longueville ; Livet enfin, le plus précieux des érudits et le plus érudit des précieux, se sont évertués à montrer que Molière avait en vue seulement les imitatrices exagérées, les pecques provinciales, et qu’il avait excepté les vraies précieuses, le salon de Mme de Rambouillet ou celui de Mlle de Scudéry. N’avaient-ils pas pour eux la préface même de la pièce ?

 

J’aurois voulu faire voir qu’elle se tient partout dans les bornes de la satire honnête et permise ; que les plus excellentes choses sont sujettes à être copiées par de mauvais singes, qui méritent d’être bernés ; que ces vicieuses imitations de ce qu’il y a de plus parfait ont été de tout temps la matière de la comédie ; et que, par la même raison que les véritables savants et les vrais braves ne se sont point encore avisés de s’offenser du Docteur de la comédie et du Capitan, non plus que les juges, les princes et les rois de voir Trivelin, ou quelque autre sur le théâtre, faire ridiculement le juge, le prince ou le roi, aussi les véritables précieuses auroient tort de se piquer lorsqu’on joue les ridicules qui les imitent mal.

 

Mais peut-on se laisser tromper par ces précautions d’un auteur ? Une déclaration comme celle que nous venons de lire ne ressemble-t-elle pas à ces protestations enflammées ou à ces recommandations de complaisance que s’empressent d’étaler les gens suspects ? Immédiatement après la première représentation de la pièce, un « alcoviste de qualité », comme dit Somaize, c’est-à-dire un précieux puissant avait eu le pouvoir de faire suspendre les représentations pendant quinze jours, et peut-être n’avaient-elles été reprises qu’après l’assurance donnée par Molière que seules les sottes imitatrices, les caricatures de la préciosité étaient visées par ses railleries. Comment Molière n’eût-il pas répété la même chose quand il donnait son œuvre en librairie ? Mais, si les vraies précieuses se sont fiées à cette déclaration, le bon billet qu’elles ont eu là !

On peut faire à Rœderer, à Cousin et à Livet un certain nombre de concessions.

D’abord, Molière n’a pas visé spécialement la société de Mme de Rambouillet ; et il y avait à cela une excellente raison : c’est que cette société n’existait plus guère, ayant eu son beau temps de 1624 à 1648. Mais, comme son ami Boileau devait le faire plus tard en composant son dialogue des Héros de roman, il a certainement songé à Mlle de Scudéry, à l’illustre Sapho, dont la Clélie, le Grand Cyrus, la carte de Tendre sont ridiculisés en maints endroits, et qui d’ailleurs a tenu rancune à Molière.

En second lieu, Molière a supposé que Magdelon et Cathos venaient de leur province. Mais cela était nécessaire pour que les exagérations de la farce fussent possibles, et cela n’empêche point qu’une fois la part faite aux nécessités de l’optique théâtrale, la satire ne porte nettement sur les précieuses les plus parisiennes.

Enfin, on trouve dans les ouvrages de Mlle de Scudéry des critiques adressées aux précieuses exagérées aussi bien que dans la farce de Molière ; ces critiques ressemblent à celles de Molière même, et Rœderer, Cousin ou Livet en prennent texte pour dire que Molière et Sapho se trouvent d’accord. Mais comme le ton diffère dans les deux auteurs ! et comme il y a loin de protester entre amis contre les disciples qui vous compromettent à ridiculiser telle ou telle catégorie de gens devant un public ennemi des distinctions subtiles ! Il y a quelque naïveté à faire de Molière un auxiliaire des précieuses de marque parce qu’il se rencontre quelquefois avec elles. Les prédicateurs catholiques ont tonné contre l’hypocrisie, mais c’est un libre penseur plus ou moins conscient qui a écrit le Tartuffe ; il a dû arriver à des protestants convaincus de formuler quelques critiques contre telle société de propagande évangélique ou contre tel pasteur, mais ce ne sont pas des protestants qui ont écrit l’Évangéliste ou l’Aînée ; les magistrats intègres blâment ceux de leurs collègues que le désir de l’avancement entraîne à des compromissions, mais ce n’est évidemment pas un ami de la magistrature qui a fait jouer la Robe rouge.

Ainsi Molière, qui s’inspire, d’ailleurs, de l’abbé de Pure, de Charles Sorel et de quelques autres, attaque surtout celles des précieuses qui donnent dans les exagérations les plus grandes, mais il n’épargne pas absolument les autres. Et à toutes que reproche-t-il ? – Ses reproches sont de deux catégories : reproches d’ordre littéraire, reproches d’ordre moral.

Qu’est-ce que ces expressions affectées, ces adverbes qu’on entasse, ces termes d’amitié qu’on se prodigue, et tout « ce style figuré dont on fait vanité», comme dira plus tard Alceste ? Qu’est-ce que ces demi-pâmoisons perpétuelles où se complaisent nos caillettes ? Trouve-t-on quelque chose à son goût, on se pâme, on n’en peut plus, on s’étonne de n’en pas mourir : « Ah ! que voilà un air qui est passionné : est-ce qu’on n’en meurt point ? » – A-t-on une épithète ou un adverbe à exprimer, on va tout de suite à ce qu’il y a de plus force : on a une délicatesse furieuse pour tout ce qu’on porte, et on se sert de gants qui sentent terriblement bon. – Exprime-t-on une opinion, on serait déshonoré si l’on n’était pas subtil, et il faut à tout prix avoir l’air de « savoir le fin des choses, le grand fin, le fin du fin ». – Et surtout il ne faut parler que par métaphores, et par métaphores qui se suivent exactement. Le cœur de Mascarille est ému parles yeux des précieuses ; il est effrayé, donc il crie ; s’il crie, c’est qu’il a peur d’être écorché ; si on peut l’écorcher, il doit avoir des pieds et une tête : « Votre cœur crie avant qu’on l’écorche. – Comment diable ! il est écorché depuis la tête jusqu’aux pieds. » On dit : « avoir un grand fonds d’esprit » ; donc ce fonds peut être dépensé, et les précieuses Magdelon et Cathos trouvent que Mascarille en fait une dépense furieuse ; de ce fonds on peut aussi tirer des revenus, et Climène, dans la Critique, fera appel aux gens qui ont « du revenu en sens commun » ; enfin ce fonds est ou n’est pas saisissable, et Somaize, allant plus loin que Molière, dit dans le Dictionnaire des Précieuses : « Vous avez dix mille livres en fonds d’esprit, qu’aucun créancier ne peut saisir ni arrêter. »

Tel est le langage qui passait pour galant alors ; tel est le langage que Molière a parodié pour le détruire, et son œuvre vaut pour tous les temps, car, de tout temps, la mode a exercé sur la langue une tyrannie aussi fâcheuse que ridicule. De nos jours, on a plusieurs fois refait les Précieuses ; mais, ou l’entreprise était inutile, ou il fallait la recommencer tous les dix ans, car les snobs et les snobinettes, pour employer un autre jargon que celui de Mascarille, ont successivement parlé comme des jockeys, comme le Bob de Gyp, comme des poètes décadents, comme des bicyclistes, comme des chauffeurs d’automobiles : au XVIIe siècle, on voulait parler comme Marini ou comme Gongora. « Parlez donc comme le veut la nature », leur crie Molière ; cela sera bon en soi, d’abord, et puis, cela vous conduira à apprécier les œuvres littéraires sainement.

Car voici un deuxième ridicule. Le salon (on disait alors la ruelle ou l’alcôve) étant tout pour ceux qui regardent comme leur occupation essentielle de le fréquenter, ces gens-là n’apprécient que ce qui convient au salon. Mascarille, Magdelon et Cathos sont d’accord pour goûter furieusement les énigmes, les madrigaux, les impromptus, les portraits, comme on goûte aujourd’hui le monologue, les courts poèmes qu’on récite avec un sourire prétendu spirituel ou, au contraire, le regard perdu dans l’espace, la charade, la comédie de paravent. – Au salon naît aussi l’esprit de coterie. Il fallait, au XVIIe siècle, connaître tous les auteurs du Recueil des pièces choisies et, si l’on allait au théâtre, c’était pour applaudir un auteur ami : « Je crie : voilà qui est beau, devant que les chandelles soient allumées ». Aujourd’hui, tel salon a la spécialité des candidatures académiques, tel autre lance les jeunes poètes, et dans tel autre les Bellacs font pâmer leurs belles auditrices (belles ou laides, celles qui admirent sont toujours de belles auditrices pour l’auteur admiré). – Enfin, le goût est remplacé par la plus puérile des vanités, celle de connaître tout ce dont on peut s’entretenir dans le salon : par exemple, la dernière symphonie d’un incompréhensible wagnérien ou le dernier galimatias d’un jeune symboliste. « C’est là, dit Magdelon, ce qui vous fait valoir dans les compagnies ; et, si l’on ignore ces choses, je ne donnerois pas un clou de tout l’esprit qu’on peut avoir. » « J’aurois toutes les hontes du monde, répète Cathos, s’il fallait qu’on vint à me demander si j’aurois vu quelque chose de nouveau que je n’aurois pas vu. »

Ce snobisme et cette vanité n’ont pas seulement des conséquences littéraires. Ils créent aussi la sotte coquetterie qui permet aux Magdelon et aux Cathos d’admirer, d’imiter les Mascarille :

 

MASCARILLE.

Vous ne me dites rien de mes plumes : comment les trouvez-vous ?

CATHOS.

Effroyablement belles.

MASCARILLE.

Savez-vous que le brin me coûte un louis d’or ? Pour moi, j’ai cette manie de vouloir donner généralement sur tout ce qu’il y a de plus beau.

MAGDELON.

Je vous assure que nous sympathisons, vous et moi : j’ai une délicatesse furieuse pour tout ce que je porte ; et jusqu’à mes chaussettes, je ne puis rien souffrir qui ne soit de la bonne ouvrière.

 

Et ces défauts ont aussi des conséquences morales graves, surtout si on leur ajoute l’esprit romanesque, leur parent, en vérité, puisqu’il est fait en grande partie de docilité à ses lectures, de désir de se distinguer du commun, de frivolité, d’éloignement pour le naturel. Magdelon en vient à mépriser et à renier son père, parce qu’il n’a rien d’un héros de roman : « J’ai peine à me persuader que je puisse être véritablement sa fille, et je crois que quelque aventure, un jour, me viendra développer une naissance plus illustre. » – Quoi de plus commun aussi que le mariage et, par suite, quoi de plus fait pour être dédaigné, à moins qu’il ne soit amené, enjolivé, excusé par mille beaux préliminaires ?

 

Il faut qu’un amant, pour être agréable, sache débiter les beaux sentiments, pousser le doux, le tendre et le passionné, et que sa recherche soit dans les formes. Premièrement, il doit voir au temple, ou à la promenade, ou dans quelque cérémonie publique, la personne dont il devient amoureux ; ou bien être conduit fatalement chez elle par un parent ou un ami, et sortir de là tout rêveur et mélancolique. Il cache un temps sa passion à l’objet aimé, et cependant lui rend plusieurs visites, où l’on ne manque jamais de mettre sur le tapis une question galante qui exerce les esprits de l’assemblée. Le jour de la déclaration arrive, qui se doit faire ordinairement dans une allée de quelque jardin, tandis que la compagnie s’est un peu éloignée ; et cette déclaration est suivie d’un prompt courroux, qui paroît à notre rougeur, et qui, pour un temps, bannit l’amant de notre présence. Ensuite il trouve moyen de nous apaiser, de nous accoutumer insensiblement au discours de sa passion, et de tirer de nous cet aveu qui fait tant de peine. Après cela viennent les aventures, les rivaux qui se jettent à la traverse d’une inclination établie, les persécutions des pères, les jalousies conçues sur de fausses apparences, les plaintes, les désespoirs, les enlèvements, et ce qui s’ensuit. Voilà comme les choses se traitent dans les belles manières, et ce sont des règles dont, en bonne galanterie, on ne sauroit se dispenser. Mais en venir de but en blanc à l’union conjugale, ne faire l’amour qu’en faisant le contrat de mariage, et prendre justement le roman par la queue ! encore un coup, mon père, il ne se peut rien de plus marchand que ce procédé ; et j’ai mal au cœur de la seule vision que cela me fait.

 

La Grange et du Croisy, les naïfs prétendants à la main de ces demoiselles, ne savaient rien de ces choses essentielles : aussi ont-ils été vite traités comme ils le méritaient.

Sur tout ceci Molière reviendra dans les Femmes savantes, et nous y reviendrons avec lui. Rapprochons seulement des idées de Molière un passage emprunté à un auteur et à un ouvrage auxquels sans doute on ne s’attend guère. Voici comment l’auteur des Précieuses est commenté par l’auteur de l’Homme qui rit :

 

L’utilité d’être précieuse, c’est que cela déclasse le genre humain. On ne lui fait plus l’honneur d’en être.

Avant tout, mettre l’espèce humaine à distance, voilà ce qui importe.

Quand on n’a pas l’Olympe, on prend l’Hôtel de Rambouillet.

Junon se résout en Araminte, une prétention de divinité non admise crée la mijaurée. À défaut de coups de tonnerre, on a l’impertinence. Le temple se ratatine en boudoir. Ne pouvant être déesse, on est idole.

Il y a en outre dans le précieux une certaine pédanterie qui plaît aux femmes.

La coquette et le pédant sont deux voisins. Leur adhérence est visible dans le fat.

Le subtil dérive du sensuel. La gourmandise affecte la délicatesse. Une grimace dégoûtée sied à la convoitise.

Et puis, le côté faible de la femme se sent gardé par toute cette casuistique de la galanterie qui tient lieu de scrupules aux précieuses. C’est une circonvallation avec fossé. Toute précieuse a un air de répugnance. Cela protège.

On consentira, mais on méprise. En attendant[60].

 

Revenons à Molière. Il est sans doute, en gros, d’accord avec Gorgibus, et il a pour attaquer, je ne dis pas seulement Magdelon et Cathos, mais en général toutes les précieuses de bonnes raisons ; mais il en a aussi de discutables, et qu’il ne faudrait pas dissimuler. Les précieuses étaient affectées dans leur langage, mais elles cherchaient aussi à rendre la langue plus délicate, plus ennemie de la gauloiserie et de la grossièreté. Elles raffinaient sur les sentiments, mais ce n’était pas seulement par esprit d’imitation et par vanité ; c’était aussi pour mettre dans la vie plus de délicatesse, comme dans la langue. Molière, lui, aime le naturel ; mais peut-être l’entend-il un peu trop à la façon d’un Rabelais ou d’un Régnier ; il aime la nature, mais peut-être la prend-il trop volontiers avec ce qu’elle a de bas et d’humiliant. Écoutez les dernières paroles de Gorgibus. « Voici la monnoie dont je veux vous payer, dit-il en battant les violons. Et vous, pendardes, je ne sais qui me tient que je ne vous en fasse autant. Nous allons servir de fable et de risée à tout le monde, et voilà ce que vous vous êtes attiré par vos extravagances. Allez vous cacher, vilaines ; allez vous cacher pour jamais. Et vous, qui êtes cause de leur folie, sottes billevesées, pernicieux amusements des esprits oisifs, romans, vers, chansons, sonnets et sonnettes, puissiez-vous être à tous les diables ! » Ces malédictions ne vous rappellent-elles rien ? et ne songez-vous pas aux plaintes de la gouvernante de Don Quichotte ? Elle aussi voulait envoyer à tous les diables – ou, pour plus de sûreté, au feu – les livres qui avaient empoisonné son maître. Mais en brûlant les livres de Don Quichotte et des Précieuses, si l’on se débarrasse de bien des folies, ne risque-t-on pas aussi de détruire un peu de noblesse et d’idéal ?

 

 

Chapitre V - Sganarelle et Don Garcie

 

I

 

Les Précieuses firent époque ; mais l’auteur avait eu la modestie de ne pas le pressentir. Aussi, le 18 novembre 1659, avait-il glissé son petit acte à la suite d’une représentation de Cinna, et rien ne le signalait aux curieux que son titre et la gloire naissante de Molière. L’alcoviste de qualité qui fit suspendre les représentations pendant quinze jours fit sans doute, sans le vouloir, ce qu’on appellerait aujourd’hui une belle réclame à l’œuvre ; mais en avait-elle vraiment besoin après les applaudissements qui l’avaient accueillie ? Quoi qu’il en soit, la troupe du Petit-Bourbon n’eut garde de manquer à sa fortune. Le 3 décembre, la pièce reparait sur l’affiche ; le prix des places est doublé, et la recette passe de 533 livres à 1400. La presse s’émeut ou, pour parler avec moins d’anachronisme, la Muse historique de Loret, quoique mal disposée pour Molière, qu’elle a soin de ne pas nommer, annonce avec sa poésie ordinaire, c’est-à-dire en vers de mirliton, que les comédiens

 

Ont été si fort visités

Par gens de toutes qualités

Qu’on n’en vit jamais tant ensemble

Qu’en ces jours passés, ce me semble,

Dans l’Hôtel du Petit-Bourbon...

Pour moi, j’y portai trente sous ;

Mais, oyant leurs fines paroles,

J’ai ri pour plus de dix pistoles.

 

Au Petit-Bourbon, chez les particuliers où l’on va en représentation, à la cour, partout le succès est le même. Rien ne l’arrête, pas même la maladie et la mort de l’acteur Jodelet, dont le rôle échoit au gros René du Parc. Gros-René était récemment passé au théâtre du Marais ; mais il avait sans doute la nostalgie de la troupe où il s’était d’abord illustré et où régnait si bien la farce. Il revient et remplace Jodelet, à peu près comme un tonneau peut remplacer une longue et étroite bouteille. Et le public de rire, surtout quand ce gros homme, image de la santé, est présenté par Mascarille comme malade et se dit lui-même épuisé par les fatigues de la cour et de la guerre !

À la farce des Précieuses succède, ou plutôt s’ajoute, six mois plus tard, la farce de Sganarelle. Celle-ci est en vers, comme tant de farces du bon vieux temps, comme le chef-d’œuvre de l’ancienne farce française, Maître Pathelin. Elle a pour personnages un acteur désigné par son nom ou son surnom : Gros-René ; trois autres qui portent des noms traditionnels de farce : Gorgibus et Sganarelle, comme dans le Médecin volant, Villebrequin, comme dans le Médecin volant et dans la Jalousie du Barbouillé. Trois autres n’ont même pas de nom (ce qui était fréquent dans les anciennes farces de l’Hôtel de Bourgogne) : la femme de Sganarelle, une suivante et un parent. Enfin, les amoureux portent des noms à l’italienne : Célie et Lélie, comme dans l’Étourdi. – Quant à l’action, elle s’ouvre par un quiproquo naïf et sans prétention ; elle se ferme par un dénouement qui ne se pique pas de vraisemblance ; et entre les deux ce sont des situations plaisantes, quelque peu risquées, accusées par un style d’une savoureuse verdeur et, par endroits, d’une franche gauloiserie.

Molière savait bien qu’à un public qui s’apprête à rire le point de départ d’une pièce importe peu. Célie, qu’un père avare veut forcer à prendre un époux mal tourné, mais riche, regarde une fois encore le portrait de son jeune fiancé Lélie, et se pâme de douleur en laissant tomber le portrait. Pourquoi se pâme-t-elle ? pour que le voisin Sganarelle ait occasion de la secourir, et que la femme de Sganarelle, voyant son mari qui paraît caresser Célie, puisse se croire trompée. Pourquoi laisse-t-elle tomber le portrait ? pour que la femme de Sganarelle le trouve à terre, le contemple et donne ainsi des soupçons à son mari. L’artifice est visible, mais qu’importe ? Le public s’amuse déjà des scènes piquantes qu’il pressent. Et quand le public a bien ri ; quand, sentant la fin qui s’approche, il songe avant tout à gagner la porte avant que soit trop forte la cohue, Molière sait bien aussi que le dénouement importe peu : à ce moment, le fiancé mal tourné retirera sa parole sous un prétexte quelconque, et le beau Lélie épousera la belle Célie ; tout est bien qui finit bien, maintenant que Sganarelle et sa femme sont partis bras dessus bras dessous, réconciliés.

Cette fois, il est inutile de chercher une portée à la pièce : elle n’en a pas et ne veut point en avoir. Si nous philosophions, ce serait, je crois, malgré Molière. Et cependant, j’ai besoin de me rappeler tout ce que le sujet a de délicat, pour ne pas insister sur le fameux monologue de Sganarelle, que tout Paris, en 1660, appelait « la belle scène » de la pièce. Sganarelle, qui se croit déshonoré par Lélie, est tout bouillant de courroux et veut se venger. Mais, dame ! le courroux ne doit point empêcher de faire des réflexions salutaires :

 

Quand j’aurai fait le brave, et qu’un fer, pour ma peine,

M’aura d’un vilain coup transpercé la bedaine,

Que par la ville ira le fruit de mon trépas.

Dites-moi, mon honneur, en serez-vous plus gras[61] ?

 

Qu’est-ce d’ailleurs que cet honneur qu’on fait sonner si haut ?

 

Peste soit qui premier trouva l’invention

De s’affliger l’esprit de cette vision,

Et d’attacher l’honneur de l’homme le plus sage

Aux choses que peut faire une femme volage ?

Puisqu’on tient à bon droit tout crime personnel,

Que fait là notre honneur pour être criminel[62] ?

 

Sganarelle n’est ici qu’un trembleur cherchant des prétextes pour autoriser sa couardise. Mais il arrive qu’un fou vend parfois la sagesse, et, dans un temps où, par de singulières survivances, on garde encore des traditions de sévérité cruelle même quand rien absolument ni dans la législation ni dans les mœurs ne les justifie, on peut trouver matière à moraliser dans les boutades d’un Sganarelle. Un mari, qui lui-même n’a eu cure de rester fidèle à ses devoirs, croit que sa femme a manqué aux siens, ne s’en assure point, et la tue, elle et son complice présumé. Ce meurtrier comparaît devant douze honnêtes citoyens, temporairement investis de la plus haute magistrature et qui jugent sans appel ; ces citoyens l’acquittent et le public applaudit. Quel abominable renversement de la morale ! et quel abus du beau mot d’honneur ! Ne voient-ils pas, ces magistrats étranges, que ce mari n’a songé ni à la morale, puisqu’il en faisait lui-même litière, ni aux droits de la famille, puisque sa famille était de fait dissoute, et qu’en prétendant venger son honneur, il n’a rien vengé qu’une vanité blessée ?

Au reste, Sganarelle fait d’autres réflexions plus malsonnantes, et, pendant que le public rit, pendant que je me laisse aller à rire moi-même, je ne puis m’empêcher d’entendre au loin la grande voix si éloquente, encore qu’un peu naïve, de Bossuet tonnant contre Molière : « On réprouvera les discours où ce rigoureux censeur des grands canons, ce grave réformateur des mines et des expressions de nos précieuses, étale cependant au grand jour les avantages d’une infâme tolérance dans les maris et sollicite les femmes à de honteuses vengeances contre leurs jaloux. Il a fait voir à notre siècle le fruit que l’on peut espérer de la morale du théâtre, qui n’attaque que le ridicule du monde, en lui laissant cependant toute sa corruption[63]. »

Ne croyez pas que la protestation, d’ailleurs tardive, de Bossuet ait été générale. Tant s’en faut, et l’histoire de Sganarelle donne plus lieu de philosopher que l’œuvre même. La pièce portait un autre titre, plus communément employé au XVIIe siècle, et qui est devenu assez choquant pour qu’on le taise le plus souvent aujourd’hui : le Cocu imaginaire. En dépit de ce titre et en dépit du sujet, la pièce, jouée en été, pendant le mariage du Roi, dans des conditions déplorables par conséquent, obtient quarante représentations consécutives (chiffre inouï alors) ; le Roi la veut voir plus souvent qu’aucune autre des pièces – j’entends des pièces sans ballets – de Molière ; la contrefaçon s’en empare, et on donne coup sur coup, malgré l’auteur, une édition subreptice et une imitation presque littérale ; Mme de Sévigné la cite à deux reprises dans sa correspondance. Ainsi se conduit sans fausse honte le grand siècle. Puis, au XVIIIe, la moralité diminue, mais (contraste curieux) la décence augmente ; Sganarelle disparaît de la scène ou cache son terrible titre sous des à peu près : Sganarelle ou les fausses alarmes ; Sganarelle ou le mari qui se croit trompé. Au XIXe, la pièce a été peu jouée, et non sans de fortes coupures.

Ce qu’il nous y faut surtout remarquer aujourd’hui, c’est la substitution définitive, comme type cher à Molière auteur et comme personnage familier à Molière acteur, de Sganarelle à Mascarille.

Nous avons étudié longuement le Mascarille de l’Étourdi, si agile, si fécond en ressources, si fantaisiste et pittoresque. Dans le Dépit, Mascarille avait ligure de nouveau, quelque peu alourdi et embarrassé, couvrant de son nom, non plus un Scapin, mais un Arlequin balourd de la Comédie italienne. Puis il avait reparu dans les Précieuses, déguisé, il est vrai, mais non moins souple et non moins effronté que dans l’Étourdi.

Ce devait être là son dernier triomphe, et nous ne reverrons plus Mascarille ; nous ne verrons, et plus tard, que ses cousins et peut-être ses frères, Scapin et Sbrigani. Molière va devenir pour ses ennemis Sganarelle, le détrompé, le désabusé, si l’on en croit l’étymologie du mot : il sera Sganarelle dans l’École des maris, le Mariage forcé, Don Juan, l’Amour médecin et le Médecin malgré lui. Y aura-t-il partout une physionomie absolument identique ? Non, sans doute ; mais partout Sganarelle se distinguera de Mascarille, en ce qu’il ne portera pas de masque, en ce qu’il sera plus français, plus terre à terre, moins pétulant. Mieux que Mascarille, Sganarelle peut personnifier la laideur, la mesquinerie, les ridicules de l’humanité. En particulier, le Sganarelle de 1660 est crédule et soupçonneux à la fois, peureux et belliqueux, toujours mû par la crainte du ridicule et n’imaginant pour s’en préserver que des moyens par lesquels il est rendu plus ridicule encore. Il réunit en lui plusieurs des fantoches de l’ancienne farce française, mais en les rapprochant de la réalité et en leur permettant ainsi de devenir peu à peu plus vrais et plus vivants.

La façon dont Molière jouait ce personnage a d’ailleurs été pour beaucoup dans l’éclatant succès de la pièce. On s’extasiait devant ses postures inimitables. Alors qu’il regardait sa femme contemplant le portrait de Lélie, « son visage et ses gestes exprimaient si bien la jalousie, qu’il n’était pas nécessaire qu’il parlât pour paraître le plus jaloux de tous les hommes. » Alors qu’armé de pied en cap il venait pour attaquer Lélie, palissait au premier mot de son larron d’honneur, expliquait son armure en disant que c’était un habillement pour la pluie, se donnait des coups de poing et des soufflets pour s’exciter et se disait noblement :

 

Courage, mon enfant, sois un pou vigoureux ;

Là, hardi ! tâche à faire un effort généreux,

En le tuant pendant qu’il tourne le derrière[64],

 

ces vieilles plaisanteries étaient soutenues par une mimique si expressive qu’elles paraissaient toutes nouvelles. Enfin, comme dit un contemporain, « jamais personne ne sut si bien démonter son visage, et l’on peut dire que dans cette pièce il en change plus de vingt fois. »

 

II

 

Mais il est rare qu’un comédien naturellement bouffon se résigne à jouer toujours les rôles pour lesquels la nature l’a doué. « Je veux jouer la tragédie, disait à son professeur un élève du Conservatoire. – Jouer la tragédie avec ton nez ! – Mon nez ne regarde personne. – C’est une erreur, mon ami ; ton nez regarde tout le monde. » Molière n’avait pas un nez qui regardât tout le monde, et, quand il ne tenait pas à avoir l’air niais, comme dans Sganarelle, l’intelligence devait éclater dans son regard ; mais sa figure et son corps étaient plutôt disgracieux. « Il avait le nez gros, la bouche grande, les lèvres épaisses, le teint brun, les sourcils noirs et forts, et les divers mouvements qu’il leur donnait lui rendaient la physionomie extrêmement comique. » Ainsi s’exprime la fille de son camarade du Croisy, Mlle Poisson. Regardons les portraits de Molière. Le musée de Montpellier possède un beau tableau de Sébastien Bourdon, dénommé dans le catalogue : « un jeune espagnol » et où l’on a voulu voir un portrait de notre poète. Les arguments donnés en faveur de cette hypothèse ne sont pas sans valeur ; ils ne sont malheureusement pas péremptoires. Tenons-nous-en donc aux portraits authentiques. Ils nous montrent Molière avec des « yeux petits et très écartés l’un de l’autre », « un menton fortement accusé », un cou très court avec la tête enfoncée dans les épaules, un buste « massif et trapu » sur des « jambes longues et grêles[65] ». Il avait aussi, d’après Mlle Poisson, « une voix sourde, des inflexions dures, une volubilité de langue qui précipitait trop sa déclamation et lui donna de bonne heure un perpétuel hoquet. » De ces défauts Molière, dans la farce ou même dans la comédie plus haute, réussit à faire des qualités ; mais ils restaient des défauts dans le genre sérieux, où Molière s’obstinait à paraître et où il ne fut jamais goûté.

Eût-il d’ailleurs été propre à jouer les rôles tragiques, que le public ne l’y eût sans doute pas apprécié. L’acteur comique que le public a adopté a par cela même revêtu comme une tunique de Nessus, dont il lui est impossible de se débarrasser. Il veut être sérieux, on rit ; s’il s’efforce d’être pathétique, on rit plus fort ; s’il pleurait, on se tordrait, à moins qu’on ne s’ennuyât et qu’on ne fût prêt à siffler. Molière a pu être victime aussi de cette fatalité professionnelle.

Enfin, Molière ne s’est pas contenté de vouloir aborder le genre grave comme acteur ; il a voulu l’aborder aussi comme auteur, et, dès lors, le malentendu entre le public et lui devait être double. Qu’une œuvre succédant à Sganarelle et partant de la même main fût une œuvre grave, cela était difficile à admettre ; mais que l’acteur lui-même qui avait tant fait rire dans le rôle de Sganarelle portât maintenant un brillant costume, qu’il fût « Don Garcie de Navarre, le Prince jaloux » et qu’il eût la prétention d’émouvoir, c’en était trop. Eût-elle été excellente, que la pièce courait grand risque ; comme elle ne l’était pas, elle tomba à plat. « Il suffit, dit un ennemi de Molière, de vous dire que c’étoit une pièce sérieuse et qu’il en avoit le premier rôle, pour vous faire connoître que l’on ne s’y devoit pas beaucoup divertir. » À la septième représentation, la recette était de 70 livres ; c’était un « four », comme on disait déjà alors, un four noir ; la pièce fut retirée.

Et cependant Molière désirait ardemment le succès de cette œuvre. Longtemps il l’avait lue dans des compagnies pour lui attirer des approbations, et il l’avait produite à la scène dans des circonstances importantes. Le 11 octobre 1660, M. de Ratabon, surintendant des bâtiments du roi, jugeant qu’il avait besoin de l’emplacement du théâtre pour agrandir le Louvre, avait commencé à démolir le Petit-Bourbon sans même prévenir la troupe. Les décors aussi furent détruits. Si le Roi n’avait eu de la sympathie pour Molière, la situation eût été singulièrement grave. Mais Louis songea à l’ancienne salle que Richelieu avait fait bâtir au Palais-Cardinal, depuis le Palais-Royal, pour y faire représenter son chef-d’œuvre de Mirame, et il la donna à la troupe de Monsieur. Le 20 janvier 1661, le nouveau théâtre s’ouvrait, et la véritable inauguration en était faite le 4 février par Don Garcie de Navarre, pour l’impression duquel Molière avait déjà pris un privilège. Hélas ! la chute fut si complète, que Molière n’eut même plus le courage de le publier.

Qu’était-ce donc que ce Don Garcie ?

Dans le Don Sanche d’Aragon de Corneille, Carlos, cavalier inconnu, amoureux de deux reines, se trouve après maintes péripéties le frère de l’une d’elles et n’a plus par conséquent qu’à épouser l’autre. Si on enlève de Don Sanche son éclatant premier acte, d’une allure si romantique, Don Garcie ressemble à Don Sanche, comme il ressemble à plusieurs de ces pièces romanesques que Thomas Corneille, d’Ouville et tant d’autres empruntaient à l’Italie et surtout à l’Espagne, et qui s’appelaient des tragi-comédies.

Done Elvire, princesse de Léon, est victime d’un usurpateur ; mais elle est peu à peu rétablie sur son trône par deux seigneurs qui l’aiment : Don Sylve et Don Garcie. Don Sylve a aimé aussi Done Ignès, qui lui reste fidèle. Au dénouement, Don Sylve est reconnu pour être Don Alphonse, frère de done Elvire, et Il épouse done Ignès, pendant que Done Elvire épouse Don Garcie. Cette intrigue, qui n’est pas toujours fort claire, vient peut-être de l’Espagne[66] ; mais elle était passée dans une pièce italienne d’Andrea Cicognini : le Gelosie fortunate del principe Rodrigo (les heureuses jalousies du prince Rodrigue), d’où Molière paraît l’avoir tirée. Elle nous Intéresse peu ; mais ce n’est pas une raison pour qu’elle ait peu intéressé le public du XVIIe siècle : il en applaudissait souvent de toutes semblables. Ce qui l’a plutôt indisposé, outre les motifs que nous avons tirés tout à l’heure de la situation particulière de Molière, c’est l’étude psychologique pour laquelle Molière avait sans doute choisi le sujet.

Molière a toujours eu une singulière propension à représenter la jalousie. Nous avons trouvé cette passion dans le Barbouillé et dans le Dépit amoureux. En dernier lieu, elle a été peinte en traits bouffons dans Sganarelle, et la voici peinte en traits plus graves dans Don Garcie. La peinture est souvent fort belle. Dans la scène VIII de l’acte IV, Don Garcie, croyant Done Elvire coupable, la presse de se disculper ; Donc Elvire, à bon droit blessée, offre à Don Garcie cette alternative : ou il croira sans preuves à son innocence et elle lui conservera son amour, ou il la forcera à se disculper et elle sera perdue pour lui. Cette scène est vraiment forte et pathétique. En maints endroits de l’œuvre éclatent de fort beaux vers :

 

DONE ELVIRE.

Avez-vous, dites-moi, perdu le jugement ?

DON GARCIE.

Oui, oui, je l’ai perdu, lorsque dans votre vue

J’ai pris, pour mon malheur, le poison qui me tue,

Et que j’ai cru trouver quelque sincérité

Dans les traîtres appas dont je fus enchanté.

DONE ELVIRE.

De quelle trahison pouvez-vous donc vous plaindre ?

DON GARCIE.

Ah ! que ce cœur est double et sait bien l’art de feindre[67] !

 

Vous avez souvent admiré ces vers, non dans Don Garcie, mais dans le Misanthrope[68]. Et ces autres vers du Misanthrope, vous vous les rappelez aussi :

 

Oui, oui, redoutez tout après un tel outrage :

Je ne suis plus à moi, je suis tout à la rage ;

Percé du coup mortel dont vous m’assassinez,

Mes sens par la raison ne sont plus gouvernés,

Je cède aux mouvements d’une juste colère,

Et je ne réponds pas de ce que je puis faire[69].

 

Ces vers étaient déjà dans Don Garcie, mais avec une variante qui montre bien que Molière a su observer la différence des genres et des tons. « Je ne réponds pas de ce que je puis faire », voilà ce que peut dire un jaloux de la haute comédie ; mais dans une tragi-comédie (puisqu’après tout Don Garcie en est une) il peut parler de sang et de suicide :

 

Non, non, n’espérez rien après un tel outrage :

Je ne suis plus à moi ; je suis tout à la rage ;

Trahi de tous côtés, mis dans un triste état,

Il faut que mon amour se venge avec éclat,

Qu’ici j’immole tout à ma fureur extrême,

Et que mon désespoir achève par moi-même[70].

 

Au reste, tous les beaux passages ne sont pas dans le rôle de Don Garcie, et il en est d’exquis dans celui de Done Elvire. Entendez-la dire à une confidente qu’elle n’a pu tenir la balance égale entre Don Sylve et Don Garcie, qu’elle a trop montré combien ce dernier lui était cher, et qu’il est donc inexcusable d’être jaloux :

 

Non, non, de cette sombre et lâche jalousie

Rien ne peut excuser l’étrange frénésie ;

Et par mes actions je l’ai trop informé

Qu’il peut bien se flatter du bonheur d’être aimé...

 

J’ai voulu, je l’avoue, ajuster ma conduite,

Et voir d’un œil égal l’un et l’autre mérite ;

Mais que contre ses vœux on combat vainement.

Et que la différence est connue aisément

De toutes ces faveurs qu’on fait avec étude,

À celles où du cœur fait pencher l’habitude !

Dans les unes toujours on paroît se forcer ;

Mais les autres, hélas ! se font sans y penser,

Semblables à ces eaux si pures et si belles,

Qui coulent sans effort des sources naturelles.

Ma pitié pour Don Sylve avoit beau l’émouvoir.

J’en trahissois les soins sans m’en apercevoir

Et mes regards au Prince, en un pareil martyre,

En disoient toujours plus que je n’en voulois dire[71].

 

S’il y a donc tant de beautés dans cette peinture de la jalousie et de l’amour, comment ai-je pu dire qu’elle avait nui à la pièce de Molière ? C’est, d’une part, que cette peinture manque en quelque façon de netteté, de franchise artistique, et c’est, d’autre part, que la psychologie et le romanesque se nuisent ici mutuellement.

Plus tard Molière, dans le Misanthrope, peindra un jaloux qui a tout lieu de l’être, car il est berné par une coquette ; antérieurement Shakespeare, dans Othello, avait peint un jaloux qui n’avait aucun sujet de l’être, mais qui était tourmenté par son humeur cruellement sombre et par les suggestions du vindicatif Iago. Dans les deux cas, rien de plus naturel que les sentiments des personnages, et, comme l’action découle tout entière de ces sentiments, rien de plus naturel aussi que l’action. Ici Don Garcie n’a pas affaire à une coquette comme Alceste ; il n’a pas du sang maure dans les veines comme Othello ; il est poussé par un homme qui n’a pas comme Iago de raison sérieuse pour l’exciter ; et ainsi la peinture manque de naturel, on n’a pour Don Garcie ni antipathie ni sympathie.

De plus, quand Don Garcie s’emporte, c’est qu’il est trompé par des apparences lâcheuses ; le hasard le pousse et pousse l’action, au lieu de laisser le caractère et les sentiments du héros enfanter l’action et la mouvoir. Et ce même hasard, en amenant ses emportements, les excuse et empêche d’approuver l’indignation que ressent pour eux Done Elvire. Que Don Garcie se trouble en voyant celle qu’il aime recevoir un billet, il a tort sans doute, mais elle lui a si peu nettement dit qu’elle l’aimait de son côté ! Et plus tard, quand il trouve la moitié d’une lettre déchirée et se trompe sur le sens des mots qu’elle contient ; quand il s’étonne de voir que son rival a pénétré avec mystère auprès de la reine ; surtout quand il s’émeut de voir un homme (cet homme n’est autre que la comtesse Done Ignès déguisée) entre les bras de Done Elvire, il a tort encore, mais est-il vraiment si déraisonnable ?

Ainsi, une œuvre sérieuse venant de l’auteur de tant de farces, Mascarille ou Sganarelle devenu le sombre prince Don Garcie, une jalousie peu explicable, un roman gênant l’étude de caractère et l’étude de caractère embarrassant le roman, voilà sans doute ce qui a rebuté le public et l’a rendu injuste pour le dramaturge son favori.

Regretterons-nous beaucoup cet insuccès ? D’abord, si Don Garcie avait réussi, Molière n’en aurait pas repris des passages et il n’en aurait pas retouché le principal personnage pour écrire le Misanthrope ; il n’aurait peut-être pas eu lieu de songer à ce chef-d’œuvre. Ensuite et surtout, il est probable que l’échec de Don Garcie a été d’un grand poids pour la constitution même de la comédie telle que Molière allait la créer. Devant le poète trois voies s’étaient ouvertes, où beaucoup d’autres avaient marché, et il y avait marché lui-même après eux : la comédie d’intrigue à l’italienne ; la farce ; la tragi-comédie à l’espagnole. Et, sans doute, son génie avait déjà mis quelque chose d’original dans chaque genre : la peinture du dépit amoureux dans la comédie d’intrigue, et la satire des précieuses dans la farce. Mais, si le public n’avait pas, dès le début, brutalement barré devant Molière la roule de la tragi-comédie, Molière eût sans doute continué à y marcher de temps en temps ; les genres en honneur eussent continué à rester distincts pour lui. Il eût été sérieux ici, plaisant là ; il n’eût pas senti le besoin d’une forme dramatique nouvelle et complexe. Après la rude leçon qu’il venait de recevoir, force était à Molière, ou de renoncer au genre sérieux, ou d’en verser l’essentiel dans un des autres moules dramatiques, opération délicate dont tout autre eût été incapable, mais qui n’était certes pas au-dessus de ses forces. Et voilà pourquoi nous allons trouver dans l’École des maris, dans l’École des femmes, dans le Tartuffe, dans le Misanthrope, un genre de comédie tout nouveau, où une minutieuse analyse de chimie littéraire dénoncerait des éléments multiples merveilleusement combinés, mais où deux éléments surtout méritent d’être étudiés : le drame sérieux et la farce.

 

 

Chapitre VI - L’École des maris et le mariage de Molière

 

Don Garcie de Navarre, joué pour la première fois le 4 février 1661, était décidément tombé le 17. D’avril à juin, le théâtre du Palais-Royal avait dû faire relâche pendant près de deux mois et demi à cause des fêtes de Pâques et du Jubilé : la situation des comédiens était critique, et plus d’un se demandait peut-être s’il ne faudrait pas repartir pour la province. Heureusement, le souple génie de Molière ne se laissait abattre ni par les disgrâces ni par ses multiples soucis d’homme, de comédien et de directeur. Quatre mois après Don Garcie, le 24 juin, la fortune du théâtre rebondissait avec l’École des maris ; et, sept semaines après, le 17 août, alors que le succès de l’École des maris ne s’était pas démenti et, pour longtemps encore, ne devait pas se démentir un seul jour, Molière donnait au Roi et à Fouquet la primeur des Fâcheux.

 

I

 

À bien des égards, c’est encore une farce que l’École des maris, et il importe de le voir nettement, plusieurs indices pouvant induire en erreur.

Le titre, d’abord, n’est-il pas trop solennel ? n’indique-t-il pas des visées trop hautes pour qu’on puisse prononcer encore ce mot de farce ? L’École ! c’est probablement la première fois que cette formule était employée, et l’on sait qu’elle a depuis servi pour des œuvres passablement sérieuses : l’École de la médisance de Sheridan, ou l’École des vieillards de Casimir Delavigne. Mais l’intention de Molière est plus plaisante : elle est marquée dans les derniers vers que Lisette adresse au public :

 

Vous, si vous connaissez des maris loups-garous,

Envoyez-les au moins à l’école chez nous.

 

Le fait même qu’un acteur s’adresse ainsi au public dans un épilogue est assez caractéristique. Il y avait un épilogue adressé au public à la fin de Sganarelle, et c’est un procédé de farce auquel Molière ne reviendra plus.

Il faut considérer aussi l’étendue de la pièce. L’École des maris a plus d’étendue que les Précieuses et Sganarelle : elle se développe en trois actes ; mais la coupe en trois actes n’était pas inconnue de la farce ; elle était fréquente dans la commedia dell’ arte des Italiens.

Quant aux personnages, ils s’appellent Ariste, Léonor, Valère, Ergaste, Lisette, au lieu de porter les noms des acteurs eux-mêmes ; mais le plus important de tous est Sganarelle et porte le nom de farce de Molière ; quand Sganarelle est heurté par Ergaste, il lui crie aimablement : « peste soit du gros bœuf ! », ce qui est suffisamment désigner le Gros-René ; en outre, Sganarelle a le style le plus trivialement plaisant, lui qui, pour montrer son affection à celle qu’il aime, l’appelle amoureusement : « mon petit nez, pauvre petit bouchon. »

Mais c’est l’action et le dénouement surtout qui montrent que la farce, italienne ou française, n’est pas loin. Cette fois il y a une intrigue, et habilement menée, mais qui ne se pique pas de vraisemblance et qui, le plus qu’elle peut, amène des effets un peu gros pour faire rire le spectateur.

Un père, en mourant, a laissé ses deux jeunes filles, Léonor et Isabelle, à deux frères qui veilleront sur elles et, le moment venu, les épouseront, si bon leur semble. L’un des deux frères, Ariste, a près de soixante ans, mais son humeur est gaie et libérale ; il laisse sa pupille Léonor libre de l’épouser ou non, donc elle l’épousera. Le cadet, Sganarelle, est un bourru qui enferme Isabelle et lui impose son union, donc elle s’y dérobera. Tel est le thème. Comment est-il mis en œuvre ?

La scène représente une rue, où se trouvent la maison de Sganarelle, celle d’Ariste, celle d’un commissaire et celle – il fallait s’y attendre – d’un galant jeune homme, Valère, qui a remarqué Isabelle, pendant qu’Isabelle ne le remarquait pas moins. Valère, le premier, essaie d’arriver jusqu’à celle qu’il aime en gagnant la confiance du tuteur. Mais la confiance de Sganarelle n’est pas facile à gagner. Valère veut l’aborder avec son valet Ergaste, et c’est alors une scène de mimique bouffonne : Sganarelle continue à monologuer pendant qu’on lui adresse la parole ; puis il sent qu’on lui tire des coups de chapeau, et il se détourne, ennuyé, sans même regarder à qui il a affaire ; abordé enfin, il répond de la façon la moins civile aux avances qu’on lui fait.

Valère ayant échoué, c’est à Isabelle à trouver un moyen de rapprochement. Elle en trouve plusieurs, la fine mouche. D’abord, elle dit à Sganarelle : « Il y a un certain monsieur Valère qui me poursuit. Allez lui dire que je l’ai remarqué, mais que je suis une honnête fille. » Et il y va, et il lance de bons coups de boutoir à l’amant, étonné d’abord, mais qui bientôt comprend l’intention d’Isabelle, et qui est ravi. Comme début d’une ingénue, ce n’est pas mal. Mais ce premier pas ne saurait suffire : « Si Valère n’avait pas compris ! » se dit Isabelle, « il faut que je lui écrive » ; et elle charge son tuteur de rapporter au jeune homme une boîte en or et une lettre, un poulet, que, dit-elle, Valère a fait jeter dans sa chambre. Sganarelle est attendri par la candeur de sa pupille ; il se laisse même attendrir par la feinte tristesse de l’amant et se charge de dire à Isabelle combien ses intentions étaient pures. « Tout va bien sans doute, se dit alors Isabelle ; mais le temps presse, puisque mon tyran veut m’épouser dans huit jours. Il faut que Valère sache que le moment des grandes résolutions est venu. Allez, mon tuteur, vous êtes trop bon de croire aux protestations de cet insolent. Il a dit qu’il voulait m’enlever sous peu, faites-lui en vite vos reproches. » Et Sganarelle d’obéir, et Valère de protester, et Sganarelle d’amener Valère devant Isabelle, qui donne sa main à baiser à l’amant en faisant semblant d’embrasser le tuteur, et Sganarelle ému d’embrasser à son tour Valère en guise de consolation :

 

SGANARELLE.

Tenez, embrassez-moi : c’est un autre ; elle-même.

À Isabelle.

Je le tiens fort à plaindre.

ISABELLE.

Allez, il ne l’est point[72].

 

Mais Isabelle a trop bien joué son rôle, et Sganarelle, pour ne pas la laisser languir, décide qu’il l’épousera dès le lendemain. Que faire ? C’est la nuit. Isabelle se décide à aller se confier à Valère ; elle sort et heurte Sganarelle, à qui elle conte je ne sais quelle histoire, d’où il appert que Léonor aime Valère, veut absolument lui parler par une fenêtre et s’est rendue pour cela dans la chambre de sa sœur. Sur l’ordre de Sganarelle, Isabelle fait semblant d’aller congédier Léonor ; on entend sa voix qui, en effet, congédie quelqu’un, et, bien entendu, c’est elle-même qui sort, la figure cachée, pour se rendre chez Valère. Sganarelle est ravi de la mésaventure de son frère. Il sonne chez le commissaire, qui, justement, a un notaire chez lui (le hasard fait souvent de ces coups, au moins dans les comédies bouffonnes) ; puis il sonne chez Ariste. Sganarelle, tout goguenard, raille son frère, pendant que le notaire fait signer à tout le monde un contrat où le nom de la mariée est en blanc. Ce beau contrat ne serait peut-être valable, ni en droit romain ni en droit français, ni en droit coutumier ni en droit écrit ; mais en droit de farce, si je puis dire, il est excellent. Quand on l’a signé, tout s’explique. Isabelle demande pardon à Léonor d’avoir abusé de son nom, et Sganarelle reste accablé par sa mésaventure.

On voit combien la farce reste sensible dans toute cette action et combien aussi elle s’est étoffée. Qu’au lieu de l’action on regarde le sujet et l’idée fondamentale de l’œuvre, on constatera de même que nous sommes dans la tradition de la farce, laquelle s’alimentait des mille et un incidents de la vie commune, des amours, des mariages, des scènes de ménage ; mais combien le sujet maintenant a plus de portée ! Comme l’idée confine à ce que nous appelons aujourd’hui une thèse dramatique ! Enfin, les farceurs, prédécesseurs de Molière, faisaient souvent rire avec une aventure qui leur était personnelle et se jouaient eux-mêmes, comme on veut que Molière se soit en quelque sorte joué lui-même ici et dans l’École des femmes ; mais, si l’on dit vrai, comme l’intérêt qu’il avait à tout ceci est plus poignant, et comme, par ricochet, l’œuvre devient ainsi plus attrayante pour certains admirateurs de notre poète !

Une digression ici s’impose, et, pour pouvoir apprécier ce qui a été dit de l’École des maris comme de l’École des femmes, force nous est de parler maintenant du mariage de Molière.

 

II

 

Ce mariage na été célébré que le 20 février 1662, dix mois avant l’École des femmes, mais huit mois après l’École des maris. Seulement, trois mois avant que l’École des maris fût représentée, La Grange écrivait dans son registre : « Monsieur de Molière demanda deux parts au lieu d’une qu’il avoit. La troupe les lui accorda pour lui et pour sa femme, s’il se marioit. » Ce dernier membre de phrase prévoyait-il une simple éventualité ? Il se pourrait. Mais il est probable que Molière songeait déjà à épouser Armande Béjart.

Qu’était-ce qu’Armande Béjart ? j’entends : quel était son état civil ? Des torrents d’encre ont coulé et couleront encore à ce sujet ; chose étrange, puisque la question paraît réglée sans discussion possible par un acte authentique, le contrat même du mariage, où Armande-Grésinde-Claire-Élisabeth Béjart, âgée de vingt ans environ, est dite fille de Joseph Béjart et de sa femme Marie Hervé, sœur par conséquent de Madeleine Béjart, la principale actrice de la troupe et la plus ancienne amie de Molière. Ce contrat existant, comment se fait-il qu’il y ait toujours des polémiques ? Cela vient de ce que les actes de ce genre n’étaient pas toujours bien exacts au XVIIe siècle. Nous avons des exemples d’erreurs ou de mensonges graves dans des papiers de la même famille Béjart. – Puis, pour ne citer que les arguments principaux, Madeleine Béjart a été, lors du contrat et plus tard dans son testament, d’une générosité pour Armande qui contraste avec l’attitude qu’elle avait vis-à-vis de ses autres frères et sœurs : on ne dirait pas une sœur, on dirait une mère. – Enfin, c’est comme mère d’Armande qu’elle a été souvent considérée au XVIIe siècle. Et dès lors, les uns, comme Larroumet, tiennent, malgré tout, pour la maternité de Marie Hervé ; les autres croient à la maternité de Madeleine Béjart et expliquent de leur mieux comment la substitution a pu être faite.

S’il faut choisir une hypothèse, la plus probable est celle qu’a émise M. Bernardin. Armande serait cette fille de Madeleine Béjart et de M. de Modène, née le 11 juillet 1638, dont nous avons signalé l’étrange acte de baptême. Au moment de cette naissance, Madeleine avait sans doute l’espoir de se faire épouser par M. de Modène, si celui-ci, qui était marié, mais dont la femme était de santé précaire, devenait veuf un jour. Cet espoir une fois perdu par suite de l’humeur volage de son amant, Madeleine, que sa profession condamnait, plus encore que la coquetterie, à rester jeune aux yeux du public, aurait été gênée par une grande fille qui la vieillissait, et elle l’aurait fait passer-pour une fille de ses parents, que signale comme « non encore baptisée » un acte du 10 mars 1643 et qui était sans doute morte en nourrice. Hypothèse hardie, mais pas plus que toutes les autres, et qui offre de nombreux avantages, car elle explique l’opinion du XVIIe siècle et les sentiments de Madeleine pour Armande ; elle explique pourquoi Madeleine s’est toujours occupée avec intérêt de M. de Modène, quoiqu’il l’eût abandonnée ; et surtout – ce qui nous importe davantage – elle explique pourquoi Molière a pris M. de Modène pour parrain de son second enfant. Elle explique d’autres choses encore, mais en voilà sans doute assez sur ce sujet obscur et un peu scabreux.

Ce mariage devait être pour Molière la source de ses plus grands ennuis. Non qu’il faille accepter les dires des amateurs de scandale et notamment de l’auteur du trop célèbre pamphlet : la Fameuse comédienne, Histoire de la Guérin[73]. Armande a sans doute été calomniée, et rien ne prouve l’exactitude des bruits infamants qui couraient déjà pendant la vie de Molière, qui coururent même trop tôt pour être vraisemblables, et dont la scène de l’Hôtel de Bourgogne, le théâtre rival, retentit dès 1663. Mais ce qui ne paraît pas niable, c’est qu’elle était coquette, et qu’elle contrista l’âme tendre de son mari ; et comme, de son côté, celui-ci, en dépit de sa bonté foncière, qui était très grande, était souvent morose, exigeant, violent même, la vie commune devint entre eux fort difficile et, semble-t-il, cessa même à plusieurs reprises. De plus, Molière passait pour avoir été autrefois plus qu’un ami pour Madeleine Béjart ; il avait donc, aux yeux de ses ennemis, aimé la fille après la mère, et de cette imputation à une autre, absolument odieuse, il n’y avait qu’un pas. Ce pas fut franchi. D’abominables insinuations, qui devaient se préciser dès 1670 dans Élomire hypocondre et devenir une accusation formelle dans un factum de Guichard en 1676, commencèrent à se glisser même dans un placet au roi. Louis XIV vengea noblement Molière en lui accordant une pension et en se faisant le parrain de son premier enfant ; mais on comprend combien tous ces incidents durent abreuver le poète d’amertume. Il avait commis une faute en épousant une femme peu digne de lui et avec laquelle son union donnait trop de prise à la critique ; cette faute, il l’expiait cruellement.

Et maintenant, ces explications données, revenons en arrière. En 1661, quand Molière écrivait l’École des maris, jusqu’à quel point, sises projets matrimoniaux existaient, songeait-il à la situation qu’ils lui faisaient vis-à-vis d’Armande Béjart ? Jusqu’à quel point se représentait-il lui-même par le sage Ariste, en souhaitant qu’Armande ressemblât à Léonor ? Les difficultés qu’on éprouve à admettre ces identifications sont beaucoup plus grandes qu’on ne l’a cru souvent, et je me suis efforcé de le montrer dans mon introduction[74]. Il serait fort dangereux de chercher avec précision jusqu’où va l’assimilation entre les personnages de la comédie et ceux de la réalité. La pièce, dans son ensemble, n’a pas été conçue pour la situation spéciale de Molière, et, si elle y perd en intérêt romanesque, elle y gagne sans doute en portée. C’est en elle-même que l’École des maris doit être étudiée, et la thèse qu’on y peut trouver a bien la prétention d’être une thèse générale.

 

 

III

 

Nous ne comparerons pas la pièce de notre poète avec celles qui l’ont inspirée. Cette comparaison est faite dans le livre de M. Martinenche : Molière et le théâtre espagnol. Elle l’est aussi dans toutes les éditions de Molière pour les sources autres que la pièce de Mendoza. Ici comme en bien d’autre endroits, Molière a pris de toutes mains ce qui lui convenait, et son originalité n’en est pas moins éclatante. Tout ce qu’il emprunte est transformé ; son génie est un creuset où les métaux les plus divers se combinent pour donner une substance absolument homogène et nouvelle ; mais, ce que ne ferait aucun creuset, ce génie ajoute à ce qu’il reçoit je ne sais quoi qui en centuple la valeur. Il en est des emprunts de Molière comme des traditions de la farce. Partout on peut dire : ceci est de Lope et ce n’en est point, ceci est de Mendoza et ce n’en est point, ceci est de la farce et ce n’en est point. Le souffle de l’esprit a passé, et la face de toutes ces choses a été renouvelée.

Ainsi, les personnages sont encore assez généraux, comme des types de la commedia dell’ arte ; mais comme ils sont dessinés cependant d’un trait net, vif, spirituel !

Sganarelle est bourru, grognon, d’esprit étroit et taquin, jetant sans cesse au nez de son frère que celui-ci est son aîné de quelque vingt ans, bien qu’il ait le ridicule de vouloir s’habiller, penser et rire comme les jeunes gens ; il souhaite à son frère, puisqu’il veut élever à sa guise Léonor, d’éprouver avec elle les pires mésaventures ; pour lui, û enferme rigoureusement Isabelle afin de s’en faire aimer, et n’imagine pas de meilleure distraction pour cette jeunesse que de lire, l’après-souper, le dernier édit contre le luxe ; avec cela, crédule par vanité niaise et parce qu’il lui semble impossible qu’une prudence comme la sienne soit trompée ; capable de s’attendrir sur l’amant malheureux de sa belle, non par bonté d’âme, mais parce que le malheur d’un Valère est son triomphe à lui Sganarelle, et que la pitié d’un vainqueur est la meilleure preuve de sa victoire.

Pourvue d’un tel tuteur et condamnée à un tel mari, il est naturel qu’Isabelle s’ingénie, passe par-dessus les scrupules et, tout en restant honnête, devienne singulièrement hardie et délurée : les Bartholos forment les Rosines, certaines précautions doivent nécessairement être des précautions inutiles, et Beaumarchais, qui s’est beaucoup souvenu de l’École des maris, en a résumé la leçon par la bouche de Figaro : « Voulez-vous donner de l’esprit à la plus ignorante, enfermez-la. »

Aussi a-t-elle diablement d’esprit, notre Isabelle ! Voyez-la quand elle donne à Sganarelle, pour être portée à Valère, la prétendue lettre que ce dernier lui aurait écrite. Sganarelle veut l’ouvrir ; gardez-vous en bien, dit-elle, on croirait que c’est moi ; et une fille ne doit jamais ouvrir les lettres qu’on a l’audace de lui adresser. – Tu as raison, dit Sganarelle convaincu ; et elle alors, rassurée :

 

Je ne veux pas pourtant gêner votre désir :

La lettre est en vos mains, et vous pouvez l’ouvrir.

SGANARELLE.

Non, je n’ai garde : hélas ! tes raisons sont trop bonnes[75].

 

– Voyez-la au dernier acte, un moment interdite à la rencontre de Sganarelle qu’elle était en train de fuir, balbutiant un instant, puis inventant bien vite une longue histoire. – Et voyez-la encore entre Valère et Sganarelle, pressée de s’expliquer, et trouvant tout ce qu’il faut dire pour se faire entendre de l’amant en abusant le tuteur :

 

Oui, je veux bien qu’on sache, et j’en dois être crue,

Que le sort offre ici deux objets à ma vue

Qui, m ‘inspirant pour eux différents sentiments,

De mon cœur agité font tous les mouvements.

L’un, par un juste choix où l’honneur m’intéresse,

À toute mon estime et toute ma tendresse ;

Et l’autre, pour le prix de son affection,

À toute ma colère et mon aversion.

La présence de l’un m’est agréable et chère,

J’en reçois dans mon âme une allégresse entière ;

Et l’autre par sa vue inspire dans mon cœur

De secrets mouvements et de haine et d’horreur.

Me voir femme de l’un est toute mon envie ;

Et plutôt qu’être à l’autre on m’ôteroit la vie.

Mais c’est assez montrer mes justes sentiments,

Et trop longtemps languir dans ces rudes tourments :

Il faut que ce que j’aime, usant de diligence,

Fasse à ce que je hais perdre toute espérance.

Et qu’un heureux hymen affranchisse mon sort

D’un supplice pour moi plus affreux que la mort[76].

 

Léonor, elle, n’est capable de rien de pareil. Au contraire, tous les fades jeunes gens, les « diseurs de rien aux perruques blondes » qui tournent autour d’elle ne lui donnent que plus d’envie d’épouser le zèle et le sérieux d’un Ariste. Mais pourquoi ? C’est parce que Léonor a été laissée libre, et, si elle ne l’avait pas été, elle eût rivalisé d’astuce avec sa sœur. C’est ce qu’elle fait entendre nettement à Sganarelle, et ce que fait mieux encore entendre Lisette avec son franc parler de soubrette de comédie :

 

En effet, tous ces soins sont des choses infâmes.

Sommes-nous chez les Turcs pour enfermer les femmes ?

Car on dit qu’on les tient esclaves en ce lieu,

Et que c’est pour cela qu’ils sont maudits de Dieu.

Notre honneur est. Monsieur, bien sujet à foiblesse.

S’il faut qu’il ait besoin qu’on le garde sans cesse.

Pensez-vous, après tout, que ces précautions

Servent de quelque obstacle à nos intentions,

Et, quand nous nous mettons quoique chose à la tête.

Que l’homme le plus fin ne soit pas une bête ?

Toutes ces gardes-là sont visions de fous :

Le plus sûr est, ma foi, de se fier en nous.

Qui nous gène se met en un péril extrême,

Et toujours notre honneur veut se garder lui-même.

C’est nous inspirer presque un désir de pécher,

Que montrer tant de soins de nous en empêcher ;

Et si par un mari je me voyois contrainte,

J’aurois fort grande ; ponte à confirmer sa crainte[77].

 

Ariste a un style moins gaillard ; mais, au fond, son opinion est la même. Il ne veut pas que la vertu des femmes tienne aux soins défiants, aux verrous et aux grilles ; et, même mariées, elles doivent garder une liberté fort grande. Écoutons son dialogue avec Sganarelle :

 

SGANARELLE.

Quoi ? Si vous l’épousez, elle pourra prétendre

Les mêmes libertés que fille on lui voit prendre ?

ARISTE.

Pourquoi non ?

SGANARELLE.

Vos désirs lui seront complaisans

Jusques à lui donner et mouches et rubans ?

ARISTE.

Sans doute.

SGANARELLE.

À lui souffrir, en cervelle troublée.

De courir tous les bals et les lieux d’assemblée ?

ARISTE.

Oui vraiment.

SGANARELLE.

Et chez vous iront les damoiseaux ?

ARISTE.

Et quoi donc ?

SGANARELLE.

Qui joueront et donneront cadeaux ?

ARISTE.

D’accord.

SGANARELLE.

Et votre femme entendra les fleurettes ?

ARISTE.

Fort bien.

SGANAEFLLE.

Et vous verrez ces visites muguettes

D’un œil à témoigner de n’en être point soû ?

ARISTE.

Cela s’entend.

SGANARELLE.

Allez, vous êtes un vieux fou[78].

 

Non, Ariste n’est pas un vieux fou, mais il pousse un peu bien loin une théorie qui était juste. Est-ce la contradiction qui le l’ait exagérer ainsi ? Il ne semble pas ; Ariste parle toujours avec sang-froid et il paraît bien être partout du même avis. – Exprime-t-il une idée qui lui est propre, et dont Molière ne prend nullement la responsabilité ? D’une façon générale, oui, il faut prendre garde de confondre le poète avec ses personnages, avec tel ou tel de ses personnages ; à tous les êtres qu’il crée il donne un caractère ; puis il les fait parler selon ce caractère sans s’inquiéter de dire nettement ce qu’il pense lui-même ; et c’est en cela qu’il s’acquitte vraiment de son rôle d’auteur dramatique. Mais ici, tout semble indiquer que Molière est d’accord avec Ariste ; et l’histoire même d’Isabelle, que personne, sauf Sganarelle, ne songe à blâmer au dénouement, confirme cette impression. Et cela ne laisse pas d’être assez grave.

Remarquons-le bien, en effet. Isabelle n’est pas mariée, et c’est un des plus notables changements que Molière ait apportés à la pièce de Mendoza ; mais elle serait mariée, que toutes les théories émises par le personnage sympathique de la pièce l’autoriseraient à agir, ou, si l’on veut, l’excuseraient d’agir comme elle le fait. Elle n’est pas mariée, parce qu’ainsi Molière a été libre de mettre en scène des incidents hardis sans éveiller trop de scrupules ; mais ce n’est là en quelque sorte qu’un trompe-l’œil et qui ne trompe pas l’œil longtemps. Ce n’est pas pour un cas aussi exceptionnel que celui des deux frères tuteurs et des deux sœurs pupilles que la pièce a été faite ; quel titre Molière lui a-t-il donné ? l’École des tuteurs ? L’École des fiancés ? non, mais l’École des maris.

Et, dès lors, il faut dire qu’en plaidant la cause des femmes contre leurs maris, comme des enfants contre leurs pères, il a plaidé une cause qui était bonne, les verrous, les grilles et le couvent forcé jouant un beaucoup trop grand rôle dans la vie de famille de l’ancien régime. Mais il l’a plaidée d’une façon inquiétante. Sur ce point comme sur d’autres, Molière, qui aime la liberté, ne craint pas assez la licence, et fait appel chez ses auditeurs à des idées, à des sentiments qui manquent parfois de noblesse.

Maintes occasions s’offriront à nous de le remarquer ; pour le moment passons, et voyons notre poète, poursuivant ses succès, entrer de plus en plus dans la faveur de ceux qui sont le plus en situation, le cas échéant, de le protéger contre les tempêtes.

 

 

Chapitre VII - Les Fâcheux

 

Jusqu’à présent, Molière a représenté ses pièces devant la cour ; mais jamais il n’a été chargé de composer une pièce expressément pour elle. Il a fait applaudir par la cour ses pièces telles qu’il les avait conçues pour le public ; mais la cour était incapable d’éprouver pour de telles œuvres l’engouement que pouvaient lui inspirer des œuvres adaptées à ses divertissements favoris. Et voici maintenant que Molière va composer une pièce sur commande ; voici qu’il lui donnera la forme d’une comédie-ballet, afin d’encadrer de ses vers et de ses scènes plaisantes les danses, tantôt nobles et pompeuses, tantôt comiques, dont les grands étaient si friands alors. Et désormais c’est lui qui sera le grand fournisseur des spectacles de la cour, et il ne tiendra plus seulement ses commandes d’un très grand personnage, mais du Roi, du grand Roi lui-même.

À vrai dire, nous sommes d’abord tentés aujourd’hui d’apprécier fort peu une telle fortune. Nous voulons que l’écrivain dépende uniquement de sa conscience artistique et, puisqu’il le faut bien, du public. Nous désirons qu’il conçoive en toute liberté la forme et les développements de son œuvre. Et, quand nous songeons que Molière est mort à l’âge de cinquante-un ans, et que des Précieuses au Malade imaginaire sa grande activité littéraire n’a guère duré que treize années, nous regrettons amèrement que, dans une période si courte et au milieu de tant d’occupations et d’ennuis, il lui ait encore fallu trouver tant de temps, et un temps si précieux, pour des amusements de cour, au lieu de consacrer toutes ses forces aux belles œuvres que spontanément son génie devait produire.

De tels regrets sont naturels ; mais, au fond, ils sont déplacés. Il nous faut faire un effort, quand nous voulons juger ou simplement comprendre une société monarchique, pour nous déprendre de nos habituelles façons de voir. Or, sans l’appui du Roi, Molière n’eût pu oser toutes les peintures qu’il a osées, il eût succombé sans doute sous quelque cabale. Et le Roi, quels que fussent son bon sens et sa rectitude de jugement, n’eût pas soutenu Molière comme il l’a fait, s’il n’eût trouvé en lui le plus souple, le plus fécond, le plus habile des amuseurs. Nos écrivains sont plus heureux, ou du moins ils pourraient l’être, s’ils n’obéissaient au public plus docilement que Molière au Roi, et si l’appât des gros succès et de la popularité ne les entraînait souvent à manquer plus gravement encore à leur art.

Si le succès de Molière à la date où nous sommes a été une cause de sa faveur future, il a aussi été un effet de sa faveur passée, car, sans elle, il aurait pu être enveloppé dans la disgrâce qui frappa son collaborateur Pellisson et son inspirateur Fouquet. C’est, en effet, pour la grande fête offerte au Roi le 17 août 1661 par le tout-puissant – il paraissait l’être – surintendant des finances Nicolas Fouquet que fut conçue, faite, apprise et représentée en quinze jours la comédie des Fâcheux. Le surintendant reçut le Roi, la Reine mère, Monsieur et Madame dans son château de Vaux avec une splendeur incomparable ; son premier commis et confident Pellisson avait composé à la louange du Roi le prologue de la comédie ; Sa Majesté se déclara merveilleusement satisfaite de tout ce qu’elle avait vu. Dix-neuf jours après, Fouquet et Pellisson étaient arrêtés. Mais les Fâcheux et Molière ne se ressentaient nullement de l’orage terrible qui avait ainsi éclaté dans un ciel en apparence serein. Après la représentation, Louis XIV avait indiqué à Molière un nouveau fâcheux qu’il ferait bien d’ajouter à sa galerie, l’enragé chasseur M. de Soyecourt. Le 25 août, huit jours après la fête, onze avant l’arrestation de Fouquet, le Roi se faisait jouer la pièce à Fontainebleau avec la nouvelle scène du chasseur, composée à la hâte par Molière. Quatre mois plus tard, il allait lui-même l’entendre à Paris dans la salle du Palais-Royal. Enfin, en février 1662, il acceptait la dédicace de l’œuvre. « Sire, lui disait Molière, j’ajoute une scène à la comédie, et c’est une espèce de Fâcheux assez insupportable qu’un homme qui dédie un livre. » Phrase spirituelle, mais où l’aisance du ton surtout est remarquable. Le poète savait combien il pouvait compter sur le Roi. Dans l’avertissement qui suivait la dédicace, il faisait allusion à la fête de Vaux, et il ne craignait pas de nommer le prisonnier de la Bastille Pellisson.

Dans la pièce même il avait eu une autre audace, celle de railler les beaux seigneurs, jolies poupées, dont le costume était aussi plein de rubans et d’engigorniaux, comme dira le Pierrot de Don Juan, que leur tête était vide de cervelle ; fats encombrants qui se donnaient en spectacle à tous : dans la rue où ils s’embrassaient furieusement sans se connaître, à la cour où ils étalaient à l’envi leur faveur plus ou moins réelle, au théâtre où ils avaient leur place sur la scène et s’agitaient et parlaient plus que les acteurs. Voyez le portrait que fait Éraste de l’un d’eux :

 

J’étois sur le théâtre, en humeur d’écouter

La pièce, qu’à plusieurs j’avois ouï vanter ;

Les acteurs commençoient, chacun prêtoit silence,

Lorsque, d’un air bruyant et plein d’extravagance,

Un homme à grands canons est entré brusquement,

En criant : « Holà-ho ! un siège promptement ! »

Et de son grand fracas surprenant l’assemblée,

Dans le plus bel endroit a la pièce troublée...

Tandis que là-dessus je haussois les épaules,

Les acteurs ont voulu continuer leurs rôles ;

Mais l’homme pour s’asseoir a fait nouveau fracas,

Et traversant encor le théâtre à grands pas,

Bien que dans les côtés il pût être à son aise,

Au milieu du devant il a planté sa chaise,

Et de son large des morguant les spectateurs,

Aux trois quarts du parterre a caché les acteurs.

Un bruit s’est élevé, dont un autre eût eu honte ;

Mais lui, ferme et constant, n’en a fait aucun compte,

Et se seroit tenu comme il s’étoit posé,

Si, pour mon infortune, il ne m’eût avisé.

« Ha ! Marquis, m’a-t-il dit, prenant près de moi place,

Comment te portes-tu ? Souffre que je t’embrasse. »

Au visage sur l’heure un rouge m’est monté

Que l’on me vît connu d’un pareil éventé[79].

 

Éraste se demande avec inquiétude comment il se débarrassera d’un tel fâcheux. Ils ont quitte le théâtre et ils sont dans la rue :

 

Lorsqu’un carrosse fait de superbe manière,

Et comblé de laquais et devant et derrière,

S’est avec un grand bruit devant nous arrêté,

D’où sautant un jeune homme amplement ajusté,

Mon Importun et lui courant à l’embrassade

Ont surpris les passants de leur brusque incartade ;

Et tandis que tous deux étoient précipités

Dans les convulsions de leurs civilités.

Je me suis doucement esquivé sans rien dire[80].

 

Dorénavant ce type reparaîtra souvent dans Molière. On le trouvera dans la Critique de l’École des femmes, dans l’Impromptu de Versailles, dans le Misanthrope, ailleurs encore, en attendant qu’il passe à Regnard et aux autres successeurs de Molière. C’est le Marquis. « Toujours des marquis ! » dira Mlle Molière dans l’Impromptu. – « Oui, toujours des marquis. Que diable voulez-vous qu’on prenne pour un caractère agréable au théâtre ? Le marquis aujourd’hui est le plaisant de la comédie ; et comme dans toutes les comédies anciennes on voit toujours un valet bouffon qui fait rire les auditeurs, de même, dans toutes nos pièces de maintenant, il faut toujours un marquis ridicule qui divertisse la compagnie[81]. »

Et là-dessus les adversaires de Molière d’exciter les marquis à la vengeance et d’ajouter méchamment que c’est offenser le Roi que d’offenser ceux qui l’entourent et qui constituent sa suite brillante. Mais Molière savait bien qu’il n’offensait pas le Roi. Sous « ce long règne de vile bourgeoisie », comme dira rageusement Saint-Simon, il fut de bonne politique d’abaisser l’aristocratie, dans une certaine mesure, par la raillerie comme par des moyens plus relevés. Le Roi souriait devant ces peintures satiriques, et la plupart des marquis prenaient le parti de rire aussi, en s’accusant seulement l’un l’autre d’avoir servi de modèle au poète. Pour un petit nombre qui se fâchait, beaucoup poussaient la complaisance jusqu’à fournir des notes à leur caricaturiste, lequel, d’ailleurs, avait bien soin de déclarer – et en toute sincérité, sans doute – que pour la partie saine de la cour il n’avait qu’estime et que respect.

Mais jetons un coup d’œil, il en est-temps, sur la comédie des Fâcheux. « C’est un mélange qui est nouveau pour nos théâtres », dit Molière. Et, en effet, si le théâtre italien de Paris avait vu quelque chose d’analogue, Molière n’en profilait pas moins d’une façon nouvelle et habile de la création récente d’une académie royale de danse (mars 1661). Le fameux danseur Beauchamps avait composé la musique et réglé le ballet ; le non moins illustre machiniste Torelli s’était occupé des machines ; Molière avait combiné sa pièce pour aider ses deux collaborateurs ; et voici donc, indiqué en quelques mots très incolores, ce que virent les invités de Fouquet à Vaux, le 17 août 1661.

Sur un théâtre fort orné d’arbres et de statues, Molière s’avance en habit de ville, l’air inquiet : « Il est désolé, sa pièce n’est pas prêle, ses acteurs ne sont pas là ». Mais comment un grand roi pourrait-il manquer d’un spectacle qu’il veut bien désirer ? Vingt jets d’eau s’élèvent, une coquille s’ouvre, et une belle naïade (c’était Madeleine Béjart) en sort pour célébrer Louis et pour dire : à défaut des acteurs, les statues et les arbres parleront pour contribuer aux plaisirs de sa Majesté. Et, en effet, les statues et les arbres s’ouvrent à leur tour ; des dryades, des faunes et des satyres en sortent, qui, bien entendu, ne sont autres que les actrices et les acteurs de Molière accompagnés de danseurs. Ceux-ci dansent au son des hautbois et des violons, pendant que les autres vont se préparer pour la représentation.

Voici maintenant La Grange, qui représente, non plus un faune ou un satyre, mais un marquis – marquis raisonnable –, Éraste, l’amant de la belle Orphise. L’oncle d’Orphise, Damis, ne veut à aucun prix accorder sa nièce et pupille à Éraste ; mais sa nièce n’est pas de cet avis : elle aime Éraste, et lui a donné rendez-vous dans je ne sais quel jardin public. Rien ne leur a paru plus facile que de se rencontrer là et de se dire quelques mots.

Mais ils ont compté sans les fâcheux, – nous dirions aujourd’hui d’un terme moins académique : les raseurs, – qui ce jour-là sont déchaînés. Longtemps Éraste a été retenu par l’homme aux embrassades et aux démonstrations ridicules dont nous avons esquissé le portrait tout à l’heure. Puis, son valet La Montagne l’accable de ses soins inopportuns, s’obstinant, quand il faut courir à la recherche d’Orphise, à lui brosser son chapeau, sauf à laisser tomber ce chapeau dans la poussière quand il a enfin terminé, pour que tout soit à recommencer. – Orphise passe, quel bonheur ! mais elle détourne la tête ; elle aussi a été harponnée par un fâcheux qu’il s’agit d’éconduire habilement, et Éraste ne sait que penser de cette altitude. Pendant qu’il songe à ce qu’il doit faire, accourt Lysandre, qui a trouvé un air de danse admirable et veut absolument l’apprendre à notre amant désespéré.

Nos deux amoureux se rejoignent-ils enfin et commencent-ils à échanger quelques explications indispensables, Alcandre les sépare d’un air mystérieux. Il a un duel, un second est nécessaire, et il a songé à Éraste. Voilà Orphise de nouveau perdue. Le valet est lancé à sa recherche ; Éraste veut l’attendre dans l’allée où il se trouve ; mais des joueurs de mail arrivent en criant gare ; des curieux accourent ; on danse ; Éraste est obligé de se retirer. C’est le premier acte.

On voit le thème adopté par Molière. C’est, mise en œuvre d’une façon variée, scénique, modernisée, la satire du fâcheux que Régnier a traitée après Horace. La pièce n’a pour ainsi dire pas d’intrigue ; elle est ce qu’on appelle une pièce à tiroirs, prétexte à faire défiler devant nous d’amusants originaux, et les silhouettes que nous présente Molière sont vivement enlevées d’un trait spirituel et fin.

Au second acte, pendant qu’Orphise est livrée à un beau parleur et à de grotesques provinciales, Eraste est en proie au joueur Alcippe, qui, battu au piquet par un coup des plus imprévus, raconte avec feu toute la partie, étale son jeu et celui de son partenaire pour que ses explications soient bien comprises. Puis, deux belles dames, Orante et Clymène, discutent sur la jalousie, soutenant, l’une qu’un amant doit être jaloux, l’autre qu’un amant jaloux est insupportable. Elles veulent, quoiqu’il s’en défende, qu’Éraste entende leurs arguments et décide entre elles, ce qu’il finit par faire avec une impatience courtoise :

 

Puisque à moins d’un arrêt je ne m’en puis défaire,

Toutes deux à la fois je vous veux satisfaire ;

Et pour ne point blâmer ce qui plaît à vos yeux.

Le jaloux aime plus, et l’autre aime bien mieux[82].

 

Place à Dorante maintenant, à ses bottes énormes, à son large chapeau que prolongent des plumes de couleur, à ses grandes enjambées, à ses gestes exubérants, à sa voix éclatante comme un cor ! Dorante est le chasseur ; il raconte une chasse à courre, où un malotru a tué le cerf d’un coup de pistolet : Conçoit-on rien de pareil ? Un coup de pistolet à un cerf ! Il s’indignait encore, quand des joueurs de boule, des frondeurs, un jardinier, d’autres gens arrivent, se font faire place et dansent.

Le troisième acte nous montre surtout des fâcheux plus humbles : Caritidès, le savant Caritidès, « françois de nation, grec de profession », qui réclame à son profit la création d’un poste d’inspecteur des inscriptions et enseignes, afin que leur barbare orthographe ne nous déshonore pas aux yeux des étrangers et surtout des Allemands, esprits curieux, comme chacun sait. L’idée n’est pas tant sotte, à vrai dire ; mais les peintres d’enseignes, qui se font sans doute payer à tant la lettre, eussent été trop heureux si le pédant Caritidès avait été chargé de rétablir dans les mots toutes les lettres étymologiques dont des commerçants économes se dispensent. Ormin, lui, a des visées plus hautes. Il a trouvé le moyen d’enrichir le royaume et de supprimer les impôts (car voilà longtemps que les impôts augmentent sans cesse à mesure qu’on trouve des moyens infaillibles de les supprimer). Puisque les ports de mer rapportent beaucoup d’argent, il y a qu’à transformer toutes les côtes en ports de mer. Dès que le Roi connaîtra cette idée, nul doute qu’il ne la mette en pratique et qu’il n’enrichisse l’inventeur. En attendant, notre homme, qui ne sent ni le benjoin ni la rose, emprunte à Éraste deux pistoles : c’était prévu.

Ainsi ont passé devant nous quelques pauvres hères amusants et quelques grands personnages, très représentatifs de cette haute société, où le jeu tenait une si grande place, où la chasse occupait tant d’esprits, où l’on discutait dans les salons comme on ne le fait plus que dans les académies, où le Roi avait tant de peine à réprimer le duel. Le défilé terminé, la pièce s’achève par un artifice quelconque, et nous apprenons qu’Orphise épousera Éraste, ce qui d’ailleurs nous laisse assez froids.

Avec cette pièce aristocratique sommes-nous loin de la farce ? Moins loin que vous né le croyez peut-être. Vers la fin du XVIIe siècle, les Italiens jouaient à l’improvisade une farce dont on nous a signalé le canevas. Pantalon y avait un rendez-vous avec Flaminia ; mais Scapin envoyait à Pantalon force fâcheux qui lui faisaient manquer le rendez-vous. Cette farce a-t-elle inspiré les Fâcheux ? En est-elle inspirée au contraire, ce qui est plus probable ? En tous cas, le sujet traité par Molière n’était pas incompatible avec l’humble genre où notre auteur s’était d’abord formé.

Sa conception d’ailleurs était plus piquante, car les fâcheux qui accablent Éraste sont fâcheux sans le savoir, et Éraste ne les envoie au diable que parce qu’ils prennent mal leur temps pour l’assiéger. Ainsi, la comédie est à la fois plus amusante et plus ressemblante à la vie. Et quels passages éclatants ! Se peut-il une étude sur les Fâcheux où l’on ne citerait pas quelques vers de Dorante ?

 

DORANTE.

Tu me vois enragé d’une assez belle chasse,

Qu’un fat... C’est un récit qu’il faut que je te fasse.

ÉRASTE.

Je cherche ici quelqu’un, et ne puis m’arrêter.

DORANTE.

Parbleu, chemin faisant, je te le veux conter.

Nous étions une troupe assez bien assortie,

Qui pour courir un cerf avions hier fait partie ;

Et nous fûmes coucher sur le pays exprès,

C’est-à-dire, mon cher, en fin fond de forêts.

Comme cet exercice est mon plaisir suprême,

Je voulus, pour bien faire, aller au bois moi-même ;

Et nous conclûmes tous d’attacher nos efforts

Sur un cerf qu’un chacun nous disoit cerf dix-cors ;

Mais moi, mon jugement, sans qu’aux marques j’arrête,

Fut qu’il n’était que cerf à sa seconde tête.

Nous avions, comme il faut, séparé nos relais,

Et déjeunions en hâte avec quelques œufs frais,

Lorsqu’un franc campagnard, avec longue rapière,

Montant superbement sa jument poulinière,

Qu’il honoroit du nom de sa bonne jument,

S’en est venu nous faire un mauvais compliment,

Nous présentant aussi, pour surcroît de colère,

Un grand benêt de fils aussi sot que son père.

Il s’est dit grand chasseur, et nous a priés tous

Qu’il pût avoir le bien de courir avec nous.

Dieu préserve, en chassant, toute sage personne

D’un porteur de huchet qui mal à propos sonne,

De ces gens qui, suivis de dix hourets galeux,

Disent « ma meute », et font les chasseurs merveilleux !

Sa demande reçue et ses vertus prisées,

Nous avons été tous frapper à nos brisées.

À trois longueurs de trait, tayaut ! voilà d’abord

Le cerf donne aux chiens. J’appuie, et sonne fort.

Mon cerf débuche, et passe une assez longue plaine,

Et mes chiens après lui, mais si bien en haleine,

Qu’on les auroit couverts tous d’un seul justaucorps.

Il vient à la forêt. Nous lui donnons alors

La vieille meute ; et moi, je prends en diligence

Mon cheval alezan. Tu l’as vu[83] ?

 

Les Fâcheux sont une œuvre de circonstance, faite à la hâte, et qui ne compte pas parmi les chefs-d’œuvre du poète. Mais, quand on parcourt des yeux tant d’amusants portraits, quand on lit cet admirable récit de Dorante suggéré au poète par le Roi, et quand on songe que Fouquet, en employant Molière, a contribué à sa faveur, on a plaisir à se dire qu’en cette occasion ni Fouquet ni le Roi ne furent pour Molière des fâcheux.

 

 

Chapitre VIII - L’École des femmes

 

I

 

Quand F. Brunetière a voulu, dans une série de conférences, marquer les époques du théâtre français, c’est-à-dire signaler les œuvres qui caractérisent des moments importants de notre histoire dramatique et sont, en même temps que l’aboutissement d’une période de cette histoire, le point de départ d’une période nouvelle, il a eu soin de consacrer une conférence à l’École des femmes, et il a eu grandement raison. Mais, si cette œuvre est importante dans l’histoire générale du théâtre, il est clair qu’elle doit l’être plus encore dans l’histoire particulière de son auteur : elle a été pour lui à peu près ce que le Cid avait été, vingt-six ans auparavant, pour Corneille. Et, en effet, l’École des femmes a été le plus grand succès de la carrière de Molière, comme le Cid avait été le plus grand succès de la carrière de Corneille. – Comme le Cid, l’École des femmes a suscité une querelle ardente, que nous aurons à raconter, et à laquelle on peut bien assigner diverses causes : la plus importante sera toujours, comme pour le Cid, la jalousie des comédiens et des auteurs rivaux. – Le succès et la querelle du Cid ont déterminé dans une assez large mesure la direction ultérieurement prise par le génie de Corneille ; de même, sans le succès et la querelle de l’École des femmes, des œuvres comme Tartuffe et Don Juan ne seraient peut-être pas nées. – Le Cid, bien que moins tragique à certains égards qu’Horace, Cinna ou Polyeucte, est pour nous le premier chef-d’œuvre qui nous donne une idée nette de la tragédie classique ; et l’École des femmes, moins parfaite que le Misanthrope ou les Femmes savantes, n’en est pas moins le premier chef-d’œuvre où se voie la grande comédie, telle que Molière l’a constituée. – Enfin, après le Cid, les esprits avisés, au nombre desquels, dans ses bons jours, figurait Balzac, avaient senti qu’une puissance nouvelle venait de surgir dans la République des lettres ; c’est aussi de l’École des femmes qu’on pourrait dater, autant que peuvent être datés ces sortes d’événements, la grande réforme littéraire à laquelle on a donné le nom d’école de 1660. Quelques jours après la première de l’École des femmes, Boileau adressait ses stances fameuses au maître, au chef du chœur (car le maître, on s’y trompe encore quelquefois, c’est bien Molière ; et l’hommage rendu à Molière par Boileau n’honorait pas le dramaturge, déjà célèbre, il honorait le critique encore inconnu) :

 

En vain mille jaloux esprits,

Molière, osent avec mépris

Censurer ton plus bel ouvrage ;

Sa charmante naïveté

S’en va pour jamais d’âge en âge

Divertir la postérité...

 

Ta muse, avec utilité,

Dit plaisamment la vérité ;

Chacun profite à ton école ;

Tout en est beau, tout en est bon.

Et ta plus burlesque parole

Est souvent un docte sermon.

 

Laisse gronder tes envieux :

Ils ont beau crier en tous lieux

Qu’en vain tu charmes le vulgaire.

Que tes vers n’ont rien de plaisant ;

Si tu savois un peu moins plaire,

Tu ne leur déplairois pas tant.

 

Un an auparavant, après les Fâcheux, un plus grand poète, et plus connu alors que Boileau, La Fontaine, avait déjà reconnu Molière pour son maître :

 

J’en suis ravi, car c’est mon homme...

Et jamais il ne fit si bon

Se trouver à la comédie ;

Car ne pense pas qu’on y rie

De maint trait jadis admiré

Et bon in illo tempore.

Nous avons changé de méthode,

Jodelet n’est plus à la mode ;

Et maintenant il ne faut pas

Quitter la nature d’un pas.

 

Enfin, à peu près au moment où se jouait l’École des femmes. Racine revient d’Uzès. En 1664, il donnera sa Thébaïde au Palais-Royal, au théâtre même de Molière ; et, sans doute, l’influence du grand comique ne se fait pas encore sentir dans une pareille œuvre, mais c’est à l’école de Molière que va cependant se mettre Racine, et les critiques perspicaces pourront le sentir après Andromaque.

 

II

 

Si l’École des femmes est ainsi une des dates importantes de notre histoire dramatique, est-ce à dire que nous allons y trouver quelque chose d’absolument nouveau, et qu’une illumination soudaine aura révélé à Molière un genre de comédie qu’il n’avait pas même entrevu jusqu’alors ? – On a dit que la nature ne faisait pas de sauts, c’est-à-dire ne passait d’une de ses créations à une autre sensiblement différente que par des intermédiaires, par des transitions savamment ménagées. Le génie ne fait guère autrement, quelles que puissent être les apparences ; et, en tous cas, c’est ainsi qu’a procédé Molière. Nous l’avons vu passer sans secousses de la Jalousie du Barbouillé à l’École des maris : rien de plus doux et de plus régulier que la pente par laquelle il monte maintenant de l’École des maris à l’École des femmes.

Qu’on pèse, par exemple, les termes de Boileau lui-même, si peu favorable au gros comique, et l’on verra que Molière n’a pas renoncé à la farce : « tu charmes le vulgaire ; – ta plus burlesque parole », dit Boileau. – Molière lui-même se fait adresser ce reproche par Lysidas, dans la Critique de l’École des femmes : « Ce M. de la Souche... (c’est le principal personnage de la comédie) ne descend-il point dans quelque chose de trop comique et de trop outré au cinquième acte, lorsqu’il explique à Agnès la violence de son amour avec ces roulements d’yeux extravagants, ces soupirs ridicules et ces larmes niaises qui font rire tout le monde ? » Et un adversaire, de Visé, constatant à contrecœur le succès de la pièce, ajoute : « Les grimaces d’Arnolphe, le visage d’Alain et la judicieuse scène du Notaire ont fait rire bien des gens ; et sur le récit que l’on en a fait, tout Paris a voulu voir cette comédie. – La scène que le Notaire fait avec Arnolphe seroit à peine supportable dans la plus méchante de toutes les farces. » L’intention est fâcheuse, mais il n’y en a pas moins là une constatation exacte : si les fins que se propose et qu’atteint Molière sont maintenant beaucoup plus hautes qu’autrefois, un grand nombre des moyens employés sont sensiblement les mêmes.

Voyons plutôt sur quelle étrange base repose l’intrigue. Un homme fort mûr, de quarante-deux ans environ, Arnolphe, se dispose à épouser une jeune fille de dix-huit à vingt ans, Agnès, dont il est en quelque façon le tuteur et qu’il tient soigneusement enfermée en une maison spéciale autre que la sienne. Survient un jeune blondin, Horace, fils d’un ami d’Arnolphe, adressé par lui à Arnolphe, et qui, naïvement expansif, conte toutes ses aventures à Arnolphe ; et la jeune fille se met à cajoler « le jeune amant sans barbe à la barbe du vieux », comme il est dit dans Hernani, sans que ni elle ni Horace se doutent que les deux rivaux se connaissent. Comment cela se peut-il ? C’est qu’il y a un quiproquo. Non pas un quiproquo savant et compliqué, comme dans la comédie littéraire italienne ou dans la comédie française antérieure, mais un quiproquo tout simple, tout naïf. Arnolphe se fait appeler M. de la Souche par tout le monde, mais il est resté Arnolphe pour ceux qui l’ont connu jadis et pour Horace ; Horace sait qu’il supplante M. de la Souche, mais il ne se méfie pas d’Arnolphe ; et tout ce qu’Horace démêle avec M. de la Souche, c’est à Arnolphe qu’il vu le conter. Ce n’est pas plus difficile que cela !

Du moins cette série de confidences sera-t-elle amenée, expliquée, excusée par des moyens plus savants que le quiproquo ? En aucune façon. Horace, qui ne trouve jamais Arnolphe à son domicile quand il va lui rendre visite, le trouve toujours devant celui de sa belle, même aux heures les plus matinales, et n’en manifeste pas d’étonnement. Quand il lui conte un bon tour joué à M. de la Souche, Arnolphe ne peut cacher son air maussade, et cela ne décourage pas notre faiseur de confidences. Voilà, semble-t-il encore, un moyen par trop commode de mener une action dramatique.

Et cette action, comment se dénouera-t-elle ? Ah ! ici la complication ne manque pas, mais oui bien le sérieux. Des gens reviennent de chez les Barbaresques ou d’ailleurs ; Agnès est la fille d’un ami d’Arnolphe ; Horace était fiancé sans le savoir à cette fille, qu’il n’a donc plus qu’à épouser comme il le désirait, et Molière veut si peu intéresser le public à toutes ces explications finales, qu’il les fait jeter précipitamment par deux personnages dans une sorte de duo, où chaque couplet a deux vers et commence par le même mot et : le public rit, le public n’entend rien, mais il est convenu que la pièce est terminée, puisque tout le monde est heureux, sauf Arnolphe.

Dans cette intrigue, qui paraît falote, voulez-vous examiner quelques scènes ? Arnolphe heurte à la porte de la maison où il tient Agnès. Personne n’ouvre, mais on entend à l’intérieur les valets qui se disputent à qui n’ouvrira pas. « Ah ! c’est ainsi, s’écrie Arnolphe, celui qui n’ouvrira point n’aura pas à manger de quatre jours. » Là-dessus coup de théâtre : la porte ne s’ouvre pas davantage, mais cette fois on entend les valets qui se disputent pour savoir qui ouvrira. – Plus loin, Arnolphe tempête contre ses valets, Alain et Georgette : chacun d’eux à son tour veut prendre la fuite, et Arnolphe est obligé de les retenir à plusieurs reprises. – Ailleurs, Alain explique savamment à Georgette ce que c’est que la jalousie : personne n’aime à voir qu’on lui dérobe son potage, or la femme est le potage de l’homme, donc la jalousie est chose fort naturelle. – Aimez-vous mieux Arnolphe se faisant rudoyer par les mêmes valets ineffables pour leur apprendre à rudoyer Horace quand il se présentera ? Ou faut-il arriver tout de suite à la fameuse scène du notaire : Arnolphe se promenant sur la scène en rêvant tout haut sur ses mésaventures ; le notaire, qu’on avait mandé pour le mariage maintenant compromis, se promenant derrière Arnolphe en interprétant à sa façon chaque mot du personnage et en lui répondant par force explications juridiques ; Arnolphe ne voyant et n’entendant rien ; le même jeu de scène se répétant huit fois, jusqu’à ce qu’Arnolphe s’aperçoive enfin qu’il n’est pas seul et remercie le notaire avec ces mots aimables :

 

La peste soit fait l’homme, et sa chienne de face !

 

Citerons-nous d’autres scènes encore ? Citerons-nous notamment dans le rôle d’Agnès nombre de mots bouffons, dont les délicats se sont scandalisés en 1662 ? À quoi bon, puisque, avec ces mots, ces jeux de scène et l’intrigue, c’est le sujet, le milieu et les personnages eux-mêmes qui rappellent l’ancienne farce : le sujet, fondé sur cet éternel thème gaulois qu’avait déjà si brillamment développé le Panurge de Rabelais : la peur des mésaventures conjugales ; – le milieu, essentiellement bourgeois et assez bassement bourgeois ; – les personnages, qui ont encore quelque chose de traditionnel dans leur physionomie un peu convenue : l’amoureux, l’ingénue, les valets bouffons.

 

III

 

Ce n’est pas pour rien cependant que ces valets s’appellent Alain et Georgette, noms pris dans la réalité, en attendant de s’appeler La Flèche, maître Jacques, Laurent, Dubois, Dorine, Martine, Toinette ; la convention, en dépit des apparences, est réduite à la portion congrue dans l’École des femmes. Et ce n’est pas pour rien que la pièce a cinq actes, étendue que n’avaient pas les farces : le sérieux n’y manque pas, et la portée en est grande.

Même les incidents que nous avons signalés, s’ils plongent en partie dans la farce, s’élèvent pour la plupart fort au-dessus d’elle. Reprenons-les et regardons-y avec plus d’attention. Je ne défendrai pas le dénouement, quoique les aventures comme celle que suppose Molière fussent alors plus communes qu’aujourd’hui (Regnard n’a-t-il pas été pris par des corsaires algériens et vendu comme esclave à Constantinople ?[84]). – Je n’assignerai pas à la scène du notaire un autre objet que de faire rire, bien que les préoccupations très graves d’Arnolphe, au moment où il est abordé, expliquent jusqu’à un certain point sa surdité et son aveuglement. – Mais le quiproquo initial a pour cause un trait de caractère. Arnolphe, en effet, est un vieux garçon qui a commis force fredaines, qui a, comme il dit, tympanisé bien des maris, dont le plus grand plaisir est de constater les infortunes conjugales des autres, et qui, voulant cependant se marier pour que sa vieillesse soit dorlotée, craint de voir se retourner contre lui l’adage : ne faites pas aux autres ce que vous ne voudriez pas qu’on vous fît. Or, ce gaulois compagnon a justement pour patron saint Arnolphe, c’est-à-dire le patron des maris trompés : quoi d’étonnant s’il aime encore mieux s’appeler M. de la Souche ?

– Oui, dira-t-on, mais il pourrait bien vite indiquer son nouveau nom à Horace ! – Il le ferait, n’en doutons pas, si Horace ne lui révélait presque des l’abord qu’il marche sur les brisées de M. de la Souche ; une fois ce nom prononcé, Arnolphe n’a garde de se démasquer. Il tient à recevoir le plus possible les confidences de ce jeune étourdi, afin d’endormir sa vigilance, de contre-miner ses batteries et de rester maître de la place. Dès lors, on peut encore s’étonner de l’imprudence d’Horace ; mais, outre que l’imprudence est chose familière à la jeunesse, Horace est encouragé constamment par Arnolphe, qu’il a tout lieu de croire dévoué à ses intérêts.

Quant aux scènes bouffonnes où figurent les valets, ne les assimilons pas aux scènes analogues que nous pourrions trouver ailleurs, par exemple dans les pièces de Scarron ou dans les vaudevilles de Labiche. Elles veulent faire rire, c’est évident ; mais elles ont aussi leur raison d’être profonde : Arnolphe est mal servi par ses valets, parce qu’il les a voulus sols : et il se rend ridicule à admirer les mots les plus puérils d’Agnès, parce qu’il l’a voulue sotte ; et, parce qu’il l’a voulue sotte, il est même trahi par elle. Tout découle du même trait de caractère d’Arnolphe. Sa gauloiserie et son souci constant de n’être pas trompé lui ont enlevé toute confiance en la vertu, en l’honnêteté des hommes et des femmes, surtout des femmes. Il croit ne pouvoir éviter la disgrâce qu’il redoute par-dessus tout, que si la femme qu’il veut s’attacher n’a pas assez d’esprit pour le tromper, et si les valets qui la servent n’ont pas assez d’esprit pour l’y aider. De là les précautions qu’il prend, de là les ennuis qu’il se résigne à subir.

Il y a ainsi dans cette œuvre qui paraissait si folle un commencement très appréciable déjà de comédie de caractère. Et il ne faut pas sérieusement objecter ce qu’ont de trop général, de trop conforme à des types connus les personnages d’Horace et d’Agnès. Horace, avons-nous dit, c’est le jeune homme, sans qualité qui le distingue ; mais il le fallait pour que la leçon fut plus forte : qu’aurait prouvé la défaite d’Arnolphe par un rival trop exceptionnel ? – Et quant à Agnès, puisqu’elle est restée sans culture, puisqu’on s’est gardé de la dégrossir et de l’affiner, il est tout naturel qu’elle soit la jeune fille, qu’elle soit l’ingénue, telle que la nature l’a faite sans intervention aucune de la société, telle du moins qu’on peut supposer que l’a faite la nature.

Et, avec une comédie de caractère, il v a aussi dans l’École des femmes une comédie de mœurs, Arnolphe et son voisin Chrysale représentant au moins une portion de la bourgeoisie, – Alain et Georgette, qui viennent de leur village et qui en ont gardé les instincts et le parler savoureux, représentant les gens de la campagne et préludant aux délicieux paysans du Don Juan, du Médecin malgré lui et des Femmes savantes : les Pierrot, les Charlotte, les Lucas, les Jacqueline et les Martine.

Dans cette comédie déjà si riche, il serait aisé de voir un drame sombre ; les âmes sensibles peuvent s’attendrir sur Arnolphe s’arrachant les cheveux devant Agnès ; plusieurs acteurs de notre temps ont voulu attendrir, en effet, et ont poussé au noir une partie du rôle avec une partie de la pièce. Ils avaient tort incontestablement, car, si le poète Molière avait voulu faire pleurer, l’acteur Molière n’aurait pas excité ces formidables éclats de rire dont nous avons entendu l’écho tout à l’heure. Mais leur méprise prouve tout au moins qu’en dépit de la gaieté cherchée et obtenue par Molière, l’action de la pièce est grave et triste. N’est-ce pas même parce qu’elle était si grave et si triste que Molière a tant penché du côté de la bouffonnerie ? et celle compensation n’était-elle pas nécessaire pour que la comédie gardât son caractère ?

Enfin, il y a dans l’École des femmes une pièce à thèse, à thèses multiples ; ou plutôt – car le mot de thèse prête à des malentendus, et une pièce à thèse paraît devoir être un plaidoyer dialogué, et non une action animée, menée par des personnages vrais et vivants ; – ou plutôt, dis-je, de l’École des femmes se dégagent une ou plusieurs idées fort intéressantes, et dont il ne tient qu’au spectateur de faire son profit. C’est sur ce point qu’il importe maintenant d’insister, parce qu’il éclairera tous les autres, et parce que nous arrivons avec lui à ce qu’il y a de plus nouveau dans cette évolution, étudiée par nous, de la comédie de Molière. C’était déjà une comédie, à idées que l’École des maris, mais combien moins forte que l’École des femmes !

 

IV

 

À en croire l’auteur dramatique Henri Becque[85] et le critique Brunetière (je vise maintenant une conférence faite à l’Odéon, mais tout autre que celle dont je parlais en commençant)[86], il ne se dégagerait qu’une idée de l’École des femmes, et une idée bien digne d’un ami de la nature comme Molière : l’amour est le privilège de la jeunesse (c’est la formule d’Henri Becque), il faut des époux assortis dans les liens du mariage (c’est la formule de Brunetière). Essayez d’aller contre la nature en violant cette règle essentielle : la nature est toute-puissante, et elle vous fera repentir de votre outrecuidance. En vain Arnolphe a-t-il travaillé de longues années à se préparer une femme ; en vain a-t-il mis tout en œuvre pour se réserver son amour : un insignifiant jeune homme survient, et en un instant il réussit plus qu’Arnolphe. Pourquoi ? Parce qu’il a vingt ans comme Agnès et qu’Arnolphe en a quarante-deux !

Tout n’est pas faux dans cette explication : Molière a su et il a admirablement montré l’attrait de la jeunesse pour la jeunesse. Mais a-t-il eu pour objet de traiter la question des mariages disproportionnés, comme l’ont fait, depuis, plusieurs dramaturges : Casimir Delavigne, par exemple, dans l’École des vieillards, Pailleron dans la Souris, M. Jean Aicard dans Smilis ? Il faut, pour le soutenir, oublier les trois quarts de la pièce et en fausser le caractère. Il faut fermer les yeux sur ce fait capital, que Chrysalde, si habile à faire ressortir les ridicules d’Arnolphe, le raille sur ses prétentions matrimoniales, le dissuade de prendre femme, et nulle part ne s’appuie sur cet obstacle qui, d’après Becque et Brunetière, sépare Arnolphe d’Agnès, la différence d’âge. Il faut méconnaître les vraies raisons qu’Agnès, dans tout son rôle et surtout dans la grande scène IV du cinquième acte, donne de son aversion pour Arnolphe et de son amour pour Horace.

De plus, comment admettre qu’après avoir, en 1661, fait volontairement épouser par la jeune Léonor le presque sexagénaire Ariste, Molière, en 1662, déclare impossible l’union d’un homme de quarante ans et d’une femme de dix-huit ou de vingt ? Qu’est-ce qui aurait amené cet extraordinaire revirement ? le mariage même de Molière avec Armande ? D’éminents critiques l’ont soutenu ; mais n’est-ce pas faire de Molière un insensé, qui, à peine marié, ou au moment même où il se marie (car peut-être travaillait-il déjà à l’École des femmes quand il a épousé Armande : le mariage est du vingt février, et la pièce du vingt-six décembre) prend à tâche de prouver au public que tout ce qu’il fera pour s’empêcher d’être un mari malheureux sera une précaution inutile ?

Une précaution inutile ! oui, sans doute, il y en a une dans la pièce, et la Précaution inutile est précisément le titre de la nouvelle de Scarron qui était la principale source de Molière (Scarron n’étant d’ailleurs ici qu’un traducteur, le traducteur de doña Maria de Zayas y Sotomayor). Mais de quel genre de précaution s’agit-il ? et pourquoi reste-t-elle inutile ? C’est ce qu’on ne peut expliquer à la façon de Brunetière et de Becque, sans faire visiblement fausse route.

Une autre explication, beaucoup moins contestable, convient à l’École des femmes comme à l’École des maris, et, puisque Brunetière a résumé sa théorie dans cette formule familière : qu’il faut des époux assortis dans les liens du mariage, je résumerai celle que je lui oppose par une formule plus familière encore : c’est qu’on ne prend pas les mouches avec du vinaigre. Sganarelle avait fait le loup-garou avec Isabelle, et il a été bien heureux pour lui qu’Isabelle se contentât d’en épouser un autre ; tandis qu’Ariste, plus aimable et plus conciliant, n’avait rien à craindre de Léonor. N’est-ce pas la même chose que nous retrouvons ici, plus frappante, plus saisissante ? Arnolphe ne promet à Agnès qu’un maître ; il lui fait lire dévotement « les maximes du mariage ou les devoirs de la femme mariée, avec son exercice journalier » ; il la menace, si elle manque à ces devoirs, des chaudières bouillantes, « où l’on plonge à jamais aux enfers les femmes mal vivantes » ; et voici l’aimable perspective qu’il déroule à ses yeux de fiancée :

 

Le mariage, Agnès, n’est pas un badinage :

À d’austères devoirs le rang de femme engage,

Et vous n’y montez pas, à ce que je prétends,

Pour être libertine et prendre du bon temps.

Votre sexe n’est là que pour la dépendance :

Du côté de la barbe ; est la toute puissance.

Bien qu’on soit deux moitiés de la société,

Ces deux moitiés pourtant n’ont point d’égalité :

L’une est moitié suprême et l’autre subalterne ;

L’une en tout est soumise à l’autre qui gouverne ;

Et ce que le soldat, dans son devoir instruit,

Montre d’obéissance au chef qui le conduit,

Le valet à son maître, un enfant à son père,

À son supérieur le moindre petit frère,

N’approche point encor de la docilité,

Et de l’obéissance, et de l’humilité,

Et du profond respect où la femme doit être

Pour son mari, son chef, son seigneur et son maître.

Lorsqu’il jette sur elle un regard sérieux,

Son devoir aussitôt est de baisser les yeux,

Et de n’oser jamais le regarder en face

Que quand d’un doux regard il veut lui faire grâce[87].

 

Horace, lui, parle d’un tout autre ton, et il fait vibrer chez Agnès une corde autrement sensible :

 

Il juroit qu’il m’aimoit d’une amour sans seconde.

Et me disoit des mots les plus gentils du monde,

Des choses que jamais rien ne peut égaler,

Et dont, toutes les fois que je l’entends parler,

La douceur me chatouille et là-dedans remue

Certain je ne sais quoi dont je suis toute émue[88].

 

Aussi la comparaison est- elle vite faite dans l’esprit et dans le cœur d’Agnès entre ses deux prétendants, et c’est au prétendant aimable qu’elle est bien résolue à s’unir :

 

AGNÈS.

Il est plus pour cela selon mon goût que vous.

Chez vous le mariage est fâcheux et pénible,

Et vos discours en font une image terrible ;

Mais, las ! il le fait, lui, si rempli de plaisirs,

Que de se marier il donne des désirs.

ARNOLPHE.

Ah ! c’est que vous l’aimez, traîtresse !

AGNÈS.

Oui, je l’aime[89].

 

– À ce compte, l’École des femmes est une réédition de l’École des maris ? – En partie, oui, sans doute, et le titre ne fait rien à la chose. Molière n’a pas osé intituler son œuvre : l’École des maris, seconde partie, et il a adopté un titre nouveau qui fît pendant au premier. Mais essayez d’expliquer ce nouveau titre comme l’ancien ! L’ancien signifiait : « regardez Sganarelle, voilà le type de ce que ne doivent pas être les maris » ; expliquerez-vous le nouveau comme ceci : « regardez Agnès, voilà le type de ce que ne doivent pas être les femmes » ? Ce serait un contre-sens complet. La seule explication possible est la suivante : « regardez Agnès, voilà comment se formeront les femmes, si les maris se conduisent envers elles d’une certaine façon ». La leçon ici encore est pour les maris ; c’est une École des maris que la prétendue École des femmes.

Et ce pourrait être, comme la pièce précédente, une école des pères et des tuteurs.

Tous les pères de Molière ont la prétention d’imposer absolument à leurs filles, voire à leurs fils, les mariages qu’ils trouvent bons eux-mêmes, sans tenir aucun compte des sentiments des intéressés. Ceci est-il propre à Molière ? Non pas, et tous les poètes comiques ses contemporains nous donnent le même spectacle. Est-ce là du moins une convention de la comédie ? Pas davantage, et ce qui est conventionnel, c’est uniquement la rapidité avec laquelle, dans la comédie, les unions sont conclues. La famille du bon vieux temps était fondée sur l’autorité, comme la nôtre est fondée sur la tendresse. Que l’idolâtrie d’une Mme de Sévigné pour sa fille ne nous trompe pas ! Les exemples abondent, au XVIIe siècle, de grandes dames, de princesses qui ont été menées dans leur enfance ou dans leur jeunesse avec une dureté extrême, qui n’avaient pas le droit de rire, de parler, de s’asseoir devant leur mère, ou que leur mère voyait un instant le matin et un instant le soir pour leur dire ; « tenez-vous droites ; levez la tête ». S’agissait-il d’unir une jeune fille à un mari, que les mœurs autorisaient à être un tyran ? les parents commençaient à se montrer non moins tyranniques, en réglant tout sans elle ou malgré elle. « C’est une iniquité », s’écrie un ami du principe d’autorité, un prédicateur, Bourdaloue, « c’est une iniquité de vouloir ainsi disposer d’elle ; car, si elle doit être liée, n’est-il pas juste que vous lui laissiez au moins le pouvoir de choisir elle-même sa chaîne ? » De là de terribles protestations, comme celle de cette fieffée coquine d’Angélique dans George Dandin. « C’est ainsi, dit le pauvre mari, que vous satisfaites aux engagements de la foi que vous m’avez donnée publiquement ? – Moi ? je ne vous l’ai point donnée de bon cœur, et vous me l’avez arrachée. M’avez-vous, avant le mariage, demandé mon consentement, et si je voulois bien de vous ? Vous n’avez consulté, pour cela, que mon père et ma mère ; ce sont eux proprement qui vous ont épousé, et c’est pourquoi vous ferez bien de vous plaindre toujours à eux des torts que l’on pourra vous faire. Pour moi, qui ne vous ai point dit de vous marier avec moi, et que vous avez prise sans consulter mes sentiments, je prétends n’être point obligée à me soumettre en esclave à toutes vos volontés. » – Le père d’Horace, dans l’École des femmes, n’en use pas vis-à-vis de son fils autrement qu’Orgon, Philaminte, Argan et tant d’autres vis-à-vis de leurs filles : il vient à Paris pour le marier, sans lui avoir dit, ni qu’il était question de mariage, ni surtout à quelle jeune fille il songeait pour lui. Arnolphe insiste pour que l’autorité paternelle se montre inflexible, et, si le hasard n’avait pas fait d’Agnès à la fois l’amante et la fiancée d’Horace, que de larmes tomberaient des yeux des amants !

Mais il y a mieux, et cette autorité paternelle, déjà un peu bien exagérée, d’autres en usent, qui n’ont pas les mêmes titres à faire valoir. Et c’est contre quoi Molière a beau jeu à faire se rebiffer les jeunes opprimés. Le Sganarelle de l’École des maris s’appuie sur un article de testament pour forcer Isabelle à l’épouser, et cela est passablement indélicat. Mais Arnolphe n’invoque aucune volonté d’outre-tombe ; il n’est même pas le tuteur légal d’Agnès, et, parce qu’il s’est fait livrer Agnès toute jeune par sa mère (ou sa nourrice), il s’arroge le droit de lui choisir tout seul un mari, avec cette circonstance aggravante que le mari ce sera lui : « tu m’épouseras, ou je te jetterai dans un cul-de-couvent », lui dit-il. Vous savez comment a répondu Isabelle aux prétentions de Sganarelle, et vous voyez comment répond Agnès aux prétentions d’Arnolphe.

Jusqu’ici, et sauf ce que nous a laissé entendre Molière de l’attrait de la jeunesse pour la jeunesse, les leçons données par l’École des femmes sont les mêmes que donnait déjà l’École des maris. Mais voici qui est plus nouveau et plus important. L’ignorance est-elle pour une jeune fille un frein moral sur lequel on puisse compter ? Faire ignorer tout aux jeunes filles, est-ce un bon moyen d’assurer leur vertu ? Grave question, encore aujourd’hui débattue, et qui pourrait nous occuper longtemps. Nos vieux conteurs y ont souvent répondu avec une netteté qui ne laissait rien à désirer, que la décence. Lope de Vega a fait une jolie comédie : la Petite Niaise, la Dama boba, que Molière aurait connue, s’il faut en croire MM. Martinenche et Huszár, et qui soutient d’avance la même thèse que l’École des femmes ; Marivaux a fait de l’École des femmes une piquante transposition dans Arlequin poli par l’amour. Quant à Molière, il montre avec force que l’ignorance n’atténue aucun instinct, ne supprime en rien la nature, et enlève seulement à la jeune fille les armes dont sa vertu pourrait user.

Agnès a, par les soins d’Arnolphe, été élevée dans une ignorance complète ; on a cherché à la rendre aussi sotte que possible ; à peine si on lui a appris à lire et à écrire, encore l’a-t-on fait contre les ordres formels d’Arnolphe. Aussi commet-elle à tous coups les naïvetés les plus étranges. Si l’on joue au corbillon et qu’on lui demande : qu’y met-on ? elle n’a garde de répondre par un mot qui rime en on, et elle met dans le corbillon ce qu’elle voudrait bien manger : une tarte à la crème. Elle a lu dans son office de la Vierge : quæ per aurem concepisti ; ou elle a entendu dire par quelque prédicateur que la Vierge Marie a conçu l’enfant-Dieu au moment où l’ange versait dans son oreille les paroles de l’annonciation ; ou bien elle a vu dans quelque église un tableau comme celui de l’église Sainte-Madeleine d’Aix : l’ange annonce à Marie quelle auguste mission lui est confiée, d’en haut le Saint-Esprit assiste à cette scène, et de la bouche du Saint-Esprit à l’oreille de la Vierge va une sorte de faisceau lumineux qui représente la grâce et dans lequel se trouve un petit enfant. Elle a vu cela, notre Agnès, et la voilà qui bravement demande si les enfants qu’on a se font par l’oreille, Arnolphe se pâme et triomphe :

 

Héroïnes du temps, mesdames les savantes,

Pousseuses de tendresse et de beaux sentiments,

Je défie à la fois tous vos vers, vos romans,

Vos lettres, billets doux, toute votre science,

De valoir cette honnête et pudique ignorance[90].

 

À vrai dire, même s’il n’arrivait rien de plus grave à Arnolphe, on peut douter du plaisir qu’il éprouverait à passer sa vie près de cette niaise, qui, après une absence, ne trouve rien de mieux à lui dire que : « les puces m’ont inquiétée la nuit » ou : « le petit chat est mort. » Henri Heine a passé volontiers plus de vingt années près d’une femme sotte et, par-dessus le marché, acariâtre, qui d’ailleurs était fort belle ; seulement, Henri Heine était un homme de génie qu’amusaient les naïvetés et les criailleries de cette fille de la nature : un homme qui n’exit été qu’intelligent eût séché d’ennui.

Mais ce n’est pas simplement à s’ennuyer qu’est exposé le mari d’une femme sotte. Voici que chez Agnès la niaiserie a déjà favorisé les imprudences. Horace a vu Agnès à son balcon, il l’a saluée : elle a cru de son devoir de répondre ; il a dit que les yeux d’Agnès lui avaient blessé le cœur, et que sa fréquentation seule pourrait le guérir : elle a pensé qu’il serait cruel de ne pas lui accorder un remède aussi peu coûteux. Dès ce moment, si Horace n’était pas un bon jeune homme bien intentionné, c’en serait fait de la vertu, qu’Arnolphe croyait si bien protégée, d’Agnès. Mais Horace a été réservé. Arnolphe revient de voyage. Grâce à la première confidence d’Horace, Arnolphe peut prendre ses mesures ; il gronde les valets, il sermonne Agnès ; tout, croit-il, ira bien désormais.

Au moment où Arnolphe étale sa confiance dans la niaiserie d’Agnès, l’esprit est déjà venu à la jeune fille, un certain esprit qu’inspirent à la fois la ruse naturelle aux captifs et la tendresse naturelle aux cœurs jeunes. Elle avait l’ordre, si Horace se présentait, de lui jeter une pierre. Il se présente, et elle lui jette une pierre, en effet ; mais elle a joint à la pierre une lettre exquise où elle soulage son cœur inquiété par les propos d’Arnolphe :

 

Je veux vous écrire, et je suis bien on peine par où je m’y prendrai. J’ai des pensées que je désirerois que vous sussiez ; mais je ne sais comment faire pour vous les dire, et je me méfie de mes paroles. Comme je commence à connoître qu’on m’a toujours tenue dans l’ignorance, j’ai peur de mettre quoique chose qui ne soit pas bien, et d’en dire plus que je ne devrois. En vérité, je ne sais ce que vous m’avez fait ; mais je sens que je suis fâchée à mourir de ce qu’on me fait faire contre vous, que j’aurai toutes les peines du monde à me passer de vous, et que je serois bien aise d’être à vous. Peut-être il y a du mal à dire cela ; mais enfin je ne puis m’empêcher de le dire, et je voudrois que cela se pût faire sans qu’il y en eût. On me dit fort que tous les jeunes hommes sont des trompeurs, qu’il ne les faut point écouter, et que tout ce que vous me dites n’est que pour m’abuser ; mais je vous assure que je n’ai pu encore me figurer cela de vous, et je suis si touchée de vos paroles, que je ne saurois croire qu’elles soient menteuses. Dites-moi franchement ce qui en est ; car enfin, comme je suis sans malice, vous auriez le plus grand tort du monde, si vous me trompiez ; et je pense que j’en mourrois de déplaisir[91].

 

Maintenant, il est inutile d’analyser en détail la pièce, et nous devinons tout ce qu’Agnès est capable de faire, moitié par ruse, moitié par naïveté. Quelques précautions que prenne Arnolphe, elle ouvre au jeune homme la porte de son jardin, elle le reçoit dans sa chambre, le cache à l’arrivée du grondeur, lui donne rendez-vous pour le soir même. Arnolphe organise un guet-apens, et Horace, montant par une échelle de cordes, est reçu à coups de bâtons. Agnès prend peur, le rejoint, se sauve avec lui. Seulement, Horace continue à être le jeune homme respectueux que nous savons et, pour ne pas compromettre Agnès, la remet entre les mains d’un ami sur. Quel ami ? Arnolphe, évidemment. Arnolphe sent qu’il joue sa dernière carte, et il la joue avec fureur. Mais que répliquer aux réflexions déconcertantes d’une jeune fille, qu’on a soi-même rendue sotte et qu’on a forcée à combiner une certaine finesse avec sa sottise :

 

AGNÈS.

Pourquoi me criez-vous ?

ARNOLPHE.

J’ai grand tort, en effet !

AGNÈS.

Je n’entends point de mal dans tout ce que j’ai fait.

ARNOLPHE.

Suivre un galant n’est pas une action infâme ?

AGNÈS.

C’est un homme qui dit qu’il me veut pour sa femme ;

J’ai suivi vos leçons, et vous m’avez prêché

Qu’il se faut marier pour ôter le péché...

ARNOLPHE.

Ah ! c’est que vous l’aimez, traîtresse !

AGNÈS.

Oui, je l’aime.

ARNOLPHE.

Et vous avez le front de le dire à moi-même !

AGNÈS.

Et pourquoi, s’il est vrai, ne le dirois-je pas ?

ARNOLPHE.

Le deviez-vous aimer, impertinente ?

AGNÈS.

Hélas !

Est-ce que j’en puis mais ? Lui seul en est la cause ;

Et je n’y songeois pas lorsque se fit la chose.

ARNOLPHE.

Mais il falloit chasser cet amoureux désir.

AGNÈS.

Le moyen de chasser ce qui fait du plaisir ?

ARNOLPHE.

Et ne saviez-vous pas que c’étoit me déplaire ?

AGNÈS.

Moi ? point du tout. Quel mal cela vous peut-il faire ?

ARNOLPHE

Il est vrai, j’ai sujet d’en être réjoui !

Vous ne m’aimez donc pas, à ce compte ?

AGNÈS.

Vous ?

ARNOLPHE.

Oui.

AGNÈS.

Hélas ! non.

ARNOLPHE.

Comment, non !

AGNÈS.

Voulez-vous que je mente ?

ARNOLPHE.

Pourquoi ne pas m’aimer. Madame l’impudente ?

AGNÈS.

Mon Dieu, ce n’est pas moi que vous devez blâmer ;

Que ne vous êtes-vous, comme lui, fait aimer ?

Je ne vous en ai pas empêché, que je pense.

ARNOLPHE.

Je m’y suis efforcé de toute ma puissance ;

Mais les soins que j’ai pris, je les ai perdus tous.

AGNÈS.

Vraiment, il en sait donc là-dessus plus que vous ;

Car à se faire aimer il n’a point eu de peine.

ARNOLPHE.

Voyez comme raisonne et répond la vilaine !

Peste ! une précieuse en diroit-elle plus ?

Ah ! je l’ai mal connue ; ou, ma foi ! là-dessus

Une sotte en sait plus que le plus habile homme[92].

 

Arnolphe s’en tire à bon compte en n’épousant pas Agnès, tant son plan d’éducation était bien conçu !

Mais ai-je raison de dire qu’il s’en lire à bon compte ? et n’a-t-il pas assez souffert ? Peut-être aurait-il assez souffert, en effet, et peut-être même Molière aurait-il été cruel pour lui, si Arnolphe n’avait commis que l’erreur dont nous venons de parler. Mais cette erreur elle-même s’explique par des causes plus profondes et plus odieuses. C’est surtout d’avoir été un orgueilleux et un égoïste qu’Arnolphe a été puni, et c ‘est la dernière leçon que nous donne l’École des femmes.

Un ingénieux moraliste, M. Eugène Marbeau, a caractérisé l’égoïsme de certains maris par ce mot spirituel : « Que peut-il manquer à ma femme ? N’a-t-elle pas tout ce qu’il me faut ? » Cet égoïsme-là, Arnolphe l’aurait certainement, s’il était marié. Avant de l’être, il en étale un plus monstrueux. Certes, Arnolphe ne manque pas de qualités, et Molière l’a voulu ainsi pour que la leçon fût plus forte. Il se montre bon pour Horace, lui demande avec effusion des nouvelles de son père, lui prête de l’argent avec une parfaite bonne grâce. Mais, quand Arnolphe a projeté d’épouser plus tard Agnès, il ne l’aimait nullement et ne songeait qu’à son bien-être futur. Quand il a entrepris son œuvre d’abêtissement méthodique, il ne songeait qu’à lui encore et se glorifiait en son âme d’avoir trouvé un moyen unique et décisif de n’être pas trompé. Quand il a vu Agnès telle qu’il la désirait, l’égoïste et l’inventeur se sont également déclarés satisfaits. Et voici que tout l’édifice s’effondre ! Alors l’humiliation et la rage s’emparent de lui ; et avec l’humiliation et la rage, la jalousie ; avec la jalousie, l’amour. Arnolphe ne se reconnaît plus :

 

J’étois aigri, fâché, désespéré contre elle :

Et cependant jamais je ne la vis si belle,

Jamais ses yeux aux miens n’ont paru si perçants,

Jamais je n’eus pour eux des désirs si pressants ;

Et je sens là dedans qu’il faudra que je crève

Si de mon triste sort la disgrâce s’achève.

Quoi ? j’aurai dirigé son éducation

Avec tant de tendresse et de précaution,

Je l’aurai fait passer chez moi dès son enfance.

Et j’en aurai chéri la plus tendre espérance.

Mon cœur aura bâti sur ses attraits naissants

Et cru la mitonner pour moi durant treize ans,

Afin qu’un jeune fou dont elle s’amourache

Me la vienne enlever jusque sur la moustache,

Lorsqu’elle est avec moi mariée à demi !

Non, parbleu ! non, parbleu ! Petit sot, mon ami,

Vous aurez beau tourner : ou j’y perdrai mes peines,

Ou je rendrai, ma foi, vos espérances vaines,

Et de moi tout à fait vous ne vous rirez point[93].

 

La scène du cinquième acte où nous avons trouvé des mots si caractéristiques pour le rôle d’Agnès en contient de non moins décisifs pour celui d’Arnolphe. Il reproche à Agnès ce qu’il a fait pour elle ; mais elle comprend maintenant quel jouet elle a été dans ses mains ; il la menace, mais elle est résignée même aux coups ; il implore sa tendresse, et elle n’en ressent que pour un autre ; et alors c’est la débâcle, la débâcle de son humeur autoritaire, de son orgueil, de son égoïsme, des préjugés de toute sa vie, de sa dignité même. C’est l’humiliation suprême, et l’humiliation inutile :

 

ARNOLPHE.

Écoute seulement ce soupir amoureux,

Vois ce regard mourant, contemple ma personne,

Et quitte ce morveux et l’amour qu’il te donne.

C’est quelque sort qu’il faut qu’il ait jeté sur toi,

Et tu seras cent fois plus heureuse avec moi.

Ta forte passion est d’être brave et leste :

Tu le seras toujours, va, je te le proteste ;

Sans cesse, nuit et jour, je te caresserai,

Je te bouchonnerai, baiserai, mangerai ;

Tout comme tu voudras tu pourras te conduire :

Je ne m’explique point, et cela, c’est tout dire.

Jusqu’où la passion peut-elle faire aller ?

Enfin à mon amour rien ne peut s’égaler :

Quelle preuve veux-tu que je t’en donne, ingrate ?

Me veux-tu voir pleurer ? Veux-tu que je me batte ?

Veux-tu que je m’arrache un côté de cheveux ?

Veux-tu que je me tue ? Oui, dis si tu le veux :

Je suis tout prêt, cruelle, à te prouver ma flamme.

AGNÈS.

Tenez, tous vos discours ne me touchent point l’âme :

Horace avec deux mots en feroit plus que vous[94].

 

V

 

En racontant la querelle de l’École des femmes, nous aurons à mentionner les reproches que les ennemis de Molière lui ont adressés, et nous verrons que la plupart s’expliquent, soit par la mauvaise foi, soit par l’inintelligence. Mais nous avons assez loué la pièce pour avoir le droit d’ajouter que le poète n’a pas répondu victorieusement, n’a pas même répondu avec franchise à tout ce qu’on disait des atteintes portées par sa pièce à la religion et à la morale. Le sermon d’Arnolphe à Agnès et les maximes du mariage n’étaient pas, comme le voulait de Visé, la parodie du décalogue et des dix commandements de l’Église, mais Molière, qui déjà, avec irrévérence, avait fait vanter un livre ascétique par un personnage de farce dans Sganarelle[95], Molière savait bien que ses maximes étaient empruntées à saint Grégoire de Nazianze par l’intermédiaire de Desmarets, et tournées en parodie peu respectueuse[96]. Il savait bien que le fameux le, dont j’ai eu soin de ne pas parler, constituait pour le public une équivoque grossière[97]. Et il savait bien enfin qu’il y avait dans sa pièce des hardiesses morales assez grandes.

Sans insister sur les boutades de Chrysalde, qui prétend préférer une femme corrompue à ces femmes de bien, à ces honnêtes diablesses, dont la mauvaise humeur rend la vie désagréable, ne trouvez-vous pas qu’Agnès est, pour emprunter le vocabulaire d’Arnolphe, un petit animal assez inquiétant ? que la pudeur (laquelle n’est pas uniquement un produit de l’éducation) lui manque à un point étrange ? et qu’Horace ferait bien de n’être pas sans inquiétude sur les suites d’un mariage avec une personne qui prononce avec tant de feu cette maxime :

 

Le moyen de chasser ce qui fait du plaisir ?

 

Le moyen de chasser ce qui fait du plaisir ! c’est un peu la devise de bien des personnages de Molière, et si, par une convention théâtrale assez visible, les Valère et les Horace sont incapables de pousser à bout leurs bonnes fortunes, si les Isabelle et les Agnès sont à temps à réparer leurs imprudences, si les tuteurs ou les pères bafoués sont dignes de l’être, ne sent-on pas que les séducteurs pourraient être plus osés, que les jeunes femmes pourraient n’être pas arrêtées même par le mariage, et que l’autorité paternelle, même respectable, pourrait n’être pas toujours assez respectée ? Quand le poète fait rire, ne fait-il rire que du vice ? Nous avons déjà été amenés à faire des réflexions de ce genre : expliquons-nous une fois pour toutes.

Dans sa préface de l’Amour médecin, Molière soutient que les pièces dé théâtre ne sont pas faites que pour être jouées, et il ajoute : « Je ne conseille de lire celle-ci qu’aux personnes qui ont des yeux pour découvrir dans la lecture tout le jeu du théâtre. » Je tâche de suivre le conseil de Molière, et, quand je ne puis voir ses pièces sur un théâtre réel, je les vois sur ce théâtre idéal que toute personne un peu au courant de l’art dramatique dresse aisément dans son esprit. Je vais plus loin, et je ne vois pas seulement la pièce sur la scène, je vois le public dans la salle, j’entends ses applaudissements et ses rires. Eh bien ! ce qui, dans les deux cas, me gâte souvent Molière, c’est le rire mauvais, le rire de scandale que j’entends retentir dans le parterre. Certaines plaisanteries portent trop, certaines théories sont trop approuvées, les manquements aux mœurs trouvent trop de complaisants et de complices. Et qu’on ne dise pas que le public du XXe siècle n’est pas celui du XVIIe ! Trop de témoignages nous montrent que les deux publics sont généralement d’accord. Qu’on ne dise pas surtout que j’abuse contre Molière de celle attitude des spectateurs ! Les rires qui me choquent, Molière les a entendus quand il jouait ; il les a pressentis quand il écrivait ; il les a désirés quand il a conçu ses pièces. Plaire au public a été son vif désir ; deviner ce qui était de nature à plaire au public a été son plus extraordinaire talent. Dès lors, ne doit-on pas le rendre responsable des moyens qu’il a employés pour plaire ? – Je ne veux pas prendre à mon compte le mot retentissant de Hugo, que le poète a charge d’âmes ; je sais que Molière n’est pas un tragique, et que le rire est un antidote pour bien des poisons. Mais, précisément, il faut distinguer entre les divers genres de comédies et les gaietés différentes qu’ils soulèvent. Quand Molière écrivait et jouait l’Étourdi, j’ai moi-même, avec quelque indulgence peut-être, soutenu l’innocuité de l’œuvre. Un vent de fantaisie purifiait tout ce qui en soi pouvait être malsain ; l’évidente irréalité de l’action rendait toute réflexion morale inopportune. Il n’en est plus de même depuis que Molière écrit des Écoles des maris et des Écoles des femmes. Dans ces œuvres, l’ancien farceur se retrouve, mais le penseur se fait sa part ; le public rit, mais il réfléchit et a raison de le faire. De quel droit voudrait-on prendre au sérieux ce qu’il y a maintenant d’utile et de généreusement révolutionnaire dans ces œuvres, si l’on ne prenait pas au sérieux ce qu’il y a de nuisible et d’anarchique ? Or, Molière a travaillé à libérer la famille, mais il a travaillé aussi à la détruire. Si vous me passez l’anachronisme, je le comparerai à un chirurgien hardi, habile, mais peu soucieux d’antisepsie, qui, prenant un membre déformé, le redresse avec le fer, le rend à la vie normale, donne tout son jeu à l’organisme, mais laisse dans la plaie qu’il a ouverte des germes de corruption. Et il y aura encore entre ce chirurgien et Molière cette différence essentielle : c’est que le chirurgien ne commet qu’une imprudence, dont les conséquences le désoleront, tandis que l’ancien comédien de campagne accepte d’un cœur trop léger le libertinage moral de ses personnages et de ses auditeurs.

De telles réserves ne vont pas à nier la dette de reconnaissance que nous avons contractée envers Molière ; mais la reconnaissance elle-même a le droit de n’être pas aveugle, surtout quand il y va de la morale.

 

 

Chapitre IX - La querelle de l’École des femmes - La Critique et l’Impromptu

 

I

 

Nous avons dit quel succès éclatant avait obtenu la comédie de l’École des femmes. Jouée pour la première fois le 26 décembre 1662, elle tint sans interruption l’affiche pendant de longs mois. À la cour et chez les grands, la pièce fut aussi jouée à plusieurs reprises dans des représentations particulières, qui étaient une bonne fortune pour la troupe. Vers mars ou avril 1663, le Roi fit porter officiellement Molière sur l’état des pensions pour une somme de mille livres, et, lorsque la pièce fui publiée, en mars aussi, Madame, la belle et si distinguée Henriette d’Angleterre, en avait accepté la dédicace. Ces appuis étaient précieux, car Molière avait beaucoup d’adversaires. Outre que certains esprits mal faits pouvaient lui en vouloir des attaques générales de ses pièces, les marquis avaient été égratignés dans les Fâcheux, et, si la plupart prenaient la chose gaiement, d’autres aussi restaient irrités ; beaucoup de précieux et de précieuses ne pardonnaient ni Mascarille et Jodelet, ni Cathos et Magdelon ; les comédiens de l’Hôtel de Bourgogne avaient vu avec jalousie dès 1658 l’installation à Paris d’une troupe qui plaisait, et Molière leur avait lancé un trait piquant dans les Précieuses ridicules ; force auteurs dramatiques enfin voyaient avec tristesse le public déserter leurs ouvrages pour ceux de l’infatigable amuseur du Palais-Royal.

À tous ces mécontents l’occasion de se venger parut propice, quand Molière eut semé dans son École des femmes des hardiesses qu’il paraissait facile d’exploiter contre lui.

Le premier ouvrage hostile à Molière parut en février 1663 : c’est le troisième volume des Nouvelles nouvelles de de Visé. De Visé, qui devait aussi se faire le Zoïle de Racine, convient que l’École des femmes est un monstre qui a de belles parties et que « certaines choses y sont peintes d’après nature » ; mais il attribue le succès à l’interprétation, qui a été excellente, et il ajoute que ce qu’il y a de plus beau est emprunté, que c’est le sujet le plus mal conduit qui fut jamais, et qu’« il n’y a point de scène où l’on ne puisse faire voir une quantité de fautes ». – En même temps que de Visé imprimait, beaucoup d’autres parlaient ; des brochures ou des pièces de théâtre se préparaient. Molière se demanda s’il ne devait point répondre à tous ces coassements, et il composa la Critique de l’École des femmes, qui fut jouée le 1er  juin 1663 avec Mlle Molière dans le rôle d’Élise. La pièce parut imprimée en août, dédiée à la Reine-mère. Anne d’Autriche relevait d’une maladie. Molière s’en félicite et ajoute : « Comme chacun regarde les choses du côté de ce qui le touche, je me réjouis, dans cette allégresse générale, de pouvoir encore obtenir l’honneur de divertir Votre Majesté : Elle, Madame, qui prouve si bien que la véritable dévotion n’est point contraire aux honnêtes divertissements ; qui de ses hautes pensées et de ses importantes occupations descend si humainement dans le plaisir de nos spectacles, et ne dédaigne pas de rire de cette même bouche dont Elle prie si bien Dieu. » Dédier à la pieuse Anne d’Autriche une défense de l’œuvre qu’on critiquait comme contraire à la morale et à la religion, c’était un coup de maître. On pressent à ce trait quel esprit et quelle habileté Molière doit avoir déployés dans toute cette campagne.

La Critique peut être regardée de plusieurs côtés. On peut l’étudier comme défense de l’École des femmes, – comme critique de ses détracteurs, – comme comédie à la trame légère et cependant fort remarquable. Et il y a aussi dans la Critique des théories littéraires intéressantes. Mais comment étudier ces théories sans les rapprocher de celles de l’Impromptu, des préfaces, de quelques scènes de comédies ? Si nous nous laissons aller à faire ces rapprochements, nous risquons fort de nous attarder et de trop interrompre notre examen de la vie et des œuvres de Molière. Pour le moment donc, nous laisserons ce point, et nous examinerons rapidement les trois autres.

 

II

 

Nous ne saurions nous scandaliser, si Molière n’a pas répondu à tous les reproches qui lui ont été adressés au sujet de l’École des femmes : la plupart ne se lisent que dans des écrits postérieurs à la Critique, et Molière, par conséquent, pouvait en ignorer un certain nombre. Il ne dit rien, par exemple, de l’invraisemblance du lieu de l’action, signalée par de Visé dans Zélinde. Le décor de l’École des femmes représente une rue, et c’est dans cette rue qu’Arnolphe fait asseoir Agnès, lui adresse un sermon ou veut s’arracher une touffe de cheveux pour l’attendrir. « Quoiqu’il dépeigne la ville où sa pièce se passe à peu près comme Paris, dit de Visé, il fallait qu’il n’y eût guère de carrosses, puisque l’on y fait si facilement apporter des sièges au milieu de la rue. » Le reproche est juste ; mais comment y échapper avec la décoration unique et immuable ? Les mêmes invraisemblances ne se multiplient-elles pas dans le Menteur ?

Molière ne parle pas non plus de l’invraisemblance du dénouement, sur laquelle devait insister Boursault. Qu’eût-il fait, s’il avait eu à en parler ? Il aurait peut-être passé condamnation ; mais il aurait pu dire aussi que la nécessité d’aboutir à un dénouement heureux est chose fort gênante pour un poète comique qui veut peindre la vie. Un dénouement illogique est inadmissible chez qui s’attache surtout à l’intrigue, comme le faisaient les prédécesseurs de Molière ; pour lui, qui voulait à la fois faire rire et peindre les caractères et les mœurs, le dénouement avait certainement moins d’importance, en même temps qu’il offrait beaucoup plus de difficulté. Conforme à la logique des caractères et de l’action, le dénouement risquait souvent d’être lugubre ; et, s’il arrivait quand même à être plaisant, c’était en se résignant à être postiche.

Molière ne répond pas non plus nettement à l’accusation de plagiat ; et pourtant celle-ci avait été formulée par de Visé. L’idée de la confidence d’Horace à Arnolphe, disait de Visé, est empruntée aux Facétieuses nuits de Straparole. De Visé aurait pu citer aussi la Précaution inutile de Scarron, car c’est là que Molière a pris le fond de son action. Mais Straparole, ou antérieurement un des imitateurs de Boccace, Ser Giovanni, a pu fournir l’idée de la confidence. Ce dernier raconte qu’un mari encourage un jeune homme dans ses amours, sans savoir que sa propre femme est en jeu ; l’autre, qu’un jeune prince fait confidence à un docteur des relations qu’il a avec sa femme, sans que celui-ci puisse les surprendre. Mais, dans les deux cas, il ne s’agit que d’une intrigue piquante, et il y a bien autre chose dans Molière ! Arnolphe ayant eu tout le temps de préparer un mariage selon ses désirs, il serait déjà curieux, même s’il n’était informé de rien, qu’un jeune homme inconnu pût tout d’un coup détruire son édifice. Mais si Arnolphe est informé de tout, si le jeune homme lui fait confidence de chacune de ses tentatives et de chacun de ses projets, s’il lui permet ainsi de prendre ses précautions et d’user de toutes ses armes, ne sera-t-il pas singulièrement instructif de voir s’effondrer quand même l’édifice d’Arnolphe ? Or, c’est là ce qui arrive, et sans incidents extraordinaires, sans même qu’Horace joue un rôle important. C’est Agnès qui fait tout, et elle fait tout par suite de son naturel, qu’Arnolphe a cru transformer, – de sa naïveté, qu’il a travaillé à augmenter, — de son aversion pour Arnolphe, dont il est l’auteur ! C’est ce que fait entendre Molière dans sa Critique : « Pour moi, je trouve que la beauté du sujet de l’École des femmes consiste dans cette confidence perpétuelle ; et, ce qui me paraît assez plaisant, c’est qu’un homme qui a de l’esprit, et qui est averti de tout par une innocente qui est sa maîtresse, et par un étourdi qui est son rival, ne puisse avec cela éviter ce qui lui arrive. » Si ce n’est pas là répondre directement à l’accusation de plagiat, c’est y répondre indirectement d’une façon suffisamment forte.

Quant aux autres reproches adressés à sa pièce, Molière les examine explicitement, mais nous ne pourrions les examiner après lui sans recommencer notre précédent chapitre. Ne disons que ce qui sera utile pour bien marquer ce qui le sépare de ses adversaires et, par suite, quelle révolution il est en train d’opérer dans la comédie.

Les détracteurs de Molière lui disent : « votre pièce manque d’action ; – le caractère d’Arnolphe ne se tient pas, car il fait des actions d’honnête homme, par exemple on prêtant de l’argent à Horace, et il a des endroits grotesques ; – Alain et Georgette jouent un rôle fadement burlesque ; – il y a force mauvaises plaisanteries ;

– les femmes sont offensées dans leur dignité et leur pudeur ; – la morale, la religion sont offensées aussi ; – en somme, l’œuvre est impertinente et scandaleuse. » Tous ces reproches, si différents, s’expliquent par deux observations générales : 1° les adversaires de Molière n’ont pas vu ou n’ont pas voulu voir la nouveauté féconde de son œuvre ; 2° ils ont été choqués ou ont fait semblant de l’être par sa liberté d’esprit et de langage.

1° Molière veut mettre à la scène des caractères vivants et faire tout découler, paroles et actions, de ces caractères. Dès lors, l’action peut être toute psychologique ; elle peut consister dans les déconvenues successives du personnage principal, dans les coups reçus par sa vanité, dans la déroute de ses espérances. Ce que Corneille a fait déjà pour la tragédie, Molière le fait pour la comédie, et il est absurde de lui dire comme de Visé et les autres : « tout consiste en des récits que viennent faire Agnès ou Horace ». Citerons-nous la réponse de Molière ? Un critique, peu suspect de tendresse pour le théâtre français, a répondu plus victorieusement encore que lui, c’est Lessing : « la pièce est toute en action, quoique tout n’y paraisse être qu’en récits. »

Mais, dit-on, Arnolphe est tantôt un honnête homme et un homme d’esprit ; tantôt un ridicule et un extravagant ! – Il est certain que les fantoches de l’ancienne comédie n’offraient pas de ces contrastes ; mais, pour un personnage vivant, est-il incompatible qu’il soit « ridicule en de certaines choses et honnête homme en d’autres » ? Arnolphe n’est ni un avare ni un brutal, et il ne refuse pas de l’argent à Horace : est-ce une raison pour qu’il soit toujours sage ? « Quant au transport amoureux du cinquième acte (dit le Dorante de la Critique), qu’on accuse d’être trop outré et trop comique, je voudrois bien savoir, si ce n’est pas faire la satire des amants, et si les honnêtes gens même et les plus sérieux, en de pareilles occasions, ne font pas des choses ? » Le Marquis l’interrompt ; sans quoi, il pourrait dire bien plus encore : nul ne tombe plus bas dans le découragement que celui qui s’est cru invincible ; nul ne s’humilie plus qu’un vaniteux. Quand Arnolphe voit Agnès près de lui échapper, il s’aperçoit qu’il l’aime avec frénésie. Or, ses plans l’ont trahi, sa vanité n’est plus de saison ; il manquera de mesure comme il en a toujours manqué, mais en sens inverse : le tyran se roulera aux pieds de son esclave.

C’est par ce caractère d’Arnolphe, ainsi profondément compris, que s’explique tout ce qu’il dit et fait lui-même, tout ce que disent et font les personnages qui sont sous son influence. La sottise d’Alain et de Georgette est amusante, parce qu’elle est à la fois l’œuvre et la punition d’Arnolphe. Les mots plus que naïfs d’Agnès sont amusants, parce qu’ils résultent de l’éducation donnée à Agnès, et parce qu’Arnolphe s’en réjouit imprudemment : « Pour ce qui est des enfants par l’oreille, dit Dorante, ils ne sont plaisants que par réflexion à Arnolphe ; et l’auteur n’a pas mis cela pour être de soi un bon mot, mais seulement pour une chose qui caractérise son extravagance, puisqu’il rapporte une sottise triviale qu’a dite Agnès comme la chose la plus belle du monde, et qui lui donne une joie inconcevable. » De même, c’est par rapport à Arnolphe qu’il faut juger les singuliers compliments décochés aux femmes :

 

Chose étrange d’aimer, et que pour ces traîtresses

Les hommes soient sujets à de telles faiblesses !

Tout le monde connoît leur imperfection :

Ce n’est qu’extravagance et qu’indiscrétion ;

Leur esprit est méchant, et leur âme fragile ;

Il n’est rien de plus foible et de plus imbécile.

Rien de plus infidèle : et malgré tout cela.

Dans le monde on fait tout pour ces animaux-là[98].

 

Qu’Arnolphe fasse un vrai sermon à Agnès et lui parle d’enfer et de chaudières bouillantes, rien de plus naturel, puisque, ayant tenu à ce qu’elle restât une enfant et l’ayant laissée dans un couvent pendant de longues années, il doit vouloir la prendre par son respect enfantin pour la religion. Et il n’est pas jusqu’à l’équivoque sur laquelle on se récriait si fort qui ne soit naturelle entre une sotte craintive et un vieux garçon d’une gauloiserie soupçonneuse.

2° Tout ceci prouve-t-il que Molière avait observé vis-à-vis de la religion et de la morale toute la réserve désirable ? Ses réponses sur ces points sont-elles topiques ? et peut-on le prendre au sérieux, quand il affirme que ceux qui ont vu des ordures dans sa pièce les y ont mises ! Non sans doute, et nous l’avons dit. Mais, si Molière manque ici quelque peu de bonne foi, ses adversaires en manquent plus encore, quand ils affectent de se voiler la face. Ils en entendaient et en disaient bien d’autres ! La liberté du langage était grande alors : madame de Sévigné donnait d’étranges détails à sa fille ; La Rochefoucauld écrivait une étrange lettre à une jeune fille sa parente ; et La Fontaine parlait sans hésiter de ses contes à Mlle de Sillery. Au théâtre, les équivoques les plus grossières s’étalaient, et Molière avait fait déjà beaucoup pour épurer la scène. Il y avait donc de l’injustice dans ces attaques. Et il y avait aussi quelque ridicule, alors que Madame acceptait la dédicace de l’École des femmes et que la Reine-mère allait accepter celle de la Critique, à dire avec une moue pudique : « Croyez-moi, ma chère... pour votre honneur, n’allez point dire par le monde que cette comédie vous ait plu. »

Toute cette réfutation est conduite par Molière avec un art et une souplesse consommés. Le plus souvent, il dit les mots décisifs pour sa défense, et passe vite. Parfois, il se contente d’opposer une assertion à une autre, ou il met à néant les critiques par une remarque piquante. Ailleurs encore, il agrandit le débat. Il fait l’éloge de ceux qui l’ont applaudi : la cour et le parterre ; il revendique les droits du succès contre les règles ; il demande à respecter celles-ci sans superstition, et à les enfreindre quand l’intérêt de l’œuvre l’exige ; il expose la théorie vraie de l’imitation des mœurs et de la création des caractères ; il élève la comédie au-dessus de la tragédie. Mais surtout, il passe de la défensive à l’offensive, et il attaque ses adversaires pour mieux faire tomber leurs critiques. « Enfin, Chevalier, dit le Marquis, lu crois défendre ta comédie en faisant la critique de ceux qui la condamnent ! » –« Non pas », répond Dorante ; et, de vrai, il ne se contente pas de faire la critique de ceux qui condamnent la pièce ; mais il la fait vertement, et Molière de même : ce n’est pas le moyen le moins habile de se défendre.

 

III

 

Et, en effet, n’est-ce point en dire assez sur certains jugements que de montrer à quel point ils sont irraisonnés, ou intéressés, ou haineux ? Une revue des détracteurs de Molière est tout aussi instructive et plus piquante qu’une revue de leurs arguments.

La cour a du sens et du jugement. Mais elle a aussi quelques ridicules, que Molière résume et en quelque sorte symbolise dans le type du Marquis. Voyez comment le poète, deux mois avant la Critique, envoyait sa muse, déguisée en marquis, remercier le roi de la pension qu’il lui avait accordée :

 

Vous savez ce qu’il faut pour paroître marquis ;

N’oubliez rien de l’air ni des habits :

Arborez un chapeau chargé de trente plumes

Sur une perruque de prix ;

Que le rabat soit des plus grands volumes,

Et le pourpoint des plus petits ;

Mais surtout je vous recommande

Le manteau, d’un ruban sur le des retroussé :

La galanterie en est grande ;

Et parmi les marquis de la plus haute bande

C’est pour être placé.

 

Et votre ajustement,

Faites tout le trajet de la salle des gardes ;

Et vous peignant galamment,

Portez de tous côtés vos regards brusquement ;

Et, ceux que vous pourrez connoître,

Ne manquez pas, d’un haut ton,

De les saluer par leur nom,

De quelque rang qu’ils puissent être.

Cette familiarité

Donne à quiconque en use un air de qualité.

 

Grattez du peigne à la porte

De la chambre du Roi ;

Ou si, comme je prévoi,

La presse s’y trouve forte,

Montrez de loin votre chapeau,

Ou montez sur quelque chose

Pour faire voir votre museau,

Et criez sans aucune pause,

D’un ton rien moins que naturel :

« Monsieur l’huissier, pour le marquis un tel[99]. «

 

Cette poupée si gesticulante et si bien parée manque absolument de cervelle. Quel adversaire pour Molière ! Le Marquis en veut à la pièce parce qu’il y avait trop de monde et que ses canons y ont été froissés ; il a des jugements sommaires : « détestable, morbleu ! détestable ! » Quand il répète sottement un mot qui l’a choqué, il croit avoir tout dit : « tarte à la crème ! Y a-t-il assez de pommes en Normandie pour tarte à la crème ? tarte à la

crème, morbleu ! tarte à la crème ! » Demandez-lui des raisons : il en sera réduit à accepter de confiance toutes celles qu’on donnera autour de lui ; cherchez à le faire expliquer lui-même : il avouera ou il prétendra qu’il ne s’est pas même donné la peine d’écouter. Une seule chose peut le séduire, les turlupinades, ou, si vous voulez, les jeux de mots ; dites-lui : « elle demeurait vers le quartier Saint-Honoré, et non pas sans raison, puisqu’elle était honorée de tout le monde », il comprendra et il rira. Mais ce n’est pas là ce que Molière a voulu mettre dans ses pièces.

Une précieuse devrait avoir beaucoup plus de fond qu’un marquis, et il y a en effet des précieuses qui sont des personnes de mérite. Beaucoup cependant sont des poupées aussi, des poupées qui se démènent avec un air affecté et pudique, la pruderie allant fort bien avec la préciosité. Telles sont celles qui attaquent Molière, et telle est Climène. C’est « la plus grande façonnière du monde. Il semble que tout son corps soit démonté, et que les mouvements de ses hanches, de ses épaules et de sa tête n’aillent que par ressorts. Elle affecte toujours un ton de voix languissant et niais, fait la moue pour montrer une petite bouche, et roule des yeux pour les faire paroître grands ». Au demeurant, pas plus de cervelle que chez le marquis ; « c’est, dit Élise, la plus sotte bête qui se soit jamais mêlée de raisonner ». À celle-là il ne faut pas des turlupinades, mais des néologismes, des mots empruntés avec affectation aux vocabulaires techniques, des métaphores extraordinaires, des adverbes hyperboliques. Avec cela, Climène est prude et met en fait qu’une honnête femme ne saurait voir la pièce de Molière sans confusion, tant elle y a découvert d’ordures et de saletés. Avec quelle verdeur lui fait répondre Molière :

 

L’honnêteté d’une femme n’est pas dans les grimaces. Il sied mal de vouloir être plus sage que celles qui sont sages. L’affectation en cette matière est pire qu’en toute autre ; et je ne vois rien de si ridicule que cette délicatesse d’honneur qui prend tout en mauvaise part, donne un sens criminel aux plus innocentes paroles, et s’offense de l’ombre des choses. Croyez-moi, celles qui font tant de façons n’en sont pas estimées plus femmes de bien. Au contraire, leur sévérité mystérieuse et leurs grimaces affectées irritent la censure de tout le monde contre les actions de leur vie. On est ravi de découvrir ce qu’il peut y avoir à redire ; et, pour tomber dans l’exemple, il y avoit l’autre jour des femmes à cette comédie, vis-à-vis de la loge où nous étions, qui, par les mines qu’elles affectèrent durant toute la pièce, leurs détournements de tête, et leurs cachements de visage, firent dire de tous côtés cent sottises de leur conduite, que l’on n’auroit pas dites sans cela ; et quelqu’un même des laquais cria tout haut qu’elles étoient plus chastes des oreilles que de tout le reste du corps[100].

 

Cette hypocrisie irrite si bien Molière, qu’il double le personnage de Climène par le portrait d’Araminte, et prélude ainsi contre les prudes à une lutte acharnée ; qu’on se rappelle Orante décrite par Dorine, Arsinoé, la comtesse d’Escarbagnas et Philaminte.

Quels adversaires trouvons-nous encore ? Quelques hommes qui ont de l’intelligence et du savoir, il est vrai, mais qui, comme le Damis du Misanthrope, pensent que louer n’est pas d’un bel esprit.

 

Que c’est être savant que trouver à redire,

Qu’il n’appartient qu’aux sots d’admirer et de rire,

Et qu’en n’approuvant rien des ouvrages du temps,

On se met au-dessus de tous les autres gens.

 

Mais ce sont surtout les méchants auteurs et les pédants qui donnent dans ce travers, chez eux moins ridicule qu’odieux. D’Aubignac avait la naïveté de laisser entendre qu’il traiterait mieux Corneille, si Corneille lui montrait ses pièces et prenait ses conseils. Les Lysidas feraient peut-être de même, si Molière consentait à les consulter et à les louer. Il n’en faudrait pas jurer cependant, car la jalousie est bien forte chez ces messieurs, et ils ne consentent volontiers à louer que les œuvres tombées. Certes, il y a beaucoup de sottise dans le fait de ces auteurs au savoir enrouillé, qui ont la bouche pleine de protase et d’épitase, et qui sont fiers de composer selon les règles d’Aristote et d’Horace des pièces d’un ennui mortel ; mais il y a encore plus d’envie concentrée et sournoise. Sots et jaloux, quel cas faire de leur jugement ? le même que du jugement des « grands comédiens », adversaires, eux aussi, de Molière et de sa pièce.

Cette satire mordante des ennemis du poète, en montrant de quel fonds de fatuité, d’ignorance, d’hypocrisie, d’envie, partaient les critiques, en complétait admirablement la réfutation. Elle servait de plus à rendre piquante la petite comédie imaginée par Molière.

 

IV

 

Un marquis grotesque, une précieuse qui est en même temps une prude, un mauvais poète qui est en même temps un pédant, voilà les amusants originaux sur qui s’exerce la verve de Molière. Ce n’est pas tout. De même que, dans le Misanthrope, a la peinture du inonde qui est faite par les personnages d’Alceste, de Philinte, de Célimène, des Marquis, s’ajoute celle qui vient des portraits, de même Lysandre et Araminte, dont on se contente de parler, complètent une galerie qui ne pouvait être ouvertement trop remplie sans que la petite pièce en parût prétentieuse. En face des trois grotesques, des trois ennemis de Molière, trois personnages sages, trois défenseurs : Uranie, femme du monde sensée, spirituelle, de bon ton, jugeant avec son bon sens et avec son cœur ; Élise, chez qui le bon sens est aussi solide, mais plus enjoué, plus piquant, plus prêt à se cacher sous un voile d’espièglerie ; Dorante enfin, un courtisan plein de goût, instruit, mais sans affectation, capable de rétorquer tous les mauvais arguments comme de châtier tous les ridicules. Et, de même qu’une arrière-garde invisible se tenait prête à appuyer les trois adversaires, une arrière-garde invisible se sent aussi derrière les trois défenseurs. Mais la première se composait de quelques prudes, de quelques pédants, de quelques dégoûtés ; la deuxième comprend tout ce qu’il y a de sain à la cour, et tout ce qui aime le théâtre à la ville ; elle comprend à peu près tout le public. Voilà certes une adroite façon de recruter le personnel de la comédie.

La peinture de ces personnages n’est pas moins habile. Le Marquis montre toute la débilité de son cerveau éventé ; il s’agite, il rit, il chante, il empêche ses interlocuteurs de parler, tout en leur criant : « réponds, mais réponds donc, je te défie de répondre » ; il joue dans la discussion un rôle piteux, ce qui ne l’empêche point d’être fort content de lui et d’être persuadé que le mauvais rôle appartient à Dorante. Climène, toute rougissante de pudeur à l’idée des obscénités qu’elle a vues ou qu’elle a rêvées, toute fière de l’art avec lequel elle minaude et parle un jargon précieux, d’ailleurs jouant la modestie et disant d’une moue adorable : « Hélas ! je parle sans affectation » ; au reste, tellement dénuée d’esprit qu’elle ne sent point les railleries dont on la crible, Climène est une caricature exquise. Son entrée, qu’ont d’avance fait valoir les épigrammes d’Élise et d’Uranie, est du précieux en action qui est impayable :

 

CLIMÈNE.

Eh ! de grâce, ma chère, faites-moi vite donner un siège.

URANIE.

Un fauteuil promptement.

CLIMÈNE.

Ah mon Dieu !

URANIE.

Qu’est-ce donc ?

CLIMÈNE.

Je n’en puis plus.

URANIE.

Qu’avez-vous ?

CLIMÈNE.

Le cœur me manque.

URANIE.

Sont-ce vapeurs qui vous ont prise ?

CLIMÈNE.

Non.

URANIE.

Voulez-vous que l’on vous délace ?

CLIMÈNE.

Mon Dieu non. Ah !

URANIE.

Quel est donc voire mal ? et depuis quand vous a-t-il pris ?

CLIMÈNE.

Il y a plus de trois heures, et je l’ai rapporte du Palais-Royal.

URANIE.

Comment ?

CLIMÈNE.

Je viens de voir, pour mes péchés, cette méchante rapsodie de l’École des femmes. Je suis encore en défaillance du mal de cœur que cela m’a donné, et je pense que je n’en reviendrai de plus de quinze jours.

ÉLISE.

Voyez un peu comme les maladies arrivent sans qu’on y songe[101].

 

Par un contraste piquant avec l’entrée de la précieuse, celle du pédant n’a été aucunement préparée, et c’est au personnage lui-même à se faire connaître à nous tout d’abord. Mais aussi quel début que celui de Lysidas, s’empressant de parler des éloges qu’on a, dans une compagnie, donnés à sa pièce, des applaudissements qu’on a promis de lui donner à la scène, de la loge qu’on lui a promis de prendre ; insistant pour qu’on en retienne une autre ; revenant sans cesse à ses propres affaires quand on essaie de le faire entrer dans la conversation ! Puis, quand il voit qu’il est question de l’École des femmes, avec quel mauvais sourire il déclare la pièce fort belle ! et que le hai hai qu’il laisse échapper en dit long ! Il proteste avec gravité qu’il ne veut pas dire du mal d’un confrère, et se déchaîne avec rage dans la suite. Lui seul, dans ce salon, parle pesamment et pédantesquement, et de temps à autre il laisse lourdement percer ses vilains instincts de jalousie. Incapable d’être convaincu par l’écrasante réfutation de Dorante, il croit, lui aussi, avoir joué un beau rôle dans la discussion.

Si Uranie a çà et là une amertume de ton où se reconnaît peut-être l’amertume de Molière lui-même, en général cependant elle s’acquitte de son office de maîtresse de maison avec une aisance et avec une grâce qui n’excluent pas la fermeté des opinions ou de la parole. Elle porte des coups sérieux aux adversaires, sans vouloir d’ailleurs engager une lutte régulière, qui ne saurait convenir à une femme.

Ce rôle revient à Dorante, qui s’en acquitte à merveille, mordant avec le Marquis, finement ironique avec Climène, argumentateur pressant, mais adroit et sachant esquiver les points trop délicats.

Ces deux soutiens de Molière conduisent l’apologie avec une souveraine élégance ; mais, s’ils étaient seuls, la gaieté manquerait au service de la bonne cause. Élise se charge d’en apporter sa large part. Dès les premières sottises de Climène, elle se déclare convaincue par elle et affecte de l’appuyer ; elle appuie aussi Lysidas et le Marquis ; en réalité, elle les persifle tous d’une fine et impitoyable façon. Elle souligne les inepties du Marquis ; elle unit malignement Lysidas au Marquis et à Climène comme critiques de la même farine : « Quoi ! vous voyez contre vous Madame, Monsieur le Marquis et Monsieur Lysidas, et vous osez résister encore ! Fi ! que cela est de mauvaise grâce ! » Mais c’est à ridiculiser Climène qu’elle s’attache surtout, imitant ses exclamations, parodiant son style, l’accablant de sa feinte admiration.

Pour que la pièce pût s’appeler une comédie, il fallait autre chose. Il fallait une intrigue, ou au moins un lien, bien mince, bien ténu, entre les scènes ; il fallait une peinture de la vie, si peu large et si peu poussée fût-elle.

Deux cousines dans le salon de l’une d’elles : l’aînée, Uranie, de tempérament plus rassis, s’accommode aux exigences de la société ; la seconde. Élise, plus jeune, les supporte impatiemment. Les extravagants l’ennuient, et voilà pourquoi, tout à l’heure, obligée de subir Climène, elle s’en vengera et se distraira en la persiflant. – Il est tard ; le salon a été vide tout l’après-midi ; mais, comme il arrive, les visites se précipitent vers le soir. C’est d’abord Climène, que l’on drape pendant qu’elle monte l’escalier et qu’on accueille aimablement quand elle est là. C’est le Marquis, arrêté par un laquais imprudent, auquel on a signalé ce fâcheux et qui le dit. C’est Dorante. C’est Lysidas. On donne un fauteuil à Climène ; le laquais, furieux d’être grondé, donne rudement un siège au Marquis ; Lysidas, simple auteur admis dans ce salon aristocratique, est prié de prendre un siège lui-même ; quant à Dorante, il est presque de la maison : « Ne bougez, de grâce, dit-il en entrant, et n’interrompez point votre conversation. » Un peu plus loin, comme il fait mine de ne pas oser soutenir Uranie contre Climène, celle-ci nous laisse entendre pourquoi il est ainsi familier dans ce salon : il est l’amant d’Uranie. « Non, non, dit Climène à Élise, je ne voudrois pas qu’il fît mal sa cour auprès de Madame votre cousine, et je permets à son esprit d’être du parti de son cœur. » Une vraie conversation mondaine s’engage, où chacun soutient son caractère, et où triomphent le bon sens, l’esprit et l’ironie. L’annonce du repas met fin à la réception et constitue un dénouement pour cette fine et alerte comédie.

Sans prétention, elle n’en a pas moins les caractères de la grande comédie de Molière. Elle est amusante, et Boursault, voulant mettre de l’esprit dans le Portrait du peintre, a été amené à en faire la contrepartie, c’est-à-dire à la copier ; – les mœurs y sont représentées avec vérité ; – les travers s’y peignent eux-mêmes, et le jésuite des Petites Lettres de Pascal n’est pas plus naïvement révélateur que le Lysidas de la Critique ; – enfin l’homme de tous les temps et l’homme du temps s’y montrent intimement unis. Les marquis de 1663 se disputaient, comme le montre l’Impromptu, pour savoir qui était le Marquis de la Critique ; de Visé et Boursault se sont également reconnus dans Lysidas, qui est peut-être Thomas Corneille. Et la postérité, laissant de côté ces questions qui ne l’intéressent plus, voit dans le Marquis le type du fat du grand monde, dans Climène le type de la prude raffinée, dans Lysidas le type du grimaud de lettres, comme dans Uranie, Élise et Dorante des types d’honnêtes gens.

 

V

 

Cependant, avoir écrit les Nouvelles nouvelles ne suffisait pas à de Visé, qui composa Zélinde, comédie, ou la Véritable critique de l’École des femmes, et la critique de la Critique. Cet ennuyeux dialogue était fait pour l’Hôtel de Bourgogne, mais n’y fut pas joué et parut en librairie au mois d’août. En revanche, les grands comédiens jouèrent le dix-huit ou dix-neuf octobre le Portrait du peintre ou la contre-critique de l’École des femmes. L’auteur était un jeune homme de vingt-cinq ans, Boursault, qui devait avoir du talent plus tard, après avoir eu le malheur d’être l’ennemi de Molière, de Boileau et de Racine. Le Portrait du peintre, avant de monter sur la scène, commença à circuler dans les salons, et il semble qu’il s’y trouvait alors contre Molière des attaques personnelles et passionnées qui ont disparu à l’impression. De nombreux jaloux appuyaient Boursault. Le Roi invita Molière à répondre, ou plutôt le lui commanda, et vers le même temps où le Portrait du peintre était joué à l’Hôtel de Bourgogne, peut-être le même jour, la troupe du Palais-Royal jouait devant le Roi, à Versailles, une petite pièce qui prit de cette circonstance son titre : l’Impromptu de Versailles.

 

VI

 

L’Impromptu de Versailles a une constitution singulière. Molière y répète avec sa troupe une comédie qu’il est censé devoir jouer devant le Roi. Ainsi il contient une pièce emboîtée dans une autre, comme l’Hamlet de Shakespeare, les Due comédie in comedia d’Andreini, les Comédies des Comédiens de Gougenot et de Scudéry, l’Illusion comique de Corneille, le Saint-Genest de Rotrou, le Cyrano

de Bergerac de M. Rostand. Et c’est en même temps une pièce sur les comédiens, comme un certain nombre de celles que nous venons de citer, et comme l’opéra de Mignon tiré du Withelm Meister de Gœthe, les Comédiens de Casimir Delavigne, le Père de la débutante de Bayard et Théaulon, les Saltimbanques de Dumersan et Varin, etc.. Voulant, après avoir fustigé ses ennemis les auteurs dans la Critique, fustiger aussi ses ennemis les comédiens, n’ayant que huit jours pour composer et jouer sa pièce, Molière pensa à utiliser les imitations qu’il lui était arrive de faire des comédiens de l’Hôtel de Bourgogne, et il s’y prit très ingénieusement.

On le pousse à parler d’une comédie des comédiens à laquelle il avait songé, et il en dit quelques mots :

 

J’avois songé une comédie où il y auroit eu un poète, que j’aurois représenté moi-même, qui seroit venu pour offrir une pièce à une troupe de comédiens nouvellement arrivés de la campagne. « Avez-vous, auroit-il dit, des acteurs et des actrices qui soient capables de bien faire valoir un ouvrage ? Car ma pièce est une pièce... – Eh ! Monsieur, auroient répondu les comédiens, nous avons des hommes et des femmes qui ont été trouvés raisonnables partout où nous avons passé. – Et qui fait les rois parmi vous ? – Voilà un acteur qui s’en démêle parfois. – Qui ? ce jeune homme bien fait ? Vous moquez-vous ? Il faut un roi qui soit gros et gras comme quatre, un roi, morbleu ! qui soit entripaillé comme il faut, un roi d’une vaste circonférence, et qui puisse remplir un trône de la belle manière. La belle chose qu’un roi d’une taille galante ! Voilà déjà un grand défaut ; mais que je l’entende un peu réciter une douzaine de vers. « Là-dessus le comédien auroit récité, par exemple (en contrefaisant Montfleury,

comédien à l’Hôtel de Bourgogne), quelques vers du roi de Nicomède[102]...

 

Cette partie de la pièce, plus piquante alors qu’aujourd’hui, a fait dire à Montfleury le fils que l’Impromptu était, comme celui de Mascarille, un impromptu composé à loisir, « un impromptu de trois ans ». Mais ce n’est là qu’une petite portion de l’œuvre ; et le reste, Molière l’a rempli avec ce qui était le plus capable de faire enrager ses rivaux : avec l’ordre même que lui avait donné le roi de travailler contre eux, et avec la peinture de sa faveur à la cour. Pensionné par le roi comme auteur, fort apprécié de lui comme acteur, souvent appelé à la cour comme directeur de troupe, il allait se montrer dans ses trois fonctions, et il allait ouvrir au public ce que celui-ci est toujours friand de connaître : les coulisses d’un théâtre. De là le sujet hardi et piquant de l’Impromptu. Molière est à Versailles, répétant avec ses comédiens, affolé par la rapidité avec laquelle il lui faut préparer la représentation que le Roi a commandée. D’abord il causera avec ses camarades, les encourageant, leur donnant des conseils ; puis on répétera la pièce qu’il s’agit de jouer. Faudra-t-il placer là une pièce complète ? L’intérêt serait trop divisé ; un fragment de pièce seulement, contenant ce qu’il paraît le plus utile à Molière de faire entendre à son public, avec d’amusantes et adroites digressions. – Comment terminer ? Les nécessaires, c’est-à-dire les gens qui prétendent se rendre utiles, se succéderont en criant : « mais commencez donc ! » Les acteurs, ne se sentant pas prêts, s’affoleront. Le Roi permettra à Molière de différer la représentation annoncée et de jouer pour le moment autre chose. Combinaison singulièrement avantageuse, car on pourra ainsi couper où l’on voudra la pièce que l’on répétait ; – car, en terminant, comme on avait commencé, par l’affolement des acteurs, on donnera de l’unité à l’œuvre ; – car surtout on mettra à la meilleure place un témoignage de l’intérêt que le Roi porte à Molière. Deux comédies de notre poète se terminent par une intervention du Roi, et pour toutes deux, en effet, Molière devait au Roi des actions de grâce : l’Impromptu de Versailles et Tartuffe.

Rien de plus ingénieux que ce plan. Dans un ensemble dont l’unité artistique est incontestable, Molière a pu jeter la plus grande variété, et en même temps il a pu dire tout ce qu’il avait sur le cœur sans faire une satire dramatique en règle, qui eût été difficilement agréable et se fût difficilement tenue dans les bornes nécessaires. Tout est dit, en quelque sorte, par prétérition. Molière se fâche contre Mlle Béjart, qui lui conseille de répondre aux comédiens et à Boursault : non certes, il ne répondra pas ! et la façon dont il le dit est déjà une mordante réponse. De même, il ne veut pas exécuter son projet de Comédie des comédiens, il ne l’exécutera pas ! et pourtant la comédie des comédiens est faite, et l’on peut même dire qu’elle est double.

 

VII

 

Il y a, en effet, dans l’Impromptu deux comédies des comédiens : celle que Molière esquisse contre l’Hôtel de Bourgogne, et celle qu’il donne complètement en montrant sa propre troupe.

Dans la première, les parodies de Montfleury, de Beauchâteau et de sa femme, de d’Hauteroche, de de Villiers, n’intéressent plus que les érudits. Mais il en est autrement de la théorie sur la déclamation. La déclamation au XVIIe siècle était chantante, emphatique, violente. L’acteur Mondory, en 1687, avait été tué par le rôle d’Hérode dans Mariane ; Montfleury lui-même allait user ses poumons dans l’Andromaque de Racine. Molière ne veut pas que l’on « crève » ainsi les comédiens ; il demande du naturel et de la simplicité, comme jadis Shakespeare (que Molière ne connaissait pas) en avait demandé par la bouche d’Hamlet. Mais il admettait sans doute aussi que, si la tragédie est une imitation de la nature, c’est une imitation idéalisée et qu’on ne la saurait dire du même ton qu’une comédie familière. Lui-même était accusé par ses rivaux d’être emphatique dans la tragédie, et peut-être, comme acteur tragique, obéissait-il à une tradition que, comme théoricien, il répudiait.

L’étude de la comédie des comédiens où figurent Molière et sa troupe nous entraînerait trop loin. Chacun des acteurs y est caractérisé d’un mot, dont nous n’avons pas toujours aujourd’hui les moyens d’apprécier la justesse. Du moins remarquons-nous aisément toutes sortes de détails piquants. Molière et Armande se chamaillent un peu, comme il convient à de bons époux ; – Madeleine parle avec le ton d’autorité que lui permettent les services rendus à la troupe ; – à La Grange Molière, en train de conseiller ses camarades, donne ce précieux éloge : « pour vous, je n’ai rien à vous dire ». – Il est remarquable surtout comment Molière dirige ses comédiens, leur indiqué l’attitude qu’ils doivent avoir, le ton qu’ils doivent prendre. Ses adversaires eux-mêmes sont d’accord avec l’Impromptu pour nous montrer en lui le metteur en scène idéal. De Visé, dans les Nouvelles nouvelles, dit de l’École des femmes : « Jamais comédie ne fut si bien représentée, ni avec tant d’art ; chaque acteur sait combien il doit faire de pas, et toutes ses œillades sont comptées ». Quelle activité dans ce Molière ! Et avec quelle vérité il se peint lui-même !

 

MOLIÈRE.

Vous voilà tous bien malades, d’avoir un méchant rôle à jouer, et que feriez-vous donc si vous étiez en ma place ?

MADEMOISELLE BÉJART.

Qui, vous ? Vous n’êtes pas à plaindre ; car, ayant fait la pièce, vous n’avez pas peur d’y manquer.

MOLIÈRE.

Et n’ai-je à craindre que le manquement de mémoire ? Ne comptez-vous pour rien l’inquiétude d’un succès qui ne regarde que moi seul ? Et pensez-vous que ce soit une petite affaire que d’exposer quelque chose de comique devant une assemblée comme celle-ci, que d’entreprendre de faire rire des personnes qui nous inspirent le respect et ne rient que quand ils veulent ? Est-il auteur qui ne doive trembler lorsqu’il en vient à cette épreuve ? Et n’est-ce pas à moi de dire que je voudrois en être quitte pour toutes les choses du monde[103] ?

 

C’est la vie prise sur le fait.

 

VIII

 

Quant au fragment de pièce intercalé dans la comédie des comédiens, c’est une sorte de nouvelle Critique de l’École des femmes, où Molière a repris certaines des figures de sa comédie précédente, en les précisant, en les nuançant, et où il a lancé contre ses adversaires de nouvelles attaques.

La scène se passe à Versailles, dans l’antichambre du Roi, où le lever et le coucher amenaient quantité d’originaux. Nous voyons reparaître le Marquis, et Molière se justifie de toujours mettre ce type sur le théâtre. Il y a même deux marquis dans ce fragment ; mais ils ne diffèrent guère, et Molière n’en a mis deux qu’afin de leur permettre de se disputer pour savoir qui a été visé dans la Critique et afin de se permettre à lui-même de dire comment il entend la peinture des caractères. – Climène reparaît aussi, nullement transformée ; mais Molière, en indiquant leurs rôles aux acteurs, dédouble ce caractère de la prude ; il distingue la prude qui en effet se conduit bien de la prude qui n’est qu’une hypocrite. – Voici Élise. – Voici Lysidas, avec « cet air pédant qui se conserve parmi le commerce du beau monde, ce ton de voix sentencieux, et cette exactitude de prononciation qui appuie sur toutes les syllabes et ne laisse échapper aucune lettre de la plus sévère orthographe ». Il est disposé à applaudir le Portrait du peintre et à « payer de sa personne comme il faut ; il répond d’une bravoure d’approbation qui mettra en déroute tous les jugements ennemis ». À cette série de personnages Molière ajoute, comme dans le lointain, ceux, qu’il voit encore à peindre à la cour. Saluons au passage parmi eux, le futur personnage de Philinte.

Les attaques les plus vives portent contre l’auteur même du Portrait du peintre, Boursault, derrière lequel Molière montre la foule des auteurs jaloux (et parmi eux, hélas ! il est probable qu’il faut voir l’auteur du Menteur, Corneille lui-même, chagriné de voir déserter la tragédie pour ce qu’il appelait peut-être encore des farces). L’attaque est d’une violence tout aristophanesque :

 

MADEMOISELLE DE BRIE.

Ma foi, j’aurois joué ce petit Monsieur l’auteur, qui se mêle d’écrire contre des gens qui ne songent pas à lui.

MOLIÈRE.

Vous êtes folle. Le beau sujet à divertir la cour que Monsieur Boursaut ! Je voudrois bien savoir de quelle façon on pourroit l’ajuster pour le rendre plaisant, et si, quand on le berneroit sur un théâtre, il seroit assez heureux pour faire rire le monde. Ce lui seroit trop d’honneur que d’être joué devant une auguste assemblée : il ne demanderoit pas mieux ; et il m’attaque de gaieté de cœur, pour se faire connoître de quelque façon que ce soit. C’est un homme qui n’a rien à perdre, et les comédiens ne me l’ont déchaîne que pour m’engager à une sotte guerre, et me détourner, par cet artifice, des autres ouvrages que j’ai à faire ; et cependant, vous êtes assez simples pour donner toutes dans ce panneau[104].

 

Puis, sentant bien que le Portrait du peintre est copié de sa Critique, et qu’on a retourné sa pièce comme un habit, Molière ajoute ce mot méprisant pour son adversaire et pour les comédiens ses interprètes : « Ils en ont besoin, et je suis bien aise de contribuer à les faire subsister. » – Molière, on le voit, était nerveux. Voltaire a été scandalisé de cette satire directe, lui qui traduisait Fréron sur la scène dans l’Écossaise. Mais Molière avait le droit d’être agacé par la nuée de moustiques qui bourdonnaient autour de lui, et d’ailleurs on avait touché certains sujets qu’il ne pouvait permettre qu’on portât à la scène. Ce qui justifie Molière, c’est ce qu’il a dit contre les attaques personnelles et insultantes de ses ennemis :

 

La courtoisie doit avoir des bornes ; et il y a des choses qui ne font rire ni les spectateurs, ni celui dont on parle. Je leur abandonne de bon cœur mes ouvrages, ma figure, mes gestes, mes paroles, mon ton de voix, et ma façon de réciter, pour on faire et dire tout ce qu’il leur plaira, s’ils en peuvent tirer quelque avantage : je ne m’oppose point à toutes ces choses, et je serai ravi que cela puisse, réjouir le monde. Mais en leur abandonnant tout cela, ils me doivent faire la grâce de me laisser le reste et de ne point toucher à des matières de la nature de celles sur lesquelles on m’a dit qu’ils m’attaquoient dans leurs comédies. C’est de quoi je prierai civilement cet honnête Monsieur qui se mêle d’écrire pour eux, et voilà toute la réponse qu’ils auront de moi[105].

 

IX

 

Molière, en effet, ne répondit plus et ne fit même pas imprimer l’Impromptu de Versailles, tandis que les attaques de ses adversaires continuaient, plus furieuses et plus envenimées. Robinet écrit le Panégyrique de l’École des femmes (ce panégyrique est une satire) ou conversation comique sur les œuvres de M. de Molière ; de Visé, peut-être aidé par un acteur de l’Hôtel de Bourgogne, de Villiers, revient à la charge avec la Réponse à l’Impromptu de Versailles ou la Vengeance des marquis ; Montfleury, fils du comédien, fait jouer l’Impromptu de l’Hôtel de Condé. On travestit certaines paroles de Molière, on excite les marquis à se venger, et l’on veut que le Roi lui-même soit offensé par les attaques dirigées contre sa cour. Surtout, on attaque la femme de Molière et on atteint le poète dans son honneur. Le comédien Montfleury va plus loin que son fils et, dans un placet au Roi, insinue que Molière a épousé sa propre fille. En guise de réponse, le Roi, quelque temps après, devient le parrain d’un fils du poète[106].

C’est seulement en mars 1664 que cette sotte et perfide guerre finit par le seul écrit favorable à Molière : la Guerre comique ou la défense de l’École des femmes par Philippe de la Croix. Molière avait continué à se taire, et peut-être a-t-il eu tort de se montrer trop endurant. Mais la bile cependant s’amassait en lui : elle se déchargera bientôt dans le Tartuffe.

 

 

Chapitre X - Entre la querelle de l’École des femmes et la querelle du Tartuffe

 

Nous voici arrivés au moment où la faveur du Roi pour Molière est le plus marquée et où Molière a le plus besoin de compter sur cette faveur. La guerre déchaînée par l’École des femmes durait encore, quand, le 29 janvier 1664, Molière fait jouer au Louvre la comédie-ballet du Mariage forcé. Trois mois plus tard, à Versailles, pendant la série de fêtes qu’on désigne de ce nom : les Plaisirs de l’île enchantée, il est partout et suffit à tout. Il représente le dieu Pan, il fait un compliment à la Reine, il joue les Fâcheux et le Mariage forcé, il donne pour la première fois la Princesse d’Élide, et, le 12 mai, date mémorable, il présente à la cour les trois premiers actes du Tartuffe. Aussitôt une tempête éclate, auprès de laquelle celle qui a suivi l’École des femmes fait l’effet d’un calme plat. C’est la grande crise de la vie de Molière.

 

I

 

Avec les Fâcheux, Molière avait joué sa première comédie-ballet, et il l’avait jouée devant le Roi. Mais la danse et la musique, ce qu’on appelait alors « les agréments », ne se mêlaient pas trop intimement à la comédie dans les Fâcheux, et l’œuvre n’avait pas été commandée par Louis XIV, mais par le surintendant Fouquet. Dans le Mariage forcé, la musique composée par Lulli et les danses réglées par Beauchamps se glissent dans l’intérieur des actes mêmes (car la pièce avait trois actes et n’a été réduite à un que plus tard, en perdant une partie de ses « agréments » musicaux et chorégraphiques). À l’acte I, Sganarelle s’endort, et voici que lui apparaissent en songe la Beauté, qui lui chante un récit, la Jalousie, les Chagrins et les Soupçons qui font une inquiétante entrée dansante, quatre Plaisants ou Goguenards qui dansent un pas moqueur. Au second acte, c’est un magicien qui chante, des démons qui gambadent, des bohémiens et des bohémiennes qui ne répondent qu’en dansant aux questions de Sganarelle. Au troisième, concert et danses espagnoles, charivari grotesque mené par Lulli en personne ; danse de quatre galants qui cajolent la femme de Sganarelle. Et parmi ces galants il y avait le duc de Saint-Aignan et le duc d’Enghien, fils du grand Condé ; parmi les Égyptiens, le marquis de Rassan, le marquis de Villeroy et Louis XIV lui-même. En attendant le jour où, selon la légende, le Roi-Soleil devait, écoutant les vers de Racine dans Britannicus, rougir de « se donner lui-même en spectacle aux Romains », je veux dire à ses sujets, il raffolait de ces pièces, dont il était à la fois le spectateur et l’acteur ; et le Mariage forcé, notamment, plut si fort, qu’il ne fut pas donné au Louvre moins de quatre fois en douze jours. Avec le Roi et les grands seigneurs dansaient des baladins de profession, tantôt graves, tantôt burlesques, parfois agiles comme des clowns. Le gentilhomme gascon Tartas faisait dans un ballet des sauts périlleux ; il « montait sur cinq hommes, trois en bas et deux au-dessus ; il était le sixième et se tenait au sommet, droit sur les épaules des deux autres. »

L’habitude pour ces ballets royaux était de prendre un sujet mythologique ou allégorique, et, quelques jours après le Mariage forcé, le roi allait danser dans un ballet, qu’ouvrait un noble prologue, avec Pallas, Vénus, Mercure, les Arts et les Vertus. Mais Molière n’avait nulle envie de se conformer à cette tradition. La toile levée, ce n’est pas une divinité qu’on voit, c’est le grotesque Sganarelle : « Je suis de retour dans un moment, crie-t-il à ses valets. Que l’on ait bien soin du logis et que tout aille comme il faut. Si l’on m’apporte de l’argent, que l’on me vienne quérir vite chez le seigneur Géronimo ; et si l’on vient m’en demander, qu’on dise que je suis sorti et que je ne dois revenir de toute la journée. » On ne peut être davantage sur la terre, n’est-ce pas ?

Et pourquoi donc le seigneur Sganarelle sort-il de chez lui ?

Vous vous rappelez la démangeaison de mariage qui prit autrefois à Panurge, et comment il consulta à ce sujet Pantagruel :

 

Mais (dist Panurge)si vous congnoissiez que mon meilleur feust tel que je suys demeurer, sans entreprendre cas de nouvelleté, j’aymerois mieulx ne me marier poinct. – Poinct doncques ne vous mariez, respondit Pantagruel. – Voire mais (dist Panurge) vouldriez vous qu’ainsi seulct je demeurasse toute ma vie sans compaignie conjugale ? Vous sçavez qu’il est escript : Veh soli. L’homme seul n’a jamais tel soulas qu’on veoyd entre gens mariez. – Mariez vous doncq, de par Dieu, respondit Pantagruel. – Mais si (dist Panurge)...[107]

 

C’est un même souci qui point Sganarelle ; mais, plus comiquement humain que Panurge lui-même, Sganarelle va consulter Géronimo quand déjà son parti est pris, quand sa parole est donnée, quand il va épouser le soir même, lui plaisant bonhomme de cinquante-trois ans, la très jolie, très coquette et très délurée Dorimène.

Gardez-vous bien de vous marier, lui dit Géronimo. – Et moi, je le veux. – Vous le voulez ! Mariez-vous donc, de par Dieu ! « Ah ! que vous serez bien marie ! Dépêchez-vous de l’être !... ô le beau mariage ! ô le beau mariage ! » – « Ce mariage doit être heureux », dit Sganarelle avec une adorable conviction, « ce mariage doit être heureux, car il donne de la joie à tout le monde, et je fais rire tous ceux à qui j’en parle. Me voilà maintenant le plus content de tous les hommes. »

Le contentement de Sganarelle n’est pourtant pas de longue durée, car Dorimène fait nettement entendre à son futur mari très marri quelle liberté elle entend trouver dans sa situation nouvelle. Et alors, comme Panurge avait consulté : après Pantagruel les sorts virgilianes, après les sorts virgilianes les songes, après les songes la sibylle de Panzoust, Nazdecabre, Raminagrobis, Épistemon, Her Trippa, frère Jean des Entommeures et bien d’autres, ainsi va Sganarelle du seigneur Géronimo au docteur Pancrace, du docteur Pancrace au docteur Marphurius, du docteur Marphurius à des diseuses de bonne aventure, à un magicien et à ses démons. Dorimène causant avec un galant lui est une révélation plus nette que toutes les réponses déjà obtenues par lui, et le pauvre fiancé, abandonnant les cadeaux faits et l’argent dépensé, va retirer sa parole auprès du père de la belle.

Tout irait bien si la belle n’avait un frère, Alcidas, qui se mêle de porter l’épée. « Monsieur, je suis votre serviteur très humble », dit-il à Sganarelle du ton le plus doucereux, « vous êtes venu retirer votre parole et je me garderai bien de vous le reprocher. Seulement, nous allons nous couper la gorge en douceur. » Il lui tend une épée ; Sganarelle n’a aucune envie de la prendre ; les coups de bâton pleuvent, et l’épée est toujours là, présentée d’un air engageant. « Hé bien ! j’épouserai, j’épouserai », dit le marié par persuasion, et le père aussitôt, avec un soupir de satisfaction : « Monsieur, voilà sa main, vous n’avez qu’à donner la vôtre. Loué soit le ciel ! M’en voilà déchargé, et c’est vous désormais que regarde le soin de sa conduite. Allons nous réjouir, et célébrer cet heureux mariage. »

Dans cette joyeuse farce, au milieu des jeux de scène les plus dignes de Tabarin, ainsi que disait dédaigneusement Boileau, reparaît, sous les traits du docteur Pancrace, notre vieille connaissance le dottor italien, le docteur de la Jalousie du Barbouillé et du Dépit, aristotélicien farouche, qui suffoque parce qu’on a fait devant lui un syllogisme in balordo, et qu’on a osé dire la forme au lieu de la figure d’un chapeau ; bavard enragé, qui ne se laisse pas même poser une question tout en recommandant l’attention et la brièveté ; savantasse infatué de sa doctrine et de son mérite, qui noie Sganarelle sous les flots de son érudition et qui débile intarissablement la longue litanie de ses qualités. Mais aussi, qu’allait faire Sganarelle dans cette galère ? et pourquoi demandait-il à Aristote la solution d’un problème que le bon sens devait aisément résoudre ? Dans une savante et spirituelle étude[108], Paul Janet a montré qu’il n’y avait à peu près rien d’absurde en soi dans les apparentes divagations de Pancrace. C’est bien un savant qui parle, et c’est un savant seul, instruit au collège de Clermont et chez Gassendi, qui a pu le faire parler. Mais Pancrace est stupide d’invoquer Aristote quand « Aristote n’a pas d’autorité céans », et Sganarelle ne l’est pas moins de s’adresser à un Pancrace. Ainsi, là où la farce est la plus folle en apparence et la plus traditionnelle, nous retrouvons toujours Molière, c’est-à-dire des connaissances solides, une observation exacte et une piquante satire. Cette satire va sans doute jusqu’à atteindre l’Université, qui, en 1624, fulminait contre les anti-arislotéliciens, et Molière semble annoncer l’Arrêt burlesque de Boileau.

Mêmes qualités dans la scène où Sganarelle consulte Marphurius, ce philosophe pyrrhonien, renouvelé sans doute du Trouillogan de Rabelais. Marphurius serait de nos jours un disciple indiscret des philosophes idéalistes allemands, qui, au lieu de se dire que, si le monde extérieur n’existe pas, tout se passe du moins comme s’il existait, s’évertuerait à n’en pas tenir compte. Il ne manquerait pas de se heurter bientôt à quelque réalité fâcheuse, comme Marphurius se heurte au bâton de Sganarelle :

 

SGANARELLE.

Seigneur Docteur, j’aurois besoin de votre conseil sur une petite affaire dont il s’agit, et je suis venu ici pour cela. Ah ! voilà qui va bien : il écoute le monde, celui-ci.

MARPHURIUS.

Seigneur Sganarelle, changez, s’il vous plaît, cette façon de parler. Noire philosophie ordonne de ne point énoncer de proposition décisive, de parler de tout avec incertitude, de suspendre toujours son jugement ; et par cette raison, vous ne devez pas dire : « Je suis venu » ; mais : « Il me semble que je suis venu. »

SGANARELLE.

Il me semble !

MARPHURIUS.

Oui.

SGANARELLE.

Parbleu ! il faut bien qu’il me le semble, puisque cela est.

MARPHURIUS.

Ce n’est pas une conséquence ; et il peut vous sembler, sans que la chose soit véritable.

SGANARELLE.

Comment ? il n’est pas vrai que je suis venu ?

MARPHURIUS.

Cela est incertain, et nous devons douter de tout.

SGANARELLE.

Quoi ? je ne suis pas ici, et vous ne me parlez pas.

MARPHURIUS.

Il m’apparaît que vous êtes là, et il me semble que je vous parle ; mais il n’est pas assuré que cela soit.

 

Impatienté, Sganarelle prend un bâton, et s’en sert. Le ton change :

 

MARPHURIUS.

Comment ? Quelle insolence ! M’outrager de la sorte ! Avoir eu l’audace de battre un philosophe comme moi !

SGANARELLE.

Corrigez, s’il vous plaît, cette manière de parler. Il faut douter de toutes choses, et vous ne devez pas dire que je vous ai battu, mais qu’il vous semble que je vous ai battu.

MARPHURIUS.

Ah ! Je m’en vais faire ma plainte au commissaire du quartier des coups que j’ai reçus.

SGANARELLE.

Je m’en lave les mains.

MARPHURIUS.

J’en ai les marques sur ma personne

SGANARELLE.

Il se peut faire[109].

 

II

 

Quand nous passons du Mariage forcé à la Princesse d’Élide, le ton, le caractère de l’intrigue et, pour tout dire d’un mot, l’atmosphère comique paraît se modifier singulièrement.

Nous sommes dans la Grèce antique, et dans cette portion en quelque sorte sacrée de l’antique Grèce où se célébraient les jeux Olympiques. Le prince d’Élide désire marier sa fille, et donne de grands jeux, dont le vainqueur s’acquerra des droits à la main de la princesse ; de nombreux princes se sont rendus à son appel, et parmi eux Aristomène prince de Messène, Théocle prince de Pyle, Euryale prince d’Ithaque, amoureux tous les trois, mais inégalement avisés. La princesse est rebelle à l’amour, comme autrefois l’Hippolyte d’Euripide ; comme Hippolyte, elle dédaigne Vénus, la déesse voluptueuse, pour ne se consacrer qu’à Diane, la chasseresse chaste et fière. Aussi Aristomène et Théocle, en poursuivant la princesse de leurs assiduités et de leurs soupirs, ne font-ils que l’indisposer contre eux. Euryale, plus adroit, se proclame insensible, lui aussi, et déclare ne prendre part aux jeux qu’à la condition d’en refuser le prix le plus précieux, la main de la princesse. Celle-ci est piquée, et veut séduire cet insolent qui ose résister à ses charmes. Ne réussissant pas, elle a recours à la jalousie, et annonce à Euryale que son cœur vient de s’attendrir et qu’elle aime enfin... Aristomène. Coup terrible, sous lequel Euryale est près de succomber ; il se ressaisit cependant et dit à la princesse : « Quelle étrange conformité dans nos destins ! Voici que je cesse d’être insensible, moi aussi, et que je suis épris de votre belle cousine Aglante. » La princesse perd toute assurance. Elle supplie Aglante de n’accepter pas la main du prince ; elle supplie son père de ne pas permettre un tel mariage ; elle fait tout cela avec une fièvre telle, que nul ne peut se méprendre sur ses vrais sentiments. Elle a voulu badiner avec l’amour, mais elle s’est prise à son propre piège. Elle aime, et le prince d’Ithaque l’épouse, pendant que ses rivaux épousent les belles cousines Aglante et Cynthie.

Est-ce à dire que Molière revient sur ses pas et qu’il reprend le chemin de la tragi-comédie ? Le poète n’a-t-il pas été définitivement guéri de la comédie sérieuse et romanesque par l’échec de Don Garcie de Navarre ?

Même si la Princesse d’Élide ressemblait vraiment à Don Garcie, il n’y aurait pas grand’chose à conclure de cette ressemblance. Molière, cette fois, travaille hâtivement sur commande. Il a pris son thème, et souvent son texte même, dans une œuvre espagnole, la comédie de Moreto et Desden con el desden (Dédain pour dédain), parce qu’il va produire son œuvre devant deux reines espagnoles d’origine : Anne d’Autriche et Marie-Thérèse ; il a transporté l’action en Élide pour mieux assortir la représentation aux fêtes qui l’avaient précédée, et où avaient figuré Pan, Diane et Apollon. Mais, même en de pareilles circonstances, Molière n’est plus le poète tragi-comique de Don Garcie, il n’y à plus dans la Princesse d’Élide de guerres, de politique, de reconnaissances imprévues. L’ingénieuse intrigue de Moreto a été simplifiée ; les sentiments des personnages espagnols ont été rendus plus sèchement naturels et, si je puis dire, plus bourgeois. Surtout, Molière a développé le personnage de Moron, le fou de cour, et a flanqué les actes de sa comédie d’intermèdes purement bouffons.

Moron, c’était Molière, qui jouait aussi, dans le prologue, le rôle du dormeur Lyciscas. Et Moron-Molière désopilait la rate de ses illustres auditeurs par des scènes de pure farce, des scènes de la farce traditionnelle renouvelées par sa verve incomparable et ses inimitables postures. C’était Moron fuyant devant un sanglier et tremblant encore longtemps après au simple souvenir de sa peur. C’était Moron faisant répéter ses plaintes amoureuses à un écho ou débitant mille gentillesses à un ours, pour que l’ours s’amadoue et ne lui fasse pas un mauvais parti. C’était Moron exprimant son amour par gestes à Philis, puisqu’elle refuse d’entendre sa voix, ou prenant gauchement des leçons de danse d’un satyre, ou chantant une chanson grotesque, ou feignant de se tuer et rengainant brusquement son poignard en s’écriant : « Je suis votre serviteur : quelque niais. » Ainsi, de par Molière, la farce s’était fait une large place dans cette « comédie galante mêlée de musique et d’entrées de ballets », ainsi qu’est intitulée la Princesse d’Élide. De par Molière, la farce s’introduisait dans des fêtes magnifiques, où toutes les splendeurs furent prodiguées, et qui restèrent les plus belles d’un règne fécond en merveilles de cet ordre.

Réglées par le duc de Saint-Aignan, animées par l’art du célèbre machiniste modénois Vigarani, les fêtes avaient commencé à Versailles le 7 mai 1664. Le Château de Versailles était tout petit alors ; les courtisans ne savaient où se loger, et de très grands seigneurs comme MM. de Guise et d’Elbeuf « n’avaient pas quasi un trou pour se mettre à couvert » ; mais peu importait à l’égoïsme du grand Roi : une splendeur inouïe jointe à un manque absolu de confort, d’hygiène, dirai-je de propreté ? telle a été la vie de cour au XVIIe siècle.

Voici quel était le thème des fêtes. Vigarani et le duc de Saint-Aignan, se souvenant de l’Arioste, avaient supposé que l’île de l’enchanteresse Alcine avait vogué jusqu’en France. Alcine donnait des courses de bague, des ballets, des collations, la comédie. Celle-ci fut jouée le second jour, le huit mai, après avoir été composée et répétée en grande hâte. « Vous saurez, dit joliment un contemporain, de Marigny, que Molière avoit eu si peu de temps pour la composer, qu’il n’y avoit qu’un acte et demi en vers, et le reste étoit en prose, de sorte qu’il sembloit que, pour obéir promptement au pouvoir de l’enchanteresse Alcine, la Comédie n’avoit eu le temps que de prendre un de ses brodequins, et qu’elle étoit venue donner des marques de son obéissance un pied chaussé et l’autre nu. » Le troisième jour, des ballets plus brillants encore que les précédents simulèrent l’attaque et la défense du palais d’Alcine ; puis, la sage Mélisse ayant apporté à Roger l’anneau qui détruit les enchantements, un coup de tonnerre retentit, le palais s’embrasa et l’île disparut au milieu d’un éblouissant feu d’artifice. Mais les fêtes ne furent pas pour cela terminées ; elles durèrent quatre jours encore : les dix, onze, douze et treize mai. Quel en était l’objet ? Officiellement, de rendre hommage à la Reine-mère et à Marie-Thérèse ; mais ce prétexte ne trompait personne. En 1 le roi avait séduit une fille de la maison de Madame, Mlle de la Vallière ; en 1663, la liaison avait été avouée, proclamée ; et c’est en quelque sorte pour la consacrer qu’étaient venues l’enchanteresse Alcine et la sage Mélisse. « La fête était pour Mlle de la Vallière seule, dit Voltaire ; elle en jouissait confondue dans la foule. »

Jusqu’à quel point Molière a-t-il connu cette situation ? jusqu’à quel point s’en est-il préoccupé en composant sa pièce ? On voudrait le savoir pour juger des appels à l’amour comme celui par lequel l’Aurore ouvre la pièce ; on voudrait le savoir surtout pour juger le compliment qu’adresse au prince d’Ithaque son gouverneur Arbate, quand il le voit enfin amoureux :

 

Moi, vous blâmer, Seigneur, des tendres mouvements

Où je vois qu’aujourd’hui penchent vos sentiments !...

 

La tendresse de cœur est une grande marque ; 

Et je crois que d’un prince ; on peut tout présumer,

Dès qu’on voit que son âme est capable d’aimer.

Oui, cette passion, de toutes la plus belle,

Traîne dans un esprit cent vertus après elle ;

Aux nobles actions elle pousse les cœurs,

Et tous les grands béros ont senti ses ardeurs.

Devant mes yeux, Seigneur, a passé votre enfance,

Et j’ai de vos vertus vu fleurir l’espérance ;

Mes regards observoient en vous des qualités

Où je reconnoissois le sang dont vous sortez ;

J’y découvrois lui fonds d’esprit et de lumière ;

Je vous trouvois bien fait, l’air grand, et l’âme fière ;

Votre cœur, votre adresse, éclatoient chaque jour :

Mais je m’inquiétois de ne voir point d’amour ;

Et puisque les langueurs dune plaie invincible

Nous montrent que votre âme à ses traits est sensible,

Je triomphe, et mon cœur, d’allégresse rempli,

Vous regarde à présent comme un prince accompli[110].

 

Ceci s’adresse-t-il à Louis XIV autant qu’au prince d’Ithaque ? J’en ai peur ; et Molière en cette occasion fit sans doute montre de trop de complaisance. La punition ne se fit pas attendre : Princesse d’Élide dans la comédie, Siècle d’or dans un groupe des quatre âges qui trônait sur un char d’Apollon, Mlle Molière fit des plaies dans les cœurs, elle aussi, ne s’en courrouça pas, et sans doute par sa coquetterie tortura l’amoureux et jaloux poète.

Mais est-ce bien là tout ce que sa complaisance a coûté à Molière ? et, puisque les trois premiers actes du Tartuffe furent représentés le douze mai, quatre jours après la Princesse d’Élide, ne faut-il pas dire que cette protestation contre l’hypocrisie perd quelque chose de son autorité à venir si vite après l’apologie d’un amour coupable ?

 

 

Chapitre XI - Tartuffe

 

I

 

Il faudrait plusieurs chapitres pour exposer avec quelque détail l’histoire de la comédie de Tartuffe[111]. Mais à quoi bon répéter ce qui est partout, quand surtout il n’est pas nécessaire pour notre dessein ? Comme nous tenons seulement à marquer le caractère vrai des œuvres de Molière et ce qu’un savant appellerait la courbe décrite par son génie, quelques indications nous suffiront.

Pourquoi, le 12 mai 1664, Molière n’a-t-il joué à la cour que les trois premiers actes de Tartuffe ? Non pas certes parce que la pièce était complète sous cette forme, comme l’a soutenu Michelet : quand Michelet a hasardé cette affirmation, il avait sans doute négligé de relire l’œuvre dont il parlait. Le plus probable est tout simplement que la pièce n’était pas achevée alors. Mais le plan en était certainement formé dans l’esprit du poète. Ce plan était-il exactement celui que nous connaissons ? Louis XIV intervenait-il déjà au dénouement pour démasquer la fourberie du personnage principal, ou est-ce plus tard que, soutenu par le Roi, Molière l’a en quelque façon récompensé par le rôle brillant qu’il lui a fait jouer dans la dernière scène et l’éloge éclatant qu’il en a fait ? Question fort importante, car peut-être le dénouement €tait-il d’abord plus hardi et l’œuvre plus significative encore. Malheureusement, si la question est importante, il est impossible d’y répondre. Une lettre de M. le Duc, fils du grand Condé, écrite en octobre 1665, chargeait quelqu’un de demander à Molière « si le quatrième acte de Tartuffe étoit fait » et « s’il ne le pourroit pas jouer » le 8 novembre au Raincy. Comme la pièce, au dire exprès de la Grange, avait été déjà jouée au même lieu, « parfaite, entière et achevée en cinq actes », le 29 novembre 1664, il devait s’agir d’un remaniement d’une partie capitale de l’œuvre. Quelques préparations dramatiques du second acte, qui n’amènent rien, qui ne servent à rien[112], peuvent aussi faire soupçonner des modifications assez profondes. Mais c’est tout, et ce n’est pas assez pour notre curiosité légitime.

Quoi qu’il en soit, le Roi trouva les trois premiers actes fort à son goût, Marie-Thérèse les approuva ; mais Anne d’Autriche en fut blessée dans sa piété, qu’exaltait son état de santé déjà inquiétant ; des réclamations surgirent de tous côtés : « Chacun, dit d’Argenson, se chargea d’en parler à ses amis qui avoient quelque crédit à la Cour pour empêcher la représentation. » De tout ce bruit le Roi fut obligé de tenir compte ; il ordonna à Molière de ne pas jouer son Tartuffe en public, mais non sans accompagner cet ordre fâcheux de bonnes paroles à l’adresse de son poète favori[113], non surtout sans garder rancune aux dévots qui lui forçaient la main. Huit jours après, les comédiens italiens jouaient devant la cour une pièce scabreuse intitulée Scaramouche ermite. En sortant, le Roi dit au prince de Condé (alors du parti des libertins) : « Je voudrois bien savoir pourquoi les gens qui se scandalisent si fort de la comédie de Molière ne disent mot de celle de Scaramouche. » Et Condé de répondre : « C’est que la comédie de Scaramouche joue le ciel et la religion, dont ces messieurs-là ne se soucient point ; mais celle de Molière les joue eux-mêmes : c’est ce qu’ils ne peuvent souffrir. »

Hypocrites ou non, il est certain que les dévots se déchaînaient fort contre la pièce. La Congrégation du Saint-Sacrement, qui déjà, sans doute, avait combattu l’École des femmes[114], manœuvrait contre elle avec le mystère dont elle avait coutume. Un curé du nom de Pierre Roullé – il est vrai qu’il était curé de Saint-Barthélemy, et que ce nom ne laissait augurer rien de bien pacifique – publiait, lui, et offrait à Louis XIV un opuscule intitulé : Le Roy glorieux au monde, où il parlait de Molière longuement et avec une véritable rage : « Un homme, ou plutôt un démon vêtu de chair et habillé en homme, et le plus signalé impie et libertin qui fut jamais dans les siècles passés, avoit eu assez d’impiété et d’abomination pour faire sortir de son esprit diabolique une pièce toute prête d’être rendue publique, en la faisant monter sur le théâtre, à la dérision de toute l’Église... Il méritoit pour cet attentat sacrilège et impie un dernier supplice exemplaire et public et le feu même avant-coureur de celui de l’enfer, pour expier un crime si grief de lèse-majesté divine. » La menace du feu ne doit pas faire sourire : il y avait quelques mois à peine que le mystique Morin, traqué par la Congrégation, avait été brûlé vif en place de Grève. Mais, en ce qui concernait Molière, Pierre Roullé prenait mal son temps. Car, si l’on ne peut dire, ainsi qu’on l’a fait, que le Roi avait commandé le Tartuffe à Molière, il est certain cependant que le Tartuffe était arrivé à point pour servir certaines colères du Roi. En 1662, l’ambassadeur de France avait été insulté à Rome ; Louis avait exige une réparation du pape, et le cardinal Chigi était en ce moment même à la Cour pour présenter les excuses de son oncle le Saint Père. Comme le dit plaisamment Gui Patin, il n’était pas venu apporter des indulgences, mais en chercher. En 1663, Mme de Navailles, dame d’honneur de la Reine, avait, sur les conseils du curé Claude Joly, fermé par des grilles tous les passages par où le Roi pouvait aller trouver dans leurs appartements les demoiselles d’honneur ; et M. et Mme de Navailles avaient été disgraciés. En 1664, des voix pieuses s’élevaient, avec plus ou moins de hardiesse, contre les adultères du Roi, et, pour la Pentecôte, le Roi allait déclarer à son frère qu’il ne communierait pas et qu’il ne voulait pas « faire l’hypocrite » pour plaire à la Reine-mère. Raison plus sérieuse encore : la Congrégation du Saint-Sacrement, ou cabale des dévots, à laquelle appartenait d’ailleurs Claude Joly, avait été condamnée par Mazarin en 1660 et était persécutée depuis par Colbert. La comédie de Molière pouvait sur ce point venir en aide à la politique royale.

Dans ces conditions, la représentation publique du Tartuffe restait interdite, en dépit des sollicitations orales et d’un placet de Molière, car le Roi n’osait aller ouvertement contre les désirs d’Anne d’Autriche et de son ancien précepteur, l’archevêque de Paris, Hardouin de Péréfixe. Mais, cette réserve faite, toute liberté était laissée à Molière, qui lisait sa pièce au légat, moins facile à scandaliser en sa qualité d’italien, et la faisait approuver par lui comme par d’autres prélats de cour ; – qui colportait son œuvre de salon en salon[115] ; – qui la jouait en trois actes chez Monsieur et en cinq actes au Raincy, chez la princesse Palatine, devant Condé.

Le 15 février 1665, nouvelle audace de Molière. Le théâtre du Palais-Royal joua Don Juan ou le Festin de Pierre. Au cinquième acte, Don Juan se fait hypocrite et explique sa conduite par cette tirade, où l’on sent bien que Molière, contrairement à ses habitudes, parle par la bouche de son personnage :

 

« L’hypocrisie est un vice à la mode, et tous les vices à la mode passent pour vertus. Le personnage d’homme de bien est le meilleur de tous les personnages qu’on puisse jouer aujourd’hui, et la profession d’hypocrite a de merveilleux avantages. C’est un art de qui l’imposture est toujours respectée ; et quoiqu’on la découvre, on n’ose rien dire contre elle. Tous les autres vices des hommes sont exposés à la censure, et chacun a la liberté de les attaquer hautement ; mais l’hypocrisie est un vice privilégié, qui, de sa main, ferme la bouche à tout le monde, et jouit en repos d’une impunité souveraine. On lie, à force de grimaces, une société étroite avec tous les gens du parti. Qui en choque un, se les jette tous sur les bras ; et ceux que l’on sait même agir de bonne foi là-dessus, et que chacun connoît pour être véritablement touchés, ceux-là, dis-je, sont toujours les dupes des autres ; ils donnent hautement dans le panneau des grimaciers, et appuient aveuglément les singes de leurs actions. Combien crois-tu que j’en connoisse qui, par ce stratagème, ont rhabillé adroitement les désordres de leur jeunesse, qui se sont fait un bouclier du manteau de la religion, et, sous cet habit respecté, ont la permission d’être les plus méchants hommes du monde ? On a beau savoir leurs intrigues et les connoître pour ce qu’ils sont, ils ne laissent pas pour cela d’être en crédit parmi les gens ; et quelque baissement de tête, un soupir mortifié, et deux roulements d’yeux rajustent dans le monde tout ce qu’ils peuvent faire. C’est sous cet abri favorable que je veux me sauver, et mettre en sûreté mes affaires. Je ne quitterai point mes douces habitudes ; mais j’aurai soin de me cacher et me divertirai à petit bruit. Que si je viens à être découvert, je verrai, sans me remuer, prendre mes intérêts à toute la cabale, et je serai défendu par elle envers et contre tous. Enfin c’est là le vrai moyen de faire impunément tout ce que je voudrai. Je m’érigerai en censeur des actions d’autrui, jugerai mal de tout le monde, et n’aurai bonne opinion que de moi. Dès qu’une fois on m’aura choqué tant soit peu, je ne pardonnerai jamais et garderai tout doucement une haine irréconciliable. Je ferai le vengeur des intérêts du Ciel, et, sous ce prétexte commode, je pousserai mes ennemis, je les accuserai d’impiété, et saurai déchaîner contre eux des zélés indiscrets, qui, sans connaissance de cause, crieront en public contre eux, qui les accableront d’injures, et les damneront hautement de leur autorité privée. C’est ainsi qu’il faut profiler des faiblesses des hommes, et qu’un sage esprit s’accommode aux vices de son siècle[116]. »

 

Au bout d’un mois, le Festin de Pierre disparaissait sans bruit de l’affiche ; Molière, qui avait pris un privilège pour le faire imprimer, ne l’imprimait point ; la nouvelle œuvre était étouffée comme la précédente par la cabale ; mais le Roi en dédommageait Molière : il se substituait à Monsieur comme protecteur des comédiens du Palais-Royal ; il leur donnait six mille livres de pension, et faisait prendre à la troupe le titre de Troupe du Roi, celle de l’Hôtel de Bourgogne restant simplement la Troupe royale.

En 1667, enfin, le Roi, sous une forme plus ou moins précise, autorise Molière à jouer sa pièce. Molière revoit son œuvre pour la rendre plus acceptable aux scrupuleux. Il retranche certains passages, il en ajoute d’autres, il change certains vers : celui-ci, par exemple, qui pouvait passer pour une profanation du Pater :

 

Ô Ciel, pardonne-moi comme je lui pardonne[117] ;

 

il ôte à l’hypocrite sou costume sombre de directeur de conscience pour l’équiper, contre toute vraisemblance, en coquet homme du monde ; il lui enlève son nom trop célèbre de Tartuffe pour l’appeler Panulphe ; il intitule sa pièce : l’Imposteur. Vaines précautions ! L’Imposteur est joué le 5 août, et l’on s’écrase dans la salle ; le 6, la pièce était interdite. Par qui ? Par le Roi ? Non pas. Mais, Molière ayant été très malade, la première représentation avait été retardée de plusieurs mois ; le Roi était parti pour la Flandre ; et la police de Paris appartenait maintenant au premier président du Parlement, le pieux de Lamoignon, membre de la confrérie du Saint-Sacrement.

La troupe, qui avait déjà chômé pendant plusieurs mois, interrompt ses représentations pour sept semaines encore. Molière va trouver M. de Lamoignon, qui reste inflexible. Il envoie à grands frais deux de ses camarades porter un nouveau placet au Roi. Celui-ci accueille La Grange et La Thorillière avec de bonnes paroles, et bientôt il aurait fait plus sans doute, si, dès le 11 août, l’archevêque de Paris n’avait lancé un mandement pour défendre à toute personne du diocèse, sous peine d’excommunication, de représenter, d’entendre réciter ou de lire l’œuvre proscrite. Condé, dont le château. Chantilly, était hors du diocèse, se moquait de l’ordonnance archiépiscopale et se faisait jouer Tartuffe ; mais le Roi très chrétien était le justiciable de l’archevêque : pouvait-il donner à ses sujets l’exemple de la désobéissance au pouvoir spirituel, alors surtout que ce pouvoir spirituel était représenté par un ancien maître ?

L’unique représentation de 1667 n’aurait donc servi de rien à Molière, si un anonyme qui, à coup sûr, a été inspiré par le poète, n’avait publié une Lettre sur la comédie de l’Imposteur, qui contient, avec une apologie de la pièce, une longue analyse où nous trouvons sur l’état exact de la comédie en 1667 les plus précieux renseignements. Faute de mieux, le public se jeta sur cette Lettre, qui eut deux éditions en quelques mois.

C’est le 5 février 1669 qu’eut lieu la résurrection définitive de Tartuffe. Le Roi, qui était passé de La Vallière à Montespan, n’avait toujours pas à se louer des dévots ; d’autre part, il y avait trois ans qu’Anne d’Autriche était morte ; la congrégation du Saint-Sacrement était ou paraissait écrasée, et la paix de l’Église, qui avait forcé molinistes et jansénistes à se calmer, rendait des protestations ardentes moins à craindre. Il n’y en eut guère, en effet, à ce moment, et le public put, par son empressement, revancher Molière de ses ennuis. Mais la querelle n’était qu’assoupie. En 1680, le savant Baillet reprenait presque la plume du curé de Saint-Barthélémy pour appeler Molière « un des plus dangereux ennemis que le siècle ou le monde ait suscité à l’église de Jésus-Christ ». Un peu plus tard peut-être[118], Bourdaloue, prononçant un sermon sur l’hypocrisie, tonne longuement contre Molière et contre ses « damnables inventions pour humilier les gens de bien, pour les rendre tous suspects, pour leur ôter la liberté de se déclarer en faveur de la piété, tandis que le vice et le libertinage triomphoient. » En 1694, Bossuet fait une allusion au Tartuffe et songe certainement à cette œuvre quand il lance sa malédiction fameuse : « Malheur à vous qui riez, car vous pleurerez. » – Arrêtons cette énumération. Signalons à peine cette affirmation de Napoléon, qu’il eût été moins libéral que Louis XIV et qu’il n’eût jamais laissé jouer le Tartuffe ; rappelons à peine cette polémique ardente, où Louis Veuillot a rabaissé Molière en exaltant Bourdaloue, où La Pommeraye a exalté Molière en rabaissant Bossuet. Aujourd’hui encore le Tartuffe est un brandon de discorde ; on ne s’entend pas sur sa valeur littéraire ; on s’entend bien moins encore sur sa portée morale et religieuse.

 

II

 

Comme je ne suis ni Bourdaloue, ni Louis Veuillot, et que je n’ai reçu d’en haut aucune délégation pour sonder les reins et les cœurs, je ne me flatte pas de savoir en toute certitude quelles ont été les intentions de Molière et quelle catégorie de personnes il a vraiment visée dans sa comédie. Je ne puis que dire ce qui me paraît le plus vraisemblable, et le dire en toute franchise.

On ne peut songer, bien que le Roi fût hostile alors à la dévotion, à faire uniquement de la composition du Tartuffe un acte de complaisance vis-à-vis du Roi. Mais ce pourrait être de la part de Molière une manifestation de sa rancune : nous avons vu combien il avait eu personnellement à souffrir de l’hostilité du clergé, de la conversion de Conti, des attaques perfides lancées contre l’École des femmes. Le théâtre en général était aussi en butte à maintes attaques : Port-Royal traitait volontiers les dramaturges d’empoisonneurs publics, avant même que Nicole imprimât le mot en janvier 1666 ; le Traité de la comédie et des spectacles du prince de Conti circulait aussi manuscrit de main en main ; et tout cela pouvait, devait avoir ulcéré Molière[119]. Mais Molière avait d’autres raisons, et plus désintéressées, de traiter un pareil sujet. Nul n’était plus familier à la poésie française, qui, entre autres créations, pouvait se glorifier du Faux-semblant de Jean de Meung et de la Macette de Régnier. Pascal, sans trop le vouloir, l’avait en quelque façon rajeuni, il y avait sept ans seulement, dans les Provinciales. Et Molière pouvait, pour s’inspirer, puiser à de nombreuses sources, où il a puisé en effet : la satire de Régnier, une comédie de l’Arétin, un conte de Boccace, le roman de Sorel : Polyandre, la nouvelle de Scarron : les Hypocrites, ou peut-être le modèle même de Scarron : la Hija de Pierres y Celestina de Barbadillo[120]. Enfin, Molière, voulant peindre les vices, devait un jour ou l’autre rencontrer l’hypocrisie. « Sire, dit-il dans son premier placet, le devoir de la comédie étant de corriger les hommes en les divertissant, j’ai cru que, dans l’emploi où je me trouve, je n’avois rien de mieux à faire que d’attaquer par des peintures ridicules les vices de mon siècle ; et comme l’hypocrisie sans doute en est un des plus en usage, des plus incommodes et des plus dangereux, j’avois eu. Sire, la pensée que je ne rendrois pas un petit service à tous les honnêtes gens de votre royaume, si je faisois une comédie qui décriât les hypocrites, et mît en vue comme il faut toutes les grimaces étudiées de ces gens de bien à outrance, toutes les friponneries couvertes de ces faux-monnayeurs en dévotion, qui veulent attraper les hommes avec un zèle contrefait et une charité sophistique. »

Ici, il est vrai, on arrête Molière et on nous arrête en même temps. Oui, sans doute, l’hypocrisie a été un des fléaux du XVIIe siècle. La Bruyère, dans ses Caractères, et Fénelon, dans les Enfers de son Télémaque, nous le font assez sentir ; et Bourdaloue a prononcé dans la chaire même ce mot décisif : « Il est certain que jamais l’abus de la dévotion apparente et déguisée n’a été plus grand qu’il n’est aujourd’hui. » Mais quand Bourdaloue parlait-il ainsi ? quand La Bruyère et Fénelon se plaignaient-ils ? À la fin du siècle, quand Louis XIV, devenu vieux et malade, subissait et imposait à toute sa cour la tyrannie religieuse de Mme de Maintenon. Il n’y avait pas d’hypocrisie en 1664 ; « dans cette cour, dit Brunetière, il n’y avait pas, il ne pouvait pas y avoir d’hypocrites et de faux dévots, par la bonne raison que la dévotion n’y menait personne à rien ; qu’il eût été non seulement impossible, mais imprudent, mais dangereux de la feindre ; et qu’à moins d’y être obligé par son métier de confesseur ou de prédicateur, on eût été suspect, en n’imitant pas la conduite du prince, de la blâmer... » Donc, ou bien il faut dire avec les uns que Molière, ne pouvant attaquer sérieusement l’hypocrisie, attaquait la religion même, ou bien il faut s’extasier avec les autres sur le don de prophétie qui a été dévolu au génie de Molière.

Ni cet excès d’honneur, ni cette indignité ne me paraissent établis, car il pouvait y avoir et il y avait, hélas ! des hypocrites au temps du Tartuffe. Il y en avait, puisque Molière parlait des hypocrites présents et non des hypocrites futurs dans le premier placet, dans le Don Juan, dans la préface du Tartuffe. Il y en avait, puisque la malignité des contemporains a prétendu que Molière avait copié son personnage sur tels et tels : l’abbé de Roquette, l’abbé de Ciron, l’abbé de Pons, Charpy de Sainte-Croix, d’autres encore. Il y en avait, puisque l’auteur de la Lettre sur l’Imposteur écrivait cette phrase si instructive : « Nous vivons sous un règne où... l’hypocrisie est autant en horreur dans l’esprit du Prince qu’elle est accréditée parmi ses sujets. » Il y en avait, puisque Bossuet, en 1665, apostrophait rudement les hypocrites dans son sermon sur le Jugement dernier. Si, par la dévotion, ils ne se recommandaient pas au Roi, ils se recommandaient à la Reine-mère, au clergé, à M. de Lamoignon, à force gens pieux qui ne manquaient ni à la cour ni surtout hors de la cour.

Et, outre les hypocrites proprement dits, il y avait les dévots indiscrets, ceux qui, bénévolement et sans mission facile à prouver, faisaient, si je puis dire, la police au nom du ciel. Voici un fragment d’un prône, prononcé peu de temps avant le Tartuffe : « Sous ce spécieux prétexte de zèle, on n’épargne personne, on fait servir la religion contre la religion même, on abuse de son autorité ou l’on porte les autres à abuser de la leur ; on médit pieusement, on déchire dévotement, on se venge par le principe même qu’on se croit obligé de le faire... souvent, pour quelques particuliers d’une maison, on ruine des maisons entières, et, ce que je trouve de phis déplorable, souvent en offensant Dieu par ses injustices, ses médisances, ses jalousies, ses haines, ses envies, on croit rendre service à Dieu. » Qui parle ainsi ? un homme que Louis XIV aurait lui-même accusé d’un zèle indiscret, celui qui faisait intercepter les communications entre le Roi et les demoiselles d’honneur, le curé Claude Joly, un des membres les plus actifs de la Congrégation du Saint-Sacrement. – Et, sur celle congrégation elle-même, voici maintenant une lettre de Gui Patin, du 28 septembre 1660 : « Il y avoit ici de certaines gens qui faisoient des assemblées clandestines sous le nom de Congrégation du Saint-Sacrement ; ces messieurs se mêloient de diverses affaires... et ne faisoient jamais deux fois leurs assemblées en un même endroit ; ils mettoient leur nez dans le gouvernement des grandes maisons, ils avertissoient les maris de quelques débauches de leurs femmes ; un mari s’est fâché de cet avis, s’en est plaint et les a poussés à bout, après avoir découvert la cabale ; ils avoient intelligence avec ceux de la même confrérie à Rome, se mêloient de la politique et avoient dessein de faire mettre l’Inquisition en France. » Ne trouvez-vous pas qu’il y a entre ces zélés indiscrets et Tartuffe de singuliers rapports ? Comme eux, Tartuffe prend les intérêts du ciel plus que le ciel ne le veut ; comme eux, il met son nez dans le gouvernement d’une maison et la ruine ; comme eux, il avertit le mari des assiduités qu’on se permet auprès de la femme et « plus que lui six fois il s’en montre jaloux » ; comme eux, il se venge au nom du ciel.

De ce texte et des autres qu’on pourrait citer il semble résulter que Molière a eu sous les yeux, en composant son personnage de Tartuffe, les membres de cette Congrégation du Saint-Sacrement[121], qui d’ailleurs, en s’acharnant contre la pièce, a presque avoué qu’elle s’y reconnaissait. Le premier mot de Tartuffe entrant en scène est :

 

Si l’on vient pour me voir, je vais aux prisonniers

Des aumônes que j’ai partager les deniers ;

 

et l’œuvre des prisonniers était l’une de celles auxquelles la Congrégation s’attachait par-dessus tout. – Tartuffe est scandalisé par la vue du sein de Dorine ; et les membres de la Congrégation étaient, dans leur police des mœurs, animés par une pudeur fort chatouilleuse. – Orgon, sur les conseils de Tartuffe, lui donne en dépôt sa cassette et les dangereux papiers qu’elle contient, afin de pouvoir répondre aux enquêtes par un commode faux-fuyant ; et l’une des instructions de la Compagnie à ses « filles » de province était : « Chaque Compagnie aura un coffret pour mettre ses registres et ses papiers : On y collera cet écriteau : Ce coffret et tout ce qui est dedans appartient à M. N... qui en a la clef et qui me l’a donné en dépôt. » – Ajoutons que le Roi écrase à la fin Tartuffe, comme il venait d’écraser la cabale. Le mot même de cabale paraît deux fois dans la comédie :

 

Point de cabale en eux, point d’intrigues à suivre...

...Il aura des ressorts

Pour donner contre vous raison à ses efforts ;

Et sur moins que cela le poids d’une cabale

Embarrasse les gens dans un fâcheux dédale[122].

 

Le mot reparaîtra encore dans Don Juan (acte V, sc. 2) : « Que si je viens à être découvert, je verrai, sans me remuer, prendre mes intérêts à toute la cabale. »

Et voilà qui coupe court à la discussion instituée entre les contemporains et qui s’est poursuivie depuis sur le parti religieux que visait le poète.

On avait, dit Racine, persuadé aux jansénistes « que les jésuites étoient joués dans cette comédie ; les jésuites au contraire se flattoient qu’on en vouloit aux jansénistes. » De part et d’autre, on avait à la fois tort et raison. Molière en voulait aux jansénistes, puisque Tartuffe affiche le rigorisme et supprime chez Orgon les visites, les bals, les conversations :

 

S’il le faut écouter et croire à ses maximes,

Un ne peut faire rien qu’on ne fasse des crimes[123].

 

Mais il en voulait aussi aux jésuites, puisque Tartuffe parle comme un casuiste des Provinciales :

 

Selon divers besoins, il est une science

D’étendre les liens de notre conscience,

Et de rectifier le mal de l’action

Avec la pureté de notre intention[124].

 

Quand jésuites et jansénistes se disputaient ainsi à qui ne figurerait pas dans la comédie de Molière, ils oubliaient que Molière empruntait de divers côtés des traits pour former des figures originales, et qu’il était donc fort capable d’avoir uni dans une même satire les irréconciliables ennemis. Surtout, ils méconnaissaient que Molière avait été aidé dans cette sorte de synthèse par ce qu’il savait, et par ce qui se chuchotait, de la cabale des dévots.

La cabale poursuivait d’une haine ardente les jansénistes aussi bien que les protestants ; elle sympathisait à certains égards avec la Compagnie de Jésus, et Gui Patin le dit, non sans exagération, dans la lettre citée : « Ils avoient intelligence avec la même compagnie à Rome, se mêloient de la politique et avoient dessein de faire mettre l’inquisition en France et d’y faire recevoir le concile de Trente... C’était une machine poussée spiritu loyolitico latente. Plaintes en ont été portées au Roi, qui a défendu de telles assemblées avec de rigoureuses menaces. » Mais, en même temps que la cabale était jésuite, elle était rigoriste et intolérante, donc janséniste en quelque mesure. Elle semblait avoir deux faces, comme Tartuffe lui-même.

Ainsi, ne prétendons pas enchaîner la liberté de Molière d’une façon trop étroite, mais reconnaissons que les membres de la Congrégation du Saint-Sacrement, ennemis du théâtre et alors traqués par le pouvoir, lui offraient des traits précieux, et qu’il n’a eu garde de les négliger.

Seulement, les dévots de la cabale étaient sincères, et, pour reprendre le mot de Claude Joly, en offensant Dieu, ils croyaient rendre service à Dieu. Faut-il penser que Tartuffe croit, comme eux, rendre service à Dieu, quand il lâche la bride à des passions infiniment plus basses et méprisables que les leurs ? Plus simplement même, faut-il dire qu’il croit en Dieu ?

Nous voici acculés à la terrible question : qu’était-ce que Tartuffe pour le poète qui l’a créé ? Était-ce, dans toute la force du terme, un hypocrite, c’est-à-dire un homme qui affiche une croyance qu’il n’a pas, mais sous laquelle il veut abriter ses vices et ses machinations ? Était-ce un croyant qui concilie à sa façon, c’est-à-dire fort mal, ses vices et ses machinations avec sa croyance ?

À vrai dire, la question n’a aucune importance pour un Bourdaloue, et elle n’en a pas non plus pour Brunetière. Que la piété de Tartuffe soit fausse ou vraie, ce que Molière a voulu, c’est faire concevoir des soupçons de la vraie piété, afin que le libertinage profitât de tout le terrain que cette vraie piété aurait perdu ; il a voulu se moquer des pratiques religieuses ; il a voulu attaquer sournoisement la religion même, parce qu’elle est une contrainte, un frein incommode pour nos passions. – Cette thèse hardie me paraît inadmissible. Molière n’était pas un rigoriste, et il est douteux que sa foi fût bien vive ; mais son hostilité déclarée contre la religion n’est nullement prouvée : il assistait charitablement des religieux, il a demandé un prêtre à son agonie, et il avait fait ses Pâques l’année qui a précédé sa mort. Tout ce que Molière a écrit au sujet du Tartuffe proteste si éloquemment de la pureté de ses intentions, qu’il faut hésiter à dire avec Brunetière : « Hé bien, il a menti ». Enfin, non seulement le Roi, qui, s’il en prenait à son aise avec la religion, ne s’en est pas moins proclamé toujours son protecteur, mais encore Boileau, l’honnête et religieux Boileau, ont toujours regardé le Tartuffe comme étant tout autre chose qu’une machine de guerre contre la foi.

Brunetière et ceux qui sur ce point acceptent sa théorie insistent[125]. Notre thèse, disent-ils, ne s’appuie pas seulement sur la « philosophie » de Molière, sur l’esprit général de son théâtre et sur l’atmosphère singulièrement « laïque » et irréligieuse où se meuvent ses personnages ; elle se fonde surtout sur l’analyse exacte d’un des principaux rôles de la comédie incriminée, du rôle d’Orgon : Orgon est, dans la pièce, aussi important que Tartuffe ; et ne pourrait-on pas dire, on allant plus loin que Brunetière, qu’il est plus important encore ? car peut-être le dupeur Tartuffe attire-t-il moins l’attention que le dupé Orgon, de même que ce ne sont pas les dupeurs Dorante et Trissotin qui sont les personnages principaux du Bourgeois gentilhomme et des Femmes savantes, mais bien leurs dupes M. Jourdain et Philaminte. Or, cet Orgon dont on rit et qui expose sa famille à verser longtemps des larmes, cet Orgon qui n’est qu’un jouet aux mains de Tartuffe et qui tyrannise tous les siens, cet Orgon qui embrasse son impudent directeur comme une maîtresse et qui pour tous les autres est d’une si rebutante insensibilité :

 

Et je verrois mourir mère, enfants, frère et femme,

Que je m’en soucierois autant que de cela[126],

 

cet Orgon était-il par nature un imbécile et un méchant ? Non pas ; c’est la religion, personnifiée pour lui dans Tartuffe, qui l’a gâté :

 

Nos troubles l’avoient mis sur le pied d’homme sage,

Et, pour servir son prince, il montra du courage ;

Mais il est devenu comme un homme hébété.

Depuis que de Tartuffe on le voit entêté[127].

 

Ainsi, à fréquenter la religion, on risque de devenir grotesque et odieux ; et voilà quelle leçon nous donnent surtout Orgon et la comédie où il figure.

Cette analyse serait exacte, en effet, si Tartuffe, dans la pièce, avait qualité pour représenter la religion, et si Orgon était un esprit et un cœur parfaitement sains, que la religion seule aurait dévoyés. Mais que Tartuffe représente la religion, c’est ce que Molière, Cléante, Dorine et toute la pièce nient avec force ; et quant à Orgon, il était déjà religieux, alors que, ses défauts ne s’étant pas encore trop accusés, il était regardé comme un « homme sage » ; il hantait les églises (puisque c’est là qu’il a trouvé Tartuffe), quand il était respecté des siens et qu’il les aimait. C’est Tartuffe qui a fait de lui un « homme hébété », et c’est Tartuffe qui a endurci son cœur :

 

Il m’enseigne à n’avoir d’affection pour rien ;

De tout attachement il détache mon âme[128].

 

C’est à Tartuffe qu’il doit sa dégradation, et non pas à la religion même.

Mais pourquoi est-il devenu la dupe de Tartuffe ? Pour des raisons analogues à celles qui ont perdu les autres dupes du théâtre de Molière. Sans être inintelligent, Orgon était un esprit faible, et le masque de l’imposteur devait le tromper ; sans être une façon de matamore domestique, Orgon était de ces hommes, si nombreux, qui éprouvent à la fois le besoin de commander et d’obéir, et, pour devenir de plus en plus le tyran de sa famille, il avait besoin d’être subjugué par un étranger ; enfin, sans être un monstre d’égoïsme, Orgon appartenait à celle catégorie d’âmes mesquinement religieuses, qui tremblent toujours pour leur salut et qui ne veulent s’occuper que de leur salut ; et un saint homme comme Tartuffe, sur qui l’enfer ne pouvait avoir de prise et qui était du dernier bien avec Dieu, devait lui paraître une sorte de défense contre l’enfer et de caution vis-à-vis du ciel. On peut donc soutenir qu’en Orgon, comme en tant d’autres de ses personnages, c’est la crédulité naïve, c’est un mélange de dureté et de faiblesse dans le caractère, c’est l’égoïsme que Molière raille et combat ; et ces défauts, qui ont fait d’Orgon le jouet d’un faux dévot, peuvent faire de lui demain le jouet d’un libertin, d’un « anticlérical » farouche :

 

C’en est fait, je renonce à tous les gens de bien ;

J’en aurai désormais une horreur effroyable,

Et m’en vais devenir, pour eux, pire qu’un diable[129].

 

Molière, en le peignant, nous avertit qu’il faut éviter certains excès et se métier de certaines grimaces. Il nous dit : « Vous pouvez aimer la religion, comme l’honnêteté, comme la science ; mais gardez de vous laissez duper par ceux qui trafiquent de ces beaux mots ; gardez de vous laisser tromper par vos défauts mêmes, qu’à la faveur de ces beaux mots vous prendrez pour des qualités. L’abus partout est dangereux ; mais l’abus de la religion est plus dangereux encore que tous les autres. »

Est-ce à dire qu’il nous faut accepter une explication du Tartuffe absolument opposée à celle que Brunetière nous proposait, regarder Molière comme un défenseur, tout au plus imprudent, de la foi, et faire de Tartuffe un pur hypocrite que les âmes religieuses elles-mêmes devraient être heureuses de voir démasqué ? Avec nombre de critiques, comme M. Doumic, un prêtre, M. l’abbé Hurel, va jusque-là, et je dirais, si je l’osais, qu’il me paraît sur ce point quelque peu naïf. Il est vrai que Molière déclare attaquer « les grimaces étudiées des gens de bien à outrance », « les friponneries couvertes des faux-monnayeurs en dévotion » ; il a pris, dit-il, « toutes les circonspections que pouvoit demander la délicatesse de la matière... pour conserver l’estime et le respect qu’on doit aux vrais dévots ». Mais ces passages, décisifs tout à l’heure quand il s’agissait de montrer que Molière en voulait aux faux dévots de son temps, ne le sont plus autant ici, et il s’en faut bien. Car qu’est-ce que ces faux dévots, ces « gens de bien à outrance » et ces « faux monnayeurs en dévotion ? » Sont-ce des incroyants et des athées ? Si Molière le pensait, il est dommage qu’il ne l’ait pas dit : or, nulle part, ni dans ses placets, ni dans sa préface, Molière n’a prononcé ce mot, qui couperait court au débat, que Tartuffe est un athée.

De plus, cette estime et ce respect que Molière affiche pour les vrais dévots, sont-ce des sentiments chauds et agissants ? Les déclarations de Molière sont ici commentées par les tirades de Cléante, et ces tirades sont fort belles. Mais il faut bien faire deux remarques : l’une, que ces tirades ont été, dit-on, ajoutées après coup, comme une précaution utile, et sur le conseil de qui ? d’un libertin, du prince de Condé ; – l’autre, que le respect de Cléante pour la religion ressemble fort à celui de ces gens qui vont sans cesse répétant : « Je respecte beaucoup la religion, mais... » ; et quelle énumération après ce mais ! quelles railleries ! quelle volonté arrêtée surtout de n’user pas pour soi-même de celle religion tant respectée ! Peut-être Cléante n’en est-il pas tout-à-fait là : les mœurs ne se prêtaient guère alors à une aussi complète indépendance. Mais je suis de l’avis de Sainte-Beuve : « Ce Cléante fait-il encore ses Pâques ? je le crois. Certainement, cinquante ans plus tard, il ne les fera plus. » Qui, d’ailleurs, autour de Cléante, est plus religieux ? Mme Pernelle ? oui, mais elle est grotesque. Orgon ? oui, mais il s’est sottement laissé séduire par Tartuffe et reste comme « hébété » par sa dévotion. Quelle honnête femme, en revanche, a jamais eu l’air plus « laïque » qu’Elmire ? Quelle place tient la religion dans la vie de Damis, de Mariane, de Valère ou de Dorine ? Puisque Molière était si bien intentionné, pourquoi ne donnait-il pas de vrais dévots intelligents comme antithèse au faux dévot qu’il voulait flétrir ? – À mon sens, Molière n’a certes pas voulu servir la religion ; il n’a pas non plus voulu l’attaquer ; il ne s est préoccupe que de faire son office de poète comique ; mais il l’a fait avec beaucoup d’indépendance d’esprit, et ses discours sentent le libertinage, comme dirait Orgon.

Mais enfin, Tartuffe lui-même, en quoi est-il un faux dévot ? en ce qu’il n’a pas la foi qu’il étale ? L’exempt semble le dire au cinquième acte, et le titre : l’Imposteur dès le début. Mais les vers de l’exempt, dont nous ne savons pas la date, ne sont qu’une précaution prise par Molière. De même le titre, qui date de 1667 et qui est d’ailleurs insuffisamment net, car, après tout. Tartuffe serait encore un imposteur, s’il avait la foi et en abusait. Rien dans la pièce ne prouve péremptoirement que ce scélérat n’est pas un croyant. Pour moi, qui n’accepte ni l’explication de Brunetière, ni celle de M. Doumic, Tartuffe n’est un faux dévot qu’en ce qu’il ne dirige pas sa vie d’après ses croyances, en ce qu’il se débarrasse lui-même de la morale qu’il impose très sévèrement aux autres. Les zélés dont nous parlaient tout à l’heure Gui Patin et le curé Joly étaient haineux et intrigants, tout en étant des croyants sincères ; Tartuffe va plus loin qu’eux, jusqu’à le cupidité, jusqu’à la débauche ; mais il est libertin au sens moral du mot, sans être libertin au sens religieux. Est-ce inadmissible ?

« La pratique assidue de la religion », disait un prêtre au converti Durtal, « produit généralement sur les âmes des résultats intenses. Seulement, ils sont de deux sortes. Ou elle accélère leur pestilence et développe en elles les derniers ferments qui achèvent de les putréfier, ou elle les épure et les rend fraîches et limpides, exquises ! Elle façonne des hypocrites ou de franches et saintes gens ; il n’y a guère de milieu, en somme[130]. » L’abbé Plomb exagérait-il ? Je le crois ; mais il y a pour nous dans ses paroles une indication. Telle dévote est médisante et menteuse, et ne s’en veut pas trop de ces petits défauts : elle jeûne si exactement aux Quatre-Temps et vigiles ! Tel marguillier parle, rit et potine dans l’église comme il serait scandalise qu’un autre le fit : n’est-il pas familier, lui, avec le bon Dieu ? Tel mystique s’est livré aux pires débauches et n’a pas été effrayé de sa conduite : il était si sûr d’être uni à Dieu par ses extases ! De même, une sorte de directeur laïque comme Tartuffe, s’il est né avec une âme de boue, peut en venir à se regarder comme une sorte de factotum de Dieu, auquel Dieu est si obligé, qu’il peut bien lui passer des manquements, dont la gravité chez tout autre serait incontestable. Les maximes les plus rigoristes sont dans sa bouche, les pratiques les plus relâchées lui sont familières. Est-ce un hypocrite ? sans doute ; mais vous voyez dans quel sens il l’est, et vous sentez de plus qu’il serait plus fort scandalisé de l’accusation.

La peinture d’un tel homme est-elle dangereuse ? oui certes, et il y aurait de l’aveuglement ou de la mauvaise foi à le nier. Même si Tartuffe n’était pas croyant, le président de Lamoignon, l’archevêque de Péréfixe, le prédicateur Bourdaloue auraient raison : la fausse dévotion ressemble tellement à la vraie, leurs dehors sont si semblables, « que la même raillerie qui attaque l’une intéresse l’autre et que les traits dont on peint celle-ci défigurent celle-là » ; au moins en est-il ainsi au théâtre, où le public apporte cent préjugés et n’a ni le temps ni le désir de faire les distinctions qui seraient légitimes. Mais, si Tartuffe est un croyant et si la pratique de la religion ne l’a pas empêché d’être le monstre qui nous fait horreur, si elle l’y a aidé peut-être, c’est alors que des généralisations fâcheuses sont à craindre, ou plutôt c’est alors qu’elles se produisent : j’en appelle à tous ceux qui, à une représentation du Tartuffe, ont été gênés et froissés par certains rires ou certains applaudissements. Et Molière – nous l’avons vu – aurait tort de se dire trahi par son public. Les généralisations que se permettent les spectateurs, on devine que, sans intention formelle, sans irréligion déclarée, l’ami de la nature Molière a commencé par les commettre.

Est-ce donc par une condamnation du Tartuffe que nous allons conclure cette première partie de notre étude ? Tant s’en faut. Le regret qu’on peut exprimer n’infirme ni le droit du poète comique d’aborder un tel sujet, ni l’utilité de sa peinture. « Ce n’est pas au théâtre, disait Lamoignon, à se mêler de prêcher l’Évangile. » Je le veux bien, quoiqu’il l’ait longtemps prêché au moyen âge : mais est-ce prêcher l’Évangile que de flétrir l’hypocrisie ou la dévotion sans morale ? – C’est à la chaire chrétienne seule, ajoute Baillet, « à reprendre les hypocrites et à déclamer contre la fausse dévotion. » Et ici je ne ferai même pas remarquer que la chaire chrétienne évite de « déclamer contre la fausse dévotion » de peur de blesser la piété, et que Bourdaloue parle sur l’hypocrisie, non contre l’hypocrisie. Je demanderai seulement pourquoi un vice qui fait des victimes hors de l’Église ne pourrait être censuré hors de l’Église ; et pourquoi les naïfs ne pourraient être mis en garde contre les Tartuffes, comme ils le sont contre les fripons d’un autre acabit. S’il est dangereux de traduire les faux dévots au théâtre, il est dangereux aussi d’y traduire les professeurs ridicules, les médecins ignorants, les magistrats prévaricateurs, les politiciens tarés. La chose se fait cependant, et tous les jours. Et j’ajoute qu’il faut s’en féliciter, quand l’auteur a montré une suffisante délicatesse. Ne dissimulons pas ce que la piété la plus éclairée a pu trouver d’inquiétant dans la comédie de Molière ; mais reconnaissons aussi que cette comédie a arraché son masque à une espèce de gens fort dangereuse, qu’elle a servi la morale, et que l’art dramatique n’aurait pas été seul lésé, si ce chef-d’œuvre avait été supprimé par ses ennemis.

 

III

 

On ne s’est pas borné à reprocher à Molière de meurtrir la vraie dévotion, quand il prétendait ne frapper que sur la fausse. On lui a dit aussi : « Vous récusez l’autorité de la religion, soit ; récuserez-vous celle de la vraisemblance et de l’art ? Or, la vraisemblance et l’art ne s’opposent pas moins au choix d’un pareil sujet. Il n’en va pas de l’hypocrisie comme de l’insociabilité, de l’orgueil, de l’avarice, du pédantisme... qui se laissent saisir, qui se laissent porter sur un théâtre, et qu’on peut grossir, si besoin est, pour que l’effet soit plus grand, sans que leur nature en soit faussée. L’hypocrisie est, par définition, un vice qui se cache ; si vous la forcez à s’étaler, clic n’est plus l’hypocrisie. L’hypocrite n’est pas votre Tartuffe ; avec son ostentation et ses maladresses, votre Tartuffe – Veuillot l’a bien dit – n’est qu’un « vulgaire escroc ». L’hypocrite, c’est l’Onuphre de la Bruyère, qu’on ne peut songer à prendre pour héros d’une comédie. »

Et, en effet, La Bruyère, en 1691, a voulu mettre un portrait de l’hypocrite dans son chapitre de la Mode, et il a fait de son Onuphre une antithèse, une satire de Tartuffe :

 

Onuphre n’a pour tout lit qu’une housse de serge grise, mais il couche sur le coton et le duvet ; de même il est habillé simplement, mais commodément, je veux dire d’une étoffe fort légère en été, et d’une autre fort moelleuse pendant l’hiver : il porte des chemises très déliées, qu’il a un très grand soin de bien cacher. Il ne dit point : ma haire et ma discipline, au contraire ; il passeroit pour ce qu’il est, pour un hypocrite, et il veut passer pour ce qu’il n’est pas, pour un homme dévot : il est vrai qu’il fait eu sorte que l’on croie, sans qu’il le dise, qu’il porte une haire et qu’il se donne la discipline. Il y a quelques livres répandus dans sa chambre indifféremment ; ouvrez-les : c’est le Combat spirituel, le Chrétien intérieur, et l’Année sainte : d’autres livres sont sous la clef...

 

On voit que l’Onuphre de La Bruyère c’est l’hypocrite dans toute la force du terme, c’est l’homme qui ne croit pas à la religion qu’il prétend suivre. Et, sur ce pied, le portrait est remarquable, en même temps qu’il est une critique très fine de l’œuvre de Molière[131].

À cette critique on objecte d’ordinaire avec Sainte-Beuve qu’Onuphre ne serait nullement scénique, que l’optique théâtrale exige un grossissement, et que Molière devait concevoir son personnage comme il l’a fait ou renoncer à le mettre au théâtre. Mais on ne s’aperçoit pas que c’est là précisément la conclusion où les adversaires de Molière veulent amener ses admirateurs, et qu’en plaidant ainsi pour le poète on admet implicitement sa culpabilité. Vous avouez, dit par exemple le R. P. Longhaye, de la Société de Jésus[132], que le véritable hypocrite c’est Onuphre, mais qu’il n’est pas scénique ; il ne fallait donc pas vouloir mettre l’hypocrite à la scène. Ne pourrait-on pas répondre au P. Longhaye : Vous prétendez parler maintenant au nom de l’art ; êtes-vous sûrs de ne pas parler encore au nom de la religion ? D’une part, vos devanciers ont exigé de Molière qu’il évitât avec soin les confusions possibles entre la piété vraie et la fausse ; ils l’ont obligé à prendre mille précautions gênantes ; ils l’ont amené à écrire dans son premier placet : « Je n’ai point laissé d’équivoque...  mon scélérat ne tient pas un seul moment l’auditeur en balance ; on le connaît d’abord aux marques que je lui donne » ; et là-dessus vous vous récriez : « quel étrange hypocrite que celui dont on ne méconnaît pas la scélératesse un seul instant ! » Si pourtant Molière n’avait pas eu ces scrupules, l’approuveriez-vous ? Voilà, il faut l’avouer, un poète bien embarrassé. – Il n’avait qu’à ne pas traiter le sujet ! – J’entends bien : c’est toujours là que vous voulez en venir. Mais le poète a cru (et bien des gens avec lui) que traiter le sujet était utile ; il a pensé que, même s’il grossissait les traits de son scélérat pour le rendre moins dangereux et plus scénique à la fois, la vérité se sentirait toujours assez sous les exagérations. S’il y a des invraisemblances dans son œuvre, sont-elles aussi fortes que vous le dites, d’abord[133] ? et ensuite, est-ce bien à vous de les lui reprocher, à vous qui les lui avez imposées ?

De plus, regardons mieux le portrait d’Onuphre : est-il une réfutation aussi parfaite qu’on le dit, et toutes les critiques adressées à Molière par La Bruyère sont-elles également décisives ? « Ce n’est point par habitude, dit La Bruyère, qu’Onuphre parle le jargon de la dévotion, mais avec dessein et selon qu’il lui est utile. » Comment fait-il, morne si ce langage ne répond pour lui à aucune croyance vraie, pour ne pas prendre l’habitude d’un jargon qu’il parle si fréquemment ? – « Il ne le parle jamais quand il ne serviroit qu’à le rendre ridicule. » À ce compte, il change sans cesse et brusquement de ton et de rôle. Mais cela n’est-il pas dangereux aussi ? et est-il si facile de savoir à quel moment il est prudent de quitter le rôle qu’on a constamment joué ?

Et puis, vraiment, si Tartuffe est maladroit, Onuphre, lui, est trop habile ; il est trop, partout et toujours, l’hypocrite idéal, l’hypocrite-type ; à force d’être sans faiblesses, il n’est plus un homme ; à force d’être vrai toujours, il devient foncièrement faux. Molière, dans ses comédies de caractère, va partir d’un principe diamétralement opposé. Il admettra que, dans la trame d’un caractère, il peut y avoir une solution de continuité ; ou du moins qu’un homme peut, une fois, être inconséquent avec lui-même ; et que cette inconséquence, sans rendre le caractère moins vrai, le fera mieux ressortir par le contraste, le renforcera par la lutte. L’atrabilaire Alceste sera amoureux d’une coquette, et n’en pestera que davantage ; l’avare Harpagon s’avisera d’aimer une jeune fille pauvre, et n’en fera que plus de calculs pour ne pas trop perdre en cette affaire. Tartuffe se laissera échauffer par les appas confortables et appétissants d’Elmire, c’est une maladresse ; mais quoi ! il le dit lui-même : « pour être dévot on n’en est pas moins homme. » Une fois mis en contradiction avec lui-même, il ne s’en enveloppera que mieux, pour cacher sa passion, ou pour la faire accepter, du manteau de la dévotion.

Et enfin, j’ai raisonné jusqu’ici comme si Tartuffe ne croyait point. Mais si, comme je l’ai dit. Tartuffe est un croyant corrompu ; si les ignominies qu’il se permet, il se les permet précisément à cause des immunités que lui assurent, croit-il, sa foi, ses menues pratiques, les apparences exemplaires de sa conduite, son rigorisme dans la direction et les services qu’il a rendus au ciel, que deviennent la plupart des critiques de La Bruyère ? comment lui reprocher encore son jargon, qui n’est pas un jargon pour lui, mais son vrai langage, et auquel il tient d’autant plus que c’est à peu près là pour lui toute la religion ? quoi d’étonnant à ce que Tartuffe, partout et toujours, affiche une dévotion qui est monstrueuse mais sincère, et qui, de plus, est sa sauvegarde vis-à-vis de Dieu comme vis-à-vis des hommes ?

Je n’insisterai point, de peur que, si on n’admettait pas ma thèse, le reste de mon étude n’en parût comme ruiné d’avance. Dans tout ce qui va suivre, j’appellerai Tartuffe un hypocrite, puisque, après tout, le mot a deux sens, le sens habituel et le mien. Chacun le comprendra comme il voudra. Il importerait beaucoup, il est vrai, d’avoir une opinion arrêtée sur le vrai caractère du personnage, afin de juger, du point de vue littéraire, la comédie dont il est le triste héros, et de la mettre à son vrai rang parmi les chefs-d’œuvre de Molière. La pièce, si l’on admet mon interprétation, est singulièrement plus vraisemblable, plus logique et plus hardie à la fois, et il ne saurait être question de la faire descendre, comme le veut le P. Longhaye, au-dessous d’un bon nombre de pièces du poète. Mais, quelque conception que l’on se fasse du personnage, y a-t-il lieu vraiment de tant déprécier le Tartuffe ? et ceux qui l’attaquent si vivement ne sont-ils pas aveuglés par la passion religieuse, comme sont aveuglés par la passion antireligieuse quelques-uns de ceux qui l’exaltent et en font le chef-d’œuvre de l’esprit humain ? Encore une fois, n’insistons pas. Puisque juger Tartuffe est, paraît-il, si difficile et si hasardeux, dispensons-nous en et tâchons plutôt de le comprendre, en regardant de quels éléments il est composé et quel moment il marque dans la carrière de Molière.

 

IV

 

Ce moment, Brunetière (dont je n’accepte d’ailleurs pas toutes les idées) l’a exactement marqué en faisant de Tartuffe une des époques de l’histoire de notre théâtre et la dernière époque de l’histoire de Molière. Après la farce, la comédie d’intrigue, la comédie de mœurs, la pièce à thèse ou à idées, voici maintenant que Molière traite ou plutôt qu’il crée la comédie de caractère, celle où tout est subordonné à la peinture d’un personnage, lequel représente lui-même éminemment un vice ou une vertu, un trait enfin, un trait important de la nature humaine. Et maintenant, le cycle est complet ; Molière n’aura plus rien à créer ; il ne fera que traiter de nouveau les genres qu’il a déjà traités ou en combiner à diverses doses les éléments.

Mais cette création même dont nous parlons, en quoi a-t-elle consisté ? Et n’est-elle pas elle-même une combinaison ? Dans la comédie de caractère de Molière il y a, fondus intimement : le caractère d’abord, puis la pièce à thèse ou à idées, la comédie de mœurs, la comédie d’intrigue et la farce.

Le caractère n’est pas un élément absolument nouveau, mais bien le résultat, lui aussi, d’une combinaison : c’est, si je puis dire, la thèse fondue avec les mœurs, c’est l’idée vivant et agissant grâce aux traits empruntés à la vie réelle sous lesquels on la présente. Dans le Tartuffe, le caractère c’est le danger social de l’hypocrisie rendu palpable, c’est l’hypocrisie incarnée ; et Molière devait être amené à ces incarnations d’une idée par un progrès tout naturel, lorsque, au lieu de s’attaquer à un de ces défauts qui ne caractérisent pas essentiellement un homme, comme l’abus de l’autorité paternelle ou la tyrannie conjugale, il s’attaquerait à un de ces défauts qui déforment ou transforment un homme entier.

La pièce à thèse, dans Tartuffe, c’est l’hypocrisie étendant démesurément ses ravages dès qu’on s’est une fois laissé tromper par elle : elle endurcit le cœur d’Orgon, elle désunit sa famille, elle compromet la femme en faisant le malheur de la fille et du fils, elle ruinerait tout autour d’elle, si la suprême puissance n’intervenait.

La comédie de mœurs, sans laquelle la pièce à thèse ne pourrait exister, c’est la peinture vraie de cette famille, autrefois heureuse, maintenant minée par le vers rongeur qui s’y est introduit : Elmire montant dans sa chambre quand elle voit arriver son mari ; Orgon apprenant la maladie de sa femme et ne poussant d’exclamations que sur « le pauvre homme » ; Mme Pernelle se brouillant avec sa bru et ses petits-enfants ; Damis chassé par son père ; Mariane brutalement séparée de celui qu’on lui avait fiancé et réduite à le recevoir, à avoir avec lui la délicieuse scène du dépit amoureux sous la protection d’une simple servante, qui représente le bon sens et l’affection vraie ; – c’est enfin M. Loyal, doublure piquante de Tartuffe, l’hypocrisie revêtue du jupon de sergent à verge.

La comédie d’intrigue est le support nécessaire de la comédie de mœurs, et la comédie d’intrigue dans le Tartuffe est excellente. Les fils en sont présentés au premier acte dans une exposition animée, naturelle, saisissante, qu’admirait profondément Gœthe. Certains effets importants en sont préparés à l’avance avec un grand soin : nous sommes Informés au premier acte de la loyale conduite d’Orgon pendant la Fronde, pour que le Roi puisse récompenser les services d’Orgon au dénouement ; on nous montre au début du second acte le petit cabinet qui est au fond de la scène, pour que Damis s’y puisse cacher au troisième acte. Dorine nous dit à plusieurs reprises qu’à son sens. Tartuffe a « douceur de cœur » pour Elmire, afin que la scène de séduction ne nous surprenne pas trop. Et surtout les situations et les caractères des personnages sont admirablement choisis pour rendre l’action possible et vraisemblable. Il faut, pour que Tartuffe ose convoiter Elmire, que visiblement elle ne soit pas trop attachée à son mari : aussi Elmire a-t-elle épousé jeune un mari âgé et veuf. Il faut, pour qu’elle ne s’irrite pas d’abord avec éclat contre Tartuffe et pour qu’elle le fasse tomber ensuite dans le piège que l’aveuglement d’Orgon a rendu nécessaire, il faut qu’elle soit une vraie femme de bien, mais habituée à des déclarations plus ou moins formelles dont elle se contente de sourire, et qui, par suite, ne se scandalise qu’à bon escient : aussi Elmire est-elle une femme du monde, élégante et en quelque mesure coquette, préservée des dangers par son honnêteté foncière, par son tempérament froid et par son esprit. Il faut, pour que Mariane soit livrée à Tartuffe sans le consentement d’Elmire, pour que Tartuffe ose convoiter à la fois Elmire et Mariane, et pour que les conseils d’Elmire ne soient pas suivis de Damis, qu’Elmire ne soit pas la mère de ces deux jeunes gens : aussi sont-ils les enfants d’un premier lit. Il faut, pour que Dorine ait son franc parler dans la maison et ose résister comme elle le fait à son maître, qu’elle représente une autorité sacrée, qu’elle ait quelque sorte de droit sur les enfants : aussi est-elle, quoique jeune, depuis longtemps au service d’Orgon, et représente-t-elle la mère, la première femme disparue. Nous pourrions poursuivre cette revue ; mais en voilà assez pour comprendre que Molière a donné à l’intrigue beaucoup plus de soins qu’il ne lui en donnait d’ordinaire, parce que le sujet cette fois était scabreux, parce que le terrain où il évoluait était semé de chausse-trapes.

Et cependant nous sentons encore çà et là l’ordinaire dédain de Molière pour ce que nous appelons la pièce bien faite. Nous le sentons dans la scène de dépit amoureux, qui est un peu un hors d’œuvre ; dans les préparations qui terminent cette scène et qui n’amènent rien (peut-être par suite de remaniements successifs de la pièce) ; dans les contradictions que contiennent les déclarations de M. Loyal ; dans l’histoire de la cassette, qui éclate inopinément à la fin du quatrième acte ; dans la donation d’Orgon à Tartuffe, laquelle était nulle de plein droit ; dans l’intervention du Roi enfin, si habile à certains égards, mais si mal rattachée au reste de l’action et, en soi, si invraisemblable. Autrement dit, ici encore, en dépit des précautions de Molière, nous retrouvons les habitudes de l’auteur de farces.

Ce mot de farce vous choque-t-il à propos d’une œuvre comme le Tartuffe. ? Je tiens cependant que la farce, ici comme ailleurs, est à la hase même de l’œuvre. Qui jouait Mme Pernelle dans la troupe de Molière ? C’était un homme, le boiteux Béjart, et ce qu’avait de grotesque ce travestissement était encore accentué par son accoutrement et son attitude : « Imaginez-vous donc, dit la Lettre sur l’Imposteur, de voir paroître d’abord une vieille, qu’à son air et à ses habits on n’auroit garde de prendre pour la mère du maître de la maison... Ses paroles et ses grimaces témoignent également sa colère.. ». – Mme Pernelle est accompagnée de Flipote, et Flipote était le vrai nom de la gagiste qui jouait ce bout de rôle. – M. Loyal porte un de ces noms expressifs que Molière emploie seulement dans la farce (M. Purgon, M. de Bonnefoi) et dont Labiche devait tirer un si amusant effet. Dorine devance les plaisanteries faciles de nos vaudevillistes en affirmant que « M. Loyal porte un air bien déloyal[134]». – Orgon c’était Molière, dont nous connaissons la verve Louffonne, et Tartuffe c’était du Croisy, un gros homme extrêmement plaisant. – Parlerons-nous des perdrix et du gigot, qu’on n’osait manger que dans les farces ? de certains jeux de scène, comme Dorine interrompant sans cesse Orgon, et Orgon ne parlant plus que la main en arrêt, prête à tomber sur la ligure de Dorine ? du bâton qu’Orgon réclame contre Damis et Dorine contre le sergent à verge ? du soufflet enfin, non pas métaphorique, mais très réel, par lequel Mme Pernelle hâte le pas de cette « gaupe » de Flipote ? Pour le Tartuffe comme pour l’École des femmes, la farce a été le puissant levain qui a permis à Molière de donner une saveur comique à un sujet foncièrement lugubre. Par une marche naturelle et sûre, la farce avait conduit Molière à la haute comédie ; mais il fallait que, cela fait, la farce ne disparût pas ; il fallait que l’on sentît toujours sa présence et son intervention discrète, sans quoi la haute comédie tournait au drame ou à la tragédie bourgeoise : on l’a bien vu au siècle suivant.

Il est vrai qu’on s’est souvent trompé là-dessus de notre temps, et qu’on a beaucoup insisté sur la tragique de Molière. L’Avare et le Misanthrope ont été signalés comme de véritables tragédies bourgeoises, et le Tartuffe plus encore. Stendhal a dit qu’on riait fort peu au Tartuffe, et Weiss que « Tartuffe n’était amusant d’aucune manière ». Mais ce sont là d’évidentes exagérations, contre lesquelles Sarcey a protesté au nom de ses quarante années de fréquentation théâtrale. Quiconque a vu jouer la pièce sait qu’on y rit et qu’on s’y amuse, en dépit de la complication croissante des sentiments et du progrès qu’ont fait dans les esprits les théories de certains critiques. Et on y riait plus encore au XVIIe siècle, puisque Boileau, pour caractériser un imbécile, dit qu’il « va pleurer au Tartuffe et rire à l’Andromaque. »

Mais il faut serrer la question de plus près et se demander s’il ne reste pas dans la théorie dont je parle une forte part de vérité. Mme Pernelle, Dorine, Orgon et M. Loyal sont plaisants, soit ; l’arrivée d’Orgon avec son attendrissement sur « le pauvre homme », l’incrédulité in extremis de Mme Pernelle, d’autres incidents et d’autres jeux de scène ont été placés là pour exciter le rire, d’accord ; mais l’intrigue elle-même n’est-elle pas essentiellement sombre ? et surtout Tartuffe n’est-il pas un personnage sinistre ? Comment pourrait-on rire de ce misérable, qui, selon le mol de Cléante, prend « un fer sacré » pour assassiner tous ceux qui se sont laissé duper par lui ; qui outrage Dieu par sa fausse piété et le Roi par son faux dévouement ; qui détruit la paix d’une famille, brouille le père et le fils, convoite la femme tout en se faisant accorder la main de la fille ; puis, démasqué, jette son bienfaiteur hors de sa propre demeure et veut le faire périr ou emprisonner sous une accusation de trahison, dont la confiance seule de son bienfaiteur lui a fourni les éléments. Théophile Gautier, après Schlegel, déclare que « le faux dévot, véritable scélérat qu’il s’agit de démasquer, n’est nullement plaisant », et, si l’on s’en tient au portrait que nous venons d’esquisser, on est tenté de le croire. Et pourtant, Molière avait bien l’intention de faire rire de Tartuffe, puisqu’on parlant de l’hypocrisie dans sa préface, il dit : « C’est une grande atteinte aux vices que de les exposer à la risée de tout le monde. On souffre aisément des répréhensions, mais on ne souffre point la raillerie ; on veut bien être méchant, mais on ne veut pas être ridicule. » Et la plus courte réflexion suffit pour faire comprendre que, si l’ensemble de l’œuvre devait, quelque part qui y fût faite à l’élément sérieux, avoir en définitive la couleur comique, Molière ne pouvait lui donner comme personnage principal, ou tout au moins comme personnage aussi important, un homme qui exciterait uniquement l’horreur ou le dégoût. La disparate serait trop grande, et l’harmonie de l’œuvre n’existerait point.

Il n’en est pas du Tartuffe comme de ces comédies dont nous expliquerons plus tard le mécanisme à propos de George Dandin, et où, tout l’effort de la raillerie portant sur les personnages ridicules : Dandin, Harpagon ou M. Jourdain, les personnages odieux peuvent ne servir qu’à mettre leurs dupes en lumière et, par eux-mêmes, n’être aucunement plaisants. Ici, le coquin mis en scène nous intéresse trop directement ; il est trop, sinon l’objet unique, du moins un des objets essentiels de la comédie où il tient une si grande place, et l’intérêt moral était trop grand de le livrer, aussi lui, aux risées vengeresses du parterre, pour que Molière y ait manqué. Tartuffe, tout sinistre qu’il est, doit être un personnage comique, et il l’est (nos souvenirs ici encore en font foi). Ducis le constate dans une épître à Legouvé, et il nous invite à chercher comment un problème aussi ardu a pu être résolu par Molière :

 

Que ne peut le génie ? Il sait, par son prestige,

Changer l’horreur en charme et l’obstacle en prodige,

L’obstacle est l’ennemi qu’il se plaît à dompter ;

Mais il est des efforts qu’il ne faut pas tenter.

Qui l’eût cru cependant, qu’un fourbe, un misérable,

Lascif, dévot, impie, humblement exécrable,

Le pauvre homme, en un mot, qui, frais, pieux et doux,

Vous mène par le nez le plus crédule époux,

Veut corrompre sa femme en épousant sa fille,

S’empare, en priant Dieu, des biens d’une famille,

Scélérat que l’enfer prit plaisir à former,

Tel enfin qu’il n’est pas de mot pour le nommer.

Pût exciter le rire et parvînt à nous plaire ?

Ce secret dans Tartuffe est écrit par Molière.

 

Dans l’impossibilité où nous sommes de faire entièrement le tour d’une œuvre aussi considérable que le Tartuffe et de traiter à fond toutes les questions qu’elle soulève, il m’a paru que tâcher de trouver ce secret était ce que nous pouvions entreprendre de plus intéressant et de plus convenable à l’ensemble de ces études sur Molière.

 

V

 

Molière ne fait paraître Tartuffe qu’au troisième acte. Est-ce une faute de sa part, et tout le début est-il un hors d’œuvre ? Non certes ; car Tartuffe absent remplit les deux premiers actes, et il n’y est question que de lui. Molière a eu des raisons graves pour employer un procédé dont Racine lui aussi a usé à plusieurs reprises. Une méprise qui ferait, fût-ce un instant, regarder Tartuffe par le spectateur comme un dévot estimable serait chose trop grave pour que le poète ne croie pas devoir l’empêcher tout d’abord. De plus, l’influence désastreuse de Tartuffe sera d’autant plus saisissante, que nous la verrons dans toute sa force en l’absence même de ce dernier. Et enfin, l’aveuglement, la prévention d’Orgon en faveur de Tartuffe sont si extraordinaires, que le spectateur doit y être habitué avant de les voir à l’œuvre, sans quoi il les déclarerait invraisemblables.

Cet arrangement a un autre avantage encore, c’est que nous connaissons l’opinion que se sont faite du personnage ceux qui le fréquentent depuis quelque temps, et que, d’après eux, nous pouvons nous en faire nous-mêmes une idée plus à loisir. Or, sans doute, deux personnages ont pour Tartuffe la vénération la plus complète, ce qui semble devoir nous détourner de le trouver comique, tandis que tous les autres éprouvent contre lui l’irritation la plus vive, ce qui semble devoir lui donner à nos yeux une physionomie différente, mais tout aussi sérieuse. Seulement, n’est-ce pas déjà une chose piquante, de constater que Tartuffe a pour lui une vieille dame acariâtre, bougonne, bavarde, comme Mme Pernelle, et un homme comme Orgon, quelque peu faible d’esprit, allant pour cet inconnu jusqu’à la crédulité la plus naïve et à la tendresse la plus bouffonne, tandis que tous les autres personnages sont contre lui : le sage Cléante ; le bouillant mais généreux Damis ; la timide mais honnête Mariane ; Elmire, si pondérée et, sans affectation aucune, si soucieuse de ses devoirs de femme du monde, d’épouse, de belle- mère ; Dorine enfin, si piquante, si prompte à la raillerie, même mordante, mais si bonne au fond : « l’esprit du peuple avec un cœur de femme », ainsi qu’un poète a défini la soubrette de Molière. Certes Tartuffe est dangereux, puisqu’il a eu l’habileté de gagner si complètement Mme Pernelle et Orgon ; mais nous pouvons espérer qu’il cessera de l’être, puisqu’il a contre lui tant de bons esprits.

Écoutons d’ailleurs ceux qui nous font l’apologie de Tartuffe, et ils nous donneront l’envie de rire d’eux d’abord, de lui ensuite. Mme Pernelle est grotesque à vouloir que tout le monde s’incline devant les avis de Tartuffe ; mais ce gueux, qui hier n’avait pas de souliers et qui s’avise maintenant de régenter toute une maison où paraissent régner l’aisance et le goût, a bien aussi son côté grotesque. Orgon est ridicule à s’extasier devant les momeries de celui qui veut gagner ses bonnes grâces à force de dévotion outrée ; mais nous, qui ne sommes point dans les dispositions d’Orgon, comment ne ririons-nous pas des singeries de son dupeur ?

 

Ha ! si vous aviez vu comme j’en fis rencontre,

Vous auriez pris pour lui l’amitié que je montre.

Chaque jour à l’église il venoit, d’un air doux,

Tout vis-à-vis de moi se mettre à deux genoux.

Il attiroit les yeux de l’assemblée entière

Par l’ardeur dont au Ciel il poussoit sa prière ;

Il faisoit des soupirs, de grands élancements,

Et baisoit humblement la terre à tous moments ;

Et lorsque je sortois, il me devançoit vite,

Pour m’aller à la porte offrir de l’eau bénite.

Instruit par son garçon, qui dans tout l’imitoit,

Et de son indigence, et de ce qu’il étoit,

Je lui faisois des dons ; mais avec modestie

Il me vouloit toujours en rendre une partie.

« C’est trop, me disoit-il, c’est trop de la moitié ;

Je ne mérite pas de vous faire pitié » ;

Et quand je refusois de le vouloir reprendre,

Aux pauvres, à mes yeux, il alloit le répandre...

 

Mais vous ne croiriez point jusqu’où monte son zèle :

Il s’impute à péché la moindre bagatelle ;

Un rien presque suffit pour le scandaliser :

Jusque-là qu’il se vint l’autre jour accuser

D’avoir pris une puce en faisant sa prière,

Et de l’avoir tuée avec trop de colère[135].

 

Écoutons maintenant les ennemis de Tartuffe. Il a une corpulence et des habitudes qui jurent avec son affectation d’ascétisme ; il a « l’oreille rouge et le teint bien fleuri » ; il mange comme six et il lui arrive de roter à table. Sa noblesse, dont il se vante orgueilleusement, est fort problématique, et tout au plus peut-on le supposer, dans sa petite ville, entouré de petits personnages vaniteux et sots, qui lui font un cortège ridicule. Sa physionomie n’a rien de séduisant : Dorine ne se lasse pas de s’en moquer, quand elle en parle à Orgon ou à Mariane. Il est « bien fait de sa personne », dit-elle ironiquement ; « c’est un beau museau », dit-elle encore d’un style plus spontané ; autant vaudrait presque qu’Orgon donnât un singe à sa fille qu’un pareil époux ; et celle-ci, malgré sa vertu, ne pourra en faire qu’un sot (on l’entend de reste). Tout cela, dit par une suivante, ne saurait être pris à la lettre ; mais nous sentons qu’il doit y avoir bonne part de vérité ; et, de plus, puisque nous aurons commencé sur la foi de Dorine à rire de Tartuffe, à moins que des disparates trop fortes ne nous fassent oublier ce début, nous resterons en humeur de rire et, sans même nous en rendre compte, nous éclaircirons par l’effet de nos souvenirs ce qu’il y aura de trop sombre dans la physionomie et dans le rôle du personnage.

Enfin, on voit déjà que Tartuffe est quelque peu embarrassé par ses vices divers ; hypocrite, gourmand (Dorine dirait : goinfre), luxurieux, il voudrait tout à la fois se faire regarder par tous comme un saint homme, manger à sa faim qui est formidable, et faire bonne garde autour d’Elmire, puisqu’elle lui plaît et qu’il voudrait bien la séduire. Mais en lui Elmire a reconnu le cafard ; Elmire est dégoûtée par l’homme à l’appétit robuste qui, même quand elle est malade, mange dévotement en face d’elle « deux perdrix avec une moitié de gigot en hachis » ; et, bien qu’elle n’en dise rien, on sent qu’elle a, comme Dorine, flairé le galant et qu’elle en rit. N’est-ce pas une situation plaisante, en vérité !

Que Tartuffe entre enfin en scène, et nous ne pourrons nous empêcher de rire à voir combien le personnage ressemble, sinon à tous les traits, du moins à l’essentiel du portrait qui nous en a été fait. Il est gros et gras, et l’acteur qui joue le rôle doit être, comme au temps de Molière, choisi en conséquence ; – ses paroles suent l’affectation : « Laurent, serrez ma haire avec ma discipline ! » – il est libidineux : son indécente pudeur le prouve, et le commentaire dont il l’accompagne :

 

...Couvrez ce sein que je ne saurois voir ;

Par de pareils objets les âmes sont blessées.

Et cela fait venir de coupables pensées ;

 

– enfin il en veut à l’honneur d’Elmire, et, quand on lui demande de sa part un mot d’entretien, il répond par un : « Hélas ! très volontiers », qui est tout un poème de sensualité flattée et qui se cache.

À partir de ce moment. Tartuffe ne nous est plus peint par les autres, il se montre lui-même. Nous n’en sommes plus aux préliminaires de l’action, mais à l’action elle-même, rapide et violente. Est-ce que la peine prise par l’auteur comique pour nous rendre Tartuffe plaisant ne va pas être perdue ? Est-ce que nous n’allons pas uniquement nous sentir en face d’un malfaiteur sinistre ? Si cela arrive, Molière aura commis une lourde faute, puisque l’unité d’impression fera défaut à son œuvre. Or, s’il faut en croire M. Jules Lemaître[136], la faute est commise, et à tel point, qu’on ne peut même pas parler de dissonances dans le rôle de Tartuffe : il faut dire qu’il y a deux Tartuffes, dont le premier, celui des deux premiers actes et de quelques endroits par la suite, « n’est qu’un pourceau de sacristie, un grotesque, un bas cafard de fabliau, une trogne de « moine moinant de moinerie », violemment taillée à coups de serpe par l’anticléricalisme (déjà !) du « libertin » Molière », – et dont le second est un homme de bonne éducation, une sorte de gentilhomme pauvre, tortueux et élégant, athée, sensuel, d’autant plus dangereux que sa perversité est loin d’être sans grâce, et qui met presque Elmire en danger par l’art avec lequel il pratique la corruption. Ce second Tartuffe, qui ressemble par plusieurs côtés à Don Juan, ne saurait vraiment être un personnage comique.

Il y aurait lieu de s’arrêter assez longuement ici et de réfuter M. Jules Lemaître, si, usant d’un procédé qui lui est familier, il n’avait eu soin de se réfuter lui-même. Après avoir montré que Tartuffe était double, il a montré ensuite qu’il était simple. Et Tartuffe est simple, en effet, mais non de la façon que M. Jules Lemaître l’entend. Le critique ne prend plus à la lettre toutes les exagérations de Dorine et d’Orgon, il abandonne le pourceau de sacristie et le bas cafard de fabliau qu’il avait cru voir dans les premiers actes ; mais il continue à exagérer la finesse, la distinction, l’habileté de Tartuffe dans les derniers. S’il ramène Tartuffe à l’unité, c’est en effaçant complètement le premier Tartuffe devant le second, pour rendre le personnage partout sérieux. – Il ne s’agit que de les fondre, ce qui est aisé, et Tartuffe reste dans son ensemble un personnage à la fois sinistre et comique.

Voyons d’abord les situations où Molière met Tartuffe. Ces situations, il n’en coûte nullement de l’avouer, sont de celles qui pourraient figurer dans le drame le plus noir. Un hypocrite luxurieux qui, tout en parlant du ciel, cherche à séduire une honnête femme, la femme de son bienfaiteur, la belle-mère de celle qu’il doit épouser ; un satyre qui, dès qu’il croit la voir faiblir, la pousse sans délai à la suprême honte pour la compromettre définitivement et pour satisfaire sa passion ; un égoïste sans pitié qui laisse un père chasser injustement son fils à cause de lui, qui amène sa dupe à se dépouiller de tous ses biens, et qui récompense tant de dévouement aveugle par la pire des trahisons : Molière, avec de telles scènes, aurait pu faire frémir et pleurer ; et la force de ces situations est telle, que nous nous sentons par endroits un peu oppressés en les voyant. Mais Molière a voulu que cette impression fût fugitive, et il a mis fort habilement un élément comique dans ces situations mêmes qui devaient nous faire trembler.

Ainsi, quand commence la première entrevue entre Elmire et Tartuffe, nous savons très bien qu’Elmire méprise son prétendu séducteur et que celui-ci n’obtiendra rien. Dans la suite de la scène, on voit à sa froideur, au soin qu’elle prend de le mettre en contradiction avec ses allures pieuses, que son cœur n’a pas battu plus fort et qu’il lui faut même bien songer à la détresse morale où se trouve la pauvre Mariane, menacée d’épouser Tartuffe, et à la nécessité où elle est de ménager Tartuffe afin d’obtenir son désistement, pour ne pas ricaner au nez de ce Don Juan de sacristie. Il importe ici de ne pas se laisser influencer par le souvenir des autres amoureux et séducteurs de Molière[137]. Oui, une tradition gauloise éminemment fâcheuse a voulu que, jusqu’à nos jours (où les Augier et les Dumas fils y ont mis en partie bon ordre), le mari au théâtre fût toujours ridicule et le séducteur toujours séduisant. Mais, si Orgon est ridicule comme Dandin, il manque à Tartuffe un point capital (outre l’élégance de l’allure, l’impertinence aristocratique du ton et d’autres choses encore) pour qu’il ressemble à Clitandre : c’est qu’Elmire ait pour lui les sentiments d’Angélique. En vain M. J. Lemaître nous dit-il : Molière « nous a montré un scélérat si élégant, d’une pâleur si distinguée dans son costume noir, si spécial par l’ironie sacrilège qu’il mêle à ses discours, que, si Elmire lui résiste, ce ne peut plus être chez elle dégoût et répugnance, et que vraiment, en supposant cette jeune femme un rien curieuse, et de tempérament moins paisible, on aurait presque lieu de trembler pour elle. » Il y a fort à répondre à ce passage : d’abord, que cette distinction de Tartuffe ne se voit guère dans Molière, et que la pâleur distinguée du gros acteur du Croisy est un aimable contresens ; ensuite, que le poète a bien soin de nous montrer Elmire paisible et peu « curieuse » de perversité morale ; – enfin et surtout, qu’on n’avait pas encore alors brouillé à plaisir tous les sentiments ; qu’on n’avait pas songé à confondre l’amour profane et l’amour de Dieu ; que le sacrilège pouvait séduire un « grand seigneur méchant homme » comme Don Juan, mais non une bonne et honnête bourgeoise comme Elmire.

– Mais alors Tartuffe, qui parle encore de Dieu au moment où il essaie d’amener Elmire à l’acte le moins religieux du monde ; Tartuffe, qui veut cumuler les emplois de séducteur et de dévot ; Tartuffe est un insigne maladroit, et Molière en a pris trop à son aise avec le personnage ?

– Non, certes. Molière aurait pu faire rire de Tartuffe en lui donnant une attitude gauche et ridicule ; il ne l’a point voulu ; et, si Tartuffe fait rire, c’est uniquement parce qu’il est dans une situation fausse. Tartuffe s’est toujours donné comme un saint homme, et maintenant, épris d’Elmire, incapable de résister à ses vices, il veut la séduire : que doit-il faire ? déclarer qu’il a voulu tromper tout le monde ? c’est un peu ce qu’il fait à la fin de la seconde entrevue, quand il dit qu’il a mis Orgon en état de tout voir sans rien croire. Mais c’est qu’alors il se croit sûr du succès et peut se laisser aller ; s’il parlait ainsi plus tôt, il risquerait de rebuter Elmire et de lui inspirer de l’horreur pour un fourbe tel que lui. – Doit-il proclamer tragiquement qu’il est sincère dans sa piété, qu’il commet un crime en aimant Elmire, mais qu’il se damne avec joie pour elle ? Quelque peu religieuse d’air et de maintien que soit Elmire, une pareille déclaration ne paraît pas de nature à l’attirer non plus, et il y a des chances sérieuses pour qu’elle lui réponde : « Damnez-vous, soit ; je ne tiens pas du tout à me damner avec vous. » De plus, quand Tartuffe aura bien fait le héros romantique et fatal, pourra-t-il reprendre ses momeries ? Non, sans doute ; or. Tartuffe, qu’on se le rappelle, ne veut lâcher ni Orgon, ni Mariane, qui sont pour lui des sources de profit trop évidentes. – Enfin, Tartuffe n’est, à mon sens, ni un pur imposteur, ni un héros romantique : faire du vice et de la piété un monstrueux mélange, c’est le fond même du personnage. La fausseté de sa situation résulte de la contradiction même qui est en lui. Et dès lors. Tartuffe ne peut agir que comme il agit. S’il fait rire, c’est d’un rire de bon aloi. Or, il est comique incontestablement. Il l’est d’abord, parce que son masque d’honnête dévot le gène singulièrement pour s’expliquer et qu’Elmire feint longtemps de ne pas le comprendre. Il l’est ensuite, parce que, toute sa casuistique étant percée à jour par Elmire, plus il s’efforce de la gagner, plus il l’éloigné et se compromet lui-même. Il l’est enfin, parce que lui, le dupeur de profession, va être trompé par une âme sincère, droite, à qui la fourberie répugne et qui n’y a recours qu’en désespoir de cause.

Ainsi, Tartuffe serait-il seul avec Elmire, comme il le croit, que sa situation serait déjà comique ; mais dans aucune des deux entrevues il n’est seul avec elle. Pendant qu’il cherche à séduire Elmire à l’acte III, nous regardons, en riant d’avance de l’effet qui va être produit, la porte du cabinet où se cache Damis. Damis, il est vrai, ne tirera pas grand profit de son artifice, et Tartuffe se relèvera vite de sa déconvenue ; mais nous n’en savons rien en ce moment, et nous jouissons déjà d’un éclat qui nous paraît inévitable et sûr. – À l’acte IV, nous sommes encore plus certains de l’échec de Tartuffe, puisque Orgon est là sous la table à l’écouler, et rien n’est plus plaisant que d’entendre le maître fourbe dire avec confiance à la barbe du mari :

 

Qu’est-il besoin pour lui du soin que vous prenez !

C’est un homme, entre nous, à mener par le nez.

De tous nos entretiens il est pour faire gloire,

Et je l’ai mis au point de tout voir sans rien croire.

 

Rien n’est plus plaisant, dis-je, sinon de le voir s’avancer, l’œil allumé, les bras ouverts, pour embrasser uniquement Orgon.

Il est vrai qu’après les deux scènes avec Elmire, Tartuffe reprend vite l’avantage, qu’il est sinistre et nullement comique quand il fait chasser Damis par son père, ou quand à Orgon, qui l’invite à sortir de sa maison, il répond insolemment :

 

C’est à vous d’en sortir, vous qui parlez en maître.

 

Mais, dans le premier cas, Molière nous empêche de nous laisser attrister par Tartuffe en nous faisant rire d’Orgon ; dans le second, il s’efforce aussi de nous distraire par les mots de Dorine et l’inconcevable obstination de Mme Pernelle, jusqu’à ce qu’arrive la confusion définitive du traître, où nous rions bien volontiers de lui, où nous ririons même trop et jusqu’à oublier la leçon sérieuse qui se dégage de l’œuvre, si Cléante ne nous rappelait au sentiment des convenances en y rappelant Orgon :

 

...Ah ! mon frère, arrêtez,

Et ne descendez point à des indignités.

 

Comique par les situations où il est placé, Tartuffe ne peut que l’être aussi par son attitude et par son langage. Là encore, il est pris entre sa nature vicieuse et son rôle religieux ; contrairement à ce que dit La Bruyère, il lui est impossible de se débarrasser de son bigotisme quand il le faudrait ; et le voilà obligé de regarder Elmire avec des yeux ardents et pudibonds à la fois ; de s’approcher d’elle tout doucement, à mesure qu’elle s’éloigne ; de regarder gravement si les étoffes dont le corps d’Elmire est recouvert sont moelleuses, tandis que c’est à ce corps seul qu’il songe. L’effet plaisant de ses roulements d’yeux équivoques est complété par son langage, fort équivoque aussi. Là où il voudrait parler de sa passion, il parle à plusieurs reprises de son zèle ; là où il voudrait crier sa soif de serrer dans ses bras celle qui a ému ses sens, il en est réduit à dire piteusement :

 

De vous faire aucun mal je n’eus jamais dessein.

 

S’il s’enhardit et s’il va plus loin, il n’en continue pas moins à porter toute une défroque pieuse et, en partie pour jouer son rôle, en partie par simple habitude, en partie, si l’on admet mon interprétation, par un abominable abus des choses les plus respectables et qu’il croit lui-même respecter, il emploie toute une phraséologie mystique, qu’il transpose, pour ainsi dire, qu’il applique à des idées nullement mystiques : et l’on voit quel effet piquant est produit par ce mot de béatitude qu’il emploie au moins à deux reprises, par ceux de quiétude et de suavité, par la dévotion qu’il se propose d’avoir pour Elmire, et l’autel où il voudrait bien que son cœur sacrifiât.

On a cité, pour prouver le caractère sérieux de Tartuffe, les vers où il fait de l’amour des créatures un échelon pour s’élever à l’amour du créateur :

 

Nos sens facilement peuvent être charmés

Des ouvrages parfaits que le ciel a formés.

Ses attraits réfléchis brillent dans vos pareilles ;

Mais il étale en vous ses plus rares merveilles :

Il a sur votre face épanché des beautés

Dont les yeux sont surpris, et les cœurs transportés,

Et je n’ai pu vous voir, parfaite créature,

Sans admirer en vous l’auteur de la nature,

Et d’une ardente amour sentir mon cœur atteint,

Au plus beau des portraits où lui-même il s’est peint[138].

 

C’est là, nous dit-on, un sentiment, et ce sont presque des vers lamartiniens ! Sans doute ; mais, de tout temps, le sublime a touché au grotesque. Là où Lamartine peut légitimement éveiller quelques scrupules, mais enfin excite notre admiration par sa sincérité et par la hauteur de ses vues, Tartuffe nous fait rire par sa duplicité et sa lubricité basse. Lamartine ne cherche qu’à exhaler ses sentiments profonds, et nous nous laissons gagner par eux ; Tartuffe ne veut que tromper Elmire, et, comme elle rit de lui, nous en rions plus fort.

Un comique plus subtil et plus délicat que celui qui résulte du vocabulaire de Tartuffe est celui qui découle des contrastes de son style même, le plus souvent enveloppé, tortueux, félin, si l’on peut dire, ailleurs par trop direct et brutal :

 

D’abord j’appréhendai que cette ardeur secrète

Ne fût du noir esprit une surprise adroite ;

Et même à fuir vos yeux mon cœur se résolut,

Vous croyant un obstacle à faire mon salut.

Mais enfin je connus, ô beauté toute aimable,

Que cette passion peut n’être point coupable,

Que je puis l’ajuster avecque la pudeur.

Et c’est ce qui m’y fait abandonner mon cœur.

Ce m’est, je le confesse, une audace bien grande

Que d’oser de ce cœur vous adresser l’offrande ;

Mais j’attends en mes vœux tout de votre bonté,

Et rien des vains efforts de mon infirmité ;

En vous est mon espoir, mon bien, ma quiétude,

De vous dépend ma peine ou ma béatitude,

Et je vais être enfin, par votre seul arrêt,

Heureux, si vous voulez, malheureux, s’il vous plaît[139].

 

Comparez ce qui est dit quarante vers plus loin :

 

Le soin que nous prenons de notre renommée

Répond de toute chose à la personne aimée,

Et c’est en nous qu’on trouve, acceptant notre cœur,

De l’amour sans scandale et du plaisir sans peur[140].

 

Voyez, dans la deuxième scène, ces vers pleins d’onction :

 

C’est sans doute, Madame, une douceur extrême

Que d’entendre ces mots d’une bouche qu’on aime :

Leur miel dans tous mes sens fait couler à longs traits

Une suavité qu’on ne goûta jamais.

Le bonheur de vous plaire est ma suprême étude,

Et mon cœur de vos vœux fait sa béatitude[141].

 

Comparez ces vers qui suivent de bien près :

 

TARTUFFE.

Je puis vous dissiper ces craintes ridicules,

Madame, et je sais l’art de lever les scrupules.

Le Ciel défend, de vrai, certains contentements ;

Mais on trouve avec lui des accommodements...

 

Enfin votre scrupule est facile à détruire :

Vous êtes assurée ici d’un plein secret,

Et le mal n’est jamais que dans l’éclat qu’on fait ;

Le scandale du monde est ce qui fait l’offense,

Et ce n’est pas pécher que pécher en silence...

ELMIRE.

La faute assurément n’en doit pas être à moi.

TARTUFFE.

Oui, Madame, on s’en charge[142].

 

Le premier type de style est délicieux, le contraste entre les deux est tout à fait piquant ; et comment s’expliquent l’un et l’autre ? Toujours par la situation fausse de Tartuffe et par la lutte que son naturel et son rôle – ou ses passions et ses croyances – se livrent en lui.

Maintenant, il y a bien d’autres endroits où l’on rit, et où Tartuffe, au fond, n’est qu’odieux. Quand Tartuffe se met à genoux devant Orgon, en feignant de demander grâce pour Damis, dont en réalité il assure la perte ; quand il répond à Cléante, qui le prie de laisser rentrer Damis dans la maison dont son père l’a chassé :

 

Le commerce entre nous porteroit du scandale ;

 

dans ces deux scènes, Tartuffe fait triompher une abominable machination, et nous rions cependant. – Quand Tartuffe, qui a feint de vouloir céder la place à Damis, consent à rester dans la maison d’Orgon en disant avec un soupir :

 

Eh ! bien, il faudra donc que je me mortifie,

 

il met de plus en plus le pied sur sa dupe, et nous rions. – Quand il accepte la donation avec ce mot sublime d’hypocrisie :

 

La volonté du Ciel soit faite en toutes choses,

 

il vient de dépouiller toute une famille, et nous rions. – Quand enfin il se dérobe à toute explication avec Cléante sous cet insolent prétexte :

 

...Il est, Monsieur, trois heures et demie,

Certain devoir pieux me rappelle là-haut,

Et vous m’excuserez de vous quitter si tôt,

 

nous comprenons qu’aucun bon sentiment ne le fera déloger des positions qu’il a conquises, et nous rions. Pourquoi ? c’est d’abord un peu par un secret du génie et parce que Molière a su marquer d’une façon si forte, si sûre, si imprévue, l’opposition entre le Tartuffe dévot et le Tartuffe vicieux, que le rire jaillit involontairement ; mais c’est aussi que Molière profite en ces endroits du soin qu’il a pris pour rendre le fourbe plaisant dans les deux premiers actes et dans la suite, et qu’on a pris l’habitude de rire de celui qui pourrait faire pleurer ; et c’est enfin que nous n’échappons pas à l’influence de l’atmosphère comique où Molière a voulu plonger Tartuffe.

Ici, nous devons nous contenter de quelques indications rapides ; car, puisque nous nous sommes proposé de montrer le caractère comique de Tartuffe, autant nous serons dans le sujet en montrant d’un mot que le milieu où il est plongé doit le faire paraître plaisant, autant nous en sortirions si nous accordions aux personnages autres que Tartuffe une véritable étude. Nous ne dirons même rien des scènes comiques où l’imposteur ne paraît point, bien qu’elles contribuent puissamment, elles aussi, à rendre le public réfractaire à l’humeur sombre et aux impressions tragiques. Mais comment ne pas remarquer le soin que prend Molière de mettre constamment en face de Tartuffe un personnage chargé de ramener le ton comique dès que la gravité de l’intrigue l’a mis en fuite ? Quand Tartuffe fait chasser Damis, nous frémirions ; mais Orgon donnant dans tous les panneaux du saint homme, Orgon se jetant à genoux devant Tartuffe, à genoux aussi, et l’embrassant, provoque une hilarité invincible, où se noie l’horreur de la situation. Orgon n’est pas moins plaisant dans la scène suivante, où la douceur de Tartuffe le fait pleurer de tendresse, et où il éprouve le besoin de s’écrier encore une fois : ‘Le pauvre homme ! » quand Tartuffe se résigne à se charger de tous ses biens. – Dans la grande scène du quatrième acte entre Tartuffe et Elmire, Tartuffe, nous l’avons dit, est lui-même plaisant, mais la scène est tellement osée que l’effet comique a besoin d’être renforcé ; Orgon, avec son ahurissement, s’acquitte à merveille de cette tâche : voilà, dit-il en sortant à demi de dessous la table,

 

Voilà, je vous l’avoue, un abominable homme !

Je n’en puis revenir, et tout ceci m’assomme.

 

– Au dénouement seul, Molière fait un moment trêve à toute plaisanterie, et Dorine elle-même, l’incoercible rieuse, ne parle de Tartuffe qu’en termes graves :

 

ELMIRE.

L’imposteur !

DORINE.

Comme il sait, de traîtresse manière,

Se faire un beau manteau de tout ce qu’on révère !

 

Mais c’est pour que, après une « alarme si chaude », comme dit l’exempt, la détente soit encore plus agréable, en même temps que la leçon aura été plus forte.

Ainsi, nous ne devons pas nous laisser aveugler par tout ce que certains critiques, la vue troublée par le drame romantique et par le genre souvent larmoyant qu’on appelle aujourd’hui comédie, ont dit du comique de Molière et de certains rôles de son théâtre. Nous avons l’âme sensible (par vraie bonté d’âme ou par nervosité maladive ? il n’importe), et les Arnolphe, les Alceste, les victimes d’un Tartuffe nous feraient pleurer ; – mais on avait l’âme plus dure au XVIIe siècle, et, de même qu’on riait des plaisanteries macabres des Mascarille, des Sbrigani, des Nérine, des Scapin, on riait de ces mêmes personnages qui nous émeuvent. Molière le savait, et, depuis que l’heureux échec de Don Garcie l’avait détourné du drame sérieux, il ne craignait pas de manquer à la comédie en lui faisant traiter des sujets tout analogues à ceux que Racine devait traiter dans sa tragédie. Il s’arrangeait seulement pour que son intention fût visible ; pour que sa comédie ne devînt pas ce genre hybride que les La Chaussée, les Diderot et les Sedaine devaient créer au XVIIe siècle ; pour faire sortir le comique des éléments mêmes qui semblaient devoir l’exclure. Je trouve le vrai mot sur tout ceci dans un critique hongrois, M. Haraszti : « Si l’on a dit que sa comédie tourne vite au noir, j’aimerais bien retourner ce mot spirituel et dire que chez lui tout élément noir tourne vite au comique. » Cela est sensible, non seulement pour la pièce de Tartuffe, qui frise le drame et qui n’en est pas moins une comédie, mais pour le personnage même de l’imposteur, qui est un authentique scélérat et qui n’en est pas moins un personnage vraiment comique. Comment un tel tour de force a-t-il été possible à Molière ? Je serais heureux de penser que ceux qui lisent ces études le comprennent. Formé par la farce, Molière n’a jamais renié, jamais répudié la farce. Mais il a su ne pas ravaler jusqu’à elle les grands sujets qu’il osait aborder, et c’est la farce au contraire qu’il a élevée, qu’il a transformée pour la rendre capable et digne de traduire les plus grandes idées plaisamment, mais sans les trahir.

 

 

Chapitre XII - Don Juan

 

À Paris, dans ces dernières années, on pouvait voir jouer par la Comédie-Française un Don Juan de M. Henri Lavedan, qui porte pour titre : le Marquis de Priola. L’Opéra offrait la divine musique du Don Juan de Mozart. À l’Odéon se représentaient le Don Juan de Molière, le Don Juan de Marana de M. Haraucourt et la Vieillesse de Don Juan de MM. Mounet-Sully et Barbier. Entrant dans des librairies ou des bibliothèques, que de Dons Juans on pouvait se procurer, même à s’en tenir à ceux des deux derniers siècles : Dons Juans français de Mérimée, de Dumas, de Maupassant, de M. Jean Aicard (sans compter les esquisses de Musset, de Gauthier, de Baudelaire et de bien d’autres) ; Dons Juans espagnols de Zamora et de Zorrilla : Dons Juans italiens de Goldoni et de d’Annunzio ; Dons Juans anglais de Shadwell, de Richardson et de Byron ; Dons Juans allemands d’Hoffmann et de Lenau ; Don Juan suédois d’Almquist ; Dons Juans russes de Pouchkine et d’Alexis Tolstoï... J’en passe. Pourquoi les Dons Juans pullulent-ils ainsi ? Il en est des raisons multiples, dont nous ne pouvons songer à faire l’énumération complète. Certains écrivains tiennent à nous faire des confidences plus ou moins sincères, dans tous les cas cyniques, comme ce débauché de génie, lord Byron, ou ce fat au talent prestigieux, le sénateur Gabriele d’Annunzio. D’autres sont heureux de trouver un prétexte artistique pour flatter de basses passions ou, au contraire, pour les flétrir. Ceux-ci ont été séduits par le sophisme romantique de la liberté et de la divinité de l’amour ; ceux-là ont vu dans la légende de Don Juan un cadre commode pour toutes sortes de rêveries esthétiques ou même religieuses... Et tous, plus ou moins consciemment, ont été en outre encouragés par la consécration que Molière a donnée au sujet en 1665. Chose curieuse, car ce sujet, Molière ne l’a pas inventé, on peut à peine dire qu’il l’ait choisi, et il l’a traité hâtivement, en prose, à la fois pour venger une injure personnelle et pour subvenir à la détresse de son théâtre[143].

 

I

 

C’était en février 1665. Tartuffe était interdit ; la Princesse d’Élide, qui datait déjà de neuf mois, n’était pas une œuvre très résistante ; le Mariage forcé n’avait qu’un acte et était vieux de plus d’un an. À tout prix, il fallait du nouveau. Or, il se trouvait qu’après l’Espagne et l’Italie,  Paris s’était engoué de l’histoire de Don Juan[144]. Une troupe espagnole y avait-elle joué le drame de Tirso de Molina, le premier qui eut paru sur ce sujet au début du siècle ? Rien n’est plus douteux. Mais des comédiens italiens y jouèrent sûrement, sur la scène même de Molière, une commedia dell’ arte d’après la pièce de Tirso et d’après les pièces postérieures de Cicognini et de Giliberto. Dorimon, comédien de la troupe de Mademoiselle, avait fait jouer à Lyon en 1658, et imprimer dans la même ville en 1659 un Don Juan, repris à Paris en 1661, et bizarrement intitulé le Festin de Pierre. De Villiers, comédien de l’Hôtel de Bourgogne, en avait donné un aussi, et qui portait le même titre, sur le théâtre rival de Molière, à partir de 1659. Pourquoi la troupe du Palais-Royal n’aurait-elle pas profité de la vogue de ce sujet ? D’après une tradition, les comédiens supplièrent Molière de composer à son tour un Don Juan ; mais il est plus probable qu’il en eut l’idée lui-même, soit parce que le sujet devait assurer le succès, soit parce que l’occasion paraissait propice pour asséner quelques coups étourdissants sur les adversaires du Tartuffe.

Le mal était qu’une œuvre ainsi composée ne pouvait être une libre et logique inspiration de son génie. Mais ce génie allait se manifester malgré les obstacles.

Qu’avait été jusqu’alors ce drame de Don Juan, et qu’est-ce que notre auteur était obligé d’en conserver ?

En Espagne, Tirso de Molina avait représenté dans son Burlador de Sevilla y Convidado de piedra (le trompeur de Séville et le Convié de pierre)[145] un débauché bien espagnol, croyant en Dieu, persuadé qu’il fallait faire une fin chrétienne, mais se persuadant aussi que cette fin, il serait, toujours à temps delà faire, et qu’en attendant il fallait jouir et donner libre carrière à ses passions. Au dénouement, la statue de don Gonzalo d’Ulloa, un Commandeur que le débauché a tué pour ravir sa fille, l’entraîne aux enfers. « Un prêtre ! s’écrie Don Juan, donnez-moi le temps de me confesser ! » ; mais la statue reste impitoyable.

En Italie, sous la plume de Cicognini, Don Juan, animé d’une brutalité de passion plus grande encore, cesse d’être un croyant sans devenir vraiment impie ; l’œuvre perd son inspiration religieuse, elle est plus grossière et moins tragique ; la scène du dénouement prend plus d’importance purement théâtrale ; le côté comique s’accentue.

La pièce de Giliberto est perdue ; mais peut-être en retrouve-t-on la plus grande partie dans les comédies de Dorimon et de Villiers, qui, toutes deux, paraissent en dériver[146]. Don Juan y prend un égoïsme plus radical et plus impérieux ; croyant à la divinité – aux divinités plutôt, car il n’est pas question de Dieu, mais de Jupiter et de Neptune, – il s’amuse cependant à la braver ; à côté de lui, son valet, brave homme au fond, mais trop préoccupé de faire rire un public peu délicat, imite par endroits la méchanceté et les fanfaronnades de son maître.

Quant aux Italiens de Paris, on devine de quel biais ils ont pris le sujet. Essentiellement bouffons, Giuseppe Bianchi, Dominique Locatelli, Dominique Biancolelli et leurs émules ont fait pénétrer à flots dans la légende le gros comique : Arlequin débite des tirades saugrenues, il exécute mille singeries dans la scène du repas, il jette dans le parterre un bout de l’interminable rouleau qui contient la liste des épouses de Don Juan.

Molière, quoi qu’on en ait dit, ne paraît pas avoir connu le Burlador. Il a eu sous les yeux la pièce de Cicognini, dont il s’est peu servi d’ailleurs ; il connaissait le Festin de Pierre de Dorimon, celui de Villiers et l’arlequinade de ses camarades italiens. Qu’est-ce qui s’imposait à lui dans tout cela ? Le merveilleux du dénouement, dont la badauderie du public ne se lassait pas ; les données générales de la pièce ; et une dose plus ou moins forte de comique mêlée à cette sombre histoire. Dans la hâte de son improvisation, Molière a aussi emprunté à ses sources des incidents et des détails divers, qu’au premier coup d’œil on croirait qu’il a juxtaposés comme au hasard. Mais le génie du grand comique ne lui permettait pas de se borner ainsi au rôle d’amuseur à la suite. Il lui imposait de faire de Don Juan une étude neuve, profonde, et, avec des traits observés, comme il convenait au contemplateur, de dessiner un personnage qui fût à la fois un type et un être vivant. Puisque Italiens et Français tendaient assez gauchement à montrer en Don Juan un incrédule, puisqu’ils représentaient en lui un débauché et un grand seigneur, il étudierait le grand seigneur à la fois débauché et incrédule de son temps ; il nous donnerait le type du « grand seigneur méchant homme ». – Enfin, dans Dorimon et Villiers. Don Juan, déguisé en pèlerin, rencontre don Philippe, amant de la fille du Commandeur, résolu à venger sur lui sa fiancée. Par des paroles hypocrites il lui fait poser ses armes et, dans la pièce de Villiers, il le tue. La scène, pour bien des raisons, et surtout parce que Don Juan ne doit pas jouer le rôle d’un lâche spadassin, ne passera pas dans la pièce de Molière ; mais c’est une sorte d’invite à jouer l’hypocrisie. Et Molière l’aurait sans doute jouée sans cela ; mais la tentation qu’il avait de venger son Tartuffe interdit devait devenir, par cette invite, d’autant plus irrésistible. – Avec ces éléments divers était-il possible de constituer une pièce parfaitement une et régulière ? Voyons comment celle de Molière est construite.

Le dénouement, nous l’avons dit, ne pouvait être fait que par la statue du Commandeur, la statue qui marche, qui parle et qui entraîne Don Juan au milieu des flammes. Molière en a même corsé le merveilleux en faisant précéder cette scène d’une autre, où Don Juan voit devant lui un spectre qui se transforme en figure du Temps tenant sa faulx : le Temps et sa faulx doivent annoncer la mort prochaine du coupable ; le spectre est une femme voilée dont la voix est connue de Don Juan : c’est une victime de Don Juan, c’est un de ses crimes qui se dresse devant lui pour lui annoncer le châtiment. Maintenant, comment ce dénouement merveilleux sera-t-il amené ? Va-t-il être la conclusion naturelle d’une pièce, où le Commandeur, tué par Don Juan, aura tenu une grande place, comme dans le Burlador ? Ceci aurait l’inconvénient de transporter trop nettement la scène en Espagne, de rendre l’œuvre trop sombre, d’empêcher l’étude de mœurs que projette Molière. Molière se résigne donc à rendre son dénouement quelque peu postiche ; et, comme il faut cependant qu’il soit amené, tant bien que mal, nous voyons à la fin de l’acte IV que la statue se rend à une invitation de Don Juan et lui en adresse une elle-même. À la fin de l’acte III, Don Juan arrive, au cours d’une promenade, devant le tombeau du, Commandeur et fait inviter la statue par Sganarelle, son valet. À l’acte II, il n’est pas question du Commandeur, et il n’en est parle à l’acte I que d’une façon rapide et imprudente. Sganarelle, essayant de faire craindre à Don Juan « le ressentiment des parents et des amis » de la victime, nous empêche de prévoir une intervention merveilleuse du Commandeur lui-même et nous lance ainsi sur une fausse piste. Tout cela est peu, on le voit, et ne constitue nullement une intrigue. L’intrigue, puisqu’il en faut une dans toute pièce de théâtre, sera fournie par l’histoire de Donc Elvire.

Celle-ci, en effet, tient plus de place dans l’œuvre, sans pourtant (il s’en faut) remplir cette œuvre tout entière. Elle occupe le commencement et la fin de l’acte Ier : le commencement, où nous apprenons que Don Juan a entraîné Done Elvire hors d’un couvent et l’a épousée, puis abandonnée ; – la fin, où Done Elvire, venant retrouver son époux, est en butte à son impertinence. – L’acte II serait complètement étranger à l’intrigue, si Don Juan n’y était à la fin obligé de fuir devant douze hommes qui le cherchent. Bien que Done Elvire ne soit pas nommée, nous devinons que ces ennemis de Don Juan veulent venger l’injure qui lui a été faite. – L’acte III ne rentre dans l’intrigue que pour un tiers de son contenu : Don Juan y sauve un frère d’Elvire, Don Carlos, et est ensuite défendu par lui contre la colère d’un autre fière. – À l’acte IV, Done Elvire occupe une scène, la scène 6, où, revenue de tous sentiments profanes et poussée par le ciel, elle vient seulement supplier son ancien époux de se convertir. – L’acte V fournit aussi à l’intrigue une scène, la scène 3, où Don Carlos, frère d’Elvire, demande à Don Juan la réparation promise et se heurte à une hypocrisie inattendue. Remarquez que Don Juan ne se bat pas avec Don Carlos, que ni celui-ci, ni son frère, ni Elvire ne reparaissent, et que, par suite, si le merveilleux du Don Juan donne un dénouement, mais pas d’intrigue, – l’histoire de Done Elvire donne une intrigue (assez maigre, du reste), mais pas de dénouement. Les deux éléments de l’action ne se tiennent pas. Molière a seulement tenté de les rattacher par un détail fort invraisemblable. Quand Elvire vient trouver son époux et s’efforce de le convertir au IVe acte, le ciel l’a avertie que « sa colère redoutable est prête de tomber » sur le séducteur.

Est-ce à dire donc que l’œuvre de Molière se compose de deux éléments sans lien entre eux, plus des hors-d’œuvre, fort remarquables peut-être, mais qui n’en rendent pas la composition meilleure ? À ce compte, elle serait dramatiquement monstrueuse, et elle ne l’est pas. Bien que très libre d’allure, elle a une composition nettement visible et une marche qu’on peut déterminer. Seulement, il faut, pour s’en rendre compte, considérer comme l’essentiel de l’œuvre, non pas la partie merveilleuse, non pas l’histoire de Donc Elvire, non pas une intrigue, quelle qu’elle soit, mais la peinture même de Don Juan, que l’histoire d’Elvire sert à rendre facile et complète, et à laquelle la partie merveilleuse sert de conclusion. Bien que l’action se déroule en un temps très court, bien que Don Juan soit en réalité dès le début tout ce qu’il peut être, Molière a su nous donner l’illusion d’un développement de caractère. Le caractère une fois complètement peint et comme développe devant nous, ceux qui tiennent à une sanction immédiate des actions humaines la trouvent dans la terrible intervention de la statue ; ceux qui répugnent au merveilleux et se contentent d’une peinture de caractère ferment les yeux sur le dénouement et regardent la pièce comme complète par cela seul que la peinture est terminée.

Examinons la pièce de ce point de vue.

Le premier acte, comme il est naturel, nous fait connaître à la fois en Don Juan le libertin, c’est-à-dire l’incrédule, et le débauché. Mais le libertin n’est indiqué qu’en passant, et ce qui s’étale surtout c est le débauché. Il y a d’ailleurs dans les scènes une intéressante progression. À la scène I, Sganarelle nous dépeint son maître comme l’épouseur du genre humain ; à la scène 2, le séducteur lui-même nous l’ait la théorie du Donjuanisme : curiosité satanique, dilettantisme, égoïsme profond ; à la scène 3, nous voyons sa dureté et son impertinence vis-à-vis de ses victimes. Citons quelques lignes de l’importante scène 2, celle où il explique comment, abandonnant Elvire, il s’est attaché à une nouvelle beauté :

 

La personne dont je te parle est une jeune fiancée, la plus agréable du monde, qui a été conduite ici par celui même qu’elle y vient épouser ; et le hasard me fit voir ce couple d’amants trois ou quatre jours avant leur voyage. Jamais je n’ai vu deux personnes être si contents l’un de l’autre, et faire éclater plus d’amour. La tendresse visible de leurs mutuelles ardeurs me donna de l’émotion. J’en fus frappe au cœur et mon amour commença par la jalousie. Oui, je ne pus souffrir d’abord de les voir si bien ensemble ; le dépit alarma mes désirs, et je me figurai un plaisir extrême à pouvoir troubler leur intelligence, et rompre cet attachement, dont la délicatesse de mon cœur se tenait offensée ; mais jusques ici tous mes efforts ont été inutiles, et j’ai recours au dernier remède. Cet époux prétendu doit aujourd’hui régaler sa maîtresse d’une promenade sur mer. Sans t’en avoir rien dit, toutes choses sont préparées pour satisfaire mon amour, et j’ai une petite barque et des gens, avec quoi fort facilement je prétends enlever la belle.

 

C’est encore le débauché qui remplit l’acte II ; mais la progression est visible. On nous avait seulement parlé de ses scènes de séduction ; ici nous en avons une sous les yeux. De plus, Don Juan, aussitôt après qu’il a failli se noyer dans sa tentative d’enlèvement, où seul le dévouement du paysan Pierrot l’a sauvé, ne craint pas de voler à une aventure amoureuse nouvelle. Ce séducteur de personnes nobles ne dédaigne pas les belles paysannes. Ce mari de tant de femmes successives promet mariage à deux à la fois, Charlotte et Mathurine, et se démêle habilement des embarras que cette situation amène. Ce raffiné d’honneur enlève à celui qui vient de le sauver, à Pierrot, sa fiancée Charlotte et le roue lui-même de coups.

L’étude du débauché une fois amenée à une perfection suffisante, il est juste d’en faire autant pour l’étude du libertin. Le IIIe acte y est consacré. Don Juan nous est d’abord montré incrédule à tout, sauf à quelques vérités de science ou de bon sens trop évidentes, incrédule aux choses dont il est loisible de douter, comme à la médecine, incrédule à celles dont il est impie de douter : l’enfer, le ciel. Dieu lui-même. Et ce libertinage va jusqu’au prosélytisme odieux et au désir d’avilir les âmes par l’achat des consciences, dans la scène du Pauvre :

 

DON JUAN.

Quelle est ton occupation parmi ces arbres ?

LE PAUVRE.

De prier le Ciel tout le jour pour la prospérité des gens de bien qui me donnent quelque chose.

DON JUAN.

Il ne se peut donc pas que tu ne sois bien à ton aise ?

LE PAUVRE.

Hélas ! Monsieur, je suis dans la plus grande nécessité du monde.

DON JUAN.

Tu te moques : un homme qui prie le Ciel tout le jour, ne peut pas manquer d’être bien dans ses affaires.

LE PAUVRE.

Je vous assure, Monsieur, que le plus souvent je n’ai pas un morceau de pain à mettre sous les dents.

DON JUAN.

Voilà qui est étrange, et tu es bien mal reconnu de tes soins. Ah ! Ah ! je m’en vais te donner un louis d’or tout à l’heure, pourvu que tu veuilles jurer.

LE PAUVRE.

Ah ! Monsieur, voudriez-vous que je commisse un tel péché ?

DON JUAN.

Tu n’as qu’à voir si tu veux gagner un louis d’or ou non : en voici un que je te donne, si tu jures. Tiens : il faut jurer.

LE PAUVRE.

Monsieur...

DON JUAN.

À moins de cela tu ne l’auras pas.

SGANARELLE.

Va, va, jure un peu, il n’y a pas de mal.

DON JUAN.

Prends, le voilà ; prends, te dis-je ; mais jure donc.

LE PAUVRE.

Non, Monsieur, j’aime mieux mourir de faim.

DON JUAN.

Va, va, je te le donne pour l’amour de l’humanité[147].

 

Dans la scène de la statue, le libertinage de Don Juan va jusqu’à la moquerie envers la mort et à l’obstination devant l’évidence du surnaturel. Entre deux, par un contraste très dramatique et très vrai quand il s’agit d’un méchant homme qui est un grand seigneur. Don Juan nous est montré brave et chevaleresque dans la scène avec Don Carlos.

Puisque les deux premiers actes nous ont donné la peinture du débauché, et le IIIe celle du libertin, il reste, au IVe, à réunir ces deux peintures et à les pousser plus loin. Et donc, nous voyons le grand seigneur méchant homme se jouer de son créancier M. Dimanche, recevoir avec une impertinence odieuse les justes reproches de son père : « Si vous étiez assis, vous en seriez mieux pour parler », ou même l’aire l’horrible souhait de sa mort prochaine. Nous voyons le débauché trouver un stimulant pour ses sens dans la douleur, dans les larmes, dans la piété profonde d’Elvire. Nous voyons enfin le libertin refusant de croire à ce qu’il a vu de la statue mouvante, insensible aux avertissements d’Elvire, incapable de trembler et de s’humilier devant la visite du Commandeur.

À moins de faire verser le sang à Don Juan, ce qui dénaturerait le caractère de la pièce, la progression n’est-elle pas complète ? Molière a-t-il quelque chose à mettre dans son cinquième acte ? Oui, il reste que le libertin se joue du ciel au point de contrefaire la piété et, sous un manteau sacré, cache les méfaits du débauché. Don Juan fait donc l’hypocrite et abuse ainsi son père. Mais cette fois, c’en est trop ; le criminel est complet, le ciel se venge, et Don Juan meurt, inflexible et impénitent comme il a vécu.

Voilà certes un ordre très habile, et, si l’on veut s’en convaincre mieux encore, on n’a qu’à comparer cet ordre avec celui de certains devanciers de Molière, où Don Juan, dès le début de la pièce, accueille son père avec une brutalité qui en fait vraiment un parricide, ou avec celui de son imitateur Thomas Corneille, faisant périr Don Juan après une amourette pas plus répréhensible que tant d’autres. Ici comme ailleurs, Molière a négligé ce qui paraissait l’essentiel à ses prédécesseurs, mais qui ne lui paraissait à lui que l’accessoire : l’intérêt de curiosité, l’intrigue ; il s’est attaché à ce qui n’intéressait guère avant lui, à la peinture des mœurs et des caractères ; et il en a été récompensé, non seulement par la haute valeur de ses peintures, mais par la belle ordonnance de ces scènes mêmes qu’il avait, dirait-on, laissé se succéder à l’aventure.

 

II

 

Mais essayons de pénétrer plus avant dans l’art de Molière et de voir ce qui est résulté, dans une œuvre comme Don Juan, du conflit de la vérité des caractères avec les incidents traditionnels et avec les conventions théâtrales que le dramaturge était forcé de respecter.

Il semble qu’il y ait un lien nécessaire entre la vérité des caractères et la vraisemblance de l’intrigue, en ce sens que des personnages vrais ne peuvent évoluer que dans un milieu vrai aussi, et qu’une invraisemblance de l’intrigue doit faire ombre sur les caractères. Cette vue est exacte, mais ne doit pas être poussée à l’extrême. Quoi qu’on fasse, le théâtre ne reproduira jamais la vie dans sa complexité, dans sa variété ; il ne pourra le faire, quelque liberté qu’on lui laisse et quelque richesse de moyens d’expression qu’on lui assure : à plus forte raison ne l’a-t-il pu, quand il était soumis à la sévérité des règles classiques et gêné par la simplicité de son outillage. Il faut supprimer, il faut choisir, et, si l’on choisit ce qui assurera la suite logique des faits, la vraisemblance parfaite des faits, c est peut-être alors qu’on sacrifiera le plus ce qui montrerait la suite logique et la vraisemblance des caractères. Entre les deux, Molière n’hésite pas ; c’est aux caractères qu’il s’attache, et il s’y attache si bien, qu’il finit même par ne plus faire assez de cas (à notre goût) de la vraisemblance des faits, du décor et du temps. Nous pouvons dire, en retournant une phrase de Vinet : Molière, qui ne se permet pas une invraisemblance morale, est plein d’invraisemblances sous le rapport de l’intrigue.

Si Molière procède ainsi – et nous l’avons vu – dans des pièces où le sujet ne dépendait que de lui et où il avait pu le pétrir à sa guise, qu’a-t-il dû faire dans un Don Juan, où tant d’éléments disparates lui étaient imposés par la tradition même du sujet et par le succès que ces éléments obtenaient auprès du public ? où il fallait, pour montrer les entreprises du séducteur, le promener de çà de là, en dépit des trois unités, et user assez librement du temps et de l’espace ? Ces éléments donnés comportaient de fortes invraisemblances par la juxtaposition du drame, de la farce et de l’élément merveilleux. Et, pour mêler ces éléments étrangers à des éléments nationaux, pour accommoder le plus possible cette action longue et errante aux règles classiques, il fallait risquer des invraisemblances nouvelles. Or, toutes ces invraisemblances pouvaient gâter l’œuvre, si elles empêchaient la vérité des caractères, ou même si Molière n’en tirait pas parti pour obtenir cette vérité.

L’action d’un Don Juan ne pouvait se passer qu’en Espagne ou dans un pays espagnol. La couleur même du sujet le voulait, et aussi le nom du héros, consacré par toutes les œuvres précédentes. Molière a choisi la Sicile, pays espagnol, mais moins connu, plus propre à la fantaisie (rappelez-vous l’Étourdi, qui se passe à Messine), et il a voulu en même temps peindre ce qu’il voyait. Ainsi, le gentilhomme sicilien vit à la cour, comme le dit Done Elvire, et cette cour est évidemment la cour de France ; – il porte exactement le costume des marquis ridiculisés par Molière (voyez la description qu’en fait Pierrot) ; – il tient une conversation sur le vin émétique, lequel, dit il, « fait bruire ses fuseaux », et il les faisait bruire en effet à Paris, car le Roi avait été guéri par ce remède en 1658 ; – il a pour créancier M. Dimanche, qui est la vivante peinture d’un marchand de la rue Saint-Denis ; – il séduit, au bord de la mer de Sicile, une paysanne qui parle le patois de l’Île de France, et, pour qu’une invraisemblance (bien moindre, il est vrai) s’ajoute à une autre, cette paysanne parle une langue plus relevée lorsqu’elle s’adresse à Don Juan que lorsqu’elle s’adressait au paysan Pierrot ; – il peint la cabale hypocrite dans laquelle il veut s’enrôler, et cette cabale est évidemment celle qui, à Paris, proscrit Tartuffe.

Don Juan doit être puni par la statue du Commandeur, et ce merveilleux, accepté avec une terreur pieuse par les Espagnols, était surtout devenu un effet scénique en Italie. L’invraisemblance s’en augmente dans la pièce toute rationaliste de Molière ; et Molière le sent bien (quoiqu’il ait ajouté à la statue le spectre voilé et le Temps), car il supprime certains incidents qui lui ont paru trop extraordinaires, comme le plat de scorpions et de vipères que la statue fait manger au séducteur dans Tirso de Molina.

Don Juan devait avoir auprès de lui un valet qui fît rire, et la présence même de Sganarelle paraît déjà une invraisemblance. Pourquoi un gentilhomme orgueilleux, brave, débauché, incroyant, spirituel, a-t-il constamment à ses côtés un simple homme du peuple, timide, poltron, honnête, superstitieux, naïf ? Pourquoi est-il si familier avec lui, qu’il l’admet même a sa table ? Est-ce la pauvreté qui l’oblige à cette compagnie ? Non, certes, car il a un bon nombre de valets, et son genre de vie suppose des ressources.

Sganarelle doit faire rire, et il doit faire rire beaucoup ; il doit faire rire chaque fois qu’il importe d’atténuer l’effet d’une scène trop émouvante. Aussi débite-t-il, à deux reprises au moins, de véritables coq-à-l’âne ; aussi se livre-t-il, avec les autres valets de Don Juan, aux jeux de scène bouffons du repas : le morceau de viande volé qui remplit sa bouche et lui constitue une apparence de fluxion, que Don Juan veut percer avec une lancette ; les assiettes enlevées dès qu’elles sont garnies ; et autres facéties qui sont restées classiques sur les tréteaux des foires.

Cette partie de farce est complétée par le langage des paysans, par les soufflets que reçoivent Pierrot et, par ricochet, Sganarelle, par le jeu de scène où Pierrot se cache, tout en criant bien fort qu’il ne craint personne.

En dépit de ces concessions aux nécessités théâtrales et à la tradition, Molière a été relativement réservé dans l’emploi du comique. Il l’a été de même dans l’usage qu’il a fait du temps et des changements de lieu ; mais cette fois, c’est cette réserve même qui l’a entraîné à des invraisemblances. Pour ne dépasser pas trente-six heures de durée, il a entassé beaucoup d’événements dans les douze premières jusqu’au repas du quatrième acte ; et surtout, pour n’avoir pas plus de cinq lieux différents et de six décors (ce qui était déjà singulièrement peu classique), il a été obligé de faire appel à notre complaisance. Ainsi, la ville dans l’intérieur ou dans les environs de laquelle se passe l’action est celle où Don Juan a tué le Commandeur, et Sganarelle s’étonne qu’il ait eu l’audace d’y revenir. Comment donc admettre que c’est aussi la ville où habite le père de Don Juan, que Don Juan y a sa demeure connue de tous, et que ses créanciers l’y viennent poursuivre ? Don Juan se promène dans un palais public au premier acte : pourquoi est-ce là qu’Elvire vient le trouver et s’expliquer avec lui ? Pourquoi le tombeau du Commandeur est-il dans un bois ou à l’orée d’un bois ? Pourquoi Don Juan, décide à feindre la dévotion et à tromper ainsi son père, ne va-t-il pas le trouver et lui fait-il part de sa conversion en pleine campagne ? Pourquoi la statue, que Don Juan doit aller trouver, devance-t-elle l’heure du rendez-vous pour aller dans cette campagne chercher celui qu’elle doit punir ? Est-ce aussi pour ne pas trop déplacer l’action, est-ce plutôt pour produire un effet plus grand que Molière représente Don Juan entre Charlotte et Mathurine, cajolant l’une, cajolant l’autre, trompant chacune devant sa rivale ? Toujours est-il que, dans la réalité, la scène serait impossible.

Ces invraisemblances ne sont pas toutes utilisées pour la peinture des caractères, et on ne peut même pas dire que toutes soient palliées, excusées par elle. Ainsi, dans la partie de son rôle où Don Juan fait l’hypocrite, il y a une tirade enflammée – nous l’avons citée dans le chapitre précédent – où l’on sent trop l’auteur du Tartuffe persécuté. Mais, en général, avec quel art Molière tire parti de ses défauts mêmes ! comme il sait concilier les invraisemblances avec la vérité de ses caractères ! Parcourons rapidement ces caractères pour nous en convaincre.

Don Juan devait être sicilien pour que son nom fût justifié et pour que le dénouement fût possible. Il était bon aussi qu’il le fût pour n’être pas gêné dans sa conduite, comme il aurait risqué de l’être sous le gouvernement de Louis XIV. Mais, au fond, Don Juan est un de ces seigneurs, comme Cosnac, Vendôme et d’autres, que Bossuet a interpellés dans son oraison funèbre d’Anne de Gonzague, parce qu’ils avaient aidé Anne dans ses désordres et dans son libertinage ; – dont Fénelon devait déplorer la multiplication dans son Sermon pour la fête de l’Épiphanie : « prodige réservé à nos jours ; les lumières augmentent et la foi diminue » ; – qui devaient occuper la scène, non pas du théâtre, mais du gouvernement, sous la régence ; – et dont Perrens a, sans une suffisante critique d’ailleurs, raconté l’histoire dans ses Libertins.

On se laisse encore souvent tromper par les apparences, quand on parle de ce XVIIe siècle, remarquable par sa foi et sa dignité, soit, mais où bouillonnaient cependant (je dis : en haut lieu) bien des vices et bien des révoltes. Nous lisons de fort beaux sermons de ce temps sur la passion et sur la résurrection de Jésus-Christ ; mais Charles de Sévigné et toute la belle jeunesse qui fréquentait chez Ninon de Lenclos choisissait la semaine sainte, non pas seulement pour faire des banquets gras, mais pour se livrer à une débauche effrénée. Nous admirons les beaux accents de Bossuet vantant la piété tardive de la princesse palatine et du grand Condé ; mais Condé et la Palatine, unis au médecin Bourdelot, avaient fait de longs efforts pour commettre un énorme sacrilège et brûler un morceau considérable de la vraie Croix. Nous sommes frappés par les belles cérémonies où l’on honorait les morts illustres ; mais, au siège de Lérida ,en 1647, quelques gentilshommes, dînant dans une vieille église, avaient eu l’idée, pendant qu’on chantait gaiement, de lever la pierre d’une tombe, de prendre un mort encore entier et de le faire danser avec eux. Bussy-Rabutin était là, et tout ce qu’il a pensé de ce spectacle, c’est qu’il était peu ragoûtant et qu’il lui avait coupé l’appétit. Comprenez-vous maintenant comment Don Juan peut lever les épaules au nom de Dieu et gouailler sa victime le Commandeur ? Don Juan, c’est le grand seigneur débauché et incroyant, quia gardé de ses ancêtres la bravoure, un sentiment de l’honneur étroit mais très vivace, le mépris de qui est simplement un homme au lieu d’être un noble et un grand, et qui à ces traits a joint un complet scepticisme, une parfaite immoralité, une sorte de curiosité persévérante du mal qui le pousse à vouloir tout avilir autour de lui. Sa « qualité », dont le naïf valet d’Elvire voudrait lui faire un obstacle, n’est qu’une arme au service de sa corruption ; et Don Louis, son père, a raison de dire qu’il est un monstre dans la nature, car, pouvant beaucoup, il est un terrible fléau.

En outre, Don Juan a ce que n’ont pas beaucoup de ces grands seigneurs méchants hommes : l’esprit, la grâce, le charme séduisant. Et, dès lors, si Don Juan n’est pas sicilien, mais français, si tout autour de lui est français ou même parisien, comme cette invraisemblance est heureuse pour la vérité, pour la profondeur, pour la portée de cette peinture ! Quand ce seigneur séduit de simples paysannes, il cède à son goût pour tout ce qui est beau, et aussi au secret désir d’étendre les ravages de sa corruption. – Quand il berne M. Dimanche, il donne raison à cette autre plainte de Fénelon : « Les prédicateurs n’osent plus parler pour les pauvres, à la vue d’une foule de créanciers dont les clameurs montent jusqu’au ciel. Ainsi la justice fait taire la charité, mais la justice elle-même n’est, plus écoutée. Plutôt que de modérer les dépenses superflues, on refuse cruellement le nécessaire à ses créanciers. » – Quand il rit de la médecine, il est dans son rôle de sceptique, qui repousse les réalités supérieures, et aussi le charlatanisme. – Est-il également dans son rôle quand il devient hypocrite ? On l’a contesté ; mais on peut dire aussi que les exemples ne manquaient pas de diables du grand monde se faisant en toute mauvaise foi ermites ; que la dissimulation en amour a préparé Don Juan à la dissimulation en tout ; que l’homme qui se mariait avec toutes les femmes pour avoir le double plaisir et de les posséder et de faire un sacrilège, peut très bien vouloir se moquer définitivement de Dieu et de ses dévots, tout en assurant l’impunité à ses débauches. Ainsi l’entend Sganarelle, qui lui dit : « Il ne vous manquait plus que d’être hypocrite pour vous achever de tout point. » Et Sganarelle ici ne se montre même pas assez clairvoyant : le Don Juan du dernier acte n’était-il pas annoncé par le Don Juan du premier ? Le séducteur de Donc Elvire avait invoqué le Ciel pour justifier sa trahison : « Il m’est venu des Scrupules », disait-il. Et, sans doute, l’ironie perce dans ce passage, et elle éclate dans les lignes qui suivent. Mais que Don Juan garde pour lui cette ironie, ou plutôt qu’il ne l’exprime qu’à bon escient, et il pourra, au cinquième acte, faire une niche suprême à Dieu, si par hasard il existe, ou du moins à ceux qui le prient. Don Juan n’est pas hypocrite comme ce pied plat de Tartuffe ; il se battra avec Don Carlos, en usant d’un expédient de casuistique qu’il affiche insolemment et après avoir parlé du Ciel avec une insistance irritante. Il ne consentira à être hypocrite aux yeux de fous qu’après avoir étalé ses intentions criminelles aux yeux de quelques-uns, et surtout de Sganarelle.

Mais ce Sganarelle, à qui il révèle ses plus secrètes pensées, sa présence même n’est-elle pas une invraisemblance, ainsi que nous l’avons dit ? Oui, mais singulièrement heureuse. Le contraste avec Sganarelle fait ressortir le caractère de Don Juan. À l’humilité de l’un s’oppose l’orgueil de l’autre, à la poltronnerie le courage, à l’honnêteté foncière la perversité, à la crédulité l’athéisme, à la gaucherie l’esprit et la raillerie : que de dialogues caractéristiques on pourrait citer ! Par exemple, à l’acte I, Sganarelle essaie de reprocher à son maître ses mariages multipliés ; mais la peur le fait vite changer de ton :

 

SGANARELLE.

Mais, Monsieur, se jouer ainsi d’un mystère sacré, et...

DON JUAN.

Va, va, c’est une affaire entre le Ciel et moi, et nous la démêlerons bien ensemble, sans que tu t’en mettes en peine.

SGANARELLE.

Ma foi ! Monsieur, j’ai toujours ouï dire que c’est une méchante raillerie que de se railler du Ciel, et que les libertins ne font jamais une bonne fin.

DON JUAN.

Holà ! maître sot, vous savez que je vous ai dit que je n’aime pas les faiseurs de remontrances.

SGANARELLE.

Je ne parle pas aussi de vous, Dieu m’en garde. Vous savez ce que vous faites, vous ; et si vous ne croyez rien, vous avez vos raisons ; mais il y a de certains petits impertinents dans le monde, qui sont libertins sans savoir pourquoi[148]...

 

À l’acte III, Sganarelle essaie de discuter contre son maître, mais il se heurte à la froide raillerie du libertin :

 

SGANARELLE.

Je veux savoir un peu vos pensées à fond. Est-il possible que vous ne croyiez point du tout au Ciel ?

DON JUAN.

Laissons cela.

SGANARELLE.

C’est-à-dire que non. Et à l’Enfer ?

DON JUAN.

Eh !

SGANARELLE.

Tout de même. Et au diable, s’il vous plaît ?

DON JUAN.

Oui, oui.

SGANARELLE.

Aussi peu. Ne croyez-vous point l’autre vie ?

DON JUAN.

Ah ! ah ! ah !

SGANARELLE.

Voilà lui homme que j’aurai bien de la peine à convertir. Et dites-moi un peu (encore faut-il croire quelque chose) : qu’est-ce que vous croyez ?

DON JUAN.

Ce que je crois ?

SGANARELLE.

Oui.

DON JUAN

 Je crois que deux et deux sont quatre, Sganarelle, et que quatre et quatre sont huit[149].

 

Du merveilleux Molière, livré à lui-même, se serait passé bien volontiers ; mais il en a tiré un excellent parti pour la peinture de Don Juan. Esprit fort déterminé, Don Juan cherche toujours au merveilleux une explication rationnelle. S’il a cru voir remuer la tête de la statue, ce doit être par l’effet de quelque vapeur qui lui a troublé la vue ; si un spectre lui apparaît sous la forme d’une femme voilée, il croit aussitôt à une supercherie et remarque que la voix du spectre lui est connue. Le surnaturel devient-il indiscutable, Don Juan se raidit : « Montrons que rien ne me saurait ébranler. » Jusqu’au dernier moment, l’orgueil l’empêche de faiblir : « Non, non, il ne sera pas dit, quoi qu’il arrive, que je sois capable de me repentir. » Ainsi s’accuse en lui le libertin ; et le débauché n’est pas moins mis en relief par ce merveilleux, en soi si invraisemblable. Qu’Elvire vienne le trouver, conduite par le ciel, on annonce à Don Juan une femme voilée, et aussitôt, les narines frémissantes dans l’orgueil de quelque conquête nouvelle, il s’écrie ; « Qui pourrait-ce être ? » – Quand Elvire a supplié, pleuré, montré sa profonde résolution de se donner toute à Dieu, le blasé est émoustillé : « Madame, il est tard, demeurez ici : on vous y logera le mieux qu’on pourra. » Elle l’a compris sans doute ; « Non, Don Juan, ne me retenez pas davantage. » Alors, il espère que l’ancienne passion d’Elvire se ranimera à l’aspect de son séducteur : « Madame, vous me ferez plaisir de demeurer, je vous assure ». Peine perdue ! elle s’en va, et Don Juan ne nous laisse aucun doute sur ses sentiments :

 

DON JUAN.

Sais-tu bien que j’ai encore senti quelque peu d’émotion pour elle, que j’ai trouvé de l’agrément dans cette nouveauté bizarre, et que son habit négligé, son air languissant et ses larmes ont réveillé en moi quelques petits restes d’un feu éteint ?

SGANARELLE.

C’est-à-dire que ses paroles n’ont fait aucun effet sur vous.

DON JUAN.

Vite à souper[150].

 

Enfin, il n’est pas jusqu’aux invraisemblances d’ordre scénique qui ne servent à projeter plus de lumière sur cette figure de Don Juan. Plus le séducteur entreprend d’actions condamnables dans un espace de temps si court et dans un rayon de pays si limité, plus nous sentons sa hardiesse et son caractère dangereux. – Sa situation entre Charlotte et Mathurine est la plus frappante peinture (peinture symbolique, en quelque sorte, mais saisissante) des difficultés où le séducteur se jette et de l’habileté infernale avec laquelle il en sort :

 

DON JUAN.

Que voulez-vous que je vous dise ? Vous soutenez également toutes deux qui ; je vous ai promis de vous prendre pour femmes. Est-ce que chacune de vous ne sait pas ce qui en est, sans qu’il soit nécessaire que je m’explique davantage ? Pourquoi m’obliger là-dessus à des redites ? Celle à qui j’ai promis effectivement n’a-t-elle pas en elle-même de quoi se moquer des discours de l’autre, et doit-elle se mettre en peine, pourvu que j’accomplisse ma promesse ? Tous les discours n’avancent point les choses ; il faut faire et non pas dire, et les effets décident mieux que les paroles. Aussi n’est-ce rien que par là que je veux vous mettre d’accord, et l’on verra, quand je me marierai, laquelle des doux a mon cœur.

Bas à Mathurine.

Laissez-lui croire ce qu’elle voudra.

Bas, à Charlotte.

Laissez-la se flatter dans son imagination.

Bas, à Mathurine.

Je vous adore.

Bas, à Charlotte.

Je suis tout à vous.

Bas, à Mathurine.

Tous les visages sont laids auprès du vôtre.

Bas, à Charlotte.

On ne peut plus souffrir les autres quand on vous a vue. J’ai un petit ordre à donner ; je viens vous retrouver dans un quart d’heure[151].

 

Enfin, quand Done Elvire vient trouver Don Juan dans le palais public du premier acte, cette invraisemblance amène une des paroles les plus caractéristiques de ce féroce égoïste. Ce n’est ni repentir, ni pitié, ni gêne même qui s’exprime par sa bouche, c’est une réprobation contre un manquement aux bienséances mondaines et à l’esthétique : « Est-elle folle, de n’avoir pas changé d’habit, et de venir en ce lieu-ci avec un équipage de campagne ? »

La même habileté à tirer parti pour la peinture morale des maladresses ou des négligences de l’intrigue se remarque aisément quand on examine lès autres personnages.

Sganarelle, si utile pour faire ressortir la physionomie de Don Juan, est lui-même un personnage délicieux, d’une vérité profonde. On pourrait se demander pourquoi il ne quitte pas Don Juan, puisqu’il a horreur de ses vices. Mais il nous le dit lui-même : il a peur, et les lois du bon vieux temps n’étaient pas tellement bien faites, qu’elles protégeassent sérieusement un pauvre valet contre la colère d’un grand seigneur méchant. Obligé de rester, toute sa vie n’est qu’un long et lamentable contraste entre ses bonnes intentions et sa complicité honteuse, entre ses efforts timides pour convertir son maître et la lâche approbation qu’il accorde à tous ses actes. Au reste, son honnêteté manque de délicatesse, et, par intérêt pour le pauvre qui ne veut pas jurer, et qui, s’il jurait, aurait un louis d’or, il est parfaitement capable de lui conseiller une mauvaise action : « Va, va, jure donc, il n’y a pas de mal. » Dès lors, voyez comme les invraisemblances signalées profitent à la peinture de son caractère : la scène où il cherche à détromper les paysannes tant que son maître ne le voit pas et où, Don Juan reparaissant, il leur fait l’éloge de son maître ; – sa conduite vis-à-vis de Pierrot, à qui, par pitié, il cherche à éviter les coups de Don Juan, mais qu’il appelle bien vite un maroufle quand un de ces coups est tombé sur lui ; – la manière dont il repousse M. Dimanche, contrefaçon un peu grossière des procédés de son maître ; – sa crédulité et sa peur vis-à-vis de tous les prodiges : – et ses coq-à-l’âne même ou ses jeux de scène bouffons, qui tiennent plus qu’on ne le croirait d’abord à sa nature propre. Sganarelle, en effet, est du peuple, et il a du peuple le bon sens avisé, les réparties naïves, les saillies piquantes ; mais une démonstration, mais un discours lui sont impossibles, surtout devant la terrible ironie de Don Juan, qui pourrait démonter de plus solides que lui. Ses réflexions courtes ne manquent pas de finesse ; mais que Don Juan le laisse parler sans l’interrompre, et, perdant la tête, il parlera de la plus incohérente et de la plus extravagante façon du monde. – Quant à la scène du repas, toute destinée qu’elle est à faire rire avant tout, elle devient instructive, elle aussi, si l’on y regarde la faim du pauvre diable, les rudes épreuves que les fantaisies du maître font subir à l’estomac du valet, les plaisanteries où le reste de la valetaille s’enhardit vis-à-vis de lui par imitation de la désinvolture du maître. –  Au dénouement, alors que Don Juan s’effondre dans les flammes, Sganarelle s’écrie piteusement : « Mes gages ! mes gages ! » et l’on a vu là une invraisemblance, car Sganarelle doit être effrayé par un châtiment aussi terrible. Mais, outre que rien n’empêche de le supposer un moment terrifié et silencieux, Sganarelle, au service d’un tel homme, s’est habitué à ne jamais avoir d’émotions trop profondes ; et ce qui doit reparaître bien vite dans son esprit, c’est ce qui a fait le fond de ses pensées pendant de longues années. À quoi songeait-il donc, quand il accompagnait malgré lui Don Juan ? À la peur qu’il avait de lui, sans doute ; mais aussi à ses gages qu’il ne recevait pas, qui taisaient de plus en plus une grosse somme, et qu’il espérait toucher enfin quelque jour pour passer une vieillesse plus tranquille et plus conforme à ses goûts. La statue, en emportant Don Juan, emporte tous les rêves de Sganarelle ; comment ne crierait-il pas : « Mes gages ! mes gages ! »

Que n’aurais-je pas à dire encore sur Elvire, sur Pierrot, sur Charlotte !

Elvire étonne, au quatrième acte, avec sa révélation céleste ; mais ne regardons que sa démarche et ses sentiments ; supposons l’une faite et les autres exprimés plus de douze heures après les menaces du premier acte : quelle vérité dans ce retour à Dieu d’une âme désenchantée qui lui était consacrée autrefois, et dans cette affection qui, en changeant de nature, persiste malgré tout pour ce séducteur tant adoré. Introduite dans le sujet par Molière, cette figure d’Elvire est si exquise, qu’elle a hanté depuis l’imagination des peintres et des théoriciens du Donjuanisme.

Pierrot paraît un pitre assez déplacé dans la scène où il fuit Don Juan tout en lui criant : « Je ne crains personne » ; mais qu’on songe aux sentiments contradictoires qui s’agitent dans son âme : son irritation contre le débauché ingrat, sa haine inconsciente contre le grand seigneur tyrannique, et la peur des coups qui lui est évidemment naturelle.

Charlotte ne parle pas exactement de même quand elle s’adresse à Pierrot et quand elle s’adresse à Don Juan, et sans doute Molière l’a voulu ainsi pour que l’entreprise du raffiné ne parût pas ridicule : mais aussi, qui ne surveille son langage quand il parle à plus relevé que soi, surtout s’il désire se faire aimer ?

Étrangement placé en Sicile, l’acte des paysans, si peu semblable aux paysanneries conventionnelles de Favart et de l’opéra-comique postérieur, est une pure merveille, avec la bonhomie de Pierrot, avec la coquetterie instinctive de Charlotte, de glace pour un paysan et si vite apprivoisée par un seigneur, avec son dialogue sublime, si l’on peut dire que des âmes mises à nu jusqu’en leurs profondeurs et brusquement éclairées jusqu’à ces profondeurs par des mots naïvement lumineux peuvent constituer un sublime, même dans la comédie :

 

DON JUAN.

Sganarelle, regarde un peu ses mains.

CHARLOTTE.

Fi ! Monsieur, elles sont noires comme je ne sais quoi.

DON JUAN.

Ha ! que dites-vous là ? Elles sont les plus belles du monde ; souffrez que je les baise, je vous prie.

CHARLOTTE.

Monsieur, c’est trop d’honneur que vous me faites, et si j’avais su çà tantôt, je n’aurois pas manque de les laver avec du son[152].

CHARLOTTE.

Piarrot, ne te fâche point.

PIERROT.

Je me veux fâcher ; et t’es une vilaine, toi, d’endurer qu’on te cajole.

CHARLOTTE.

Oh ! Piarrot, ce n’est pas ce que tu penses. Ce Monsieur veut m’épouser, et tu ne dois pas te bouter en colère.

PIERROT.

Quement ? Jerni ! tu m’es promise.

CHARLOTTE.

Çà n’y fait rien, Piarrot. Si tu m’aimes, ne dois-tu pas estre bien aise que je devienne Madame ?

PIERROT.

Jernique ! non. J’aime mieux te voir crevée que de te voir à un autre.

CHARLOTTE.

Va, va, Piarrot, ne te mets point en peine. Si je sis Madame, je te ferai gagner queuque chose, et tu apporteras du beurre et du fromage cheux nous.

PIERROT.

Ventrequenne ! je gni en porterai jamais, quand tu m’en poyrois deux fois autant. Est-ce donc comme ça que t’escoutes ce qu’il te dit ? Morquenne ! si j’avois su ça tantost, je me serois bian gardé de le tirer de gliau et je gli aurois baillé un bon coup d’aviron sur la teste[153].

 

Parlerai-je de M. Dimanche, si déplacé, lui aussi, en Sicile ? Le trouvera-t-on trop naïf ? Hélas ! tant de grands seigneurs payaient leurs dettes comme Don Juan, quoique avec moins d’esprit ! Les scènes analogues se multipliaient, et elles n’ont pas cessé avec le XVIIe siècle.

 

DON JUAN.

Allons vite, un siège pour M. Dimanche.

M. DIMANCHE.

Monsieur, je suis bien comme cela...

DON JUAN.

Non, je ne vous écoute point si vous n’êtes assis.

M. DIMANCHE.

Monsieur, je fais ce que vous voulez. Je...

DON JUAN.

Parbleu ! Monsieur Dimanche, vous vous portez bien.

M. DIMANCHE.

Oui, Monsieur, pour vous rendre service. Je suis venu...

DON JUAN.

Vous avez un fonds de santé admirable, des lèvres fraîches, un teint vermeil, et des yeux vifs.

M. DIMANCHE.

Je voudrois bien...

DON JUAN.

Comment se porte Madame Dimanche, votre épouse ?

M. DIMANCHE.

Fort bien, Monsieur, Dieu merci.

DON JUAN.

C’est une brave femme.

M. DIMANCHE.

Elle est votre servante, Monsieur. Je venois...

DON JUAN.

Et votre petite fille Claudine, comment se porte-t-elle ?

M. DIMANCHE.

Le mieux du monde.

DON JUAN.

La jolie petite fille que c’est ! je l’aime de tout mon cœur.

M. DIMANCHE.

C’est trop d’honneur que vous lui faites, Monsieur. Je vous...

DON JUAN.

Et le petit Colin, fait-il toujours bien du bruit avec son tambour ?

M. DIMANCHE.

Toujours de même, Monsieur. Je...

DON JUAN.

Et votre petit chien Brusquet ? gronde-t-il toujours aussi fort, et mord-il toujours bien aux jambes les gens qui vont chez vous ?

M. DIMANCHE.

Plus que jamais, Monsieur, et nous ne saurions en chevir.

DON JUAN.

Ne vous étonnez pas si je m’informe des nouvelles de toute la famille, car j’y prends beaucoup d’intérêt.

M. DIMANCHE.

Nous vous sommes, Monsieur, infiniment obligés. Je...

DON JUAN.

Touchez donc là, Monsieur Dimanche. Êtes-vous bien de mes amis ?

M. DIMANCHE.

Monsieur, je suis votre serviteur.

DON JUAN.

Parbleu ! je suis à vous de tout mon cœur.

M. DIMANCHE.

Vous m’honorez trop. Je...

DON JUAN.

Il n’y a rien que je ne fisse pour vous.

M. DIMANCHE.

Monsieur, vous avez trop de bonté pour moi.

DON JUAN.

Et cela sans intérêt, je vous prie de le croire.

M. DIMANCHE.

Je n’ai point mérité cette grâce assurément. Mais, Monsieur...

DON JUAN.

Oh çà, Monsieur Dimanche, sans façon, voulez-vous souper avec moi ?

M. DIMANCHE.

Non, Monsieur, il faut que je m’en retourne tout à l’heure. Je...

DON JUAN.

Allons, vite un flambeau pour conduire M. Dimanche, et que quatre ou cinq de mes gens prennent des mousquetons pour l’escorter.

M. DIMANCHE.

Monsieur, il n’est pas nécessaire, et je m’en irai bien tout seul. Mais...

DON JUAN.

Comment ? Je veux qu’on vous escorte, et je m’intéresse trop à votre personne. Je suis votre serviteur, et, de plus, votre débiteur.

M. DIMANCHE.

Ah ! Monsieur...

DON JUAN.

C’est une chose que je ne cache pas, et je le dis à tout le monde.

M. DIMANCHE.

Si...

DON JUAN.

Voulez-vous que je vous reconduise ?

M. DIMANCHE.

Ah ! Monsieur, vous vous moquez. Monsieur...

DON JUAN.

Embrassez-moi donc, s’il vous plaît. Je vous prie encore une fois d’être persuadé que je suis tout à vous, et qu’il n’y a rien au monde que je ne fisse pour votre service[154].

 

Veut-on voir combien, dans cette scène que les comédiens de campagne appelaient « la belle scène » de la pièce, Molière a gardé de réserve et montré de souci de la vérité ? Qu’on lise la variante chargée, la grossière variante qu’en a donnée Champmeslé dans sa comédie : les Fragments de Molière.

 

III

 

Nous venons d’étudier Don Juan connue œuvre littéraire et dramatique ; mais nous ne saurions, en terminant, oublier que cette comédie a suscité, elle aussi, des persécutions, et qu’il y a eu une campagne du Don Juan, épisode de la grande guerre du Tartuffe.

À vrai dire, cette constatation est, au premier coup d’œil, faite pour étonner. Qui Molière attaque-t-il dans sa pièce ? Un libertin qui est en même temps un débauché, qui brave Dieu, mais qui plus encore brave la morale et les lois. Et quelle leçon paraît résulter de la pièce ? que le libertinage de l’esprit et la perversité du cœur sont naturellement liés, et qu’à se montrer mauvais chrétien on risque fort d’être un méchant homme. Ainsi Molière, en 1665, s’en prenait, semble-t-il, à de tout autres gens qu’en 1664 ; c’était aux ennemis de ses ennemis qu’il s’attaquait, et, loin d’être une continuation de la lutte entreprise, la pointe qu’il poussait maintenant en était comme le désaveu et la contradiction.

Les dévots cependant ne le voulurent pas entendre ainsi, et ils eurent pour cela leurs raisons.

D’abord, maintes hardiesses de détail étaient pour leur inspirer des doutes sur les bonnes intentions de Molière. Pourquoi le nouveau Don Juan, plus froidement et plus foncièrement incrédule que ses devanciers, étalait-il son impiété avec tant d’élégant cynisme ? – Pourquoi, dans une scène que Dorimon et Villiers n’avaient même pas esquissée, feignait-il de s’étonner de la misère d’un homme pieux : « Tu te moques : un homme qui prie le Ciel tout le jour que peut marquer d’être bien dans ses affaires » ? et que voulait dire cette effroyable tentation à laquelle il soumettait le Pauvre : « Ah ! ah ! je m’en vais te donner un louis d’or tout à l’heure, pourvu tu veuilles jurer » ? ou sa générosité dédaigneuse et hautaine, quand le Pauvre est resté inébranlable : « Va, va, je te le donne pour l’amour de l’humanité » ? – Pourquoi, dans une scène non moins originale, le Ciel était-il défendu contre le gentilhomme hardi et spirituel par un valet timide et maladroit, qui se scandalisait davantage de l’incroyance au Moine bourru que de l’incroyance à l’enfer et à l’autre vie, qui s’embrouillait dans son apologétique grossière et finissait par tomber en s’évertuant, si bien que « son raisonnement avait le nez cassé » ? – Et enfin, si le châtiment providentiel de Don Juan était chose sérieuse, pourquoi le spectacle du libertin englouti par les flammes n’inspirait-il au prétendu croyant Sganarelle que ce cri bouffonnement impie : « Mes gages ! mes gages ! » Prétendre que le langage du maître et celui du valet étaient dictés à Molière par leur situation même ; que le Pauvre, en refusant de jurer, au risque de mourir de faim, a le beau rôle contre le riche dépravé qui le veut corrompre ; et que les arguments apologétiques de Sganarelle, s’ils sont mal présentés, n’en ont pas moins leur valeur, consacrée par l’usage qu’en ont fait tant de théologiens et de philosophes, c’était défendre habilement l’auteur, à coup sûr ; mais ce n’était pas effacer l’effet désastreux de telles paroles ou de tels spectacles.

Ensuite, la résolution (particulière aussi au Festin de Pierre de Molière) que prend Don Juan de se faire hypocrite et sa tirade enflammée contre la cabale persuadaient aux dévots que l’auteur du Tartuffe n’était pas venu à résipiscence, mais s’enfonçait de plus en plus dans ses mauvais desseins.

Et, à la lumière de ce dernier incident, l’objet vrai, la vraie portée de la pièce s’éclairaient. L’adversaire enragé de la piété et de la religion qui l’avait écrite voulait montrer que les dévots se recrutaient en partie parmi les libertins et les débauchés ; aux faibles d’esprit et aux bas coquins, qu’il avait représentés l’année précédente par sa Madame Pernelle, son Orgon et son Tartuffe, les grands seigneurs perdus de dettes et de débauches venaient maintenant se joindre pour constituer à ses yeux – et, si l’on n’y prenait pas garde, aux yeux du public – l’armée de la foi tout entière.

Contre le Festin de Pierre donc il fallait continuer le bon combat qui, depuis 1662, se livrait autour de l’École des femmes et de l’Imposteur ; il fallait empêcher que le venin de l’athéisme ne s’insinuât plus avant dans les âmes.

Aussitôt, Molière put « entendre toutes les langues que le Saint-Esprit anime déclamer contre lui dans les chaires et condamner publiquement ses nouveaux blasphèmes[155] ». Un certain sieur de Rochemont, qui peut-être ne faisait qu’un avec le curé Pierre Roullé, avec ce charitable pamphlétaire pour qui l’auteur du Tartuffe était « un démon vêtu de chair et habillé en homme », publia de violentes Observations, auxquelles des amis de Molière répondirent à deux reprises. « Qui peut supporter, s’écriait-il, la hardiesse d’un farceur qui fait plaisanterie de la religion, qui tient école du libertinage, et qui rend la majesté de Dieu le jouet d’un maître et d’un valet de théâtre, d’un athée qui s’en rit, et d’un valet, plus impie que son maître, qui en fait rire les autres ?... Un athée, foudroyé en apparence, foudroie en effet et renverse tous les fondements de la religion, à la face du Louvre, dans la maison d’un prince chrétien. » Conti ne s’exprimait pas avec moins de virulence dans l’Avertissement de ses Sentiments des Pères de l’Église sur la comédie et les spectacles. Et, comme Rochemont, en attendant « les foudres de la justice divine », appelait contre Molière celles du naturel ennemi de l’hérésie et de l’impiété, le Roi, l’on devine quels ressorts, plus puissants que l’éloquence, de tels adversaires faisaient jouer contre la pièce.

Le Roi, qui l’aurait pu défendre, n’osait pas plus s’engager à fond pour elle qu’il ne l’avait fait pour le Tartuffe. À qui blâmait devant lui les vices du libertin, il répondait, il est vrai : « Aussi n’est-il pas récompensé », et celle médiocre remarque était mise à profit par les amis du Festin de Pierre. Peut-être même alla-t-il plus loin, et empêcha-t-il qu’on n’étranglât l’œuvre aussi brutalement qu’on l’aurait voulu. Mais, pour être plus discrète, l’exécution n’en fut pas moins nette et définitive. Jouée quinze fois de suite jusqu’à la clôture de Pâques, la pièce, à la réouverture, ne fut pas reprise, et il est évident qu’on invita Molière à laisser dormir son œuvre, comme on l’invita à ne pas user du privilège qu’il avait déjà pris pour l’impression. Abandonnant à son sort Don Juan, qui n’était guère qu’une improvisation de génie et qui, après tout, avait en quelque mesure rempli son office, Molière ne s’attache plus qu’à demander la représentation, lointaine encore, de son Tartuffe.

Imiterons-nous Molière et nous désintéresserons-nous maintenant du Festin de Pierre ? Son histoire est pour cela trop instructive.

Dès la seconde représentation, l’œuvre avait subi des coupures. Rochemont, parlant de la scène du Pauvre, écrit : « un pauvre à qui l’on donne l’aumône à condition de renier Dieu », et met en note : et en la première représentation » ; il signale aussi des détails, comme le Moine bourru et le cri de Sganarelle : « Mes gages ! mes gages ! », qui, confirmés par les éditeurs de Hollande, ne figurent pas dans le texte donné pour la première fois par La Grange et Vivot en 1682.

Cette édition de 1682, faite d’après les manuscrits de Molière, reproduisait le texte tel qu’il avait été modifié après la première représentation. Elle ne satisfit cependant pas le pouvoir, qui intervint pour faire cartonner les exemplaires. Ainsi furent supprimées les parties scabreuses des rôles de Don Juan et de Sganarelle, et aussi ce qui restait de la scène du Pauvre, maintenant réduite à l’indication du chemin à suivre donnée par le Pauvre à Don Juan.

Pendant qu’on donnait aux lecteurs un Don Juan tronqué, on donnait aux spectateurs un Don Juan falsifié.

En 1677, la veuve de Molière avait vendu ses droits sur la pièce de son mari, et Thomas Corneille l’avait mise en vers. En général, il suivait de près le texte en prose. Mais, sans parler de quelques autres changements médiocrement heureux, il avait supprimé des passages irréligieux, il avait enlevé toute la scène du Pauvre, et il avait remplacé la fin plaisante par une fin édifiante :

 

DON JUAN.

Je brûle, et c’est trop tard que mon âme interdite...

Ciel !

SGANARELLE.

Il est englouti. Je cours me rendre ermite.

L’exemple est étonnant pour tous les scélérats ;

Malheur à qui le voit et n’en profite pas.

 

Le Festin de Pierre en vers occupa seul la scène jusqu’en 1841, où l’Odéon reprit celui de Molière sans grand éclat ; et, en 1847, la Comédie-Française reprit à son tour le chef-d’œuvre en prose. Le texte remis en honneur n’était même pas celui des exemplaires cartonnés de 1682. Trois exemplaires avaient échappé à l’opération qui avait châtré l’édition de La Grange. De plus, une édition d’Amsterdam, de 1683, et une de Bruxelles, de 1694, avaient donné un texte plus complet, moins sûr dans le détail que celui de 1682, mais où les témérités blâmées par Rochemont se retrouvaient. C’est en profitant de tous ces secours qu’on avait réparé le mal fait à l’œuvre de Molière depuis près de deux siècles.

Mais le mal fait au génie de Molière lui-même, ou au moins la déviation imposée à sa carrière, qui aurait pu y porter remède ? La proscription de Don Juan, s’ajoutant à la proscription du Tartuffe, était faite pour le décourager, et l’interdiction de l’Imposteur après l’unique représentation de 1667 lui porta un coup terrible. Dans le deuxième placet, où le poète-comédien suppliait le Roi de lever l’interdiction, il le menaçait aussi en termes fort nets d’abandonner son service et de cesser d’écrire : « J’attends avec respect l’arrêt que Votre Majesté daignera prononcer sur cette matière ; mais il est très assuré, Sire, qu’il ne faut plus que je songe à faire de comédie si les Tartuffes ont l’avantage, qu’ils prendront droit par là de me persécuter plus que jamais, et voudront trouver à redire aux choses les plus innocentes qui pourront sortir de ma plume. » Sans lui accorder sa requête, le Roi parvint à apaiser Molière ; mais celui-ci comprit qu’il lui fallait renoncer à des luttes trop inégales, et que c’en était fait pour lui de la satire sociale qu’il avait entreprise. Encore dans le Misanthrope, le pied-plat triomphant contre qui Alceste dédaigne de lutter, le livre abominable qu’on attribue perfidement à Alceste, et l’irritation même que montre Alceste en toutes circonstances avaient peut-être rappelé l’orage dont nous avons indiqué les phases. Mais ce n’étaient plus que les sourds roulements d’un tonnerre qui s’éloigne et s’affaiblit. Dorénavant Molière, quand il ne se contentera pas de faire rire, ou quand il n’attaquera pas les médecins, se contentera de former des caractères généraux ou de se livrer à des études de mœurs moins dangereuses. Et, sans doute, il y aurait injustice à rabaisser les œuvres de la période qui commence devant les œuvres de la période qui finit ; il y aurait injustice à répéter avec Brunetière : « Le « haut comique » des Femmes savantes, en comparaison de celui de Tartuffe, n’est que du haut comique de collège[156]. » Mais on peut regretter que Molière ait été forcé d’abandonner la veine qu’il exploitait dans ses grandes œuvres de combat ; et surtout il importe de bien marquer quel changement se produit vers la date où s’arrête ce volume.

À partir de Don Juan, les grandes tribulations de Molière sont terminées, et les chefs-d’œuvre vont se succéder presque sans interruption ; mais, à certains égards, ce seront des chefs-d’œuvre d’un autre ordre.

 


[1] Molière et la farce, 1er mai 1901.

[2] Cette introduction a été publiée dans la Revue d’Histoire littéraire de la France (janvier-mars 1904). Depuis, M. Henri Schneegans a soutenu avec érudition la thèse du subjectivisme de Molière dans un article de la Zeitschrift für vergleichende Litteraturgeschichte (1904, vol. XV, p. 407-422) et M. Ph. Aug. Becker l’a combattue d’une façon remarquable dans la même revue (1905, vol. XVI, p. 194-221). Cf. un nouvel article de M. Schneegans dans le Literaturblalt für germ. und rom. Philologie, 1906, p. 279-283. En ce moment, M. Abel Lefranc, dans son cours du Collège de France sur Molière, cherche à établir le plus de concordances possible entre la vie et l’œuvre ; de son auteur ; voir Revue des cours et conférences, 22 février 1906, p. 686, et passim.

[3] Préface de l’Ami des femmes.

[4] Larroumet, La Comédie de Molière, l’auteur et le milieu, p. 47.

[5] Voir une note de Despois dans le Molière des « Grands Écrivains », t. I, p. 459.

[6] Revue d’Histoire littéraire de la France, V, 110-116 : Les sources de « l’École des Maris ». Cette étude a été reproduite dans l’ouvrage de M. Martinenche, Molière et le théâtre espagnol, Paris, Hachette, in-18, 1906, p. 90-108. – Pour tout ce qui concerne les rapports, réels ou supposés, de Molière avec la littérature espagnole, on peut voir aussi le livre récent de M. Guillaume Huszàr, Molière et l’Espagne. Paris, Champion, in-18, 1907.

[7] Voir Hommes et mœurs au XVIIe siècle, p. 237-246 : Le Mariage de Molière.

[8] Un autre passage de la même pièce semble avoir plus de droits à nous instruire, et l’on se figure mal Molière, s’il craignait une infortune conjugale, faisant dire à sa femme, à propos des adversaires que ses comédies lui avaient suscités : « Pourquoi aller offenser toutes ces personnes-là et particulièrement les cocus, qui sont les meilleurs gens du monde ? » (sc. 5). Molière ici ne plaisante-t-il pas avec une pleine tranquillité d’âme ? et ce serait ce même homme qui, plus de dix mois auparavant, n’aurait peint qu’avec inquiétude les mésaventures d’Arnolphe !

[9] Cf. Don Garcie, IV, 8, et le Misanthrope, IV, 3. Les seuls changements sont ceux d’Ingrate en Perfide au second vers et d’effort en excès au troisième.

[10] Molière, 2e éd., 1900, p. 3l-32.

[11] Cette tirade d’Éliante (II, 4, v. 711 et suiv.) paraît aussi inspirée d’une comedia de Rojas : la Traicion busca el castigo (I, I) ou de son imitation française les Trois Dorothées ou Jodelet duelliste de Scarron (I, I). Voir Martinenche, p. 172, et Huszàr, p. 211.

[12] Voir la Troupe du Roman comique dévoilée et les Comédiens de campagne au XVIIe siècle, in-8, 1876 ; Nouveaux documents sur les Comédiens de campagne, la vie de Molière et le théâtre de collège dans le Maine, in-8, 1905 ; Scarron inconnu et les types des personnages du Roman comique, 2 vol. in-8, 1904.

[13] Aucun document sérieux ne nous permet de suivre Molière de 1645 à 1648. On a supposé qu’il avait renoncé quelque temps au théâtre et voyagé en Italie avec M. de Fontenay-Mareuil, ambassadeur à Rome. On a supposé aussi qu’il était resté comédien, mais qu’il se trouvait en cette qualité à Lyon au mois de janvier 1646 (voir Abel Lefranc, Revue des cours et conférences, 15 novembre 1906, p. 4-10, et 22 novembre, p. 53-54). Le plus probable, malgré tout, est qu’il a suivi Charles du Fresne avec un certain nombre, de ses camarades.

[14] La quittance de Molière a été signalée, ainsi qu’une autre de six mille livres, datée du 24 février 1656, par de la Pijardière, archiviste du département de l’Hérault. Mais des doutes – qui paraissent justifiés – viennent d’être émis par M. Lefranc sur l’authenticité de ces deux pièces (Revue des cours et conférences, 29 novembre 1906, pp. 105-106 ; 6 décembre 1906, pp. 145-147 ; 14 mars 1907, p. 14).

[15] Voir certaine lettre de Chapelle sur la Béjart, la de Brie et la du Parc : « ... Je les ai faits (ces vers) pour répondre à cet endroit de votre lettre où vous me particularisez le déplaisir que vous donnent les partialités de vos trois grandes actrices pour la distribution de vos rôles... En vérité, grand homme, vous avez besoin de toute votre tête en conduisant les- leurs, et je vous compare à Jupiter pendant la guerre de Troie... Qu’il vous souvienne de l’embarras où ce maître des dieux se trouva pendant cette guerre sur les différents intérêts de la troupe céleste, pour réduire les trois déesses à ses volontés. » (Molière, édition Despois-Mesnard, t. X, pp. 147-148.)

[16] De Visé, dans Zélinde, scène VI. Voir la deuxième édition Moland, t. V, p. 16.

[17] Il faudrait citer aussi Gros-René jaloux ou la Jalousie du Gros-René, s’il n’était probable que l’acteur Gros-René, en prenant le rôle principal de la Jalousie du Barbouillé, dont nous allons parler, a fait modifier ainsi le titre de cette farce.

[18] Scène XI.

[19] Cité par Sepet, Origines catholiques du drame moderne, Lethielleux, in-8, p. 370.

[20] Voir mon article de la Revue Universitaire, 15 février 1903 : L’Étourdi de Molière et le Parasite de Tristan L’Hermite.

[21] Élomire hypocondre, acte IV, sc. I (Molière, 2e éd. Moland, t. X, p. 492).

[22] Acte IV, scène I, v. 1333-1340.

[24] Acte I, scène V, v. 231-232.

[25] Acte III, scène I, v. 908-918.

[26] Acte II, scène VIII, v. 791-794.

[27] Acte I, scène II, v. 55-59.

[28] Acte II, scène VI, v. 688-697.

[29] Il est vrai que la farce n’avait pas le monopole de ces grossièretés ; voir le Parasite de Tristan L’Hermite (III, V). Don Japhet d’Arménie de Scarron (IV, VI), et l’original de Don Japhet : le Marquis de Cigarral de Solórzano.

[30] Quarante ans de théâtre, tome II, p. 53.

[31] Acte I, scène III, v. 119-123.

[32] Acte III, scène I, v. 901-907.

[33] Acte III, scène IV, v. 1084.

[34] Acte I, scène II, v. 98.

[35] Acte I, scène III, v. 231.

[36] Acte II, scène III, v. 544.

[37] Acte IV, scène IV, v. 1503-1506.

[38] Acte II, scène VII, v. 730-736.

[39] Acte II, scène XI, v. 881-891.

[40] Acte II, scène V, v. 651-658.

[41] Acte V, scène IX, 1933-1946.

[42] Acte IV, scène IV, v. 1533-1536 et 1532-1538.

[43] Acte IV, scène V, v. 1549-1557.

[44] Acte III, scènes III et IV, v. 1015-1018 et 1040-1045.

[45] Rapporté par M. Stapfer.

[46] Préface de Cromwell.

[47] Sur le style de Molière, voir surtout Scherer, Études sur la littérature contemporaine, t. VIII ; V. Fournel, le Théâtre au XVIIe siècle, la Comédie, p. 165 sqq. ; Mesnard, Molière, t. XII ; Brunetière, Études critiques sur l’histoire de la littérature française, t. VII.

[48] Acte I, scène II, V. 111-116.

[49] Acte I, scène II, v. 184-190.

[50] Acte I, scène V, v. 325-328.

[51] Acte I, scène V, v. 329-336.

[52] Acte IV, scène II, v. 1245-1247.

[53] Acte IV, scène III, v. 1293-1295 et 1301-1316.

[54] Acte IV, scène IV, v. 1415 et 1417.

[55] Acte IV, scène III, v. 1387-1412.

[56] Acte IV, scène IV, v. 1440-1456.

[57] Les deux vers de raccord que contient la pièce jouée à la Comédie française sont tout à fait obscurs et insuffisants. Voir la 2e édition Moland, tome III, p. 29.

[58] Voir Émile Roy, La Vie et les Œuvres de Charles Sorel sieur de Souvigny, 1891, in-8, p. 267.

[59] Récit de la farce des Précieuses, dans le Molière Despois-Mesnard, tome II, p. 129.

[60] L’homme qui rit, 2e partie, livre I, chapitre III.

[61] Scène XVII, v. 429-432.

[62] Scène XVII, v. 439-444.

[63] Maximes et réflexions sur la Comédie, chapitre V. J’aurai à revenir sur ce passage dans mon second volume, à la fin du chapitre sur Amphitryon et George Dandin.

[64] Scène XXI, v, 531-533.

[65] Larroumet, La comédie de Molière, l’auteur et le milieu, p. 309.

[66] Voir Martinenche. Molière et le théâtre espagnol, p. 71-83. Sur les conséquences de l’échec de Don Garcie, M. Martinenche – et j’en suis heureux – est arrivé en 1906 aux conclusions que contenaient déjà les pages qui vont suivre, écrites en 1902.

[67] Acte II, scène V, v. 551-557.

[68] Acte IV, scène III, v. 1316-1322.

[69] Acte IV, scène III, v. 1309-1314.

[70] Acte IV, scène VIII, v. 1296-1301.

[71] Acte I, scène I, v. 63-66 et 75-88.

[72] Acte II, scènes IX et X, v. 792-793.

[73] 1688. Armande avait épousé en secondes noces le comédien Guérin d’Estriché le 29 mai 1677.

[74] Voir ci-dessus, p. 40.

[75] Acte II, scène III, v. 497-499.

[76] Acte II, scène IX, v. 735-734.

[77] Acte I, scène II, v. 143-160.

[78] Acte I, scène II, v. 219-230.

[79] Acte I, scène I, v. 13-20 et 27-42.

[80] Acte I, scène I, v. 95-103.

[81] L’Impromptu de Versailles, scène I.

[82] Acte II, scène IV, v. 463-466.

[83] Acte II, scène VI, v. 483-519.

[84] Il est vrai que la Belle Provençale peut n’être qu’une simple fantaisie et n’avoir pas le caractère autobiographique qu’on lui a attribué.

[85] Molière et l’École des Femmes, Revue Bleue, 10 avril 1886.

[86] Conférences de l’Odéon, t. I.

[87] Acte III, scène II, v. 695-716.

[88] Acte II, scène V, v. 569-574.

[89] Acte V, scène IV, v. 1514-1520.

[90] Acte I, scène III, v. 244-248.

[91] Acte. III, scène IV.

[92] Acte V, scène IV, v. 1506-1511 et 1520-1544.

[93] Acte IV, scène I. v. 1020-1038.

[94] Acte V, scène IV, v. 1587-1606.

[95] Gorgibus recommande à sa fille Célie la Guide des pécheurs du dominicain Louis de Grenade pêle-mêle avec les Quatrains du bonhomme Pybrac et les « doctes » (entendez : gothiques) Tablettes du conseiller Mathieu (Sganarelle, scène I, v. 33-40).

[96] Voir l’article de M. Lanson : les Stances du mariage dans « l’École des femmes », Revue bleue, 2 décembre 1899.

[97] La Fontaine lui-même, dont on n’eût pas attendu pareille délicatesse, s’indignait des « équivoques » de Molière et, particulièrement, du le ou, en d’autres termes, du « ruban d’Agnès » dans l’École des femmes. (Voir la publication de M. Frédéric Lachèvre, les Satires de Boileau commentées par lui-même... Reproduction du commentaire inédit de Pierre Le Verrier avec les corrections autographes de Despréaux, 1906. gr. 8°, p 108.)

[98] Acte V, scène IV, vers 1572-1579.

[99] Remerciement au Roi, vers 19-49.

[100] Scène III.

[101] Scène III.

[102] Scène I.

[103] Scène I.

[104] Scène V.

[105] Scène V.

[106] Cf. ci-dessus, p. 161.

[107] Livre III, chapitre IX.

[108] La Philosophie dans les comédies de Molière (Revue politique et littéraire, 1892, II, p. 187 et suiv.).

[109] Scène V.

[110] Acte I, scène I, v. 15-16 et 26-44.

[111] Je pourrais renvoyer à un grand nombre d’études ; je me contenterai de signaler l’une des moins connues et des plus intéressantes : Louis XIV, Molière et « le Tartuffe » par Charles Révillout (Mémoires de l’Acad. des sciences et lettres de Montpellier, section des lettres, t. VIII, 1887-1888, in-4).

[112] Voir Acte II, scène IV, v. 793-816. – Noter cependant que nous aurons à signaler une bizarrerie analogue, et plus frappante encore, dans l’Avare, acte IV, scène I (Voir ci-dessous, tome II, chapitre VI, § V).

[113] « Quand Molière composoit son Tartuffe, dit Brossette, il en récita au Roi les trois premiers actes. Cette pièce plut à Sa Majesté, qui en parla trop avantageusement pour ne pas irriter la jalousie des ennemis de Molière et surtout la cabale des dévots. »

[114] Le 31 décembre 1662, Loret déclare qu’on lui a ordonné de ne point parler de la pièce : d’où venait l’ordre qu’on avait ainsi donné au gazetier ?

[115] « Molière avec Tartuffe y doit jouer son rôle », dit, en 1665, l’amphitryon ridicule de Boileau.

[116] Acte V, scène II. Pour voir à quel point cette tirade se rattache à la querelle du Tartuffe, cf. le premier placet, tome IV de l’édition Mesnard, p. 386 (Je n’avois rien de mieux à faire...) et 389 (Ce n’est pas assez...) ; le deuxième placet, p. 392 (La cabale s’est réveillée...) et 393 (Je ne doute point. Sire...) ; la préface, p. 373 (Les hypocrites n’ont point entendu raillerie...) et 374 (Tous les jours encore, ils font crier en public...) ; enfin les vers de Cléante dans le Tartuffe, acte I, scène V, v. 369-376 et 397.

[117] Voir la note de l’édition Mesnard, acte III, sc. VII, v, 1142.

[118] Un sermon sur l’hypocrisie a été prononcé par Bourdaloue, à Versailles, le dimanche 16 décembre 1691 (Voy. Griselle, Bourdaloue, Histoire critique de sa prédication, 1901, in-8, t. II, p. 777) ; mais est-ce bien alors que le prédicateur a tonné contre Molière ?

[119] M. Abel Lefranc, qui a fait dans son cours une intéressante histoire de la querelle du théâtre au XVIIe siècle, veut même que le Tartuffe soit uniquement, ou presque uniquement, dirigé contre les détracteurs du théâtre. Voir Revue des Cours et Conférences, 1906-1907, nos 7, 17, 18, 20 et 22.

[120] On a cité aussi d’autres œuvres espagnoles et une commedia dell’ arte, le Pedante du recueil Scala (Il teatro delle favole rappresentative, Venise, 1611).

[121] Sur celle société, dont je n’ai pas ici à indiquer les mérites en même temps que les défauts, voir surtout Raoul Allier. La Cabale des dévots, 1902, et cf. Yves de la Brière, Ce que fut la cabale des dévots, 1906.

[122] Acte I, sc. V, v. 397, et acte V, sc. III, v. 1708 et suivants (paroles de Cléante).

[123] Acte I, sc. II, v. 49-5o ; cf. 203-211.

[124] Acte IV, sc. V, v. 1489-1492. Cf. acte IV, sc. I, v. 1237-1248 et acte V, sc. I, v. 1585-1592.

[125] Voir Brunetière, la Philosophie de Molière, dans les Études critiques sur l’Histoire de la littérature française, t. IV ; et comparer la théorie un peu différente de M. Faguet, Propos de théâtre, Ire série, 1903, p. 178 sqq., et l’Anticléricalisme, 1906, ch. II, l’Anticléricalisme au XVIIe siècle.

[126] Acte I, scène V, v. 278-279.

[127] Acte I, scène II, 181-184.

[128] Acte I, scène V, v. 276-277.

[129] Acte V, scène I, v. 1604-1606.

[130] Huysmans, La Cathédrale, Stock, in-12, 1898, p. 115.

[131] Une remarque cependant. Le portrait d’Onuphre a paru dans la 6e éd. des Caractères, et il était précédé du caractère du vrai dévot : « Un homme dévot entre dans un lieu saint, choisit un coin pour se recueillir, et où personne ne voit qu’il s’humilie ; s’il entend des courtisans qui parlent, qui rient, et qui sont à la chapelle avec moins de silence que dans l’antichambre, quelque comparaison qu’il fasse de ces personnes avec lui-même, il ne les méprise pas, il ne s’en plaint pas, il prie pour eux. » Dans la 7e édition, trouvant sans doute que ce caractère était trop rapide et superficiel, il l’a supprimé et en a employé les traits pour enrichir celui d’Onuphre : « Il entre une autre fois dans un lieu saint, perce la foule, choisit un endroit pour se recueillir, et où tout le monde voit qu’il s’humilie : s’il entend des courtisans qui parlent, qui rient, et qui sont à la chapelle avec moins de silence que dans l’antichambre, il fait plus de bruit qu’eux pour les faire taire ; il reprend sa méditation, qui est toujours la comparaison qu’il fait de ces personnes avec lui- même, et où il trouve son compte. « La fin me paraît en contradiction avec tout le reste. Cet homme qui trouve son compte dans la comparaison des autres avec lui-même est un mauvais dévot, c’est un dévot orgueilleux, un pharisien : ce n’est pas un impie qui feint la dévotion.

[132] Histoire de la littérature française au XVIIe siècle, 4 vol., in-8, 1895-1896, t. II, p. 173.

[133] On peut, sur cette question, voir Paul Janet, les Passions et les Caractères au XVIIe siècle, p. 95 et suiv.

[134] On a dit que Molière avait emprunté ce nom de Loyal à son notaire, parce qu’on lit dans le registre de La Grange, le 14 décembre 1679 : « Payé à M. Loyal, pour une signification, une livre dix sous. » – Mais cette date de 1679 est postérieure de quinze ans à la composition du Tartuffe ; et n’est-il pas beaucoup plus naturel d’admettre que les camarades de Molière avaient pris l’habitude d’appeler leur notaire M. Loyal en souvenir du Tartuffe même ?

[135] Acte I, scène V, v. 281-298 et 305-310.

[136] Les Contemporains, t. VII, p. 338 et suiv. ; cf. Impressions de théâtre, t. IV, p. 37 et suiv.

[137] L’auteur de la Lettre sur l’Imposteur, peut-être soufflé par Molière, va même jusqu’à soutenir longuement que l’amour coupable et la séduction recevront de cette pièce un coup terrible, parce que les femmes, après avoir ri de l’amoureux Panulphe, ne pourront plus prendre au sérieux ceux qui leur parleront d’amour.

[138] Acte III, sc. III, v. 935-944.

[139] Acte III, sc. III, v. 945-960.

[140] Acte III, sc. III, v. 997-1000.

[141] Acte IV, sc. V, v. 1437-1442.

[142] Acte IV, sc. V, v. 1485-1488 ; 1502-1506 et 1519-1520.

[143] Pour M. Abel Lefranc, Don Juan est un épisode de la querelle du théâtre et une réponse aux menées contre l’École des Femmes et le Tartuffe d’un libertin converti, que Molière connaissait bien et dont la conversion lui paraissait suspecte : le prince de Conti, zélateur de la Congrégation du Saint-Sacrement, auteur du Traité, qui allait bientôt paraître, contre la comédie. Cette idée, que le Don Juan est spécialement dirigé contre Conti, d’abord émise par Louis Lacour dans son Tartuffe par ordre de Louis XIV en 1877 et par Schweitzer dans le Molière-Museum en 1880, a été fortifiée d’arguments nouveaux par M. Gazier dans ses Mélanges de littérature et d’histoire en 1904, et enfin par M. Lefranc dans son cours en 1907. Il me paraît cependant impossible d’admettre que Molière ait osé porter ainsi sur la scène un prince du sang ; qu’il ait représenté par l’élégant séducteur d’Elvire un homme contrefait ; qu’il ait expliqué par l’intérêt ou la peur la conversion d’un seigneur puissant, qui aurait pu tout à son aise rester libertin et débauché ; qu’il ait fait mourir criblé de dettes un homme, qui avait eu des dettes, en effet, mais qui avait dépensé plus de dix millions pour les payer toutes ; et que les contemporains, si empressés à nommer les originaux des prétendus portraits de Molière, nous aient à l’envi laissé l’honneur de reconnaître, après plus de deux siècles, le plus hardi et le plus éclatant de ces portraits.

[144] Sur cette histoire, sur ses origines, et sur sa fortune à travers les pays et les siècles, voir surtout l’ouvrage, qui sera continué, de M. Gendarme de Bévotte, la Légende de Don Juan, son évolution dans la littérature des origines au romantisme, 1906, in-8. Cf., du même auteur, le Festin de Pierre avant Molière : Dorimon, de Villiers, scénario des Italiens, Cicognini, textes publiés avec introduction, lexique et notes, 1907, in-16.

[145] La seconde partie de ce titre vient de ce que le séducteur convie à un festin un homme de pierre, la statue du Commandeur. Devenue en Italie : Il convitato di pietra, elle est devenue en France, par une ellipse, le Festin [de l’homme] de pierre, où pierre est un nom commun, mais a vite été pris pour un nom propre.

[146] Voir l’étude comparée de ces pièces et de celle de Molière dans Gendarme de Bévotte, la Légende de Don Juan ; cf. le Festin de Pierre avant Molière.

[147] Acte III, scène II.

[148] Acte I, scène II.

[149] Acte III, sc. I.

[150] Acte IV, scène VI.

[151] Acte II, scène IV.

[152] Acte II, scène II.

[153] Acte II, scène III.

[154] Acte IV, sc. III.

[155] Observations sur une comédie de Molière intitulée le Festin de Pierre, par B. A. Sr de R., avocat au Parlement.

[156] Études critiques sur l’histoire de la littérature française, t. VIII, p. 117-118.

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