Notice sur Amphitryon de Molière (Louis MOLAND)
Travail de critique et d’érudition. Aperçus d’histoire littéraire, biographie, examens de chaque pièce, commentaires, bibliographie, etc. Œuvres complètes de Molière, Granier Frères, Libraires-Éditeurs, Paris, 1864.
La fable d’Amphitryon et d’Alcmène ou plutôt de la naissance d’Hercule est faite pour tenter les historiens des mythes primitifs. Elle remonte aussi haut et plus haut qu’il n’est possible à l’érudition de pénétrer dans la nuit des temps, et elle s’est perpétuée à travers toutes les littératures. On la trouve partout : dans l’antiquité indienne, dans l’antiquité grecque et latine, au moyen âge et chez les nations modernes. Chaque âge, chaque race l’a renouvelée et développée selon les tendances qui lui étaient propres : les uns y ont mis du sentiment et de la grâce, les autres de la gaieté et de l’ironie. Elle a passé enfin par toutes les curieuses vicissitudes que subissent ces thèmes traditionnels sur lesquels s’exerce presque indéfiniment l’imagination des hommes. Il serait pédantesque d’entreprendre, à propos de la comédie de Molière, l’histoire critique de cette fable ; mais on peut tracer au moins un rapide aperçu de ses destinées.
Elle vient de l’Inde, dit-on. Voltaire a raconté, d’après le colonel Dow, une anecdote tirée d’un livre indien : « Un Indou d’une force extraordinaire avait une très belle femme ; il en fut jaloux, la battit et s’en alla. Un égrillard de dieu, non pas un Brama ou un Vishnou, mais un dieu de bas étage, et cependant fort puissant, fait passer son âme dans un corps entièrement semblable à celui du mari fugitif et se présente sous cette figure à la dame délaissée. Le dieu amoureux demande pardon à sa prétendue femme de ses emportements, obtient sa grâce, et reste maître de la maison. Le mari, repentant et toujours amoureux de sa femme, revient se jeter à ses pieds : il trouve un autre lui-même établi chez lui. Il est traité par cet autre d’imposteur et de sorcier. L’affaire se plaide devant le parlement de Benarès. » Mais quittons le récit de Voltaire, et bornons-nous à ce résumé d’Auger : « Dans l’impossibilité de distinguer le vrai et le faux mari, les juges ordonnent qu’ils soutiendront, l’un après l’autre, contre la femme, objet de leur contestation, un genre de combat dans lequel le vrai mari passe pour être d’une valeur peu commune. Le dieu sort de cette épreuve avec un avantage si extraordinaire qu’il est impossible de voir en lui un simple mortel et qu’il est condamné à restitution. Le dieu rit, convient de tout, et s’envole dans les cieux. » Cet Indou est, comme on le voit, exposé à une aventure toute pareille à celle du grec Amphitryon. A-t-il existé avant celui-ci, ou n’est-il venu qu’après lui, c’est une question que nous ne saurions résoudre.
L’histoire du héros grec, fils d’Alcée et rival de Jupiter, fut traitée par Euripide et Archippus, dont les drames sont perdus. Il nous faut arriver immédiatement à la comédie de Plaute, qui est l’unique monument que nous a transmis l’antiquité gréco-latine, et qui a été la source de toutes les œuvres modernes. Nous croyons utile de donner l’analyse de cette composition, que Molière a imitée. On sait que les pièces du poète romain commencent toujours par de longs prologues qui laissaient à des milliers de spectateurs, échauffés par le vin et par l’agitation des fêtes, le temps de se calmer et de faire silence, en même temps qu’ils les instruisaient du sujet du divertissement, afin que, dans de fréquents tumultes, on ne perdît point de vue la suite et l’ensemble de l’action. Dans Amphitruo, c’est Mercure qui récite le prologue : il annonce avec de vives saillies et de plaisantes boutades l’action que les spectateurs vont avoir sous les yeux, explique la mise en scène, flatte le public et sollicite son attention.
Lorsque Mercure a fini de pérorer, l’esclave Sosie entre en scène, une lanterne à la main, et débite son monologue : il admire son audace d’aller ainsi seul la nuit ; il se plaint de la dure condition que les esclaves ont auprès des grands, puis il entame un récit très détaillé de la bataille où les troupes thébaines, commandées par Amphitryon, ont remporté la victoire. Au moment où il s’étonne de la prodigieuse durée de la nuit, il aperçoit Mercure ; ils se livrent à une suite d’apartés remplis de jeux de mots et de quolibets ; enfin Mercure interpelle Sosie : « Où vas-tu, toi qui portes Vulcain dans cette prison de corne ? » Sosie cherche d’abord à faire le brave. Mais il est bientôt obligé de changer de ton. Battu par Mercure, qui se prétend Sosie, il est forcé de renoncer à être lui-même. Bien plus, ayant interrogé Mercure, à la faveur d’une trêve, il en reçoit des réponses si convaincantes que, profondément troublé, il se retire en se disant : « Que suis-je devenu ? Où m’a-t-on changé ? Comment ai-je perdu ma figure ? Est-ce que je me serais laissé là-bas par mégarde ? »
Jupiter, sous la figure d’Amphitryon, sort de la maison avec Alcmène. Alcmène fait à celui qu’elle prend pour son mari de tendres reproches de partir sitôt. Jupiter la quitte, en lui donnant en présent la coupe du roi Ptérélas, qu’Amphitryon a reçue pour prix de sa valeur. Puis il disparaît en permettant enfin à la nuit de faire place au jour.
Le véritable Amphitryon survient avec Sosie ; Sosie se perd dans les explications qu’il veut donner à Amphitryon sur ce moi qui lui parle et le moi qui est à la maison, sur le moi qui a battu l’autre et l’a renvoyé meurtri ; et Amphitryon croit que son esclave a perdu la tête. Alcmène sort de la maison et voit avec étonnement son mari de retour. Celui-ci la salue ; elle, étonnée : « Par Castor, te moques-tu de m’aborder ainsi, comme si tu ne m’avais pas vue il n’y a qu’un moment ? » Elle redit à Amphitryon tout ce qu’elle a appris de Jupiter, et lui fait représenter la coupe d’or que son mari croyait lui apporter et qui ne se trouve plus dans le coffret dont Sosie est porteur, Alcmène est très digne, très noble et très fière :
Non ego illam mi dotem duco esse, quæ dos dicitur ;
Sed pudicitiam, et pudorem, et sedatum cupidinem,
Deum metum, parentum amorem, et congnatum concordiam :
Tibi morigera, atque ut munifica sim bonis, prosim probis.
« Il est une dot que je me flatte d’avoir apportée, non pas celle qu’on entend ordinairement par ce mot, mais la chasteté, la modestie, l’apaisement de l’amour, la crainte des dieux, l’affection à mes parents, et un esprit de concorde à l’égard de ma famille ; envers toi la soumission, et pour les autres une âme généreuse et bienveillante selon leurs mérites. »
Alcmène sera autre dans Molière ; ce sera, non plus une matrone, mais une jeune femme amoureuse, et ce dernier caractère doit paraître aujourd’hui mieux approprié à l’intrigue. Mais les choses n’étaient pas envisagées de la même manière sous la république romaine ; et, quant à nous, nous n’oserions même affirmer absolument que le personnage moderne est supérieur au personnage ancien.
Amphitryon finit par menacer sa femme du divorce, et celle-ci répond : « Si je suis coupable, rien de plus juste. » C’est ensuite au tour de Jupiter de venir calmer la colère d’Alcmène. Il n’y réussit pas du premier coup, et Alcmène soutient son caractère :
Ego istæc feci verba virtute inrita :
Nunc quando factis me inpudicis abstines,
Ab inpudicis dictis avorti volo.
Valeas, tibi habeas res tuas, reddas meas.
Juben’ mi ire comités ?
JUPITER.
Sanan’es ?
ALCUMENA.
Si non jubes,
Ibo ego, pudicitiam mi comitem duxero.
JUPITER.
Mane, arbitratu tuo jusjurandum dabo,
Me meam pudicam esse uxorem arbitrarier.
Id ego si fallo, tum te, summe Jupiter,
Quæso, Amphitruoni ut semper iratus sies.
ALCUMENA.
Ah ! propitius sit potius !
« AlcmÈne. Ma vertu réfutait tes injures. Maintenant, tu ne me reproches plus de te déshonorer par ma conduite ; moi, je ne veux plus m’exposer à entendre des discours qui me déshonorent. Adieu, reprends tes biens ; rends-moi les miens, et donne-moi des femmes pour m’accompagner.
« Jupiter. Y penses-tu ?
« AlcmÈne. Tu ne le veux pas ? Eh bien ! ma pudicité m’escortera.
« Jupiter. Un moment ; je vais, par tous les serments que tu voudras, te jurer que je te tiens pour une chaste épouse. Et si je mens, que Jupiter tout-puissant accable Amphitryon de son courroux !
« AlcmÈne. Ah ! plutôt qu’il le protège ! »
Mot charmant par lequel l’épouse offensée signe une paix que lui faisait désirer sa tendresse.
Jupiter envoie Sosie inviter à dîner Blépharon, le pilote ; et Sosie est remplacé par Mercure. Celui-ci accueille par toutes sortes de railleries et d’outrages le véritable Amphitryon qui revient, et il lui ferme la porte au nez. Le véritable Sosie arrive avec Blépharon ; il est battu par son maître irrité. Jupiter sort de la maison, et aussitôt Sosie se met du parti du nouveau venu, tandis que le pilote est plongé dans une étrange perplexité. Le maître des dieux s’emporte jusqu’à prendre Amphitryon à la gorge. Blépharon les sépare ; il leur fait subir un interrogatoire auquel ils répondent avec une égale exactitude ; et, ne sachant enfin de quel côté se ranger, il se retire en disant que ses affaires l’appellent. Il faut remarquer que pour ces trois dernières scènes, sur lesquelles portent la plupart des critiques adressées au comique latin, on ne possède pas le texte authentique de Plaute ; on n’a qu’un texte interpolé, au XVe siècle, par Hermolaüs Barbarus, pour compléter la pièce latine qui se jouait alors sur les théâtres de Rome et de Florence.
Jupiter rentre dans la maison pour assister Alcmène qui vient d’être saisie par les douleurs de l’enfantement. Amphitryon veut l’y suivre, mais la foudre gronde, et il tombe évanoui. Survient la suivante Bromia, qui ranime son maître et qui lui raconte les circonstances miraculeuses de la délivrance d’Alcmène : l’un des deux enfants qu’elle a mis au jour est fils de Jupiter, et il a étouffé des serpents qui s’élançaient vers son berceau ; l’autre enfant a été engendré par Amphitryon. Le général thébain se réjouit de l’honneur qu’il a reçu :
Pol, me haud pœnitet
Scilicet boni dimidium mihi dividere cum Jove.
« Par Pollux, dit-il, je ne regrette pas d’être commun en biens avec Jupiter. » Le roi de l’Olympe paraît dans les nuages, confirme de tous points ce récit, et annonce les exploits que doit accomplir celui de ces enfants qu’on nommera Hercule.
Telle était cette comédie représentée environ deux cents ans avant l’ère chrétienne, et qu’on jouait encore aux fêtes consacrées à Jupiter, du temps des empereurs.
Si l’on veut trouver l’histoire d’Amphitryon avant la Renaissance, dans la littérature originale du moyen âge, il faut la chercher dans la longue série des romans du Saint-Graal et de la Table ronde ; on la découvrira, curieusement déguisée et transformée, dans le Roman de Merlin, où elle sert à expliquer, non plus la naissance du demi-dieu Hercule, mais la naissance du grand roi Artus. C’est un récit qui vaut aussi la peine d’être résumé, ne serait-ce que pour faire sentir le contraste :
Dans une cour plénière que tenait, à la manière féodale, le roi des Logriens Uter-Pandragon, ce prince, qui n’était pas encore marié, devint amoureux d’Ygerne, femme dit duc de Tintaguel, un de ses grands vassaux : « Il fu si sopris de l’amor Ygerne qu’il ne savait qu’il deust devenir, » comme dit le conteur du XIIe siècle. Ygerne était aussi vertueuse que belle ; c’est en vain que le roi la tenta par les hommages les plus flatteurs et par les plus riches présents. Un jour qu’Uter était à table avec le duc de Tintaguel, pendant que les dames avaient fait retraite dans leurs appartements, le roi, après avoir bu dans une coupe d’or magnifiquement ciselée, (serait-ce la coupe du roi Ptérélas, appelée à jouer ce nouveau rôle ?) demanda au duc la permission de l’envoyer en don à la duchesse ; le mari y consentit avec des actions de grâce, et Uter fit porter à la duchesse la coupe que, sur l’injonction de son mari, elle ne put refuser. Mais, irritée et voyant le danger qui la menaçait dans cette cour, Ygerne, dès qu’elle fut seule avec le duc, lui révéla les instances du prince et les poursuites déshonorantes dont elle était l’objet. Sur-le-champ, le duc rassembla ses hommes et quitta la ville, regagnant son domaine avec Ygerne et toute sa suite. Ce brusque départ, sans congé ni adieu, était un outrage au suzerain. Uter exigea que le duc vînt lui faire réparation. Sur le refus de son vassal, la guerre éclate entre eux. Le duc avait deux principales forteresses : l’une, Tintaguel, où il mit Ygerne en sûreté, était tout à fait imprenable ; l’autre était un peu moins inexpugnable : il s’y renferma avec ses propres vassaux, et il y fut assiégé par le roi Uter-Pandragon.
La guerre n’empêchait pas le roi Uter d’être malheureux et de dépérir pour l’amour d’Ygerne. Enfin, le grand enchanteur Merlin eut pitié de lui et lui vint en aide. Un soir, à la nuit close, le roi, son confident Ulfin et Merlin sortirent du camp et se rendirent à Tintaguel. Merlin, par son art magique, donna à Uter la ressemblance parfaite du duc, et lui-même et Ulfin prirent la figure des compagnons ordinaires de ce duc. Ils se firent ouvrir sans obstacle la porte du château. Ygerne accueillit tendrement celui qu’elle croyait être son mari, et « en cele nuit, dit encore le conteur, engenra le boin roi qui fu apelés Artus. » Mais à cette heure même Ygerne était veuve sans le savoir. Uter-Pandragon avait à peine quitté son camp, que le duc de Tintaguel fit une furieuse sortie qui mit d’abord les troupes royales en déroute. Elles reprirent toutefois le dessus, et le duc fut tué, après un combat acharné. Uter épousa ensuite celle qu’il aimait. Merlin, pour prix du service qu’il avait rendu, réclama l’enfant qui avait été engendré par un père mort, et dont il voulait surveiller les destinées depuis longtemps prédites à la Bretagne.
Telle est la version de la fable antique propre au moyen âge. Le caractère comique en est fort effacé. Elle est tragique, au contraire, par la catastrophe qui y est mêlée. L’Ygerne celtique est tout à fait digne de l’Alcmène romaine ; et les autres personnages principaux ont une physionomie grave ou mystérieuse qui, selon toute vraisemblance, les rapprochait de leurs types primitifs.
La comédie de Plaute reparut, comme nous l’avons dit, au XVe siècle, dans sa langue originale, sur les scènes savantes de l’Italie. En 1560, Lodovico Dolce en fit une imitation sous le titre de Il Marito. Il y a un Amphitryon parmi les premiers essais dramatiques de la muse espagnole ; et Camoëns, le poète des Lusiades, en composa un en portugais. Mais, hâtons-nous d’arriver en France et à notre littérature du XVIIe siècle. En 1638, Jean de Rotrou publia une imitation de la comédie latine qu’il intitula les Deux Sosies. Plus tard, en 1650, peu de temps avant sa mort, il arrangea ce même sujet pour une grande pièce à machines intitulée la Naissance d’Hercule. La description, imprimée chez René Baudry,[1] laisse apercevoir quelques-unes des innovations auxquelles cette pièce avait donné lieu. Ainsi, au quatrième acte, Junon faisait vacarme dans le ciel. Au cinquième acte, quand Hercule avait étouffé les deux serpents envoyés par Junon, il en venait un grand nombre, et Jupiter lançait contre eux son aigle qui les combattait et les détruisait.
En 1653, on représenta à la cour le grand Ballet de la Nuit, composé par Benserade et machiné par Torelli. La sixième entrée de la deuxième veille de ce ballet célèbre est remplie par une « comédie muette d’Amphitryon » en quatre actes. Voici le programme de cette comédie muette, tel que l’offre le livre du ballet :[2]
PREMIÈRE ENTRÉE REPRÉSENTANT LE PREMIER ACTE.
« Amphitryon commence avec Sosie son valet ; il fait venir Alcmène sa femme pour lui apprendre le sujet du voyage qu’il est obligé de faire, et en même temps il en prend congé.
DEUXIÈME ACTE.
« Jupiter entre avec Mercure, et lui déclare l’amour qu’il a pour Alcmène ; ils consultent comme ils la pourront persuader, et résolvent de se métamorphoser, Jupiter en Amphitryon et Mercure en Sosie, et aussitôt Mercure lui montre des habits propres pour exécuter ce dessein.
TROISIÈME ACTE.
« Alcmène revient avec Bromia sa servante, à qui elle se plaint de l’absence de son mari, et cependant on voit venir Jupiter et Mercure métamorphosés l’un en Amphitryon et l’autre en Sosie. Alcmène, trompée par l’apparence, les reçoit avec joie. Jupiter entre avec elle dans le logis, et Mercure demeure à la porte.
QUATRIÈME ET DERNIER ACTE.
« Le véritable Sosie revient de son voyage, et pensant entrer en la maison d’Alcmène, en est empêché par son semblable, qu’il rencontre à la porte. Étonné de le voir, il fait plusieurs actions pour réprouver. Amphitryon cependant retourne, frappe à la porte ; Jupiter, déguisé en Amphitryon, regarde par la fenêtre. Le véritable Amphitryon, surpris de se voir, se met en colère ; et, impatient, entre par cette fenêtre. Sosie, qui le voit, veut y entrer et le suivre ; Mercure déguisé le retient ; et enfin [ils] y entrent tous deux. Bromia, servante d’Alcmène, dans la peur, met la tête à cette fenêtre, pour reconnaître s’il ne vient plus personne, descend, sort par la porte, regardant aux avenues. Et enfin les deux Amphitryons et les deux Sosies sortent. Blefaro, qui ne connaît pas ces dieux déguisés, les veut accorder avec les autres. Mais Jupiter et Mercure se découvrent et se font connaître. À l’instant, les véritables Amphitryon et Sosie, Alcmène, Bromia et Blefaro leur font soumission, qui finit la comédie. »
Quinze ans après le Ballet de la Nuit, Molière s’empara à son tour de ce sujet que nous avons vu devenir tour à tour fable indienne, comédie latine, conte chevaleresque, comédie française, ballet royal. Il en fit les trois actes charmants qui sont une des merveilles de notre poésie.
C’était autrefois une question vivement débattue de savoir si Molière l’avoir emporté sur Plante. Plaute avait eu pour lui Mme Dacier, et, si l’on en croit Monchesnay, Boileau. Mais le plus grand nombre des juges se prononçaient en faveur de Molière. Citons les réflexions par lesquelles Auger appuie l’opinion de ces derniers :
« Bayle, exempt de tout préjugé, même littéraire, et adorateur des anciens sans superstition, Bayle proclama hautement le triomphe du comique français sur le comique latin. « Molière, dit-il, a pris beaucoup de choses de Plaute ; mais il leur donne un autre tour ; et, s’il n’y avait qu’à comparer les deux pièces l’une avec l’autre pour décider la dispute qui s’est élevée depuis quelque temps sur la supériorité ou l’infériorité des anciens, je crois que M. Perrault gagnerait bientôt sa cause. Il y a des finesses et des tours dans l’Amphitryon de Molière, qui surpassent de beaucoup les railleries de l’Amphitryon latin. Combien de choses n’a-t-il pas fallu retrancher de la comédie de Plaute, qui n’eussent point réussi sur le théâtre français ! Combien d’ornements et de traits d’une nouvelle invention n’a-t-il pas fallu que Molière ait insérés dans son ouvrage pour le mettre en état d’être applaudi comme il l’a été ! Par la seule comparaison des prologues, on peut connaître que l’avantage est du côté de l’auteur moderne. »
« Cette supériorité si généralement attribuée à Molière, la création du rôle de Cléanthis suffisait pour la lui assurer. Plaute était loin d’avoir tiré du double Sosie un aussi grand parti que du double Amphitryon. Le comique du sujet est fondé sur les méprises innocentes qu’une femme peut faire lorsqu’il se présente à elle un homme en tout semblable à son mari, et sur les douloureuses surprises que ce mari doit éprouver quand il s’entend raconter les caresses qu’un autre a reçues d’elle en son absence, mais pour son compte. Que le valet, double comme le maître, soit comme lui marié, et l’intrigue en deviendra doublement divertissante. Mais ce n’est pas assez d’augmenter le comique ; il faut encore le varier. Le désir de posséder. Alcmène a été la cause du déguisement de Jupiter ; et c’est seulement pour seconder Jupiter dans son amoureuse entreprise, que Mercure a changé de forme. Le sort de Sosie n’a donc pas été le même que celui d’Amphitryon ; et l’éclaircissement que chacun d’eux doit avoir avec sa femme, ne peut avoir le même caractère. Alcmène a reçu de Jupiter de vives marques de tendresse auxquelles elle a répondu par les siennes ; et Amphitryon, qui l’apprend d’elle-même, s’abandonne aux transports furieux d’un homme outragé dans son amour et dans son honneur. Cléanthis, malgré ses avances, n’a éprouvé de la part de Mercure que des froideurs insultantes, et Sosie reçoit avec délice le torrent d’injures qu’attirent sur lui les heureux mépris du dieu qui l’a représenté. Alcmène, à chaque réponse qu’elle fait aux questions d’Amphitryon, lui enfonce un poignard dans le cœur, et ne comprend rien à ce désespoir d’un homme qu’elle a si bien traité. Cléanthis, à chaque réponse qu’elle fait aux questions de Sosie, le ravit d’aise, et n’entend rien à cette joie qui lui paraît un nouvel outrage. La situation des deux maris diffère entièrement : celle des femmes se ressemble par la colère qui leur est commune, quoique ayant des causes différentes. Enfin, si le valet échappe au sort dont son maître est la victime, la suivante devient tellement furieuse qu’elle menace de faire volontairement ce que sa maîtresse a fait sans le vouloir ni le savoir. Cette complication d’intérêts et de sentiments, ce jeu d’oppositions et de rapports qui anime si plaisamment la scène, est entièrement dû au personnage de Cléanthis.
« Ce rôle, toutefois, n’était qu’un embellissement dont l’ouvrage pouvait se passer. Mais il est un point essentiel sur lequel Molière était forcé, par égard pour les opinions, ou, si l’on veut, pour les préjugés modernes, d’abandonner les traces de son original : je veux parler de la physionomie du personnage principal, d’Amphitryon. Molière est, sans contredit, de tous nos poètes comiques celui qui a le plus souvent et le plus gaiement tiré parti de l’espèce de ridicule attachée à certaine disgrâce qui menace les maris, et que désignait de son temps une expression naïve repoussée par la délicatesse actuelle du langage. Il nous a montré des hommes qui craignaient cette disgrâce sans l’éprouver ; d’autres qui l’eussent éprouvée inévitablement s’ils s’y fussent exposés ; d’autres, enfin, qui, l’ayant affrontée, la méritaient, la redoutaient et la subissaient peut-être, mais dont le sort au moins n’avait rien d’avéré, rien de positif. Les progrès de la civilisation n’avaient pas encore permis de mettre sur la scène l’adultère prouvé par les aveux de la coupable, et constaté par les fruits mêmes du crime. Molière, qui n’eût pas fait de lui-même ce grand pas dans la carrière dramatique, crut cependant pouvoir emprunter à l’antiquité fabuleuse et exposer aux regards du public un homme à qui sa femme apprend qu’un autre homme a joui de ses embrassements. Pour les Grecs et pour les Romains, ce sujet, où le suborneur est un dieu et le plus puissant de tous, était sans doute un mystère édifiant : pour des Français, ce ne pouvait être au fond qu’une fable scandaleuse. Ajoutons que, du temps de Molière, un mari sentait autrement l’infidélité de sa femme que du temps de Plaute ; et que le malheur de l’un, comme le tort de l’autre, était autrement envisagé par la société. Considéré sous deux points de vue si différents, un tel sujet devait être fort différemment traité dans plusieurs de ses parties. Les deux Amphitryons sont jaloux ; mais il y a dans la jalousie de l’Amphitryon français plus d’amour, de susceptibilité et d’emportement. Les deux Alcmènes sont vertueuses et attachées à leurs maris ; mais l’Alcmène française est plus passionnée dans sa tendresse et plus animée dans ses ressentiments. En tout plus délicate et plus sensible, elle est aussi plus aimable. Il en résulte qu’Amphitryon lui-même en devient plus intéressant. L’amour que ressent pour lui une femme si digne d’en inspirer, cet amour que Jupiter lui envie, en même temps qu’il en usurpe sur lui les plus précieuses marques, contribue à relever son caractère et à empêcher que, dans une situation toute risible, il ne soit personnellement ridicule. Enfin, tandis que, au dénouement, l’Amphitryon latin, avec une pieuse résignation que nous appellerions une lâche insensibilité, déclare qu’un partage avec Jupiter n’a rien dont il puisse s’affliger, l’Amphitryon français dévore en silence ce glorieux affront ; et Sosie même, malgré la bassesse de sa condition et la grossièreté de ses mœurs, comprend cette délicatesse de son maître ; car, lorsqu’un sot et indiscret ami, ébloui de la majesté du dieu et de la magnificence de ses promesses, ouvre la bouche pour complimenter Amphitryon, il la lui ferme par des paroles pleines de sens et de comique, qui méritent de devenir la règle éternelle des bienséances en toute aventure pareille. »
De nos jours, ce débat nous semble présenter un moindre intérêt. Nous consentons volontiers à placer chacun des deux chefs-d’œuvre comiques dans le milieu où il a paru, et à tenir compte, en les admirant l’un et l’autre, du caractère distinct que leur ont imprimé des croyances, des mœurs et des temps si divers.
Une question d’une tout autre nature, une question de moralité historique, pour ainsi dire, a été soulevée à propos de cette pièce. Est-il vrai, comme l’a prétendu M. Rœderer,[3] que Molière ait composé Amphitryon dans une vue favorable à l’adultère royal ? que Jupiter soit Louis XIV ; Alcmène, Mme de Montespan ; Amphitryon, M. de Montespan ? Nous avons déjà dit ce que nous pensions de cette interprétation forcée et injuste. Ajoutons qu’on ne voit point pourquoi une intention pareille serait prêtée à Molière plutôt qu’aux autres imitateurs de Plaute, et en particulier à Rotrou que l’on n’a pourtant jamais suspecté. Rotrou, qui suit Plaute plus fidèlement, fait tenir à Amphitryon ce langage :
Je plaindrais mon honneur d’un affront glorieux !
D’avoir eu pour rival le monarque des dieux !
Ma couche est partagée, Alcmène est infidèle,
Mais l’affront en est doux, et la honte en est belle.
L’outrage est obligeant ; le rang du suborneur
Avecque mon injure accorde mon honneur.
Que n’aurait-on pas dit si c’était Molière qui eut écrit ces vers ? Et Molière, s’il avait voulu faire une immorale flatterie, ne se serait-il pas empressé de se montrer, comme son prédécesseur, un traducteur exact, et aurait-il privé sa pièce de cette conclusion qui s’offrait d’elle-même ?
Remarquons enfin qu’Amphitryon fut donné non à la cour, mais à la ville, et certes, si les allusions qu’on a voulu découvrir dans cette pièce avaient existé réellement, présentées ainsi au public parisien, elles auraient dû avoir plutôt le sens et l’effet d’une satire que d’une apothéose.
Cette pièce a une forme toute particulière sur laquelle nous avons, en terminant, à présenter quelques observations. Elle est écrite en vers libres et en rimes croisées. « Les vers libres, a dit Voltaire, sont d’autant plus malaisés à faire qu’ils semblent plus faciles, et qu’il y a un rythme très peu connu qu’il faut y observer, sans quoi cette poésie rebute. » Amphitryon est un modèle incomparable de ce mètre appliqué à la comédie. Citons encore l’opinion d’un écrivain expert en ces questions, de M. Théophile Gautier : « Molière, dit-il, a cette fois employé un mélange de tous les mètres extrêmement heureux, croisant les rimes, les rapprochant, les éloignant, les triplant même selon l’effet à produire. Aux endroits familiers, les vers de sept ou huit syllabes reviennent fréquemment et jouent presque à s’y tromper l’allure pédestre de la prose. Aux passages plus relevés, les vers s’allongent et font sonner plus fortement leur chute. Une remarque que nous avons faite, et, ce nous semble, le premier, c’est qu’Amphitryon ne contient pas un seul vers de six syllabes. Cela prouve chez Molière une grande finesse d’oreille et une parfaite entente du rythme. Un vers de six syllabes arrivant après un alexandrin pourrait avoir l’air d’un rejet d’hémistiche, du moins jusqu’à ce que l’arrivée de la rime vînt détromper l’auditeur attentif, et le poète a soigneusement évité de faire naître cette désagréable inquiétude. Cependant, quelque admiration que nous inspire ce chef-d’œuvre d’une réussite si complète comme métrique, nous n’oserions recommander la comédie en vers libres aux poètes modernes, s’il en reste encore, du moins écrivant pour le théâtre. Il faut une main bien ferme pour ne pas laisser s’éparpiller ces flèches d’inégale longueur et les lancer sûrement au but. »
Amphitryon fut bien accueilli ; vingt-neuf représentations consécutives constatèrent son succès. La pièce fut imprimée sans retard : « Amphitryon, comédie par J.-B. P. de Molière. À Paris, chez Jean Ribou, au Palais, vis-à-vis de la porte de l’église de la Sainte-Chapelle, à l’image S. Louis. 1668. Avec privilège du roi. » Le privilège est daté du 20 février 1668 et cédé à Jean Ribou. L’achevé d’imprimer pour la première fois est du 5 mars de la même année. Nous n’avons qu’à reproduire ce texte et à donner les variantes de l’édition de 1682.
[1] Dessein du poème de la grande pièce des machines de la Naissance d’Hercule, dernier ouvrage de M. de Rotrou, représenté sur le théâtre du Marais, par les comédiens du roi. – 1650.
[2] Ballet royal de la Nuit, divisé en quatre parties ou quatre veilles, et dansé par Sa Majesté, le 23 février 1653.
[3] Mémoire pour servir à l’histoire de la société polie en France (1835).