Notice sur la Comtesse d’Escarbagnas de Molière (Louis MOLAND)

Travail de critique et d’érudition. Aperçus d’histoire littéraire, biographie, examens de chaque pièce, commentaires, bibliographie, etc. Œuvres complètes de Molière, Granier Frères, Libraires-Éditeurs, Paris, 1864.

 

 

Madame Henriette d’Orléans était morte le 30 juin 1670, et le 21 août, deux mois avant les premières représentations du Bourgeois gentilhomme, Bossuet prononçait dans la basilique de Saint-Denis sa grande oraison funèbre. Après un an et demi de veuvage, Monsieur épousait, le 16 novembre 1671, la princesse palatine Charlotte-Élisabeth de Bavière. « Le 1er décembre, dit la Gazette, Monsieur et Madame arrivèrent à Saint-Germain-en-Laye sur les quatre heures du soir. » Le roi avait préparé des fêtes pour la réception de sa nouvelle belle-sœur. Afin de lui donner une idée éblouissante des pompes et des plaisirs de sa cour, il choisit les plus beaux endroits des ballets qui avaient été représentés devant lui depuis plusieurs années, et il ordonna à Molière de composer une comédie qui enchaînât tous ces différents morceaux de musique et de danse.

Molière, pour obéir à cet ordre, fit la Comtesse d’Escarbagnas, comédie en prose, et une pastorale insérée dans la comédie. Le tout formait sept actes, précédés d’un prologue et suivis chacun d’un intermède. Le prologue et les intermèdes étaient empruntés aux pièces précédemment composées pour la cour : aux Amants magnifiques, à George Dandin, au Bourgeois gentilhomme, au Ballet des Muses.

Dès le lendemain de son arrivée, la princesse allemande assista à ce brillant spectacle. On écrit à la Gazette, sous la date du 4 décembre : « Le 2, on donna, le soir, à cette princesse, le divertissement d’un ballet que le roi avait fait préparer pour la régaler à son arrivée... » Et dans l’extraordinaire qui parut à cette occasion, la Gazette ajoute : « Ce fut un ballet dans lequel on a réuni toutes les beautés dispersées dans les divertissements que Leurs Majestés ont pris depuis plusieurs années, et qui sont mêlées dans une nouvelle comédie représentée par la troupe du roi, d’une manière qui les rend encore plus charmantes. »

Un peu plus tard, sous la date du 11, on lui écrit encore : « Les divertissements de la cour ont été continués par le ballet, qui a encore été dansé trois fois. »

On n’en resta pas là ; et, pendant tout le carnaval, le Ballet des ballets ne cessa point d’être représenté. Écoutons Robinet, dans sa lettre du 20 février 1672 :

 

Depuis quinze jours on redanse,

En la royale résidence,

Ce ballet fait, non sans grands frais,

Nommé le Ballet des ballets,

Où, pendant sept heures qu’il dure

Sans qu’aucun ennui l’on endure,

On voit les extraits éclatants

Des ballets faits depuis vingt ans...

Si bien que c’est un compilé

De qui l’on est émerveillé,

Ou, s’il faut qu’ainsi je le die,

Une pompeuse rapsodie...

Au reste, Molière l’unique,

Molière, lequel fait la nique

Par son comique à tous auteurs,

Y joue, avec tous les acteurs

Qui composent sa compagnie,

Une pièce de son génie,

Qui, pleine de gais agréments,

Fait des susdits pompeux fragments

Toute la liaison et l’âme,

Je vous assure, en belle gamme.

 

Le livre du ballet, qui fut, comme à l’ordinaire, imprimé pour ces représentations, porte le titre suivant : « Ballet des ballets, dansé devant Sa Majesté en son château de Saint-Germain-en-Laye, au mois de décembre 1671. À Paris, par Robert Ballard, seul imprimeur du Roi pour la musique, rue S. Jean de Beauvais, au Mont Parnasse. 1671. Avec privilège de Sa Majesté. » On lit, en tête de ce livret, l’avant-propos que voici : « Le Roi, qui ne veut que des choses extraordinaires dans tout ce qu’il entreprend, s’est proposé de donner un divertissement à Madame à son arrivée à la cour, qui fût composé de tout ce que le théâtre peut avoir de plus beau. Et pour répondre à cette idée, Sa Majesté a choisi tous les plus beaux endroits des divertissements qui se sont représentés devant Elle depuis plusieurs années ; et ordonné à Molière de faire une comédie qui enchaînât tous ces beaux morceaux de musique et de danse, afin que ce pompeux et magnifique assemblage de tant de choses différentes puisse fournir le plus beau spectacle qui se soit encore vu pour la salle et le théâtre de Saint-Germain-en-Laye. »

Le prologue réunit le premier intermède des Amants magnifiques avec les chants et les danses du prologue de Psyché. À la fin de ces chants et de ces danses, Vénus, répondant à l’appel des divinités de la terre et des eaux, descend du ciel dans sa machine ; elle fait un petit discours, « qui jette, dit le livret, les fondements de toute la comédie et des divertissements qui vont venir. »

« Après ce prologue de Vénus, les violons jouent une ouverture en attendant le premier acte de la comédie. »

Le livret donne ensuite les noms des acteurs de la comédie et de la pastorale.

 

NOMS DES ACTEURS DE LA COMÉDIE.

 

Le Vicomte : Le sieur de La Grange.

La Comtesse : Mademoiselle Marotte.

La Suivante : Bonneau.

Le petit Comte : Le sieur Gaudon.

Le Précepteur du petit Comte : Le sieur de Beauval.

Le Laquais : Finet.

La Marquise : Mademoiselle de Beauval.

Le Conseiller : Le sieur Hubert.

Le Receveur des tailles : Le sieur Du Croisy.

Le Laquais du Conseiller : Boulonnois.

 

POUR LA PASTORALE.

 

La Nymphe : Mademoiselle Debrie.

La Bergère en homme : Mademoiselle Molière.

La Bergère en femme : Mademoiselle Molière.

L’Amant berger : Le sieur Baron.

Premier Pâtre : Le sieur Molière.

Second Pâtre : Le sieur de La Thorillière.

Le Turc : Le sieur Molière.

 

Le livret indique, sans en présenter aucune analyse, le premier acte de la comédie, après lequel vient le premier intermède. Ce premier intermède est formé du premier intermède de Psyché, et comprend les plaintes italiennes dont les paroles et la musique sont de Lulli. On remarque ici l’imitation en vers français que nous avons reproduite en note. Comme le livre du Ballet des ballets a dû être préparé et peut-être fabriqué par Molière, il ne serait pas impossible que le poète eût pris la peine de rimer lui-même cette imitation pour l’agrément des spectateurs qui ignoraient l’italien.

On joue le deuxième acte de la comédie, que suit le deuxième intermède. Celui-ci consiste dans la cérémonie magique de la Pastorale comique représentée dans la troisième entrée du Ballet des Muses.

Le troisième acte de la comédie précède le troisième intermède, qui n’est autre que le quatrième intermède de George Dandin : le combat des suivants de l’Amour et des suivants de Bacchus. La mise en scène est décrite d’une manière nouvelle et qui mérite d’être rapportée :

« Le théâtre représente un agréable jardin de cèdres et de myrtes fermé dans le fond par une belle perspective ; et aux deux côtés, au-dessous desdits cèdres, tous les musiciens et concertants du chœur de l’Amour sont assis ; et après que le chœur de l’Amour a chanté quelque temps, la perspective s’ouvre, et tout le fond du théâtre représente une grande voûte, sous laquelle sont plusieurs satyres, chantant assis sur des tonneaux de vin, tenant des bouteilles et des verres en main, accompagnés de plusieurs autres des deux côtés et derrière eux ; et au-dessus de ladite voûte est une grande balustrade de flacons, derrière laquelle le reste du chœur de Bacchus paraît assis sur un amphithéâtre, au-dessous d’une treille ou berceau de vigne, pendant que deux bergers et deux bergères chantent un dialogue en musique, et que quatre bergers et quatre bergères, avec quatre suivants de Bacchus et quatre bacchantes, dansent leurs entrées. »

 

CHLORIS.

Ici l’ombre des ormeaux, etc.

 

Quatrième acte de la comédie. Quatrième intermède : Les Bohémiens : Entrée d’une Égyptienne dansante et chantante, suivie de douze Égyptiens dansants, tirée de la Pastorale comique représentée dans la troisième entrée du Ballet des Muses.

Entrée de Vulcain, des Cyclopes et des Fées, qui fait le deuxième intermède de Psyché

Cinquième acte de la comédie. Cinquième intermède : Cérémonie turque du Bourgeois gentilhomme.

Sixième acte de la comédie. Sixième intermède :

Entrée d’Italiens, tirée du Ballet des Nations, représenté à la suite du Bourgeois gentilhomme.

Entrée d’Espagnols, tirée du même Ballet des Nations.

Septième et dernier acte de la comédie. Septième et dernier intermède, comprenant tout le dernier intermède de Psyché.

Ce qu’il est difficile de spécifier, c’est ce que contenait chacun de ces sept actes qui séparaient les intermèdes. Pour combien y était comprise la Pastorale, dont le livret nous cite les personnages et les acteurs ? On pense généralement que la Pastorale était ce divertissement que le vicomte feint de donner à la comtesse, et qui est véritablement pour Julie (scène XX). Ainsi, la pièce comique servait d’introduction, de cadre à la pièce pastorale ; et celle-ci, à son tour, était destinée à recevoir ces morceaux de chant et ces entrées de ballet dont le roi avait fait choix. Ce qu’on peut conjecturer de plus raisonnable, c’est que la Pastorale n’avait que cinq actes, suivant la règle ordinaire, et que les deux parties inégales de la pièce comique, dont l’une précède et l’autre suit la représentation de ce divertissement, furent comptées chacune pour un acte. Le Deh ! piangete formait donc comme l’ouverture de la Pastorale ; et le grand finale de Psyché, « les Noces de l’Amour, » éclatait sur les dernières paroles de la scène XXII et terminait tout le spectacle.

« La comtesse d’Escarbagnas, dit Auger, était certainement un type de caractère comique que Molière avait depuis longtemps en réserve dans l’esprit avant de le faire figurer sur la scène. Molière, dans sa jeunesse, avait beaucoup parcouru la province, et il l’avait vue, comme il voyait tout, en observateur attentif et profond. La province alors différait de la capitale beaucoup plus qu’elle n’en diffère aujourd’hui. À mesure que l’on s’éloignait de Paris et de Saint-Germain, on était de plus en plus frappé de la rusticité des mœurs, du ton et du langage. Le défaut ou le mauvais état des routes et leur peu de sûreté, quelques autres circonstances encore, rendaient difficiles et rares les communications entre le centre du royaume et ses extrémités. On voyageait peu, on ne correspondait guère, et l’on n’avait pas, comme aujourd’hui, pour y suppléer, vingt feuilles publiques destinées à porter en tous lieux les événements, les usages, les expressions et les modes de la capitale. Peut-on se figurer l’importance qu’avait, aux yeux des autres et à ses propres yeux, l’habitant d’une petite ville, qui, seul de ses concitoyens, avait vu la Seine et le Louvre, les Tuileries et la Place-Royale ; qui peut-être même avait aperçu le roi allant à sa chapelle, ou montant dans son carrosse ? Comment ne pas faire étalage des belles expressions et des belles manières apprises en un grand mois passé dans quelque hôtel garni du Marais ou du faubourg Saint-Germain ? C’est l’histoire de madame d’Escarbagnas. À ce travers accidentel, elle enjoint un autre : c’est, comme dit Julie, « son perpétuel entêtement de qualité. » En cela, elle se rapproche de monsieur et de madame de Sottenville ; mais elle n’est certainement pas de la maison de la Prudoterie, ou elle a beaucoup dégénéré, car elle reçoit en même temps les soins de trois adorateurs ; et, de ces trois, il y en a un qui subventionne secrètement la maison et solde les mémoires des fournisseurs.

« Quand on voit, dans le Tartuffe ou dans le Misanthrope, une foule de personnages, ayant tous des physionomies différentes, qui sont toutes également vraies, on admire et l’on ne s’étonne pas. Mais ce qui cause une véritable surprise, c’est d’apercevoir, dans un simple croquis, dans une esquisse légère, jusqu’à sept personnages divers dont les figures ont entre elles autant de variété que chacune d’elles, prise à part, a d’originalité et de vie. Je ne parle plus du personnage principal ; je ne considère que ceux qui sont groupés autour de lui, uniquement pour mettre en action son ridicule, ou pour lui donner du relief. Est-il un contraste plus frappant et moins affecté que celui des airs grotesquement nobles de notre comtesse angoumoise, avec les manières élégamment aisées de Julie et du vicomte ? Est-il un accessoire plus propre à mettre en jeu, à faire valoir et en même temps à punir les folles prétentions de cette provinciale, que la naïve rusticité de ces deux valets, qui, n’ayant pas fait le voyage de Paris, ne peuvent plus comprendre leur maîtresse, et ne savent plus comment la servir ? Monsieur Robinet, le précepteur, n’est pas un de ces pédants outrés que nos premiers comiques ont empruntés au vieux théâtre italien, et que Molière lui-même a imités dans le Métaphraste du Dépit amoureux : monsieur Robinet représente au naturel cette classe d’êtres malheureux que la misère obligeait à vendre du latin aux enfants de famille. Mais deux personnages d’un comique plus fort, plus saillant, ce sont messieurs Tibaudier le conseiller et Harpin le receveur des tailles. L’un, robin galant et fade, mêle, dans ses billets doux, les expressions du Digeste à celles de l’Astrée ; il sent toute l’énorme distance qui sépare un homme de robe de la veuve d’un noble d’épée. L’autre, M. Harpin, brusque, bourru, dur, ainsi qu’il convient à un homme de finance, n’a pas pour la naissance le même respect que son doucereux rival, et, comme s’il était de notre siècle, pense que l’or se met au niveau de tout, si même il ne s’élève au-dessus de tout. Chamfort a dit quelque part : « C’est une chose remarquable que Molière, qui n’épargnait rien, n’a pas lancé un seul trait contre les gens de finance. On dit que Molière et les auteurs du temps eurent là-dessus les ordres de Colbert. » En admettant l’anecdote pour vraie, il faudrait convenir que Molière n’a pas tout à fait tenu compte des ordres du puissant ministre ; car, si le rôle de M. Harpin ne contient pas de traits directement lancés contre la profession des gens de finance, on ne peut nier qu’au moins cette profession ne soit indirectement tournée en ridicule dans le personnage d’un receveur des tailles prodigue, cynique et brutal ; et, comme on l’a dit justement, le Turcaret de Le Sage est tout entier en germe dans ce caractère. »

Molière ne transporta pas immédiatement la Comtesse d’Escarbagnas sur son théâtre ; il ne l’y représenta que le 8 juillet de l’année 1672, au bruit des acclamations, à la clarté des feux de joie qui accueillaient les nouvelles des victoires et des conquêtes du roi sur les Hollandais. Le 4, on avait porté à Notre-Dame quarante drapeaux et sept guidons pris à l’ennemi.

La Comtesse d’Escarbagnas fut jouée, sur le théâtre du Palais-Royal, sans les pompeux intermèdes auxquels elle avait servi de prétexte. Mais en quoi consista, sur cette nouvelle scène, le divertissement offert à Julie par le vicomte ? Est-ce le Mariage forcé qui remplaça la Pastorale et le Ballet des ballets ? Ce qu’il y a de certain, c’est que la Comtesse d’Escarbagnas eut quatorze représentations consécutives, et toujours avec le Mariage forcé, remonté avec éclat, « accompagné, dit le registre de La Grange, d’ornements dont M. Charpentier a fait la musique, M. de Beauchamp les ballets, et M. Baraillon les habits. »

Molière ne fit pas imprimer la Comtesse d’Escarbagnas. Cette pièce ne vit le jour que dans le huitième volume de l’édition de 1682 : « La Comtesse d’Escarbagnas, comédie par J.-B. P. de Molière, représentée pour le roi à S. Germain en Laye, au mois de février 1672 (sic). Et donnée au public, sur le théâtre de la salle du Palais-Royal, pour la première fois, le 8e juillet 1672, par la troupe du roi. »

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