Notice sur le Médecin malgré lui de Molière (Louis MOLAND)

Travail de critique et d’érudition. Aperçus d’histoire littéraire, biographie, examens de chaque pièce, commentaires, bibliographie, etc. Œuvres complètes de Molière, Granier Frères, Libraires-Éditeurs, Paris, 1863.

 

 

« Ces gens-là, disait Molière en parlant de son public, ne s’accommoderaient nullement d’une élévation continuelle dans le style et les sentiments. » Aussi eut-il soin de faire promptement succéder au Misanthrope un de ces ouvrages plus légers qui, au lieu d’appeler sur les lèvres le demi-sourire de la raison émue et réjouie, provoquent le rire franc et sonore, ce gros rire qui nous enlève à nous-mêmes, et qu’on aurait tort de dédaigner. Le Médecin malgré lui fut applaudi le 6 août 1666. Subligny, qui, dans la Muse Dauphine, avait rendu hommage aux beautés supérieures du Misanthrope, se montra également juste appréciateur de l’œuvre nouvelle. Il en constata le succès par les vers suivants :

 

Pour changer de propos, dites-moi, s’il vous plaît,

Si le temps vous permet de voir la comédie,

Le Médecin par force étant beau comme il est,

Il faut qu’il vous en prenne envie.

Rien au monde n’est si plaisant

Si si propre à vous faire rire :

Et je vous jure qu’à présent

Que je songe à vous en écrire,

Le souvenir fait, sans le voir,

Que je ris de tout mon pouvoir.

Molière, dit-on, ne l’appelle

Qu’une petite bagatelle :

Mais cette bagatelle est d’un esprit si fin,

Que, s’il faut que je vous le die,

L’estime qu’on en fait est une maladie

Qui fait que, dans Paris, tout court au Médecin.

 

Ch. Robinet, de son côté, dans l’apostille de sa lettre du 15 août 1666, s’exprime comme il suit :

 

Les amateurs de la santé

Sauront que, dans cette cité,

Un Médecin vient de paraître

Qui d’Hippocrate est le grand maître.

On peut guérir, en le voyant,

En l’écoutant, bref, en riant.

Il n’est nuls maux en la nature

Dont il ne fasse ainsi la cure.

Je vous cautionne, du moins,

Et j’en produirais des témoins,

Je le proteste, infini nombre,

Que le chagrin tout le plus sombre,

Et dans le cœur plus retranché,

En est à l’instant déniché.

Il avait guéri ma migraine ;

Et la traîtresse, l’inhumaine

Par stratagème m’a repris.

Mais, en reprenant de son ris

Encore une petite dose,

Je ne crois vraiment pas qu’elle ose

Se reposter dans mon cerveau.

Or ce medicus tout nouveau,

Et de vertu si singulière,

Est le propre monsieur Molière,

Qui fait, sans aucun contredit,

Tout ce que ci-dessus j’ai dit,

Dans son Médecin fait par force

Qui pour rire chacun amorce ;

Et tels médecins valent bien

Par ma foi ! ceux... Je ne dis rien.

 

Le Médecin malgré lui n’était pas, à ce qu’il semble, une pièce tout nouvellement composée. Ce sujet faisait probablement partie des canevas, imités de la commedia dell’ arte, que la troupe de Molière avait rapportés de province et qu’elle exploitait encore de temps en temps à Paris. Ainsi nous voyons une farce inscrite sur le registre de La Grange, sous le titre du Fagotier, le 16 septembre 1661 ; sous celui du Fagoteux, le 20 avril 1663 ; sous celui du Médecin par force, le 9 septembre 1664. Tous ces titres désignent, selon toute apparence, une seule facétie qui était au répertoire, et que Molière se borna sans doute à arranger, compléter et écrire pour en faire le Médecin malgré lui.

Le Médecin malgré lui est composé de deux parties distinctes, puisées chacune à des sources différentes. Il y a d’abord l’idée du rustre à qui sa femme, pour se venger, joue le tour de le faire passer pour un habile médecin dont le zèle a besoin d’être stimulé par des coups de bâton, lequel rustre, une fois préconisé docteur par ce moyen énergique, s’acquitte supérieurement de son rôle et accomplit des prodiges. Il y a, d’autre part, l’idée de la fille muette ou soi-disant muette, à qui l’on rend l’usage de la parole, et qui en abuse tellement qu’on regrette aussitôt l’infirmité qu’elle n’a plus.

Cette dernière plaisanterie est un vieux thème de farce qui avait cours au XVIe siècle et peut-être auparavant. Rabelais, au chapitre XXXIV de son IIIe livre, rappelle un divertissement de ce genre qui avait eu lieu dans sa jeunesse à Montpellier, et auquel il avait pris part comme acteur : « Monsieur nostre maistre, vous soyez le très bien venu, fait-il dire à un de ses personnages, je ne vous avais oncques puys veu que jouastes à Montpellier avecques nos antiques amys Ant. Saporta, Guy Bouguier, Balthazar Noyer, Tollet, Jan Quentin, François Robinet, Jan Perdrier et François Rabelais, la morale comédie de celluy qui avait espousé une femme mute. Le bon mary voulait qu’elle parlast. Elle parla par l’art du médicin et du chirurgien, qui luy couppèrent un encyliglotte qu’elle avait soubs la langue. La parolle recouvrée, elle parla tant et tant, que son mary retourna au médicin pour remède de la faire taire. Le médicin respondist en son art bien avoir remèdes propres pour faire parler les femmes, n’en avoir pour les faire taire ; remède unique estre surdité du mary, contre cestuy interminable parlement de femme. Le paillard devint sourd, par ne sçay quelz charmes qu’ilz feirent. Puys, le médicin demandant son salaire, le mary respondist qu’il estait vrayement sourd, et qu’il n’entendait sa demande. Le médicin luy jecta au doz ne sçay quelle poudre par vertus de laquelle il devint fol. Adoncques le fol mary et la femme enragée se rallièrent ensemble, et tant battirent les médicin et chirurgien qu’ilz les laissèrent à demy morts. Je ne ris oncques tant que je feis à ce patelinage. »

La première idée est plus ancienne encore. On la trouve dans un fabliau du XIIIe siècle que nous allons reproduire. Ce fabliau est intitulé le Vilain mire, c’est-à-dire : « le rustre médecin, » mais comme le mot rustre ne rend lui-même qu’imparfaitement le mot vilain qui désignait à la fois la bassesse de condition et la rudesse de mœurs, nous conservons ce dernier mot dans notre traduction ; il suffira d’avoir rappelé ici que son acception au moyen âge était fort différente de son acception moderne. Nous laisserons au lecteur le soin de faire les réflexions que suggère ce curieux document de notre ancienne littérature, de remarquer à la fois la force de l’invention comique et la grossièreté des moyens employés par le conteur. Le Vilain mire est un spécimen assez fidèle de nos innombrables fabliaux ; c’est une des raisons qui nous engagent à le publier in extenso, au lieu de nous borner à une simple analyse. Par ce moyen, on sera aussi plus à même d’apprécier s’il est probable que Molière ait eu connaissance du vieux conte français :

 

CI DU VILAIN MIRE.

LE VILAIN MÉDECIN.

Jadis estoit uns vilains riches

Qui moult estoit avers et chiche ;

Une charrue adès avoit,

Tos tens par lui la maintenoit

D’une jument et d’un roncin.

Assez ot char et pain et vin,

Et quanques mestier li estoit.

Més por fame que pas n’avoit

Le blasmoient moult si ami

Et toute la gent autressi.

Il dist volentiers en prendroit

Une bonne, se la trouvoit.

El pais ot un chevalier ;

Viez hom estait et sans moillier ;

S’avoit une fille moult belle

Et moult courtoise damoiselle.

Mais, porce qu’avoirs li failloit,

Li chevaliers pas ne trovoit

Qui sa fille li demandast ;

Que volentiers la mariast,

Porce que ele estoit d’aage

Et en point d’avoir mariage.

Li ami au vilain alèrent

Au chevalier, et demandèrent

Sa fille por le païsant

Qui tant avoit or et argent,

Plenté forment et plenté dras.

Il leur dona isuel le pas,

Et otroia cest mariage.

La pucele, qui moult fu sage,

N’osa contredire son père,

Quar orpheline estait de mère ;

Si otroie ce qui li plot.

Et li vilains, plustost qu’il pot,

Fist ses noces, et espousa

Celi cui formant en pesa,

S’ele autre chose en osast fere.

Quant trespassé ot cel afere

Et des noces et d’autre chose,

Ne demora mie grant pose

Quant li vilains se porpensa

Que malement esploitié a :

N’aferist mie à son mestier

D’avoir fille de chevalier.

Quant il ira à la charrue,

Li vassaus ira lez la rue,

À cui toz les jors ot foiriez.

Et, quant il sera esloingniez

De sa maison, li chapelains

Vendra tant, et hui et demain,

Que sa famé (caressera),

Ne jamais jor ne l’amera,

« Ne ne me prisera deux pains !

Las : moi chetiz, fet li vilains,

Or ne me sai je conseillier,

Quar repentir n’i a mestier. »

Lors se commence à porpensser

Coment de ce la puist garder :

« Diex ! fet il, se je la batoie

Au matin, quant je leveroie,

Ele plorroit au lonc du jor :

Je m’en iraie en mon labor.

Bien sai, tant corn ele plorroit,

Que nus ne la desvoieroit.

Au vespre, quand je revendrai,

Por Dieu, merci li crierai.

Je la ferai au soir haitie,

Mes au matin ert couroucie.

Je prendrai jà à li congié.

Si je avaie un poi mangié. »

Li vilains demande à disner.

La dame li cort aporter.

N’orent pas saumon ne pertris ;

Pain et vin orent, et oes fris,

Et du fromage à grant plenté

Que li vilains ot amassé.

Et, quant la table fu ostée,

De la paume q’ot grant et lée

Fiert si sa famé lez la face

Que des doiz i parut la trace ;

Puis l’a prise par les cheveus

Li vilains, qui moult estoit feus,

Si l’a batue tout ausi

Com s’ele l’éust deservi.

Puis vait aus chans isnelement,

Et sa famé remest plorant.

« Lasse, fet ele, que ferai,

Et coment me conseillerai ?

Or ne sai je mes que je die.

Or m’a mon père bien trahie,

Qui m’a donné à cel vilain,

Cuidoie je morir de fain !

Certes bien ci au cuer la rage,

Quant j’otroiai tel mariage.

Diex ! porquoi fu ma mère morte ?

Si durement se desconforte,

Toutes les gens qui i venoient

Por li veoir, s’en retornoient.

Ainsi a dolor démené

Tant que soleil fut esconssé,

Que li vilains est repériez.

À sa fame chéi aus piez

Et li pria, por Dieu, merci.

« Sachiez ce me fist Anemi,

Qui me fist fere tel desroi.

Tenez, je vous plevis ma foi,

Que jamés ne vous toucherai,

De tant com batue vous ai

Sui je courouciez et dolenz ! »

Tant a dit li vilains pulenz,

Que la dame lors li pardone,

Et à mangier tantost li done

De ce qu’ele ot appareillié.

Quant il orent assez mengié,

Si alèrent couchier en pais.

Au matin, li vilains pusnais

R’a sa fame si estordie,

Por poi qu’il ne l’a meshaingnie.

Puis s’en rêvait aux chans arer.

La dame comence à plorer :

« Lasse, dist ele, que ferai

Et cornent me conseillerai ?

Bien sai que mal m’est avenu.

Fu onques mon mari batu ?

Nenil, il ne set que cops sont,

S’il le séust, por tout le mont,

Il ne m’en donast pas itant. »

Que qu’ainsi s’aloit démentant,

Es vos deus messagiers le roi,

Chascun sor un blanc palefroi.

Envers la dame esperonèrent,

De par le roi la saluèrent,

Puis demandèrent à mengier.

Que il en orent bien mestier.

Volentiers lor en a doné ;

Et puis si leur a demandé :

« Dont estes vous, et où alez ?

Et dites moi que vous querez. »

Li uns respont : « Dame, par foi,

Nous sommes messagiers le roi ;

Si nous envoie un mire querre.

Passer devons en Engleterre. »

« Por quoi fere ? » « Damoisele Ade,

La fille le roi, est malade.

Il a passé huit jors entiers

Que ne pot boivre ne mangier,

Quar une areste de poisson

Li aresta ou gavion ;

Or est li rois si corouciez,

S’il la pert ne sera més liez. »

Et dist la dame : « Vous n’irez

Pas si loin comme vous penssez,

Quar mon mari est, je vous di,

Bons mires, je le vous afi ;

Certes il scet plus de mécines

Et de vrais jugemens d’orines

Que onques ne sot Ypocras.

« Dame, dites le vous à gas ?

« De gaber, dist ele, n’ai cure ;

Mes il est de tele nature

Qu’il ne feroit por nului rien

S’ainçois ne le batoit on bien.

Et cil dient : « Or i parra ;

Jà por batre ne remaindra.

Dame, où le porrons nous trover ? »

« Aus chans le porrez encontrer,

Quant vous istrez de ceste cort,

Tout ainsi corn cil ruissiaus cort ;

Par defors cele gaste rue,

Toute la première charrue

Que vous troverez, c’est la nostre.

Alez ; à saint Père l’apostre,

Fet la dame, je vous comant. »

Et cil s’en vont esperonant,

Tant qu’il ont le vilain trové.

De par le roi l’ont salué,

Puis li dient sanz demorer :

« Venez en tost au roy parler. »

« À que fere ? » dist li vilains.

« Por le sens dont vous estes plains ;

Il n’a tel mire en ceste terre ;

De loing vous somes venu querre. »

Quant li vilains s’ot clamer mire,

Trestoz li sans li prent à frire ;

Dist qu’il n’en set ne tant ne quant.

« Et qu’alons nous ore atendant ?

Ce dist li autres, bien sez tu

Qu’il veut avant estre batu,

Que il face nul bien ne die. »

Li uns le fiert delez l’oie,

Et li autres parmi le dos

D’un baston qu’il ot grant et gros.

Il li ont fet honte à plenté,

Et puis si l’ont au roi mené ;

Si le montent à reculons,

La teste devers les talons.

Li rois les avait encontré,

Si lor dist : « Avez rien trové ? »

« Sire, oïl, » distrent il ensamble.

Et li vilains de paor tramble.

Li uns d’aus li dist primerains

Les teches qu’avait li vilains,

Et com ert plains de félonie ;

Quar de chose que on li prie,

Ne feroit il por nului rien,

S’ainçois ne le batoit on bien.

Et dist li rois : « Mal mire a ci,

Aine mais d’itel parler n’oï.

Bien soit batus, puisqu’ainsi est ! »

Dist un serjans : « Je sui tout prest ;

Jà si tost nel comanderois

Que je li paierai ses droits. »

Li rois le vilain apela.

« Mestre, fet il, entendez ça ;

Je ferai ma fille venir,

Quar grant mestier a de garir. »

Li vilains li cria merci :

« Sire, por Dieu qui ne menti !

Si m’ait Dieu ! Je vous di bien,

De fisique ne sai je rien ;

Onques de fisique ne soi. »

Et dist li rois : « Merveilles oi ;

Bâtez le moi. » Et cil saillirent

Qui assez volentiers le firent.

Quant li vilains senti les cops,

Adonques se tint il por fols.

Merci commença à crier :

« Je la garrai sans delaier ! »

La pucele fu en la sale,

Qui moult estoit et tainte et pale.

Et li vilains se porpenssa

En quel manière il la garra ;

Quar il sçait bien que à garir

Li convient il, ou à morir.

Lors se comence à porpensser.

Se garir la veut et sauver,

Chose li covient fere et dire

Par quoi la puisse fere rire,

Tant que l’areste saille hors,

Quar ele n’est pas dans le cors.

Lors dist au roi : « Fetes un feu

En cele chambre, en privé leu ;

Vous verés bien que je ferai,

Et, se Dieu plaist, je la garrai. »

Li rois a fet le feu plenier ;

Vallet saillent et escuier,

Si ont le feu tost alumé

Là où li rois l’ot comandé.

Et la pucele au feu s’assist

Seur un siège que l’en li mist.

Et li vilains se despoilla

Toz nus, et ses braies osta,

Et s’est travers le feu couchiez,

Si s’est gratez et estrilliez.

Ongles ot grans et le cuir dur.

Il n’a homme dusqu’ à Samur,

Là on louast gratéeur point,

Que cil ne fust moult bien à point.

Et la pucele qui ce voit,

Atout le mal qu’ele sentoit,

Vout rire ; si s’en efforça

Que de la bouche li vola

L’areste hors, enz el brasier.

Et li vilains sanz delaier

Revest ses dras et prent l’areste ;

De la chambre ist fesant grant feste.

Où voit le roi, en haut li crie :

« Sire, vostre fille est garie ;

Vez ci l’areste, Dieu merci ! »

Et li rois mout s’en esjoï,

Et dist li rois : « Or sachiez bien

Que je vous aim seur toute rien.

Or aurez vous robes et dras. »

« Merci, sire, je nel vueil pas,

Ne ne vueil o vous demorer ;

À mon ostel m’estuet aler. »

Et dist li rois : « Tu non feras,

Mon mestre et mon ami seras. »

« Merci, sire, por saint Germain !

À mon ostel n’a point de pain :

Quant je m’en parti ier matin,

L’en devoit carchier au molin. »

Li rois deux garçons apela :

« Bâtez le moi, si demorra. »

Et cil saillent sans delaier,

Et vont le vilain ledengier.

Quant li vilains senti les cops

Es bras, es jambes et ou dos,

Merci lor commence à crier :

« Je demorrai, laissiez me ester. »

Li vilains est à cort remez,

Et si l’a on tondu et rez,

Et si ot robe d’escarlate.

Fors cuida estre de barate,

Quant les malades du païs,

Plus de quatre vingt, ce m’est vis,

Vindrent au roi à cele feste.

Chascuns li a conté son estre.

Li rois le vilain apela :

« Mestre, dist il, entendez ça :

De ceste gent prenez conroi ;

Fetes tost, garissez les moi. »

« Merci, sire, li vilains dist,

Trop en i a, se Diex m’ait !

Je n’en porroie à chief venir,

Si n’es porroie toz garir. »

Li rois deux garçons en apele,

Et chascuns a pris une estele,

Quar chascuns d’aus moult bien savait

Porquoi li rois les apeloit.

Quant li vilains les vit venir,

Li sans li comence à frémir.

Merci lor commence à crier :

« Je les garrai sans arester ! »

Li vilains a demandé laingne ;

Assez en ot coment qu’il praingne.

En la sale fu fez li feus,

Et il méismes en fu keus.

Los malades i auna ;

Et puis après au roi pria :

« Sire, vous en irez aval,

Et tuit cil qui n’ont nul mal. »

Li rois s’en part moult bonement ;

De la sale ist, lui et sa gent.

Li vilains ans malades dist :

« Seignor, par cel Dieu qui me fist !

Moult a grant chose à vous garir.

Je n’en porroie à chief venir.

Le plus malade en eslirai,

Et en cel feu le meterai,

Si l’arderai en icest feu ;

Et tuit li autre en auront preu,

Quar cil qui la poudre bevront,

Tout maintenant gari seront. »

Li uns a l’autre regardé ;

Ainz n’i ot boçu ne enflé,

Qui otriast, por Normendie,

Qu’éust la graindre maladie.

Li vilains a dit au premier :

«  Je te voi moult afebloier,

Tu es des autres li plus vains. »

« Merci, sire, je suis toz sains

Plus que je ne fui onques mais ;

Alegiez sui del grief fais

Que j’ai eu moût longuement,

Sachiez que de rien ne vous ment. »

« Va donc aval, qu’as-tu ci quis ? »

Et cil a l’uis maintenant pris.

Li rois demande : « Es tu gari ? »

« Oïl, sire, la Dieu merci !

Je sui plus sains que une pomme.

Moult a ou mestre bon preudomme. »

Que vous iroie je contant ?

Oncques n’i ot petit ne grant

Qui, por tôt le mont, otriast

Que l’en en cel feu le boutast.

Ainçois s’en vont tout autressi,

Com se il fussent tuit gari.

Et quant li rois les a véuz,

De joie fu toz esperduz.

Puis a dit au vilain : « Biaus mestre,

Je me merveil ce que puet estre

Que si tost gariz les avez. »

« Merci, sire, j’es ai charmez ;

Je sai un charme qui mieux vaut

Que gingenbre ne citouaut. »

Et dist li rois : « Or en irez

À vostre ostel, quant vous voudrez,

Et si aurez de mes deniers,

Et palefroiz et bons destriers ;

Et quant je vous remanderai,

Vous ferez ce que je voudrai ;

Si serez mes bons amis chiers,

Et en serez tenus plus chiers

De toute la gent du païs.

Or ne soiez plus esbahis,

Ne ne vous fêtes plus ledir,

Quar ontes est de vous ferir. »

« Merci, sire, dist le vilain,

Je sui vostre home et soir et main,

Et serai tant com je vivrai,

Ne jà ne m’en repentirai. »

Du roi se parti, congié prent,

À son ostel vint liement.

À son ostel en est venuz ;

Riches mananz ainz ne fu plus,

Ne plus n’ala à la charrue ;

Ne onques puis ne fu batue

Sa famé, ainz l’ama et chiéri.

Ainsi ala com je vous di :

Par sa fame, et par sa voisdie,

Fu bons mestres, et sans clergie.

Jadis était un riche vilain

Qui était fort avare et fort chiche ;

Il avait toujours une charrue,

Et en tous temps la conduisait lui-même,

À l’aide d’une jument et d’un roussin.

Il ne lui manquait ni viande, ni pain, ni vin,

Ni rien de ce dont il avait besoin.

Mais, parce qu’il n’avait pas de femme,

Il était blâmé de ses amis

Et de tous les gens du pays également.

Il dit qu’il en prendrait volontiers

Une bonne, s’il la trouvait.

Au même pays était un chevalier,

D’un grand âge, et veuf,

Qui avait une fille fort belle

Et fort courtoise demoiselle.

Mais, parce que la fortune lui faisait défaut,

Le chevalier ne trouvait personne

Qui lui demandât sa fille ;

Il l’eût cependant mariée volontiers,

Parce qu’elle était en âge

Et en état d’entrer en ménage.

Les amis du vilain allèrent

Au chevalier, et lui demandèrent

Sa fille pour le paysan

Qui avait tant d’or et d’argent,

Abondance de froment, abondance de linge.

Il l’accorda sur-le-champ,

Et consentit à ce mariage.

La jeune fille, qui était bien apprise,

N’osa contredire son père,

Orpheline de mère qu’elle était ;

Elle se soumit à ce qui lui plut ;

Et le vilain, le plus tôt qu’il put,

Fit les noces, et épousa

Celle à qui cela pesait extrêmement

Et qui eut fait autrement, si elle eut osé.

Quand fut achevée cette affaire

Et des noces et du reste,

Il ne se passa pas longtemps

Avant que le vilain réfléchit

Qu’il avait fait de méchante besogne :

Il ne lui appartenait pas, dans sa condition.

D’épouser la fille d’un chevalier.

Quand il ira à la charrue.

Le gentilhomme guettera dans la rue,

Car pour lui tous les jours sont fériés.

Et, pendant qu’il sera éloigné

De sa maison, le chapelain

Viendra tant, aujourd’hui et demain,

Qu’il caressera sa femme,

Tandis qu’il l’aimera fort peu lui-même,

« Et m’estimera moins que deux pains !

Hélas ! pauvret que je suis, fait le vilain,

Je ne sais à quel parti me résoudre,

Car il n’est plus temps de me repentir. »

Il commence alors à méditer

Comment il pourra garder sa femme.

« Mon Dieu ! fait-il, si je la battais

Au matin en me levant,

Elle pleurerait au long du jour.

Je m’en irais à mon travail ;

Je le sais bien, tant qu’elle pleurerait,

Nul ne lui ferait suivre un mauvais chemin.

Le soir, quand je reviendrai,

Pour Dieu, je lui demanderai pardon ;

Je la mettrai le soir en belle humeur ;

Mais le matin elle aura du chagrin.

Je prendrais immédiatement congé d’elle,

Si j’avais mangé un peu. »

Le vilain demanda son dîner.

La dame s’empressa de le lui apporter.

Ils n’eurent ni saumon, ni perdrix ;

Mais pain et vin, œufs frits,

Et du fromage en grande quantité,

Dont le vilain avait fait provision.

Et, quand la table fut ôtée,

De la paume de sa large main

Il frappa sa femme au visage,

Tellement que la trace des doigts y parut ;

Puis, il l’a prise par les cheveux,

Car le vilain était fort brutal

Et il l’a battue tout de même

Que si elle eût mérité de l’être.

Après quoi, il s’en va aux champs au plus vite,

Et sa femme demeure tout en larmes.

« Hélas ! fait-elle, que ferai-je

Et quel sera mon recours ?

Je ne sais ce que je dois dire.

Mon père m’a bien trahie,

Quand il m’a donnée à ce vilain,

Eussé-je été près de mourir de faim !

Et moi, j’eus bien la rage au cœur,

Quand je consentis à ce mariage.

Dieu ! pourquoi ma mère était-elle morte ? »

Elle se lamentait si cruellement,

Que tous ceux qui venaient

La voir, s’en retournaient.

Elle s’est ainsi livrée à sa douleur

Jusqu’à ce que le soleil fût caché,

Et que le vilain revînt au logis.

Il se jeta aux pieds de sa femme

Et, pour Dieu, la pria de lui pardonner.

« Sachez que c’est le Diable

Qui m’a fait faire cette méchante action.

Tenez, je vous engage ma foi,

Que jamais je ne vous toucherai,

Tant les coups que je vous ai donnés

Me causent de regret et de peine ! »

Tant parla le vilain infect,

Que la dame lui pardonna,

Et lui servit à manger

Ce qu’elle avait préparé.

Quand ils eurent mangé assez,

Ils allèrent coucher en paix.

Au matin, le vilain punais

À de nouveau étourdi sa femme,

Tellement qu’il l’a presque mise à mal.

Après quoi, il va aux champs à son labour.

La dame recommence à pleurer.

« Hélas ! dit-elle, que ferai-je,

Et quel sera mon recours ?

Je vois bien que je suis vouée au malheur.

Mon mari a-t-il jamais été battu ?

Non, il ne sait ce que sont les coups ;

S’il le sut, pour tout le monde,

Il ne m’en donnerait pas autant. »

Pendant qu’elle se désolait ainsi,

Voici venir deux messagers du roi

Chacun sur un palefroi blanc.

Ils éperonnèrent vers la dame,

La saluèrent de par le roi,

Et lui demandèrent à manger.

Dont ils avaient grand besoin.

Elle a volontiers satisfait leur désir.

Puis, elle les a interrogés :

« D’où êtes-vous, et où allez-vous ?

Dites-moi ce que vous cherchez. »

L’un d’eux répond : « Dame, par ma foi,

Nous sommes messagers du roi ;

Il nous envoie quérir un médecin.

Nous devons passer en Angleterre. »

« Pourquoi faire? » « Demoiselle Ade,

La fille du roi, est malade :

Il y a plus de huit jours entiers

Qu’elle n’a pu boire ni manger,

Parce qu’une arête de poisson

S’est arrêtée dans son gosier ;

Le roi en est si affligé

Que, s’il la perd, il n’aura jamais joie. »

La dame dit : « Vous n’irez

Pas si loin que vous pensez,

Car mon mari est, je vous assure,

Bon médecin, je vous le garantis ;

Certes, il sait plus de médecines

Et de vrais jugements d’urines

Que n’en sut jadis Hippocrate. »

« Dame, est-ce une plaisanterie que vous faites ? »

« De plaisanter, reprit-elle, je n’ai cure,

Mais mon mari est de telle nature

Qu’il ne feroit rien pour personne,

Si d’abord on ne le battait bien. »

Les autres dirent : « On verra cela :

S’il ne tient qu’à battre, tout ira au mieux.

Dame, où le pourrons-nous trouver ? »

« Aux champs vous pourrez le rencontrer.

Si, en sortant de cette cour,

Vous suivez le cours de ce ruisseau ;

Au bout de cette voie déserte,

La première charrue

Que vous apercevrez, c’est la nôtre.

Allez ; à l’apôtre saint Pierre,

Fait la dame, je vous recommande. »

Et ceux-ci jouent des éperons,

Tant qu’ils ont trouvé le vilain ;

De par le roi ils l’ont salué,

Puis lui ont dit sans différer :

« Venez tôt parler au roi. »

« Pour quoi faire ? » dit le vilain.

« À cause du savoir dont vous êtes rempli ;

Il n’y a pareil médecin en cette terre ;

De loin nous sommes venus vous chercher. »

Quand le vilain s’entend proclamer médecin,

Tout le sang lui bout dans les veines.

Il répond qu’il ne sait rien ni peu ni prou.

« Et qu’attendons-nous davantage ?

Dit l’autre, tu sais bien

Qu’il faut avant tout le battre ;

Sans quoi, il ne fait ni ne dit rien de bon. »

Celui-ci le frappe sur l’oreille,

Celui-là lui frotte le dos

D’un bâton gros et pesant.

Ils lui ont fait honte tant et plus ;

Puis, ils l’ont conduit au roi,

En le montant sur le cheval de l’un d’eux,

La face tournée du côté de la croupe.

Le roi vient à leur rencontre

Et leur dit : « Avez-vous trouvé ce qu’il faut ? »

« Sire, oui, » répondent-ils ensemble.

Et le vilain tremble de peur.

L’un des messagers raconte au roi

Les travers qu’avait le vilain

Et comme il était plein de félonie,

Car, de quelque chose qu’on le prie,

Il ne feroit rien pour personne,

Si on ne le battait bien fort.

Le roi dit : « Voici un méchant médecin,

Je n’ai jamais ouï parler d’un pareil.

Qu’il soit battu, puisqu’il en est ainsi ! »

Un serviteur ajoute : « Je suis prêt ;

Vous ne l’aurez pas plutôt ordonné

Que je lui payerai ses honoraires. »

Le roi appela le vilain :

« Maître, fait-il, entendez ceci :

Je vais faire venir ma fille

Qu’il est bien urgent de guérir. »

Le vilain lui demande grâce :

« Sire, au nom de Dieu qui point ne mentit !

Que Dieu m’assiste ! je vous affirme

Que je ne sais mot de médecine.

Et n’en ai jamais rien su. »

Le roi dit : « J’en suis grandement étonné ;

Battez-le-moi. » Aussitôt se présentèrent

Des gens qui obéirent de bon cœur.

Quand le vilain a senti les coups,

Il s’est alors tenu pour fol.

Il se mit à crier merci :

« Je la guérirai sans délai ! »

La jeune fille vint dans la salle,

Elle était très hâve et très pâle.

Le vilain fait réflexion

Sur la manière dont il la guérira,

Car il voit bien qu’il faut la guérir.

Il n’y a pas d’autre choix, ou mourir.

Il commence à songer

Que, s’il la veut sauver,

Il lui convient faire et dire

Chose qui puisse la faire rire,

Si bien que l’arête soit jetée dehors.

Puisqu’elle n’est pas entrée profondément.

Il dit donc au roi : » Faites du feu

Dans cette chambre, en lieu secret.

Vous allez voir ce que je vais faire :

S’il plaît à Dieu, je la guérirai. »

Le roi commande de faire grand feu ;

Valets et écuyers se mettent à l’œuvre

Et ont vite allumé le feu

Là où le roi l’a commandé.

Et la jeune fille s’assit au feu,

Sur un siège qu’on mit pour elle.

Alors le vilain se dépouilla

Tout nu, et ôta jusqu’à ses braies,

Puis il se coucha en travers du feu ;

Il s’est alors gratté et étrillé.

Il avait les ongles grands et le cuir dur.

On n’eût point trouvé jusqu’à Saumur,

Si l’on eût voulu louer un gratteur,

Quelqu’un aussi bien à point que celui-ci.

La jeune fille qui voit cela,

Malgré le mal qu’elle sentait,

Voulut rire ; elle fit de tels efforts

Que de la bouche lui partit

L’arête, jusque dans le brasier.

Et le vilain, sans plus attendre,

Revêt ses habits et prend l’arête ;

Il sort de la chambre en grande fête.

Dès qu’il aperçoit le roi, il lui crie :

« Sire, votre fille est guérie.

Voici l’arête, Dieu soit loué ! »

Le roi s’en réjouit fort,

Et dit : « Sachez bien

Que je vous aime sur toute chose ;

Vous aurez et des habits et du linge. »

« Sire, merci, je n’en veux point ;

Je ne veux pas demeurer près de vous ;

J’ai besoin de retourner à mon logis. »

Le roi lui dit : « Tu n’en feras rien,

Tu seras mon docteur et mon ami. »

« Sire, merci, pour saint Germain !

À ma maison le pain manque :

Quand j’en partis hier matin,

On devait charger pour le moulin. «

Le roi appelle deux serviteurs :

« Battez-le, il demeurera. »

Ceux-ci s’empressent aussitôt.

Et sans respect traitent le vilain.

Quand celui-ci sentit les coups

Aux bras, aux jambes et au dos,

Il commence à crier grâce :

« Je resterai, laissez-moi respirer. »

Le vilain est demeuré à la cour ;

On l’a tondu et rasé,

On lui a mis une robe d’écarlate.

Il pensait n’avoir plus besoin de stratagèmes,

Lorsque les malades du pays,

Plus de quatre-vingts, il me semble,

Vinrent au roi, en cette fête.

Chacun lui a dépeint son état.

Le roi appela le vilain :

« Maître, dit-il, entendez ceci :

Prenez soin de ces gens ;

Faites tôt, guérissez-les-moi. »

« Grâce, sire, dit le vilain.

Il y en a trop, que Dieu m’assiste !

Je n’en pourrais venir à bout,

Je ne saurais tous les guérir. »

Le roi appelle ses deux serviteurs,

Et chacun d’eux prend un gourdin,

Car ils savaient très bien tous deux

Pourquoi le roi les mandait.

Quand le vilain les voit venir,

Tout son sang se met à frémir.

Il commence à crier grâce :

« Je les guérirai sans retard ! »

Le vilain a demandé du bois,

Il en a autant qu’il peut en prendre ;

En la salle fut fait le feu,

Et lui-même en fut le tisonneur.

Il y rassembla les malades ;

Et ensuite il requiert au roi :

« Sire, vous vous en irez là-bas

Avec tous ceux qui n’ont aucun mal. »

Le roi se retire de bonne grâce ;

Il sort de la salle avec ses gens.

Le vilain dit aux malades :

« Seigneurs, par ce Dieu qui me fit !

C’est une grande affaire que de vous guérir.

Je n’en pourrais venir à bout.

Je choisirai le plus malade d’entre vous,

Et le mettrai dans ce feu ;

Dans ce feu je le ferai brûler ;

Et tous les autres en auront profit,

Car ceux qui boiront de sa cendre,

Tout aussitôt seront guéris. »

Ils se sont regardés l’un l’autre.

Mais il n’y eut bossu ni enflé

Qui avouât, pour toute la Normandie,

Qu’il eût la pire maladie.

Le vilain a dit au premier :

« Je te vois bien affaibli,

Tu es de tous le plus épuisé. »

« Pardon, seigneur, je suis mieux portant

Que je ne l’ai jamais été :

Je suis soulagé du pesant fardeau

Que j’ai porté si longtemps,

Sachez que je ne vous mens point. »

« Va donc là-bas ; que fais-tu ici ? »

Et l’autre a vitement pris la porte.

Le roi lui demande : « Es-tu guéri ? »

« Oui, sire, Dieu merci !

Je suis plus sain qu’une pomme ;

C’est un bon prud’homme que le docteur. »

Que vous irais-je contant ?

Il n’y eut petit ni grand

Qui, pour le monde entier, consentît

Qu’on le jetât en ce feu.

Mais ils s’en vont tous de même,

Se prétendant tout à fait guéris.

Quand le roi les a vus,

Il fut tout éperdu de joie.

Il a dit au vilain : « Beau maître,

Je m’étonne comment il peut se faire

Que vous les ayez guéris si promptement. »

« Pardon, sire, je les ai charmés ;

Je sais un charme qui vaut mieux

Que gingembre ni cannelle. »

Le roi dit : « Vous vous en irez

À votre maison, quand vous voudrez,

Et vous aurez de mon argent,

Et palefrois et bons destriers ;

Mais quand je vous manderai de nouveau,

Vous ferez ce que je voudrai ;

Ainsi vous serez mon ami,

Et vous serez tenu plus cher

Par tous les gens du pays.

Ne faites donc plus le niais.

Et ne nous forcez plus à vous maltraiter,

Car c’est une honte de vous battre. »

« Sire, merci, dit le vilain,

Je suis votre sujet, matin et soir,

Et le serai toute ma vie,

Sans m’en repentir jamais. »

Prenant congé, il quitte le roi,

Et s’en revient gaiement chez lui.

De retour à sa maison,

Ce ne fut plus seulement un riche paysan ;

Il n’alla plus à la charrue ;

Jamais depuis ne fut battue

Sa femme, qu’il aima et chérit.

Les choses advinrent comme je vous dis :

Grâce à sa femme, et par sa finesse,

Il fut bon docteur, et sans avoir étudié.

EXPLICIT DU VILAIN MIRE.

FIN DU VILAIN MÉDECIN.

 

On voit qu’il y a une filiation bien certaine entre le fabliau du XIIIe siècle et la comédie du XVIIe. Nous ne voudrions pourtant pas en conclure que Molière eût découvert dans les manuscrits gothiques le texte qu’on a sous les yeux, et qu’il eût été peut-être assez embarrassé de lire. Mais les inventions des trouvères s’étaient conservées à travers les âges, et, sous forme d’anecdotes, répandues un peu partout, non-seulement dans les conteurs, mais dans les moralistes, les chroniqueurs, les sermonnaires, etc. Ainsi, dans un recueil latin de la fin du XVe siècle, la Mensa philosophica, attribuée à l’Irlandais Thomas Anguilbert, on trouve l’ancien conte résumé en trois lignes : Quœdam mulier percussa a viro suo ivit ad castellanum infirmum, dicens virum suum esse medicum, sed non mederi cuique, nisi forte percuteretur ; et sic eum fortissime percuti procuravit. « Une femme maltraitée par son mari alla trouver le châtelain malade, et lui dit que son mari était médecin, mais qu’il ne guérissait personne s’il n’était battu. C’est ainsi qu’elle trouva le moyen de faire rendre à son mari les coups qu’elle en avait reçus. »

Adam Oléarius, dans son Voyage en Moscovie publié en 1647, raconte le même fait comme s’étant passé sous le règne de Boris Gudenof. Voici un résumé de son récit : « Boris Gudenof, étant attaqué de la goutte, promit d’énormes récompenses à celui qui indiquerait un sûr remède pour cette maladie. Une femme que son mari maltraitait souvent, et qui s’était bien promis de s’en venger, répandit partout le bruit qu’il en possédait un excellent. On le fit venir et on l’interrogea ; lui, de jurer qu’il n’avait de remèdes pour aucune maladie. On le fustige et on le jette dans un cachot ; on lui fait enfin savoir qu’il ait à préparer son remède ou à se préparer à mourir. Comme ce dernier parti lui semblait un peu extrême, il opta pour le premier et se résigna à faire le médecin. Il eut donc l’air d’avouer avec peine qu’il avait craint jusque-là d’employer son remède pour le prince ; mais que, puisque celui-ci l’exigeait absolument, il était prêt à lui obéir. Il envoya à Czirbach, à deux journées de Moscou, chercher une grande quantité d’herbes prises au hasard, et les fit bouillir dans une eau dont il prépara un bain pour le prince. Celui-ci recouvra la santé. Mais, persuadé que, si ce médecin de fraîche date ne l’avait pas guéri plus tôt, c’était par entêtement, il le fit de nouveau fouetter ; ensuite, on le renvoya avec de très riches présents, et en lui défendant d’avoir la moindre rancune contre sa femme. La chronique ajoute qu’il se soumit de bonne grâce à cet ordre et devint un meilleur mari. »

Molière, selon toute apparence, avait eu connaissance de quelque imitation plus directe et plus prochaine. L’auteur d’une Vie de Molière écrite en 1724, parlant du Médecin malgré lui, raconte « qu’il tenait d’une personne fort avancée en âge que Molière avait pris l’idée de cette pièce dans une histoire qui réjouit beaucoup Louis XIV, et qu’on disait arrivée du temps de François Ier, qui lui-même y aurait joué un rôle. » La destinée des fabliaux était, en effet, de vivre ainsi dans la tradition, et il n’est pas impossible que Molière eût entendu raconter sous le règne de Louis XIV une histoire dont les trouvères égayaient les contemporains de Philippe-Auguste. Mais il n’est guère probable que ce fut en présence du roi que Molière entendit pour la première fois cette histoire, puisqu’il était sans doute en possession du sujet du Fagotier avant d’avoir pris pied à la cour.

Pour les détails du dialogue, il y aurait un grand nombre de rapprochements à faire avec la farce du Médecin volant, que nous avons éditée dans notre premier volume.

Ménage et Brossette ont prétendu découvrir dans Sganarelle le perruquier Didier l’Amour, que Boileau fit plus tard figurer dans le Lutrin. « Didier l’Amour, dit Brossette, perruquier qui demeurait dans la cour du Palais, et dont la boutique était sous l’escalier de la Sainte-Chapelle, était un gros et grand homme d’assez bon air, vigoureux et bien fait. Il avait été marié deux fois ; sa première femme était extrêmement emportée... Molière a peint le caractère de l’un et de l’autre dans son Médecin malgré lui. » Molière n’avait certes pas eu besoin de modèles déterminés pour peindre Martine et Sganarelle. « Sganarelle, dit Auger, est l’image fidèle et plaisante d’une espèce d’hommes assez commune dans les derniers rangs de la société, de ces hommes possédant un fonds naturel d’esprit et de gaieté ; fertiles en quolibets et en reparties grivoises ; fiers de quelques grands mots mal appris et plus mal employés qui les font admirer de leurs égaux ; docteurs au cabaret et sur la voie publique ; aimant leurs femmes et leur donnant des coups ; chérissant leurs enfants et ne leur donnant pas de pain ; travaillant pour boire et buvant pour oublier leurs peines ; n’ayant ni regret du passé, ni soin du présent, ni souci de l’avenir, véritables épicuriens populaires, à qui peut-être l’éducation seule a manqué pour figurer, sur une plus digne scène, parmi les beaux esprits et les hommes aimables. »

Voici une anecdote qu’on raconte ordinairement à propos du Médecin malgré lui : Peu de Jours après la première représentation, le président Rose, se trouvant avec l’auteur chez le duc de Montausier, l’accusa, au milieu d’un cercle nombreux, de s’être approprié, sans en faire honneur à qui de droit, le couplet que chante Sganarelle :

 

Qu’ils sont doux,

Bouteille jolie,

Qu’ils sont doux

Vos jolis glougloux !

Mais mon sort ferait bien des jaloux

Si vous étiez toujours remplie ;

Ah ! bouteille, ma mie.

Pourquoi vous videz-vous ?

 

Molière soutint qu’il était de lui ; Rose répliqua qu’il était traduit d’une épigramme latine, imitée elle-même de l’Anthologie grecque ; Molière le défia de produire cette épigramme ; Rose la lui dit sur-le-champ :

 

Quam dulces,

Amphora aniœna,

Quam dulces

Sunt tuæ voces !

Dum fundis merum in calices,

Utinam semper esses plena !

Ah ! cara mea lagena,

Vacua cur jares ?

 

Molière restait confondu, quand son ami, après avoir joui un moment de son embarras, s’avoua enfin pour l’auteur de la chanson latine.

L’édition princeps a pour titre : « Le Médecin malgré lui, par J.-B. P. de Molière, à Paris, chez Jean Ribou, au Palais, sur le grand perron, vis-à-vis de la porte de l’église de la Sainte-Chapelle, à l’image S. Louis. 1667. Avec privilège du roi. » La date du privilège est du 8 octobre 1666, accordé à J.-B. P. de Molière pour sept ans, cédé à J. Ribou. L’achevé d’imprimer pour la première fois est du 24 décembre. Une gravure représente Sganarelle passant le bras autour du cou de Géronte pour l’empêcher de surveiller l’entretien de Léandre et de Lucinde.

Une seconde édition parut en 1673 chez Henry Loison ; le privilège est du 18 mars 1671, accordé à Molière. Elle fut achevée d’imprimer le 21 mars 1673, un mois environ après la mort de Molière. Nous indiquerons les variantes de cette édition, qui a pu se faire en partie du vivant de l’auteur, quoique le frontispice mentionne qu’elle se vend au profit de la veuve.

Nous joignons à ces deux textes celui de 1682 : « Le Médecin malgré lui, comédie, par J.-B. P. de Molière, représentée pour la première fois à Paris, sur le théâtre du Palais-Royal, le vendredi 6 du mois d’août 1666. »

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