Notice sur les Femmes savantes de Molière (Louis MOLAND)

Travail de critique et d’érudition. Aperçus d’histoire littéraire, biographie, examens de chaque pièce, commentaires, bibliographie, etc. Œuvres complètes de Molière, Granier Frères, Libraires-Éditeurs, Paris, 1864.

 

 

De décembre 1671 à février 1672, Molière avait donné, à Saint-Germain-en-Laye, les représentations du Ballet des ballets. Quand la troupe était à Paris, on jouait Psyché sur le théâtre du Palais-Royal ; Molière garda jusqu’aux derniers jours de janvier le rôle de Zéphire ; c’est alors seulement que, très satisfait de la manière dont Angélique Du Croisy avait naguère suppléé mademoiselle Beauval dans le rôle d’une des sœurs de Psyché, il se fit remplacer par cette jeune actrice. C’est ce que Robinet nous apprend dans sa lettre du 23 janvier :

 

Encor mardi Psyché je vis,

Et mes yeux y furent ravis

Tout aussi bien que mes oreilles

Par maintes nouvelles merveilles

Qu’on y découvre incessamment.

Mais j’y fus charmé notamment

Par un jeune et galant Zéphire

Plus beau que pas un qui soupire

Auprès de la reine des fleurs.

C’était, ô bénévoles Sœurs,

Du Croisy, si jeune pucelle

Et pourtant si spirituelle,

Qui de Molière ce jour-là

Faisait les rôles qu’il fait là,

L’ayant établie en sa place

Pour quelques jours qu’il se délasse ;

Par où cet auteur fait bien mieux

D’elle l’éloge glorieux

Que ma Clion ne le peut faire,

Qui par conséquent doit se taire.

 

Pendant qu’il menait de front, pour ainsi dire, ces deux grands spectacles, Molière mettait la dernière main à une œuvre toute différente ; il se préparait à régaler la ville de la comédie la plus correcte, la plus calme, la plus régulière qu’il eût écrite. Les Femmes savantes furent représentées le 11 mars 1672, et eurent dix-neuf représentations, une moitié avant, l’autre moitié après la clôture de Pâques. Molière avait transformé en une grande œuvre littéraire sa petite comédie des Précieuses ridicules. Il avait élargi son sujet, et donné au travers qu’il attaquait un caractère moins particulier et moins transitoire. Au lieu des affectations de langage et des minauderies mises à la mode sous la régence d’Anne d’Autriche, il dirigea la satire contre la pédanterie chez les femmes, et peignit les désordres que cette manie, commune à tous les temps, peut introduire dans une honnête famille. Cathos, Madelon, Mascarille, ont principalement un intérêt historique ; ce sont des personnages qui appartiennent à une époque déterminée. Il n’en est plus de même des Philaminte et des Trissotin : quoiqu’ils subissent certaines variations d’âge en âge, ils existent toujours, la race en est impérissable.

Donneau de Vizé, qui avait commencé avec l’année 1672 la publication du Mercure galant, rendit compte de cette pièce dans les termes suivants :

« Jamais, dit-il,[1] dans une seule année l’on ne vit tant de belles pièces de théâtre, et le fameux Molière ne nous a point trompés dans l’espérance qu’il nous avait donnée, il y a tantôt quatre ans, de faire représenter au Palais-Royal une pièce comique de sa façon, qui fût tout à fait achevée. On y est bien diverti, tantôt par les Précieuses ou Femmes savantes, tantôt par les agréables railleries d’une certaine Henriette, et puis par les ridicules imaginations d’une visionnaire qui se veut persuader que tout le monde est amoureux d’elle. Je ne parle point du caractère d’un père qui veut faire croire qu’il est le maître dans sa maison, qui se fait fort de tout quand il est seul, et qui cède tout dès que sa femme paraît. Je ne dis rien aussi du personnage de monsieur Trissotin, qui, tout rempli de son savoir et tout gonflé de la gloire qu’il croit avoir méritée, paraît si plein de confiance de lui-même qu’il voit tout le genre humain fort au-dessous de lui. Le ridicule entêtement qu’une mère, que la lecture a gâtée, fait voir pour ce monsieur Trissotin, n’est pas moins plaisant ; et cet entêtement, aussi fort que celui du père dans Tartuffe, durerait toujours, si, par un artifice ingénieux de la fausse nouvelle d’un procès perdu et d’une banqueroute (qui n’est pas d’une moins belle invention que l’exempt dans l’Imposteur), un frère, qui, quoique bien jeune,[2] paraît l’homme du monde du meilleur sens, ne le venait faire cesser en faisant le dénouement de la pièce. Il y a au troisième acte une querelle entre ce monsieur Trissotin et un autre savant, qui divertit beaucoup ; et il y a, au dernier, un retour d’une certaine Martine, servante de cuisine, qui avait été chassée au premier, qui fait extrêmement rire l’assemblée par un nombre infini de jolies choses qu’elle dit en son patois pour prouver que les hommes doivent avoir la préférence sur les femmes. Voilà confusément ce qu’il y a de plus considérable dans cette comédie, qui attire tout Paris. Il y a partout mille traits pleins d’esprit, beaucoup d’expressions heureuses, et beaucoup de manières de parler nouvelles et hardies, dont l’invention ne peut être assez louée, et qui ne peuvent être imitées. Bien des gens font des applications de cette comédie ; et une querelle de l’auteur, il y a environ huit ans, avec un homme de lettres qu’on prétend être représenté par monsieur Trissotin, a donné lieu à ce qui s’en est publié. Mais M. Molière s’est suffisamment justifié de cela par une harangue qu’il fit au public deux jours avant la première représentation de sa pièce : et puis, ce prétendu original de cette agréable comédie ne doit pas s’en mettre en peine, s’il est aussi sage et aussi habile homme que l’on dit ; et cela ne servira qu’à faire éclater davantage son mérite, en faisant naître l’envie de le connaître, de lire ses écrits, et d’aller à ses sermons. Aristophane ne détruisit point la réputation de Socrate, en le jouant dans une de ses farces, et ce grand philosophe ne fut pas moins estimé de toute la Grèce. Mais pour bien juger du mérite de la comédie dont je viens de parler, je conseillerais à tout le monde de la voir et de s’y divertir, sans examiner autre chose, et sans s’arrêter à la critique de gens qui croient qu’il est d’un bel esprit de trouver à redire. »

Nous trouvons, en outre, dans le Mercure de juillet 1723 un résumé fort exact de la même comédie, à propos de la reprise qui eut lieu à cette époque : « Molière y donne un caractère pédantesque à plusieurs personnages, mais en différents degrés, et d’une manière variée. Il y en a trois : une mère savante, impérieuse, altière ; une fille savante, précieuse et affectée ; et enfin une tante absolument extravagante avec la même ostentation de savoir. Il introduit ensuite un poète doucereux qui ne lit ses productions avec applaudissement qu’auprès de nos savantes, et qui est partout ailleurs « de ses vers fatigants lecteur infatigable. » Ce poète a pour compagnon un autre versificateur tout farci des anciens, grossier et brutal dans ses manières. L’auteur relève toutes ces nuances d’un savoir ridicule, par la simplicité d’un mari bourgeois, par l’esprit naturel d’une fille cadette, ennemie de toute affectation, par le bon sens d’un amant honnête homme, et par la naïveté d’une servante villageoise. »

Voilà en effet tous les principaux personnages du tableau. Insistons un peu plus sur chacun d’eux. Philaminte a dans l’action le premier rôle ; c’est une maîtresse femme : elle gouverne despotiquement sa maison, et elle porte dans la science le même esprit dominateur. Elle rêve de se former un cercle dont elle serait reine; elle fait des règlements, des statuts, des lois ; elle menace d’exercer sur le langage une autorité absolue et de proscrire de l’usage les mots qui lui déplaisent, comme elle expulse de son logis les gens qui ne la flattent pas. Elle traite de fort haut son mari, sans toutefois songer à le tromper. Elle a de la dignité ; elle est stoïque et prête à supporter noblement les coups de la fortune. C’est un vigoureux caractère, gâté par un travers dans lequel elle porte son impétuosité naturelle.

Bélise a tout au contraire une volonté faible et une intelligence bornée. Elle serait la digne sœur du bonhomme Chrysale, si elle n’avait rompu en visière avec le bon sens. Sa chimère est de se croire aimée de tout le monde ; elle vit dans cette douce illusion, qui suffit à son bonheur. Bélise n’est pas de la création de Molière ; elle sort de la comédie de Jean Desmarets, les Visionnaires, où elle se nomme Hespérie et est plus bizarre encore. En vain, dit Hespérie,

 

En vain vous me direz que je suis inhumaine,

Que je dois par pitié soulager ses amours.

Cent fois par jour j’entends de semblables discours ;

Je suis de mille amants sans cesse importunée,

Et crois qu’à ce tourment le ciel m’a destinée.

L’on me vient rapporter : Lysis s’en va mourir,

D’un regard pour le moins venez le secourir ;

Eurylas s’est plongé dans la mélancolie ;

L’amour de Licidas s’est tournée en folie ;

Périandre a dessein de vous faire enlever ;

Une flotte d’amants vient de vous arriver ;

Si Corylas n’en meurt, il sera bien malade ;

Un roi pour vous avoir envoie une ambassade ;

Tircis vous idolâtre et vous dresse un autel ;

C’est pour vous ce matin que s’est fait un duel.

Aussi de mon portrait chacun veut la copie.

C’est pour moi qu’est venu le roi d’Ethiopie.

Hier j’en blessai trois d’un regard innocent ;

D’un autre plus cruel j’en fis mourir un cent.

Je sens, quand on me parle, une haleine de flamme.

Ceux qui n’osent parler m’adorent en leur âme.

Mille viennent par jour se soumettre à ma loi.

Je sens toujours des cœurs voler autour de moi.

Sans cesse des soupirs sifflent à mes oreilles.

Mille vœux élancés m’entourent comme abeilles.

Les pleurs près de mes pieds courent comme torrents ;

Toujours je pense ouïr la plainte des mourants,

Un regret, un sanglot, une voix languissante,

Un cri désespéré d’une douleur pressante,

Un je brûle d’amour, un hélas ! je me meurs !

La nuit je n’en dors point, je n’entends que clameurs

Qui d’un trait de pitié s’efforcent de m’atteindre.

Voyez, ma chère sœur, suis-je pas bien à plaindre ?

 

Bélise, livrée à ses visions, est d’ailleurs accommodante et ne se fait pas trop prier pour dégager ses amants imaginaires de la parole qu’ils ne lui ont jamais donnée. Tout autre est Armande, la fille aînée de Philaminte : elle n’est pas seulement pédante, elle est jalouse et vindicative ; de mauvais sentiments se cachent sous le platonisme prétentieux qu’elle affiche. C’est le caractère de Philaminte abaissé. Ces trois femmes forment le parti du bel esprit, contre lequel ont à lutter Henriette, la fille cadette, et le bonhomme Chrysale, le chef nominal de la famille.

« Quel type charmant que l’aimable Henriette ! dit M. Nisard. Elle n’a ni l’ingénuité d’Agnès, qui vient de l’ignorance, ni cette ingénuité trompeuse sous laquelle se cache de la science défendue. C’est une personne d’esprit qui s’est formée et fortifiée dans son naturel par les travers mêmes de ses parents. Elle a le ton de la femme du monde, avec une candeur qui témoigne qu’elle en a trouvé le secret dans un cœur honnête et dans un esprit droit. Ce n’est pas le bon sens de Célimène, où l’égoïsme domine, et par lequel elle fait servir les autres à l’amusement de sa vanité ; mais, comme Célimène, Henriette est sans illusions. Tendre sans être romanesque, son bon sens a conduit son cœur ; si Clitandre s’exalte en lui parlant d’amour, elle le ramène au vrai :

 

L’amour dans son transport parle toujours ainsi :

Des retours importuns évitons le souci.[3]

 

Fille respectueuse et attachée à ses parents, elle n’est pas dupe de leurs défauts ; et, quand il y va de son bonheur, elle sait se défendre d’une main douce, mais ferme. Dans la conduite, elle est sensée, discrète, honorable. Je n’ai pas peur de l’honnête liberté de ses discours : une fille qui montre ainsi sa pensée n’a rien à cacher ; et si j’étais à la place de Chrysale, j’aurais bien plus de souci d’Armande, dont le front rougit au seul mot de mariage, que d’Henriette, qui désire honnêtement la chose, et qui ne voit l’amour que dans un mariage où le cœur est approuvé par la raison. »

Chrysale, le père de famille, opposé à Philaminte, son altière épouse, fait presque toute la pièce. C’est un des caractères les plus admirablement tracés par Molière. « Son travers, dit encore l’écrivain que nous venons de citer, est d’avoir peur de sa femme et de s’imaginer qu’il ne la craint pas. Il cède toujours, en croyant ne faire que sa volonté. Il obéit à haute voix, pour se persuader qu’il commande. Ses colères contre sa fille Armande, sur le dos de laquelle il battrait volontiers sa femme, s’il n’avait un si bon naturel ; sa résolution de résister à Philaminte, quand elle est loin ; sa première charge, pleine de vigueur, quand elle paraît ; le secours qu’il tire d’abord de son bon sens et de la révolte involontaire d’un esprit droit contre un esprit faux ; puis, à mesure que Philaminte élève la voix, sa fermeté tombant, son caractère retirant peu à peu ce que son bon sens a avancé, et le mari cédant avec la persuasion qu’il ne fait que transiger ; tout cela, c’est la nature observée avec profondeur et rendue avec la plus fine gaieté. »

Quelques critiques ont eu grand tort de prétendre que Molière a voulu faire exprimer à Chrysale les doctrines les plus raisonnables sur l’éducation des femmes. Chrysale, dans son dépit contre le savoir et l’esprit étalés mal à propos, s’en prend sans distinction à tout savoir et à tout esprit ; révolté de voir des femmes qui abandonnent les travaux de leur sexe pour manier le télescope et l’astrolabe, il proclame que toute leur étude doit se borner à « connaître un pourpoint d’avec un haut-de-chausses. » Il est un personnage comique, passionné, opposant un ridicule à un ridicule, un excès à un excès.

Chrysale et Henriette sont soutenus par Ariste, frère de Chrysale, et par là servante Martine. C’est là le parti de la simplicité et du naturel, pour ainsi dire, opposé à celui de la pédanterie et de l’affectation. Chacun de ces partis a un prétendant qu’il veut faire épouser à Henriette : l’un est un poète de ruelles, M. Trissotin ; l’autre, Clitandre, est un jeune gentilhomme, plein de sincérité et d’honneur, sensible au vrai mérite, mais ne sachant pas dissimuler le dédain que lui inspirent de sottes prétentions. Philaminte veut marier sa fille à M. Trissotin ; Chrysale voudrait la voir épouser Clitandre ; voilà toute l’intrigue. M. Trissotin convoite la dot plus que la fille ; sa cupidité se découvre ; voilà le dénouement.

Trissotin et son confrère Vadius tiennent une si grande place dans cette comédie qu’elle aurait pu s’intituler aussi,[4] suivant la remarque d’Auger, Trissotin ou les Auteurs ridicules. « Les deux pédants, ajoute ce commentateur, ont chacun une physionomie très distincte. L’un est le pédant du bel esprit, l’autre est celui de l’érudition. Le premier, répandu dans le monde, a une vanité sournoise et jalouse qui ne loue que pour être louée, et une galanterie intéressée qui ne feint la passion que pour arriver à la fortune ; le second, vivant dans la poussière de ses livres grecs et latins, a une brutalité d’orgueil et de colère qui rappelle les injurieux démêlés des Scaliger et des Scioppius. »

On fit, de l’un et l’autre personnage, une application immédiate à deux auteurs contemporains. Il n’est guère douteux qu’en créant Trissotin et Vadius, Molière n’ait eu en vue l’abbé Cotin et Ménage. Il ne pourrait y avoir un peu d’hésitation qu’au sujet de ce dernier grand homme : – « Il est permis de le nommer ainsi, disait Vizé, puisqu’il a beaucoup d’érudition. » (Aujourd’hui le considérant paraîtrait un peu faible.) Ménage refusa de se reconnaître. « On veut me faire accroire, dit-il, que je suis le savant qui parle d’un ton doux : c’est une chose, cependant, que Molière désavouait. » On comprend parfaitement ce désaveu de la part de Molière : le rôle de Vadius n’offre aucun trait qui soit exclusivement propre à la personne de Ménage. Beaucoup de savants, comme Trissotin le reproche à Vadius, et comme on le reprochait à Ménage lui-même, avaient pillé les auteurs grecs et latins. Plus d’un écrivain, comme il est dit de Vadius, et comme il était vrai de Ménage, n’avait vu son nom enchâssé qu’une seule fois dans les mordants hémistiches de Despréaux. Enfin, c’était un événement trop commun, que deux beaux esprits commençant un entretien par des louanges réciproques, et le finissant par des injures mutuelles, pour qu’il faillit absolument que la querelle entre Trissotin et Vadius eût été copiée d’après celle que Cotin et Ménage avaient eue ensemble ; cela est si vrai que l’histoire littéraire, lorsqu’elle cherche à indiquer le véritable type de la scène, semble hésiter entre plusieurs altercations de ce genre qui firent quelque bruit. Le public n’en fut pas moins persuadé que Ménage avait servi de modèle à Molière pour peindre Vadius. Molière avait le droit de n’en pas convenir ; Ménage surtout avait grandement raison de ne pas le croire, ou du moins d’en faire le semblant.

Ménage, si l’on s’en rapporte à l’académicien Charpentier, aurait eu l’habile politique de faire partout l’éloge de la pièce ; il ne semble pas que sa réputation souffrit beaucoup de cette piquante raillerie ; il publia cette année même ses Nouvelles observations sur la langue française, qui obtinrent un succès honorable.

Pour ce qui est de Trissotin, aucun doute n’est possible : c’est à l’image de l’abbé Cotin que Molière fit ce personnage. On a dit qu’il l’avait nommé d’abord Tricotin ; il aurait changé ce nom en celui de Trissotin, par une concession qu’Auger compare à celle que Piron offrit à l’abbé Desfontaines, lorsque l’ayant appelé bouc dans une de ses épigrammes, il lui proposa de remplacer le mot entier par la lettre initiale.

Rimeur fécond de rondeaux, de madrigaux et d’énigmes, prédicateur ayant prêché seize carêmes à Paris et ayant eu quelque vogue, quoi qu’en ait dit Boileau, l’abbé Cotin était un personnage considérable. Né en 1604, il était aumônier du roi depuis 1635 environ, et membre de l’Académie française depuis 1655. Mademoiselle de Montpensier l’honorait de son amitié ; elle présentait ses énigmes au roi, qui s’y plaisait ; à la reine, « qui les rendait illustres entre ses mains. » Il était le favori des salons les plus brillants. Il avait publié un grand nombre d’ouvrages où la galanterie (suivant le sens qu’on attachait alors à ce mot) et la dévotion se mêlent à dose à peu près égale. Aussi avait-il une opinion très avantageuse de lui-même ; il prenait fort gravement le titre de Père de l’énigme française,[5] et disait naïvement : « Mon chiffre se compose de deux C entrelacés (Charles Cotin), qui forment un cercle ; ce qui, par un sens un peu mystique, indique le rond de la terre que mes œuvres rempliront... » Tel était le personnage que le public aperçut fort distinctement dans le pédant Trissotin. Il y avait, du reste, d’excellentes raisons pour que cette conviction prévalût contre toutes les protestations possibles. Le sonnet sur la fièvre de la princesse Uranie et le madrigal sur le carrosse amarante étaient textuellement extraits des Œuvres galantes de l’abbé publiées en 1663. C’est Boileau, suivant Monchesnay, qui aurait fait choix de ces deux morceaux, qui acquirent par là une célébrité que leur auteur n’avait certes pas prévue, et remplirent, en effet, « le rond de la terre. »

Il est vrai, d’autre part, que ce caractère ne saurait complètement s’appliquer à l’abbé Cotin. L’abbé Cotin, étant dans les ordres, ne pouvait être le personnage qui aspire à la main d’une jeune fille, et qui est sur le point de l’obtenir. Les lâchetés de Trissotin se résignant philosophiquement à certaine disgrâce que lui peut faire subir le dépit d’une femme épousée malgré elle, puis renonçant à ce mariage dès qu’il croit que la dot a disparu, ces lâchetés sont des traits qui ne peuvent porter sur l’abbé Cotin. Mais n’y a-t-il donc de personnalités au théâtre que celles qui enveloppent tout un personnage et durent toute une pièce ? Trissotin, quand il s’agit d’Henriette, n’est plus l’abbé Cotin ; il est l’abbé Cotin lui-même, en propre original, quand il récite complaisamment ces vers si comiques imprimés sous son nom, et quand, après avoir comblé de louanges impertinentes un pédant qui l’en accable par réciprocité, il le charge d’injures grossières qui lui sont rendues avec la même exactitude.

Quelles circonstances expliquent cette raillerie aristophanesque ? Il faut, pour en découvrir les motifs, entrer dans quelques détails sur les antécédents du poète abbé.

L’abbé Cotin, ayant un penchant fâcheux à la satire, commença par composer un madrigal dont Mlle de Scudéry fut très mécontente. Voici ce madrigal :

 

Pour un mal d’oreilles.

 

Suivre la Muse est une erreur bien lourde ;

De ses faveurs voyez le fruit ;

Les écrits de Sapho menèrent tant de bruit

Que cette nymphe devint sourde.

 

Ménage se fit le champion de Sapho et publia contre l’abbé Cotin une épigramme latine de dix-huit vers. L’abbé répliqua par tout un volume intitulé la Ménagerie. Cela se passait vers l’époque des Précieuses ridicules. Cotin, qui, sans voir la poutre qui était dans son œil, avait attaqué les précieuses en même temps que Mlle de Scudéry-Sapho qui était à leur tête, crut avoir trouvé un allié en Molière : « Je pensais, disait-il, que toute la Ménagerie fût achevée, quand on m’avertit qu’après les Précieuses on doit jouer chez Molière Ménage hypercritique, le faux savant et le pédant coquet. Vivat ! » Voilà un vivat que l’abbé Cotin dut bien regretter par la suite. Et il ajoutait : « Les comédiens ont mis dans leurs affiches qu’il faudra retenir les loges de bonne heure et que tout Paris y doit être, parce que toutes sortes de gens, grands et petits, mariés et non mariés, sont intéressés au ménage. C’est une plaisanterie de comédien.[6] » Cotin, on le voit, applaudissait et encourageait Molière.

Attaqué ensuite par Boileau, il riposta plus d’une fois, et notamment par une pièce de vers intitulée : Despréaux ou la Satire des Satires, où, comme il arrive aux gens qui ont le sentiment de leur faiblesse, il ne gardait aucune mesure ; il débitait contre Boileau d’absurdes calomnies, en l’accusant d’avoir manqué de respect au roi, et d’avoir outragé le parlement, le clergé, la religion même. Il s’écriait :

 

Ô docteur sans pareil, ô protecteur des lois,

Et sans qui la vertu se verrait aux abois !

Il faut, comme à l’unique en piété sur terre,

Inviter votre muse au grand festin de Pierre.

Le Marais en convient, et dit sans passion

Qu’un tel effort d’esprit mérite pension.

Lieux d’honneur, cabarets dont il est l’amphibie,

Réglez sur ce pied-là le cours de votre vie ;

Et Priape et Bacchus, dont vous faites vos dieux,

S’ils venaient vous prêcher, ne prêcheraient pas mieux.

Quelquefois, emporté des vapeurs de sa bile,

Sans respecter les cieux, sans croire à l’Évangile,

Afin de débiter des blasphèmes nouveaux,

Du fond de son sommeil il tire Desbarreaux

Qui fait de l’intrépide et tremblant de faiblesse,

Attend pour croire en Dieu que la fièvre le presse,[7]

Et riant hors de là du sentiment commun,

Prêche que trois sont trois et ne sont jamais un.[8]

Quel État peut souffrir une telle insolence ?

Sous un roi très chrétien, qu’en peut dire la France ?

Théophile jamais n’a dit ce méchant mot,

Et si paya ses vers de deux ans de cachot.

Voilà ce Despréaux : lui que l’enfer étonne[9]

Ne croit jamais en Dieu, si ce n’est quand il tonne.

 

C’est à ces vers que Boileau répliqua :

 

Vous les verrez bientôt, féconds en impostures,

Amasser contre vous des volumes d’injures,

Traiter, en vos écrits, chaque vers d’attentat,

Et d’un mot innocent faire un crime d’État.

Vous aurez beau vanter le roi dans vos ouvrages,

Et de ce nom sacré sanctifier vos pages ;

Qui méprise Cotin, n’estime point son roi,

Et n’a, selon Cotin, ni Dieu, ni foi, ni loi.

 

Cotin, ne se contentant pas d’un adversaire si redoutable, avait mêlé témérairement Molière dans la querelle. C’est Boileau qui l’affirme dans une des notes qu’il mit lui-même à l’édition de ses Œuvres imprimée en 1713 : « Cotin avait écrit, dit-il, contre moi et contre Molière ; ce qui donna occasion à Molière de faire les Femmes savantes, et d’y tourner Cotin en ridicule. » Nous avons cité, les vers où Despréaux figure en compagnie d’un Turlupin dans lequel on croit généralement que le malencontreux rimeur voulut désigner Molière. Les traits de cette grossière caricature ne sont point toutefois tellement reconnaissables, que l’application qui en est communément faite ne puisse être contestée. C’est assurément le témoignage de Boileau qui a déterminé une sorte d’accord sur ce point ; et ce sont les représailles exercées contre Cotin qui sont venues confirmer l’outrage commis par celui-ci. Du reste, si l’on en croit les anecdotes contemporaines, l’abbé Cotin et Ménage avaient eu d’autres torts envers Molière. Ainsi, suivant l’abbé d’Olivet, tous deux, après la représentation du Misanthrope, auraient couru sonner le tocsin à l’hôtel de Rambouillet, en disant que c’était le duc de Montausier qu’on jouait dans le personnage d’Alceste.

Ce qu’il faut supposer, c’est que les griefs étaient sérieux, car la revanche que prit Molière fut rude. Il n’y eut aucune hésitation dans l’opinion publique. L’abbé Cotin fut voué à un ridicule immortel. Il ne semble pas qu’il ait cherché à se défendre ni, comme avait fait Boileau dans une circonstance analogue,[10] à demander secours aux puissantes amitiés qu’il possédait. Il ne se plaignit point et évita même de se trouver en des lieux où l’on aurait pu penser qu’il allait se plaindre. L’Académie française, conduite par l’archevêque de Paris, se rendit, dans le courant du mois de mars, à Versailles, pour remercier le roi, qui avait fait à cette compagnie l’honneur de s’en déclarer le protecteur, quand ce titre était devenu vacant par la mort du chancelier Séguier. Vizé, dans le Mercure galant, ajoute à ce propos : « Monsieur Cotin n’était point de ce nombre, de peur, dit-on, qu’on ne crût qu’il s’était servi de cette occasion pour se plaindre au roi de la comédie qu’on prétend que monsieur de Molière ait faite contre lui. Mais on ne peut croire qu’un homme qui est souvent parmi les premières personnes de la cour, et que Mademoiselle honore du nom de son ami, puisse être cru l’objet d’une si sanglante satire. Le portrait, en effet, qu’on lui attribue, ne convient point à un homme qui a fait des ouvrages qui ont eu une approbation aussi générale que les Paraphrases sur le Cantique des Cantiques. Je ne parle point de ses œuvres galantes, dont il y a plusieurs éditions ; ce sont des jeux où il s’amusait avant qu’il fît la profession qu’il a embrassée, avec autant d’austérité qu’il la fait maintenant. » L’abbé Cotin étant mort, à soixante-dix-huit ans, dans la première quinzaine de décembre 1681, le public, qui l’avait totalement oublié, n’apprit qu’il n’existait plus, qu’en apprenant qu’on venait de le remplacer à l’Académie française. À peine son successeur, l’abbé de Dangeau, osa-t-il parler de lui ; et, comme si l’on eût craint de divulguer le peu qu’il en avait dit, son discours ne fut point inséré dans le recueil des harangues de la compagnie. Quant au directeur, comme il n’avait pas fait la moindre mention du défunt, on ne vit sans doute aucun inconvénient à publier sa réponse ; et elle nous a été conservée. « Telle fut la fin, telles furent les obsèques littéraires, dit Auger, d’un homme qui n’était dépourvu ni d’esprit, ni de savoir, qui était versé dans la philosophie humaine et divine, qui savait l’hébreu et le syriaque, qui pouvait réciter par cœur Homère et Platon, et qui a laissé un madrigal charmant, au moins égal à celui qui seul fit toute la réputation de Saint-Aulaire. » Son oraison funèbre fut faite en un quatrain :

 

Savez-vous en quoi Cotin

Diffère de Trissotin ?

Cotin a fini ses jours,

Trissotin vivra toujours.

 

Les ressemblances qu’on pourrait trouver entre cette comédie des Femmes savantes et quelques compositions antérieures, n’offrent pas d’intérêt. Nous ne citerons donc ni la Presumida y la Hermosa (la Présomptueuse et la Belle) de Fernando de Zarate, ni No hay burlas con el amor (Ne badinez pas avec l’amour) de Calderon. Il est constant que, à part le caractère de Bélise dont nous avons indiqué l’origine et quelques traits du Fidèle, de Pierre de Larivey, que nous signalerons en leur lieu, Molière, pour cette pièce, ne doit rien à personne.

La pièce fut imprimée à la fin de cette année : « Les Femmes sçavantes, comédie par J.-B. P. Molière. Et se vend pour l’autheur. À Paris, au Palais, et chez Pierre Promé, sur le quai des Grands-Augustins, à la Charité. 1673. Avec privilège du Roy. » Le privilège est du 31 décembre 1670, enregistré sous la date du 13 mars 1671. Achevé d’imprimer le 10 décembre 1672. Ces diverses dates sont à remarquer.

Une seconde édition fut faite quatre ans plus tard : « Les

Femmes sçavantes, comédie par J.-B. P. Molière. À Paris, chez Pierre Trabouillet, au Palais, dans la galerie des Prisonniers, à la Fortune. 1676. Avec privilège du Roy. »

Enfin elle prit place dans le sixième volume de l’édition de 1682 : « Les Femmes sçavantes, par J.-B. P. Molière, représentée pour la première fois à Paris, sur le théâtre de la salle du Palais-Royal, le 11 mars 1672, par la troupe du Roy. »

 


[1] Mercure galant, tome I. Lettre du 12 mars 1672.

[2] C’était Baron qui jouait le rôle d’Ariste.

[3] Acte V, scène V.

[4] La Grange la désigne plusieurs fois sur son registre par le nom de Trissotin. Mme de Sévigné la nomme ainsi dès la surveille de la représentation : « Molière, dit-elle en parlant du cardinal de Retz, lui lira samedi Trissotin, qui est une fort plaisante pièce. » (Lettre du 9 mars 1672.)

[5] « Cette qualité me fut donnée par quelques personnes de mérite et de condition. » (Œuvres galantes de M. Colin. Discours sur les énigmes.)

[6] Voyez Précieux et Précieuses de M. Ch. Livet, 1860.

[7] Satire I.

[8] Satire I. Vers supprimés.

[9] Boileau avait dit (satire I) :

Pour moi qui suis plus simple et que l’enfer étonne,

Qui crois l’âme immortelle et que c’est Dieu qui tonne...

[10] Boileau obtint un arrêt du parlement pour empêcher la représentation d’une petite pièce de Boursault intitulée la Satire des Satires. Lisez la préface assez piquante qui est en tête de cette pièce.

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