Notice sur George Dandin de Molière (Louis MOLAND)

Travail de critique et d’érudition. Aperçus d’histoire littéraire, biographie, examens de chaque pièce, commentaires, bibliographie, etc. Œuvres complètes de Molière, Granier Frères, Libraires-Éditeurs, Paris, 1864.

 

 

Le traité d’Aix-la-Chapelle ayant été ratifié le 2 mai 1668 et la paix étant assurée au moins pour quelque temps, Louis XIV voulut célébrer ces heureux événements en donnant à sa cour, dans les nouveaux jardins de Versailles, une fête non moins brillante que celle de 1664.

Cette fête eut lieu le 18 juillet. On écrit de Saint-Germain-en-Laye à la Gazette, sous la date du 20 juillet 1668 : « Le 19 de ce mois (lisez le 18)[1] Leurs Majestés, avec lesquelles étaient Monseigneur le Dauphin, Monsieur et Madame, et tous les seigneurs et dames de la cour, s’étant rendues à Versailles, y furent diverties par l’agréable et pompeuse fête qui s’y préparait depuis si longtemps et avec la magnificence digne du plus grand monarque du monde. Elle commença sur les sept heures du soir, en suite de la collation qui était délicieusement préparée en l’une des allées du parc de ce château, par une comédie des mieux concertées, que représenta la troupe du roi sur un superbe théâtre dressé dans une vaste salle de verdure. Cette comédie, qui était mêlée, dans les entr’actes, d’une espèce d’autre comédie en musique et en ballets, ne laissa rien à souhaiter en ce premier divertissement, auquel une seconde collation de fruits et de confitures en pyramides fut servie, aux deux côtés de ce théâtre, et présentée à Leurs Majestés par les seigneurs qui étaient placés dessus : ce qui, étant accompagné de quantité de jets d’eau, fut trouvé tout à fait galant par l’assistance de près de trois mille personnes, entre lesquelles étaient le nonce du pape, les ambassadeurs qui sont ici, et les cardinaux de Vendôme et de Retz... »

La première et la principale place dans les divertissements avait été, comme l’on voit, réservée à la comédie, et c’était Molière qui, aidé de Lulli, devait la remplir. Pour s’acquitter d’une tâche toujours difficile et lutter avantageusement contre les festins, les jeux, les feux d’artifice, Molière s’avisa de reprendre et de développer, comme il avait déjà fait pour le Médecin malgré lui, un de ces canevas de la comédie improvisée que la troupe avait dans son répertoire. Il remit en œuvre cette farce de la Jalousie du Barbouillé que nous avons publiée dans notre premier volume, et il en composa George Dandin.

On sait l’anecdote que met en scène la farce du Barbouillé : Une femme, voulant rentrer chez elle à une heure indue, trouve la porte fermée ; son mari l’accable de reproches et de menaces ; elle feint de se tuer, et lorsque celui-ci, effrayé, met les pieds hors de la maison, elle s’y glisse, referme la porte, et prend contre lui tous les avantages qu’il avait tout à l’heure. Cette anecdote est une de celles qu’on rencontre le plus fréquemment dans les conteurs. Elle vient de loin ; elle vient de l’Inde, comme on le peut voir dans l’Essai sur les fables indiennes, par M. Loiseleur-Deslongchamps.[2] Notre moyen âge la répéta sous toutes les formes. Mentionnons seulement le récit en vers qu’on trouve dans le Roman de Dolopathos, composé par Herbert au commencement du XIIIe siècle, et la Nouvelle IV de la septième Journée du Décaméron de Boccace. Voici un résumé de ce dernier conte :

Un habitant d’Arezzo, nommé Tofano, avait épousé une jeune et jolie femme nommée Gitta, et il en était jaloux à l’excès. Dans Boccace, les maris sont toujours jaloux à l’excès, quoiqu’ils le soient rarement sans cause. C’était le cas de Tofano. Gitta avait remarqué que son mari aimait fort à boire : elle favorisait son penchant, l’enivrait chaque soir, et, quand il était ivre, le faisait coucher. Puis elle allait passer quelques heures hors du logis. Cependant le soin qu’elle prenait de remplir le verre de son mari éveilla les soupçons de celui-ci. Un jour il feignit de rentrer chancelant et déraisonnant. Sa femme crut qu’il n’était pas nécessaire de le faire boire davantage, et, l’ayant mis au lit, courut à son rendez-vous ordinaire. Tofano, furieux, ferme la porte aux verrous, et va se poster à la fenêtre pour la voir revenir. Il eut la patience d’y demeurer jusqu’à son retour, quoiqu’on fût alors au commencement de l’hiver. La belle, désolée de trouver la porte fermée, ne savait que devenir. Elle fit de vains efforts pour l’ouvrir de force. Son mari, après l’avoir laissée faire quelques moments : « C’est temps perdu, ma femme, lui dit-il ; tu ne saurais entrer. Tu feras beaucoup mieux de retourner à l’endroit d’où tu viens. Tu peux être assurée de ne remettre les pieds dans la maison, que je ne t’aie fait la honte que tu mérites, en présence de tous tes parents et de tous nos voisins. » La dame eut beau prier, solliciter, pour qu’on lui ouvrît ; elle eut beau protester qu’elle venait de passer la soirée chez une de ses voisines, parce que, les nuits étant longues, elle s’ennuyait d’être seule : ses prières et ses protestations furent inutiles. Son original de mari avait absolument décidé, dans son esprit étroit, de dévoiler aux yeux de tout le monde la conduite irrégulière de sa femme et son propre déshonneur. La belle, voyant que les supplications ne servaient de rien, eut recours aux menaces. « Si tu persistes à ne pas m’ouvrir, lui dit-elle, je t’assure que je t’en ferai repentir, et que je me vengerai de ton opiniâtreté de la manière la plus cruelle. – Et que peux-tu me faire ? dit le mari. – Te perdre, reprit la femme, à qui l’amour venait d’inspirer une ruse infaillible pour le déterminer à ouvrir... Oui, te perdre ; car, plutôt que de souffrir la honte que tu veux me faire subir injustement, je me jetterai dans le puits qui est ici tout près ; et comme tu passes avec justice pour un brutal et un ivrogne, on ne manquera pas de dire que c’est toi qui m’y as jetée dans un moment d’ivresse. Alors, ou tu seras obligé de t’expatrier et d’abandonner tes biens, ou tu t’exposeras à avoir la tête tranchée, comme meurtrier de ta femme, dont effectivement tu auras à te reprocher la mort. » Cette menace ne fit pas plus d’effet sur l’âme de Tofano que les prières n’en avaient fait auparavant. Sa femme le voyant inébranlable : « C’en est donc fait de moi, lui dit-elle ; Dieu veuille avoir pitié de mon âme et de la tienne. Je laisse ici ma quenouille dont tu feras l’usage qu’il te plaira. Adieu, mon mari, adieu ! »

La nuit était des plus obscures ; à peine eût-on pu distinguer les objets dans la rue. La femme va droit au puits, prend une grosse pierre et l’y jette de toute sa force, après s’être écriée : « Mon Dieu, ayez pitié de moi ! » La pierre fit un si grand bruit en frappant l’eau, que Tofano ne douta point que Gitta ne se fût réellement jetée dans le puits. La peur le saisit. Il court chercher le seau avec la corde, et sort précipitamment de la maison ; mais la belle, qui s’était cachée près de la porte, ne voit pas plutôt son mari dehors, qu’elle entre, referme la porte aux verrous, et, montant à la fenêtre, se met à crier à son tour : « Maudit ivrogne, tu ne rentreras pas ce soir ! Je suis lasse de ta mauvaise conduite. Je veux te dénoncer à tout le quartier ; nous verrons qui de nous deux sera blâmé. »

En effet, les voisins s’attroupent, les parents accourent. Tofano est injurié par les uns et battu par les autres. Il est enfin obligé d’abjurer toute jalousie pour rentrer en grâce auprès de sa femme. C’est ainsi, conclut Boccace, que ce mari devint sage à ses dépens. Vive l’amour pour corriger les hommes !

Nul doute que cette facétie, tant exploitée par les conteurs, si tentante pour la farce française, n’eût fourni la matière de quelque joyeux patelinage, comme on disait au XVIe siècle, bien avant la Jalousie da Barbouillé.

La Jalousie du Barbouillé, fidèle aux vieilles traditions, était dirigée uniquement contre la malice des femmes, et n’avait d’autre but que de faire rire aux dépens du mari, cette victime éternelle dont nos bons aïeux avaient si peu de pitié.

Lorsque Molière entreprit de faire de cette farce une comédie, il y introduisit un élément d’observation et de satire. Il voulut montrer le danger de l’inégalité des conditions dans le mariage : il représenta un riche paysan ayant épousé une demoiselle noble, et portant la peine de sa vanité. Nous n’avons pas besoin de dire que cette idée non plus n’était pas nouvelle ; il s’agit d’un travers qui a existé dans toutes les sociétés et qui, par conséquent, a été attaqué dans toutes les littératures. On a rappelé un passage des Nuées d’Aristophane. On a rappelé ce passage de l’Aulularia (la Marmite) de Plaute où Mégadore prie Euclion de lui donner sa fille en mariage ; Euclion répond :

 

Venit hoc mi, Mégadore, in mentem ted esse hominem divitem,

Factiosum ; me item esse hominem pauperum, pauperrumum.

Nunc si filiam locassim meam tibi, in mentem venit

Te bovem esse, et me asellum : ubi tecum conjunctus siem,

Ubi onus nequeam ferre pariter, jaceam ego asinus in luto ;

Tu me bos magis haud respicias, gnatus quasi nunquam siem.

Et te utar iniquiore, et meus me ordo inrideat.

Neutrubi habeam stabile stabulum, si quid divorti fuat.

Asini me mordicibus scindant, boves incursent cornibus.

Hoc magnum ’st periculum, me ab asinis ad boves transceudere.

 

« Je réfléchis, Mégadore, que tu es riche et puissant, que je suis pauvre et très pauvre. Si je deviens ton beau-père, nous aurons attelé ensemble le bœuf et l’âne : je serai l’ânon incapable de porter le même faix que toi, et je tomberai harassé dans la boue ; et le bœuf ne me regardera pas plus que si je n’existais pas. Il me traitera avec hauteur, et mes pareils se moqueront de moi. Plus d’étable où me retirer, s’il survient un divorce ; les ânes de me déchirer à belles dents, les bœufs de me chasser à coups de cornes. Il y a donc trop de danger pour moi à quitter les ânes pour passer chez les bœufs. »

Une source où Molière a presque certainement puisé, c’est un conte de Boccace autre que celui que nous avons cité tout à l’heure, la huitième Nouvelle de la septième Journée du Décaméron. Une courte analyse de ce conte le prouvera : Arriguccio Berlinghieri, riche marchand, a fait la folie d’épouser une demoiselle noble, appelée Sismonde. Sa femme a un galant qu’elle va retrouver la nuit, à un signal convenu. S’apercevant une fois de leur manège, il descend dans la rue, et se met à la poursuite du galant. Pendant ce temps, la femme, moyennant de généreuses promesses, fait mettre une servante à sa place dans son lit, et souffle la lumière. Le mari revient, frappe outrageusement cette fille, qu’il prend pour son infidèle, lui coupe les cheveux, et va, en toute hâte, chercher les parents de sa femme. Celle-ci aussitôt renvoie la servante, et attend tranquillement son mari, qui rentre accompagné de la mère et des trois frères de Sismonde. Qu’on juge de l’étonnement et de la confusion du mari, lorsqu’une femme qu’il croyait trouver sans chevelure et avec le visage tout meurtri, se présente à lui sans une seule contusion sur la figure, et avec tous ses cheveux sur la tête. Sismonde alors l’accuse effrontément d’être un ivrogne, un libertin, et d’avoir, dans son ivresse, fait à quelque autre femme tout ce qu’il prétend avoir fait à la sienne. Toutefois, comme elle est remplie de douceur et d’indulgence, elle déclare qu’elle pardonne à son mari, et elle prie ses parents de faire de même. Mais sa mère ne s’apaise pas si facilement. « Par la foi de Dieu ! ma fille, s’écrie-t-elle les yeux étincelants de colère, des choses de cette nature peuvent-elles se pardonner ? On devrait éventrer ce malheureux, cet infâme, cet ingrat que nous avons tiré de la poussière, et qui ne méritait pas une femme telle que toi. S’il t’avait surprise avec un galant, qu’aurait-il donc fait de plus que ce qu’il a eu l’intention de te faire ? Le barbare ! tu n’es pas faite pour être victime de la mauvaise humeur et des vices d’un marchand de poires cuites. Ces sortes de gens, venus du village en sabots et vêtus comme des ramoneurs, n’ont pas plutôt gagné trois sous, qu’ils veulent s’allier aux plus illustres maisons. Ils font faire ensuite des armes, et on les entend parler de leurs ancêtres comme s’ils avaient oublié d’où ils sortent. Si vos frères m’en avaient voulu croire, ma fille, vous auriez été mariée à un des enfants de la famille des comtes de Gui ; et vous n’auriez jamais épousé ce faquin, qui, par reconnaissance pour les bontés qu’on a eues pour lui, va crier à minuit que vous êtes une femme de mauvaise vie, tandis que je n’en connais pas de plus sage et de plus honnête dans la ville. Mais, par la foi de Dieu ! si l’on voulait m’en croire, on le traiterait de manière à le mettre dans l’impossibilité de te manquer une seconde fois. Mes enfants, continua-t-elle, je vous le disais bien, que votre sœur ne pouvait être coupable : vous avez entendu pourtant tout ce que ce petit marchand en a dit. À votre place, je l’étoufferais sur l’heure, et je croirais faire une bonne œuvre ; elle serait même déjà consommée, si le ciel m’eût faite homme. Oui, tu as beau me regarder, ajouta-t-elle en s’adressant à son gendre, je le ferais comme je dis, si je n’étais pas femme. »

Les frères, non moins irrités que leur mère, mais plus maîtres d’eux-mêmes, se contentèrent d’accabler Berlinghieri d’injures et de menaces. Ils finirent par lui dire qu’ils lui pardonnaient pour cette fois ; mais que, s’il lui arrivait jamais de dire du mal de sa femme, et que cela parvînt à leur connaissance, ils lui feraient passer un mauvais quart d’heure ; puis ils se retirèrent.

Il est aisé de reconnaître dans ce récit la situation qui, adoucie toutefois et traitée par Molière selon les convenances de la scène, termine le second acte de George Dandin.

Malgré ces rapprochements, qui ont sans doute leur intérêt, on ne saurait attacher beaucoup d’importance aux obligations que Molière contracta envers ses devanciers. Les mœurs de son temps suffisaient bien à lui fournir cet élément de comédie. L’ambition nobiliaire était en effet singulièrement développée à cette époque. « D’honnêtes et riches bourgeois, dit Auger, désespérant de devenir nobles de leur chef, voulaient du moins s’allier à des familles nobles : les uns donnaient leur fille à quelque gentilhomme obéré, qu’une grosse dot affranchissait de la poursuite de ses créanciers ; les autres, en plus petit nombre, épousaient eux-mêmes quelque fille de qualité, dont les parents recevaient, pour prix de cette mésalliance, de quoi rétablir leurs affaires délabrées. Dans ces unions de la roture opulente et de la noblesse nécessiteuse, l’une était presque toujours condamnée à supporter les mépris de l’autre. La demoiselle, dont le nom et les quartiers venaient s’abîmer dans un hymen plébéien, rougissait du mari qui l’avait tirée de son orgueilleuse misère, et se croyait plus que quitte envers lui quand elle n’avait fait que l’humilier. L’homme de qualité, en vertu de son rang, dédaignait celle qui lui avait donné les moyens de le soutenir, et souvent portait à d’autres femmes les prodigalités qu’elle l’avait mis en état de faire. Cette espèce de désordre social appelait certainement la censure de la comédie. »

En donnant à sa nouvelle composition ce caractère de satire sociale, Molière ne prévit pas sans doute que, par la suite, on lui demanderait compte, non plus seulement de l’intention particulière qu’il y avait mise, mais de la conclusion qui ressort de l’ensemble du tableau. Une farce comme la Jalousie du Barbouillé pouvait impunément se ressentir de l’ancienne licence ; mais une comédie ne devait pas échapper aussi facilement aux sévérités de la critique. Le XVIIIe siècle blâma en effet George Dandin au nom de la morale. La protestation la plus véhémente est celle de Jean-Jacques Rousseau : « Voyez, dit-il, comment, pour multiplier ses plaisanteries, cet homme trouble tout l’ordre de la société ; avec quel scandale il renverse tous les rapports les plus sacrés sur lesquels elle est fondée ; comment il tourne en dérision les respectables droits des pères sur leurs enfants, des maris sur leurs femmes, des maîtres sur leurs serviteurs ! Il fait rire, il est vrai, et n’en devient que plus coupable, en forçant par un charme invincible les sages mêmes de se prêter à des railleries qui devraient attirer leur indignation. J’entends dire qu’il attaque les vices : mais je voudrais bien que l’on comparât ceux qu’il attaque avec ceux qu’il favorise... Quel est le plus criminel d’un paysan assez fou pour épouser une demoiselle, ou d’une femme qui cherche à déshonorer son époux ? Que penser d’une pièce où le parterre applaudit à l’infidélité, au mensonge, à l’impudence de celle-ci, et rit de la bêtise du manant puni ? »

Ces accusations ont été, comme on le pense bien, souvent repoussées. Mais nous croyons inutile de reproduire ici telle ou telle des réfutations qui en ont été faites. Il est certain que George Dandin est trop puni ; qu’il y a je ne sais quoi d’âpre et d’amer dans cette gaieté, et qu’il ne faut pas trop discuter l’impression qu’elle nous laisse. Il faut prendre la leçon telle qu’elle s’offre à la surface, non aller au fond des choses ; sinon, tout s’assombrit infailliblement, et la meilleure facétie devient mélancolique et criminelle. Molière, en arrangeant ces scènes de George Dandin, voulut, nous ne devons pas non plus l’oublier, égayer un public en fête. Ce n’est pas une œuvre de grandes proportions ni de hautes visées. Elle se perdait, pour ainsi dire, au milieu des danses et de la musique de Lulli. Cela rétablit les choses dans leur vrai jour, et donne tort aux moroses objurgations de la critique puritaine.

La pièce remplit son but, c’est-à-dire qu’elle divertit ses illustres spectateurs. Robinet écrit dans sa lettre du 21 juillet 1668 ces rimes enthousiastes :

 

Sus, Muse, promptement passez

En cette autre brillante salle

Qui fut la salle théâtrale.

Ô le charmant lieu que c’était !

L’or partout, certes, éclatait ;

Trois rangs de riches hautelices

Décoraient ce lieu de délices

Aussi haut, sans comparaison,

Que la vaste et grande cloison

De l’église de Notre-Dame

Où l’on chante en si bonne gamme.

Maintes cascades y jouaient

Qui de tous côtés l’égayaient ;

Et, pour en gros ne rien omettre

Dans les limites d’une lettre,

En ce beau rendez-vous des jeux,

Un théâtre, auguste et pompeux

D’une manière singulière,

S’y voyait dressé par Molière,

Le Mome cher et glorieux

Du bas Olympe de nos dieux.

Lui-même, donc, avec sa troupe,

Laquelle avait les Ris en croupe,

Fit là, le début des ébats

De notre cour pleine d’appas,

Par un sujet archi-comique

Auquel rirait le plus stoïque

Vraiment, malgré bon gré ses dents,

Tant sont plaisants les incidents !

Cette petite comédie,

Du crû de son rare génie,

Et je dis tout disant cela,

Était aussi, par-ci, par-là,

De beaux pas de ballet mêlée,

Qui plurent fort à l’assemblée,

Ainsi que les divins concerts

Et les plus mélodieux airs,

Le tout du sieur Lulli, Baptiste,

Dont maint est le singe et copiste.

 

Parmi les descriptions de cette brillante soirée du 18 juillet qui furent immédiatement publiées, il faut citer : Le grand Divertissement royal de Versailles, imprimé chez Robert Ballard, qui contient le programme des intermèdes et les paroles chantées en musique. C’est là probablement ce livret dont Robinet parle dans la lettre du 21 juillet :

 

Et pour plaisir, plus tôt que tard,

Allez voir chez le sieur Ballard,

Qui de tout cela vend le livre

Que presque pour rien il délivre,

Si je vous mens ni peu ni prou.

Et si vous ne saviez pas où,

C’est à l’enseigne du Parnasse.

Allez-y donc vite, et de grâce.

 

« Un de nos beaux esprits, disait l’auteur de ce livret, est chargé de faire le récit de la fête. » Ce bel esprit, c’était André Félibien, dont la relation, en quelque sorte officielle, a place dans toute édition des Œuvres de Molière. On la trouvera à la suite de cette notice.

À quelque temps de là, le 5 août, la reine mit au monde un second fils de France qui fut nommé duc d’Anjou. Des réjouissances publiques eurent lieu à cette occasion. Les différentes troupes de Paris donnèrent la comédie gratis, et celle de Molière ne fut pas la moins empressée à faire preuve de zèle. Robinet, qui assista au spectacle offert au Palais-Royal, grâce, ajoute-t-il, à l’obligeance de mademoiselle Hubert, nous fournit d’assez curieux détails :

 

L’excellente troupe du roi

Fit à ravir, en bonne foi,

Tant dans les Fâcheux, qu’on peut dire

Des fâcheux qui nous font bien rire,

Que dans le Médecin forcé ;

Et, depuis qu’on a commencé

Jusqu’à la fin, que l’on fait pouffe,

De rire presque l’on s’étouffe.

Mais entre les deux, leur auteur,

Et qui l’est de telle hauteur,

Fit en cinq ou six périodes

Valant six des meilleures odes,

Un discours, qui bien reçu fut,

Et dans lequel beaucoup me plut

Une comparaison d’Hercule,

Ou que sa chemise me brûle !

Outre cela, sous sept habits,

Aussi vrai que je vous le dis,

Ce brave auteur, le sieur Molière,

Joua de façon singulière

Et se surpassa ce Jour-là :

C’est tout dire, disant cela.

 

On aperçoit ici le chef de troupe dans ses fonctions d’orateur ; et, de plus, on peut constater que Molière remplissait, dans les Fâcheux, les principaux rôles de fâcheux, ainsi que nous l’avons dit à la page 328 du deuxième volume.

Molière tarda quelque temps à jouer George Dandin à la ville. Cette pièce ne fut représentée sur le théâtre du Palais-Royal que le 9 novembre, deux mois juste après la première représentation de l’Avare.

Grimarest raconte à ce propos une anecdote assez peu vraisemblable : « Lorsque Molière, dit-il, projeta de donner son George Dandin au public, un de ses amis lui fit entendre qu’il y avait dans le monde un Dandin qui pourrait bien se reconnaître dans sa pièce, et qui était en état par sa famille, non-seulement de la décrier, mais encore de le faire repentir d’y avoir travaillé. « Vous avez raison, dit Molière à son ami ; mais je sais un sûr moyen de me concilier l’homme dont vous me parlez : j’irai lui lire ma pièce. » Au spectacle, où il était assidu, Molière lui demanda une de ses heures perdues, pour lui faire une lecture. L’homme en question se trouva si fort honoré de ce compliment, que, toutes affaires cessantes, il donna parole pour le lendemain ; et il courut tout Paris pour tirer vanité de la lecture de cette pièce. Molière, disait-il à tout le monde, me lit ce soir une comédie : voulez-vous en être ? Molière trouva une nombreuse assemblée, et son homme qui présidait. La pièce fut trouvée excellente ; et lorsqu’elle fut jouée, personne ne la faisait mieux valoir que celui dont je viens de parler, et qui pourtant aurait pu s’en fâcher, une partie des scènes que Molière avait traitées dans sa pièce étant arrivées à cette personne. » Acceptons cette anecdote pour ce qu’elle vaut, c’est-à-dire pour un commérage qui avait cours à la fin du XVIIe siècle, et que Grimarest a recueilli. Elle semble être tout simplement la mise en action des deux vers de l’Art poétique :

 

Chacun, peint avec art dans ce nouveau miroir,

S’y voit avec plaisir ou croit ne pas s’y voir.

 

George Dandin fut imprimé à la fin de l’année 1668. Voici le titre de la première édition : « George Dandin ou le mary confondu, comédie par J.-B. P. de Molière. À Paris, chez Jean Ribon, au Palais, vis-à-vis la porte de l’église de la Sainte-Chapelle, à l’image Saint-Louis. 1669. Avec privilège du Roy. » Le privilège est du dernier jour de septembre 1668.

Une seconde édition eut lieu en 1672 : « George Dandin ou le mary confondu, comédie par J.-B. P. de Molière, représentée la première fois, pour le Roy à Versailles, le 15 de juillet 1668, et depuis donnée au public à Paris, sur le théâtre du Palais-Royal, le 9 novembre de la même année 1668, par la troupe du Roy. À Paris, chez Pierre Trabouillet, au Palais, dans la galerie des Prisonniers, à l’image S. Hubert ; et à la Fortune, proche le greffe des Eaux et Forêts. 1672. Avec privilège du Roy. »

Ce texte de 1672 est reproduit fort exactement dans l’édition des Œuvres de Molière de 1682.

 


[1] Il y a, sur le jour où cette fête eut lieu, des variations singulières : les éditions de George Dandin, de 1672 et de 1682, disent le 15 juillet ; Robinet dit le 16; la Gazette le 19 ; Félibien, dans sa relation, le 18. C’est à cette dernière date qu’il convient de s’attacher.

[2] Pages 158-60 et 170.

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