Notice sur le Mariage forcé de Molière (Louis MOLAND)
Travail de critique et d’érudition. Aperçus d’histoire littéraire, biographie, examens de chaque pièce, commentaires, bibliographie, etc. Œuvres complètes de Molière, Granier Frères, Libraires-Éditeurs, Paris, 1863.
Molière n’eut pas seulement à rendre grâces au roi pour la pension de mille livres qui lui avait été accordée à titre d’excellent poète comique. On sait qu’il reçut des témoignages plus éclatants de la protection souveraine. De plus, ce qu’il méditait dans son esprit allait lui rendre cette protection bien autrement indispensable. Il devait donc redoubler de zèle pour plaire au jeune monarque, et il se fit en effet le maître des cérémonies comiques de Louis XIV.
Louis XIV, âgé alors de vingt-six ans, amoureux des fêtes et des plaisirs, ne dédaignait pas de déployer les grâces de sa personne majestueuse et élégante dans des ballets où figurait l’élite des courtisans mêlée à l’élite des danseurs de profession. Molière avait donné dans les Fâcheux le modèle d’un genre de comédie où la danse est liée à l’action, où les entrées de ballet prennent place parmi les scènes de la pièce, et où une fiction suivie, des incidents, des caractères rompent la monotonie habituelle des divertissements chorégraphiques. Le roi demanda à Molière une nouvelle composition de ce genre et annonça l’intention de figurer lui-même dans le ballet. C’est pour satisfaire ce désir du roi que Molière fit la comédie-ballet du Mariage forcé, qui fut représentée la première fois au Louvre, le 29 janvier 1664. On lit sur le registre de La Grange : « Mardi 29e, commencé au Louvre devant le roi, dans l’appartement de la reine mère, le Mariage forcé, comédie-ballet. » Louis XIV y parut en personne sous le costume d’un Égyptien.
Molière y applique encore une fois l’idée satirique qu’il suivait depuis l’École des Maris ; il y raille l’inégalité d’âge dans le mariage et la vieillesse sensuelle convoitant la beauté jeune qu’elle espère en vain s’assujettir. Mais la punition de Sganarelle lui vient cette fois directement de la fille qu’il veut prendre et qui est une coquette effrontée et perverse. Sganarelle, ayant dépassé la cinquantaine ; rechigné et enlaidi, jette les yeux, non plus sur une Isabelle ou une Agnès, mais sur la galante Célimène. Ce qui peut lui arriver de pis, c’est que son projet réussisse.
Molière demande les éléments de sa pièce à l’auteur qui semblait le moins fait pour contribuer aux fêtes du grand roi, à maître François Rabelais de facétieuse mémoire. Qui n’a lu ce fameux troisième livre où Panurge interroge le ciel et la terre afin de savoir s’il se doit marier, et si, étant marié, il évitera « la disgrâce dont on ne plaint personne ? » Molière, pour composer sa petite pièce, a dérobé quelques incidents de cette folle enquête, en tempérant, bien entendu, le comique de Rabelais, et en restant fidèle à l’esprit d’observation dont la fantaisie sans frein de son devancier franchit presque toujours les limites. Sganarelle, pris d’inquiétude comme Panurge, consulte aussi amis, docteurs, sorciers, pour affermir sa résolution. Il commence par solliciter un conseil de son compère Géronimo. Le bon Pantagruel, questionné en pareil cas par son favori Panurge, se borne à répondre : « Mariez-vous donc, » ou « Point donc ne vous mariez, » comme un écho, selon que Panurge lui allègue des raisons pour ou contre. Voici un fragment de ce passage dont on retrouvera quelques traits dans la scène du Mariage forcé :
« Pantagruel rien ne replicquant, Panurge continua et dist avec ung profond souspir : « Seigneur, vous avez ma délibération entendue, qui est me marier : je vous supplye, par l’amour que si long temps m’avez porté, dictez m’en vostre advis. – Puys, respondist Pantagruel, qu’une foys en avez jecté le dé, et ainsi l’avez décrété et prins en ferme délibération, plus parler n’en fault : reste seullement la mettre à exécution. – Voyre mais, dist Panurge, je ne la vouldroys exécuter sans vostre conseil et bon advis. – J’en suis, respondist Pantagruel, d’advis et le vous conseille. – Mais, dist Panurge, si vous cougnaissiez que mon meilleur feust demeurer tel que je suis, sans entreprendre cas de nouvelleté, j’aymerois mieux ne me marier point. – Point doncques ne vous mariez, respondist Pantagruel. – Voyre mais, dit Panurge, vouldriez vous qu’ainsi seulet je demeurasse toute ma vie, sans compaignie conjugale ? Vous sçavez qu’il est escript : Veh soli. L’homme seul n’ha jamais tel soulas qu’on veoid entre gens mariez. – Mariez vous doncq, de par Dieu, respondist Pantagruel. – Mais si, dist Panurge, ma femme me faisoit coqu, comme vous sçavez qu’il en est grande année, ce seroit assez pour me faire trespasser hors les gondz de patience. J’ayme bien les coquz et me semblent gens de bien, et les hante voluntiers ; mais, pour mourir, je ne le vouldroys estre. C’est ung poinct qui trop me poingt. – Point doncques ne vous mariez, respondist Pantagruel... – Voyre mais, dist Panurge, je n’auroys jamais aultrement filz ne filles légitimes, esquelz j’eusse espoir mon nom et armes perpétuer ; esquelz je puisse laisser mes héritaiges et acquetz (j’en feray de beaulx ung de ces matins, n’en doubtez, et d’abundant seray grand retireur de rentes) : avec lesquelz je me puisse esbauldir, quand d’ailleurs seroys meshaigné, comme je voy journellement vostre tant bening et débonnaire père faire avec vous, et font tous gens de bien en leur serrail et privé. Car marié non estant, estant par accident fasché, en lieu de me consoler, advis m’est que de mon mal riez. – Mariez vous doncques, de par Dieu, respondist Pantagruel. – Vostre conseil, dist Panurge, soubz correction, semble à la chanson de Ricochet ; ce ne sont que sarcasmes, mocqueries et redictes contradictoires. Les unes destruisent les aultres. Je ne sçay esquelles me tenir. – Aussi, respondist Pantagruel, en vos propositions tant y ha de si et de mais, que je n’y sçauroys rien fonder ne rien résouldre. N’estes vous asseuré de vostre vouloir ? Le poinct principal y gist : tout le reste est fortuit et dépendant des fatales dispositions du ciel. Nous voyons bon nombre de gens tant heureux à ceste rencontre, qu’en leur mariaige semble reluire quelque idée et représentation des joyes de paradiz. Aultres y sont tant malheureux, que les diables qui tentent les hermites par les désertz de Thébaïde et Montserrat, ne le sont dadvantaige. Il s’y convient mettre à l’adventure, les yeulx bandez, baissant la teste, baisant la terre, et se recommandant à Dieu au demeurant, puysqu’une foys l’on s’y veult mettre. Aultre asseurance ne vous en sçauroys je donner. »
Cette consultation et ces répliques étaient dans les traditions de la facétie antérieurement à Rabelais. Rabelais imitait Pogge et Raulin. Ce dernier, prédicateur populaire de la fin du XVe siècle, avait déjà raconté les réponses du curé à la veuve qui demande si elle doit épouser son valet :
« Une certaine veuve, désirant se remarier, vint consulter son curé. Elle lui exposa comment elle était restée sans appui, et comment elle avait un valet fort habile dans la profession du défunt. « Eh bien ! lui dit le curé, prenez votre valet. – Mais, ajouta la veuve, si je le prends, il deviendra mon maître. – Ne le prenez donc pas, répondit le curé. – Hélas ! repartit la veuve, comment pourrai-je, sans mari, soutenir le poids de ma maison ? – Il faut donc prendre votre valet, dit encore le curé. – C’est bien aussi mon intention, dit la veuve ; mais s’il était méchant, et ne cherchait que ma ruine ? – Ne le prenez donc pas, » dit le curé qui se pliait toujours à son avis. Cependant, comme il s’aperçut qu’elle ne demandait qu’une bonne raison pour se marier, il lui dit d’écouter les cloches et de suivre leur conseil. Or, les cloches venant à sonner, la veuve s’écria qu’elles disaient clairement : Prends ton valet, prends ton valet. Elle le prit, et devint servante, de maîtresse qu’elle était. Alors, maudissant l’heure de son mariage, elle court se plaindre à son curé. « Il y a quelque méprise, dit celui-ci ; sans doute vous n’aurez pas bien compris les cloches : elles vont sonner, écoutons. » La mariée prêta l’oreille ; mais quelle fut sa surprise ! cette fois, les cloches disaient distinctement : Ne le prends pas, ne le prends pas[1]. »
Le caractère du solliciteur de conseils, ne cherchant qu’à obtenir une approbation, est exprimé avec moins d’agrément peut-être, mais avec plus de vérité comique dans la scène de Molière. Sganarelle, lorsqu’il fait jurer à son compère Géronimo de lui parler avec franchise, a déjà donné sa parole et conclu l’affaire ; et quand ce dernier approuve ironiquement la sottise qu’il n’est plus temps d’empêcher, l’autre est enchanté, le remercie sérieusement de ses bons avis et promet de les suivre avec docilité. « On ne peut guère lire la scène entre Sganarelle et Géronimo, dit Auger, sans penser à une autre scène de Molière qui est un autre chef-d’œuvre, celle où un autre Sganarelle, consultant ses parents et ses amis au sujet de sa fille, ne reçoit d’eux que des avis intéressés. On peut dire que, dans la vaste galerie où Molière a peint les folies humaines, la scène du Mariage forcé et celle de l’Amour médecin sont deux pendants admirables, où se trouve retracée l’histoire entière des demandeurs et des donneurs de conseils. »
Des deux philosophes Pancrace et Marphurius, que Sganarelle interroge ensuite, l’un est le pédant bavard de la farce italienne et française, qui ne laisse point à ses interlocuteurs le temps de placer un mot. Molière l’avait mis en scène deux fois déjà, dans la Jalousie du Barbouillé et dans le Dépit amoureux. On a remarqué qu’il semble cette fois adresser plus particulièrement les coups de sa raillerie à l’aristotélisme, à ses formules puériles et à son esprit d’exclusion et d’intolérance. Il est certain qu’une scène comme celle de Pancrace et de Sganarelle avait alors plus de sel qu’elle ne peut en offrir à des spectateurs d’aujourd’hui. L’Université cherchait par tous les moyens à empêcher l’invasion des nouvelles doctrines. Elle était occupée sans cesse à obtenir des arrêts du parlement contre les idées philosophiques de Descartes qui ébranlaient l’ancien édifice scolastique, contre l’antimoine, et contre la découverte de la circulation du sang qui ruinait le galénisme. En 1624, un arrêt du parlement avait interdit la soutenance publique de thèses contraires à Aristote[2]. L’Université n’eût pas demandé mieux que de ranimer ces décrets de la cour et de leur rendre une efficacité que le Grand Conseil ne leur laissait guère[3]. Il ne faut pas sans doute exagérer la rigueur de ces persécutions ; toutefois, ce pédantisme privilégié et atrabilaire était bien propre à justifier et à faire goûter les parades grotesques qui vengeaient la raison et le bon sens public.
Quant à Marphurius, on le trouve dans le troisième livre de Rabelais sous le nom de Trouillogan, philosophe éphectique et pyrrhonien.
« Pantagruel dist à Trouillogan le philosophe : « Nostre féal, de main en main vous est la lampe baillée. C’est à vous maintenant de respondre. Panurge se doibt il marier, ou non ? – Tous les deux, respondist Trouillogan. – Que me dictes vous ? demanda Panurge. – Ce que avez ouy, respondist Trouillogan. – Qu’ay je ouy ? demanda Panurge. – Ce que j’ay dict, respondist Trouillogan. – Ha, ha, en sommes-nous là ? Passe sans flus, dist Panurge. Et doncques me doibs je marier ou non ? – Ne l’ung ne l’aultre, respondist Trouillogan. – Le diable m’emporte, dist Panurge, si je ne deviens resveur, et me puisse emporter, si je vous entendz. Attendez. Je mettray mes lunettes a ceste aureille gausche pour vous ouyr plus clair...
« Nostre féal, ne bougez, n’emboursez rien. Muons de chanse, et parlons sans disjunctives. Or ça, de par Dieu, me doibs je marier ?
« Trouillogan. Il y ha de l’apparence.
« Panurge. Et si je ne me marie point ?
« Trouillogan. Je n’y voy inconvénient aulcun.
« Panurge. Vous n’y en voyez point ?
« Trouillogan. Nul, ou la veue me déçoit.
« Panurge. J’y en trouve plus de cinq cens.
« Trouillogan. Comptez les.
« Panurge. Je diz improprement parlant, et prenant nombre certain pour incertain, déterminé pour indéterminé : c’est à dire beaucoup.
« Trouillogan. J’escoute.
« Panurge. Doncques me marieray je ?
« Trouillogan. Par adventure.
« Panurge. M’en trouveray je bien ?
« Trouillogan. Selon la rencontre.
« Panurge. Aussi, si je rencontre bien, comme j’espère, seray je heureux ?
« Trouillogan. Assez.
« Panurge. Tournons à contre poil. Et si je rencontre mal ?
« Trouillogan. Je m’en excuse.
« Panurge. Mais conseillez moy, de grâce : que doibs je faire ?
« Trouillogan. Ce que vouldrez.
« Panurge. Tarabin, tarabas.
« Trouillogan. N’invocquez rien, je vous prie.
« Panurge. Au nom de Dieu soit. Je ne veulx sinon ce que me conseillerez. Que m’en conseillez-vous ?
« Trouillogan. Rien.
« Panurge. Me doibs je marier ?
« Trouillogan. Je n’y estoys pas.
« Panurge. Je ne me marieray doncques point.
« Trouillogan. Je n’en peux mais.
« Panurge. Si je ne suis marié, je ne seray jamais coqu ?
« Trouillogan. Je y pensoys.
« Panurge. Mettons le cas que je soys marié.
« Trouillogan. Où le mettrons-nous ?
« Panurge. Je diz, prenez le cas que marié je soys.
« Trouillogan. Je suis d’ailleurs empesché.
« Panurge. Dea ! si j’osasse jurer quelque petit coup en robbe, cela me soulageroit d’autant. Or bien, patience. Et doncques, si je suis marié, je seray coqu ?
« Trouillogan. On le diroit.
« Panurge. Si ma femme est preude et chaste, je ne seray jamais coqu ?
« Trouillogan. Vous me semblez parler correct.
« Panurge. Escoutez.
« Trouillogan. Tant que vouldrez.
« Panurge. Sera elle preude et chaste ? reste seullement ce poinct.
« Trouillogan. J’en doubte.
« Panurge. Vous ne la vistes jamais ?
« Trouillogan. Que je sache.
« Panurge. Pourquoy doncques doubtez vous d’une chose que ne congnaissez ?
« Trouillogan. Pour cause.
« Panurge. Et si la congnaissiez ?
« Trouillogan. Encore plus.
« Panurge. Paige, mon mignon, tiens icy mon bonnet, je te le donne, saulves les lunettes ; et va en la basse court jurer une petite demie heure pour moy. Je jureray pour toy quand tu vouldras. Attendez. Puisque de cestuy endroict ne peux sang de vous tirer, je vous saigneray d’aultre vène. Estes vous marié ou non ?
« Trouillogan. Ne l’ung ne l’aultre, et tous les deux ensemble.
« Panurge. Dieu nous soit en ayde. Je sue, par la mort beuf, d’ahan, et sens ma digestion interrompue. Toutes mes phrenes, metaphrenes et diaphragmes sont suspenduz et tenduz pour incornifistibuler en la gibbessière de mon entendement ce que dictes et respondez.
« Trouillogan. Je ne m’en empesche.
« Panurge. Trut avant ! nostre féal, estes vous marié ?
« Trouillogan. Il me l’est advis.
« Panurge. Vous l’aviez esté une aultre foys ?
« Trouillogan. Possible est.
« Panurge. Vous en trouvastes vous bien la première foys ?
« Trouillogan. Il n’est pas impossible.
« Panurge. À ceste seconde foys, comment vous en trouvez vous ?
« Trouillogan. Comme porte mon sort fatal.
« Panurge. Mais quoy ! à bon escient, vous en trouvez vous bien ?
« Trouillogan. Il est vraysemblable.
« Panurge. Nostre féal, faisons honte au diable d’enfer, con« fessons vérité : Feustes vous jamais coqu ? Je diz vous qui estes icy, je ne diz pas vous qui estes là bas au jeu de paulme.
« Trouillogan. Non, s’il n’estoyt prédestiné.
« Panurge. Par la chair, je renie, je renonce. Il m’eschappe. À ces motz, Gargantua se leva et dist : « Loué soit le bon Dieu en toutes choses ! À ce que je voy, le monde est devenu beau filz depuys ma congnaissance première. En sommes-nous là ? Doncques sont huy les plus doctes et preudens philosophes entrez au phrontistère et eschole des pyrrhoniens, aporrhectiques, scepticques et éphecticques. Loué soit le bon Dieu ! Vrayement on pourra doresnavant prendre les lions par les jubes ; les buffles, par le museau ; les bœufs, par les cornes ; les loups, par la queue ; les chèvres, par la barbe ; les oyseaulx, par les piedz ; mais jà ne seront tels philosophes par leurs paroles pris. »
Ce qui n’est pas dans Rabelais, c’est la revanche comique que prend immédiatement Sganarelle en forçant Marphurius d’admettre une certitude et d’énoncer à son tour des propositions affirmatives, auxquelles on oppose le doute philosophique dont il a abusé lui-même.
Sganarelle, dont la perplexité n’a pas diminué, poursuit son enquête. C’était alors que le roi et le marquis de Villeroy entraient, succédant à Pancrace et à Marphurius. Égyptiens et Égyptiennes dansaient autour de Sganarelle, qui interrogeait ces dernières et en recevait des réponses dérisoires. On le conduisait à un magicien qui faisait sortir quatre démons, lesquels répondaient à Sganarelle par signes et en lui faisant des cornes. Un fantastique digne de Callot se mêlait à la comédie rabelaisienne et carnavalesque. Puis venait une piquante scène de mœurs qui servait de dénouement. Sganarelle découragé voulait retirer sa parole et renoncer à Dorimène. Mais le frère de celle-ci, « un brave doucereux, lui rappelait les engagements qu’il avait pris et l’obligeait à les remplir. On cite d’ordinaire comme ayant contribué à former ce dénouement deux anecdotes. L’une est relative au chevalier de Grammont ; pendant un séjour en Angleterre, ce courtisan fit une cour assidue à Mlle Hamilton, sœur de son futur historiographe. Rappelé de son exil, il crut que son départ était un prétexte suffisant pour ne pas tenir les promesses qu’il avait données. Il prit donc la poste un beau matin, et, oublieux de la foi jurée, se mit à courir sur la route de Douvres. Les deux frères de la belle abandonnée l’y joignirent, et du plus loin qu’ils l’aperçurent lui crièrent : « Chevalier de Grammont, n’avez-vous rien oublié à Londres ? – Pardonnez-moi, messieurs, leur répondit le fuyard : j’ai oublié d’épouser votre sœur, et j’y retourne avec vous pour terminer cette affaire. »
S’il n’est pas sans intérêt de rapporter cette aventure, on peut douter pourtant que Molière lui ait dû une péripétie qui se trouvait déjà dans les farces italiennes.
L’autre anecdote fait connaître un personnage historique qui pourrait avoir été l’original du doucereux Alcidas : c’était un certain marquis de La Trousse, tué à la prise de Tortose en 1648, et dont madame de Motteville parle dans les termes suivants : « Ce marquis de La Trousse était estimé brave, honnête homme, et si civil que, même quand il se battait en duel, ce qui lui arrivait souvent, il faisait des compliments à celui contre lequel il avait affaire ; lorsqu’il lui donnait de bons coups d’épée, il disait à son ennemi qu’il en était fâché, et parmi ces douceurs il donnait la mort aussi hardiment et avec autant de rudesse que le plus brutal de tous les hommes. »
Après que le Mariage forcé eut été représenté au Louvre, Molière le donna sur la scène du Palais-Royal, « avec le ballet et les ornements, » le vendredi 15 février 1664. (L’édition de 1682 indique le 15 novembre ; c’est une erreur manifeste.) La troupe fit des frais assez considérables pour ce spectacle. Elle éleva son orchestre à douze violons qui coûtaient 36 livres par soirée, sans compter les autres musiciens, le clavecin, le hautbois, etc. Les danseurs coûtaient 45 livres ; et l’on voit sur le registre de La Grange une dépense exceptionnelle de 330 livres pour les costumes. La première représentation produisit 1 215 livres 10 sous. Il y eut treize représentations consécutives.
Par la suite, Molière dégagea la comédie du ballet, supprima les récits et les entrées, et réduisit la pièce de trois actes à un acte. Au magicien chantant et à l’entrée des démons qui déterminaient Sganarelle à rompre son mariage, il substitua la scène XII, qui n’est pas moins propre à produire ce résultat ; il introduisit le personnage de Lycaste ; et changea le nom de Lycante, frère de Dorimène, en celui d’Alcidas. Cette transformation de la comédie-ballet en une petite pièce en prose n’eut pas lieu immédiatement, comme les précédents éditeurs le disent tous ; il est probable qu’elle ne fut exécutée que quatre ans plus tard, lors de la reprise du 24 février 1668, époque où nous voyons le Mariage force joué huit fois de suite avec Amphitryon. C’est pour cela sans doute qu’il n’a été, sous sa forme de comédie, imprimé qu’à cette date. Dans l’édition de 1673, le texte de 1668 est simplement inséré à la suite d’Amphitryon.
Le Mariage forcé nous est parvenu en effet sous une double forme, comme livret de ballet d’abord, comme comédie ensuite. Le ballet a été imprimé chez « Robert Ballard, seul imprimeur du roi pour la musique, » en 1664, in-4°. La comédie n’y est représentée, suivant l’usage, que par des arguments et des sommaires. Le texte de la comédie, dégagé des intermèdes, et ayant subi quelques modifications qui ressortent suffisamment de la comparaison avec les sommaires du livret, a été imprimé en 1668. « Le Mariage forcé, comédie par J.-B. P. de Molière. À Paris, chez Jean Ribou, au Palais, vis-à-vis la porte de l’église de la Sainte-Chapelle, à l’image de saint Louis. » Le privilège est du 20 février, l’achevé d’imprimer est du 9 mars.
Nous avons à reproduire ces deux parties du même ouvrage, en commençant, pour nous conformer à l’ordre chronologique, par le ballet. Il n’y a point de variantes de ce texte, qui n’a été imprimé qu’une fois du temps de Molière. Il est douteux que la rédaction des arguments et des sommaires soit son œuvre. On ne peut en appeler, pour décider cette question, qu’au goût et au sentiment de chacun. Pour nous, nous sommes assez disposé à croire que Molière a pu tracer rapidement lui-même ce canevas, qui ne nous semble pas si mal fait qu’on l’a dit quelquefois.
Pour le texte de la comédie, nous n’avons que les variantes de l’édition de 1682, qui, au moins dans une scène, celle de Sganarelle et du docteur Pancrace, sont assez considérables. Cette scène du pédant était un lieu commun qui offrait pour ainsi dire beaucoup d’élasticité, et qu’on était libre de prolonger plus ou moins à la représentation. Molière en traça pour l’édition de 1668 une esquisse succincte. Les éditeurs de 1682 y ajoutèrent les développements que le rôle pouvait, du vivant même de Molière, et par suite sans doute de ses indications, recevoir à la scène. Ces additions recueillies par les éditeurs de 1682 ne sauraient être considérées comme des variantes proprement dites ; elles forment une partie de la pièce mise au jour par ces premiers éditeurs, comme tant d’autres ouvrages de Molière, après la mort du poète. On doit, par conséquent, les maintenir dans le texte, en offrant toutefois au lecteur le moyen de les distinguer de la leçon originale.
[1] Opus sermomun de Adventa, Paris 1519, serm. M. De viduitate.
[2] Il ne sera pas inutile, dit d’Alembert dans sa note 27 sur l’Éloge de Despréaux, de rappeler ici le trait principal de cet arrêt.
« Arrêt contre Villon, Bitault et De Claves, accusés d’avoir composé et publié des thèses contre la doctrine d’Aristote.
« Ces trois philosophes antipéripatéticiens avaient fait afficher leurs thèses ; Bitault devait les soutenir, Villon en être le juge, et De Claves le président. Le 23 du mois d’août 1624 était le jour fixé pour la dispute ; elle devait se faire dans la salle du palais de la reine Marguerite, où s’étaient déjà assemblées près de mille personnes pour y assister. Mais avant qu’elle commençât, le premier président défendit cette dispute ; De Claves fut mis en prison, et Villon, craignant le même sort, prit la fuite. Voici l’arrêt que le parlement donna contre leurs thèses :
« Vu par la cour la requête présentée par les doyens, syndics et docteurs de la Faculté de théologie en l’Université de Paris, tendant à ce que, pour les causes y contenues, fût ordonné que les nommés Villon, Bitault et De Claves comparaîtraient en personne pour avouer ou désavouer les thèses par eux publiées, et, ouï leur déclaration, être procédé contre eux ainsi que de raison ; cependant, permis de faire saisir lesdites thèses, et défenses faites de les disputer, etc. ; la cour, après que ledit De Claves a été admonesté, ordonne que lesdites thèses seront déchirées en sa présence, et que commandement sera fait par un des huissiers de ladite cour auxdits De Claves, Villon et Bitault, en leurs domiciles, de sortir dans vingt-quatre heures hors de cette ville de Paris, avec défense de se retirer dans les villes et lieux du ressort de cette cour, d’enseigner la philosophie en aucune des universités d’icelui, et à toutes les personnes de quelque qualité et condition qu’elles soient, de mettre en dispute lesdites propositions contenues ès-dites thèses, les faire publier, vendre et débiter, à peine de punition corporelle, soit qu’elles soient imprimées en ce royaume ou ailleurs ; fait défenses à toutes personnes, à peine de la vie, de tenir ni enseigner aucune maxime contre les anciens auteurs approuvés, ni de faire aucune dispute que celles qui seront approuvées par les docteurs de ladite Faculté de théologie ; ordonne que le présent arrêt sera lu en rassemblée de ladite Faculté de Sorbonne, mis et transcrit en leurs registres ; et, en outre, copies collationnées d’icelui baillées au recteur de l’Université, pour être distribuées par les collèges, à ce qu’aucun n’en prétende cause d’ignorance. Fait au parlement, le quatrième jour de septembre 1624. Ledit jour, ledit De Claves mandé, lesdites thèses ont été déchirées en sa présence.
« Signé : Deverins, président; Sanguin, rapporteur. »
[3] On ne doit pas oublier non plus ce qu’était alors l’Université : une corporation enseignante se gouvernant elle-même. Elle obtenait ces interdictions et ces condamnations contre les membres de la corporation qui formaient, comme on dirait à présent, une minorité factieuse. Si l’on ne faisait pas partie de l’Université, on ne pouvait soutenir de thèses ni ouvrir de leçons publiques dans le ressort de l’Université. Mais les doctrines qu’on professait privément ou qu’on publiait par voie d’impression échappaient à ces censures scolastiques. Si elles pouvaient donner lieu à des poursuites, c’était sous une autre forme et pour des causes toutes différentes. On ne se rendra bien compte de ces faits et de ces documents que si l’on a devant les yeux l’organisation sociale d’une époque dont la nôtre est déjà bien éloignée et bien distincte.