En Lisant Molière (Émile FAGUET)

Émile Faguet de l’Académie Française. Libraire Hachette, 1914.

 

 

AVANT-PROPOS

 

Dans la série d’études sur nos grands écrivains qui aura pour titre général En lisant... je me propose, en lisant, en effet, avec mon lecteur, l’auteur ce jour-là choisi, de le situer dans son temps et dans le monde particulier où il a vécu ; de reconnaître son tempérament et son caractère surtout à ce qu’il en a dit ou à ce qu’évidemment il en a laissé percer ; de saisir la nature particulière de son génie et de la faire saisir sur le texte même ; d’éviter le plus possible les idées générales et d’atteindre l’intimité même de l’auteur, de vivre, autant qu’il est loisible, avec lui. Je voudrais enfin que « En lisant... » équivalût à peu près à « En conversant avec... » Le projet est parfaitement téméraire. Le réaliser à demi, ou moins encore, est le succès que je n’espère pas, mais que je souhaite.

 

E. F.

 

 

LE TEMPS

 

N’ayant vécu (à l’âge d’homme) à Paris que de 1658 à 1678, Molière est essentiellement un homme de 1860, un homme du temps de la, jeunesse de Louis XIV.

Ce temps est curieux. C’est l’époque de la monarchie absolue qui est triomphante qui est indiscutée et qui plaît, étant représentée par un jeune homme charmant, brillant, amoureux des fêtes et, en même temps, prudent, avisé, appliqué et intelligent. Cette époque est essentiellement différente de celle où vécut La Bruyère, de l’époque de la vieillesse de Louis XIV, de l’époque où la monarchie était tout aussi absolue, tout aussi triomphante, tout aussi indiscutée, mais où elle ne plaisait guère plus à personne, étant lourde, morose et triste.

Cette époque de 1668-1675 est à la fois pour la France comme une aurore et une apothéose. Par plus d’un aspect elle ressemble à celle du Consulat et des commencements de l’Empire, 1800-1810. La France se sent a amassée des éternels agitateurs que, de 1610 à 1653, étaient les grands seigneurs suivis des petits et qui ont été définitivement réduits à la fin de la Fronde. Elle réalise son rêve éternel qui est un pouvoir très fort, qui ne soit pas bête. Elle se sent aimée – et c’est vrai – de son chef et de trois ou quatre ministres qui se payent largement, il est vrai, mais qui travaillent, qui sont très attachés au bien public et qui sont des hommes supérieurs. Elle n’a jamais désiré plus et a le plus souvent obtenu moins.

Elle sent la religion protégée, respectée, mais peu aimée, point trop aimée au moins, point jusque-là que les chefs de l’État obéissent à ses ministres ou dirigent la politique dans leur intérêt.

Elle sent, avec netteté sans doute, et si elle le sent nettement elle a raison, que c’est le règne de la bourgeoisie moyenne qui commence. Rien n’est plus vrai. Saint-Simon dira plus tard de tout le règne de Louis XIV : « Ce long règne de vile bourgeoisie ». Cela est juste surtout de la première moitié du règne. Les nobles ni ne gouvernent plus ni ne conspirent plus. Ils ne sont plus rien dans l’État. Ils ne sont plus qu’officiers (et très bons) aux armées et courtisans très brillants à la Cour. Le peuple et la bourgeoisie aiment jusqu’à ces fêtes splendides que le Roi leur donne, parce qu’il comprend qu’à les divertir et à les attacher à sa personne, il les annihile ou tout au moins les neutralise.

Cette seconde noblesse aussi, les Parlementaires, sont écrasés ; le Roi les a réduits au rôle d’officiers du Roi, de commis aux procès et n’admet pas qu’ils soient davantage.

Cette autre noblesse aussi, l’Église, est diminuée ; elle fait grande figure encore, ce que le peuple ne déteste point ; mais l’on sent bien que la France ne sera plus gouvernée de longtemps par des cardinaux.

La bourgeoisie régnant, gouvernant, administrant, sous un roi fastueux, aimable et vainqueur, la gloire militaire, l’ordre dans la rue, dans l’administration et dans les finances, la gloire littéraire et artistique, où le peuple n’est pas très bon juge, mais qu’il sent, dont il est fier et qu’il exige et dont il est satisfait que le prince s’occupe, tel est ce temps, l’un des très rares où la France a été vraiment heureuse de vivre et qu’elle a désiré qui durassent indéfiniment.

Il n’a pas un très haut idéal ; il n’est pas chevaleresque, il n’est pas stoïque, il n’est pas très chrétien et ce n’est pas un temps de croisades ; il est raisonnable, de bon sens, d’esprit moyen assez juste, avec un sentiment assez haut de la dignité et de la grandeur nationales. Il est solide et dans une ferme assiette ; il ne donne ni dans les chimères sottes ni dans les chimères généreuses ; son architecture a pour beautés et pour vertus la stabilité, la carrure et la belle ordonnance avec quelque élégance discrète ; les vêtements de pierre que se mettent les hommes sont en bon drap solide, nettement coupé et où l’on est à l’aise.

Ce temps très particulier a beaucoup inspiré Molière et il en a été un des représentants les plus exacts et il s’est infiniment complu à lui plaire.

 

 

L’HOMME

 

Molière était Parisien, né au centre de Paris le 15 janvier 1622, fils d’on tapissier valet de chambre du Roi. Il fut Parisien jusqu’à l’âge de vingt-cinq ans et par conséquent le resta toujours. Sauf deux ou trois figures de provinciaux burlesques, la province, où il vagabonda pendant douze ans, n’a rien laissé dans son œuvre. Il fit des études, me semble-t-il, très ordinaires ; car, sauf Plaute, Térence et un peu de Lucrèce, rien dans ses œuvres ne montre qu’il ait rien retenu de l’antiquité. Plus lard il fit connaissance avec la littérature italienne et en a tiré quelque profit. Il fut, dit-on, un peu élève de Gassendi, qui put lui donner quelque teinture de philosophie épicurienne.

Surtout, jusqu’à vingt-cinq ans, il fut jeune Parisien à l’aise, flâneur, badaud, intelligent, fréquentant le théâtre depuis l’enfance et curieux de la littérature environnante.

Il fonda un théâtre,  L’Illustre théâtre, comme les jeunes gens de nos jours fondent une jeune revue. Avec une comédienne déjà un peu mûre, il se mit à la tête d’une de ces troupes dites alors « troupes de campagne » qui exploitaient les provinces, Il courut les provinces pendant douze ans. On constate sa présence, et son succès à Rouen, ville très littéraire aîors5 Lyon, Grenoble, Montpellier, Béziers, Pézenas. Il n’est pas impossible que Scarron l’ait vu jouer au Mans et l’ait peint, très favorablement, sous le nom du comédien Destin.

Il jouait les auteurs du temps surtout Corneille, en vogue immense à cette époque, et il était déjà (mais très peu et comme la plupart des hommes supérieurs, il n’a pas été précoce), à la rencontre, auteur lui-même. Il accommodait pour son théâtre des pièces italiennes ; il écrivait soit des canevas de pièces : la Jalousie du Barbouillé (d’où il devait tirer plus tard Georges Dandin), le Médecin volant (dont quelques morceaux devaient passer dans le Médecin malgré lui), soit des pièces entières : l’Étourdi, le Dépit amoureux, les Précieuses ridicules.

En 1658 il vint à Paris, Il avait été connu et aimé, en province, du prince de Conti. Celui-ci le présenta à Monsieur, frère du Roi, et Monsieur le présenta au Roi lui-même. Molière joua devant lui Nicomède. Le Roi autorisa Molière à établir sa troupe à Paris avec le titre de troupe de Monsieur. La Comédie française, qui ne se doutait pas alors de son glorieux avenir, était fondée.

Pendant quinze ans Molière joua pour la Ville sur son théâtre, pour le Roi et la Cour à Fontainebleau à Versailles, à Chambord. Il eut des démêlés avec le parti dévot et avec la magistrature pour Don Juan, dont on lui fit retrancher la fameuse scène du pauvre, et pour Tartuffe, dont le Premier Président Lamoignon retarda longtemps la première représentation, que le Roi finit par permettre. Il se maria en 1661, à l’âge d’Arnolphe avec une de ses comédiennes, Armande Béjart, qui était la fille de Madeleine, la comédienne avec laquelle il était parti quatorze ans plus tôt pour courir le monde. Cette jeune fille était plus jeune que lui de vingt-deux ans.

Le mariage devait être malheureux. Il le fut aussi complètement que possible. Molière fut même absolument séparé de sa femme pendant quatre ans. Il ne reprit la vie commune avec elle que quelques mois avant sa mort.

Épuisé par ses quinze ans de travail furieux comme auteur, comme directeur, comme acteur et comme courtisan, il expira quelques heures après avoir joué une dernière fois le Malade imaginaire, le 17 février 1673 à l’âge de cinquante et un ans.

D’après un portrait écrit par une de ses comédiennes, la du Croisy, « il n’était ni trop gros, ni trop maigre ; il avait la taille plutôt grande que petite, le port noble, la jambe belle ; il marchait gravement ; avait l’air très sérieux ; le nez gros, la bouche grande, les lèvres épaisses, le teint brun, les sourcils noirs et forts, et les divers mouvements qu’il leur donnait lui rendaient la physionomie excessivement comique. À l’égard de son caractère, il était droit, complaisant, généreux. » Il était tout à fait aumônier et charitable et jusqu’à la munificence ; très serviable et excellent ami, très irritable cependant et pratiquant peu le pardon à l’endroit de ses ennemis comme il apparaît par ce qu’il a dit publiquement de Boursault (en le nommant), de Vadius, qui est ; peut-être Ménage, et de Trissotin qui est assurément Cotin. Il avait les mœurs libres et relâchées d’un homme de théâtre. Il avait des « goûts d’artiste », comme nous disons maintenant, l’amour des beaux ameublements, des œuvres d’art, d’un intérieur riche et un peu fastueux ; ces goûts étaient assez rares, à cette époque, dans la bourgeoisie.

Il aimait fort, dit la du Croisy, « haranguer » ses comédiens et cela n’est pas démenti, au contraire, par le rôle qu’il se donne, comme on sait, dans L’Impromptu de Versailles ; mais dans le privé, avec ses amis, il parlait peu, comme la plupart de ceux qui ont quelque chose à dire, et on l’appelait « le contemplateur », c’est-à-dire le méditatif, il ne semble pas avoir, pendant sa vie si remplie, complété les études, évidemment sommaires, qu’il avait faites dans son enfance. Outre Plaute, Térence et Lucrèce que j’ai nommée il semble avoir connu Rabelais et Montaigne et c’est bien tout. Auprès de Racine, de Boileau et surtout de La Fontaine il est un ignorant. L’éducation de son esprit, comme celle de Shakespeare, a consisté à regarder, à observer et à écouter les hommes. Pour les hommes de génie c’est la meilleure et c’est presque la seule qui leur convienne. L’instruction livresque ne sert de rien aux sots et les hommes de génie n’en ont pas besoin ; entre ces deux classes sont les gens de moyen ordre pour qui elle est un agrément honnête et incontestablement recommandable, si bien qu’à tout hasard il faut conseiller à tout le monde de se considérer comme de moyen ordre.

Il est très remarquable qu’il n’eut point de hautes vertus, mais qu’il n’eut point de ridicules. Cela est si vrai que, dans tous les violents libelles qu’on a faits contre lui, on ne lui reproche absolument que celui d’avoir été mari trompé. Or c’est certainement une sottise que d’épouser à quarante ans une jeune fille de dix-huit ; mais songes comme à cette époque cette sottise était fréquente et très souvent n’entraînait pas de conséquences à vous ridiculiser, Le XVIe siècle le XVIIe, le XVIIIe sont remplis de ces unions disproportionnées et sans doute c’est son ridicule à Molière de les avoir raillées et âprement, et précisément d’en avoir contracté une ; mais sur tant d’exemples rassurants il se pouvait croire autorisé à penser que la sienne ne tournerait pas mal.

Il était glorieux, il était riche, il était bon ; il était « très bien auprès du maître ». Ce sont choses qui compensent souvent dans l’esprit des femmes la différence de l’âge. Il le savait et il sa indiqué dans le rôle de son Ariste de L’École des maris. Il a été mari ridicule, mais il n’a pas été très ridicule en se mariant. Tant y a que c’est bien le seul ridicule qu’il ait eu.

Il n’était point mari tyrannique, il n’était point avare, il n’était pas grognon, il n’était pas pédant, il n’était pas affecté, il n’était pas précieux, il n’était pas hypocrite ; il n’était pas charlatan, il n’était pas provincial, il n’était pas bourgeois gentilhomme, il n’était pas importun, il n’était pas trompeur en amour, encore qu’il fût polygame, il n’était pas méchant et n’a jamais trouvé son bonheur à ruiner le bonheur conjugal des autres. Il n’était pas malade imaginaire l’étant très réellement et bravant plutôt la maladie ; enfin il n’avait aucun des ridicules qu’il a poursuivis, absolument aucun. Je ne songe point à dire que c’est ce qui le rendait si sensible aux ridicules des autres, car j’ai toujours vu que ce sont les plus ridicules qui trouvent les autres grotesques et les sots sont les plus railleurs de tous les hommes ; et je ne veux rien dire si ce n’est que Molière n’avait aucun de ces défauts qui font qu’on se rie de vous. Il n’était pas exposé à ce retour qu’il a indiqué quelque part en disant :

 

Qui rit d’autrui

Doit craindre qu’en revanche on rie aussi de lui.

 

Je n’irai point jusqu’à assurer que Molière a mis en pratique sa fameuse maxime :

 

Il faut mettre le poids d’une vie exemplaire

Dans les corrections qu’aux autres on veut faire,

 

car sa vie ne fait pas exemplaire pleinement ; mais encore ce grand fléau du ridicule, comme l’a appelé La Bruyère, pouvait frapper sur les ridicules sans s’atteindre et sans que le bout du bâton le touchât, comme Scapin prétendait être touché.

Tout compte fait, comme homme, il est extrêmement sympathique, moins qu’un Corneille, sans doute, moins qu’un Lamartine, moins que les grands généreux plus que La Fontaine, plus que Racine, à peu près autant que Boileau, avec qui, femmes à part, il a beaucoup de rapports et qui ne s’est pas trompé en faisant grand cas de lui.

Il vaut mieux, moralement, que son œuvre, ce qui, je le reconnais, n’est pas beaucoup dire ; mais il y a tant d’auteurs qui, moralement, sont beaucoup au-dessous de leurs œuvres qu’il faut retenir ce trait de Molière et bien s’en souvenir, pour que les sévérités que l’on pourra avoir pour l’œuvre soient maintenues peut-être à l’égard de l’auteur, mais ne noircissent pas l’homme lui-même.

 

 

PREMIÈRE VUE SUR L’ŒUVRE DE MOLIÈRE

 

Lisons les pièces de Molière et de chacune donnons-nous, s’il se peut une image exacte pour tirer de toutes, plus tard, des conclusions générales.

 

 

La Jalousie du Barbouillé

 

La Jalousie du Barbouillé est une de ces farces du genre italien que la troupe de Molière jouait dans les provinces. Il semble qu’elle n’ait jamais été jouée à Paris. Molière s’en est servi un peu, plus tard, pour George Dandin. Elle fut absolument enterrée jusqu’en 1734. À cette époque, Jean-Baptiste Rousseau, qui se trouvait posséder les manuscrits de la Jalousie du Barbouillé et du Médecin volant, les envoya tous deux à M. de Chauvelin pour l’édition complète de Molière que celui-ci préparait. Depuis, ces deux pièces ont toujours paru dans les éditions complètes de Molière. La Jalousie du Barbouillé, en ce qu’elle est, est fort divertissante. Mon seulement on y trouve des scènes qui seront plus tard développées dans George Dandin, mais des scènes qui passeront avec quelques modifications dans le Mariage forcé (scènes de Sganarelle et Pancrace et de Sganarelle et Marphurius). On y trouve aussi des calembours (Si se romptCicéron) que Molière aima toujours et l’on sait qu’il en a mis jusque dans Tartuffe. (« C’est véritablement la tour de Babylone, car chacun y babille, et tout le long de l’aune ») et les Femmes savantes (« ...offenser la grammaire. – Qui parle d’offenser grand’mère ni grand-père ? »). On y trouve aussi des coq-à-l’âne (« Sais-tu d’où vient ce mot ? – Qu’il vienne de Villejuif ou d’Aubervilliers ») que l’on retrouvera dans les Femmes savantes (« Et je t’ai déjà dit d’où vient ce mot. – Ma foi ! Qu’il vienne de Chaillot, d’Auteuil ou de Pontoise... »).

Le dessin et le mouvement générai de cette petite pièce, évidemment improvisée, est déjà d’un maître, d’un homme qui en tant qu’instruit du théâtre est déjà tout ce qu’il sera.

 

 

Le Médecin volant

 

Le Médecin volant est le prototype du Médecin malgré lui. Le titre ne peut pas être expliqué avec une entière certitude. Je crois qu’il faut l’entendre dans le sens de médecin improvisé. Les faux soldats, hommes que l’on engageait pour un jour afin de les faire figurer dans une revue et de combler les vides de la compagnie, s’appelaient passe-volants. Le Sganarelle du Médecin volant, comme plus tard celui du Médecin malgré lui, est un figurant, un faux docteur, un médecin improvisé pour la circonstance ; de là son nom de Médecin volant. Il est probable que c’est là l’interprétation véritable.

Le Médecin volant fut joué en province et semble bien n’avoir jamais été joué à Paris, il contient des parties qui sont de la dernière grossièreté et que Molière a eu le plus grand soin de supprimer quand il a transformé le Médecin volant en Médecin malgré lui. Il ne pouvait pas risquer les mêmes choses à Paris qu’en province parce qu’il y avait cette grande différence qu’à Paris les femmes allaient au théâtre et qu’en province elles n’y allaient quasi point.

Le Médecin volant est un peu écrit en commedia dell’arte, c’est-à-dire que quelquefois un développement est laissé en blanc et abandonné à la fantaisie de l’acteur qui jouera le rôle. On voit par exemple dans le rôle de Gros-René : « Croyez-vous que ce ne soit pas le désir qu’elle a d’avoir un jeune homme qui la travaille ? Voyez-vous la connexité qu’il y a, etc. » et, entre parenthèses : « Galimatias » ; ce qui veut dire : « ici le comédien placera un galimatias quelconque à son gré ». De même l’avocat fait de longs compliments à Sganarelle, mais encore l’auteur n’en écrit que la moitié et ajoute un « etc. » pour indiquer à l’acteur qu’il peut poursuivre en improvisant.

Une partie de la pièce est un guignol, c’est-à-dire une pièce à travestissements burlesques : Sganarelle, faux médecin est surpris par le père de famille sans habit de médecin, il dit qu’il est le frère du médecin et qu’il lui ressemble comme deux gouttes d’eau se ressemblent (souvenir de cela dans le Malade imaginaire) ; il se présente au père de famille tantôt en habit de médecin, tantôt en habit bourgeois, avec une grande rapidité de changement de costume, pour faire croire à l’existence réelle de deux personnages ; il se présente même, du haut d’une fenêtre, sous l’aspect des deux personnages, étant en habit bourgeois mais tenant de sa main et du coude le chapeau, la fraise et la robe du médecin, etc. C’est le guignol. Molière usera encore de ces procédés, mais plus modérément.

 

 

L’Étourdi

 

L’Étourdi est encore une pièce de province, mais elle a été jouée aussi à Paris. C’est un imbroille, comme on disait alors, un imbroglio, comme on dit aujourd’hui, c’est-à-dire un composé de plusieurs petites intrigues, et c’est-à-dire que c’est une pièce qui appartient au théâtre antérieur à Molière. La pièce est claire du reste et souvent comique. Elle a de la verve et une allure vive et alerte. Le principal personnage tient de l’étourdi proprement dit et du généreux, ce qui le rend très sympathique tout en le laissant très plaisant. Ce genre d’humour qui présente un personnage à la fois comme comique et comme digne d’affection, comme homme dont on se moque et que l’on aime, comme homme dont on rit et à qui l’on sourit est proprement anglais et se rencontre très souvent dans les auteurs anglais du XVIIIe et du XIXe siècle. Molière n’a pas laissé de le connaître, témoin l’Étourdi et l’Alceste du Misanthrope et le Chrysale des Femmes savantes.

Le style de l’Étourdi ne plaisait pas du tout à Voltaire qui y trouvait des fautes contre la langue. Pour Voltaire est faute contre la langue tout ce qui s’éloigne de la langue du XVIIIe siècle. À ce compte – et c’est ce qu’il dit – Corneille, La Fontaine et Molière en fourmillent. Je reconnais du reste que, même en se plaçant au point de vue de la langue du temps de Molière, il y a des fautes dans l’Étourdi ; mais rien n’est plus juste aussi que cette remarque de Victor Hugo que dans l’Étourdi il y a une langue vive, colorée, heureusement métaphorique, qui tient encore du temps de Louis XIII et qu’on retrouvera moins dans Molière à mesure qu’il avancera. Hugo citait avec ravissement, et j’estime qu’il avait raison, ces vers de l’Étourdi :

 

Et puis après cela votre conduite est belle ?

Pour moi, j’en ai souffert la gêne sur mon corps ;

Malgré le froid je sue encor de mes efforts :

Attaché dessus vous, comme un joueur de boule

Après le mouvement de la sienne qui roule,

Je pensais retenir toutes vos actions,

En faisant de mon corps mille contorsions.

 

« Quelle vivacité, disait Hugo, quelle souplesse ! La langue de Rabelais n’est pas plus vivante ! » Il aurait pu citer d’autres passages. L’Étourdi, qui est resté au théâtre, soutient très bien la représentation encore aujourd’hui. Ce vers est resté en proverbe :

 

Vivat Mascarillus, fourbum imperator !

 

 

Le Dépit amoureux

 

Le Dépit amoureux a été donné à Paris tout de suite après l’Étourdi. Il avait été joué en province. Il est moins complexe que l’Étourdi. Il n’y a qu’une intrigue, à la vérité assez emmêlée et que l’auteur, à la fin, semble avoir eu assez de peine à débrouiller. Les personnages sont aimables étant jeunes, naïfs, amoureux et prompts à ces colères légères qui font sourire parce qu’on a le sentiment qu’elles sont faites pour se dissiper assez vite. On sait que Molière a repris dans le Tartuffe la scène de brouillerie et de raccommodement des deux amoureux. Comme sa très bien fait remarquer Voltaire, le prototype de ces scènes de rupture et de retour est le Donec gratus eram d’Horace. « Elles sont enfin devenues des lieux communs, mais elles plaisent toujours. » Il y a dans le Dépit amoureux un personnage excellent. C’est le pédant Métaphraste.

Ce personnage était de tradition dans la comédie italienne ; mais celui du Dépit amoureux est original ; il a son trait particulier. C’est plutôt encore le bavard que le pédant, ou c’est un pédant prodigieusement bavard et il a ses raisons pour cela ; car

 

Un sot qui ne dit mot ne se distingue pas

D’un savant qui se tait.

 

Or on n’a jamais assez montré que l’on est savant. Métaphraste est un orateur intempérant. Il est de ceux qui disent : « Quand je ne parle pas, je ne pense pas » et qui croient penser quand ils parlent. Le torrent des mots s’élance dans le vide de leur intelligence et, ne le remplissant jamais, s’empresse toujours. Le Dépit amoureux, avec son fond traditionnel, avec ses personnages traditionnels aussi, avec ce déguisement d’une fille en garçon, etc., est pour nous, était déjà en 1658, une jolie petite chose surannée.

 

 

Les Précieuses ridicules

 

On ne voit pas, quoi qu’en ait dit Voltaire, que les Précieuses ridicules aient été jouées en province avant de l’avoir été à Paris et elles ont bien l’air d’être le premier ouvrage parisien de Molière ; elles sont d’un homme qui arrive dans un pays nouveau pour lui tant il sa quitté depuis longtemps, qui en flaire vite le ridicule le plus sensible et qui fait de ce ridicule le premier gibier de sa chasse.

Les Précieuses ridicules sont le premier pas qu’ait fait Molière dans sa campagne contre toutes les affectations, L’affectation du bel esprit et du beau parier était le défaut et le ridicule de ces femmes dites précieuses qui paradaient dans les ruelles de Paris. Molière protesta qu’il ne raillait que celles qui étaient « ridicules ». Il dit dans sa Préface : « Les véritables précieuses auraient tort de se piquer lorsqu’on joue les ridicules qui les imitent mal ». Au vrai, et on le voit par les textes empruntés au Cyrus de Mlle de Scudéry, c’est de toutes et des plus huppées qu’il se moqua cruellement.

On peut trouver que l’invention qui consiste à faire prendre par les précieuses des valets pour des hommes d’esprit est un peu puérile et que celle qui consiste à faire punir ainsi les précieuses par leurs amants dédaignés est un peu dure. Il y a, chez Molière, quelque brutalité populaire que l’on retrouvera dans d’autres œuvres de lui, dans les plus hautes, comme dans le Misanthrope, au cinquième acte, brutalité qui tient aux mœurs du temps, lesquelles n’étaient élégantes qu’à la surface.

Mais ce n’est guère sur cela que l’attention du spectateur est attirée. Elle se concentre tout entière sur le jargon des précieuses, sur la parodie que Mascarille fait de ce jargon, sur la parodie que fait Mascarille des mines des hommes du tel air et l’intérêt de la pièce n’est que là. Une tradition recueillie par le Menagiana veut que Ménage, dès la première représentation, ait dit à Chapelain : « Eh bien ! Il nous faudra brûler ce que nous avons adoré ». Il n’est pas très probable que le propos ait été tenu, qu’une petite pièce d’un auteur de peu d’autorité encore ait tout de suite été considérée comme une révolution littéraire. Une autre tradition recueillie par Voltaire veut qu’à une des représentations un vieillard se soit écrié au milieu du parterre : « Courage ! Molière ; voilà la vraie comédie ! ». Ce propos est beaucoup plus vraisemblable, confirmé qu’il est par l’immense succès que cette pièce obtint. En tout cas, le vieillard avait raison, la vraie comédie étant la peinture des mœurs du jour, et il avait raison encore s’il devinait que c’était la vraie comédie de Molière qui faisait son avènement : les ridicules de l’homme, mais particulièrement de la société de son temps, c’était ce que devait étudier Molière et c’est ce qu’il faisait pour la première fois.

Voltaire fait observer, à propos des Précieuses ridicules, que « l’envie de se faire remarquer a ramené depuis le style des précieuses » et il nomme en note Tourreil (celui dont Racine disait, en lisant sa traduction des Philippiques : « Le bourreau ! Il donne de l’esprit à Démosthène »), Fontenelle, La Motte et il note que ce style a reparu sur le théâtre même. Ces renaissances de l’esprit précieux sont périodiques. Il y a, et cela est bien naturel, deux choses immortelles : c’est l’œuvre de Molière et les ridicules qu’elle a fouettés. La comédie n’extirpe pas les ridicules, elle les refoule pour un temps et, en les refoulant, elle leur donne une force de retour qui se manifeste plus tard. Cela est heureux, du moins pour elle ; car si elle supprimait les ridicules qu’elle fronde elle ne rimerait à rien au bout de cinquante ans et elle se serait ensevelie dans son triomphe. Que Molière nous plaise encore cela prouve surtout qu’il n’a corrigé personne. Ce qui fait une comédie immortelle, c’est l’immortalité de son objet et, par conséquent, l’inutilité de son effort.

 

 

Sganarelle ou le Cocu imaginaire

 

Sganarelle ou le Cocu imaginaire est simplement une pièce gaie. C’est une pièce populaire, joyeuse, analogue, quoiqu’inférieure, aux Joyeuses Commères de Windsor. L’intrigue est simple et facile, moins le dénouement qui est un peu péniblement amené et auquel on veut assez que Molière n’a attaché aucune importance. La langue est un peu crue et verte, mais elle est drue et vigoureuse et il y a peu de vers de comédie plus nerveux et pleins que ceux-ci :

 

Quel plus rare parti pourriez-vous souhaiter ?

Peut-on trouver en moi quelque chose à redire ?

Cette taille, ce port que tout le monde admire.

Ce visage si propre à donner de l’amour,

Pour qui mille beautés soupirent nuit et jour ;

Bref, en tout et partout, ma personne charmante

N’est donc pas un morceau dont vous soyez contente ?

Et pour rassasier votre appétit gourmand,

Il faut joindre au mari le ragoût d’un galand ?

 

Il y a un peu de comédie de mœurs dans cette pièce. Molière y raille pour la première fois un travers de son temps et de tous les temps, la peur d’être cocu et c’est-à-dire la terreur du ridicule ; car il est admis chez nous que le mari trompé est ridicule et c’est pour cela qu’au XVIIe siècle mari trompé et « sot » étaient synonymes (Molière a encore employé le mot dans ce sens). Cette terreur qui a gâté de fort honnêtes gens est elle-même ridicule et, pour mieux dire, il n’y a dans cette affaire qu’elle qui le soit. C’est d’elle que Molière s’est moqué avec sa verve ordinaire. La moralité de sa comédie est que sur ce point comme Sur tous les autres il ne faut pas « croire trop de léger » et c’est cette moralité que donne Sganarelle, momentanément corrigé, quand il dit à la fin (avec l’exagération comique, bien entendu) :

 

De cet exemple-ci ressouvenez-vous bien ;

Et, quand vous verriez tout, ne croyez jamais rien.

 

Le pouvoir de l’imagination est bien saisi dans cette pièce et en la rapprochant du Malade imaginaire on voit que Molière a bien entendu cette chose importante qui est que la peur est la mère de l’imagination et que par l’imagination elle donne des maux plus grands que les maux réels puisqu’aussi bien il serait moins douloureux d’être cocu et malade réellement que de l’être imaginairement.

 

 

Don Garcie de Navarre ou Le Prince jaloux

 

Don Garcie de Navarre est une tragédie ou une « comédie héroïque », comme sa intitulée L’auteur. Molière, qui jouait quelquefois des rôles tragiques, dans les pièces de Corneille par exemple, voulut faire l’épreuve du talent d’auteur tragique qu’il pouvait avoir. L’expérience fut malheureuse. Don Garcie est une pièce froide un peu guindée et assez mal faite. Elle n’eut aucun succès et n’en pouvait avoir un qui fût bien vif. On peut croire que l’animosité de Molière contre la tragédie, telle qu’elle se marque dans la Critique de l’École des femmes, est un ressentiment de Molière contre l’échec de Don Garcie de Navarre, et que Molière a dit, plus ou moins consciemment : « J’ai échoué dans la tragédie ; mais la comédie est beaucoup plus difficile que la tragédie et je suis l’homme qui échoue dans un genre inférieur parce qu’il est habitué à un genre plus relevé. » C’est ainsi qu’on calme une rancune et surtout qu’on la manifeste.

Si mauvais qu’eût été jugé Don Garcie, les morceaux en étaient bons ou plutôt des morceaux puisque Molière a pu mettre dans le rôle d’Alceste des fragments très considérables du rôle de Don Garcie et dans Amphitryon un morceau très considérable de Don Garcie et dans Tartuffe un fragment notable de la même pièce[1], il pouvait agir ainsi puisque Don Garcie n’avait pas été imprimé et ne l’a été qu’après sa mort. Il a inséré ces fragments dans ses comédies, d’abord parce que l’on n’aime pas à rien perdre, ensuite parce qu’il prenait à cela un malin plaisir, en disant : « Je leur ferai applaudir ce Don Garcie qu’ils ont dédaigné ».

Gardons-nous, du reste d’oublier de dire qu’en dehors des morceaux de Don Garcie mis dans la bouche on du Misanthrope ou de Jupiter ou de Tartuffe, il y a des couplets charmants dans Don Garcie. Lisez avec attention cette jolie défense de la jalousie. « Ces soupçons, dit la confidente Élise, sont fâcheux sans doute, mais

 

Pour le moins font-ils foi d’une âme bien atteinte,

Et d’autres chériraient ce qui fait votre plainte.

De jaloux mouvements doivent être odieux,

S’ils partent d’un amour qui déplaît à nos yeux ;

Mais tout ce qu’un amant nous peut montrer d’alarmes

Doit, lorsque nous l’aimons, avoir pour nous des charmes :

C’est par là que son feu se peut mieux exprimer ;

Et plus il est jaloux, plus nous devons l’aimer.

 

C’est ce que Corneille avait déjà indiqué dans un joli vers :

 

Et plus l’amour est grand, plus il est délicat

 

(c’est-à-dire susceptible). Et c’est encore dans Don Garcie de Navarre que l’on rencontre ce délicieux complet d’élégie que les critiques citent partout sans créer, ce semble, dire qu’il est de Don Garcie ; mais sans craindre de le décréditer en disant qu’il est de Don Garcie, je prétends réhabiliter Don Garcie en disant qu’il en est. Il s’agit du véritable amour :

 

Mais que contre ses vœux on combat vainement,

Et que la différence est connue aisément

De toutes ces faveurs qu’on fait avec étude,

À celles où du cœur fait pencher l’habitude !

Dans les unes toujours on parait se forcer ;

Mais les autres, hélas ! se font sans y penser,

Semblables à ces eaux si pures et si belles,

Qui coulent sans effort des sources naturelles.

 

Il apparaît à la notice que Voltaire a écrite sur Don Garcie de Navarre qu’il ne l’avait pas lu, non plus que les dernières pièces de Corneille. Il faut le lire ; il mérite d’être lu, qu’on en dise ce qu’on voudra, à l’usage que Molière en a fait, on voit qu’il en a dit erat quod tollere velles, et tant s’en faut qu’il ait eu tort.

 

 

L’École des maris

 

L’École des maris est la première pièce de Molière qui procède un peu de l’antiquité. L’idée première en a été donnée très évidemment à Molière par les Adelphes de Térence ; mais il s’est affranchi de toute imitation, tant pour ce qui est de l’intrigue que pour ce qui est des idées exprimées dans la pièce, de la thèse, si l’on veut se servir de ce mot. Molière, dans l’École des maris, ne soulève rien de moins que la question de renseignement et de l’éducation des filles. Faut-il laisser aux jeunes filles une grande indépendance, respecter leur personnalité, leur autonomie ; ou faut-il les surveiller, les brider et les tenir dans une étroite dépendance ? Voilà la question qu’il pose avec une parfaite netteté et une fermeté impérieuse. Par la bouche et par l’exemple de son personnage sympathique, Molière se prononce pour l’indépendance et la liberté, et il entasse le ridicule sur ceux qui sont partisans de l’autre solution. Le partisan des verrous et des grilles est moqué, bafoué et berné. Le partisan de la liberté féminine est honoré, respecté, aimé et finalement épousé, quoique vieillard, par une jeune fille charmante.

Je conviens qu’il est regrettable que Molière ait compromis sa thèse par la pousser trop loin, par trop « suivre sa pointe », comme il dit, par « en mettre trop », comme nous disons familièrement, et qu’il ait fait épouser sa jeune fille charmante par un homme très sensé, très judicieux et très libéral, mais « sexagénaire », ce qui est le mettre en danger et le punir de sa sagesse. D’abord cela est faux et je crois que l’on n’a jamais vu, sauf dans les contes à dormir debout que Frosine débite à Harpagon, une jeune fille amoureuse d’un homme de soixante ans. De plus, c’était pour Molière aller contre son inspiration habituelle, contre sa pensée ordinaire qui est qu’à jeune femme il faut jeune mari, qui est toujours, sauf ici, pour les mariages jeunes. Il eût été beaucoup plus raisonnable et beaucoup plus sain de présenter la jeune fille comme se croyant amoureuse du sexagénaire parce qu’elle a pour lui de la sympathie et le vieillard comme l’avertissant de son erreur et de son imprudence, l’éclairant et finalement la mariant avec un sien neveu de vingt-cinq ans.

Peut-être, et même il est probable que Molière était à cette date (1661) sous l’influence de son amour pour Armande Béjart, plus jeune que lui de vingt-deux ans, et cédait-il au désir de convaincre Armande qu’un mariage disproportionné pour ce qui est des âges est très raisonnable quand le mari l’est lui-même, et il y aurait eu de la part de Molière un paradoxe intéressé.

Peut-être, et les deux hypothèses ne sont pas exclusives l’une de l’autre, voulait-il prouver sa thèse par un a fortiori, pour ainsi parler, et voulait-il faire entendre qu’on réussit si bien à se faire aimer par la condescendance et par le respect des libertés honnêtes de la femme que la jeune fille va dans ce cas-là jusqu’à vous épouser, fussiez-vous un vieillard, à plus forte raison vous épouse avec enthousiasme si vous avez quarante ans.

Il est possible. Reste cependant que cette outrance gâte la pièce, du reste vraie, juste, fine et spirituelle à souhait. Car enfin il est très vrai que c’est une grande chance de bonheur que d’épouser un homme raisonnable ; mais encore celui qui, à soixante ans, épouse une jeune fille de vingt n’est pas raisonnable, et que devient la thèse ?

Sauf ce défaut, capital il est vrai, la pièce est d’un grand bon sens et d’une profonde moralité et le comique en est très puissant. C’est du reste une pièce très bien faite, une des mieux faîtes de Molière, et Voltaire a grandement raison de lui donner cette louange. Je ne puis que répéter après lui que le dénouement de l’École des maris, vraisemblable, naturel, tiré du fond de l’intrigue et, ce qui vaut bien autant, extrêmement comique, est le meilleur des pièces de Molière.

 

 

Les Fâcheux

 

Les Fâcheux sont une pièce à tiroirs, comme on dit en jargon théâtral, c’est-à-dire une pièce qui ne sert qu’à faire défiler devant le spectateur un certain nombre d’originaux. Il n’y a donc rien à dire de cette pièce ni au point de vue des idées, ni au point de vue de l’intrigue, puisqu’il n’y a ni intrigue ni idées. Cela n’empêche point du tout cette pièce d’être un petit chef-d’œuvre. Elle est comme un album de caricatures et ces caricatures sont merveilleuses. Elles sont si divertissantes qu’on regretterait bien que le défilé en fût interrompu par « l’action » ou simplement par un incident, et l’on peut dire des Fâcheux comme de certains romans philosophiques ou psychologiques trop peu nombreux : « Cela est si intéressant qu’en le lisant on a toujours peur qu’il n’arrive quelque chose ». C’est un chapitre de La Bruyère, de La Bruyère quand il cède au démon du burlesque ou du caricatural que l’on sait qu’il a bien connu. Les caractères, tous poussés à la charge, comme il allait de soi dans une pièce de ce genre, sont du reste d’une parfaite justesse. On a cette impression que de chacun de ces caractères un auteur comique du XVIIe siècle aurait voulu faire et aurait fait, et peut-être avec succès, une pièce tout entière, au moins en un acte.

Il parait que le personnage du chasseur a été suggéré à Molière par le Roi lui-même quand la pièce, premièrement jouée chez Foucquet, au château de Vaux, fut reprise chez le Roi à Fontainebleau. « Vous en avez oublié un », aurait dit le Roi à Molière en lui montrant M. de Soyecourt. Le piquant c’est que, d’après une tradition qu’a recueillie Voltaire, Molière, qui ignorait le jargon de la chasse, aurait prié de le documenter sur cette affaire M. de Soyecourt lui-même, Il était bien certain que M. de Soyecourt ne se reconnaîtrait point. C’est ce qui arrive toujours et Molière ne l’ignorait pas. Il a joué là une jolie comédie dans la vie privée et il a fait une expérience de moraliste. La comédie ne corrige personne, puisque, pour qu’elle corrigeât quelqu’un, il faudrait qu’on se reconnût dans les portraits qu’elle présente, ce qui n’arrive jamais, M. de Soyecourt a laissé un agréable souvenir dans la mémoire de Molière ; car il a tracé à nouveau sa silhouette en quelques vers dans le Misanthrope :

 

Dans le brillant commerce il se mêle sans cesse,

Et ne cite jamais que duc, prince ou princesse :

La qualité l’entête ; et tous ses entretiens

Ne sont que de chevaux, d’équipage et de chiens...

 

 

L’École des femmes

 

Dans l’École des femmes, Molière a repris la question et la thèse dont il s’était occupé dans l’École des maris, mais à un point de vue nouveau et assez différent. Dans l’École des maris, il était question surtout de l’éducation des filles ; dans l’École des femmes, il est question surtout de l’instruction des filles. Un homme a fait élever une toute petite fille pour en faire sa femme et a défendu qu’on lui donnât aucune instruction et a prescrit qu’on la rendît idiote autant qu’il se pourrait. À son avis, épouser une sotie est pour n’être point sot et vous savez le sens spécial qu’a ce dernier mot au XVIIe siècle. Or, qu’arrive-t-il ? Il arrive, par le fait même et par l’effet de cette façon d’instruire, que notre homme est rendu aussi sot qu’on peut l’être ici-bas. Voilà l’idée de l’ouvrage, voilà la thèse et voilà la moralité de la pièce.

C’est une thèse très juste. Comme l’a très judicieusement et très finement montré Francisque Sarcey, pour avoir quelque chance, quand on est homme d’âge, d’être aimé d’une jeune fille, il faut être cultivé et qu’elle le soit. Une jeune fille élevée intellectuellement, devenue une intellectuelle, peut aimer un homme d’âge intellectuel lui-même ; une jeune fille non instruite, jamais ; celle-ci suivra le mouvement naturel qui est que la jeunesse aille vers la jeunesse, La seule chance qu’aurait pu avoir Arnolphe d’être aimé est donc celle qu’il a supprimée en ne se spiritualisant pas lui-même et en ne spiritualisant pas sa protégée. Il a raisonné en parfait absurde.

D’une façon plus générale la thèse nous paraît très juste encore à nous hommes du XXe siècle qui ne croyons pas à la bonté de la nature, qui croyons à la vertu de l’éducation et qui, sans tomber dans le béat optimisme pédagogique avons plus de confiance en la femme cultivée et intellectuellement développée qu’en la femme restée à l’état sauvage. C’est pour cela que Molière a eu sur ce point un approbateur et auxiliaire, Fénelon, et un adversaire, Rousseau : Fénelon, persuadé qu’on ne saurait trop élever les femmes, Rousseau, toujours rêvant de l’excellence de l’état de nature, convaincu qu’il ne faut rien leur apprendre.

L’École des femmes, ouvrage très hardi, fut extrêmement discuté en sa nouveauté et depuis, comme on le voit suffisamment par la Critique de l’École des femmes, de Molière lui-même et par quelques factums du temps qui nous sont parvenus. Certaines crudités de langage dont les précieux et précieuses avaient nettoyé la bonne compagnie et par suite commençaient à nettoyer le théâtre, et certaines équivoques un peu appuyées alarmèrent quelques pudeurs. Certain éloge de la complaisance chez les maris à l’égard des femmes infidèles parait avoir désobligé et fut plus tard âprement condamné et flétri avec indignation par Bossuet. Celui-ci n’a pas compris ou peut-être n’a pas voulu comprendre que la tirade de Chrysalde à laquelle il fait allusion (IV, VIII) n’est qu’une taquinerie et une gouaillerie rabelaisienne de Chrysalde à l’adresse d’Arnolphe et loin d’être ce que pense Molière n’est pas même ce que pense sérieusement Chrysalde. Nous reviendrons sur ce point.

On voit Voltaire hésiter singulièrement sur l’École des femmes que tantôt, dans la même page, il déclare « une pièce ménagée avec tant d’art que quoique tout en récits elle est toute en action, et admirable par l’adresse avec laquelle Molière a su attacher et plaire pendant cinq actes par la seule confidence d’Horace au vieillard et par de simples récits », tantôt, « inférieure en tout à l’École des maris et surtout dans le dénouement qui est aussi postiche dans l’École des femmes : qu’il est bien amené dans l’École des maris » ; Pour nous, l’École des femmes est la première des grandes comédies de Molière tant par l’importance du sujet que par l’extrême habileté de l’intrigue.

 

 

La Critique de L’École des femmes et L’Impromptu de Versailles

 

La Critique de l’École des femmes et l’Impromptu de Versailles sont de petites pièces où Molière a exposé ses idées littéraires. Nous nous en occuperons donc quand nous en serons à étudier les principes généraux de Molière sur L’art dramatique. Observons seulement ici que ses « dissertations », comme Molière les appelle lui-même (Préface de L’École des femmes), sont bien de petites pièces de théâtre, très bien composées comme pièces de théâtre, ayant des péripéties, étant « en scène », comme disent les auteurs et les critiques, c’est-à-dire donnant l’impression, non d’une chose écrite, mais d’une chose vécue et qui commence à être vécue du moment même où la toile se lève, sans préméditation et sans calcul. Toute pièce doit avoir l’air d’un impromptu. À ce titre il n’y a pièce de théâtre qui soit plus pièce de théâtre que l’Impromptu de Versailles et que la Critique de L’École des femmes. Pour ce qui est de cette dernière pièce il faut rappeler que Boursault crut se reconnaître dans le personnage de Lysidas et, de dépit, fit jouer à l’Hôtel de Bourgogne une petite pièce satirique intitulée le Portrait du Peintre ou la Contre-Critique. De là, l’amertume, très condamnable d’ailleurs, de Molière contre Boursault dans l’Impromptu de Versailles.

 

 

Le Mariage forcé

 

Le Mariage forcé n’est qu’une simple farce, Molière n’y a pas mis autre chose que ses procédés ordinaires et la verve puissante et abondante qu’il trouvait toujours prête à son service. La scène du pédant sceptique est assez divertissante, il n’est pas impossible que M. Maurice Barrés s’en soit souvenu dans le petit ouvrage où il se peint lui-même donnant des coups de bâton à M. Renan. Du reste il n’est pas probable ; mais le rapprochement s’impose à un professeur de littérature et qui ne le ferait perdrait son litre de professeur d’histoire littéraire. La scène de Sganarelle et Alcantor est filée avec une rare perfection. Celle où Sganarelle écoute et entend sans être vu les propos de Dorimène à Lycaste et apprend avec une parfaite précision le sort qui lui est réservé dans son ménage par son honnête fiancée, prête à un jeu de scène aussi divertissant que possible. La moralité de cette pièce est un peu succincte. Elle est, ce me semble, que quand on est un imbécile il faudrait avoir du courage et que quand on n’a pas de courage il faudrait au moins n’être pas un imbécile. C’est une chose qui n’est pas absolument inutile à dire ; mais c’est surtout la façon de la dire qui a de l’importance.

 

 

La Princesse d’Élide ou Les Divertissements de L’île enchantée

 

La Princesse d’Élide n’est qu’un divertissement de cour. Aussi bien n’a-t-elle eu aucun succès à Paris, et n’en méritait aucun. Cette pièce avait été commandée à Molière pour les fêtes de mai 1664, à Versailles. Pressé par le temps, Molière n’écrivit en vers que le premier acte et une page de la première scène du second. L’ouvrage trahit un peu la hâte dans laquelle il fui écrit Je dirai peut-être plus loin qu’il se sent aussi de la plate courtisanerie dont il ne faut pas dissimuler que Molière était assez loin d’être exempt. Il ne laisse pas d’y avoir, dans la Princesse d’Élide, des choses très dignes de Molière, tout le personnage de Moron par exemple qui rappelle si agréablement celui de Falstaff :

 

Je suis votre valet, j’aime mieux que l’on dise :

« C’est ici qu’en fuyant, sans se faire prier,

Moron sauva ses jours des fureurs d’un sanglier, »

Que si l’on y disait : « Voilà l’illustre place

Où le brave Moron, d’une héroïque audace,

Affrontant d’un sanglier l’impétueux effort,

Par un coup de ses dents vit terminer son sort. »

– Fort bien... – Oui, j’aime mieux, n’en déplaise à la gloire,

Vivre au monde deux jours, que mille ans dans l’histoire.

 

On peut être agréablement touché, aussi, du double manège, très bien conduit, de la princesse qui, pour se faire aimer du prince, se déclare à lui amoureuse d’un autre et du prince qui, pour amener la princesse à l’amour pour lui, se déclare à elle épris d’une autre beauté ; et cela pourrait très bien s’appeler les Fausses confidences.

Cette pièce, malgré certaines tâches, est en vérité très aimable. On ne peut lui reprocher sérieusement qu’une chose, c’est qu’elle soit de Molière. Les hommes de génie devraient avoir la générosité de laisser faire à d’autres les ouvrages où ils ne mettent que du talent. Voltaire fait remarquer que la même année où la Princesse d’Élide échoua à Paris, Quinault fit représenter la Mère coquette et que cela dot donner à Molière de l’émulation La Mère coquette, bien qu’elle ne fût pas « la seule bonne comédie qu’on eût vue en France hors les pièces de Molière », et il ne faut rien exagérer, ni oublier Cyrano de Bergerac et Corneille, est une excellente comédie, tant comme pièce de caractère que comme pièce d’intrigue et il est très possible qu’elle ait donné de l’émulation à Molière, encore que Molière n’en eût aucunement besoin.

 

 

Don Juan ou Le Festin de pierre

 

Le sous-titre de cet ouvrage provient d’un contresens assez curieux. La pièce espagnole de Tirso de Molina est intitulée El Combidado de piedra, ce qui veut dire le convive de pierre ou le convié de pierre, et le convive de pierre c’est la statue du Commandeur. Les comédiens italiens la jouèrent à Paris en 1664 sous le titre de le Festin de pierre, peut-être par une confusion de convive signifiant encore au XVIe siècle repas (du latin convivium) et de convive signifiant au XVIIe siècle celui qui prend part à un repas (du latin conviva). Quoi qu’il en soit Molière adopta le mot sans, probablement, y réfléchir autrement. Les comédiens de l’Hôtel de Bourgogne jouèrent aussi un Festin de pierre en vers, du poète Villiers. La pièce de Molière, écrite un peu vite pour profiter de l’actualité, de la vogue qu’avait le sujet et pour combler le vide que d’une part l’insuccès de la Princesse d’Élide, d’autre part l’interdiction du Tartuffe laissaient dans le théâtre, porte des traces de précipitation et même d’une certaine incohérence. Il y a certainement plusieurs hommes dans Don Juan, ou si l’on veut et c’est le parti que je prends comme favorable à Molière, un homme à différents âges de sa vie, mais ceux qui ont vécu un peu longtemps savent que ce n’est pas loin d’être la même chose ». Il y a surtout de véritables dépressions du sujet ou du personnage principal. On est peiné de voir le Don Juan si grand, si vaste ai si haut, au premier acte, passer, dès le second, sans transition, à ce qu’on appelle la période ancillaire et séduire des paysannes en leur promettant le mariage, comme le dernier des courtauds de boutique. C’est alors – alors seulement, du reste – qu’on songe à la célèbre impertinence de Musset :

 

Quant au roué français, an Don Juan ordinaire,

Ivre, riche, joyeux, raillant l’homme de pierre.

Ne demandant partout qu’à trouver le vin bon,

Bernant Monsieur Dimanche et disant à son père

Qu’il serait mieux assis pour lui faire un sermon :

C’est l’ombre d*un roué qui ne vaut pas Valmont.

 

Mais partout ailleurs, quoique présentant encore, quelques contradictions, au moins apparentes, difficiles à expliquer, il a une certaine grandeur satanique ou au moins néronienne qui impose singulièrement à l’imagination et qui trouble profondément la sensibilité, et il se trouve que les vers par lesquels le même Musset caractérise le Lovelace de Richardson, s’appliquent très précisément au Don Juan de Molière.

 

Corrompant sans plaisir, amoureux de lui-même,

Et pour s’aimer toujours voulant toujours qu’on l’aime,

Regardant au soleil son ombre se mouvoir ;

Dès qu’une source est pure et que l’on peut s’y voir

Venant, comme Narcisse, y pencher son front blême

Et cherchant la douleur pour s’en faire un miroir.

Son idéal, c’est lui. Quoi qu’il dise ou qu’il fasse,

Il se regarde vivre et s’écoule parler.

Car il faut que demain on dise quanti il passe :

« Cet homme que voilà, c’est Robert Lovelace »

Autour de ce mot là le monde peut rouler ;

Il est l’axe du monde et lui permet d’aller.

 

Oui, tous ces traits par lesquels Musset définit, le Don Juan de Richardson peuvent très précisément s’appliquer an Lovelace de Molière, d’où l’on peut conclure, et c’est assez mon avis, que Richardson, quand il écrivit Clarisse Harlowe, n’avait pas complètement oublié le Festin de pierre. Ce que Molière a mis admirablement en lumière c’est la méchanceté de l’homme à bonnes fortunes, qu’elle soit cause ou qu’elle soit effet et que ce soif la méchanceté qui ait inspiré au méchant le besoin de conquérir  cœurs pour les torturer ou que ce soit l’habitude des bonnes fortunes, qui ait donné au séducteur une certaine dureté constatée mille fois. C’est Molière qui a écrit la comédie du Méchant et celle de Gresset ne devrait être intitulée que le Médisant ou le Satirique. La devise du méchant de Gresset

 

Les sots sont ici-bas pour nos menus plaisirs

 

est strictement la devise du satirique, tandis que la devise du Don Juan de Molière serait :

 

Les cœurs sensibles sont pour nos menus plaisirs

 

ce qui est tout autre chose. On peut croire qu’il n’y a dans Don Juan aucune imitation de l’antiquité. Il a été remarqué que le type de Don Juan est absolument inconnu, dans la littérature antique. Cela vient peut-être, que ce qui fait pour nous l’intérêt de Don Juan n’était d’aucun intérêt pour les anciens. Ce qui fait pour nous l’intérêt de Don Juan c’est ou qu’il est en révolte contre la religion, ou qu’il est en révolte contre la société, ou qu’il est méchant, ou qu’il est trop bon – car ce type existe aussi. Or, dans l’antiquité, ce type existait ; mais n’étant pas en révolte contre une religion très indulgente, ne paraissant pas dangereux pour une société forte, sa méchanceté existant peut-être mais n’apparaissant pas parce que la femme antique, beaucoup moins sensible, n’avait guère de désespoirs d’amour, restreint, ainsi, à n’être qu’un sensuel, qu’un homme qui s’amuse, il ne présentait pas plus d’intérêt qu’un gourmand ou qu’un ivrogne. Ceci est un exemple curieux de cette loi, que la civilisation, en raffinant les sentiments, a multiplié les moyens et les occasions de souffrir et a multiplié aussi les types, les caractères. Un « caractère » nouveau c’est un homme ou une femme qui a inventé un nouveau moyen de souffrir soi-même et de faire souffrir les autres.

J’ajoute qu’il ne faut pas dire tout à fait que le type de Don Juan est inconnu de la littérature antique la plus considérable. En ce temps-là il s’appelait Zeus.

 

 

L’Amour médecin

 

L’Amour médecin est une simple farce, mais c’est une date. C’est la première comédie (1665) où Molière se soit moqué des médecins. Il commençait sans doute à être malade. Il ne perdit pas l’habitude de railler la Faculté et, ne guérissant pas, comme il disait autrefois dans l’Impromptu qu’il fallait toujours un marquis pour divertir la compagnie il semble à partir de 1665 avoir remplacé les marquis par des docteurs. La farce de L’Amour médecin est, du reste, lestement enlevée, d’un admirable mouvement scénique, et la scène de la consultation et de la dispute des médecins est à elle seule un petit chef-d’œuvre de verve bouffonne. Molière avait rencontré une nouvelle matière et il l’exploitait avec cette obstination légère et allègre qui est un des traits de son caractère.

Ce qu’il a poursuivi chez les médecins, comme chez tant d’autres, c’est l’affectation, le charlatanisme, la gravité, « ce mystère du corps, comme a dit La Rochefoucauld, inventée pour cacher les défauts de l’esprit », l’absence de franchise et de naturel. Ces travers, ou plutôt ce travers, sous les différentes formes qu’il revêt, est l’antipathie même de Molière. Ajoutez, sur quoi je reviendrai sans doute plus loin, que Molière a beaucoup aimé à faire ce qu’un siècle plus tard Diderot a recommandé si instamment et si justement à mon avis aux poêtes comiques : traiter du ridicule des professions et non plus du ridicule des caractères. Molière a peint surtout des ridicules de caractères, mais (comme Racine dans les Plaideurs) il a peint aussi des ridicules de profession : ridicules des médecins, ridicules des hommes, de lettres. L’idée de Diderot n’est donc point une nouveauté. On pourrait même reprocher à Diderot d’avoir enfoncé une porte ouverte, à quoi l’on pourrait répondre que la porte s’étant refermée il n’était pas inutile de la rouvrir.

Dans le Au lecteur que Molière a écrit au sujet de cette petite pièce il y a un mot bien digne de considération : « ...On sait bien que les comédies ne sont faites que pour être jouées ; et je ne conseille de lire celle-ci qu’aux personnes qui ont des yeux pour découvrir dans la lecture tout le jeu du théâtre ». Cela intimide ; car ces personnes sont rares. Encore est-il que c’est une profonde vérité.

 

 

Le Misanthrope

 

Voltaire a dit de Britannicus que c’est la pièce des connaisseurs. On en pourrait ; dire autant du Misanthrope étant question de Molière, C’est le chef-d’œuvre de la délicatesse, de la finesse, de l’esprit, du ton de bonne compagnie et en même temps de la psychologie juste et profonde. C’est en même temps la pièce de Molière la mieux écrite, la plus soigneusement la plus adroitement, et l’on ne saurait, à cet égard, mettre en parallèle avec elle que L’Amphitryon et les Femmes savantes.

Le titre n’est pas très bon, puisqu’il ne s’ajuste exactement ni à Alceste, ni à Philinte, le misanthrope étant l’homme qui méprise les hommes, qui les déteste et qui les fuit, et Alceste étant l’homme qui veut les réformer et qui par conséquent les aime encore, et Philinte étant l’homme qui tout en les méprisant les supporte avec bonne humeur et leur est serviable. Il n’y a pas beaucoup de misanthropie là-dedans. Le vrai titre serait l’Insociable et la vérité est qu’Alceste n’est pas autre chose que l’insociable par impétuosité de vertu ; et c’est un type du reste très intéressant qui a ses beaux côtés, qui a ses ridicules inévitables et dont Molière n’a dissimulé ni les ridicules ni les beautés, très habile à montrer dans leurs justes proportions les uns et les autres.

C’est plaisir de copier Voltaire quand il a raison, parce que, quand cela lui arrive il est la raison habillée du style le plus charmant du monde. Aussi je ne dirai pas et je lui laisse dire que Molière, en concevant le Misanthrope, « s’est fait à lui-même un sujet stérile privé d’action, dénué d’intérêt », qu’« il n’y a d’intrigue dans la pièce que ce qu’il en faut pour faire sortir les caractères, mais peut-être pas assez pour attacher », mais qu’« en récompense tous ces caractères ont une force, une vérité et une finesse que jamais aucun auteur comique n’a connues comme lui ». Voltaire remarque tout aussi bien que Molière est le premier qui ait su tourner en scènes les conversations du monde et y mêler des portraits (comme dans les conversations du monde à cette époque et la mode des portraits commence au moment où Molière écrit cette comédie).

Le Misanthrope, dit encore Voltaire, « est une peinture continuelle », mais une peinture « de ces ridicules que les yeux vulgaires n’aperçoivent pas ». C’est peut-être un peu trop dire, mais il n’est qu’absolument vrai que le Misanthrope est moins encore une comédie de caractères qu’un tableau de la société élégante du temps où Molière écrit. Marquis fats, hommes de qualité-auteurs et qui lisent leurs vers dans les compagnies, hommes du monde gracieux, aimables et serviables, parfaitement sceptiques au fond et contempteurs d’un monde dont, du reste, ils ne pourraient pas se passer ; mondaines sensées, judicieuses et froides, avec les meilleures manières ; mondaines prudes, doucement intrigantes, doucement envieuses, doucement calomniatrices, d’une douce papelardie et nous donnant l’impression de ladies Tartuffe et d’Onuphres en vertugadin ; mondaines médisantes et spirituelles, pleines de bonnes grâces pour tous ceux qu’elles veulent s’attacher, point mauvaises, mais très peu sûres et préférant leur salon à tout ce qu’on a pu considérer comme le bonheur ; au milieu de tous ces êtres pleins de petites passions et à qui la passion est inconnue, pour faire contraste et pour mieux faire ressortir tous les traits, un paysan du Danube, très civilisé du reste, qui, même, se contient, mais qui s’échappe souvent et qui fait éclater dans ces incartades ses ridicules et ceux des autres et qui finit par se convaincre, de son incapacité de s’adapter à ce milieu : voilà la peinture de la société polie en 1666.

C’est une pure merveille et l’on comprend assez qu’une pareille pièce n’ait eu aucun succès dans sa nouveauté. Le Misanthrope est une de ces pièces qui doivent être imposées à la foule par l’admiration continue des connaisseurs pendant un siècle. C’est à peu près l’histoire des Plaideurs dont Racine dit qu’ils n’eurent pas de succès à Paris, « qu’ils furent joués ensuite à Versailles, que l’on n’y fit point scrupule de s’y réjouir et que ceux qui avaient cru se déshonorer de rire à Paris furent obligés de rire à Versailles pour se faire honneur ». Les connaisseurs jouent à la longue pour les pièces supérieures le rôle du Roi pour les Plaideurs et obligent la foule à les applaudir par respect et par respect humain. Mais toute pièce à la fois très belle et très nouvelle ne peut pas plaire à la foule en sa nouveauté. Cela peut consoler de leurs échecs les hommes de génie et quelques autres.

 

 

Le Médecin malgré lui

 

Pour soutenir le Misanthrope qui ne faisait pas d’argent, comme nous disons, Molière écrivit le Médecin malgré lui qui en fit beaucoup, et l’on écoutait le Misanthrope pour retenir sa place à écouter le Médecin malgré lui. Pour être juste, il faut reconnaître que si le Médecin malgré lui n’est qu’une farce, c’est la meilleure des farces de Molière. Elle est d’une verve extraordinaire, même chez le maître de la verve. Jamais l’imagination bouffonne n’avait été plus jeune, plus verte ni plus jaillissante.

C’est encore une satire contre les médecins, mais remarquez ce très heureux détour. Les médecins n’y sont pas moqués directement. Ils le sont en ce sens qu’un faiseur de fagots, d’une ignorance parfaite, seul dix mots de latin qu’il a retenus ayant été domestique chez un apothicaire, fait très bien l’effet d’un médecin, impose comme tel, est admiré comme tel, se fait une réputation en un tournemain et guérit aussi bien qu’un médecin pourrait faire. C’est là le trait de talent, de très grand talent et qui met le Médecin malgré lui au premier rang des comédies où les médecins sont raillée et à un très haut degré dans le théâtre tout entier de Molière.

Le Médecin malgré lui est resté en possession de divertir le public. Sganarelle médecin est resté le type de l’homme qui fait exercice illégal de la médecine et qui, par son aplomb et sa faconde et c’est-à-dire par l’exagération même des défauts ordinaires des médecins, réussit plus qu’eux, ce qui est, du reste, à la honte, non des médecins, mais du public. Le Médecin malgré lui est une des plus proverbiales des comédies de Molière, la plus proverbiale peut-être, et on a vu passer dans la conversation courante et dans la langue commune et y rester, Monsieur Robert, l’homme qui veut séparer des gens qui se battent et qui est battu par les deux partis qu’il a réconciliés contre lui par son intervention ; le mot de Martine : « Et si je veux qu’il me batte, moi ! », le mot de Sganarelle qui a parlé du cœur à droite et du foie à gauche, à qui l’on fait remarquer que c’est l’inverse et qui répond : « Oui, cela était autrefois ainsi ; mais nous avons changé tout cela » ; le mot du même Sganarelle : « Hippocrate dit que nous nous couvrions – Hippocrate dit cela ? – Oui. – En quel chapitre ? – Dans le chapitre des chapeaux. » Etc. Cette pièce est un fleuve de comique ; il y a plus : elle en est une source. Molière en 1666 est le plus gai des hommes, du moins quand il écrit. Il ne faut pas généraliser hâtivement.

 

 

Mélicerte, pastorale héroïque

 

Mélicerte est une pièce qui est restée inachevée. Pressé par le temps, Molière n’avait fait que deux actes de cette pièce commandée par le Roi ; le Roi voulut bien se contenter de ces deux actes et Molière n’avait pas, sans doute, pris assez de plaisir à écrire ces deux actes pour être d’humeur à terminer ; il n’était point du nombre de ces auteurs qu’il a raillés qui trouvent également bon tout ce qui est parti de leur main.

Il ne faut point s’acharner à trouver des beautés dans Mélicerte, comme ces critiques qui iront pour ressource que de dire exactement le contraire de ce qu’ont dit tous les autres et qui se font ainsi une originalité à peu de frais et aussi de peu de valeur. Cependant cette pièce n’est point du tout sans mérite. Le quiproquo n’est pas sans piquant qui consiste en ceci qu’Eroxène et Daphné viennent toutes deux demander au vieux Lycarsis la main de son fils et que Lycarsis croit tout de suite que c’est lui-même qu’elles adorent. Il y a, çà et là, des vers d’amour fort agréables :

 

Et vous pouvez l’avoir, cette injuste tristesse !

Vous pouvez soupçonner mon amour de faiblesse,

Et croire qu’engagé par des charmes si doux,

Je puisse être jamais à quelque autre qu’à vous ?

Que je puisse accepter une autre main offerte ?

Hé ! que vous ai-je fait, cruelle Mélicerte,

Pour traiter ma tendresse avec tant de rigueur,

Et faire un jugement si mauvais de mon cœur ?

Quoi ! faut-il que de lui vous ayez quelque crainte ?

Je suis bien malheureux de souffrir cette atteinte ;

Et que me sert d’aimer comme je fais, hélas !

Si vous êtes si prête à ne le croire pas ?

 

Il y a, sous le voile de l’éloge d’un roi ancien, un éloge de Louis XIV que l’on peut comparer sans lui faire trop de tort, à celui, si connu, qui est dans la Bérénice de Racine :

 

Pour le Prince, entre tons sans peine on le remarque ;

Et d’une stade loin il sent son grand monarque ;

Dans toute sa personne il a je ne sais quoi

Qui d’abord fait juger que c’est un maître roi.

...

Toute sa cour s’empresse à chercher ses regards :

Ce sont autour de lui confusions plaisantes ;

Et l’on dirait d’un tas de mouches reluisantes

Qui suivent en tous lieux un doux rayon de miel.

Entra l’on ne voit rien de si beau sous le ciel.

 

Je ne comprends rien à l’appréciation que fait Voltaire de Mélicerte : « Cet ouvrage est dans un genre qui n’est pas celui de Molière... » Mélicerte est une comédie antique dans le même genre qu’Amphitryon et par conséquent n’est pas du tout en dehors du genre de Molière, qui du reste a plusieurs genres. Il est probable que Voltaire n’a pas lu Mélicerte, ce qui, tout compte fait, est pardonnable.

 

 

La Pastorale Comique

 

Il n’y a rien à remarquer sur ces six pages de petits vers simplement destinés à illustrer un divertissement. Avisons seulement un entrelacement de vers de neuf syllabes et de huit syllabes et de dix syllabes, assez curieux et qui est quelque chose sur quoi nous aurons peut-être à revenir.

 

Croyez-moi, hâtons-nous, ma Sylvie,

Usons bien des moments précieux ;

Contentons ici notre envie,

De nos ans le feu nous y convie :

Nous ne saurions, vous et moi, faire mieux.

Quand l’hiver a glacé nos guérets,

Le printemps vient reprendre sa place,

Et ramène à nos champs leurs attraits ;

Mais, hélas ! quand l’âge nous glace,

Nos beaux jours ne reviennent jamais.

...

...

 

Il y a peut-être à redire sur la cohérence du rythme ; mais les vers en soi sont très agréables. Notons ceci que c’est sans doute en s’exerçant, dans ses ballets, aux cadences du vers libre que Molière a acquis en ce genre-là la maîtrise presque incomparable qu’il montra plus tard dans son Amphitryon.

 

 

Le Sicilien ou L’Amour peintre

 

Voltaire a pleinement raison au jugement qu’il donne de L’Amour peintre : « C’est la seule petite pièce en un acte [de Molière] où il y ait de la grâce et de la galanterie. Les autres petites pièces que Molière donnait comme des farces ont d’ordinaire un fond plus bouffon et moins agréable. » On ne saurait dire plus juste. L’Amour peintre ressemble assez sensiblement au Barbier de Séville de Beaumarchais et c’est-à-dire que le Barbier de Séville lui ressemble. Il y a de la galanterie, de la grâce et autant de gaieté du reste que dans les pièces les plus gaies de Molière. Le style en est tout particulièrement soigné et le molle atque facetum d’Horace, en donnant bien à chacun de ces mots tout son sens, est bien la double qualification qui lui convient. Il y a, comme dans quelques autres pièces de Molière, un assez grand nombre de vers alexandrins ou de vers plus courts mais très nettement marqués mêlés à la prose et qui n’y détonnent pas. Victor Hugo estimait beaucoup L’Amour peintre et il aimait à en citer les premières lignes qui sont en effet d’un joli style métaphorique et, ce qui sans doute flattait l’oreille d’Hugo, tout en vers, car on pourrait très bien les disposer typographiquement ainsi :

 

Il fait noir comme dans un four :

Le ciel s’est habillé ce soir en Scaramouche,

Et je ne vois pas une étoile Qui montre le bout de son nez.

Sotte condition que celle d’un esclave !

De ne vivre jamais pour soi...

 

Voilà encore sur quoi nous aurons occasion de revenir.

L’Amour peintre est un charmant chef-d’œuvre en un acte.

 

 

Amphitryon

 

Amphitryon est certainement le chef-d’œuvre de Molière comme versificateur ; mais, même comme comédie, il a une valeur de premier ordre. La pièce est de Plaute ; mais Molière l’a remaniée librement, y a mis beaucoup de lui et lui a donné une finesse et aussi une poésie, par exemple dans les dialogues entre Jupiter et Alcmène, qu’elle était infiniment loin d’avoir dans l’auteur latin. C’est une transformation complète. Le rôle de Sosie, amplifié élargi, est devenu une merveille et les scènes entre Sosie et Cléanthis, qui sont de Molière absolument seul, sont d’une franche gaieté plantureuse qui fait songer à Rabelais, mais à un Rabelais qui serait de bonne compagnie. Molière a pris l’idée de son prologue dans le Dialogue de Mercure et Apollon de Lucien ; mais l’idée seulement, et le dialogue de Mercure et de la Nuit dans Molière, qui est si spirituel, est absolument de Molière seul. Je ne dis rien ni des plaisanteries très vulgaires que Molière a laissées à Plaute, ni de l’agencement des scènes, ni du mouvement général, toutes choses par où Molière est, à mon avis, incontestablement supérieur à son modèle.

Voltaire a recueilli une tradition qui vent que Mme Dacier ait fait une dissertation pour prouver que L’Amphitryon de Plaute est fort au-dessus de celui de Molière ; mais qu’ayant ouï dire que Molière voulait faire une comédie sur les Femmes savantes, elle ait supprimé cette dissertation. La tradition me paraît une légende. Comme il y a quatre ans entre Amphitryon et les Femmes savantes, il est peu probable que Molière préparât les Femmes savantes ou même songeât à les faire en 1668. Il faut considérer aussi qu’en 1668 Mme Dacier avait quatorze ans et qu’il est invraisemblable, quoiqu’il ne soit pas impossible, qu’à cet âge elle ait pris les armes.

Le parti pris de Mme Dacier de toujours préférer les anciens aux modernes, quoi qu’ils aient fait les uns et les autres, aura donné naissance à cette historiette. On aura dit, pendant la querelle des Anciens et des Modernes : « Si Mme Dacier avait été là au temps d’Amphitryon, elle aurait prouvé la supériorité de celui de Plaute ! – Non ; elle aurait été effrayée par les Femmes savantes qui étaient en préparation. » Et, comme il arrive si souvent, d’un mot d’esprit est née une légende, d’une légende une tradition et d’une tradition un fait considéré comme historique.

Amphitryon est une pièce essentiellement proverbiale. C’est depuis l’Amphitryon qu’on appelle « amphitryon » celui qui donne à dîner, à cause des deux vers de Sosie :

 

Le véritable Amphitryon

Est l’Amphitryon où l’on dîne.

 

Il me paraît certain aussi que la locution « être dans la bouteille », dans le sens de « être dans le secret », vient aussi d’un mot de Sosie qui, lorsque Mercure lui raconte plat par plat le déjeuner que Sosie a fait, tout seul, le matin, s’écrie :

 

Cette preuve sans pareille

En sa faveur conclut bien ;

Et l’on n’y peut dire rien,

S’il n’était dans la bouteille.

 

On peut faire de grandes réserves sur Amphitryon relativement à la moralité ; mais, comme œuvre d’art, il est quelque chose de tout à fait merveilleux.

 

 

George Dandin ou Le Mari confondu

 

George Dandin est la pièce de Molière, la seule, je crois, où la gaieté du dialogue et de tout le détail n’a pas pu triompher de la tristesse du sujet. Le sujet, c’est un mari trompé par sa femme et par surcroît tellement ridiculisé par elle que le spectateur est évidemment invité à rire avec elle du mari qu’elle trompe et qu’elle ridiculise. Or le spectateur ne rit pas beaucoup ou se reproche de rire. Déjà du temps de Molière, selon Voltaire, qui a la tradition, « quelques personnes se révoltèrent ». Voltaire ajoute que ces personnes « pouvaient considérer que la coquetterie de cette femme n’est que la punition de la sottise qu’a faite George Dandin d’épouser la fille d’un gentilhomme ridicule ». Rien de plus juste ; mais si coupable que soit Dandin, on ne trouve pas son châtiment en proportion de sa faute et il y aura toujours quelque gêne à écouter George Dandin, comme il y en a toujours une dans le monde quand quelqu’un raconte, évidemment dans le dessein de vous faire rire, une histoire qu’il y a quelque lieu de trouver triste ou, dans le dessein de vous attendrir, une histoire qu’il y a lieu de trouver plaisante. On sait assez l’effet de ces discordances. Les Italiens appellent cela un sproposito. Malgré tout le talent de Molière, George Dandin est bien un peu un sproposito ou, si l’on veut, il y a quelque chose de cela.

 

 

L’Avare

 

Comme Amphitryon, l’Avare est tiré de Plaute ; mais Molière a encore plus transformé la Marmite de Plaute qu’il n’avait transformé l’Amphitryon et il n’y a pas de comparaison a faire de la pièce de Molière à celle de Plaute, encore que Molière se soit beaucoup servi de celle-ci. La pièce de Plaute, bien qu’on ne me fera jamais dire qu’Euclion soit « un avare de circonstance » et bien que j’estime qu’il est parfaitement un avare de tempérament, la pièce de Plaute n’est guère qu’une jolie comédie anecdotique ; celle de Molière est une grande étude de passion. Molière y entre dans sa grande manière qui consiste, autour du personnage principal, à peindre toute une famille et à montrer cette famille désorganisée par le vice du personnage principal. Ce genre de comédie est à la fois la comédie de caractère et la comédie sociale. Quant au personnage principal il est peint, selon le procédé constant, ou plutôt selon le principe constant de Molière, à la fois odieux et ridicule, le ridicule l’emportant toujours et le soin étant pris qu’il y ait une progression constante du ridicule. Certaines scènes, comme celles d’Harpagon avec Mariane et avec son fils, comme celle dite « de la cassette » au cinquième acte, sont les plus comiques que l’on ait jamais vues sur aucun théâtre.

La pièce ne plut pas dans sa nouveauté parce que c’était une grande comédie en prose. Le public ne s’y habitua qu’à la reprise et peu à peu. En vérité, pour une fois je serais tenté de dire que le public avait raison. Une grande comédie surtout comme l’Avare qui ne laisse pas d’être un peu abstraite, une grande comédie d’autre part où il y a beaucoup de couplets et aussi beaucoup de maximes et d’apophtegmes serait excellente en vers de Molière s’y ajusterait au mieux et semble les appeler et fait regretter qu’ils n’y soient pas.

Certaines pudeurs de goût sont singulières et si l’on peut très bien approuver Voltaire de blâmer le mot de Frosine : « Je sais l’art de traire les hommes », ne peut-on pas s’étonner qu’il trouve « mauvaise plaisanterie » ce mot de la même Frosine : « Je marierais, si je l’avais entrepris, le Grand Turc avec la République de Venise » ?

L’Avare a été très bien traduit par Fielding qui a ajouté plusieurs traits fort heureux, à la pièce de Molière. Voltaire se moque avec raison d’un autre traducteur anglais qui, donnant un avare du vivant encore de Molière, écrit dans sa préface : « Je crois pouvoir dire sans vanité que Molière n’a rien perdu entre mes mains. Jamais pièce française n’a été maniée par un de nos poètes, quelque méchant qu’il fût, qu’elle n’ait été rendue meilleure. Ce n’est ni faute d’invention, ni faute d’esprit que nous empruntons des Français ; c’est par paresse. C’est aussi par paresse que je me suis servi de l’Avare de Molière. » Il faut se garder de l’excès des meilleures choses et le patriotisme lui-même peut faire dire parfois des sottises.

L’Avare est encore une des pièces les plus proverbiales de Molière. L’on dit couramment un « Harpagon » pour dire un avare, et « Sans dot ! » et « les beaux yeux de la cassette » sont passés dans la conversation courante.

 

 

Tartuffe

 

Tartuffe passe, avec le Misanthrope, pour le chef-d’œuvre de Molière. Cette pièce, dont trois actes avaient été joués en 1664 à Versailles, devant le Roi, avec applaudissement de celui-ci, fut jouée cette même année tout entière devant le prince de Condé et tout aussitôt attaquée violemment par les dévots faux ou vrais. Molière n’osa pas la jouer sur son théâtre et se contenta de la lire dans les compagnies. En 1667, il obtint du Roi une permission verbale de la représenter et il la donna au public. Dès le lendemain de la première représentation qui avait eu sans doute beaucoup trop de succès, le Premier Président du Parlement de Paris, Guillaume de Lamoignon, l’interdit. C’est à cette occasion, dit Voltaire, sans garantir l’authenticité de l’anecdote (« on prétend que »), que Molière, s’adressant au public de sa seconde représentation, lui dit : « Messieurs, nous allions vous donner le Tartuffe, mais Monsieur le Premier Président ne veut pas qu’on le joue. » Inutile de dire que Molière était trop prudent pour sacrifier ses intérêts à une saillie et que le mot n’a jamais été prononcé. Je le soupçonne d’être de Voltaire lui-même. Il est assez joli pour être de lui.

Quoi qu’il en soit, Molière sollicita le Premier et protesta devant lui qu’il n’avait eu nullement ; le dessein de moquer la religion, mais qu’il avait en au contraire celui de la défendre. « C’est précisément ce que je vous reproche, répondit le Premier. Je vous reproche de défendre la religion dans un théâtre, qui n’est pas un lien où il soit convenable de la défendre, » Molière, dit-on, fut un peu déconcerté. Il multiplia les prières et les plaintes auprès du Roi, et la pièce, enfin autorisée authentiquement, fut jouée le 5 février 1669 et eut, chiffre extraordinaire pour l’époque, quarante représentations consécutives.

Comme l’Avare, Tartuffe est le tableau d’une famille dévastée ou près de l’être par le vice de son chef. Le vice d’Orgon c’est la bêtise et la dévotion étroite et lâche qui achève et consomme sa stupidité quand elle est exploitée par un habile hypocrite ou plutôt par un hypocrite à moitié habile. C’est un drame très noir qui se termine en comédie par un dénouement accidentel.

Des deux personnages principaux, à savoir le trompeur et la dupe, c’est la dupe qui est le mieux crayonnée et qui « se tient » le mieux. Dans la composition de son personnage du trompeur, Molière a été gêné, servi aussi, mais tout compte lait plus gêné que servi, par la nécessité qu’il fût comique en même temps qu’odieux et il y a peut-être un léger flottement.

La disposition de la pièce elle-même prête à la discussion. L’un des deux personnages principaux, Tartuffe ne paraît qu’au troisième acte et sans doute l’attente qu’on a de lui augmente l’effet de son apparition sur le théâtre ; mais encore est-il que cette attente est un peu prolongée et donne quelque impatience, ce qu’il faut toujours éviter au théâtre, Molière se défend sur ce point dans sa fameuse Préface en disant qu’il a voulu « mettre tout son art et tons ses soins pour bien distinguer le personnage de l’hypocrite d’avec celui du vrai dévot et qu’il a employé deux actes entiers à préparer la venue de son scélérat ». Voilà qui est bien, mais sur ces deux actes il y en a un qui ne prépare point du tout la venue du scélérat et il n’y a que le premier qui la prépare, du reste avec un très grand art. Pourquoi donc ce second acte, dont la plus grande partie au moins est un pur remplissage ? Pourquoi cette longue scène de dépit amoureux inutile à l’action et même où Mariane montre un peu un caractère qui n’est pas le sien et où, encore, la puérilité des deux amoureux pourrait ôter de l’intérêt qu’on a pour eux et par conséquent de l’intérêt général de l’ouvrage, et qui encore détonne dans l’ouvrage, Tartuffe étant très nettement une comédie réaliste et la scène du dépit amoureux ressortissant à la fantaisie de la comédie italienne ?

Mon idée là-dessus est celle-ci : Molière, avec raison peut-être, voulant faire Tartuffe surtout odieux, n’a voulu le montrer dans le manège quotidien de son hypocrisie et de ses mines que par les discours de Dorine, de Madame Pernelle, de Cléante et d’Orgon, et ne le montrer lui-même, en chair et en os, que dans trois scènes capitales : déclaration à Elmire, malédiction du fils, Tartuffe au piège, et il a pensé qu’ainsi l’effet serait plus grand et cela pourrait se discuter, et je suis sûr que Shakespeare aurait montré Tartuffe de la première scène à la dernière, qu’il l’aurait montré mangeant, buvant, « rotant », écrasant sa puce avec trop de colère, etc., et que l’effet eût été aussi grand, peut-être plus ; mais enfin Molière, encore une fois peut-être avec raison, a pensé que Tartuffe, paraissant seulement en trois scènes essentielles, serait d’un art plus concentré et plus fort ; soit, mais alors il fallait qu’il le tînt éloigné de la scène pendant deux actes sur cinq et il ne pouvait pas « préparer sa venue », c’est-à-dire faire parler de lui pendant deux actes tout entiers ; il y aurait eu monotonie ; il ne pouvait faire parler de lui que pendant un acte ; restait donc un acte à remplir de n’importe quoi ; Molière l’a rempli d’une courte scène à la lois essentielle et bien à sa place : Orgon proposant à sa fille Tartuffe pour époux, et puis, étant à court, il sa achevé de remplir par sa scène de dépit amoureux, qui, de quoi qu’en faveur de Molière notre amour pour lui nous entretienne, doit être reconnue comme faisant trou.

Il plut des libelles contre Molière à l’occasion de Tartuffe et il y a une littérature de Tartuffe comme il y a une littérature du Cid. Dans un de ces factums, L’auteur, qui était dit-on un curé de Paris, alla jusqu’à demander qu’on brûlât Molière, On reconnaît là ces moyens de discussion qui ont toujours été employés par tous les partis.

Tartuffe est la plus proverbiale peut-être de toutes les comédies de Molière. Le mot « Tartuffe » est devenu un nom générique pour désigner un hypocrite de religion et même un hypocrite de quelque nature qu’il soit. « Tartufferie » est un mot continuellement usité. Beaucoup de mots sont devenus proverbes : « Serrer ma haire avec ma discipline. » – « Ô ciel, pardonnez-lui comme je lui pardonne. » – « Il est de faux dévots comme il est de faux braves. » – « Le pauvre homme ! » C’est la marque de la portée d’une comédie que ses traits caractéristiques soient éternels ; c’est la marque aussi qu’elle ne corrige point, et le signe de sa gloire est le signe de sa vanité.

 

 

Monsieur de Pourceaugnac

 

De toutes les farces de Molière, Monsieur de Pourceaugnac est la plus bassement bouffonne et la moins spirituelle. Cette pièce, faite pour le Roi, est un spectacle pour laquais. La distance est immense entre Monsieur de Pourceaugnac et le Médecin malgré lui, et même entre Monsieur de Pourceaugnac et les Fourberies de Scapin. Cette farce fait même frémir quand on songe jusqu’où il fallait que Molière s’abaissât pour plaire soit à la cour, soit au parterre. L’homme qui avait écrit le Misanthrope et qui venait de jouer le Tartuffe ne pouvait écrire Monsieur de Pourceaugnac qu’avec dégoût, et pour qu’il l’écrivît, il fallait qu’il s’y sentît forcé, de quoi l’on ne peut que le plaindre. Je ne comprends pas Voltaire disant à propos de Monsieur de Pourceaugnac – à propos de toute autre pièce de Molière je comprendrais fort bien qu’il le dit – « Il y a dans toutes les farces de Molière des scènes dignes de la haute comédie ; un homme supérieur, quand il badine, ne peut s’empêcher de badiner avec esprit. » Il m’est impossible de voir dans Monsieur de Pourceaugnac ni scènes dignes de la haute comédie, ni badinage spirituel, ni même badinage et c’est baladinage qu’il faudrait dire. Je soupçonne encore une fois Voltaire de s’être dispensé de lire Monsieur de Pourceaugnac avant d’en écrire et cette fois ce n’est point du tout pour s’en blâmer que je l’en soupçonne. Ce que j’approuve pleinement dans la demi-page de Voltaire sur Monsieur de Pourceaugnac, c’est ceci : « On n’écrivit pas contre Monsieur de Pourceaugnac ; on ne cherche à rabaisser les grands hommes que quand ils veulent s’élever ».

 

Les Amants magnifiques

 

Cette pièce, commandée à Molière par le Roi pour s’adapter à une série de divertissements – il est incalculable combien la faveur du Roi pour Molière lui a fait perdre de temps à des niaiseries et a coûté de chefs-d’œuvre à notre pays – cette pièce ne pouvait guère être bonne et elle ne l’est point. Cependant Molière y a fait preuve d’ingéniosité, d’esprit et même d’imagination. Certaines scènes, celle par exemple où Clitidas se fait adroitement arracher par la princesse l’aveu que Sostrate aime celle-ci, et celle où la princesse veut faire dire à, Sostrate quel est celui de ses amants qu’il, lui conseille d’épouser, font tout à fait songer à Marivaux et même ne sont rien de moins qu’un modèle de marivaudage. Il y a quelque part un petit discours sur l’astrologie qui est tout plein de bon sens spirituel, si bien qu’en vérité on le dirait dirigé contre la médecine : « Madame, tous les esprits ne sont pas nés avec les qualités qu’il faut pour la délicatesse de ces belles sciences qu’on nomme curieuses, et il y en a de si matériels, qu’ils ne peuvent aucunement comprendre ce que d’autres conçoivent le plus facilement du monde. Il n’est rien de plus agréable, Madame, que toutes les grandes promesses de ces connaissances sublimes. Transformer tout en or, faire vivre éternellement, guérir par des paroles, se faire aimer de qui l’on veut, savoir tous les secrets de l’avenir, faire descendre, comme on veut, du ciel sur des métaux des impressions de bonheur, commander aux démons, se faire des armées invisibles et des soldats invulnérables : tout cela est charmant, sans doute ; et il y a des gens qui n’ont aucune peine à en comprendre la possibilité, cela leur est le plus aisé du monde à concevoir. Mais pour moi, je vous avoue que mon esprit grossier a quelque peine à le comprendre et à le croire, et j’ai trouvé cela trop beau pour être véritable. Toutes ces belles raisons de sympathie, de force magnétique et de vertu occulte sont si subtiles et délicates, qu’elles échappent à mon sens matériel, et, sans parler du reste, jamais il n’a été en ma puissance de concevoir comme on trouve écrit dans le ciel jusqu’aux plus petites particularités delà fortune du moindre homme. Quel rapport, quel commerce, quelle correspondance peut-il y avoir entre nous et des globes éloignés de notre terre d’une distance si effroyable ? Et d’où cette belle science enfin peut-elle être venue aux hommes ? Quel dieu l’a révélée ? Ou quelle expérience sa pu former de l’observation de ce grand nombre d’astres qu’on n’a pu voir encore deux fois dans la même disposition ? »

La pièce a quelque originalité encore en ceci qu’elle contient un rôle de fou de cour qui est très spirituel. Celui-ci, à la vérité, n’est pas un fol proprement dit ; Molière l’appelle, dans sa didascalie, un « plaisant de cour ». Il est assez plaisant en effet. À l’astrologue qui lui reproche de « donner de mauvaises plaisanteries » : « Vous en parlez fort à votre aise, et le métier de plaisant n’est pas comme ce ira de l’astrologue. Bien mentir et bien plaisanter sont deux choses fort différentes, et il est bien plus facile de tromper les gens que de les faire rire. »

De l’homme de mérite de la pièce, Sostrate, il dit très sagement en faisant le fol : « En vérité, c’est un homme qui me revient, un homme fait comme je veux que les hommes soient faits : ne prenant point des manières bruyantes et des tons ; de voix assommants ; sage et posé en toutes choses ; ne parlant jamais que bien à propos ; point prompt à décider ; point du tout exagérateur incommode ; et, quelques beaux vers que nos poètes lui aient récités, je ne lui ai jamais ouï dire : « Voilà qui est plus beau que tout ce qu’a jamais fait Homère ». Enfin c’est un homme pour qui je me sens de l’inclination ; et si j’étais princesse, il ne serait pas malheureux. »

Le portrait est joli. À qui, dans la pensée de Molière, s’appliquait-il ? À rien sans doute qu’à un idéal. Quand on fait le portrait d’un sot, on fait un peu le portrait de tout le monde ; quand on fait le portrait d’un homme raisonnable, c’est du romanesque. Les Amants magnifiques contiennent une très agréable traduction du Donec gratus eram d’Horace :

 

- Quand je plaisais à tes yeux,

J’étais content de ma vie,

Et ne voyais rois ni dieux

Dont le sort me fît envie.

 

- Lors qu’à toute autre personne

Me préférait ton ardeur,

J’aurais quitté la couronne

Pour régner dessus ton cœur.

 

- Une autre a guéri mon âme

Des feux que j’avais pour toi.

- Un autre a vengé ma flamme

Des faiblesses de ta foi.

 

– Cloris, qu’on vante si fort,

M’aime d’une ardeur fidèle ;

Si ses jeux voulaient ma mort,

Je mourrais content pour elle.

 

– Myrtil, si digne d’envie,

Me chérit plus que le jour,

Et moi je perdrais la vie-

Pour lui montrer mon amour.

 

– Mais si d’une douce ardeur

Quelque renaissante trace

Chassait Cloris de mon cœur

Pour te remettre en sa place... ?

 

– Bien qu’avec pleine tendresse

Myrtil me puisse chérir,

Avec toi, je le confesse,

Je voudrais vivre et mourir.

 

Cela est dans les intermèdes ; comme on ne les lit jamais, j’ai tenu à le citer comme page inconnue de Molière. En vérité, je ne me serais pas absolument ennuyé à Saint-Germain, le 6 février 1670.

 

 

Le Bourgeois gentilhomme

 

Dans le Bourgeois gentilhomme, Molière a drapé, mais avec plus de gaieté, le même ridicule que dans George Dandin, la fureur de sortir de sa sphère et de s’élever au-dessus de la classe dont on est, et en un mot la vanité. Monsieur Jourdain ne respire que gentilhommerie. Il veut avoir les manières d’un gentilhomme, le langage d’un gentilhomme, le faste d’un gentilhomme, les galanteries d’un gentilhomme et tous les ridicules d’un gentilhomme. « La qualité l’entête ; on ne le voit jamais sortir du grand seigneur ; dans le brillant commerce il se mêle sans cesse et ne cite jamais que duc, prince ou princesse. » Et l’on voit que dans le Misanthrope, comme il lui est arrivé si souvent, Molière a annoncé une pièce qu’il projetait de faire.

Le comique sortira tout naturellement du contraste entre sa rusticité foncière et les distinctions et élégances d’emprunt qu’il étalera gauchement. Un peu d’odieux aussi sera en lui parce que c’est une idée générale de Molière et parfaitement juste que les travers, tous les travers et les plus différents les uns des autres, était des formes d’un égoïsme aigu, rendent méchant, peu ou prou ; et de même que l’homme infecté de sotte dévotion devient cruel envers sa fille, de même l’homme fêlé de vanité devient méchant aussi à l’égard de sa fille, et si l’un veut faire épouser à sa fille une manière de sacristain, l’autre veut faire épouser à la sienne le fils du Grand Turc.

La punition de l’homme vain sera, comme il est naturel, d’être berné, exploité, dupé par tous ceux qui vivent de la vanité des autres.

Tout le monde a remarqué que les quatre premiers actes du Bourgeois gentilhomme sont simplement de comédie-bouffe et que le cinquième est décidément d’une invraisemblance extravagante. Il est vrai ; mais il se peut que Molière ait voulu indiquer par-là que, quand il s’agit de vanité, rien n’est impossible et rien n’est invraisemblable et que l’on peut persuader à l’homme vain les choses les plus folles pourvu qu’elles flattent sa vanité. Et il y a de la vérité dans cette idée. La vanité aspire à tout et trouve de la satisfaction dans un rien. Et elle avale n’importe quoi. C’est le défaut humain qui a le plus d’estomac.

Jean-Jacques Rousseau nous a révélé que, dans le Bourgeois gentilhomme, c’est Dorante, l’écornifleur, qui a l’intérêt puisqu’on se moque de sa dupe, et que Molière est, ici comme toujours, du parti des voleurs. C’est raisonner à outrance. Le public parce qu’il rit de Monsieur Jourdain n’est pas absolument forcé d’être amoureux de Dorante, non plus que parce qu’il rit d’Orgon il n’est forcé d’avoir tendresse d’âme pour Tartuffe. Il n’est pas impossible qu’il trouve Jourdain ridicule et Dorante méprisable. Cette impartialité assez facile ne me paraît pas au-dessus de son intelligence.

Louis XIV, au Bourgeois gentilhomme, « riait à s’en tenir les côtes », nous disent les contemporains. Il n’était pas ce jour-là le roi bourgeois que Saint Simon dit qu’il était. Il laissait berner ses favoris. Il est vrai qu’il laissait dauber aussi sur les marquis. Lui aussi avait de l’impartialité. Au fond il aimait qu’on se moquât de tout le monde excepté de lui et des ministres qu’il choisissait. Il voulait que l’on ne fût dévoué qu’au roi, que l’on n’aimât que le roi et, comme c’était son devoir, des vertus qu’il voulait qu’on eût, il donnait l’exemple.

 

 

Psyché

 

Ce qu’il y a de meilleur dans Psyché est de Corneille. Molière n’a écrit que le premier acte, la première scène du second et la première du troisième. Le reste du texte proprement dit est de Corneille. Les couplets à chanter sont de Quinault. Dans ce qu’a écrit Molière il y a de fort bonnes choses. La scène où le roi se sépare de sa fille, réclamée par les dieux, rappelle tout à fait, même par le style, l’Iphigénie de Racine :

 

Je ne veux point dans cette adversité

Parer mon cœur d’insensibilité,

Et cacher l’ennui qui me touche.

Je renonce à la vanité

De cette dureté farouche

Que l’on appelle fermeté ;

Et de quelque façon qu’on nomme

Cette vive douleur dont je ressens les coups,

Je veux bien l’étaler, ma fille, aux yeux de tous,

Et dans le cœur d’un roi montrer le cœur d’un homme.

 

Molière, dans Psyché, se montre quoique avec moins de maîtrise que dans Amphitryon et peut-être avec quelque négligence, très expert et très adroit encore en versification libre. Son style a des grâces moelleuses et même, si l’on veut y un peu moles, qui sont fort convenables au sujet. Il est pur et tendre. On peut être étonné et sourire de quelques expressions un peu hasardées :

 

Un souris charge de douceurs

Qui tend les bras à tout le monde.

 

Mais on prend plaisir à se chantera soi-même, avec un délicieux plaisir de l’oreille et même de l’esprit, des vers comme ceux-ci :

 

Est-ce que l’on consulte au moment qu’on s’enflamme ?

Choisit-on qui l’on veut aimer ?

Et pour donner toute son âme

Regarde-t-on quel droit on a de vous charmer ?

 

On sait que Psyché est tirée du roman de La Fontaine donné l’année précédente, roman que La Fontaine avait tiré lui-même d’Apulée. Le roman de La Fontaine, « aimable, quoique beaucoup trop allongé », comme dit très bien Voltaire, a des grâces naïves qui laissent bien loin derrière elles la sécheresse d’Apulée. La pièce de Corneille, Molière et Quinault n’a pas pu échapper à un inconvénient inhérent à la matière, qui est que le sujet de Psyché est impropre au théâtre et ne s’ajuste qu’au roman et au poème, la scène capitale ne pouvant guère être mise sur la scène. Aussi les deux derniers actes au moins sont très languissants, mais enfin il y a partout de beaux vers. Il n’y a pas à regretter que Molière n’ait pas achevé cet ouvrage puisque Corneille y a mis des vers miraculeux ; mais on peut être certain qu’achevé par Molière il n’aurait pas été extrêmement au-dessous de ce qu’il est.

 

 

Les Fourberies de Scapin

 

Les Fourberies de Scapin sont une farce on peu longue et qui n’est pas intéressante jusqu’à la fin, mais qui contient les scènes les plus puissamment bouffonnes, les plus marquées d’une verve gigantesque que Molière ait trouvées dans son imagination comique. Quelques morceaux de cette pièce sont empruntés au Pédant joué de Cyrano de Bergerac ; mais Molière les a retrempées et reforgées en maître, et s’il a dit ce que rapporte la tradition : « Je prends mon bien où je le trouve » il a dit une chose fort impertinente, mais qui peut être tournée en compliment si l’on entend par là qu’il trouvait dans le Pédant joué des passages dignes d’être signés de Molière.

Quoi qu’il en soit, les Fourberies de Scapin sont très haut dans l’échelle de la bouffonnerie épique. Avec Voltaire je regrette que ce soit cette pièce que Boileau ait citée comme type du bas comique où il n’aurait pas voulu que Molière se permît de descendre.

Il faut reconnaître cependant ceci que les Fourberies de Scapin sont peut-être la seule pièce où Molière n’ait fustigé aucun travers. Dans l’Amour peintre même, du reste charmant, il a berné un Bartholo et Bartholo mérite toujours d’être berné ; dans la Comtesse d’Escarbagnas même, il raille la vanité sotte d’une « femme de qualité provinciale » ; dans Monsieur de Pourceaugnac même, du reste détestable, il y a une certaine vanité encore, rustique et grossière, qui y est passée par les verges. Dans les Fourberies de Scapin il n’y a absolument que les machinations de valets fripons dupant des bourgeois bornés. Voilà ce que l’on peut dire contre cette pièce et alléguer comme justification de Boileau. Le rôle de Scapin est si brillant qu’il s’est comme détaché du groupe des valets fourbes, des Frontin, des Sbrigani, des Silvestre, des Labranche qui peuplent notre théâtre, et qu’il est devenu le type même des valets de potence et l’on dit : « C’est un Scapin ; ce Scapin de Dupont » et même : « C’est une scapinade ». C’est Scapin qui est devenu « Fourbum imperator ». Le mot : « Que diable allait-il faire dans cette galère ? » est devenu proverbe, et il y a tant de galères où les hommes s’embarquent qu’il n’est pas étonnant qu’il y ait souvent lieu de l’appliquer.

 

 

La Comtesse d’Escarbagnas

 

À un certain point de vue, la Comtesse d’Escarbagnas est unique dans l’œuvre de Molière. C’est une étude de mœurs provinciales, À peine y avait-il quelques traits rapides de mœurs de la province dans Monsieur de Pourceaugnac. La Comtesse d’Escarbagnas est tout entière en mœurs provinciales. Voici le Vicomte, bel esprit de province, qui n’est point un sot, mais arriéré, et qui en est encore à imiter Voiture dans un sonnet admirable comme contrefaçon :

 

C’est trop longtemps, Iris, me mettre à la torture :

Et si je suis vos lois, je les blâme tout bas

De me forcer à taire un tourment que j’endure,

Pour déclarer un mal que je ne ressens pas.

 

Faut-il que vos beaux yeux, à qui je rends les armes,

Veuillent se divertir de mes tristes soupirs ?

Et n’est-ce pas assez de souffrir pour vos charmes,

Sans me faire souffrir encor pour vos plaisirs ?

 

C’en est trop à la fois que ce double martyre ;

Et ce qu’il me faut taire, et ce qu’il me faut dire

Exerce sur mon cœur pareille cruauté.

 

L’amour le met en feu, la contrainte le tue ;

Et si par la pitié vous n’êtes combattue,

Je meurs et de la feinte, et de la vérité.

 

Voici Monsieur le Conseiller Tibaudier, plaisant de campagne, dont Cathos dirait : «  C’est un Amilcar » ; béotien qui recherche curieusement le sel attique, qui cultive la pointe à la manière d’un Le Fays ou d’un d’Assoucy et qui est admirable à tourner un billet où les poires de Bon Chrétien s’opposent ingénieusement aux poires d’angoisse et à lier par de rimes peu inattendues des vers qui vont librement de cinq syllabes à quinze.

Voici M. Harpin le receveur, violent, grossier, brutal, fils de paysan un peu verni, qui redevient paysan pur sous L’empire de la colère, qui entasse les parbleu, les morbleu, les têtebleu, les ventrebleu, qui n’est point d’humeur à payer les violons pour faire danser les autres ; qui n’entend pas que la femme qu’il honore de ses faveurs, si titrée qu’elle puisse être, soit infidèle à la fois à sa passion et à sa bourse et qui jure par tous les jurons de France que M. le receveur ne sera plus Monsieur le donneur.

Et voici la Comtesse d’Escarbagnas elle-même, prétentieuse et à grands airs, friande de belle littérature, gourmande d’hommages, de respects et de galanteries, ne repoussant pas les marques sonnantes de l’estime que l’on fait d’elle et qui a ce travers bien provincial de prétendre connaître à fond Paris, et l’on ferait encore aujourd’hui une bonne comédie sous ce titre : les Parisiens de Province.

Tous ces types, bien groupés, forment un tableau plein de vie, d’une couleur et d’un relief extraordinaires et qui est divertissant à souhait.

On peut supposer que Molière avait cette pièce dans un de ses portefeuilles et assurément il l’avait dans l’esprit en revenant de province à Paris. Comme il est regrettable que Molière, qui avait tant pratiqué les provinces pendant quinze ans, n’ait pas donné plus de peintures des mœurs provinciales qu’il n’a fait ! Il a été, à partir de 1658, dévoré par la Cour et la Ville et il n’a presque peint que l’une et l’autre. Types généraux et qui ne sont précisément d’aucun temps ni d’aucun lieu parce qu’ils sont de tous les lieux et de tous les temps, types de Versailles, types de Paris, c’est toute la matière de Voltaire. On voudrait plus. La grande lacune de la littérature française du XVIIe siècle et du XVIIIe siècle encore (Rousseau excepté, mais Rousseau ne savait pas voir) est précisément de ne s’être point occupé du tout de la France provinciale. C’est qu’elle l’ignorait, Mais Molière la connaissait. Quel dommage !

 

 

Les Femmes savantes

 

Les Femmes savantes, comme l’Avare, comme le Tartuffe, comme aussi le Malade Imaginaire, sont le tableau d’une famille désorganisée par le travers de son chef. Seulement, ici, le chef de famille c’est la femme et non plus le mari. Parce que Philaminte est férue de bel esprit tout va c’en dessus dessous dans la maison, et les jeunes filles, de différentes façons, ne sont bien élevées ni l’une ni l’autre.

Les Femmes savantes sont une comédie très complexe et c’est même la comédie la plus complexe de Molière. Il y a dans les Femmes savantes une comédie, une farce et une thèse.

La comédie c’est Philaminte altière et dominatrice qui a des prétentions à l’infaillibilité, qui prétend marier sa fille avec qui elle a choisi et qui en définitive éprouve cette défaite que c’est son mari si méprisé d’elle qui se trouve avoir eu raison et que c’est elle qui se trouve avoir été aveugle et sotte.

La farce, très agréablement fondue avec la comédie et qui ne fait jamais disparate, c’est les poésies ridicules que Trissotin fait admirer des pédantes, la dispute et altercation des deux poètes, tout le rôle de Martine, la servante paysanne (très différente des autres servantes de Molière lesquelles sont des demi-bourgeoises) proverbiale et raisonneuse qui oppose le bon sens populaire aux prétentions de Philaminte ; tout le rôle enfin de Bélise, vieille fille née un peu folle, rendue folie complètement par la lecture des romans, et qui croit que tout homme qui sa vue est amoureux d’elle.

La thèse c’est la partie du rôle de Chrysale où il récrimine contre les Femmes savantes et même contre celles qui s’instruisent. J’étudierai plus loin cette sorte de revirement de Molière qui en ses commencements a fait soutenir la thèse de l’ignorance des femmes par son personnage antipathique et qui maintenant fait soutenir la thèse de l’ignorance des femmes par son personnage sympathique. On peut soutenir du reste que Molière ne s’est pas contredit et qu’au commencement de sa carrière il a combattu l’excès de la thèse favorable à l’ignorance des femmes et qu’à la fin de sa carrière il a combattu l’excès de la thèse favorable à l’instruction des femmes et les excès de l’intellectualisme féminin lui-même. Cette défense peut être présentée avec habileté et d’une façon spécieuse. Qui a plaidé le blanc, puis le noir peut toujours dire que ce sont deux extrêmes qu’il a combattus pour que le lecteur s’arrêtât en un milieu qui est la vérité et la raison. Et c’est ainsi que se contredire c’est se compléter. À ce compte il y a beaucoup de gens qui passent leur vie à se compléter. Mais ce genre d’apologie a toujours ceci contre lui qu’il est un peu trop facile.

La pièce fut reçue d’abord assez froidement, en raison de sa beauté. Voltaire donne de cette défaveur relative une raison qui me paraît juste, qui est que dans les Femmes savantes Molière « attaquait un ridicule qui ne semble propre à réjouir ni le peuple ni la cour à qui ce ridicule paraissait être également étranger. » Il est certain qu’il n’y a de femmes savantes ni dans le peuple ni dans les classes supérieures, à quelque époque que l’on soit, et que c’est un travers de la petite bourgeoisie et un peu de la grande ; mais encore il faut observer peut-être que le peuple aime qu’on se moque des savants parce qu’on lui reproche son ignorance et que les gens des classes élevées ne laissent pas d’aimer cela aussi pour la même raison ou une raison très analogue, et les Femmes savantes plairont toujours à ceux qui n’ont point d’instruction, qui sont incapables d’en acquérir et qui se vengent par en médire. Les Chrysale sont assez nombreux pour former un très bon public.

J’observe dans les Femmes savantes des traces de l’état pathologique de Molière, qui du reste n’ôtait rien à son génie. Jamais il ne fut plus agressif, probablement parce qu’il était souffrant. Il attaque presque nommément, et à coup sûr de manière que personne ne s’y trompe, l’abbé Cotin, peut-être Ménage. Clitandre, qu’on peut considérer comme représentant L’auteur puisqu’il est le personnage sympathique, est continuellement, à l’égard des auteurs médiocres, dans une sorte de fureur ; il les traite de « gredins » ; il les présente comme des ennemis publics ; il brandit le fouet de Juvénal contré ces pauvres diables assez inoffensifs.

Le fond même de l’intrigue qui consiste à montrer les mauvais auteurs sous le rôle de coureurs de dots est assez faux : les auteurs de ce temps, petits ou grands, ne visaient qu’à des pensions du Roi ou des grands seigneurs ; jamais Boileau ne leur a reproché de chercher à s’enrichir par de beaux mariages.

Il y a dans les Femmes savantes une âpreté qui touche très souvent à l’injustice. Oui, je crois en être sûr, Molière est aigri parce qu’il est malade. Voltaire ne songe pas à lui-même, comme aussi bien nous n’y songeons jamais, mais il a raison quand il dit : « Les Femmes savantes conduisirent Cotin au tombeau comme les satires de Boileau l’abbé Cassaigne, triste effet d’une liberté plus dangereuse qu’utile et qui flatte plus la malignité humaine qu’elle n’inspire le bon goût. La meilleure satire qu’on puisse faire des mauvais poètes c’est de donner d’excellents ouvrages ; Molière et Despréaux n’avaient pas besoin d’y ajouter des injures. »

 

 

Le Malade imaginaire

 

Je fais sur le Malade imaginaire une observation analogue à une de celles que j’ai faites sur les Femmes savantes, c’est que le Malade imaginaire est un mélange de comédie et de farce. Molière, pendant longtemps, donnait séparément, d’un côté des farces, d’autre côté des comédies. Absolument maître et sûr de son génie on voit très bien que vers la fin il faisait une synthèse de ces deux genres et avec une habileté véritablement souveraine. La peur maladive de la mort, travers très répandu, très ennuyeux pour les entours de celui qui en est atteint et très lucratif pour messieurs les médecins, voilà pour la comédie. Conséquences de ce travers, très fâcheuses pour celui qui l’a : il est exploité par des médecins apothicaires âpres à la curée et par une épouse doucereuse qui fait semblant de le soigner ; voilà encore pour la comédie.

Médecins grotesques poussant jusqu’à l’extravagance leurs travers ordinaires ; servante gaillarde qui ne croit pas à la maladie de son maître et qui y prend l’occasion de railleries cinglantes, de plaisanteries énormes et de bouffonneries gigantesques qu’elle joue pour son plaisir ; voilà pour la farce, et il est admirable combien la comédie et la farce s’entremêlent et s’entrelacent facilement, sans heurts et sans disparates dans cette œuvre composée avec une excellente adresse.

On s’est amusé ; car ce n’est guère je crois qu’un divertissement, à dire qu’Argan n’est pas un malade imaginaire, mais un vrai malade, à savoir un neurasthénique. Je le veux bien ; mais comme dans la neurasthénie à l’état ordinaire il entre beaucoup d’un travers qui consiste à s’exagérer ses maux et du reste à exagérer tout ce qui peut nous chagriner, il y a une telle part d’imagination dans la neurasthénie que le neurasthénique est un malade au moins à moitié imaginaire.

Il est à remarquer encore que la folle « cérémonie » du Malade imaginaire n’est point très différente, les érudits en ont donné des preuves, de ce qu’étaient les véritables soutenances et réceptions de ce temps-là et qu’il n’y a eu, de la part de Molière, qu’une assez légère exagération. Il ne faut pas s’en étonner. En tous les temps la réalité burlesque égale l’imagination burlesque des auteurs comiques et quelquefois la dépasse. Le talent de l’auteur comique ou satirique est de démêler dans les mœurs de son temps ce qui aux yeux des hommes de son temps parait naturel par l’habitude qu’ils en ont et qui paraîtra invraisemblable jusqu’à l’extravagance aux générations suivantes. Un Molière qui naîtrait maintenant trouverait dans nos mœurs actuelles des choses qu’il soulignerait seulement d’un léger trait de ridicule et qui, dans cinquante ans, paraîtraient le comble du grotesque, il suffit de garder un chapeau dans son armoire et de le remettre au bout de trois ans sur sa tête pour qu’il soit très ridicule. Le temps travaille pour les auteurs comiques en décuplant le comique qu’ils ont mis d’abord dans leurs portraits ou tableaux. Hippocrate a dû dire cela dans le chapitre des chapeaux.

 

 

La Gloire du dôme du Val-de-Grâce

 

L’église du Val-de-Grâce fut construite, sur l’ordre de la reine-mère, en accomplissement du vœu qu’elle avait fait de bâtir un monument magnifique si Dieu mettait fin à la longue stérilité dont elle était affligée et à laquelle mit un terme, au bout de vingt-deux ans de mariage, la naissance du prince qui devait être Louis XIV. Une gloire, en termes de peinture, est la représentation du ciel ouvert avec des personnes célestes, Dieu, anges, saints, etc. Mignard, le peintre célèbre de Louis XIV, avait peint une gloire au dôme de l’église du Val-de-Grâce ; Molière fut prié de célébrer en vers cette belle œuvre d’art. Les premiers vers de ce poème sont d’une pompeuse platitude que l’on peut considérer comme fâcheuse :

 

Digne fruit de vingt ans de travaux somptueux,

Auguste bâtiment, temple majestueux,

Dont le dôme superbe, élevé dans la nue,

Pare du grand Paris la magnifique vue,

Et parmi tant d’objets semés de toutes parts,

Du voyageur surpris prend les premiers regards...

 

Les suivants, depuis : « Toi qui dans cette coupe... » jusqu’à : « Mais des trois comme reine... » ne sont peut-être pas aussi mauvais. Les suivants, depuis. « Mais des trois comme reine » jusqu’à : « Il nous étale enfin » sont proprement exécrables ; l’on y voit briller des distiques comme ceux-ci :

 

Et puisse recevoir tons les grands ornements

Qu’enfante un beau génie en ses accouchements,

...

Composent avec art ces attraits, ces douceurs

Qui font à leurs leçons un passage en nos cœurs.

 

Les suivants, depuis : « Il nous étale enfin » jusqu’à : « Nous la voyons ici doctement ; revêtue... » sont bien meilleurs. Ils contiennent ce beau passage sur les plans, sur la distribution de l’ombre et de la lumière, sur le clair-obscur, qui a été justement admiré comme modèle de vers techniques ; et cette comparaison de la fresque et de la peinture à l’huile qui est très forte, très brillante, très juste et qui est devenue classique :

 

...

La fresque, dont la grâce à l’autre préférée,

Se conserve un éclat d’éternelle durée,

Mais dont la promptitude et les brusques fiertés

Veulent un grand génie à toucher ses beautés.

 

De l’autre, qu’on connaît, la traitable méthode

Aux faiblesses d’un peintre aisément s’accommode ;

La paresse de l’huile, allant avec lenteur,

Du plus tardif génie attend la pesanteur :

Elle sait secourir, par le temps qu’elle donne,

Les faux pas que peut faire un pinceau qui tâtonne ;

Et sur celle peinture on peut, pour faire mieux,

Revenir quand on veut, avec de nouveaux yeux.

...

...

Mais la fresque est pressante, et veut, sans complaisance,

Qu’un peintre s’accommode à son impatience,

La traite à sa manière, et d’un travail soudain

Saisisse le moment qu’elle donne à sa main :

La sévère rigueur de ce moment qui passe

Aux erreurs d’un pinceau ne fait aucune grâce ;

Avec elle il n’est point de retour à tenter,

Et tout au premier coup se doit exécuter ;

Elle veut un esprit où se rencontre unie

La pleine connaissance avec le grand génie,

Secouru d’une main propre à le seconder

Et maîtresse de l’art jusqu’à le gourmander,

Une main prompte à suivre un beau feu qui la guide,

Et dont, comme un éclair, la justesse rapide

Répande dans ses fonds, à grands traits non tâtés,

De ses expressions les touchantes beautés.

 

Les vers suivants – éloge du Roi et de Colbert – sont généralement pénibles à considérer, et il est désagréable de rencontrer des lignes rimées, comme celles-ci :

 

La grandeur y paraît, l’équité, la sagesse,

La bonté, la puissance ; enfin ces traits font voir

Ce que l’esprit de l’homme a peine à concevoir.

 

L’apostrophe à Colbert qui termine l’ouvrage est d’un assez beau mouvement, mais fort mêlée. On y trouve avec désespoir des vers comme ceux-ci :

 

À leurs réflexions tout entiers ils se donnent,

Et ce n’est que par là qu’ils se perfectionnent.

 

Mais on en rencontre aussi comme ceux-ci :

 

Qui se donne à sa cour se dérobe à son art ;

Un esprit partagé rarement s’y consomme,

Et les emplois de feu demandent tout un homme.

 

Un vers, que l’on a toutes les raisons du inonde de croire de Boileau, est de Molière et se trouve dans la Gloire du Val-de-Grâce :

 

Et plein de son image, il se peint en tons lieux.

 

Ce que dit Boileau du poète ou du romancier, Molière le dit du peintre :

 

...un peintre commun trouve une peine extrême,

À sortir, dans ses airs, de l’amour de soi-même ;

De redites sans nombre il fatigue les yeux,

Et plein de son image, il se peint et tous lieux.

 

La Gloire du Val-de-Grâce étant de 1669 et l’Art poétique de Boileau de 1675, et du reste Molière étant mort en 1673, c’est incontestablement à Molière que le vers appartient. Boileau était parfaitement incapable de voler un vers ; il y a eu dans cette affaire simple rencontre, ou réminiscence inconsciente ; ou peut-être Boileau a-t-il voulu reproduire exprès, comme le trouvant très bon, un vers de Molière qu’il savait bien que tout le monde reconnaîtrait, et ce serait une allusion. Je penche pour cette dernière hypothèse. Dans ces cas-là, nous mettons des guillemets. Ce procédé n’était peut-être pas usité du temps de Boileau. Tout compte fait, cette pièce si inégale semble être due à la collaboration de Molière et de M. Tibaudier.

 

 

SES IDÉES GÉNÉRALES

 

Molière est un bourgeois de Paris de 1660. Toutes ses idées générales sont certes d’un bourgeois de Paris de 1660, moins l’idée religieuse qui certainement n’était pas puissante chez les bourgeois de Paris de 1660 comme chez ceux de 1876 ; mais qui existait chez eux et qui chez Molière (comme dans Shakespeare, remarquez-le) n’existe pas. Molière n’est pas athée militant et du reste il n’aurait pas pu l’être ; il n’est pas antidéiste, mais il est essentiellement indifférent à l’idée de Dieu et à toute idée religieuse. Les ennemis de Molière ont raison quand ils lui reprochent Don Juan et Tartuffe, à la condition que de la critique froidement faite de ses pièces ils concluent, non que Molière était contre Dieu, mais qu’il n’y songeait jamais, que Dieu était complètement étranger à son esprit.

Il est très vrai, comme ce fut le principal grief des dévots contre Don Juan, que dans cette pièce Molière fait attaquer Dieu par un homme d’esprit et le fait défendre par un imbécile. Faut-il en conclure que Molière est du côté de Don Juan ? Non pas, ce me semble ; puisque Don Juan, qui attaque l’idée de Dieu, est un coquin, que Molière, très évidemment, hait et méprise. Faut-il en conclure qu’il est avec Sganarelle qui défend l’idée de Dieu ? Non pas, ce me semble, puisque Sganarelle est un imbécile. Il faut en conclure que Molière n’a pas été blessé lui-même de ce qu’il mettait le mépris de Dieu dans la bouche d’un sot, ce qui eût, évidemment, blessé un croyant, et le tout prouve que Dieu est indifférent à Molière.

Quant à la fameuse scène du pauvre, « voyez, disent les défenseurs de Molière, comme Molière respecte et presque exalte la religion, puisqu’il donne évidemment le beau rôle à l’homme du peuple pieux, au pauvre qui aime mieux mourir de faim que de renier Dieu ». « Voyez, disent les critiques de Molière, comme Molière donne le beau rôle à Don Juan qui, quoique ayant l’infériorité dans sa querelle avec le pauvre, quoique vaincu par lui, lui donne cependant un louis « par amour de l’humanité ». Cela veut dire qu’il suffit d’humanité sans religion et avec irréligion pour être charitable !

Je dirai, moi que Molière donne un beau rôle, somme toute, à tous les deux, ce qui prouve qu’il n’est pas hostile à l’idée de Dieu, mais qu’il lui est indifférent. Pour ce qui est de l’indifférence je dois convenir qu’elle y est bien.

Dans Tartuffe l’irréligion de Molière ou si vous aimez mieux son areligion éclate encore davantage. Brunetière a raison, après quelques autres, mais qui l’avaient mis moins que lui en pleine lumière, quand il dit que le personnage ridicule de Tartuffe, ce n’est pas Tartuffe, c’est Orgon, et que par conséquent c’est sur Orgon que Molière appelle la risée. Il a raison. Tartuffe est un personnage odieux qui a quelques ridicules. Ce n’est donc pas le personnage ridicule de la pièce. Orgon est tout entier ridicule. Il y a plus. Orgon n’est pas le seul personnage de la pièce qui soit pieux et qui soit ridicule. Sa mère est pieuse aussi et ridicule aussi et même grotesque. Et il est remarquable que les personnages sensés de la pièce, et ils sont nombreux, n’ont pas l’air de savoir qu’une religion existe. Dans Tartuffe Dieu n’occupe la pensée que d’un imbécile qui est Orgon, d’une vieille bête qui est Madame Pernelle et d’un coquin, Tartuffe, qui n’y croit certainement pas, et les honnêtes gens et les gens sensés de la pièce, qui auraient quelques raisons d’en parler, n’en disent rien.

Il serait naturel qu’Elmire opposât aux tentatives de Tartuffe sa religion ; elle ne lui oppose que sa peur de l’Enfer et encore avec une sorte de doute :

 

Mais des arrêts du ciel on nous fait tant de peur !

 

Il serait naturel que Dorine – puisque Molière a fait d’elle un des deux philosophes de la pièce – montrât par un mot que, si elle méprise les simagrées de piété, elle a un fonds solide de religion populaire, et ce mot elle ne le dit nulle part.

Il y a Cléante, dira-t-on. Il y a Cléante, mais le rôle de Cléante, on le sait et c’est historique, n’est qu’un paratonnerre, ajouté après coup à l’édifice, destiné à le garantir contre les foudres de l’autorité ; et de plus Cléante prêche tellement une dévotion « humaine, traitable », discrète, à petit bruit et sans bruit, qu’il a toujours l’air de dire le mot de Pauline à Polyeucte :

 

Adorez-le dans l’ombre et n’en témoignez rien.

 

Comme dirait Calvin, c’est un Nicodémite.

Remarquez encore qu’Orgon a été « assoté » par Tartuffe, soit ; mais qu’il l’a été primitivement par sa mère, qui est une bête, mais qui n’est pas du tout une coquine, que Molière semble avoir créé le rôle de Pernelle, sans importance dans la pièce, uniquement pour indiquer cela et qu’il ressort assez vraisemblablement de la pièce entière qu’Orgon a été par sa religion prédisposé à faire des sottises et rendu capable d’en faire, par Tartuffe amené à en faire en effet.

L’impression générale que doit tirer de Tartuffe un esprit moyen, sain du reste et raisonnable, me semble celle-ci, sans que j’exagère à rien : « Orgon est un homme sensé et juste ; mais il a été élevé par une mère dévote, il remonte par elle à ce temps passé où l’on avait de la piété ; il a été confié par cette mère à des professeurs de religion qui lui ont fait peur, terriblement, de l’enfer ; ainsi instruit et dressé il devient victime du premier hypocrite de religion venu et il devient bête et il devient dur et il fait les pires sottises. C’est la religion qui a tort. »

Car enfin restreindre Tartuffe à l’influence inexplicable de Tartuffe sur Orgon, c’est évidemment ne pas la comprendre.

Faut-il, encore, conclure de cela que Molière est antireligieux ? Non ; mais qu’il a quelques tendances antireligieuses et surtout qu’il lui est indifférent que de son Tartuffe on tire des arguments ou des sentiments contre la religion elle-même. Il a écrit Tartuffe non pas précisément en hostilité contre la religion de son temps, mais sans scrupules à cet égard, sans les scrupules qui, s’il les avait eus, l’auraient empêché d’écrire une pièce si facile à diriger, non seulement contre l’hypocrisie mais contre la religion en soi.

Tout indique que ce qu’on a appelé le sens religieux n’était pas un sens de Molière.

Cette areligion exceptée (et encore l’indifférence en matière religieuse commençait à se répandre à cette époque), toutes les idées générales de Molière sont celles d’un honnête bourgeois de Paris du milieu du XVIIe siècle. Molière les a eues toutes et semble n’avoir eu que celles-là. Ce sont des idées de sens commue, dans la vraie signification du mot, de sens public et de sens moyen. C’est :

il faut réfléchir avant de parier et avant d’agir (l’Étourdi) ;

il faut parler pour se faire entendre et non pour se donner la réputation d’artiste en paroles (Les Précieuses) ;

il ne faut pas avoir la peur maladive, la phobie d’être mari trompé (Sganarelle) ;

les importuns sont insupportables ; ne soyez pas importun (Les Fâcheux) ;

il ne faut pas être libertin par méchanceté, ou, par l’effet du libertinage, devenir méchant (Don Juan) ;

toute vérité n’est pas bonne à dire et l’on se rend mai heureux par une trop rude franchise (Le Misanthrope) ;

il faut se méfier des gens qui parlent toujours au nom du Ciel (Tartuffe) ;

il ne faut pas épouser une jeune fille d’une classe supérieure à la vôtre, surtout malgré elle (George Dandin) ;

il ne faut pas vouloir, soi-même, sortir de sa sphère (Le Bourgeois gentilhomme) ;

il ne faut pas avoir peur de la mort jusqu’à devenir « bonne vache à lait » des médecins.

Voilà le bon sens populaire et bourgeois qui donne à Molière toutes ses idées, qui anime et entretient continuellement sa verve comique et qui domine tout son théâtre. Pour comprendre plus précisément, prenez justement les idées contraires ; vous verrez que tout ce que Molière repousse, c’est une certaine générosité, une certaine élévation d’esprit et de cœur, un certain idéal : il faut réfléchir avant de parler ; mais ne pas réfléchir trop longuement avant d’agir ; car on ne ferait rien ou l’on ne ferait rien de généreux, le premier mouvement, en général, étant le bon ;

il faut écrire et même parler avec agrément par cet amour du bien qui doit accompagner fous les actes de notre vie pour, la rendre un peu noble et ne fût-ce du reste que par politesse à l’égard de qui vous écoute ;

il faut avoir un souci, sinon jaloux, du moins attentif, de la dignité de son ménage ;

il ne faut pas être importun ; mais il faut souffrir les importuns avec charité et c’est un fâcheux aussi celui qui ne peut pas supporter les fâcheux ;

il ne faut pas croire que les libertins et les méchants soient heureux et se les peindre comme triomphants et imperturbables ; ils sont les plus malheureux des hommes ; du reste il y a des Don Juan qui ne sont pas méchants et qui ne sont Don Juan que par bonté d’âme, blâmables encore du reste ; mais non détestables ;

il faut être vertueux et franc et avoir le courage de la vertu et de la franchise et ceux qui sont ainsi ne sont pas ridicules et il ne faut pas les ridiculiser ;

il faut écouter avec déférence ceux qui parlent de religion, tout en gardant son intelligence pour ne pas se laisser duper par eux s’ils sont hypocrites ; d’autre part la religion trop discrète et qui se cache est une tiédeur et une froideur assez méprisable ; « Jamais les saints ne se sont tus » ;

il ne faut se laisser guider, pour le mariage, que par l’amour, en s’assurant bien, du reste, qu’il est réciproque ;

il faut vouloir sortir de sa sphère, avec intelligence et par des moyens qui ne soient pas ridicules ;

il faut avoir peur de la mort, de manière à s’y préparer de telle sorte qu’elle soit noble ; et du reste il faut respecter les médecins, tout en les distinguant des charlatans, et encore il faut savoir qu’an peu de charlatanisme est nécessaire à l’exercice de leur métier.

Si vous prenez un à un tous ces contraires des idées de Molière, vous apercevez que ce sont des idées qui s’éloignent des idées bourgeoises, que ce sont des idées d’hommes généreux, un peu chevaleresques, ou de philosophes spiritualistes, ou d’artistes ; que chacune d’elles vise un certain idéal ; que, fussent-elles de nature à prêter à quelque contestation, elles ne sont pas plates ; elles ne sont pas médiocres ; elles ont quelque chose, toutes, ou d’un peu élevé, ou d’un peu rare, ou d’un peu charitable, ou d’un peu indulgent et cordial ; qu’elles ne sont pas celles de la moyenne de l’humanité ; qu’elles ne sont pas celles des « bêtes du troupeau », comme disait Nietzsche, qu’elles appartiennent à la doctrine des forts ; et la preuve sera peut-être faite du bourgeoisisme de Molière.

Molière est le Sancho Pança de la France et il semble avoir sans cesse devant lui un Don Quichotte à qui il s’oppose et qu’il a pour « antipathie » ou pour antipode. J’accorde qu’il y a cette différence entre Sancho et lui qu’en sa qualité d’homme de génie il n’emprunte pas ses proverbes à la foule anonyme ; mais qu’il crée des proverbes ; qu’il ne prend pas à son compte les maximes de la sagesse des nations ; mais qu’il lui en fournit.

Je ne vois que deux points où Molière n’ait pas été complètement ou nettement l’interprète du public bourgeois de son temps (et du reste du public bourgeois de toutes les époques). Il a été un peu féministe ; il a soutenu les droits de la jeune fille et de la jeune femme. Il a soutenu que la jeune fille, d’une part devait être élevée librement, avec un grand respect de son autonomie, de son indépendance, de sa personnalité ; d’autre part devait être solidement et libéralement instruite et non retenue soigneusement dans l’ignorance de manière « à la rendre idiote autant qu’il se pourrait ». C’est dans l’École des maris qu’il a soutenu cette première thèse et dans l’École des femmes qu’il a soutenu cette seconde et voilà, certainement, qui n’était pas idées de bourgeois du Marais en 1660 ni même beaucoup plus tard.

Oui, mais voyez un peu. De ces deux thèses qu’il soutenait en 1661 et 1662, il a soutenu précisément le contraire en 1672 dans les Femmes savantes, de telle sorte que les arguments de Sganarelle et d’Arnolphe, présentés comme ridicules en 1661-1662, reviennent, mais présentés comme très raisonnables, dans la bouche de Chrysale, en 1672.

Il y a même, de 1661 à 1662, et de 1662 à 1672, une progression, une marche du moins assez curieuse. Dans l’École des maris, Molière soutient et qu’il faut donner une éducation très libre et très libérale aux jeunes filles, et qu’une jeune fille élevée ainsi pourra très bien et très raisonnablement et avec plaisir épouser un sexagénaire. Dans l’École des femmes, Molière soutient encore qu’il faut donner une éducation libérale et généreuse aux jeunes filles ; mais il ne montre plus – et c’est assez le contraire même – une jeune fille épousant avec joie un quadragénaire. Il y a déjà une modification de la pensée de Molière et Molière a sans doute senti que le public avait peu goûté le mariage de sa jeune fille avec son barbon...

On me dira : mais non ! Ce que le duel Arnolphe-Agnès démontre, c’est qu’Agnès ne peut pas souffrir Arnolphe précisément parce qu’Arnolphe l’a maintenue dans l’ignorance et « l’idiotie », c’est qu’Arnolphe a choisi le plus mauvais moyen pour se faire aimer, c’est que les jeunes filles ne pouvant aimer un homme âgé que pour ses qualités intellectuelles et que, par conséquent, à la condition d’être intellectuelles elles-mêmes, Arnolphe, en retenant Agnès dans l’ignorance, a écarté la seule chance qu’il eût de pouvoir être aimé ; que, s’il avait instruit Agnès il le serait peut-être comme l’Ariste de l’École des maris et que, donc, l’École des femmes ne contredit pas la thèse de L’École des maris, mais la confirme.

– Il est vrai, mais cette thèse eût été bien plus confirmée encore, si, à Arnolphe, non aimé parce qu’il a laissé Agnès à l’état de nature, était opposé un homme de son âge qui serait aimé d’une jeune fille élevée intellectuellement, et c’est ce qui était indiqué et c’est ce que Molière n’a pas fait et c’est ce qu’il semble avoir évité.

Je crois donc pouvoir maintenir que, de L’École des maris à L’École des femmes, il y a une modification de la pensée de Molière ou plutôt une première concession faite à son public, un premier ralliement à l’ornière, si l’on me permet le mot.

Et de l’École des femmes aux Femmes savantes il y a revirement complet. Dans les Femmes savantes, c’est l’instruction des femmes que Molière fait violemment attaquer par son personnage sympathique juste au contraire de son attitude d’autrefois quand il faisait attaquer l’instruction des femmes par ses personnages ridicules ; et Chrysale dit maintenant pour être applaudi juste ce que disait Arnolphe présenté comme grotesque. Arnolphe disait :

 

Mais une femme habile est un mauvais présage,

Et je sais ce qu’il coûte à de certaines gens,

Pour avoir pris les leurs avec trop de talents.

 

et Chrysale dit :

 

Il n’est pas bien honnête et pour beaucoup de causes,

Qu’une femme étudie et sache tant de choses.

 

Molière s’est complètement retourné. Il s’est laissé pénétrer à l’influence de son public, comme ce personnage politique qui disait : « Il faut bien que je les suive puisque je suis leur chef ».

Peut-être aussi que Molière, solitaire, j’entends Molière parcourant les provinces et n’ayant jamais ou ayant rarement quelqu’un avec qui il put échanger une pensée, avait quelques idées à lui, qui dépassaient son temps, que, les apportant à Paris, il les a émises d’abord, très ingénument, qu’averti par une certaine résistance de son public, il les a retirées et qu’il s’est habitué insensiblement, comme aussi bien le voulait le fond de sa nature, à avoir les idées de tout le monde.

Sur un autre point Molière semble peut-être s’écarter de l’opinion générale du public de bourgeois pour lequel il travaille et dont il s’inspire. Il est toujours (excepté dans l’École des maris) pour le mariage d’amour, pour le mariage jeune, pour le mariage entre jeunes gens qui s’aiment, il est toujours contre le mariage disproportionné. Ceci n’est pas bourgeois, ceci est romantique, ceci est shakespearien ; ceci a été démontré romanesque et romantique et attaqué avec la dernière violence par M. Paul Adam, apôtre, en cette circonstance, du bourgeoisisme et du mariage d’argent[2]. Il faut tenir compte à Molière de cette « générosité », de ce sentiment qui n’est pas plat et vulgaire, de ce qu’il s’est éloigné en ceci de cette prudence honteuse par où les races et les nations se condamneraient à mort ; cependant je ne crois pas que, sur ce point, il se soit beaucoup écarté de l’opinion ou du sentiment général de son public. D’abord il est dans, la tradition de la comédie italienne et de la comédie française auxquelles son public est fort habitué. Ensuite, aucun public ne serait avec l’auteur qui, sur la scène, présenterait le mariage disproportionné ou le mariage d’argent comme étant des choses agréables à considérer. Ceux mêmes qui ont fait ou qui se préparent à faire un mariage de ce genre ne songent qu’à plaider pour eux la circonstance exceptionnelle et ne voudraient pas que la chose fût érigée en règle générale. Tout le monde sent que le mariage d’amour entre jeunes gens, malgré certains inconvénients qu’il peut avoir, est, somme toute, le vœu de la raison comme de la nature et est encore ce qu’il y a de plus sain, de plus droit et de plus favorable à la santé générale de la tribu.

Si le public voit avec plaisir, malgré l’immoralité de ce spectacle, le jeune homme qui a épousé une fille pour son argent devenir un mari trompé, l’homme d’âge qui a épousé une jeune fille avoir le même sort, c’est qu’il les considère comme étant sortis de la norme et comme justement punis d’en être sortis.

Le public n’aime pas précisément la raison, il aime les passions saines, ce que j’appellerai les justes passions, et l’on ne peut guère le condamner de les aimer.

Molière partisan et défenseur du mariage jeune et du mariage d’amour ne contrarie donc pas son public et se sent coude à coude avec lui.

Du reste, pour être complet, disons un peu le contraire de ce que nous venons de dire (c’est la seule manière d’être complet) et faisons remarquer qu’il y a, même au point de vue des idées, plusieurs Molière, comme aussi bien il serait bien petit s’il n’était qu’un. Il y a un Molière qui fait son métier et qui amuse son public avec des bouffonneries et des gaudrioles du reste admirables. Et il y a un Molière qui voudrait échapper à son métier et qui écrit Le Misanthrope, trop averti et trop fin pour ne pas savoir que Le Misanthrope ne fera pas d’argent et ne sera pas compris. Il y a un Molière qui fait sa matière des idées les plus rebattues delà moyenne classe de son temps. Et il y a un Molière qui a de la générosité dans la pensée et qui rêve de mariages d’amour, qui rêve d’éducation libérale et confiante aux bons intérêts de la nature humaine, qui rêve de belle franchise et de vertu ne craignant pas de se montrer. Il condamne en définitive Alceste : mais il n’a pas laissé de mettre dans Alceste beaucoup de lui et de ce qu’il avait de meilleur.

« Ne voyez-vous pas, pourrait-on dire, que Molière est un Don Quichotte qui se déguise en Sancho Pança et que le vrai Molière, c’est Don Quichotte ? » Ce serait aller infiniment trop loin ; mais on n’exagérerait pas beaucoup à dire que Molière est un Sancho qui a pour Don Quichotte une secrète estime, qu’il lui arrive de laisser percer.

Ceci dit pour poursuivre la nuance et pour être juste, puisque la vérité est dans les nuances, revenons et disons qu’en son ensemble et en sa couleur générale Molière est l’homme du bon sens moyen, l’homme de pensée impersonnelle, qui pense ce que tout le monde pense, ou qui se résigne à ne penser que cela et qui, si tant est qu’il s’y résigne, se trouve assez à l’aise dans cette résignation.

On a quelquefois, Ferdinand Brunetière surtout et avec un admirable talent, présenté Molière comme un philosophe de la nature, se rattachant à Rabelais d’une part et à Diderot, et un peu à Mousseau de l’autre, comme un homme qui croit à la bonté infaillible de la nature, qui fait de la nature notre vrai et sûr guide et qui veut ramener l’humanité à la nature et à obéir toujours à sa voix. On a dit que dans Molière les préjugés sociaux sont vaincus par la nature ; – que dans Molière ceux qui veulent contrarier la nature de quelque façon que ce soit, sont tous ridiculisés ; – que dans Molière tous ceux qui suivent le mouvement naturel et les enseignements directs de la nature sont tous personnages sympathiques.

Dans ces trois affirmations, il n’y a, à mon avis, rien de vrai. On nous dit : « La grande leçon à la fois d’esthétique et de morale que nous donne la comédie de Molière, c’est qu’il faut nous soumettre et si nous le pouvons-nous conformer à la nature. Par là, par l’intention d’imiter fidèlement la nature, s’expliquent, dans le théâtre de Molière, la subordination des situations aux caractères, la simplicité de ses intrigues, l’insuffisance de ses dénouements qui, justement parce qu’ils n’en sont pas, ressemblent d’autant plus à la vie, où rien ne commence et rien ne finit. »

Ceci ne prouve aucunement que Molière veuille qu’on obéisse, dans la vie, aux suggestions de la nature ; il prouve seulement que, comme auteur, il veut peindre la vie telle qu’elle est plutôt que suivre le mouvement de son imagination. Il n’y a nullement là une leçon de naturisme. On pourrait même dire sans paradoxe que cette méthode de travail de Molière est au contraire, si elle est quelque chose comme leçon, une leçon antinaturiste. Car si Molière était convaincu que l’homme doit suivre son mouvement naturel, Molière, dans sa vie à lui et c’est-à-dire dans sa vie d’auteur, suivrait son mouvement naturel d’auteur ; il s’abandonnerait à son imagination au lieu de s’assujettir à l’objet, ce qui est une contrainte. De la méthode de travail de Molière il faudrait donc plutôt conclure qu’il est partisan de l’effort, de l’assujettissement volontaire à quelque chose qui est en dehors de nous, que non pas qu’il l’est de l’abandonnement aux instincts de la nature.

Mais peut-être, me dira-t-on, le mouvement naturel de Molière était justement de s’assujettir à l’objet. L’on n’en sait rien du tout, répondrai-je, puisque Molière a écrit autant de pièces où s’abandonne, s’étale et joue son imagination débridée, je parle de ses farces, qu’il en a écrit où il a voulu être le serviteur fidèle et exact de ce que le monde présentait à son regard ; et par conséquent je suis autorisé à dire que c’est quand il s’abandonne qu’il est instinctif, que c’est quand il est soumis à l’objet qu’il se donne une discipline et que, s’étant donné cette discipline dans ses meilleurs ouvrages, il a donné plutôt leçon de discipline que d’abandonnement à la nature. Mais c’est peut-être un peu subtiliser et j’en reviens à dire simplement que de la méthode de travail de Molière on ne peut tirer aucune conclusion sur ses tendances philosophiques.

Il y a apparence par exemple que dans ses plus grands ouvrages Corneille a, lui aussi, subordonné les situations aux caractères, et l’on ne croit pas généralement qu’il soit professeur d’abandonnement ingénu à la bonne loi naturelle.

À propos de ces mêmes préjugés sociaux que Molière aurait combattus et vaincus, on nous dit encore : « Entre tant de moyens qu’il y a de provoquer le rire, si Molière savait trop bien son métier pour en avoir dédaigné aucun sans en excepter les plus vulgaires, il y en a pourtant un qu’il préfère, et ce moyen, c’est celui qui consiste à nous égayer aux dépens des conventions et préjugés vaincus par la toute-puissance de la nature. »

Je ne vois guère cela et je voudrais que l’on m’en donnât des exemples et l’on ne m’en donne point, ce qui me force à en chercher.

Molière, c’est le préjugé vaincu. Ou cela ? Dans les Précieuses ridicules ? Le jargon précieux est-il un préjugé ? Non, il est une excentricité, ce qui est précisément le contraire. Et par quoi est-il vaincu ? Par la toute-puissance de la nature ? Non ; par une farce jouée à des pecques par leurs amants dédaignés. Il n’y a là aucune revanche de la nature.

Dans l’École des maris ? La crainte d’être cocu n’est pas un préjugé, une convention sociale, c’est un travers, une manie, une obsession, et c’est précisément cette obsession, cette manie, cette phobie qui est naturelle et que Molière ridiculise.

Dans l’École des femmes ? L’égoïsme féroce n’est pas un préjugé social, n’est pas une convention sociale, c’est un vice naturel, c’est même la nature en soi. Or c’est l’égoïsme qui dans l’École des femmes est vaincu.

On me dira que d’autre part Agnès aussi est un égoïsme féroce et qu’elle est victorieuse. Sans doute ; mais concluez qu’il n’y a pas dans l’École des femmes de préjugé du tout, mais deux forces de la nature, identiques l’une à l’autre qui se battent l’une contre l’autre ; et celle qui l’emporte ce n’est nullement sur un préjugé qu’elle est victorieuse.

Dans Don Juan ? Pourrait-on me dire quel est le préjugé social qui est battu en brèche dans Don Juan ? Il n’y a là que des vices : libertinage, méchanceté, fourberie. Ce sont des mouvements naturels s’il en est et ils sont vaincus et ce sont eux qui sont vaincus par une intervention divine. De duel entre la nature et la convention sociale, pas pour une obole ; et si vous me dites que ce que Don Juan attaque, ruine, pudeur, fidélité conjugale, autorité paternelle, religion, sont des, préjugés sociaux, eh bien, ce sont eux précisément qui sont vainqueurs et vengés.

Dans le Misanthrope ? Ici il y a une lutte entre la convention sociale représentée par Philinte et aussi par Célimène et le mouvement naturel représenté par Alceste. Ce sont bien les civilisés contre l’homme des bois. Seulement c’est le mouvement naturel qui est vaincu ; c’est l’homme des bois qui a le dessous. Je ne vois pas encore ici « les préjugés et les conventions vaincus par la toute-puissance de la nature ».

Dans le Tartuffe ? Ici il n’y a aucune convention, aucun préjugé. Il n’y a que de la nature, il n’y a que des passions naturelles, sentiment religieux peu éclairé et surtout peur de l’enfer chez Orgon, avidité, luxure chez Tartuffe, vaincues par une intervention royale. Et si l’on me dit que le sentiment religieux est un préjugé social, on conviendra qu’il n’est pas vaincu dans le Tartuffe et que là encore Molière a manqué « le moyen de nous égayer qu’il préfère ».

Dans l’Avare ? Il n’y a dans l’Avare que la peinture d’un vice et de ses conséquences soit comiques soit tout près d’être tragiques. Rien de plus. Et si par une impropriété de mots l’on appelait l’avarice un préjugé social, je dirai que dans l’Avare ce prétendu préjugé n’est nullement en lutte avec une force de la nature, puisqu’il n’est en lutte avec rien, et n’est nullement vaincu par une force de la nature, puisqu’il n’est vaincu par rien du tout. L’auteur nous fait rire par l’exposition pure et simple de ce vice dans tout son détail et non en le faisant battre par quoi que ce soit.

Dans George Dandin ? Où est le préjugé, où est la convention ? Il n’y a que des forces naturelles luttant l’une contre l’autre comme quand il s’agissait d’Arnolphe et d’Agnès : passion de possession chez Dandin, passion d’indépendance chez Angélique. Et laquelle de ces passions est vaincue et ridiculisée ? La plus sotte, celle du mari qui se croit possesseur de sa femme, parce que, contre son gré à elle, il l’a rachetée. Dira-t-on que la passion de possession, la passion de propriétaire chez un mari est un préjugé social ? Point du tout. Elle est une passion qui s’appuie sur un préjugé ; mais ce n’est pas le préjugé que Molière combat (relisez) et qu’il fait battre. Il n’y a rien contre le mariage même dans le langage d’Angélique, il y a la revendication d’indépendance d’une femme qui a été épousée contre sa volonté et qui, par conséquent, ne s’est engagée à rien. On confessera que c’est un peu différent. Il n’y a aucune lutte entre la convention sociale et « la nature » dans George Dandin.

Dans les Femmes savantes ? Où est le préjugé, où est la convention ? Il y a une passion, parfaitement naturelle, qui est la démangeaison d’avoir de l’esprit et de savourer le sentiment de la supériorité que cela vous donne sur les autres. C’est une passion très naturelle ; on la trouve à chaque instant dans le peuple. Elle est la libido sciendi, accompagnée de sa cause qui est la vanité. Et cette passion est vaincue et ridiculisée. Par vanité, Philaminte a voulu avoir pour gendre un brillant homme de lettres. Ce brillant homme de lettres était un pleutre. C’est dans sa vanité que Philaminte est punie.

– Mais il y a un préjugé dans les Femmes savantes. Ce préjugé, dont Chrysale est saturé, c’est l’horreur des bourgeois pour l’instruction des femmes et particulièrement des maris pour l’instruction des femmes.

– Oui bien, mais c’est précisément ce préjugé qui, dans les Femmes savantes, n’est pas ridiculisé, mais est épousé, et qui n’est pas vaincu, mais qui est vainqueur.

Dans le Malade imaginaire ?

– Cette fois, vous en conviendrez, dans le Malade imaginaire, Molière s’attaque à un préjugé : la confiance en la médecine.

– Non pas précisément, ce me semble ; il s’attaque à une passion et furieusement naturelle qui est la peur de la mort. Argan est entre les mains des Diafoirus perinde ac cadaver par peur de la mort, comme Orgon est entre les mains des Tartuffe par peur de l’enfer. Il me semble que c’est bien là le fond du Malade imaginaire. C’est précisément pour cela que son frère, en bon dialecticien, combattant sa passion par sa passion même, lui représente qu’en se droguant comme il fait, il risque d’abréger ses jours : Une grande marque que vous vous portez bien et que vous avez un corps parfaitement bien composé, c’est qu’avec tous les soins que vous avez pris, vous n’avez pu parvenir encore à gâter la bonté de votre tempérament et que vous n’êtes point crevé de toutes les médecines qu’on vous a fait prendre... Si vous n’y prenez garde, Monsieur Purgon prendra tant de soin de vous, qu’il vous enverra en l’autre monde. Voilà le fond du Malade imaginaire : la peur de la mort mène à la mort et par conséquent doit être combattue par une peur raisonnable, judicieuse et réfléchie de la mort.

– Cependant Béralde attaque les médecins eux-mêmes et les nie.

– Sans doute ; mais d’abord il ne les nie que pour le temps où il est et il faut bien noter cela : « Les ressorts de notre machine sont des mystères, jusqu’ici, où les hommes ne voient goutte » Et ensuite c’est une nécessité de son argumentation qu’il nie les médecins. Il vient de dire ce que j’ai transcrit, que les drogues sont dangereuses (ce qu’on omet toujours quand on le cite oubliant que c’est la base même de son raisonnement). Or pour que son raisonnement soit probant il faut qu’il ne soit pas vrai que les médecins savent guérir, et que dès lors il ne reste de la médecine que le danger qu’il y a à se gorger de substances dangereuses. De là la nécessité pour Béralde de nier les médecins en tant que pouvant rendre la santé.

– Mais la pièce tout entière n’est-elle pas contre les médecins ? – À en croire Molière lui-même elle n’est pas contre les médecins, car il fait dire à Béralde : « Ce ne sont point les médecins qu’il [Molière] joue mais le ridicule de la médecine » et le « roman de la médecine », c’est-à-dire la croyance des médecins en leur infaillibilité. En tout cas le personnage le plus ridicule de la pièce est Argan, qui ne représente pas un préjugé, mais une manie, une phobie et une lâcheté, à savoir la peur de la mort. Ne voyez-vous pas qu’Argan, aussi bien qu’aux médecins, pourrait s’adresser aux somnambules ou aux devineresses et serait juste aussi comique ? Et les somnambules et devineresses ne sont pas un préjuge social. Donc l’essence de la comédie du Malade imaginaire, c’est la terreur de la mort, l’hypnotisation du tombeau, ce qui est le mouvement le plus naturel du monde, et c’est ce mouvement naturel qui est attaqué, qui est, si vous voulez, le plus attaqué, dans cette pièce.

Dans le Bourgeois gentilhomme ? Cette fois je donne les mains. Oui, ridiculiser « le Bourgeois gentilhomme » c’est bien ridiculiser un préjugé, le préjugé de la gentilhommerie, le préjugé qui consiste à croire qu’à être noble on est quelque chose de plus que si on ne l’était pas. Encore pourrais-je dire, encore dois-je dire que ce que Molière ici ridiculise le plus c’est la vanité, laquelle est une passion naturelle, comme la manie du bel esprit et l’ambition, qui est une passion naturelle comme la gourmandise. Cependant tout préjugé étant à base d’une passion il y aurait sophisme à ramener tout préjugé à la passion qui est sa base sous prétexte que dans ce préjugé il y a une passion. La mensuration juste, si je puis m’exprimer ainsi, c’est de voir si la passion qu’on examine n’a qu’une forme, à savoir le préjugé, et alors c’est préjugé qu’il faut l’appeler. Or chez Monsieur Jourdain, l’ambition, la vanité, la galanterie même n’ont qu’une forme, à savoir le désir de passer pour gentilhomme. Monsieur Jourdain est un homme qui embrasse avec passion un préjugé et dont toute la passion et toutes les passions consistent ou convergent à embrasser un préjugé et par conséquent en le ridiculisant c’est le préjugé qu’on ridiculise.

Et il est très vrai aussi qu’en cette pièce la nature, la bonne nature, représentée par Madame Jourdain et par Nicole, raille victorieusement Monsieur Jourdain.

Voilà, à mon avis, la seule pièce de Molière où soit justifiée la théorie qui veut que Molière ce soit le préjugé vaincu et la nature intronisée.

Autre théorie : Dans Molière, tous ceux qui veulent contrarier la nature sont bafoués. « Par la confiance qu’il a dans la nature s’explique encore et surtout le caractère de sa satire, si, comme on le sait, il ne l’a jamais dirigée que contre ceux dont le vice ou le ridicule est de masquer, de fausser, d’altérer, de comprimer et de vouloir contraindre la nature. » Ici l’on apporte des exemples à l’appui de la théorie. Les gens qui, comme dit Pascal, masquent la nature et la déguisent, ce sont : « précieuses de toute espèce, marquis ridicules, prudes sur le retour, barbons amoureux, bourgeois qui veulent faire les gentilshommes, mères de famille qui jouent à la philosophie, sacristains ou grands seigneurs qui couvrent de l’intérêt du ciel leur fier ressentiment, les Don Juan et les Tartuffe, les Philaminte et les Jourdain, les Arnolphe, les Arsinoé, les Acaste et les Magdelon, les Diafoirus et les Purgon. »

L’indécision, l’incertitude de la théorie se marquent ici au pêle-mêle singulier des personnages assemblés comme représentants de « l’antiphysis », comme êtres contre nature : Philaminte et Don Juan, Tartuffe et Arnolphe, Arsinoé et Acaste... Philaminte veut s’élever au-dessus de la nature ? Soit. Et Don Juan ? Est-ce qu’il ne suit pas la nature tout simplement ? Est-ce qu’il la masque ? Est-ce qu’il la déguise ? Est-ce qu’il « s’en distingue » ? Est-ce qu’il « en sort » ? Est-ce qu’il « affecté la prétention de la gouverner et de la réduire » ? Il fait tout précisément le contraire.

Tartuffe enseigne à mépriser les mouvements naturels, mais du reste il les suit tous, de sorte qu’il est difficile de dire si, en écrasant cet infâme, Molière a voulu montrer la nature triomphante de ceux qui veulent la contrarier chez les autres ou vaincue en la personne d’un homme qui la suivait et lui obéissait de tout sou cœur.

Arnolphe est-il de ceux qui masquent la nature et la déguisent et n’est-il pas le personnage le plus naturel du monde et le plus nature avec son égoïsme de primitif, de sauvage, de Fuégien, qui ne songe même pas à se dissimuler et qui a pour essentiel élément de son comique la naïveté même et le cynisme ?

On me répondra : « Il suit la nature pour son compte ; mais il la contrarie dans Agnès ! »

– Mais c’est le contraire ! Il ne contrarie pas la nature dans Agnès, il la laisse dans sa nature et c’est précisément la bêtise qu’il a faite et qu’il fait. Arnolphe est tout à fait, d’un bout k l’autre de son rôle, avec la nature ; c’est contre la raison qu’il est et c’est en quoi il est ridicule et c’est par quoi ou à cause de quoi il est vaincu ; mais il n’a absolument rien d’antinaturel et d’antiphysique.

Quel rapport y a-t-il entre Arsinoé, médisante, concertée et hypocrite, et Acaste, avec sa fatuité ingénue, si ingénue, si naïve qu’elle semble beaucoup moins d’un homme de cour que d’un « joli cœur » de barrière ? Comment peuvent-ils être rangés dans la même catégorie de caractères et dans celle des gens qui altèrent la nature et qui la contrarient ?

Entraîné par la théorie on en vient à ne pas voir les personnages les plus gros, les plus énormes de Molière et à assurer qu’ils n’existent pas ! « C’est ainsi que Molière ne s’en est point pris au libertinage ou à la débauche, qu’il ne s’en est point pris à l’ambition, qu’on ne voit même pas qu’il ait eu l’intention de les attaquer jamais. En effet ce sont des vices qui opèrent dans le sens de l’instinct, conformément à la nature ; ce sont vices qui s’avouent et au besoin dont on se pare. Quoi de plus naturel à l’homme que de vouloir s’élever au-dessus de ses semblables, si ce n’est de vouloir jouir des plaisirs de la vie. »

Voilà donc Molière qui n’a jamais attaqué ni voulu attaquer l’ambition. Qu’est-ce donc que Tartuffe dans l’ordre tragique et Monsieur Jourdain dans l’ordre comique ? Tartuffe n’est-il pas un homme qui veut s’élever au-dessus de ses semblables, qui capte les héritages et les donations pour arriver à la puissance que donne l’argent, et n’y a-t-il nul rapport entre Tartuffe et Rodin et Bel Ami ?

Jourdain, moins sinistre et point du tout gredin, n’est-il pas l’homme qui cherche savonnette à vilain et à se faire de belles relations pour qu’on parle de lui dans la chambre du roi et pour y entrer un jour, et n’y a-t-il nul rapport entre Monsieur Jourdain et Samuel Bernard ? Molière n’a pas attaqué l’ambition !

Molière ne s’en est jamais pris non plus au libertinage et à la débauche. Qu’est-ce donc... d’abord que ce même Tartuffe (en qui Molière, tant il le hait, a accumulé les vices et les appétits) et qui convoite la femme de son bienfaiteur et de son hôte ; et qu’est-ce donc que Don Juan ? Que faudrait-il que Molière eût écrit pour être reconnu comme ayant attaqué l’ambition, le libertinage et la débauche ? Mais quoi ? ambition, libertinage et débauche sont dans le sens de la nature et par conséquent il ne se peut pas que Molière les ait attaqués, et s’il les a attaqués cependant, il reste à dire que ce n’est pas vrai, car s’il les avait attaqués la théorie serait fausse et l’on sent bien que ce n’est pas possible.

Ce qui prouve encore que Molière est toujours avec la nature, même vicieuse et honteuse, ce sont les paroles d’Angélique dans George Dandin : « Je veux jouir, s’il vous plaît, de quelque nombre de beaux jours que m’offre la jeunesse et prendre les douces libertés que l’âge me permet. » Le voilà, dit-on, cri de la nature, le voilà bien. « Suivons donc la nature, voilà pour Molière la règle des règles, j’entends celle qui règle les autres et à laquelle, donc, il faut qu’on les rapporte toutes. » Il y a peut-être quelque exagération ou quelque écart à supposer que Molière a choisi Angélique pour être l’interprète le plus fidèle et truchement le plus exact de sa philosophie et pour formuler la règle des règles. C’est le procédé constant de Rousseau que de prendre le personnage qui lui est le plus antipathique pour le solidariser avec Molière, pour le considérer comme la sarbacane de Molière, pour le confondre avec Molière lui-même et pour mépriser Molière en lui ; mais c’est un procédé de barre plus que de tribunal.

J’ajoute qu’Angélique ne plaide point du tout une thèse générale, qui serait le seul cas où l’on serait – très peu mais quelque peu – autorisé à supposer que Molière parle par sa jolie bouche ; elle plaide son cas qui est celui-ci : on l’a épousée sans qu’elle y consentît, et avant les paroles qu’on nous cite et qu’on nous cite comme la pensée centrale de la philosophie de Molière elle dit : « La foi que je vous ai donnée ! Moi ? Je ne vous l’ai point donnée de bon cœur et vous me l’avez arrachée. M’avez-vous, avant le mariage, demandé mon consentement, et si je voulais bien de vous ? Vous n’avez consulté, pour cela, que mon père et ma mère ; ce sont eux proprement qui vous ont épousé, et c’est pourquoi vous ferez bien de vous plaindre toujours à eux des torts que l’on pourra vous faire. Pour moi, qui ne vous ai point dit de vous marier avec moi et que vous avez prise sans consulter mes sentiments [le dit-elle assez ?], je prétends n’être point obligée à me soumettre en esclave à vos volontés, et je veux jouir s’il vous plaît... »

Réduite à une plaidoirie pour un cas particulier, la tirade ne vaut pas comme doctrine de Molière lui-même et ce n’est pas Molière que représente Angélique et c’est bien plutôt « Mademoiselle Molière » et je ne crois pas que ce soit la même chose.

De même on soutient que si Molière a attaqué les médecins, c’est par adoration de la nature et parce que les médecins prétendent contrarier la nature en s’opposant à la mort ; la mort est naturelle et voilà pourquoi Molière a détesté les médecins. D’abord détester les médecins parce qu’ils s’opposent à la mort, laquelle est naturelle, ce serait un mysticisme naturiste ou un fatalisme oriental qui me paraît assez éloigné de l’esprit de Molière et aucun mysticisme n’est moliéresque ; ensuite le raisonnement aurait quelque apparence de raison, si Molière avait reproché aux médecins de guérir et, ainsi, de s’opposer à la mort et contrarier la nature ; mais il leur reproche de ne guérir point et même il les accuse d’aider la nature à nous faire mourir. Il n’est donc pas du tout dans le sens de la nature en attaquant les médecins comme il les attaque et plutôt il est contre elle.

On pourrait lui dire : « Quoi ! Vous reprochez aux médecins de ne point guérir ?

– Sans doute.

– Vous voudriez donc qu’ils guérissent !

– Il y a apparence.

– Malheureux ! Mais alors vous n’avez pas le culte de la nature et le ferme propos d’obéir ponctuellement à tous ses desseins !

– Mon Dieu !

– Vous n’êtes pas naturiste !

– Point tant que cela, non ; il est même possible que je ne le sois point du tout. »

Enfin, on nous dit encore : Si tous les personnages qui s’opposent à l’instinct de la nature sont moqués par Molière, « à l’inverse tous ceux qui suivent la nature, la bonne nature, les Martine et les Nicole, son Chrysale et sa Madame Jourdain, son Agnès, son Alceste, son Henriette, avec quelle sympathie ne les a-t-il pas toujours traités ! « Voilà ses gens, voilà comme il faut en user ! » Tels qu’ils sont, ils se montrent ; ils font ressortir, ils mettent dans son jour la complaisance universelle et un peu vile de Philinte, l’égoïsme féroce d’Arnolphe, la sottise de Monsieur Jourdain, les minauderies prétentieuses d’Armande ou la préciosité solennelle de Philaminte. »

Je remarque ici que la théorie ne doit pas être très sûre puisqu’elle ne produit pas, puisqu’elle ne fournit pas des jugements concordants sur les personnages, puisque, toujours en s’appuyant sur elle, on nous range le même personnage, tantôt parmi les servants de la nature, tantôt parmi ceux qui la contrarient. Dans le texte que je viens d’extraire, l’homme qui est dans le sens de la nature c’est Alceste, et il est le personnage chéri de Molière, il est son Alceste, et Philinte, contrariant la nature, puisqu’il la déguise, est un complaisant « universel et un peu vil » que Molière méprise et ridiculise. Or dans le même article, Philinte nous est donné comme étant, dans l’esprit de Molière, l’honnête homme de la pièce et comme étant le porte-parole de Molière – et il nous est donné encore comme n’étant pas plus qu’Alceste l’idéal de Molière mais une partie seulement de la pensée de Molière. Texte où Philinte est donné comme l’honnête homme de la pièce et le porte-parole de Molière : « L’homme, dit Voltaire, est comme le reste de la nature, ce qu’il doit être ». Molière n’avait pas dit autre chose par la bouche de Philinte, l’honnête homme du « Misanthrope » : « Je prends tout doucement les hommes comme il faut. » Texte où Philinte est donné comme ne représentant qu’une partie de la pensée de Molière, tandis qu’Alceste représente l’autre : »On ne le peut pas plus qu’on ne peut rendre Molière solidaire, dans son Misanthrope, d’Alceste ou de Philinte... Dans le Misanthrope, la sincère Éliante départage Alceste et Philinte... » [prend, entre Alceste et Philinte un tiers parti]. Cela fait trois Philinte ; un Philinte qui est sympathique à Molière comme étant dans le sens de la nature ; un Philinte qui est à contresens de la nature et antipathique à Molière ; un Philinte qui est une partie seulement de la pensée de Molière et qui par conséquent doit avoir un pied dans la nature et un pied dans l’antiphysis. Or, que se laissant conduire par une théorie et éclairer par elle, un critique trouve jusqu’à trois, significations à un personnage, la première absolument contraire à la seconde et une troisième contredisant les deux autres cela prouve que la théorie est peu sûre, cela prouve que le guide trompe et que le flambeau vacille.

Pour les autres, je remarque que Martine, Nicole, Chrysale, Madame Jourdain, Alceste et Henriette suivent peut-être tous la nature, la bonne nature, mais qu’ils ont des façons bien différentes de la suivre. Agnès est dans le sens de la nature par sa stupidité et par sa sensualité prompte à éclater ; Alceste est dans le sens de la nature par sa franchise, sa rapide pénétration des défauts des hommes et la force d’âme par laquelle il bride la mensualité pour ne pas être humilié à lui obéir. La nature enseigne et inspire des états d’âme bien divers.

Henriette et Madame Jourdain sont toutes les deux dans le sens de la nature. Je veux bien, mais l’une est très spirituelle et l’autre très vulgaire, l’une inaccessible à l’irritation et l’autre colérique, criarde et acariâtre, l’une incapable de jalousie et l’autre brûlante de jalousie. Que de choses dans la nature ? Tout y est, je le reconnais ; mais c’est pour cela que c’est clef à toutes portes et c’est de ces clefs qu’il ne faut pas se servir, parce que ce qui peut tout prouver ne prouve lien.

Et c’est ainsi que je me demande souvent, devant ces personnages qu’on me présente les uns comme naturels, les autres comme antinaturels, qui est le plus « dans le sens de la nature » de celui qu’on me présente comme naturel et de celui qu’on me présente comme contre nature. Alceste et Philinte reviennent toujours : lequel est le plus naturel de la rude franchise ou de la complaisance nonchalante ? Tous les deux sont des mouvements naturels et je serais curieux qu’on démêlât lequel l’est le plus. Vouloir vivre de bonne soupe, comme Chrysale, est très naturel ; mais avoir de la curiosité, ce qui est pour quoi on s’instruit, est très naturel aussi. Martine est certainement un enfant de la nature ; mais vouloir épouser une jolie fille qui a de la fortune et obtenir les faveurs d’une jolie femme mariée est aussi très naturel, et Trissotin n’est pas contre nature le moins du monde ; et ne vous semble-t-il pas qu’Arnolphe et Sganarelle, qui ne veulent pas être cocus, sont des sots, à coup sûr, mais obéissent à un sentiment qui est dans la nature, de façon, aussi, très incontestable ?

Notez que, huit fois sur dix, c’est à la vanité que Molière s’en prend et s’attaque ; or plus vous descendez dans les classes que l’on répute comme étant le plus près de la nature, plus vous trouvez partout la vanité qui est une tendance presque absolument universelle.

Enfin rien n’est plus difficile que de décider lesquels sont plus « dans le sens de la nature », de ceux que Molière attaque ou de ceux qu’il favorise.

On nous présente un dernier argument, qui du reste est très pertinent, à savoir les servantes de Molière. C’est une chose très significative, nous dit-on, que très souvent pour soutenir la thèse à laquelle il tient, Molière ait choisi des servantes. C’est Dorine, c’est Martine, c’est Nicole. N’est-ce point, nous dit-on, la preuve que ce sont les êtres les plus proches de la nature que Molière charge de faire la leçon à ceux qui s’en éloignent ? « Considérez seulement la place qu’y tiennent – je ne dis pas les soubrettes, mais les servantes – la Nicole du Bourgeois gentilhomme ou Martine encore dans les Femmes savantes, vraies filles de la nature s’il en fat, qui ne font point d’esprit comme la Nérine de Monsieur de Pourceaugnac ou comme la Dorine du Tartuffe, mais dont le naïf bon sens s’échappe en saillies proverbiales et qui ne nous font rire, qui ne sont comiques ou drôles, qu’à force d’être vraies. Ne semble-t-il pas qu’elles sont là pour nous dire que tout ce qu’on appelle du nom d’instruction ou d’éducation, inutile où la nature manque, ne peut là où elle existe que la fausser en la contrariant ? Un seul mot d’elle suffit pour déconcerter la science toute neuve de Monsieur Jourdain ou pour fermer la bouche à la majestueuse Philaminte, et ce mot elles ne l’ont point cherché ; c’est la nature qui le leur a suggéré, cette nature que leurs maîtres, en essayant de la perfectionner, n’ont fait, nous le voyons, qu’altérer, que défigurer, que corrompre en eux. Ou, encore, tandis que leurs maîtres, à chaque pas qu’ils font, s’enfoncent plus avant dans le ridicule, elles sont belles, elles, si je puis ainsi parler, de leur simplicité, de leur ignorance et de leur santé. »

L’argument est bon et je commencerai par y ajouter. La tendance de Molière à faire présenter les thèses qui lui sont chères par des servantes est si forte qu’elle l’amène à de véritables bizarreries dans l’attribution des offices. On peut s’étonner que le grand plaidoyer, un des deux grands plaidoyers au moins, contre Tartuffe soit confié par lui à Dorine et que le grand plaidoyer contre les Femmes savantes soit mis par lui dans la bouche de Martine, qui, congédiée le matin et rentrée comme furtivement, aurait si grand intérêt à la tenir fermée ? Pour qu’il fasse de pareilles fautes contre l’art, il faut que Molière ait pour les servantes une dévotion toute particulière qui aurait dû lui faire trouver grâce auprès de Jean-Jacques Rousseau. Molière est essentiellement ancillaire.

Mais après avoir déclaré l’argument très bon et avoir montré qu’on pouvait même y ajouter, examinons-le en son fond. Encore que je n’entende point du tout « l’éducation inutile où la nature manque », ne sachant pas, ne voyant pas où manque la nature ; encore que je n’estime pas qu’il faille triompher de ce que Nicole déconcerte la science de Monsieur Jourdain, puisqu’on reconnaît que cette science est toute neuve et donc ébranlable à la première atteinte ; et encore que Philaminte ait la bouche fermée, non pas par la force invincible des apophtegmes de Martine, mais par le mépris qu’elle fait d’eux, je trouve qu’il y a dans cette observation, à la prendre en général et non dans son détail, une idée fort considérable sur laquelle il est probable que je reviendrai.

Mais pour ce qui est de démontrer que Molière met la nature brute au-dessus de la culture, je ne crois pas que cette page le démontre le moins du monde.

Ce qu’il faudrait examiner, c’est non pas ce que sont ces servantes raisonneuses, mais ce qu’elles disent, et bien considérer si ce qu’elles prêchent, c’est ce mouvement spontané de la nature que l’on assure que Molière approuve, exalte et intronise. Or, ou je ne comprends pas du tout les textes ou c’est ce qu’elles ne recommandent pas du tout, ce n’est pas leur thèse et, par conséquent, ce n’est pas la thèse de Molière.

Dorine est avant tout une satirique : portraits satiriques de Daphné et de son petit époux, et de Madame Oronte ; portrait satirique d’Orgon, narra don satirique de la maladie d’Elmire et des déportements de Tartuffe pendant cette indisposition ; épigrammes adressées à Orgon, épigrammes adressées à Tartuffe ; voilà le principal de son rôle. Là où elle plaide elle ne soutient que deux thèses, la première qu’il est scandaleux que Tartuffe agisse en maître dans la maison, et il n’y a aucun naturisme là-dedans, la seconde est qu’à marier une fille contre son gré, il y a un grand danger pour le mari, et cette fois voilà une thèse naturiste ; mais ce n’est pas, ce me semble, pour lui donner de l’autorité que Molière l’a mise dans la bouche d’une servante, puisque cette même thèse il la met, en ses Femmes savantes, dans la bouche d’Henriette.

Mais Dorine est surtout, nous dit-on, une femme d’esprit ; j’en suis bien d’avis ; occupons-nous donc de celles des servantes de Molière qui sont véritablement des « filles de la nature » et des femmes « de bon sens naïf » ; occupons-nous de Nicole et de Martine.

Les voyons-nous plaider pour l’instinct naturel ? Martine plaide pour l’incorrection grammaticale, pour la souveraineté du mari dans le ménage, pour l’ignorance chez le mari comme chez la femme. Peut-on soutenir sérieusement, et même avec quelque chose de l’accent lyrique que Molière prend ici pour truchement et pour interprète de sa pensée, mademoiselle Martine ? Molière ferait dire par Martine, comme étant sa pensée à lui, que le mari ne doit savoir ni A ni B après avoir fait dire à Clitandre qu’une femme doit avoir des clartés de tout ? Il ferait dire par Martine, comme étant sa pensée à lui, que le mari doit, si sa femme dispute avec lui, rabaisser son ton avec quelques soufflets, lui qui nous a présenté avec quelque sympathie, ce me semble, Henriette, laquelle ne paraît pas sans doute une femme à souffrir qu’on la traite jamais de la sorte ? Les tirades de Martine au dernier acte des Femmes savantes ne sont pas du tout une thèse ; elles ne sont que gaietés de fin de pièce et aussi moyen de mettre une fois de plus en vive lumière la faiblesse de Chrysale qui applaudit aux propos de Martine et qui, l’instant d’après, va obéir une fois de plus à sa femme. Et dès lors que devient Martine représentant la pensée de Molière et Molière confiant aux filles de la nature la défense de leur mère ?

Présenter les servantes de Molière comme défenseurs des droits de la nature, c’est dénaturer leur caractère. Ce qu’elles représentent, c’est le bon sens, le bon sens du peuple ou de la bourgeoisie moyenne, le bon sens traditionnel, le bon sens proverbial, ce sont ses Sancho Pança, et c’est pour cela que, Sancho lui-même, il leur a fait une si large place dans son œuvre. Brunetière a parfaitement raison de signaler chez les servantes de Molière « le naïf bon sens qui s’échappe en saillies proverbiales », et Molière lui-même a bien raison encore en signalant, à l’inverse chez Philaminte, l’horreur « des proverbes traînés dans les ruisseaux des halles ». Les servantes de Molière sont- le parterre lui-même, un parterre qui est sur la scène comme le chœur antique, dont, aussi bien, elles jouent très souvent le rôle.

 

Ille bonis faveatque et consilietur amice

Et regat iratos, et amet peccare timentes...

 

Je crois donc qu’il faut laisser de côté cette théorie de Molière apôtre de la nature. C’est précisément parce qu’il ne l’est point que Rousseau ne peut pas le souffrir. Molière est l’apôtre du bon sens et c’est-à-dire de l’opinion moyenne du public qu’il a sous les yeux et qu’il veut satisfaire, il a cette intelligence impersonnelle qui s’appelle le bon sens. Il a cette intelligence impersonnelle qui consiste à n’avoir pas d’idées, mais à avoir sûrement, avec une justesse de coup d’œil absolue, les idées de tout le monde, les idées où la pluralité, au moins, se range ou va se ranger.

Il est homme d’intelligence impersonnelle, d’abord parce qu’il sent bien qu’il faut qu’il le soit, comme un homme en contact immédiat avec le public, et le dramatiste est ici dans les mêmes conditions que le publiciste ou l’orateur politique ; mais il l’est aussi en soi de tempérament et de naissance. Car le dramatiste qui a une intelligence personnelle la montre quelquefois, à tous risques et le plus souvent à son dam, et blesse le public par le heurt même de l’intelligence personnelle rencontrant l’intelligence impersonnelle. Cela est arrivé à Corneille avec Polyeucte, avec Théodore ; cela est arrivé à Racine avec Phèdre et avec Athalie ; cela est arrivé plusieurs fois à Dumas fils et cela n’est guère arrivé à Molière qu’avec, peut-être, l’École des maris et avec le Misanthrope.

Cela n’empêche point que l’on ait du génie, le génie de son métier par exemple, et Molière avait celui-ci à miracle ; cela n’empêche même point que l’on soit très intelligent, et Molière l’était. Seulement il y a plusieurs manières d’être intelligent.

Il y a une intelligence qui consiste à penser d’une manière originale et du reste forte, et ceux qui sont doués de cette intelligence-là choquent d’ordinaire le public de leur temps et ont de l’influence sur la génération suivante.

Il y a une intelligence très honorable encore qui consiste, comme a dit Nisard en termes excellents, à « exprimer les idées de tout le monde dans le langage de quelques-uns ». Le tort de Nisard n’est que d’avoir cru que c’est en cela que consiste le génie et, à ce compte, Descartes, Pascal et Rousseau ne seraient point des hommes de génie, mais encore, que l’on puisse être un homme de génie en couvrant exactement la définition de Nisard, c’est une chose que j’estime très vraie. Or c’est là précisément, en tant qu’intelligence, le génie propre de Molière.

Comme homme à idées, Molière est un homme qui n’en a pas ; mais qui encore est un génie intellectuel en ce sens, que, comprenant les idées de sens commun autant que personne et plus distinctement que personne, il les exprime d’une façon que voudraient avoir trouvée tous ceux qui les ont.

Remarquez de plus, et c’est ce qui explique le succès intellectuel de Molière, non seulement auprès de ses contemporains, mais auprès de la postérité, que Molière a un flair merveilleux ou du moins bien remarquable pour démêler parmi le « sens commun » de son temps le « sens commun » qui a des chances de ne pas varier et d’être éternel. Il a pris surtout du sens commun de son temps ce qui est toujours sens commun. Il sera toujours vrai, dans les parties moyennes de l’humanité, qu’à jeune femme il faut jeune mari et qu’il ne faut pas trop asservir les femmes si l’on ne veut pas qu’elles se révoltent ; que les importuns sont insupportables ; qu’il y a des « grands seigneurs méchants hommes » qui sont ; libidineux et qui désunissent les ménages et qu’ils méritent les feux éternels ; que la franchise est une chose « noble », mais qu’il ne faut pas être sincère ; que beaucoup de médecins sont charlatans ; que beaucoup de gens d’église sont des écornifleurs ; que l’avarice est très ridicule ; qu’il ne faut pas sortir de sa sphère ; que les femmes doivent être des ménagères et qu’il ne faut pas trop s’écouter quand on est malade.

La supériorité de Molière en fait d’idées, c’est d’avoir très sûrement démêlé celles de son public qui devaient très probablement être celles du public de tous les temps ou du public, au moins, de quelques siècles après lui.

Molière est donc l’homme du sens commun et, à cause de cela, loin qu’il soit l’homme de la nature, il est l’homme du « sens social » par excellence car s’il n’y a pas identité entre sens commun et sens social, il y a rapports très étroits.

Vous avez du « bon sens », du « sens commun », et c’est-à-dire une façon générale de comprendre les choses qui est celle de tout le monde, pourquoi ? D’abord parce que vous êtes ainsi, évidemment ; mais ensuite parce que vous sentez sourdement qu’à avoir une intelligence personnelle, qu’à comprendre les choses d’une façon particulière, vous vous isoleriez vous briseriez le lien le plus fort qui vous unit à vos concitoyens, à vos compatriotes, même, peut-être, avec les humains ; vous feriez sécession. « L’hérétique, disait Bossuet, est celui qui a une opinion particulière », autrement dit l’hérétique est l’homme qui pense. De même l’hérétique social est l’homme qui a une idée qui est à lui, l’homme qui n’a pas le sens commun, et qui, à cause de cela, forcément, est rejeté par la communauté, qu’il écarte.

Il n’y a peut-être de différences entre le sens commun et le sens social que celle-ci, que le sens social est le sens commun qui a pris conscience de lui-même et que le sens commun est le sens social sans le savoir, le sens social instinctif, le sens social inconscient ou subconscient. L’homme de sens commun suit le troupeau parce qu’il en est, avec peut-être un sentiment sourd qu’il faut le suivre pour qu’il soit et qu’il dure. L’homme de sens social suit le troupeau parce qu’il sait et parce qu’il sait se dire que le troupeau est une chose nécessaire et qu’il ne vit et dure qu’à la condition qu’il n’y ait pas de divergents.

Et Molière est le représentant du sens social de son temps comme du sens commun de son temps, parce que c’est la même chose au fond et qu’il ne peut pas l’être de l’un sans l’être de l’autre ; seulement qu’il le soit de l’un cela confirme qu’il le soit de l’autre et réciproquement.

Voyez. S’il ridiculise les malades imaginaires, c’est que le demi-malade qui « s’écoute » est une perte pour la société et se retranche d’elle comme membre actif ; s’il attaque les exploiteurs de religion, c’est que l’influence des exploiteurs de religion sur les poltrons qui ont peur de l’enfer peut devenir une tyrannie sociale et qu’il ne faut point de ces tyrannies de congrégations dans un état monarchique ; s’il attaque les médecins, c’est, tout de même, que l’influence des médecins sur les poltrons qui ont peur de la mort peut devenir une tyrannie sociale très analogue à celle des ecclésiastiques – et je fais toujours remarquer qu’il y a beaucoup d’analogie entre Orgon et Argan – et qu’il ne faut pas de ces tyrannies de corporation dans un bon état monarchique ; s’il est impitoyable pour un paysan qui a épousé une demoiselle, c’est qu’il ne faut pas sortir de sa classe ; s’il l’est pour un bourgeois qui fait le gentilhomme, c’est pour la même raison et pour celle-ci, plus générale, que ce genre d’ambition détraque un brave homme et lui fait faire toutes sortes de sottises, alors qu’il pourrait être utile en restant à son rang dans l’armée sociale ; s’il flagelle l’avare, c’est que l’avarice est un moyen de se soustraire aux charges que l’État s’ingénie à faire peser sur vous et un moyen de se dérober à l’effort général de la communauté ; s’il n’aime que modérément le misanthrope, c’est qu’Alceste est, comme Rousseau l’a très bien compris, un isolé, un individualiste, un sécessionniste, un homme d’opposition, d’opposition à la société mondaine, oui ; mais même d’opposition à la Cour (« laissons mon mérite, de grâce ») et qui refusera certainement une pension du roi si elle lui est offerte ; s’il abhorre « le grand seigneur méchant homme », c’est avant tout parce qu’il est méchant et qu’il n’y a rien de plus antisocial que la méchanceté ; c’est ensuite parce que le grand seigneur méchant homme est libidineux et que lâchasse au plaisir, per fas et nefas, est un terrible dissolvant de la société ; c’est enfin parce que le grand seigneur méchant homme fait détester an peuple et à la bourgeoisie le régime où les grands seigneurs ont encore une place considérable ; et même encore, s’il raille si fort chez les bons bourgeois la terreur maladive d’être trompés par leurs femmes, c’est qu’il n’y aurait plus de société possible avec cette peur poussée jusqu’à la manie, jusqu’à la phobie ; et la fameuse tirade de Chrysalde dans l’École des femmes, le célèbre éloge de l’état de cocu, n’est assurément (j’en parle plus loin) qu’une énorme bouffonnerie, une gaieté à la Rabelais ; mais elle contient fort bien cette vérité que s’il est grotesque de « tirer vanité de ces sortes d’affaires » et honteux de « les souhaiter pour de certaines causes » il est tout à fait contraire à l’ordre d’une société occidentale d’en avoir la terreur jusqu’à « emprisonner les femmes ». – « Sommes-nous des Turcs ? »

Le sens social français sent très bien que la terreur d’être trompé mène aux pratiques de harem et que les pratiques de harem sont destructrices d’une société qui repose sur la confiance des époux l’un envers l’autre comme sur une de ses plus fermes assiettes.

Sens commun et sens social comme, il était compris de son temps, ce qui n’est pas à dire qu’il soit compris très différemment aujourd’hui, c’est toute « la philosophie de Molière » qui n’avait pas du tout de philosophie.

Sens commun et sens social, c’est ce qui remplit toute son œuvre et c’est pour cela qu’il a été aimé de Louis XIV et détesté de Rousseau. Il est entre ces deux grands hommes, l’un lui donnant la main et l’autre lui montrant le poing.

Le grand monarchiste, le grand étatiste, le grand profiteur à la fois et mainteneur du sens social, voit très bien en Molière un appui du sens social et de la société telle quelle est faite, et il doit se répéter à lui-même :

 

Notre prince n’a pas de sujet plus fidèle.

 

Le grand anarchiste voit en Molière un homme qui n’aime point du tout les penseurs originaux, qui n’aime point les individualistes, qui n’aime point les hérétiques sociaux, et il fonce sur Molière comme sur son ennemi personnel, sans se tromper le moins du monde à cet égard.

Gœthe disait : « Guillaume Schlegel n’aime pas Molière. Ce n’est pas bête ; il a raison. Il sent que si Molière vivait il se moquerait de lui. » Rousseau est absolument sûr que si Molière vivait en 1770 il se moquerait de Rousseau et il est très avisé en en étant absolument sûr.

Ce n’est pas – car je voudrais qu’on ne se trompât point sur ce que je dis et qu’on ne me fît pas dire ce que je suis très loin de penser – ce n’est pas que Rousseau n’ait point lui aussi son sens social ; mais son sens social est très différent de celui de Molière et à très peu près contraire. Molière croit très évidemment que la santé sociale dépend du sens commun, du bon sens général auquel chacun obéira. Rousseau croit certainement que la santé sociale dépend de quelques-uns, non pas d’une classe supérieure et il n’est pas aristocrate, mais de quelques hommes, dont il est, apparaissant de temps en temps dans l’histoire et révélant la vérité aux hommes.

Or Rousseau sent que rien n’est plus éloigné que cela de la pensée de Molière qui, aimant les thèses et les pièces à thèses, n’aurait pas manqué, s’il avait eu une révélation à faire, de la faire en effet par quelque comédie retentissante ; et que Molière eût du génie, cela n’apaisait point Rousseau mais bien au contraire, puisque ce que Rousseau demande aux hommes de génie, à commencer par lui-même, c’est d’imposer aux hommes des vérités nouvelles et non pas de fortifier leurs préjugés en les revêtant d’une forme éclatante et puisque, à ce compte, plus Molière a de génie plus il se montre indigne d’en avoir, et il n’en manque pas ; mais il manque à celui qu’il a.

Retour au naturel, mais non pas à la nature, sens commun et sens social, toutes les idées générales de Molière me semblent contenues dans cette formule.

 

 

SA MORALE

 

D’après ce que nous avons dit des idées générales de Molière, on imagine sans doute que sa morale doit être assez faible. Elle est assez faible en effet et d’aucuns diront qu’elle est nulle.

La morale en effet n’est pas autre chose qu’un effort que font les hommes pour échapper à leur égoïsme naturel, aux inspirations et aux commandements de leur intérêt et, à peu de chose près, les idées moyennes des hommes ne sont pas autre chose que les résultats des réflexions qu’ils ont faites sur leur intérêt bien entendu. Il s’ensuit que les idées moyennes de tous les temps conduisent à une morale qui n’est point absolument méprisable, rosis qui n’a rien d’héroïque, ni de noble, ni d’élevé, ni même de véritablement respectable.

La morale moyenne de tous les temps, c’est la morale de l’expérience. On a dit de La Fontaine et de Molière qu’ils sont moraux comme inexpérience. C’est absolument véritable. Mais, je vous prie de considérer ceci, est-ce que l’expérience est morale ? Elle est surtout démoralisante.

Qu’est-ce qu’elle enseigne ? À être prudent. Elle n’enseigne que cela. Détail : être résigné, n’être pas ambitieux, n’être pas aventureux, n’être pas chevaleresque, n’être pas généreux, ne pas se mêler des affaires des autres, ne pas se dévouer aux autres, être économe, ne pas s’occuper des affaires de son pays, ce qui vous fait des ennemis et des amis aussi, mais qui finissent toujours par vous trahir, à ne pas mentir mais à dissimuler sans cesse les vérités qu’on aurait à dire, les exprimer ne vous mettant que des embarras inextricables, n’avoir aucune passion, ni bonne ni mauvaise, les mauvaises vous mettant très mal en point, mais les bonnes vous faisant presque autant de mal que les mauvaises, n’être pas méchant, mais n’être pas bon, n’être pas vicieux, mais à n’avoir qu’une vertu traitable et une sagesse avec sobriété ; en un mot être médiocre, toujours médiocre, médiocre en tout, médiocre avec persévérance, médiocre avec obstination, implacablement médiocre.

Voilà la morale de l’expérience.

C’est exactement celle de Molière.

Parcourez encore une fois ses pièces à ce nouveau point de vue.

Il ne faut pas être étourdi : c’est très vrai, mais il n’y a pas de belles et hautes actions sans un peu d’étourderie et il le faut bien ; car si l’on réfléchissait pesamment sur les belles actions qu’il vous vient à l’esprit de faire il est assez probable qu’on n’en ferait jamais aucune.

Il ne faut pas faire de l’esprit : c’est juste ; mais il faut cependant cultiver son esprit en s’exposant, si l’on n’a point de chance, à tomber dans l’affectation, et le mérite est précisément de courir ce péril et l’on n’a aucun mérite à rester dans sa grossièreté initiale.

Il faut éviter toute affectation : eh ! Sans doute, mais il faut cependant surveiller ses paroles, ses écritures et ses manières, en s’exposant par-là à devenir maniéré, et le mérite est de s’exposer à cela dans le désir de n’être pas un butor.

Il faut éviter la franchise brutale : sans doute, mais s’il y a un commencement d’orgueil dans la franchise, il y a plus qu’on commencement de lâcheté et une notable peur des coups dans le silence ou dans la complaisance infatigable et l’approbation perpétuelle.

Il ne faut pas être dévot : peut-être ; mais écarter les hommes du chemin qui conduit à la sainteté est d’une moralité que l’on peut défendre, mais qui encore est un peu contestable.

Il ne faut pas être avare : incontestablement ; mais il ne faut pas avoir l’air de donner raison au fils et à la fille d’un avare qui, parce qu’il est avare, ont perdu tout respect pour leur père.

Il ne faut pas sortir de sa classe : par de mauvais moyens et ridiculement, non ; mais en soi vouloir s’élever dans l’échelle sociale est une ambition légitime, où il y a des risques, qui par conséquent demande un certain courage, et encore qui est utile à la société, et on ne doit pas la ridiculiser sans réserves.

Il ne faut pas, quand on est femme, être savante : pourquoi ? Parce que les femmes qui s’instruisent courent le risque du ridicule ? Eh bien ! Les hommes aussi ? Ni plus ni moins, et détourner par cette menace du ridicule, toute une partie de l’humanité des hauts exercices intellectuels et de tout exercice intellectuel il semble que c’est avoir un certain goût, non seulement de la médiocrité, mais de l’abaissement, de l’avilissement, de l’enlisement ; c’est plus peut-être et il est terrible et il a du vrai le mot de Mme de Lambert : « Depuis qu’on a fait une honte aux femmes d’être instruites, honte pour honte elles ont choisi celle de la galanterie ».

Il ne faut être ni libertin ni méchant, ni surtout libertin par méchanceté. Ici je n’ai rien à dire et cela est d’une morale irréprochable.

Mais voyez comme tout cela est bien la morale de l’expérience et uniquement de l’expérience et ne s’élevant pas au-dessus des leçons de l’expérience.

Le risque, éviter le risque, tout est là dans la morale bourgeoise et tout est là dans la morale de Molière. La prudence, toujours la prudence, c’est toute la morale de l’expérience et c’est toute la morale de Molière. Il est tout juste l’opposé de Corneille et de Nietzsche (presque toujours inspiré de Corneille). Nietzsche dit : « Il faut vivre dangereusement ». Corneille dit par toutes ses pièces ou par la plupart ou par les plus belles : « Il n’y a de beau que de vivre dangereusement et il n’y a de beau que d’agir contrai-renient à ses intérêts. » Molière dit : « Il faut vivre prudemment et conformément à ses intérêts bien entendus. Guenille si l’on veut, ma guenille m’est chère. » Et Corneille et Nietzsche frémiraient de cette moralité de guenille.

Chose assez curieuse, le seul acte de générosité, de chevaleresque que l’on trouve dans tout Molière, c’est à un coquin et par un homme qu’il déteste et qu’il méprise qu’il le fait accomplir : c’est Don Juan mettant l’épée au vent et s’élançant au combat un contre cinq pour défendre et sauver des gens qu’il ne connaît point du tout, de sorte qu’on dirait – certes il n’y pense pas le moins du monde – que Molière veuille indiquer que la prudence et une certaine couardise est le devoir de tout le monde, mais que la générosité et la bravoure imprudente existent aussi, mais encore qu’elles appartiennent à certains scélérats du reste parfaitement méprisables. On dirait seulement, mais je remarque que la seule pièce de Molière que je trouvais inattaquable au point de vue de la moralité, contient encore une immoralité, contient encore une chose que, comme leçon, on peut interpréter en sens immoral.

Et – ceci est le contrôle et, ce me semble, un bon contrôle – quel est le critérium de cette morale ? On juge assez bien d’une morale par son critérium. Kant nous dit : en face d’un acte à faire ou à ne pas faire, demandez-vous si vous voudriez qu’il fût érigé en loi générale des actions humaines, on juge par-là de toute la morale de Kant. Or quel est le critérium de la morale de Molière ?

C’est celui-ci : Ne soyez pas ridicule ; est à éviter tout acte qui peut vous ridiculiser. Voilà le critérium.

Ne soyez pas affecté, vous seriez ridicule ; ne soyez pas avare, vous seriez ridicule ; ne soyez pas dévot, vous seriez ridicule ; n’aspirez pas à sortir de votre classe, vous seriez ridicule ; ne soyez pas faux, vous seriez ridicule, mais ne soyez pas franc non plus ; il y a autant de ridicule à être franc qu’à être faux.

Dans Molière, le critérium de la morale est le ridicule.

Or il n’y a guère de critérium plus néfaste que ce critérium-là. Car, ridicule aux yeux de qui ? Aux yeux du plus grand nombre évidemment ; c’est le plus grand nombre qui fait la risée ; c’est le plus grand nombre qui décrète spontanément par le rire dont il accueille une chose que cette chose est ridicule. Par conséquent ce critérium du ridicule pousse les hommes à mettre tout leur effort à se rassembler les uns aux autres. Surtout en France ou la terreur du ridicule est incalculable. En Angleterre, l’excentricité est en honneur, au moins en une grande mesure. L’Anglais est flatté qu’un homme de sa race ait sa personnalité, même un peu drôle, et se distingue des autres, et tout le monde a remarqué que de leurs excentriques, même sans génie, les Anglais ne rient pas, mais sourient, avec une gaieté où il entre de l’indulgence et un grain d’estime. En France, le ridicule tue. Ne pas diminuer, mais centupler, au contraire, cette terreur que les Français ont du ridicule est donc d’une très mauvaise morale.

En France ce qui fait rire, c’est n’être pas exactement comme tous les autres, c’est l’originalité, c’est la personnalité. Les Français rient dès qu’ils voient quelqu’un qui porte un chapeau un peu différent de celui qu’on porte dans leur quartier. L’originalité leur paraît une bouffonnerie. Donner pour toute règle morale de ne se point faire moquer de soi, c’est donc recommander aux hommes de se ressembler strictement les uns aux autres, et Molière est ici très cohérent ; car de même que le vrai est pour lui ce que tout le monde pense, de même la vérité morale est d’agir comme tout le monde agit, sous peine d’être « tourné en ridicule auprès de bien des gens », et ce n’est pas Molière qui dit : « Tant pis pour qui rira ». Or il n’y a rien comme craindre de ne pas ressembler à tout le monde qui soit contraire à la vraie morale qui consiste précisément à vouloir être meilleur que les autres et à vouloir entraîner les autres à sa suite.

Dire aux hommes : craignez le ridicule et pour l’éviter copiez exactement les hommes que vous avez autour de vous ; confondez-vous, effacez-vous, obscurcissez-vous et noyez-vous dans la foule des autres, c’est leur crier : « Ne cherchez pas le mieux ; ils l’ont et vous l’avez si vous faites comme eux ; ne cherchez pas le vrai, il est trouvé, ils l’ont et vous l’avez si vous êtes comme eux. Il vous suffit, pour être ce que vous devez être, de regarder autour de vous et de refléter. » Un homme doit être ce que Stendhal voulait que fût un roman : « un miroir qui se promène sur une grande route ».

À ce compte aucun progrès, aucun bon changement, même tout petit, ne serait réalisable, aucune ascension vers un idéal, même médiocre, ne serait possible. Tous ceux qui ont fait faire un progrès à l’humanité ont été essentiellement excentriques et se sont moqués qu’on se moquât d’eux. Le spernere se sperni est une condition de l’amélioration des hommes.

Tous les excentriques ne sont pas des sages ; mais tous les sages sont des excentriques et font s’esclaffer les imbéciles.

C’est se mettre du parti des lâches que de recommander la médiocrité en toutes choses et c’est se mettre du parti des sots que de donner pour règle de conduite de ne jamais faire rire de soi.

Molière a substitué la morale du ridicule à la morale de l’honneur, et pour moi c’est avoir mis une immoralité ou plutôt une démoralisation à la place de la morale.

On connaît les accusations d’immoralité portées contre le théâtre de Molière par de très grands personnages, par Fénelon, par Bossuet, par Rousseau. J’en parlerai et non point pour accabler Molière ; car on verra que sur plusieurs points je le défendrai contre les réquisitoires, comme sur d’autres, il est vrai, je donnerai raison aux accusateurs.

Fénelon, très indulgent à son égard, se borne à dire qu’il lui est arrivé de donner un tour généreux au vice, et il me semble bien qu’il pense à Don Juan, et une austérité ridicule et odieuse à la vertu, et il me semble qu’il pense à Alceste (de quoi Rousseau se souviendra).

Bossuet piétine furieusement ce sévère réformateur des grands canons des petits maîtres et des affectations des précieuses, du reste approbateur d’une infâme complaisance chez les maris. C’est le grand argument contre Molière, qui a été cent fois répété depuis : il attaque les ridicules et non pas les vices ; il aurait fallu attaquer les vices et non pas les ridicules.

Je commence par discuter l’exemple pris par Bossuet : Molière approbateur d’une infâme complaisance pour les maris. Bossuet fait évidemment allusion à la scène VIII de l’acte IV de l’École des femmes, au discours de Chrysalde que je suis forcé de reproduire tout entier pour en faire juger. Arnolphe a prié Chrysalde à souper. Chrysalde arrive à l’heure dite et trouve Arnolphe bougon et très peu poli, ce qui l’incite, remarquez bien cela, à se moquer de lui :

 

Eh bien, souperons-nous avant la promenade ?

– Non, je jeûne ce soir.

 

répond Arnolphe.

 

– D’où vient cette boutade ?

 

demande Chrysalde.

 

– De grâce, excusez-moi : j’ai quelque autre embarras.

– Votre hymen résolu ne se fera-t-il pas ?

C’est trop s’inquiéter des affaires des autres.

– Oh ! oh ! si brusquement ! Quels chagrins sont les vôtres ?

Serait-il point, compère, à votre passion

Arrivé quelque peu de tribulation ?   

Je le jugerais presque à voir votre visage.

 

Il commence à railler. On voit qu’il va, pour se venger un peu du mauvais accueil et du souper manqué, dauber sur l’infortuné compère. Arnolphe lui répond :

 

Quoi qu’il m’arrive, au moins j’aurai cet avantage

De ne pas ressembler à de certaines gens

Qui souffrent doucement l’approche des galants.

 

Oh ! oh ! le compère devient agressif ! Eh bien, donnons-lui monnaie de sa pièce et servons-lui une mercuriale un peu cuisante :

 

C’est un étrange fait, qu’avec tant de lumières,

Vous vous effarouchiez toujours sur ces matières,

Qu’en cela vous mettiez le souverain bonheur,

Et ne conceviez point au monde d’autre honneur.

Être avare, brutal, fourbe, méchant et lâche,

N’est rien, à votre avis, auprès de cette tache ;

Et, de quelque façon qu’on puisse avoir vécu,

On est homme d’honneur quand, on n’est point cocu.

À le bien prendre au fond, pourquoi voulez-vous croire

Que de ce cas fortuit dépende notre gloire,

Et qu’une âme bien née ait à se reprocher

L’injustice d’un mal qu’on ne peut empêcher ?

Pourquoi voulez-vous, dis-je, en prenant une femme,

Qu’on soit digne, à son choix, de louange ou de blâme,

Et qu’on s’aille former un monstre plein d’effroi

De l’affront que nous fait son manquement de foi ?

 

Arnolphe n’écoute pas ses discours généraux ; il est trop absorbé et trop distrait par d’autres pensées. Il faut le piquer plus au vif. C’est ce que tout de suite fait Chrysalde :

 

Mettez-vous dans l’esprit qu’on peut du cocuage

Se faire en galant homme une plus douce image,

Que des coups du hasard aucun n’étant garant,

Cet accident de soi doit être indifférent ;

Et qu’enfin tout le mai, quoi que le monde glose,

N’est que dans la façon de recevoir la chose ;

Et pour se bien conduire en ces difficultés,

Il y faut, comme en tout, fuir les extrémités,

N’imiter pas ces gens un peu trop débonnaires

Qui tirent vanité de ces sortes d’affaires,

De leurs femmes toujours vont citant les galants,

En font partout l’éloge et prônent leurs talents,

Témoignent avec eux d’étroites sympathies,

Sont de tous leurs cadeaux, de toutes leurs parties,

Et font qu’avec raison les gens sont étonnés

De voir leur hardiesse à montrer là leur nez.

 

Arnolphe, tout en se doutant bien, car il n’est pas bête, que Chrysalde commence à se moquer de loi et prépare par cette concession oratoire un retour offensif proportionné à l’ampleur de la concession elle-même, ne peut se tenir d’être satisfait et il écoute toute cette tirade avec plaisir, quoique avec un peu d’inquiétude. Alors Chrysalde :

 

Ce procédé, sans doute, est tout à fait blâmable,

Mais l’autre extrémité n’est pas moins condamnable.

Si je n’approuve pas ces amis des galants,

Je ne suis pas aussi pour ces gens turbulents

Dont l’imprudent chagrin, qui tempête et qui gronde,

Attire au bruit qu’il fait les yeux de tout le monde,

Et qui, par cet éclat, semblent ne pas vouloir

Qu’aucun puisse ignorer ce qu’ils peuvent avoir.

Entre ces deux partis il en est un honnête,

Où dans l’occasion l’homme prudent s’arrête ;

Et quand on le sait prendre, on n’a point à rougir

Du pis dont une femme avec nous puisse agir.

 

Ici un sursaut d’Arnolphe. Chrysalde est ravi et ne se tient pas d’aise et il marque un point et il assène le coup :

 

Quoi qu’on en puisse dire enfin le cocuage

Sous des traits moins affreux aisément s’envisage ;

Et, comme je vous dis, toute l’habileté

Ne va qu’à le savoir tourner du bon côté.

 

Arnolphe s’emporte en paroles amères :

 

Après ce beau discours, toute la confrérie

Doit un remerciement à Votre Seigneurie ;

Et quiconque voudra vous entendre parler

Montrera de la joie à s’y voir enrôler.

 

Chrysalde souriant et imperturbable avec un geste aimable et nonchalant de protestation :

 

Je ne dis pas cela, car c’est ce que je blâme ;

Mais, comme c’est le sort qui nous donne une femme,

Je dis que l’on doit faire ainsi qu’au jeu de dés,

Où, s’il ne vous vient pas ce que vous demandez,

Il faut jouer d’adresse, et d’une âme réduite

Corriger le hasard par la bonne conduite.

 

Arnolphe, plus stupéfait encore qu’irrité, réplique, les bras fui tombant et la mine renversée :

 

C’est-à-dire dormir et manger toujours bien,

Et se persuader que tout cela n’est rien.

 

Chrysalde, railleur de son naturel et entraîné par le démon de la taquinerie sur la pente du paradoxe, en arrive enfin à faire cet éloge de l’adultère doux, de l’adultère discret et aimable, de l’adultère compensé par la bonne humeur et la bonne grâce de l’épouse, qui a fort scandalisé les austères :

 

Vous pensez vous moquer ; mais, à ne vous rien feindre,

Dans le monde je vois cent choses plus à craindre

Et dont je me ferais un bien plus grand malheur

Que de cet accident qui vous fait tant de peur.

Pensez-vous qu’à choisir de deux choses prescrites,

Je n’aimasse pas mieux être ce que vous dites,

Que de me voir mari de ces femmes de bien,

Dont la mauvaise humeur fait un procès sur rien,

Ces dragons de vertu, ces honnêtes diablesses

Se retranchant toujours sur leurs sages prouesses,

Qui, pour un petit tort qu’elles ne nous font pas,

Prennent droit de traiter les gens de haut en bas,

Et veulent, sur le pied de nous être fidèles,

Que nous soyons tenus à tout endurer d’elles ?

Encore un coup, compère, apprenez qu’en effet

Le cocuage n’est que ce que l’on le fait ;

Qu’on peut le souhaiter pour de certaines causes,

Et qu’il a ses plaisirs comme les autres choses.

 

Cette fois, comme aussi bien c’est ce que désirait Chrysalde, Arnolphe est exaspéré...

 

Moi, je serais cocu ? – Vous voilà bien malade !

Mille gens le sont bien, sans vous faire bravade,

Qui de mine, de cœur, de biens et de maison,

Ne feraient avec vous nulle comparaison.

 

N’est-il pas évident que dans tout ce discours Chrysalde n’est pas sérieux, que Chrysalde se divertit à échauffer la bile d’Arnolphe, que tout cela est gaillardise et raillardise, que tout cela est précisément un « sermon joyeux », comme on disait au XVIe siècle, et rien absolument autre chose ?

La preuve, c’est qu’au premier acte, alors qu’il est de sang-froid, alors qu’il ne songe qu’à donner de bons conseils de conduite à Arnolphe et non pas à le taquiner, alors qu’il n’est pas piqué contre lui parce qu’Arnolphe lui a refusé le souper qu’il lui a promis, il ne tient pas du tout le même langage et il en tient un très raisonnable sur le même sujet. Craignez d’être trompé, dit-il à Arnolphe, surtout parce que vous vous êtes infiniment moqué des maris trompés...

 

Qui rit d’autrui

Doit craindre qu’en revanche on rie aussi de lui.

J’entends parler le monde ; et des gens se délassent

À venir débiter les choses qui se passent ;

Mais, quoi que l’on divulgue aux endroits où je suis,

Jamais on ne m’a vu triompher de ces bruits.

J’y suis assez modeste ; et, bien qu’aux occurrences

Je puisse condamner certaines tolérances,

Que mon dessein ne soit de souffrir nullement

Ce que quelques maris souffrent paisiblement,

Pourtant je n’ai jamais affecté de le dire ;

Car enfin il faut craindre un revers de satire.

...

...

Ainsi, quand à mon front, par un sort qui tout mène,

Il serait arrivé quelque disgrâce humaine,

Après mon procédé, je suis presque certain

Qu’on se contentera de s’en rire sous-main ;

Et peut-être qu’encor j’aurai cet avantage.

Que quelques bonnes gens diront que c’est dommage.

Mais de vous, cher compère, il en est autrement.

...

 

Opposez ce langage qu’il tient au premier acte à celui qu’il tient au quatrième, vous verrez clairement qu’au quatrième Chrysalde ne dit pas un mot de sa pensée vraie et simplement « pousse la satire », et qu’à plus forte raison il est sans raison de dire qu’il est au quatrième acte l’interprète de la pensée de Molière et que Molière a cyniquement approuvé une infâme complaisance de la part des maris.

Bossuet a manqué ici de charité ou d’esprit de finesse.

Quant au reproche général : Molière a toujours attaqué les ridicules et non jamais les vices ; il est presque juste. On sait qu’il a été rappelé à satiété par Rousseau : « Molière attaque les vices ! Mais je voudrais bien que l’on comparât ceux qu’il attaque avec ceux qu’il favorise. Quel est le plus blâmable d’un bourgeois sans esprit et vain qui fait sottement le gentilhomme ou du gentilhomme fripon qui le dupe ? (Bourgeois gentilhomme). Dans la pièce dont je parle ce dernier n’est-il pas l’honnête homme ?... » – « Quel est le plus criminel d’un paysan assez fou pour épouser une demoiselle ou d’une femme qui cherche à déshonorer son époux (George Dandin). Que penser d’une pièce où le public applaudit à l’infidélité, au mensonge, à l’impudence de celle-ci et rit de la bêtise du manant puni ? » – « C’est un grand vice d’être avare et de prêter à usure ; mais n’en est-ce pas un plus grand à un fils de voler son père et de lui manquer de respect ? (L’Avare). Et la pièce où l’on fait aimer le fils insolent n’est-elle pas une école de mauvaises mœurs ? » – « Les honnêtes gens de Molière sont des gens qui parlent ; ses vicieux sont des gens qui agissent. » – « Examinez le comique de cet auteur : les vices de caractère en sont l’instrument et les défauts naturels en sont le sujet. »

C’est-à-dire, car la formule, trop condensée, est obscure, que Molière se sert des vices de l’un pour mettre enjeu et pour mettre en lumière les défauts de l’autre : son sujet, par exemple, est la bêtise d’Orgon, et son instrument pour mettre en jeu et pour mettre en lumière la bêtise d’Orgon, c’est Tartuffe.

Je suis plus qu’à demi de l’avis de Fénelon, de Bossuet et de Rousseau relativement à la morale de Molière. Mais puisque je n’en suis pas entièrement pour mettre les choses au point, au point, du moins, où je les vois, je commence par défendre Molière contre ce que je trouve excessif dans ces réquisitoires ; puis ce qu’il y a véritablement à reprendre dans la morale de Molière, et qui n’est pas peu de chose, je le dirai sans réticences à mon tour.

Il n’est pas vrai, comme le dit Fénelon, répété par Rousseau, que Molière ait donné un tour généreux au vice et une austérité ridicule et odieuse à la vertu. La première partie de cette phrase vise sans doute une scène, très courte, ou deux scènes, très courtes, de Don Juan. Molière, d’une part, a voulu être vrai et il savait qu’il est vrai que des grands seigneurs très vicieux et très méchants hommes ont encore de la générosité et du courage ; d’autre part, accumulant en Don Juan tous les vices, il a voulu, en lui laissant un reste des belles parties du gentilhomme, que le public le reconnût, reconnût en loi les Lauzun et les Vardes, ce qu’il n’aurait pas pu faire si l’auteur l’avait donné comme crime tout pur et vice tout cru ; d’autre part enfin, il l’a fait assez odieux, lui donnant le dernier vice à ses yeux, c’est à savoir l’hypocrisie, pour qu’il ne puisse point passer pour un personnage sympathique.

De plus, c’est à Don Juan seul dans tout le théâtre de Molière (et si peu, comme on vient de le voir), que ce reproche d’avoir donné un tour généreux au personnage vicieux peut s’appliquer.

Par ces mots « une austérité odieuse et ridicule à la vertu », Fénelon vise sans doute Alceste. Or Alceste n’est nullement odieux et il est à peine un peu et de temps en temps ridicule. Qu’il ait pu sembler tel, cela nous étonne merveilleusement. En tout cas, Molière, d’une part en le présentant dès la première scène comme personnage sympathique, d’autre part en faisant faire de lui par Éliante un éloge lyrique où son caractère est traité « de noble et d’héroïque » et où il n’y a que cette restriction qu’il est « singulier » ; d’autre part enfin, en le montrant aimé de toutes les femmes qui sont dans la pièce, Molière a pris ses précautions, a suffisamment donné à entendre au parterre qu’il ne fallait le trouver ni odieux ni ridicule et si le parterre persiste dans cette opinion, en vérité ce n’est pas la faute de l’auteur.

Molière a toujours attaqué les travers, il n’a jamais attaqué les vices. – Jamais est étonnamment excessif. Il est probable qu’il a attaqué le libertinage et la méchanceté et l’hypocrisie dans Don Juan ; il est probable qu’il a attaqué la luxure, la cupidité, la fourberie et l’hypocrisie dans Tartuffe. Je ne crois pas qu’il y ait à insister autrement.

Dans Molière, les honnêtes gens parlent et les méchants agissent. – D’abord il n’y aurait pas lieu d’en conclure que Molière est avec les méchants et contre les honnêtes gens, s’il fait faire aux méchants des actions odieuses et s’il fait tenir aux honnêtes gens des propos convaincants et persuasifs ; et ensuite il n’est pas vrai que les honnêtes gens se bornent toujours à parler : le Cléante de Tartuffe parle beaucoup il est vrai et ce n’était pas inutile ; mais il agit aussi puisqu’il intervient auprès de Tartuffe ; il agit autant qu’il peut agir, et dans les Femmes savantes l’honnête homme de la pièce, le raisonneur, agit tellement que c’est lui qui fait le dénouement. Que veut-on de plus et est-il vrai que les honnêtes gens de Molière se bornent à parler tandis que les méchants agissent ?

Il y a beaucoup de légèreté dans cette incrimination de Rousseau.

Dans Molière, les sots sont ridicules et les coquins sont intéressants. – Les sots sont ridicules, oui ! Mais où Rousseau a-t-il vu que les criminels soient intéressants ? Le raisonnement de Rousseau est celui-ci : le personnage sympathique, le personnage « qui a l’intérêt » est celui qui est opposé à celui dont l’auteur se moque ; donc le personnage sympathique du Bourgeois gentilhomme, c’est le marquis Dorante qui est opposé à Monsieur Jourdain dont Molière se moque ; le personnage sympathique de George Dandin, c’est Angélique qui est opposé à Dandin dont Molière se moque ; les personnages sympathiques de l’Avare, c’est son fils, c’est sa fille, c’est La Flèche, c’est Frosine qui sont opposés à Harpagon dont Molière se moque.

C’est parfaitement mal raisonné. À ce compte les personnages sympathiques du Malade imaginaire seraient les Purgon et les Diafoirus qui sont opposés à Argan dont Molière se moque, et le personnage sympathique de Tartuffe serait Tartuffe qui est opposé à Orgon dont Molière se moqué.

La vérité est qu’on peut très bien rire de quelqu’un et ne pas, pour autant, épouser, admirer et aimer celui qui lui joue d’un tour. Le petit peuple lui-même de ce qu’il rit d’un homme sous lequel on écarte la chaise où il allait s’asseoir et qui s’étale, n’en conclut aucunement que celui qui l’a retirée soit adorable. Chez Molière nous rions des sots qui sont dupés, mais nous méprisons les coquins qui les dupent. Cela est vrai et du Dorante du Bourgeois gentilhomme et de l’Angélique de George Dandin et de toute la famille d’Harpagon, autant que de tous les Diafoirus du Malade Imaginaire et de Monsieur Tartuffe.

Molière se sert des vices et des crimes de ses coquins pour mettre en jeu et pour mettre en lumière les défauts de ses sots, de telle sorte que son comique a pour instrument les coquins, mais pour sujet véritable, pour objet véritable, les sots ; rien n’est plus exact. Mais d’abord ses sots honnêtes gens, Molière ne les abandonne pas tout entiers à la risée. C’est à noter et c’est important. Il y abandonne tout entier Harpagon parce que c’est un sot qui n’est pas honnête homme ; il y abandonne tout entier Arnolphe parce qu’Arnolphe a commis deux crimes, celui d’abêtir une petite fille et celui, vieux, de vouloir épouser une jeune fille ; il y abandonne presque tout entier George Dandin, parce que George Dandin a commis la mauvaise action d’épouser une jeune fille sans s’être inquiété de son consentement ; et encore comme George Dandin n’est pas tout à fait un coquin il met dans sa bouche au moins des paroles de remords : « Tu l’as voulu, George Dandin... »

Mais à ses sots qui sont de très honnêtes gens il ne manque pas de donner des paroles en effet de braves gens, sensibles et tendres, qui sont pour les rendre sympathiques, qui sont pour que l’on n’emporte pas d’eux une impression qui ne soit que de ridicule ; il fait dire à Orgon :

 

Oui, c’est bien dit : allons à ses pieds[3] avec joie

Nous louer des bontés que son cœur nous déploie.

Puis, acquittés un peu de ce premier devoir,

Aux justes soins d’un autre il nous faudra pourvoir,

Et par un doux hymen couronner en Valère

La flamme d’un amant généreux et sincère.

 

Il fait dire à Chrysale qu’on sait que pourtant il ridiculise pour sa faiblesse tout autant que Philaminte pour son bel esprit :

 

Tenez, mon cœur s’émeut à toutes ces tendresses,

Cela ragaillardit tout à fait mes vieux jours,

Et je me ressouviens de mes jeunes amours.

 

Premier point donc : Molière ne sacrifie pas, n’immole pas complètement, impitoyablement, ses sots qui-sont des honnêtes gens.

Mais ce qu’il faut dire surtout à ceux qui accusent Molière de sacrifier les sots aux coquins et de s’en prendre aux- travers plutôt qu’aux vices, c’est d’abord qu’il est de l’essence de la comédie de faire cela, que les coquins sont justiciables de la loi et de la satire et du discours public et non de la comédie ; que la comédie raille les travers et non les horribles vices et les profondes scélératesses, lesquels ne sont pas comiques ; qu’en conviant Molière à flétrir les criminalités on lui demande de faire non des comédies mais des drames, des drames comme du reste il en a fait (Don Juan, Tartuffe), mais comme il n’était pas dans son métier d’en faire toujours.

Et il faut dire en second lieu qu’en peignant les sots dupes des coquins, sans du reste rendre les coquins sympathiques, il remplit le véritable office, même moral, de la comédie, La comédie ne peint pas les coquins pour les convertir ce à quoi du reste elle ne réussirait pas ; elle peint les défauts des honnêtes gens ou des demi-honnêtes gens qui sont des sots, pour les avertir que par ces défauts ils se prêtent à être victimes des coquins. Voilà le véritable office de la comédie, voilà, pour ainsi parler, sa circonscription.

Or Molière remplit admirablement cet office. Comprenez, bien que Molière n’a au fond que de l’affection pour ses bourgeois, pour ses chers bourgeois dont il est, dont il a tontes les opinions, toutes les idées, tous les préjugés, à bien peu près, et c’est par sympathie pour eux qu’il les montre bernés par les méchants. Ce qu’il veut, en faisant ainsi, c’est les avertir, c’est les instruire, c’est leur montrer le péril où leurs défauts les mènent, et il ne prend pas précisément les scélérats pour instruments à torturer les sots ; il montre aux sots les coquins exploitant les sots pour que les sots se tiennent sur leurs gardes meurtrières.

Il est un avertisseur, un moniteur, une sentinelle, le tout un peu rudement, ce qui du reste n’est pas de trop ; mais il n’est en vérité que cela, ou du moins s’il disait n’être pas autre chose, il serait difficile de le contredire.

Ne voit-on pas qu’il dit à Chrysale : « Je vous estime et je suis avec vous dans toutes vos idées, cela apparaît assez ; mais vous êtes faible. Si vous ne vous corrigez pas de cette faiblesse, tout ira mal dans votre maison sans qu’on puisse vous reprocher autre chose qu’abstention et abdication ; mais c’est précisément ce que je vous reproche. Prenez garde ! »

Il dit à Philaminte : « Je fais le plus grand cas de vous ; en vous je reconnais une élévation d’esprit, une grandeur d’âme, une manière même de stoïcisme, dont je ferai certainement mention dans la pièce où je vous mettrai. Mais prenez garde ! Vous avez la manie du bel esprit, de la haute science, des académies ; vous voulez briller ; vous voulez qu’on vous connaisse ; vous voulez qu’on vous tympanise aux quatre coins de la ville ; et vous avez le mépris du bon sens qu’il soit dans votre servante ou dans votre mari. Par suite (savez-vous ?) vos filles sont mal élevées : l’une donne dans vos travers et n’est qu’une pimbêche et manque de bons mariages et est jalouse quand les autres les font ; l’autre, de très bon sens et très spirituelle, a le propos un peu vert et Jules Lemaître dira qu’elle « manque de duvet ». Et avec tout cela vous êtes aussi stupide sur un point que les Orgon et les Argan : vous voulez donner pour mari à votre fille un gendre selon votre cœur et non selon le sien et qui n’a pour mérite que de flatter votre manie essentielle. »

Il dit à Orgon : « Vous êtes un excellent homme et je prendrai très diligemment le soin de le faire savoir au parterre ; mais vous êtes dévot et très bassement, car enfin, ne vous en défendez pas, vous ne l’êtes que par une peur affreuse de l’enfer. Cela n’a l’air de rien. Est-ce un défaut ? Il faut bien que c’en soit un puisque c’est un danger. C’est un très grand danger parce que cela peut vous jeter en proie aux mains de certaines gens. Prenez garde ! Vous allez tomber sous une domination. De qui ? Ce pourrait être de très honnêtes personnes ; mais ce peut être aussi d’un pur scélérat ; vous qui aviez « l’air d’homme sage » vous devenez imbécile ; oui ; car toute passion devenant dominatrice rend imbécile. Vous devenez méchant même ; car toute passion égoïste rend méchant et vous verriez mourir mère, enfant, femme, fille, que vous vous en soucieriez autant que de cela ; et c’est presque vrai, car vous sacrifiez votre fille en la mariant contre son gré avec la plus parfaite dureté. Prenez garde ! vous n’êtes qu’un sot mais d’une sottise qui d’abord peut vous rendre criminel et, qui pis est, petit vous ruiner. »

Il dit à Harpagon : « Vous, vous êtes tellement sot que vous en êtes malade. Vous croyez que tout le bonheur possible consiste à avoir de l’argent et à le garder ; vous croyez que, s’il y a un paradis, c’est un lieu où chacun a beaucoup d’argent et peut le garder sans crainte des voleurs. Beaucoup d’hommes de votre classe sont dans ces sentiments. Prenez garde ! On pourra dire un de ces jours : « Ce n’est pas le besoin d’argent où les vieillards peuvent appréhender de tomber un jour qui les rend avares ; car il y en a de tels qui ont de si grands fonds qu’ils ne peuvent guère avoir cette inquiétude, et d’ailleurs comment pourraient-ils craindre de manquer dans leur caducité des commodités de la vie puisqu’ils s’en privent eux-mêmes volontairement pour satisfaire à leur avarice ? Ce vice est plutôt l’effet de l’âge et de la complexion des vieillards qui s’y abandonnent aussi naturellement qu’ils suivaient les plaisirs dans leur jeunesse ou leur ambition dans l’âge viril. Il ne faut ni vigueur, ni jeunesse, ni santé pour être avare ; on n’a aussi nui besoin de s’empresser ou de se donner le moindre mouvement pour épargner ses revenus ; il faut seulement laisser son bien dans ses coffres et se priver de tout. Cela est commode aux vieillards à qui il faut une passion parce qu’ils sont hommes. – Il y a des gens qui sont mal logés, mal couchés, mal habillés, qui essuient les rigueurs des saisons, qui se privent eux-mêmes de la société des hommes et passent leurs jours dans la solitude ; qui souffrent du présent, du passé et de l’avenir, dont la vie est comme une pénitence continuelle et qui ont ainsi trouvé le secret d’aller à leur perte par le chemin le plus pénible : ce sont les avares. – Il y a des âmes sales, pétries de boue et d’ordure, éprises du gain et de l’intérêt, comme les belles âmes le sont de la gloire et de la vertu, capables d’une seule volupté qui est celle d’acquérir ou de ne point perdre, curieuses et avides du denier dix, uniquement occupées de leurs débiteurs, toujours inquiètes sur le rabais ou sur le décri des monnaies, enfoncés et comme abîmés dans les contrats, les litres et les parchemins. De telles gens ne sont ni parents, ni amis, ni citoyens, ni chrétiens, ni peut être des hommes : ils ont de l’argent. » – Il est ainsi. « Vous serez malheureux, vous serez seul ; vous n’aurez aucun ami ; vous perdrez votre femme de bonne heure, assassinée sans doute par les privations que vous lui aurez imposées et par le sombre chagrin de vivre avec vous ; votre fille vous méprisera, pareillement votre fils qui de plus vous volera. Votre vice aura complètement désorganisé votre famille. Cela ne vous inspirera sans doute que cette idée que vous n’auriez pas dû vous marier, et quelques avares, dans le parterre, venus au théâtre par billets donnés, concluront à rester célibataires. Cependant, réfléchissez, si la passion en est encore au point où elle ne reste pas longtemps de vous laisser la liberté de réfléchir. »

Il dit à Monsieur Jourdain : « Vous n’êtes pas un mauvais homme et je ne vous confonds pas avec un Harpagon et je ne vous punis pas comme je le punis. Vous êtes un très brave homme. Vous causez, de bonne familiarité, avec votre servante et certainement ; vous seriez fidèle à votre femme s’il ne s’agissait pas de vous pousser auprès d’une marquise et de lui faire une cour galante. Même s’efforcer de s’élever dans l’échelle sociale n’est pas blâmable de soi, mais vous ne le faites que par vanité. Vous en êtes bouffi, comme tes trois quarts des bourgeois. C’est proprement le mal français. Prenez garde ! En vous prenant par là on vous mènera par le nez et l’on fera de vous tout ce que l’on voudra et surtout un homme prodigieusement ridicule. Moi je vous peins tel que vous êtes et tel que ‘vous êtes en train de devenir. Je voudrais vous intéresser par votre vanité elle-même à être moins vain ou à l’être d’une autre sorte ; à l’être comme cet autre qui se vante d’être le fils d’un maçon et d’être devenu millionnaire. Il est aussi vain que vous ; mais il est moins sot On ne l’exploitera pas et l’on se moquera de lui, mais un peu moins. »

Il dit à Argan : « Vous n’êtes pas plus mauvais qu’un autre, mais vous êtes couard. On dira peut-être plus tard que vous n’êtes point malade imaginaire, que vous êtes vraiment malade, d’une maladie qui tient des vapeurs, de l’état des nerfs, il est possible, je n’entre guère dans ces subtilités de la science ; je vois en vous un simple poltron qui a peur de la mort comme Orgon a peur de l’enfer. Orgon est l’Argan de l’Église, Argan est l’Orgon de la Faculté. Diafoirus est le Tartuffe d’Argan ; Tartuffe est le Diafoirus d’Orgon. Par peur de la Camargue vous épiez tous les symptômes de maladie que vous pouvez avoir et vous vous jetez dans les bras de Monsieur Diafoirus où aux genoux de Monsieur Purgon. Vous avez même trois Tartuffe, voué deux Tartuffe de la médecine et un Tartuffe de l’amour conjugal. Et, comme il arrive toujours, votre sottise devenue manie vous rend méchant où au moins dur. Vous voulez marier votre fille à un médecin, comme Orgon veut marier la sienne à un homme qui est bien avec Dieu, et Philaminte la sienne avec un homme de lettres. J’ai toujours le même procédé, parce que ce n’est pas un procédé, mais la vérité, et je dis toujours la même chose, parce que c’est toujours la même chose. Prenez garde de devenir un homme trompé, berné, exploité, méchant et ridicule ! »

Il dit à Philinte : « Vous êtes un très honnête homme et même généreux. Je vous aime beaucoup ; on le verra, peut-être même on le verra trop. Mais vous êtes désabusé, misanthrope doux et sceptique, et vous avez décidé une fois pour toutes de ne vous émouvoir de rien. Cette ataraxie est louable ; mais, comme il est impossible d’être absolument indifférent et qu’il faut bien un peu se divertir, votre flegme est devenu peu à peu impertinence et taquinerie, et il vous arrive, en houspillant votre meilleur ami et en émouvant sa bile, de le jeter dans une assez méchante affaire où vous serez désolé qu’il soit tombé et d’où vous efforcerez de le tirer de tout votre courage. Prenez garde ! À croire que les sots sont ici-bas pour nos menus plaisirs, on devient malicieux, et la malice est l’antichambre de la méchanceté. – Méchant, moi ! – Eh ! Je vous dis seulement : prenez garde de le devenir ! »

Il dit même à Alceste : « Prenez garde ! Savez-vous pourquoi vous êtes si sincère ? C’est parce que vous êtes sincère, assurément ; mais c’est aussi parce que vous êtes orgueilleux. Il y a dans votre irritation contre les hommes de la vertu véritable et une certaine hauteur d’estime où vous êtes de vous. Ne dites pas que vous haïssez tous les hommes ; il y en a un que vous exceptez, Vous dites, avec un peu trop de naïveté : « Je veux qu’on me distingue », et certes vous vous distinguez. De cet orgueil il s’ensuit que vous êtes boudeur, contrariant, difficile et irascible. Vous avez un beau caractère et une humeur désagréable, ce qui est très fréquent et qui, quoique valant mieux qu’avoir un laid caractère et une vilaine humeur, comme la plupart des hommes, est encore une très forte imperfection. Il faudrait un peu adoucir ces brusques chagrins si vous voulez vivre un peu avec les hommes  ce qui est forcé, car il n’y a pas de désert. Si vous ne savez pas abattre un peu les angles, tout le monde vous trouvera admirable et insupportable et vous dira intérieurement : « Oh ! ciel, que de vertus vous me faites haïr ! »

Ainsi parle Molière ; il dit aux dupes : « Ce sont les trompeurs qui font les dupes ; mais ce sont aussi les dupes qui font les trompeurs. » Il dit ce que dira La Bruyère plus tard : « S’il y avait moins de dupes, il y aurait moins de ce qu’on appelle des hommes fins ou entendus, et de ceux qui tirent autant de vanité que de distinction d’avoir su, pendant tout le cours de leur vie, tromper les autres. Comment voulez-vous qu’Érophile, à qui le manque de parole, les mauvais offices, la fourberie, bien loin de nuire, ont mérité des grâces et des bienfaits de ceux mêmes qu’il a ou manqué de servir ou désobligés, ne présume pas infiniment de soi et de son industrie ? » Ce sont les dupes d’Érophile qu’il faut prévenir en les raillant. Chemin faisant on peut ridiculiser Érophile aussi, mais, comme très inutile, ce n’est pas l’essentiel de la tâche.

Voilà la comédie véritable et voilà la comédie normale de tous les temps. Elle fait de temps en temps une excursion du côté du drame et flagelle les vices ; mais alors elle est plutôt la satire que la comédie. Dans Molière lui-même il y a une comédie qui n’est qu’une satire, c’est Don Juan, et elle est d’un caractère tout particulier, et elle n’est guère qu’un admirable portrait, et elle ne plaît pas beaucoup parce que plus ou moins consciemment on se dit : Qui cela peut-il corriger ? Don Juan ? Don Juan qui n’est puni et qui ne peut l’être que par le ciel et qui dira : « Si ce n’est que le ciel... » Elle fait quelquefois une excursion du côté du roman et elle est la comédie romanesque ; mais alors elle est un peu fade et l’on trouve que l’idylle est plus propre à la lecture rêveuse qu’à la représentation qui veut de l’action et qui veut du mordant.

La comédie centrale, pour ainsi dire, la comédie essentielle, c’est la comédie qui se moque des défauts des honnêtes gens pour les mettre en garde contre les coquins qui exploitent ces défauts et qui ne peint les coquins que comme « instrument » du comique dirigé contre les honnêtes gens et pour que ceux-ci, s’il est possible, apprennent à se défier des coquins ; et donc les défauts des honnêtes gens sont bien « le sujet » du poème comique.

Tout cela dit, et l’on voit que je ne m’y suis pas ménagé, pour justifier Molière ou plutôt pour ramener les accusations dont il est l’objet à leur mesure juste, je reconnais qu’il y a un fonds de vérité dans ces incriminations et réquisitoires. Molière s’est attaché un peu trop aux défauts à l’exclusion des vices, cela ne laisse pas de rester vrai. Quand on a nommé comme grands vicieux flagellés par Molière, Don Juan, Tartuffe et Harpagon, ce que je n’ai pas manqué de faire, l’on a bien tout dit. Et il est bien un peu curieux de voir un génie de cette taille être le Juvénal du jargon des précieuses, des canons des élégants, de la peur d’être cocu, de l’emphase des comédiens de l’Hôtel de Bourgogne, du galimatias des médecins, de la bêtise, de la vanité, de la rusticité provinciale, du purisme grammatical, de la coquetterie féminine et de la brusquerie d’humeur. En le lisant, les vers de Musset reviennent toujours :

 

Ne trouvait-il rien mieux pour émouvoir sa bile

Qu’une méchante femme et qu’un méchant sonnet,

Il avait autre chose à mettre au cabinet.

 

Qui se ferait une idée du XVIIe siècle par le miroir de Molière se figurerait presque un temps où les hommes, parfaits du reste, n’avaient que quelques légers ridicules. Il laissait passer devant lui, sans s’en émouvoir, l’énorme torrent des ignominies et des turpitudes. Car enfin nous avons compté tout à l’heure les vices qu’il a attaqués. Quels sont ceux qu’il n’attaque pas ? L’ambition féroce, le fanatisme, l’insolence et la cruauté des financiers, la platitude des courtisans, la calomnie, la brutalité, les basses complaisances de ceux qui, par de sales emplois, se poussent dans le monde, l’envie, l’intrigue tortueuse et criminelle, l’égoïsme, le jeu, l’esprit de vengeance, l’insensibilité des grands à l’égard du peuple, l’ingratitude, la crapule, la flatterie, le parasitisme ; j’en oublie autant que j’en compte. On se demande si Molière ne voyait pas ou voulait ne pas voir. La Bruyère, qui, je le reconnais, était plus libre dans un livre, que Molière dans son théâtre, a fait un portrait du siècle beaucoup plus noir que Molière et presque on pourrait faire dire à Molière en face de son temps :

 

Mais, les défauts qu’il a ne frappent pas ma vue.

 

Et l’on ne voit pas qu’il les eût aperçus bien davantage s’il avait vécu ; car on a un programme de ce qu’il se proposait de faire et sans doute il ne faut pas tenir gravement compte de ce programme improvisé ; mais encore il est curieux et ne laisse pas de faire penser. Dans l’Impromptu de Versailles, Molière suppose un marquis qui se demande si Molière ne va pas être à court de sujet et il lui fait répondre : « Plus de matière ? Eh ! mon pauvre Marquis, nous lui en fournirons toujours assez... Crois-tu qu’il ait épuisé dans ses comédies tout le ridicule des hommes ? Et, sans sortir de la Cour, n’a-t-il pas encore vingt caractères de gens où il n’a point touché ? N’a-t-il pas, par exemple, ceux qui se font les plus grandes amitiés du monde et qui, le dos tourné, font galanterie de se déchirer l’un l’autre ? N’a-t-il pas ces adulateurs à outrance, ces flatteurs insipides, qui n assaisonnent d’aucun sel les louanges qu’ils donnent, et dont toutes les flatteries ont une douceur fade qui fait mal au cœur à ceux qui les écoutent ? N’a-t-il pas ces lâches courtisans de la faveur, ces perfides adorateurs de la fortune, qui vous encensent dans la prospérité et qui vous accablent dans la disgrâce ? N’a-t-il pas ceux qui sont toujours mécontents de la Cour, ces suivants inutiles, ces incommodes assidus, ces gens qui pour services ne peuvent compter que des importunités et qui veulent qu’on les récompense d’avoir obsédé le prince dix ans durant ? N’a-t-il pas ceux qui caressent également tout le monde, qui promènent leurs civilités à droite et à gauche, et courent à tous ceux qu’ils voient avec les mêmes embrassades et les mêmes protestations d’amitié... Va, va, Marquis, Molière aura toujours plus de sujets qu’il n’en voudra, et tout ce qu’il a touché jusqu’ici n’est rien que bagatelle au prix de ce qui reste. »

Pour compléter cette énumération de projets, ajoutez, bien entendu, cette annonce, qu’il fait, non plus dans l’Impromptu de Versailles mais dans la Critique de l’École des femmes, dix ans d’avance, de la comédie des Femmes savantes, ou d’une partie très considérable des Femmes savantes : « La Cour a quelques ridicules, j’en demeure d’accord, et je suis, comme on voit, le premier à les fronder. Mais, ma foi, il y en a un grand nombre parmi les beaux esprits de profession, et si l’on joue quelques marquis, je trouve qu’il y a bien plus de quoi jouer les auteurs et que ce serait une chose plaisante à mettre sur le théâtre que leurs grimaces savantes et leurs raffinements ridicules, leur vicieuse coutume d’assassiner les gens de leurs ouvrages, leur friandise de louanges, leurs ménagements de pensées ( ?), leur trafic de réputation et leur ligues offensives et défensives, aussi bien que leurs guerres d’esprit et leurs combats de prose et de vers. »

Voilà les sujets de pièces auxquels pensait Molière en juin 1663 et en octobre 1663. Il est très curieux, ce programme ; les grands vices et les petits défauts y sont juste dans la même proportion que dans l’œuvre de Molière telle qu’on la verra, quand elle sera achevée, c’est-à-dire dans la proportion de un contre dix. On voit très bien que Molière, au commencement à peu près de sa carrière à Paris, ne se proposait de traiter presque uniquement que des ridicules et même de menus ridicules. On voit que dans le sens des grands sujets il a même été plus loin, beaucoup plus loin qu’en 1868 il ne se proposait d’aller ; il a étendu son domaine au-delà du territoire qu’il s’était circonscrit.

Reste que, tant par ce qu’il a fait que par ce qu’il s’est proposé de faire, il est le peintre beaucoup plus des petits défauts que des grands, ce qui, malgré les bonnes raisons qu’il pouvait avoir pour cela et que j’ai dites, reste sa marque, et ce qui indique, comme l’a très bien remarqué Rousseau, une préoccupation de faire rire qui chez lui est la première de toutes et remporte sur toute autre intention morale. Inspirer l’horreur du vice, convenons donc qu’il y songe un peu, mais inspirer l’effroi du travers qui fait rire, être le « fléau du ridicule », convenons que c’est à cela que toujours il a songé le plus.

Notons des détails très significatifs et qui, malheureusement, sont beaucoup plus que des détails. Il est arrivé à Molière ou de prêcher le libertinage ou de présenter le plus honteux libertinage comme chose aimable, gracieuse et méritant un sourire approbateur. Dans la Princesse d’Élide, peut-être pour plaire au jeune Louis XIV, il nous montre un jeune prince, qui s’excuse auprès de son gouverneur d’être amoureux, et le gouverneur qui est ravi d’apprendre qu’il l’est et qui le pousse dans cette voie par un long discours motivé et plein d’une conviction qui va jusqu’à l’enthousiasme et jusque-là qu’il en est parfaitement ridicule :

 

Moi, vous blâmer, Seigneur, des tendres mouvements

Où je vois qu’aujourd’hui penchent vos sentiments !

Le chagrin des vieux jours ne peut aigrir mon âme

Contre les doux transports de l’amoureuse flamme ;

Et bien que mon sort touche à ses derniers soleils,

Je dirai que l’amour sied bien à vos pareils,

Que ce tribut qu’on rend aux traits d’un beau visage

De la beauté d’une âme est un clair témoignage,

Et qu’il est malaisé que sans être amoureux

Un jeune prince soit et grand et généreux.

C’est une qualité que j’aime en un monarque :

La tendresse du cœur est une grande marque ;

Que d’un prince à votre âge on peut tout présumer,

Dès qu’on voit que son âme est capable d’aimer.

Oui, cette passion, de toutes la plus belle,

Traîne dans un esprit cent vertus après elle ;

Aux nobles actions elle pousse les cœurs,

Et tous les grands héros ont senti ses ardeurs.

Devant mes yeux, Seigneur, a passé votre enfance.,

Et j’ai de vos vertus vu fleurir l’espérance ;

Mes regards observaient en vous des qualités

Où je reconnaissais le sang dont vous sortez ;

J’y découvrais un fonds d’esprit et de lumière ;

Je vous trouvais bien fait, l’air grand et l’âme fière ;

Votre cœur, votre adresse, éclataient chaque jour :

Mais je m inquiétais de ne voir point d’amour,

Et puisque les langueurs d5une plaie invincible

Nous montrent que votre âme à ses traits est sensible,

Je triomphe, et mon cœur, d’allégresse rempli,

Vous regarde à présent comme un prince accompli.

 

Telles étaient les leçons que, en 1664, à Versailles, dans un divertissement écrit pour le Roi, Molière, se transformant un instant en Mentor, donnait au Télémaque de ce temps-là qui allait sur ses vingt-six ans.

Plus tard, en 1668, Molière a-t-il écrit Amphitryon pour approuver et flatter les amours adultères de Louis XIV ? Nous n’en savons rien du tout et, donc ? nous ne devons pas le dire. Mais à la prendre strictement en soi, la pièce, qui du reste est un chef-d’œuvre, est proprement infâme. Car, remarquez bien, c’est une pièce où l’amant ne trompe pas seulement le mari ? mais où il trompe aussi la femme et exploite, pour tromper la femme, l’amour même de la femme pour son mari. Le Seigneur Jupiter est le dernier des drôles et il est présenté par Molière comme charmant et comme le personnage le plus sympathique du monde. Amphitryon est l’apothéose même de Don Juan et c’est l’apologie et l’apothéose d’un Don Juan qui porte le déshonneur chez un bourgeois et qui prétend et assure qu’il fait au bourgeois le plus grand honneur du monde. Un courtisan doit lui dire : « Vous leur faites, Seigneur, en les trompant, beaucoup d’honneur. » En tout cas il le dit lui-même. Faites bien attention à la déclaration finale de Jupiter :

 

Regarde, Amphitryon, quel est ton imposteur,

Et sous tes propres traits vois Jupiter paraître :

À ces marques tu peux aisément le connaître ;

Et c’est assez, je crois, pour remettre ton cœur

Dans l’état auquel il doit être,

Et rétablir chez toi la paix et la douceur.

Mon nom, qu’incessamment toute la terre adore,

Étouffe ici les bruits qui pouvaient éclater.

Un partage avec Jupiter

N’a rien du tout qui déshonore ;

Et sans doute il ne peut être que glorieux

De se voir le rival du Souverain des Dieux.

Je n’y vois pour ta flamme aucun lieu de murmure,

Et c’est moi, dans cette aventure,

Qui, tout Dieu que je suis, doit être le jaloux...

Sors donc des noirs chagrins que ton cœur a soufferts,

Et rends le calme entier à l’ardeur qui te brûle :

Chez toi doit naître un fils qui, sous le nom d’Hercule,

Remplira de ses faits tout le vaste univers.

L’éclat d’une fortune en mille biens féconde

Fera connaître à tous que je suis ton support,

Et je mettrai tout le monde Au point d’envier ton sort.

Tu peux hardiment te flatter De ces espérances données ;

C’est un crime que d’en douter :

Les paroles de Jupiter

Sont des arrêts des Destinées.

 

Qu’est-ce que ceci – et aucun des spectateurs n’a pu s’y tromper – sinon le langage insolemment protecteur d’un roi parlant à un gentilhomme ou d’un gentilhomme parlant à un bourgeois ou d’un hobereau parlant à un paysan ? C’est ce que Clitandre aurait pu dire à George Dandin : « Comment donc, Monsieur Dandin, qu’est-ce que vous dites là et savez-vous bien à qui vous parlez ? Que ne réfléchissez-vous un moment pour convenir que vous n’êtes que très honoré d’un partage avec Monsieur de la Mousse-Verte ? Il n’a rien du tout qui dégrade et, au contraire, que Monsieur le Baron condescende à ce que vous soyez son rivai, en cela il ne pourrait y avoir quelque chose d’un peu désobligeant que pour lui. N’omettez pas non plus de vous dire que vous avez désormais en moi un ami chaud et de qualité qui pourra vous être de quelque utilité en ce monde. Comptez encore que s’il vous naît un fils, ce que j’espère, il se peut qu’il soit d’un sang à couvrir de gloire votre nom, déjà agréable, par sa bravoure son esprit et son mérite. Aussi bien, Monsieur Dandin n’avez-vous pas mémoire que vous vous êtes marié pour avoir des enfants gentilshommes ? Après cela je me demande de quoi vous auriez bonne grâce à vous plaindre. »

Voilà, assurément, la moralité d’Amphitryon. Et voilà des gentillesses de Molière. Il n’est pas tout entier, sans doute, dans Amphitryon, et la Princesse d’Élide ; mais il est incontestable que la Princesse d’Élide et Amphitryon sont dans ses œuvres.

Il y a deux propos, l’un de Rousseau, l’autre de Voltaire, qui semblent bien éloignés l’un de l’autre, et qui, au fond, réfléchissez-y, disent la même chose. Rousseau : « ...l’intention de l’auteur étant de plaire à des esprits corrompus, ou sa morale porte au mai, ou je faux bien qu’elle prêche est plus dangereux que le mal lui-même, en ce qu’il séduit par une apparence de raison, en ce qu’il fait préférer l’usage et les maximes du monde à une exacte probité ; en ce qu’il fait consister la sagesse en un certain milieu entre le vice et la vertu ; en ce que, au grand soulagement des spectateurs, il leur persuade que pour être honnête homme il suffit de n’être pas un franc scélérat. »

Voltaire : « Il a été le législateur des bienséances de son siècle ».

C’est la même observation, exprimée là avec colère, ici avec discrétion. Molière ne conseille aucunement d’être vertueux ; il ne conseille aucunement d’être vicieux ; il conseille d’être ce qu’il faut être pour n’être pas ridicule. C’est-à-dire il conseille d’être raisonnable au sens bourgeois du mot, d’être mesuré, prudent, avisé et circonspect. Mesure, discrétion, prudence, circonspection, surveillance de soi, ne quid nimis, ce sont précisément, non des vertus, non même des qualités, non des beautés, non pas même des élégances, ce sont des bienséances, le mot est exact. Il a été le législateur des bienséances.

Quoi ? De rien de plus ? De rien. A-t-il été le législateur des mœurs ? A-t-il enseigné la piété filiale ? Il ne paraît pas. Le dévouement domestique ? Je ne vois guère. La fidélité des femmes ? Peu, ce me semble. Le dévouement à son pays ? Il n’est pas question de cela. Le dévouement à l’humanité ? Le mot est dans Don Juan, mais, que je crois, n’a pas beaucoup de portée. L’amour de Dieu ? Il y a doute. La seule vertu qu’il ait prescrite avec insistance, et ses apologistes y reviennent toujours, avec raison, mais bien forcés d’y revenir, c’est la franchise, et encore, dans sa plus belle pièce, il a recommandé de toutes ses forces de ne pas la pousser trop loin. Voilà tout ce qu’il a fait pour les bonnes mœurs.

Législateur des bonnes mœurs, vraiment point du tout. Législateur des bienséances, des  convenances mondaines, bourgeoises et populaires, de tout ce qu’il faut être pour n’être pas grotesque, voilà tout ce qu’il a été.

Bien de plus ? Si ! Il a été législateur du goût : guerre aux précieux, guerre aux subtils, guerre aux pédants, guerre au jargon des charlatans, guerre à toutes les affectations dans l’ordre des choses de l’esprit. Mais ceci rentre précisément dans les bienséances et Voltaire a encore raison.

Et c’est bien là ce milieu entre le vice et la vertu dont parle Rousseau, trop sévèrement du reste. Vertueux ? Criminel ? Ne soyez pas bête, c’est tout ce que j’ai à vous dire. Le conseil en est bon, mais il est insuffisant. Molière, en ne donnant que celui-ci, ou en ne donnant guère que celui-ci, n’est pas immoral, mais il n’est pas moral le moins du monde, il ne l’est pas autant, vraiment, qu’on peut demander raisonnablement même à un auteur comique de l’être.

« Aimer Molière, dit Sainte-Beuve, c’est détester l’hypocrisie, toutes les affectations, tous les genres de manière, tous les pédantismes » – et c’est aimer toutes les bienséances, certainement.

Mais aussi refuser de se laisser instruire et dresser par Molière, c’est détester la morale médiocre, l’égoïsme habillé en sens commun et décoré du titre de raison, l’intérêt bien entendu proposé comme idéal de l’honnête homme, la bassesse, la pleutrerie, la crainte puérile du ridicule, la vie prudente, circonspecte et un peu lâche ; c’est détester le propos délibéré d’écarter de soi tout idéal et tout ce qui ressemble un peu à cela. Léon Blay a dit : « X... était moliériste, comme il convient à tout esprit bas. » J’irai moins loin ; mais enfin je dirai qu’une nation qui aurait pris Molière pour guide moral et qui suivrait bien ses leçons ne serait pas méprisable, ne serait pas très mauvaise, serait même d’assez bon sens et d’assez bon goût, mais serait la plus plate du monde. Et il me semble que cela juge.

 

 

SES IDÉES LITTÉRAIRES

 

Cet excellent homme – en tant qu’homme – ou au moins très sympathique ; ce penseur à idées très impersonnelles, et ce moraliste de morale d’assez bas degré, était un homme d’un génie extraordinaire, assertion que je ne crois pas que l’on me conteste beaucoup. Avant d’analyser, du mieux que nous pourrons faire, son génie dramatique, rendons-nous compte des idées littéraires générales qui présidaient en quelque sorte à son travail et de la façon dont il envisageait son art.

Comme nous avons tracé la poétique de Corneille, traçons la poétique de Molière.

Molière a été le principal auteur d’une révolution dramatique qui a remplacé l’extraordinaire par la vérité et l’imagination par le goût des peintures morales. Il a été un réaliste sans s’astreindre au pur et simple décalque du réel ; il a été un réaliste admettant l’imagination grossissante et amplifiante, mais au fond un réaliste ; bref il a été de l’école de 1660 et même, à mon avis, il a été le chef et le maître de cette école.

Il a été l’auteur de cette révolution qui a remplacé l’extraordinaire par le vrai et l’imagination par le goût des peintures morales, il l’a été par le seul fait de son existence, par le seul fait de son arrivée à Paris et de son succès en 1659 Il a été l’avènement de la Comédie.

L’existence d’une comédie qui attirait du monde et d’une façon continue pliait déjà les esprits à d’autres goûts que ceux qui régnaient. Par elle-même la comédie n’aime pas les grands sujets, donne peu dans l’extraordinaire, est forcée, même fantaisiste, de tenir compte du vrai plus que la tragédie. Or, qu’un auteur comique capable d’attirer la foule existât seulement, c’était assez déjà pour donner une direction nouvelle aux esprits.

Les contemporains ne s’y sont pas trompés. Dès 1659, Thomas Corneille écrit à l’abbé de Pure avec une satisfaction visible que les Comédiens de Monsieur ont mal joué une certaine tragédie de M. de la Clairière et qu’il ne les croit capables que de jouer de pareilles bagatelles. La famille Corneille a flairé l’ennemi et sans tarder veut le décréditer dans l’opinion.

Un peu plus tard, de Villiers, dans sa lettre sur les affaires de théâtre (1664) : « Il y a au Parnasse mille places vides entre le divin Corneille et le comique Élomire, et on ne peut les comparer en rien, puisque pour ses ouvrages le premier est plus qu’un Dieu, et le second, auprès de lui, moins qu’un homme, et il est plus glorieux de se faire admirer pour des ouvrages solides que de faire rire par des grimaces, des turlupinades, de grandes perruques et de grands canons. »

Songez que de 1659 à 1667 (Andromaque) Molière joue ou fait connaître ses premiers chefs d’œuvre : l’École des maris, les Fâcheux, l’École des femmes, Don Juan, le Misanthrope, Tartuffe, dans les salons ; songez qu’il attire toute la ville à son théâtre (« Ce diable de Molière attire tout chez lui. » Chevalier, dans les Amours de Calotin, 1663).

Songez qu’il est au moment de la plus grande faveur du Roi (les Fâcheux, l’Impromptu de Versailles, le Misanthrope). Songez qu’il joue Corneille, Corneille, un peu affaibli, et que par ce lait le public prend l’habitude de considérer la comédie comme ayant une aussi haute valeur dramatique que la tragédie, ce qui est une idée toute nouvelle.

Les plaintes de Lysidas dans la Critique de l’École des femmes, trouvant « honteux pour la France que l’on voie une solitude effroyable aux bons ouvrages lorsque des sottises font courir tout Paris », ne sont que la traduction de critiques réelles qui pleuvaient sur Molière. Montfleury, Impromptu de l’Hôtel de Condé :

 

Car pour le sérieux on devient négligent

Et l’on veut aujourd’hui rire pour son argent ;

L’on aime mieux entendre une Turlupinade

Que... – Par ma foi, Marquis, notre siècle est malade.

 

Le Boulanger de Chalussay, Élomire hypocondre :

 

...Pour peu que le peuple en soit encor séduit,

Aux farces pour jamais le théâtre est réduit.

Ces merveilles du temps, ces pièces sans pareilles,

Les charmes des esprits, des yeux et des oreilles,

Ces vers pompeux et forts, ces grands raisonnements

Qu’on n’écoute jamais sans des ravissements,

Ces chefs-d’œuvre de l’art, ces grandes tragédies,

Par ce bouffon célèbre en vont être bannies ;

Et nous[4], bientôt réduits à vivre en Tabarins,

Allons redevenir l’opprobre des humains.

 

Ainsi, quand même il ne le voudrait pas, Molière, par sa seule présence et son seul succès, ferait, dans l’art dramatique la révolution que j’ai dite.

Mais il le veut, et l’entend bien ainsi, très nettement. Dès 1603, dans la Critique de l’École des femmes, il dit son fait à la tragédie et sans douceur : « Vous croyez donc, Monsieur Lysidas, dit Dorante, que tout l’esprit et toute la beauté sont dans les poèmes sérieux, et que les pièces comiques sont des niaiseries qui ne méritent aucune louange ? – Ce n’est pas mon sentiment, pour moi, observe Uranie. La tragédie, sans doute, est quelque chose de beau quand elle est bien touchée ; mais la comédie a ses charmes, et je tiens que l’une n’est pas moins difficile à faire que l’autre. – Assurément, Madame, reprend Dorante ; et quand, pour la difficulté, vous mettriez un plus du côté de la comédie, peut-être ne vous abuseriez-vous pas. Car enfin je trouve qu’il est bien plus aisé de se guinder sur de grands sentiments, de braver en vers la Fortune, accuser les Destins et dire des injures aux Dieux[5], que d’entrer comme il faut dans le ridicule des hommes et de rendre agréablement sur le théâtre les défauts de tout le monde. Lorsque vous peignez des Héros, vous faites ce que vous voulez. Ce sont des portraits à plaisir, où l’on ne cherche point de ressemblance ; et vous n’avez qu’à suivre les traits d’une imagination qui se donne l’essor et qui souvent laisse le vrai pour attraper le merveilleux. Mais lorsque vous peignez les hommes, il faut peindre d’après nature. On veut que ces portraits ressemblent ; et vous n’avez rien fait, si vous n’y faites reconnaître les gens de votre siècle... »

On sait assez que dans les Amours de Psyché Gélaste, qui n’est peut-être pas Molière, mais qui l’est peut-être aussi et qui en tout cas a quelques traits de lui, soutiendra tantôt en riant, tantôt sérieusement et fortement et par des raisons qu’Ariste lui-même trouvera solides, exactement les mêmes idées. Comédie, en soi, à la même hauteur que la tragédie, en fait très supérieure parce qu’elle est plus difficile à faire, voilà : le premier point de la poétique de Molière. Un mouvement du côté du vrai se marque déjà et surtout un mouvement qui écarte de l’ancien idéal.

Or, quel était cet idéal de la génération précédente ? Nous l’avons vu en nous occupant de Corneille ; d’abord : de grands sujets. Molière, n’a pas dit son opinion là-dessus, mais ce qu’il y a de certain c’est que, dès le début, il apportait des pièces où il n’y a pas de sujet du tout. Remarquez que la première de ses comédies jouées à Paris est presque la plus hardie de toutes. Considérée comme œuvre de polémique elle attaque le goût régnant dans la ville ; considérée en soi elle est une pièce sans sujet. Quand les Précieuses ont montré tout leur ridicule et les Turlupins le leur, la toile tombe.

L’École des femmes manque d’action ; Lysidas n’oublie pas de le faire remarquer dans la Critique de l’École des femmes.

L’École des maris, pièce à thèse presque sans sujet.

Dans Don Juan, le sujet commence à la dernière scène de l’acte III ; toute la pièce n’est qu’un portrait dramatique.

Le Misanthrope est presque le triomphe de la pièce sans sujet : querelle de deux amants qui n’ont pas le même caractère ; les jeunes gens qui se marient à la fin sont des personnages secondaires.

Il n’y a pas là un système, puisque Tartuffe est un drame où le sujet est très important ; mais il y a là une habitude théâtrale toute nouvelle qui a dû avoir beaucoup d’influence sur les esprits.

L’idéal de la génération précédente était encore le goût de l’extraordinaire. Il est très évident que Molière ne peut pas le souffrir. On me dira que par elle-même la comédie ne s’y prête guère. Si bien ! Il y a la comédie héroïque. Or Molière ne l’aime pas, s’y essaye un jour pour obéir à un goût persistant du public ou pour faire une expérience sur lui-même, et n’y réussit pas. Sans parler de la comédie héroïque, comparez le Menteur aux comédies de Molière. Le Menteur, voilà la comédie d’imagination brillante et fantasque, avec quelques traits de caractère. Molière l’imite une fois, mais d’ordinaire il n’aime qu’à jeter sur la scène un personnage observé de près, qu’il a vu de ses yeux. (Fâcheux, Don Juan, Trissotin, Argan). Il relègue l’extraordinaire dans ses dénouements et l’on sait comme il les bâcle. C’est une manière de marquer le profond mépris où il le tient.

Mais en même temps, faites attention, s’il a pu mettre à la volée et comme au hasard dans ses dénouements un extraordinaire si saugrenu, c’est que le goût de ses contemporains était à l’extraordinaire et ne s’offensait point du tout de ce saugrenu. Je ne vois pas que personne de son temps ait été offensé par les dénouements de Molière, et, sans avoir, je l’avoue, le moindre document là-dessus, j’ai beaucoup d’inclination à croire qu’ils les ont plutôt trouvés assez agréables.

Il a de l’imagination ; mais il n’aime pas l’imagination. Son horreur des Précieuses vient en partie de là, car La Bruyère observera, mais Molière a déjà observé, que l’esprit des précieux est « un esprit où il entre surtout de l’imagination ».

À la place de tous les genres d’imagination, ce qu’il recommande à satiété, c’est le naturel. Qu’entend-il par naturel ? La ressemblance avec la vie. Le passage de l’Impromptu de Versailles sur la déclamation théâtrale va très bien : « ...Là-dessus le comédien aurait récité, par exemple, quelques vers du roi, de Nicomède :

 

Te le dirai-je, Araspe ? Il m’a trop bien servi ;

Augmentant mon pouvoir...

 

le plus naturellement qu’il lui aurait été possible. Et le poète : « Comment ! Vous appelez cela réciter ? C’est se railler : il faut dire les choses avec emphase. Écoutez-moi : « Te le dirai-je, Araspe... » Voyez-vous cette posture ? Remarquez bien cela. Là, appuyez comme il faut le dernier vers. Voilà ce qui attire l’attention et fait faire le brouhaha. – Mais, Monsieur, aurait répondu le comédien, il me semble qu’au roi qui s’entretient tout seul avec son capitaine des gardes parle un peu plus humainement et ne prend guère ce ton de démoniaque. – Vous ne savez ce que c’est. Allez-vous-en réciter comme vous faites, vous verrez si vous ferez faire aucun Ah !... »

Le naturel dans la façon de réciter, c’est la ressemblance avec la vie. Le naturel dans tout l’art théâtral, c’est la ressemblance avec la vie.

C’est pour cela qu’il a été l’ennemi des fameuses régies, ou plutôt qu’il les a prises, et cela est une vue extrêmement juste, à mon avis, pour des avertissements d’un caractère tout négatif. Cela est naturel. Comment pourrait-il accepter les règles, lui qui, de tempérament, est contre la plupart des règles connues ? Comment, par exemple, pourrait-il accepter la distinction rigoureuse des genres, lui qui fait des comédies qui touchent à chaque instant au drame ? Comment, par exemple, pourrait-il accepter cette définition d’Aristote que la tragédie fait les hommes meilleurs qu’ils ne sont et que la comédie les fait pires qu’ils ne sont, lui qui ne songe qu’à les montrer tels qu’ils sont et qui fait des caractères complexes, mêlés de bon et de mauvais, et qui trouve « qu’il n’est pas incompatible qu’une personne soit ridicule en certaines choses et honnête homme en d’autres ».

Aussi ce n’est pas tant qu’il méprise les règles que ce n’est qu’il les ignore. Il fait comme éclater les formules de son temps et il efface toute la critique dramatique de ses contemporains en la dépassant. Son indifférence à l’égard des règles est magnifique : « Vous êtes de plaisantes gens avec vos règles, dont vous embarrassez les ignorants et nous étourdissez tous les jours. Il semble, à vous ouïr parler, que ces règles de L’art soient les plus grands mystères du monde ; et cependant ce ne sont que quelques observations aisées, que le bon sens a faites sur ce qui peut ôter le plaisir que l’on prend à ces sortes de poèmes ; et le même bon sens qui a fait autrefois ces observations les fait aisément tous les jours sans le secours d’Horace et d’Aristote. » Remarquez bien ces mots : « Ce ne sont que quelques observations aisées, que le bon sens a faites sur ce qui peut ôter le plaisir... » Cela veut dire que pour Molière la vertu des règles est toute négative. Elles n’indiquent et ne peuvent indiquer que dans quels défauts on peut tomber, quelles fautes on peut faire, mais non point du tout le moyen de faire bien.

Il a absolument raison et c’est pour cela que les règles ne sont point pour le génie qui peut faire la faute et la compenser par une beauté, par une perfection qui vient de lui, qui peut par exemple n’avoir pas d’unité d’action dans son poème, ce qui, très certainement, est toujours dangereux, mais qui peut y avoir mis une autre unité (d’intérêt, d’impression, d’idée générale) qui fera que le spectateur ne fera aucune attention à celle qu’il a omise.

Les règles sont des garde-fous dont se passent très bien ceux qui ont le génie. L’utilité purement négative des règles, c’est une idée aussi juste qu’ingénieuse. Quand il parlait de l’art d’apprivoiser les règles, Corneille était ingénieux aussi, mais avait une vue moins précise.

Encore faut-il une règle en ce sens qu’il faut sans doute un but que l’on poursuit. C’est le but qui trace le chemin. Pour Molière le grand but est de plaire. Racine dira la même chose. Molière le dit à plusieurs reprises : « Je voudrais bien savoir si la grande règle de toutes les règles n’est pas de plaire et si une pièce de théâtre qui a attrapé son but n’a pas suivi un bon chemin. Veut-on que tout un public s’abuse sur ces sortes de choses et que chacun n’y soit pas juge du plaisir qu’il y prend ? » – « Car enfin, si les pièces qui sont selon les règles ne plaisent pas et que celles qui plaisent ne soient pas selon les règles, il faudrait de nécessité que les règles eussent été mal faites ? Moquons-nous donc de cette chicane où ils veulent assujettir le goût du public et ne consultons dans une comédie que l’effet qu’elle fait sur nous. Laissons-nous aller de bonne foi aux choses qui nous prennent par les entrailles et ne cherchons point de raisonnements pour nous empêcher d’avoir du plaisir. » – « C’est justement comme un homme qui aurait trouvé une sauce excellente et qui voudrait examiner si elle est bonne sur les préceptes du Cuisinier Français. »

Plaire, voilà qui est bien ; mais plaire à qui ? Molière répond : à la Cour et au parterre. Au parterre d’abord : « Tu es donc, Marquis, de ces messieurs du bel air, qui ne veulent pas que le parterre ait du sens commun et qui seraient fâchés d’avoir ri avec lui, fût-ce de la meilleure chose du monde ?... Apprends, Marquis, je te prie, et les autres aussi, que le bon sens n’a point de place déterminée à la comédie ; que la différence du demi-louis d’or et de la pièce de quinze sols ne fait rien du tout au bon goût ; que debout et assis, on peut donner un mauvais jugement ; et qu’enfin, à le prendre en général, je me fierais assez à l’approbation du parterre, par la raison qu’entre ceux qui le composent, il y en a plusieurs qui sont capables de juger d’une pièce selon les règles, et que les autres en jugent par la bonne façon d’en juger, qui est de se laisser prendre aux choses, et de n’avoir ni prévention aveugle, ni complaisance affectée, ni délicatesse ridicule. » Et c’est-à-dire, ce me semble : Je ne cherche que la vie ; Je tâche à l’atteindre ; Et je dis au public : ma pièce vit-elle ? Or qui que ce soit, pourvu qu’il ait du bon sens et quelque expérience, peut répondre oui ou non. Je ne suis justiciable que du bon sens et de l’expérience.

Il veut aussi plaire à la Cour et il sait bien pourquoi : « Achevez, Monsieur Lysidas. Je vois bien que vous voulez dire que la Cour ne se connaît pas à ces choses ; et c’est le refuge ordinaire de vous autres, Messieurs les auteurs, dans le mauvais succès de vos ouvrages, que d’accuser l’injustice du siècle et le peu de lumière des courtisans. Sachez, s’il vous plaît, Monsieur Lysidas, que les courtisans ont d’aussi bons yeux que d’autres ; qu’on peut être habile avec un point de Venise et des plumes, aussi bien qu’avec une perruque courte et un petit rabat uni ; que la grande épreuve de toutes vos comédies, c’est le jugement de la Cour ; que c’est son goût qu’il faut étudier pour trouver l’art de réussir ; qu’il n’y a point de lieu où les décisions soient si justes ; et sans mettre en ligne de compte tous les gens savants qui y seuil, que, du simple bons sens naturel et du commerce de tout le beau monde, on s’y fait une manière d’esprit qui, sans comparaison, juge plus finement des choses que tout le savoir enrouillé des pédants. »

Compliment de courtisan ! Un peu, sans doute ; mais voyez qu’il donne ses raisons qui sont bonnes. Il en appelle aux courtisans et il se sent justiciable d’eux en tant que bien placés pour voir beaucoup de choses, cela avec le bon sens naturel qu’ils ont autant que les autres. Le bon sens naturel, soit du peuple, soit de la Cour avec la connaissance de la vie, voilà les deux choses où en appelle toujours Molière. Tout son contrat avec le public est celui-ci : « Suis-je amusant ? Ce que je vous montre l’avez-vous vu, vous qui avez du bon sens et qui avez vu beaucoup de choses ? Donc je suis amusant et vrai, c’est tout ce que je veux être. » Quant aux règles, il importe peu.

Et cependant, le plus souvent, il se conforme aux règles ; mais cela est bien naturel, et comme dit son Mascarille, « c’est sans effort ». Comme il réduit l’action, le sujet, la chose, comme disaient les anciens, au minimum, il n’est embarrassé ni de la faire tenir en un jour ni de la faire tenir en une salie de douze pieds carrés, et comme l’action est presque nulle il va de soi qu’elle soit unique. Dans Don Juan seul il a violé toutes les règles (excusé du reste devant les rigoristes du temps parce que c’était une pièce à spectacles). Il les violées toutes, comme nous le verrons plus loin, parce qu’il voulait faire, non une pièce, mais un portrait, le portrait du grand seigneur méchant homme dans différentes circonstances, dans différents mondes et même à différents âges de sa vie.

Retour à la nature, sans que l’auteur s’interdise l’imagination, comme nous verrons ; mais retour à la nature comme à la base même de l’art et qu’on ne doit jamais perdre de vue un seul instant ; proscription de l’extraordinaire et de l’invraisemblable ; indifférence à l’endroit des règles ; se proposer pour but de plaire à ceux qui connaissent la vie et par conséquent faire semblable à la vie, voilà les traits essentiels de la poétique de Molière.

 

 

LES TYPES

 

Ayant tout, le génie d’un poète épique ou d’un poète dramatique est de créer des personnages représentatifs de l’humanité. Qu’il soit poète épique proprement dit, ou romancier, ou dramatiste tragique, ou dramatiste comique, c’est son premier office, le but essentiel de son art et le plus grand titre qu’il ait à la gloire s’il réussit. Molière a été un des trois ou quatre hommes, dans toute l’histoire de la littérature, dans toute l’histoire de l’humanité, qui aient réussi le plus pleinement à dresser en pleine vie des types humains. Ce n’est pas qu’il en ait dressé un très grand nombre. En comptant bien, je crois, l’on n’en trouvera que neuf : l’Arnolphe, le Don Juan, le Misanthrope, le Tartuffe, l’Avare, le Bourgeois gentilhomme, le Malade imaginaire, la Coquette, la Femme savante. Ajoutons, si l’on veut, la Jeune fille ; mais aucune jeune fille de Molière n’a l’ampleur d’un type ; ce sont des silhouettes, très originales à la vérité et sur lesquelles nous aurons à nous expliquer avec un singulier intérêt.

 

 

L’Arnolphe

 

Il faut bien que je l’appelle ainsi, car aucun adjectif ne le qualifierait complètement et il n’est ni le jaloux, ni l’autoritaire, ni le tyran domestique, etc., et il est tout cela ; l’Arnolphe est l’homme qui a la terreur d’être cocu parce qu’il est autoritaire, parce qu’il est tyran domestique, parce qu’il est jaloux, parce qu’il est bilieux et parce que railleur de son naturel il a fait des gorges chaudes des infortunes conjugales et a tympanisé les maris trompés par toute la ville.

Son fond, c’est l’instinct despotique, l’amour féroce de la propriété, le propriétisme furieux. Il est le bourgeois qui prétend que sa femme soit son bien comme sa maison est son bien, il a eu ce sentiment tout jeune. Car il n’a que quarante ans et Agnès en a seize, et c’est quand elle en avait « quatre » qu’il a eu de « l’amour pour elle » et qu’il l’a comme achetée et séquestrée. C’est un Turc en cela ou un Arabe ou un Persan. Il veut une femme qui lui appartienne comme un animal domestique.

En conséquence il a deux sentiments connexes au précédent : il a l’horreur de la civilisation et l’amour intéressé d’une religion rigoureuse et disciplinaire.

Il a l’horreur de la civilisation : il sait bien que c’est elle qui a affranchi la femme qui, d’une part, s’est aperçue que la femme est l’égale de l’homme et qui a répandu dans le monde cette dangereuse opinion, absolument inconnue de l’homme primitif, et qui, d’autre part, par l’instruction, a rendu la femme l’égale de l’homme et, à ce double ou triple titre, la civilisation lui est odieuse.

La littérature, voilà l’ennemi. Il ne veut pas « se charger d’une spirituelle » qui recevrait de beaux esprits ; il veut une femme qui ne sache pas ce que c’est qu’une rime et qui ne « sache que prier Dieu, l’aimer, coudre et filer ». Il a confié Agnès enfant à des religieuses avec instruction « de la rendre idiote autant qu’il se pourrait » ; et le succès a été complet. Elle sait à peine lire. À la bonne heure ! Et surtout qu’elle n’écrive jamais !

 

Dans ses meubles, dût-elle en avoir de l’ennui,

Il ne faut écritoire, encre, papier, ni plumes ;

Le mari doit, dans les bonnes coutumes,

Écrire tout ce qui s’écrit chez lui.

 

Ne lui dites pas qu’avec une bête la vie conjugale est peu agréable. S’agit-il de causer avec sa femme ? Il s’agit de posséder une femme.

Ne lui dites pas que si une femme intelligente peut tromper son mari parce qu’elle le veut, une femme bête peut le tromper sans le vouloir, c’est-à-dire par instinct, naïvement et sans y entendre malice ; il ne répondra rien ; mais sera persuadé que la stupidité et la terreur sont ce qui maintient une créature inférieure dans le devoir.

Ne lui dites pas non plus (comme on le lui a dit depuis) que la seule chance qu’ait un homme d’âge d’être aimé d’une jeune fille est qu’elle soit une intellectuelle, parce qu’elle peut goûter dans l’homme d’âge les dons de l’esprit ; il sait bien qu’il n’a pas, lui, le moindre don de l’esprit, et sa terreur est précisément comme celle de Chrysale, comme celle de tous les bourgeois ignorants, que sa femme, instruite et affinée, ne s’aperçoive que lui est une bête.

Tout pesé et considéré, la littérature, voilà l’ennemi.

Et il a pour une religion autoritaire et rigoureuse une profonde dévotion ; car la religion telle qu’il la comprend est un frein et une entrave ; met aux mains du mari cet instrument de terreur dont il a besoin. Il a soin de rappeler à Agnès que c’est une redoutable chose que de ne pas remplir religieusement tout le devoir conjugal

 

Et qu’il est aux Enfers des chaudières bouillantes

Où l’on plonge à jamais les femmes mal vivantes

 

et que si elle fait la moindre faute à cet égard, un jour

 

...elle ira, vrai partage du diable,

Bouillir dans les Enfers à toute éternité.

 

La religion est pour lui ce qu’est pour le Turc le sabre de l’heiduque, toujours levé et toujours prêt à tomber, sur un mot ou sur un signe du maître.

Arnolphe est l’homme primitif qui s’oppose d’instinct à toute civilisation parce que la civilisation est hostile à la possession de la femme par l’homme à titre de propriété, et qui chérit, ou demande, ou invente un pouvoir terrible, naturel ou surnaturel, qui assure la propriété de la femme par l’homme à titre de propriété et qui contraigne la femme par la force ou par la peur à se considérer comme la propriété de l’homme.

Tout cela lui vient de la volonté de puissance et aussi de cet ancestral orgueil viril qui lui persuade que la femme n’est pas une personne et qu’il ne doit y avoir qu’une personne dans un ménage. Arnolphe remonte aux plus anciens temps du monde.

Il est vaincu, chose intéressante, et par la nature et par la civilisation, ou, si l’on aime mieux, par la nature aidée par la civilisation.

Il rencontre la nature féminine primitive, toute d’instinct, allant droit à la jeunesse et à l’amour, au genre d’amour que peut donner la jeunesse, et en même temps ingénument fourbe ; et d’autre part il rencontre la civilisation qui ne lui permet pas de dompter la femme comme dans les temps primitifs, qui ne lui permet pas de la parquer, de l’enchaîner et de la faire garder par des eunuques. L’homme primitif dans ces conditions est vaincu de tous côtés.

Remarquez bien que c’est un type éternel, car il est essentiellement naturel, et qu’il aura toujours des partisans plus ou moins dissimulés. En 1663, Molière s’est très bien aperçu qu’il en avait dans le parterre, ce qui, du reste, était à prévoir. Car il fait dire à Lysidas, dans la Critique de l’École des femmes : « Et ce Monsieur de la Souche, enfin, qu’on nous fait homme d’esprit et qui paraît si sérieux en TANT D’ENDROITS, ne descend-il pas dans quelque chose de trop comique lorsque... »

Voilà ce qu’on avait dit, assurément ; car Molière, c’est-à-dire Dorante ou Dorante c’est-à-dire Molière, forcé de ménager son parterre, ne répond pas : « Laissez donc ! Monsieur de la Souche est un simple idiot d’un bout à l’autre », il répond, ce qui est bien remarquable : « Il n’est pas incompatible qu’une personne soit ridicule en certaines choses et honnête homme dans d’autres ». Donc il ne proteste pas contre le propos de Lysidas, donc le propos de Lysidas est écho de jugements qui ont de l’autorité ; donc bien des personnes ont trouvé Arnolphe homme d’esprit et sérieux en beaucoup d’endroits. Or, quels sont ces endroits où il s’est montré homme d’esprit et sérieux. Je n’en sais rien ; mais j’ai bien peur que ce soit quand il émet ses théories du premier acte et quand il dit :

 

Épouser une sotte est pour n’être point sot.

 

Et c’est précisément pour cela que Molière, plus tard, averti, reprendra Arnolphe sous le nom de Chrysalde, en l’adoucissant, et le présentera à son public comme personnage sympathique ;

Arnolphe est immortel comme l’homme des cavernes et ses partisans aussi sont immortels, parce que la civilisation n’est presque qu’une façade.

 

 

Don Juan

 

est le méchant, comme Molière l’a très nettement indiqué en l’appelant le grand seigneur méchant homme. Il est l’homme qui aime le mal pour le mal, qui aime à faire le mal parce que faire du mal est amusant. Il est néronien, c’est Néron. Comme Néron dit :

 

Je me fais de leur peine une image charmante

...

J’aimais jusqu’à ces pleurs que je faisais couler.

 

De même Don Juan, ayant vu deux jeunes fiancés ravis d’amour l’un pour l’autre, dira : « La tendresse visible de leurs mutuelles ardeurs me donna de l’émotion ; j’en fus frappé au cœur et mon amour commença par la jalousie. Oui, je ne pus souffrir d’abord de les voir si bien ensemble ; le dépit alarma mes désirs et je me figurai un plaisir extrême à pouvoir troubler leur intelligence et rompre cet attachement dont la délicatesse de mon cœur se tenait offensé... »

Voilà qui s’entend : le bonheur des autres offense Don Juan et l’amour chez lui commence par la jalousie, c’est-à-dire par la haine du bonheur des autres, et il éprouve et d’avance un plaisir extrême à désespérer un être qui aime et probablement deux.

La méchanceté qui est une volonté de puissance et une volonté de se prouver à soi-même sa puissance, et Nietzsche ne tarit, pas là-dessus, est le premier trait, le trait essentiel et presque le tout de Don Juan.

On le voit bien à ce que s’il aime par méchanceté, comme nous venons de le voir, la vue de la douleur des autres le ramène aussi à l’amour. Il a abandonné Elmire ; elle revient à lui, elle le supplie, elle pleure, il lui joue une comédie de scrupules religieux ; elle se retire ; elle revient plus tard, pleurante encore et lui demandant pour seule faveur de s’amender ; elle s’en va pour toujours : « Sais-tu bien, Sganarelle, dit Don Juan, que j’ai encore senti quelque peu d’émotion pour elle, que j’ai trouvé de l’agrément dans cette nouveauté bizarre, et que son habit négligé, son air languissant et ses larmes ont réveillé en moi quelques petits restes d’un feu éteint ? »

Je ne parle pas de la terrible scène du pauvre où Don Juan exploite la faim, d’un malheureux pour lui faire commettre un crime religieux, voulant jouir de ses tortures ce qui fait toujours passer un quart d’heure ou deux et voulant surtout le mépriser, jouir du plaisir de voir un être humain se dégrader pour manger ; je n’en parle pas si ce n’est pour faire remarquer comment Voltaire a compris cette scène ce qui est instructif même pour entendre le caractère de Don Juan. Voltaire rapporte la scène du pauvre : « À la première représentation du Festin de Pierre, il y avait une scène entre Don Juan et un pauvre. Don Juan demandait à ce pauvre à quoi il passait sa vie dans la forêt. « À prier Dieu, répondait le pauvre, pour les honnêtes gens qui me donnent l’aumône.

« – Tu passes ta vie à prier Dieu, disait Don Juan ; si cela est, tu dois donc être fort à ton aise.

« – Hélas ! Monsieur, je n’ai pas souvent de quoi manger.

«  – Cela ne se peut pas, répliquait Don Juan : Dieu ne saurait laisser mourir de faim ceux qui le prient du soir au matin. Tiens, voilà un louis d’or ; mais je te le donne pour l’amour de l’humanité. »

« Cette scène, convenable au caractère impie de Don Juan, mais dont les esprits faibles pouvaient faire un mauvais usage, fut supprimée à la seconde représentation, et ce retranchement fut peut-être cause du peu de succès de la pièce. »

Est-il assez singulier que Voltaire, d’abord connaisse si peu la mentalité du parterre de 1665 qu’il s’imagine que la scène du pauvre aurait fait le succès de la pièce ; ensuite que de cette scène, qu’il cite sans doute de mémoire, il oublie tout l’essentiel ? Car s’il n’y avait dans cette scène que ce que Voltaire en cite, il n’y aurait qu’une raillerie irréligieuse de la part de Don Juan ; mais ce qu’il y a dans la scène vraie, c’est un crime de Don Juan, le crime qui consiste à dire au pauvre : « Ah ! Ah ! Je m’en vais te donner un louis d’or tout à l’heure, pourvu que tu veuilles jurer.

« – Ah ! Monsieur, voudriez-vous que je commisse un tel péché ?

«  – Tu n’as qu’à voir si tu veux gagner un louis d’or ou non : en voici un que je te donne si tu jures. Tiens ! il faut jurer... Prends, le voilà, prends, te dis-je ; mais jure donc !

« – Non, Monsieur, j’aime mieux mourir de faim... »

Voilà seulement ce que Voltaire oublie, ce qui prouve que voilà ce à quoi il n’a pas fait attention en le lisant. Qu’est-ce à dire ? C’est-à-dire que le caractère satanique de Don Juan a complètement échappé à Voltaire, que Voltaire ne s’est pas aperçu que Don. Juan est le méchant. Mais, précisément, Molière n’a fait la scène du pauvre que pour montrer que Don Juan, en dehors de tout libertinage et en dehors de tout intérêt personnel, est méchant pour le plaisir de l’être et aime le mal pour le mal.

Détail secondaire, mais à ne pas oublier. Molière a bien eu soin de faire Don Juan méchant de toutes les façons. La taquinerie est la petite méchanceté ; c’est la méchanceté des pauvres et la méchanceté des lâches ; elle consiste à faire du mal par petites piqûres, cruelles déjà, mais sans danger pour celui qui les fait. Le méchant de grande envergure qu’est Don Juan pourrait s’en passer et la dédaigner. Il ne s’en passe pas et ne la néglige point. Il taquine son domestique, il taquine Monsieur Dimanche, contre quoi Musset a bien tort de protester. L’homme qui a une passion maîtresse est toujours animé par elle ; il est toujours sous pression. Voilà ce que Molière, très bien avisé en cela, a voulu marquer.

Il est à noter, je crois, que Don Juan n’est pas un portrait de Don Juan, comme j’ai dit ; c’est plusieurs portraits de Don Juan, c’est plusieurs portraits successifs de Don Juan. C’est Don Juan à différents âges. Car, quelques précautions qu’ait prises Molière, pour, violant la règle de l’unité de lieu, persuader au public qu’il ne violait pas l’unité de temps, Don Juan n’a pas le même âge au cinquième acte qu’au premier.

Au premier, c’est presque Chérubin ; c’est Chérubin à vingt ans ; c’est le conquérant, c’est le jeune homme qui est jeté dans le libertinage allègre et joyeux en même temps que par la chaleur du sang, par la volonté de puissance, par l’ambition de conquêtes. La belle impétuosité lyrique avec laquelle il se peint lui-même au premier acte est d’un tout jeune homme ardent, lancé par le monde comme un élément, et presque sympathique. Il n’est pas encore méchant. Il est sensuel, curieux et avide de mettre dans sa vie le plus de sensations neuves possible, et c’est déjà le libertin, mais le libertin jeune dont le libertinage ne vient pas de la méchanceté, ou dont la méchanceté est encore à l’état latent :

« Quoi ? tu veux qu’on se lie à demeurer au premier objet qui nous prend, qu’on renonce au monde pour lui et qu’on n’ait plus d’yeux pour personne ? La belle chose que de vouloir se piquer d’un faux honneur d’être fidèle, de s’ensevelir pour toujours dans une passion et d’être mort dès sa jeunesse à toutes les autres beautés qui nous peuvent frapper les yeux ! Non, non : la constance n’est bonne que pour des ridicules ; toutes les belles ont droit de nous charmer, et l’avantage d’être rencontrée la première ne doit point dérober aux autres les justes prétentions qu’elles ont toutes sur nos cœurs. Pour moi, la beauté me ravit partout où je la trouve et je cède facilement à cette douce violence dont elle nous entraîne. J’ai beau être engagé, l’amour que j’ai pour une belle n’engage point mon âme à faire injustice aux autres ; je conserve des yeux pour voir le mérite de toutes et rends à chacune les hommages et les tributs où la nature nous oblige. Quoi qu’il en soit, je ne puis refuser mon cœur à tout ce que je vois d’aimable ; et dès qu’un beau visage me le demande, si j’en avais dix mille, je les donnerais tous. Les inclinations naissantes, après tout, ont des charmes inexplicables, et tout le plaisir de l’amour est dans le changement. On goûte une douceur extrême à réduire, par cent hommages, le cœur d’une jeune beauté, à voir de jour en jour les petits progrès qu’on y fait, à combattre par des transports, par des larmes et des soupirs, l’innocente pudeur d’une âme qui a peine à rendre les armes, à forcer pied à pied toutes les petites résistances qu’elle nous oppose, à vaincre les scrupules dont elle se fait un honneur et la mener doucement où nous avons envie de la faire venir ; Mais lorsqu’on en est maître une fois, il n’y a plus rien à dire ni rien à souhaiter ; tout le beau de la passion est fini, et nous nous endormons dans la tranquillité d’un tel amour, si quelque objet nouveau ne vient réveiller nos désirs et présenter à notre cœur les charmes attrayants d’une conquête à faire. Enfin, il n’est rien de si doux que de triompher de la résistance d’une belle personne, et j’ai sur ce sujet l’ambition des conquérants, qui volent perpétuellement de victoire en victoire et ne peuvent se résoudre à borner leurs souhaits. Il n’est rien qui puisse arrêter l’impétuosité de mes désirs : je me sens un cœur à aimer toute ta terre ; et comme Alexandre, je souhaiterais qu’il y eût d’autres mondes, pour y pouvoir étendre mes conquêtes amoureuses. »

Dès le second acte, il n’est plus le même, il en est à supprimer ce qu’il aimait tant jadis : les petits progrès lents et insensibles ; et donc, déjà, il n’est plus artiste. Il ne retarde plus la victoire ; il la précipite. Pour la précipiter il promet le mariage, ce qui est indigne d’un Don Juan de qualité, ce qui est la honte de la corporation. Il a déjà bien vieilli.

Au troisième acte, il n’exerce aucunement sa profession de Don Juan et je n’ai pas à en parler à ce titre.

Au quatrième, il traîne son passé de libertin ; il voit revenir à lui ses anciennes maîtresses et il les reçoit sèchement, il les écoute avec cet ennui morose qui se marque par le monosyllabisme des réponses et, quoiqu’il se sente repris pour elles d’une velléité de retour et d’une émotion rétrospective, il ne leur dit rien. Il est assez vieux ; il a quarante ans. Ce qui le prouve, c’est et son émotion et qu’il n’y cède pas ; son émotion, il est bien loin de ce qu’il était quand tout amour satisfait était pour lui enterré à jamais ; – qu’il n’y cède pas, son cœur est assez desséché pour qu’à la fois il ne soit plus touché que par choc en retour du passé et pour que, en présence d’une sensation nouvelle, il ne bondisse pas sur elle, comme il faisait autrefois, et dise : « À quoi bon ? » Il a au moins quarante ans.

Et enfin, au dernier acte, il est hypocrite : c’est une espèce de Tartuffe. Brave encore, puisqu’il accepte un duel, mais hypocrite de religion et se couvrant de scrupules religieux. C’est la fin de Don Juan.

On peut la trouver singulière et illogique. Il y aurait beaucoup à dire là-dessus. D’abord que Don Juan, le grand seigneur méchant homme qui débauche les femmes, est, on sait pourquoi et rapprochez les dates, l’ennemi personnel de Molière, et qu’il est naturel, que le peignant, il accumule sur lui toutes les manières d’être odieux et que particulièrement il lui donne ce vice de l’hypocrisie qui est celui que Molière déteste le plus.

On peut dire aussi qu’ayant fait Don Juan athée dans sa jeunesse, il le fait hypocrite de religion sur la fin, moins pour montrer que les athées deviennent des Tartuffes que pour montrer que les Tartuffes sont des athées, de sorte que ce qui paraît ici être contre Don Juan est surtout, dans la pensée de Molière, contre les Tartuffes.

On pourrait dire encore que Don Juan, si souvent ironique dans tout le cours de la pièce, fait surtout de l’ironie encore dans la dernière partie de la pièce et songe beaucoup moins à tromper par son hypocrisie religieuse qu’à se moquer du langage et des mines, des hypocrites, acceptant du reste le bénéfice de sa nouvelle attitude et satisfait à la fois de railler et de tromper, et il y a double ragoût. C’est à cette interprétation-ci que j’incline le plus.

Et il ne faut pas manquer de remarquer enfin que Don Juan, en tout cas, n’est pas si illogique et ne change pas du recto au verso, puisque ce langage de la dévotion ; ce n’est pas la première fois qu’il l’emploie : il sa employé dès le premier acte avec Elvire : Je vous ai quittée, dit-il, « non point par les raisons que vous pouvez vous figurer, mais par un pur motif de conscience et pour ne croire pas qu’avec vous davantage je puisse vivre sans péché. Il m’est venu des scrupules, Madame, et j’ai ouvert les yeux de l’âme sur ce que je faisais. J’ai fait réflexion que, pour vous épouser, je vous ai dérobée à la clôture d’un couvent... Le repentir m’a pris et j’ai craint le courroux céleste ; j’ai cru que notre mariage n’était qu’un adultère déguisé, qu’il nous attirerait quelque disgrâce d’en haut... Voudriez-vous, Madame, vous opposer à une si sainte pensée et que j’allasse, en vous retenant, me mettre le Ciel sur les bras... » Don Elvire répond à cela : « Ah ! Scélérat, c’est maintenant que je te connais tout entier. »

Il est très vrai. Elle le connaît tel qu’il a été, tel qu’il est et tel qu’il sera au dernier acte. On voit, au moins, que Molière a pris ses précautions pour que le spectateur ne s’étonnât pas de voir Don Juan faux dévot au dernier acte et l’on peut considérer cette partie de la scène III de l’acte Ier comme ce que les critiques dramatiques appellent une préparation.

Mais il y a plus. Le Prince de Ligne (je crois), devant Madame de Pompadour, disait à Louis XV quelque chose qui ne plaisait pas à la marquise et qu’elle ne voulait pas qui fût vrai : « Vous ne mentez jamais, Monsieur le Prince ? dit-elle. – Si, Madame, quelquefois... aux femmes. » Les Don Juan mentent toujours aux femmes. Or l’habitude de mentir aux femmes peut amener à mentir aux hommes et faire descendre le gentilhomme au rang d’un Tartuffe. Ne serait-ce point cela que Molière a voulu dire, et ce dernier effet, le plus honteux, du libertinage, ne serait-ce pas cela qu’il a voulu indiquer ? Il est possible.

Le Don Juan de Molière n’est pas complet, le type de Don Juan n’est pas épuisé dans le Don Juan de Molière, et il est bien naturel, car il y a vingt variétés de Don Juan. Sans songer à les énumérer toutes, il y a le Don Juan par curiosité d’explorations et de découvertes nouvelles, et il n’est qu’esquissé dans l’œuvre de Molière ; il y a le Don Juan artiste qui cherche éternellement son idéal de beauté et qui ne le trouve jamais, et celui-ci n’est pas même indiqué par Molière ; il y a surtout le Don Juan par bonté (précisément le contraire de celui de Molière), qui ne séduit jamais les femmes, mais qui, ayant en lui le je ne sais quoi qui les attire, est désiré par elles, obsédé par elles et n’a jamais la cruauté de les refuser, et ce type, dessiné, au comique, par quelques auteurs, mériterait : d’être traité au sérieux par un grand poète.

Mais encore le Don Juan de Molière, le Don Juan représentant le libertinage comme une forme de la méchanceté ou la méchanceté comme une conséquence fort naturelle du libertinage, et Molière, avec pleine raison, puisque ces choses sont entremêlées et sont réciproquement causes et effets, a laissé incertitude à cet égard – le Don Juan égoïste, sec, insensible et méchant, est un type de l’humanité que Molière a saisi avec force et scruté avec profondeur.

 

 

Le Misanthrope

 

Il y a deux misanthropes dans le Misanthrope, Alceste et Philinte. Ce dédoublement du même type était nécessaire si l’on voulait respecter, mieux que dans Don Juan, l’unité de temps et ne pas nous montrer un personnage qui, presque, est enfant au premier acte et barbon au dernier. Car Alceste et Philinte sont le même personnage à deux différents âges. Alceste a vingt-cinq ans et Philinte trente-cinq. Philinte est ce qu’il est très possible qu’Alceste devienne, Alceste est ce qu’a été Philinte dix ans plus tôt. Ils ne trouvent pas les hommes beaux ; c’est le fond commun de tous deux ; ils aiment la vertu et sont très honnêtes gens ; c’est encore le fond commun de tous deux. Seulement l’un est à l’âge où l’on s’étonne que les hommes ne soient pas beaux et où l’on s’en indigne ; l’autre en est à l’âge où l’on a compris que « c’est comme cela » et que ce ne peut pas être autrement, où l’on s’y résigne et où l’on a pris le parti de vivre honnêtement avec les hommes sans les corriger ni les contredire. Ce sont les deux faces du misanthrope ou plutôt ce sont les deux âges du misanthrope. Commençons par son premier âge.

Alceste est très honnête ; très droit, très franc et assez bon et, comme il est très jeune, il vient de s’apercevoir que les hommes ne sont rien de tout cela. Il en est stupéfait, indigné, surexcité. Il ne peut pas comprendre que les hommes ne soient pas scrupuleusement honnêtes, absolument droits et exactement sincères les uns à l’égard des autres. Il semble ignorant et il faut qu’il le soit et qu’il n’ait jamais lu un livre d’histoire, ni Montaigne, ni du reste rien. Enfin il est effaré que les hommes ne soient point parfaits. Quand on est ainsi on fuit le monde et l’on se retire dans une solitude. C’est bien à quoi assurément il songe ; mais il est retenu dans le monde par l’amour qu’il a pour une mondaine, et il est sans cesse en contact avec les vices et surtout avec les défauts du monde, ce qui redouble sa misanthropie et l’exaspère. Surtout l’insincérité l’irrite au-delà de tout. Il ne s’est jamais dit, avec La Rochefoucauld, que les hommes ne pourraient pas vivre un jour ensemble s’ils n’étaient pas dupes les uns des autres, et que le monde n’est qu’un composé déminés et que, sous peine de ne pas être, il ne peut pas être autre chose.

On se demande où et comment il a été élevé. Pour ignorer ces choses ou pour ne pas les savoir comme-inconsciemment il ne peut l’avoir été que comme l’Émile de Rousseau, solitairement et par un mentor qui lui-même était un misanthrope.

Comme le Sganarelle de l’École des maris[6], quoique d’une façon très différente, c’est un primitif, c’est un enfant de la nature, et Ariste pourrait lui dire :

 

Cette farouche humeur dont la sévérité

Fuit toutes les douceurs de la société,

À tous vos procédés inspire un air bizarre

Et, jusques à l’habit, rend tout chez vous barbare

 

et encore :

 

Toujours au plus grand nombre on doit s’accommoder,

Et jamais il ne faut se faire regarder...

Mais je tiens qu’il est mal, sur quoi que l’on se fonde,

De fuir obstinément ce que suit tout le monde ;

Et qu’il vaut mieux souffrir d’être au nombre des fous

Que du sage parti se voir seul contre tous.

 

C’est un homme qui croit que l’on peut, en ce monde (et en France !), vivre de sa propre vie et selon son propre goût et qui, de plus, ne laisse pas de vouloir obliger les autres à vivre comme lui et à avoir le même caractère que lui.

Le fond de son âme est certainement la vertu et l’amour du bien, mais aussi il y a, dans le fond de son âme, une bonne dose d’orgueil. Il dira : « Je veux qu’on me distingue », et ce n’est pas par humilité, vous ne vous y trompez pas, qu’il dira : « Laissons mon mérite, de grâce » et cela veut dire que, comme les grands orgueilleux, il a de l’orgueil, mais point de vanité, et point de vanité parce qu’il a beaucoup d’orgueil. Par suite de son indignation continuelle contre les hommes il est irritable et susceptible et se rebiffe très vite à la moindre atteinte. Quoique très bien élevé, et les ménagements d’homme du monde qu’il prend d’abord avec Oronte le prouvent bien, c’est assez brusquement, sinon promptement, qu’il dit au poète : « Votre sonnet est à jeter au panier », assez promptement qu’il dit le mot d’où le duel doit sortir : « Mais je me garderais de les montrer aux gens » et quand on rit d’un de ses propos ce n’est pas par un mot spirituel qu’il réplique, mais par un mot qui, lui aussi, est presque une provocation :

 

Par la sangbleu ! Messieurs, je ne croyais pas être

Si plaisant que je suis.

 

Dans le portrait qu’elle fait de lui, Célimène ne le peint que comme contrariant, mais en indiquant très bien d’où vient cet esprit de contradiction, à savoir de la hauteur d’estime où il est de lui-même qui lui commande de n’être jamais de l’avis des autres :

 

Et ne faut-il pas bien que Monsieur contredise ?

À la commune voix veut-on qu’il se réduise,

Et qu’il ne fasse pas éclater en tous lieux

L’esprit contrariant qu’il a reçu des cieux ?

Le gentiment d’autrui n’est jamais pour lui plaire ;

Il prend toujours en main l’opinion contraire.

Et penserait paraître un homme du commun,

Si l’on voyait qu’il fût de l’avis de quelqu’un.

 

Profonde honnêteté, profonde sincérité, colère de ne pas trouver  ces qualités chez les autres, orgueil, susceptibilité, irritabilité, c’est ainsi que Molière a entendu Alceste, c’est un misanthrope qui en est à la période de fougue. C’est un misanthrope qui en est aux réflexes et qui n’en est pas à la réflexion.

C’est pour cela qu’il étonne La Bruyère qui se dit : « Mais le misanthrope n’est pas du tout comme cela » et qui écrit : « Timon peut avoir l’âme austère et farouche ; mais extérieurement il est civil et cérémonieux ; il ne s’échappe pas, il ne s’apprivoise pas avec les hommes ; au contraire, il les traite honnêtement et sérieusement ; il emploie à leur égard tout ce qui peut éloigner leur familiarité ; il ne veut pas les mieux connaître ni s’en faire des amis, semblable en ce sens à une femme qui est en visite chez une autre femme. »

En d’autres termes, le misanthrope est distant. Excellemment vu et le portrait est très fin. Seulement Alceste, qui pourra devenir ce que La Bruyère dit qu’est Timon, n’a pas atteint l’âge où, expériences faites et blessures reçues, on est passé de la colère au mépris.

Philinte est Alceste assagi et résigné. Il a été certainement autrefois, sauf quelques détails, ce qu’Alceste est aujourd’hui. « L’effroyable haine contre la nature humaine » qu’a Alceste, Philinte l’a eue, à preuve qu’il l’a encore. Mais c’est une haine pacifique, c’est une haine froide et tranquille :

 

...Mon esprit enfin n’est pas plus offensé

De voir un homme fourbe, injuste, intéressé,

Que de voir des vautours affamés de carnage.

Des singes malfaisants et des loups pleins de rage.

 

On voit qu’il ne ménage pas l’espèce humaine. Il donne pleinement raison à Alceste dans ses plaintes contre la société :

 

...Je tombe d’accord de tout ce qu’il vous plaît :

Tout marche par cabale et par pur intérêt ;

Ce n’est plus que la ruse aujourd’hui qui l’emporte,

Et les hommes devraient être faits d’autre sorte.

 

Certes il n’est pas optimiste et le pire des contre-sens serait de le représenter comme tel. Seulement il n’en est pas au premier choc, il en est au centième et il s’est habitué à en prendre son parti, à ne jamais s’en fâcher, et il est devenu le misanthrope intérieur tandis qu’Alceste est encore le misanthrope déployé. Pourquoi ? Parce qu’il s’est demandé à quoi bon ? Parce qu’il est désabusé :

 

Car c’est une folie à nulle autre seconde,

De vouloir se mêler de corriger le monde.

 

Et si ce n’est pas le corriger que de se fâcher contre lui et au contraire, à quoi bon se fâcher ? Il ne s’agit pas de se fermer les yeux.

 

J’observe, comme vous, cent choses tous les jours,

Qui pourraient mieux aller, prenant un autre cours...

 

Mais je ne gronde pas pour cela, parce qu’il est inutile de gronder. Conclusion : être sage pour soi et n’exiger point de sagesse des autres et ne point s’émouvoir si l’on voit une fois de plus qu’ils n’en ont pas :

 

...Des mœurs du temps mettons-nous moins en peine,

Et faisons un peu grâce à la nature humaine ;

Ne l’examinons point dans la grande rigueur,

Et voyons ses défauts- avec quelque douceur.

Il faut, parmi le monde, une vertu traitable ;

À force de sagesse, on peut être blâmable ;

La parfaite raison fuit toute extrémité,

Et veut que l’on soit sage avec sobriété...

Il faut fléchir au temps sans obstination.

 

Cette misanthropie indulgente est devenue, chez Philinte, non seulement cette « sagesse » qu’il vient de décrire, mais une véritable bonté, ou, si l’on veut, et c’est plutôt cela, sa bonté naturelle a été aidée par cette sagesse de désabusé et Philinte est très bon.

Il est remarquable que dans la « scène des portraits », et c’est-à-dire des médisances, lui seul ne médit point et non pas même (ce que fait Alceste) de ceux qui médisent, il est remarquable qu’il aime Alceste très chèrement et qu’il s’attache à lui, « qu’il ne le quitte pas » pour le servir dans une circonstance pénible et un peu dangereuse. De cette bonté, il s’est parfaitement rendu compte lui-même et il la considère spirituellement comme une conséquence de sa philosophie. Quand on s’est habitué à supporter les défauts des hommes, on arrive à faire cas de ces défauts comme d’une occasion d’exercer sa philosophie et sa vertu, et l’on a à leur égard une espèce de gratitude et la bonté du pessimiste n’est pas autre chose que cette gratitude intelligente. Ce couplet, que Renan eût écrit, est des plus jolies délicatesses de Molière qui est quelquefois délicat :

 

Et les hommes devraient être faits d’autre sorte.

Mais est-ce une raison que leur peu d’équité

Pour vouloir se tirer de leur société ?

Tous ces défauts humains nous donnent dans la vie

Des moyens d’exercer notre philosophie :

C’est le plus bel emploi que trouve la vertu ;

Et si de probité tout était revêtu,

Si tous les cœurs étaient francs, justes et dociles,

La plupart des vertus nous seraient inutiles,

Puisqu’on en met l’usage à pouvoir sans ennui

Supporter, dans nos droits, l’injustice d’autrui.

 

On ne peut pas plus joliment habiller une bonté naturelle en bonté acquise et à laquelle l’imperfection même des autres a contribué.

Avec ces qualités le désabusé a un défaut. Je ne lui en vois qu’un. Il est taquin. La taquinerie est le commencement de la méchanceté ou le reste d’une méchanceté qui a abdiqué. Philinte a été méchant, comme Alceste, ou, comme Alceste, il n’a pas été très bon. Il lui reste de cela d’être un peu taquin et ironique.

Ajoutez à cela, chez un homme qui a pris un parti pris d’indulgence et d’approbation, le désir, presque légitime, de ne pas passer pour dupe et de montrer quelquefois qu’il ne l’est point.

Ajoutez encore ce que j’appellerai, si on me le permet, la détente du flegme : Philinte s’est fait un caractère de « flegme philosophe » qui ne s’étonne jamais de rien. Ce caractère – comme tous les caractères voulus et concertés – ne peut pas se soutenir perpétuellement ; il faut qu’il se donne, de temps en temps, un certain relâche, et ce relâche c’est une ironie un peu voilée ou une taquinerie un peu discrète, et c’est précisément ce tempérament que Philinte s’accorde. Il taquine Alceste et il ironise Oronte. C’est sa petite revanche d’homme qui a fait le ferme propos de tout approuver ou au moins de tout admettre.

On me dira : Pourquoi est-ce Alceste qu’il taquine le plus et presque uniquement ? Je répondrai : Molière donne ici à Philinte l’attitude qu’il a lui-même, lui Molière, que j’ai cru démontrer qu’il avait. J’ai dit que Molière ne fouettait que les honnêtes gens, ne s’attachait qu’aux défauts des honnêtes gens et non aux vices des coquins, ou du moins beaucoup plus à ceux-là qu’à ceux-ci, et j’ai dit pourquoi. De même Philinte, qui estime et qui aime infiniment Alceste, ne houspille guère que lui pour le corriger de ses défauts. À quoi bon vouloir guérir Oronte ou Acaste ou Célimène ou Arsinoé qui, sans doute, ne sont pas des vicieux, mais qui ont de ces défauts, vanité d’auteur, vanité de fat, coquetterie et calomniosité qui ne se corrigent pas ? Alceste, à la bonne heure, qui n’a pour défaut que l’envers d’une qualité, défaut que Philinte sait bien qu’on corrige, puisqu’il l’a eu et s’en est délivré.

Et il n’en est pas moins que la taquinerie est un tel défaut encore que, pour l’avoir exercé sur Alceste, Philinte a rais Alceste – car c’est lui qui s’y met – dans une assez méchante affaire dont il est désolé et dont il a toutes les peines du monde à le tirer.

Tels sont les deux aspects du misanthrope que Molière nous a présentés. Avec une vérité assez profonde où il y a un peu d’ironie, il nous a assuré que le plus désagréable ou du moins le plus aigu des deux était détesté de tous les hommes et aimé de toutes les femmes et que le plus aimable était aimé de tous les hommes et n’était aimé, et encore en seconde ligne, que d’une seule femme qui elle-même est une désabusée.

Oui, il y a un peu d’ironie à l’égard des femmes, mais il y a assez de vérité. Les femmes, Éliante, Arsinoé, Célimène elle-même, ne réfléchissent pas qu’Alceste sera un mari assez incommode et que Philinte sera un mari délicieux. Mais qu’elles aiment toutes Alceste cela veut dire précisément que les femmes n’ont pas accoutumé de réfléchir et ensuite cela veut dire qu’elles aiment la vertu et la force et un peu la violence, et qu’un sourd instinct les avertit qu’elles trouveront tout cela dans Alceste. Alceste est un orageux ; cela n’est pas pour leur déplaire ni sans les attirer un peu ; les femmes sont des oiseaux d’orage. « Celui-là, au moins, il me fera des scènes. » C’est inconscient, mais c’est bien en elles.

 

 

Tartuffe

 

est l’exploiteur de la peur de l’enfer. Ambitieux, cupide, avide, arriviste, comme nous disons maintenant, il sait une chose : c’est que l’on n’arrive qu’en exploitant une passion humaine, comme les médecins, comme les avocats, comme les politiciens, comme les courtisanes, comme les croupiers. Comme les médecins exploitent la terreur de la mort, il a pensé à exploiter la terreur de l’enfer ? « Tant que les hommes vivront et aimeront à vivre, le médecin sera raillé, mais payé » ; tant que les hommes vivront et aimeront à vivre, ils croiront à l’immortalité de l’âme, et l’exploiteur de la peur de l’enfer sera peut-être raillé, mais choyé.

Tartuffe a tablé là-dessus. Il ne s’agissait que de trouver une dupe ; il l’a trouvée. Dès lors, avec quelques simagrées de piété pour faire croire qu’il est sincère, il gouverne son homme comme un animal domestique. Son procédé consiste à, par cette terreur que j’ai dite, supprimer en lui toutes les passions qui ne sont pas celle qu’il veut exploiter et qu’il exploite. Il le détache pour se l’attacher. Orgon dit de lui :

 

Qui suit bien ses leçons goûte une paix profonde,

Et comme du fumier regarde tout le monde...

Il m’enseigne à n’avoir affection pour rien,

De toutes amitiés il détache mon âme ;

Et je verrais mourir frère, enfants, mère et femme,

Que je m’en soucierais autant que de cela.

 

C’est une tactique absolument supérieure. Il n’a pas été élevé, que je crois, dans un monde religieux, et il n’a pris que le jargon religieux et les mines religieuses ; car il n’a pas ce que Boileau appelle « l’esprit de l’Église ». Il n’est pas exclusivement ambitieux. Ou bien l’extraordinaire facilité qu’il a trouvée dans le maniement de sa dupe a mis en liberté ses passions autres que la passion ambitieuse, et en même temps qu’il met la main sur la fortune d’Orgon et obtient la main de sa fille, ce qui ressortit à son ambition, il convoite sa femme ce qui ne concerne que sa luxure.

Cela du reste est très possible et il n’est pas invraisemblable qu’avec le sentiment de son succès et de sa puissance, tous les appétits soient entrés dans son âme.

Démasqué, il est très beau à ne pas vouloir retenir le masque et à se montrer dans toute sa scélératesse qui croit avoir mis avec elle de quoi être invincible : « C’est à vous d’en sortir... »

Foudroyé par un ordre du Roi qui brise tout son dessein et toute sa vie, il est plus beau encore, dans un silence absolu qu’il faut comprendre, je crois, comme signe d’impassibilité et non d’effondrement. C’est un grand joueur, et il me paraît qu’il donne la main à l’exempt avec la même fierté que Don Juan la donne à la Statue du Commandeur et en disant : « La voilà ».

Il est très vrai. Tout en le reconnaissant vrai dans ses traits généraux puisqu’il met du texte de Molière dans son texte à lui, La Bruyère a prétendu le corriger et en le rapprochant de la réalité montrer que Molière l’en avait écarté. Voilà une chose à examiner.

« Onuphre n’a pour tout lit qu’une housse de serge grise, mais il couche sur le coton et sur le duvet ; de même il est habillé simplement, mais commodément, je veux dire d’une étoffe fort légère en été et d’une autre fort moelleuse pendant l’hiver ; il porte des chemises très déliées qu’il a un très grand soin de bien cacher. Il ne dit point : « Ma haire et ma discipline » ; au contraire ; il passerait pour ce qu’il est, pour un hypocrite, et il veut passer pour ce qu’il n’est pas, pour un homme dévot ; il est vrai qu’il fait en sorte que l’on croie, sans qu’il le dise, qu’il porte une haire et qu’il sa donne la discipline... » Bonne observation ; mais qui n’atteint pas Molière ; car un théâtre Molière n’a guère d’autre moyen de montrer Tartuffe faisant croire qu’il a haire et discipline, sinon qu’il le dise.

« Il y a quelques livres répandus dans sa chambre indifféremment. Ouvrez-les : c’est le Combat spirituel, le Chrétien intérieur et l’Année sainte ; d’autres livres sont sous la clef. S’il marche par la ville et qu’il découvre de loin un homme devant qui il est nécessaire qu’il soit dévot, les yeux baissés, la démarche lente et modeste, l’air recueilli, lui sont familiers : il joue son rôle. S’il entre dans une église, il observe d’abord de qui il peut être vu, et selon découverte qu’il vient de faire, il se met à genoux et prie, ou il ne songe ni à se mettre à genoux, ni à prier. Arrive-t-il vers un homme de bien et d’autorité qui le verra et qui peut l’entendre, non seulement il prie, mais il médite, il pousse des élans et des soupirs ; si l’homme de bien se retire, celui-ci, qui le voit partir, s’apaise et ne souffle pas... » Ceci est littéralement de Molière :

 

Ah ! Si vous aviez vu comme j’en fis rencontre,

Vous auriez pris pour lui l’amitié que je montre.

Chaque jour à l’église il venait, d’un air doux,

Tout vis-à-vis de moi se mettre à deux genoux.

Il attirait les yeux de l’assemblée entière

Par l‘ardeur dont au Ciel il poussait sa prière,

Il faisait des soupirs, de grands élancements,

Et baisait humblement la terre à tous moments...

Instruit par son garçon, qui dans tout l’imitait,

Et de son indigence, et de ce qu’il était,

Je lui faisais des dons ; mais avec modestie,

Il me voulait toujours en rendre une partie.

« C’est trop, me disait-il, c’est trop de la moitié ;

Je ne mérite pas de vous faire pitié. »

Et quand je refusais de le vouloir reprendre,

Aux pauvres, à mes yeux, il allait le répandre.

 

« Il entre une autre fois dans un lieu saint, perce la foule, choisit un endroit pour se recueillir et où tout le monde voit qu’il s’humilie : s’il entend des courtisans qui parlent, qui rient et qui sont à la chapelle avec moins de silence que dans l’antichambre, il fait plus de bruit qu’eux pour les faire taire ; il reprend sa méditation qui est toujours la comparaison qu’il fait de ces personnes avec lui-même et où il trouve son compte. » Trait faux ou douteux ; Onuphre aurait donc une certaine sincérité puisque, s’entretenant avec lui-même, il se juge supérieur à des libertins ou à des éventés. Un regard de pitié jeté sur les turbulents et un regard au ciel comme pour implorer grâce pour eux, serait très bien ; ce serait pour l’assistance, ce serait dans le rôle ; mais la méditation intérieure, où il se félicite d’être meilleur que d’autres, ne fait rien pour le rôle et suppose une vie intérieure ; or il n’a pas de vie intérieure et il joue toujours un personnage : « Il évite une église déserte et solitaire, où il pourrait entendre deux messes de suite, le sermon, vêpres et compiles, tout cela entre Dieu et lui et sans que personne lui en sût gré : il aime la paroisse ; il fréquente les temples où se fait un grand concours ; on n’y manque point son coup, on y est vu. Il choisit deux ou trois jours dans toute l’année, où, à propos de rien, il jeûne et fait abstinence ; mais à la fin de l’hiver, il tousse, il a une mauvaise poitrine, il a des vapeurs, il a eu la fièvre : il se fait prier, presser, quereller, pour rompre le carême dès son commencement, et il en vient là par complaisance. Si Onuphre est nommé arbitre dans une querelle de parents ou dans un procès de famille, il est pour les plus forts, je veux dire pour les plus riches, et il ne se persuade point que celui ou celle qui a beaucoup de bien puisse avoir tort. »

Ceci n’est pas très juste. La Bruyère trouve le Tartuffe de Molière un peu gros, et il fait le sien, de temps en temps, insuffisamment fin. Le vrai Onuphre, qui veut acquérir et entretenir une réputation d’intégrité et de sainteté, se gardera bien de donner toujours raison aux forts. Comme il jeûne pour rien, avec ostentation, à certains jours de l’année, de même il donnera le plus souvent raison aux forts, mais.il choisira quelques occasions éclatantes de donner raison aux faibles, et il donnera à ces quelques traits d’intégrité une publicité énorme pour pouvoir, parfaitement couvert et en toute sécurité, donner presque toujours raison aux puissants.

« S’il se trouve bien d’un homme opulent, à qui il a su imposer, dont il est le parasite et dont il peut tirer de grands secours, il ne cajole point sa femme, il ne lui fait du moins ni avance, ni déclaration ; il est encore plus éloigné d’employer pour la flatter et pour la séduire le jargon de la dévotion ; ce n’est point par habitude qu’il le parle, mais avec dessein, et selon qu’il lui est utile, et jamais quand il ne servirait qu’à le rendre très ridicule. »

Il y a du vrai et du faux ici. Du vrai : j’ai fait remarquer moi-même que, pour que Tartuffe cherche à séduire Elmire, il faut, d’abord qu’il soit un homme qui dépasse la définition ordinaire de l’ecclésiastique ou plutôt de l’exploiteur de religion, lequel, n’est qu’ambitieux, ensuite qu’il soit tellement sûr de l’envoûtement d’Orgon qu’il se persuade qu’il peut tout se permettre dans la maison. Mais encore je fais observer que ces deux choses sont très possibles ; qu’un exploiteur de religion peut être à la fois ambitieux et libidineux, non sans s’apercevoir que l’un est contraire et défavorable à l’autre, mais se laissant entraîner à sa complexion, et ceci c’est la question du caractère complexe dont nous nous occuperons plus loin.

Pour ce qui est de « il ne lui fait du moins ni avance ni déclaration », comme vérité, c’est la vérité ; comme critique de Molière, c’est très injuste. Comme vérité, c’est la vérité. Dans le réel, Tartuffe-Don Juan, non plus que Don Juan lui-même, ne fait jamais de déclaration. Ces déclarations comme on en voit dans les romans, « qui ressemblent à des cartels » (le mot est de George Sand ; il est bien joli), le Don Juan qui n’est pas un imbécile ne les fait jamais. Il regarde la femme qu’il désire, il a des attentions pour elle, il lui rend des soins ; il lui montre qu’il l’aime ; il ne le lui dit jamais. La déclaration, si elle a été précédée de tout ce manège, est inutile, et si elle n’en a pas été précédée, elle est ridicule. Donc Tartuffe-Don Juan ne fera aucune déclaration à Elmire dans la réalité.

Mais d’une part Tartuffe n’est pas Don Juan et peut ne pas savoir son métier de Don Juan ; il se peut qu’il y soit neuf et il n’y a là aucune invraisemblance. Que de jeunes hommes lecteurs de roman ont cru que la déclaration est un rite, dont on ne peut pas se dispenser ! Voyez le programme du parfait amant tracé par Magdelon, grande lectrice des romans du temps, dans les Précieuses ridicules : « Il faut que la recherche soit dans les formes. Premièrement, il doit voir au temple ou à la promenade... la personne dont il devient amoureux... Il cache un temps sa passion à l’objet aimé, et cependant lui rend plusieurs visites... Le jour de la déclaration arrive... » Vous voyez que c’est un rite, et Tartuffe doit croire qu’il faut faire une déclaration pour que la recherche soit « dans les formes ». Et d’autre part et surtout, au théâtre la déclaration est nécessaire, parce que l’on n’y a pas assez de temps pour montrer ces attentions, ces égards, ces petits soins qui, dans la réalité, remplacent la déclaration, sont la déclaration elle-même.

« Il est encore plus éloigné d’employer pour la séduire le jargon de la dévotion ; ce n’est point par habitude qu’il le parle... »

Mais, si ! Je tiens pour absolument impossible à un homme de ne pas parler un peu, dans toutes les circonstances de sa vie, le langage de sa profession. Or, la profession de Tartuffe, c’est le jargon de la dévotion. C’est ce jargon lui-même qui est sa profession, qui est le métier dont il vit. Donc il doit l’employer un peu quand il parle amour. Or, il ne l’emploie qu’un peu et si c’eût été une faute énorme que de le lui faire ‘employer constamment, il est admirable au contraire que Molière se soit arrangé de manière que quelques expressions de la langue de l’amour divin se glissassent dans le discours par où Tartuffe déclare son amour terrestre. On peut faire la statistique et je ne crois pas que dans la déclaration de Tartuffe à Elmire on trouve dix mots sur cent qui soient du langage ecclésiastique, et j’estime que la proportion est assez juste. La vérité pour moi est que la déclaration de Tartuffe à Elmire est une petite merveille.

« Il n’oublie pas de tirer avantage de l’aveuglement de son ami et de la prévention où il l’a jeté en sa faveur : tantôt il lui emprunte de l’argent, tantôt il fait si bien que cet ami lui en offre ; il se fait reprocher de n’avoir pas recours à ses amis dans ses besoins ; quelquefois il ne veut pas recevoir une obole sans donner un billet qu’il est bien sûr de ne jamais retirer ; il dit une autre fois et d’une certaine manière que rien ne lui manque, et c’est lorsqu’il ne lui faut qu’une petite somme. Il vante quelque autre fois publiquement la générosité de cet homme, pour le piquer d’honneur et le conduire à loi faire une grande largesse. Il ne pense point à profiter de toute sa succession, ni à s’attirer une donation générale de tous ses biens, s’il s’agit surtout de les enlever à un fils, le légitime héritier. Un homme dévot n’est ni avare, ni violent, ni injuste, ni même intéressé. Onuphre n’est pas dévot, mais il veut être cru tel, et, par une parfaite quoique fausse imitation de la piété, ménager sourdement ses intérêts : aussi ne se joue-t-il pas à la ligne directe, et il ne s’insinue jamais dans une famille où se trouvent tout à la fois une fille à pourvoir et un fils à établir ; il y a là des droits trop forts et trop inviolables ; on ne les traverse point sans faire de l’éclat, et il l’appréhende, sans qu’une pareille entreprise vienne aux oreilles du prince, à qui il dérobe sa marche par la crainte qu’il a d’être découvert et de paraître ce qu’il est. Il en veut à la ligne collatérale : on l’attaque plus impunément ; il est la terreur des cousins et des cousines, du neveu et de la nièce, le flatteur et l’ami déclaré de tous les oncles qui ont fait fortune ; il se donne pour l’héritier légitime de tout vieillard qui meurt riche et sans enfants ; et il faut que celui-ci le déshérite, s’il veut que ses parents recueillent sa succession : si Onuphre ne trouve pas jour à les en frustrer à fond, il leur en ôte du moins une bonne partie : une petite calomnie, moins que cela, une légère médisance lui suffit pour ce pieux dessein ; et c’est le talent qu’il possède à un plus haut degré de perfection ; il se fait même souvent un point de conduite de ne le pas laisser mutile : il y a des gens, selon lui, qu’on est obligé en conscience de décrier ; et ces gens sont ceux qu’il n’aime point, à qui il veut nuire, et dont il désire la dépouille. Il vient à ses fins sans se donner même la peine d’ouvrir la bouche ; on lui parle d’Eudoxe, il sourit où il soupire ; on l’interroge, on insiste : il ne répond rien, et il a raison : il en a assez dit. »

La Bruyère a raison sur ce qu’il y a de trop audacieux dans la campagne que fait Tartuffe dans la maison d’Orgon, et son Tartuffe à lui est plus habile ; cela est incontestable ; mais qu’il n’y ait aucun intrigant et captateur qui s’attaque à la ligne directe, voilà ce qu’il ne pourrait pas soutenir et dès lors Molière est dans son droit. Il a fait son Tartuffe très hardi pour lui donner plus de grandeur, plus de grandeur sinistre, mais plus de grandeur. Pour que cela restât naturel il suffisait de proportionner la stupidité d’Orgon à l’audace, de Tartuffe et l’audace de Tartuffe à la stupidité d’Orgon. L’une aide à l’autre et la développe. Or Orgon est assez abêti pour encourager toutes les audaces ; et tout est juste. Je n’ai pas besoin de dire-que la fin du portrait d’Onuphre est exquise.

 

 

Orgon

 

Au premier regard, Orgon semble n’être qu’une énorme caricature où Molière a déployé toute sa verve bouffonne et toute sa puissance de déformation grotesque. Quand on y réfléchit on le trouve très juste, très vrai de grande vérité humaine et presque sans exagération. C’est un homme sans aucune instruction, ce semble, comme tous les bourgeois de Molière (et il faut toujours songer à ceci que la littérature au XVIIe siècle est un plaisir d’aristocrates et que, sauf dans les classes dirigeantes, clergé et noblesse, grande finance, personne ne lit).

C’est un homme sans aucune instruction, qui a été élevé par une mère très pieuse et du reste assez bornée et qui n’a eu qu’une passion vraiment vive, la peur des peines éternelles.

C’est un bourgeois parisien catholique du XVIe siècle, rien de nouveau ne s’étant introduit par la lecture ou par le commerce du monde dans sa famille depuis son grand-père.

Non à propos d’Orgon, ce qui est regrettable, mais à propos d’Arnolphe, à propos de Monsieur Jourdain, Molière nous donne des lumières sur cette ignorance et sur ce statisme de la bourgeoisie parisienne au XVIIe siècle. Monsieur Jourdain, fils de gros marchand de draps, homme riche et presque noble homme, ne sait pas la différence de la prose d’avec les vers et même ne sait pas ce que veut dire le mot prose ; Arnolphe a de la littérature, mais il en est encore aux quatrains de Pibrac et du conseiller Mathieu ; Chrysale n’a qu’un livre, le Plutarque d’Amyot, qu’il n’a jamais lu et qui ne lui a jamais servi qu’à mettre ses rabats. Les voyez-vous tous n’ayant pas bougé d’un pas depuis 1550. Orgon doit être du même genre à cet égard.

Il a donc vécu ainsi depuis son enfance, pieux, marié jeune par sa mère à une ménagère économe, veuf, remarié, très peu ou point du tout répandu dans le monde, fréquentant l’église et de plus en plus, à mesure qu’il vieillit, inquiet à l’endroit de son salut.

Il a, comme une vieille dame, pris un directeur, et c’est Monsieur Tartuffe. Ce directeur excite, pour l’exploiter, son idée maîtresse ou sa passion maîtresse, le souci de son salut. Il la transforme en une sorte de phobie. Orgon a toujours la pensée de ce qui l’attend outre-tombe. D’un homme qu’on lui a proposé pour gendre et qu’il a accepté il dit avec scrupule et peut-être avec angoisse : « Je ne remarque pas qu’il hante les églises ». À son frère qui vient de lui dire cette chose bien insignifiante : « Monsieur Tartuffe se bat la poitrine d’avoir tué une puce avec trop de colère. – Vous moquez-vous de moi et c’est un badinage... » il répond, scandalisé et terrorisé :

 

Mon frère, ce discours sent le libertinage :

Vous en êtes un peu dans votre âme entiché ;

Et comme je vous l’ai plus de dix fois prêché,

Vous vous attirerez quelque méchante affaire.

 

c’est-à-dire l’enfer ou tout au moins le purgatoire. Ainsi dressé, ainsi, préparé, toutes les énormités de sa dévotion à l’égard de Monsieur Tartuffe, non seulement s’expliquent, mais ne sont rien de moins que les plus naturelles du monde.

Tartuffe d’abord flatte sa manie ce qui est beaucoup, ce qui est quasi tout et avec quoi on mène un homme en laisse et ensuite il est pour lui l’homme qui tient ouvertes pour lui les portes du ciel ; donc il est sa conscience et il est son âme. Orgon est littéralement suggestionné. Dès lors les « le pauvre homme ! », l’incrédulité d’Orgon au rapport de son fils, la malédiction qu’il donne à ce fils, son projet de donner sa fille à Tartuffe et sa dureté à l’égard de sa fille ne doivent point du tout étonner. C’est le contraire ou quelque chose de différent qui pourrait surprendre.

Par exemple l’expérience que veut tenter Elmire pour prouver de visu à Orgon que Tartuffe veut faire d’elle sa maîtresse, et la facilité avec laquelle Orgon accepte cette expérience, c’est cela qui pourrait étonner.

Mais ne nous y trompons pas ! Si Orgon accepte si facilement que cette épreuve soit faite, c’est précisément parce qu’il est sur de la vertu de Tartuffe et que cette épreuve ne lui ménage qu’un triomphe. Remarquez en effet ce qu’il dit à Elmire quand celle-ci lui fait la proposition dont s’agit :

 

Soit : je vous prends au mot. Nous verrons votre adresse.

Et comment vous pourrez remplir cette promesse.

 

C’est lui qui la prend au mot et qui la met au défi de prendre Tartuffe en faute. C’est pour cela qu’il se prête au jeu, c’est par certitude absolue de gagner la partie.

Second défi dix vers plus loin quand elle le met sous la table :

 

Je confesse qu’ici ma complaisance est grande ;

Mais de votre entreprise il vous faut voir sortir.

 

C’est une confusion d’Elmire qu’il attend et c’est pour cela qu’il se met si allègrement sous la table.

De même encore ce qui pourrait surprendre quand il a vu Tartuffe les bras tendus pour embrasser Elmire, c’est qu’il soit convaincu, c’est que ses yeux soient dessillés, c’est qu’avec trois mots Tartuffe ne le remette pas au pas et dans son erreur, La première fois que vous avez lu Tartuffe vous vous y attendiez, et vous étiez à peu près sûrs que Tartuffe allait dire :

 

« Mon dessein » était droit et sans qu’on s’en émeuve

On peut entendre assez qu’il n’était qu’une épreuve

Par où le ciel voulait qu’on se pût assurer

Des vertus de Madame et les bien admirer,

Ou découvrir un fond de cœur qui fût moins sage ;

Et peut-être on eut tort, traversant mon ouvrage,

D’empêcher sûrement que l’on sût jamais rien

Et d’ôter toute preuve ou du mal ou du bien.

 

C’était certainement, en meilleurs vers, ce que vous attendiez que dit Tartuffe, et ce que vous attendiez que dît Orgon, c’était : « Il est vrai ». Mais Molière n’est pas de ceux que l’on prend sans vert et il a pris, lui, ses précautions. Il a fait Orgon autoritaire, irritable et impulsif ; il l’a fait se mettre en colère contre sa servante, contre sa fille, plus tard contre sa mère ; il l’a fait tel enfin que devant le spectacle de Tartuffe sur le point d’embrasser Elmire, il n’était préjugé, ni raisonnement non plus qui pût tenir et que, coupant dès le premier mot la justification qu’allait présenter Tartuffe, il le jetât simplement à la porte.

Tout ce caractère se tient très bien, avec des éléments différents qui sont très loin d’être incompatibles et qui concordent très bien pour l’effet scénique.

Orgon, lui aussi, comme tant de personnages de Molière, est un primitif. Il ne remonte pas seulement comme j’ai dit au XVIe siècle. Il remonte aux temps où l’homme impulsif, irritable et violent ne pouvait être dominé que par des êtres ayant sur lui une autorité empruntée à l’infini et brandissant sur lui la menace d’une éternité de supplices ; mais, quand il était dominé par eux, perdant toute autonomie, redevenant enfant admirateur, et craintif à la fois, sauf une révolte brusque et vive, peut-être éphémère, quand il se voyait dupé.

 

 

L’Avare

 

Harpagon est un type plus abstrait que les précédents. Il est beaucoup moins vivant. Balzac, avec la modestie qui était un de ses charmes, disait : « Molière a fait l’avare, moi j’ai fait l’avarice ». Je lui dirai comme Cydias : « Il me semble que c’est tout le contraire de ce que vous dites ; Molière a fait l’avare et vous avez fait un avare, ce qui est bien mieux ; c’est Molière qui a fait l’avarice et c’est son tort, et c’est vous qui avez fait un avare tout à fait vivant, ce dont je vous félicite ».

L’Avare ressemble par plus d’un trait à ces comédies du XVIIIe siècle où le personnage principal n’est qu’un vice à qui l’on a donné un nom propre et qui le sont qu’une illustration un peu sèche d’un traité les passions. Il ressemble aussi au portrait de Ménalque dans La Bruyère ; j’entends qu’il est moins un original qu’un sac ou qu’un portefeuille où l’on a accumulé tous les traits, toutes les pièces d’un vice connu ; ce n’est pas un portrait, c’est un dossier.

Harpagon a un trésor chez lui, qu’il couve et sur lequel il veille comme un oiseau sur ses petits ; Harpagon est usurier et prête à la petite semaine ; Harpagon lésine sur sa nourriture, sur la nourriture de ses gens et sur celle de ses chevaux ; il a des calendriers particuliers où il fait doubler les Quatre-Temps et les Vigiles pour faire jeûner plus souvent son monde ; il chasse ses valets un peu avant le premier jour de l’an pour ne pas leur donner d’étrennes ; il fait assigner le chat de son voisin pour lui avoir dérobé un reste de gigot ; enfin mille traits d’avarice sont ramassés sur lui qui ne concordent pas tous très bien ensemble et qui, en tout cas, donnent plutôt l’idée d’un assemblage industrieusement fait que d’un être respirant et se mouvant[7].

Je reconnais, cependant, qu’Harpagon n’est pas une simple abstraction puisqu’on se rend compte, après tout, de son caractère particulier et puisqu’on peut à peu près faire sa biographie. Il est fils, probablement ; d’homme riche et il a fait certainement un mariage riche. De là son train qui est considérable. Il a eu cocher, cuisinier, laquais et chevaux, il a fondu cocher et cuisinier dans un seul homme ; mais il a encore cuisinier-cocher, deux laquais et des ombres de chevaux. Il ne s’est pas défait de tout cela, ce qui étonne quelques critiques, parce que, malgré tout, il est un bourgeois de Paris qui ne veut pas déchoir, et qui veut garder les apparences, et qui du reste, comme tous les avares, ne se croit pas avare et ne renonce pas à « vivre noblement », mais aux moindres frais possibles.

Il a perdu sa femme et songe à se remarier, peut-être, et nous reviendrons sur ce point, parce qu’il est amoureux, peut-être parce qu’il rentre dans ses calculs mêmes d’économie de mettre dans sa maison une personne sage qui ait intérêt à la surveiller comme il faut.

Enfin il existe comme homme. Molière l’a vu dans Paris ou en province ; il est un des bourgeois qu’il a observés non loin des Halles dans sa première jeunesse ou dans quelque ville au cours de ses campagnes théâtrales. Aucun personnage de Molière ne peut être une abstraction, il a trop le don de la vie et le goût de la matière vivante.

Mais encore Harpagon est celui de ses enfants qui ressemble le plus à un personnage abstrait.

 

 

Le Bourgeois gentilhomme

 

est au contraire admirablement vivant. Toutes les fois que Molière a touché à la vanité, « le mal français » comme a dit La Fontaine, il avait les mains si pleines, de vérités que le personnage semblait se composer de lui-même. Le Bourgeois gentilhomme, comme plusieurs personnages ridicules de Molière, est un homme qui fait gauchement nue chose louable en soi et qui est comique par la façon dont il la fait. Comme Orgon qui est pieux, mais d’une façon sotte5 étroite et intéressé comme Philaminte, comme Argan lui-même, Monsieur Jourdain poursuit un bon dessein avec une niaiserie qui le rend burlesque et qui décrédite le beau dessein lui-même ; il veut s’élever dans l’échelle sociale et celle ambition est louable en soi et c’est une des choses qui font la force des sociétés ; seulement son ambition n’est que de la vanité, et c’est par les plus petits côtés qu’il veut ressembler aux gentilshommes.

Il est le type éternel du snob et c’est-à-dire de l’homme qui admire et imite les usages d’une classe dont il n’est pas et qu’il juge supérieure à la sienne. Verconsin, dramatiste médiocre du XIXe siècle, a fait une pièce excellente sur le bourgeois qui se donne des airs d’artiste. C’est le Bourgeois gentilhomme transposé et mis au goût d’une société où les artistes sont une classe aussi tranchée que la caste des hommes de qualité l’était autrefois.

Molière a tourné le sujet au dernier burlesque parce qu’il y prêtait et que la vanité des petits bourgeois sans culture est la source la plus abondante du comique gras. Le Bourgeois gentilhomme est une variété de cette comédie des professions que réclamait Diderot un siècle plus tard. Diderot demandait aux dramatistes, pour renouveler le théâtre, de remplacer les caractères par les professions et l’étude des caractères par l’étude des professions. Ne peignez plus l’avare, le jaloux, le joueur, le glorieux ; peignez le juge, le médecin, le militaire, etc. Il avait parfaitement raison.

On a pu lui faire celle objection qu’il faudra bien que son militaire, son médecin ou son magistrat ait un caractère personnel, et que dès lors de deux choses l’une : ou le caractère professionnel sera d’accord avec le caractère personnel et dans ce cas en peignant le caractère professionnel c’est le caractère personnel que l’on peindra tout comme autrefois ; ou le caractère personnel et le caractère professionnel seront en divergence et par conséquent en lutte, et dans ce cas ce sera deux caractères en un seul homme que l’on aura à peindre, ce qui donnera un résultat confus, ambigu et trouble.

Ce sont de fortes objections et les a-t-on assez faites à Diderot !

Il ne laisse pas d’avoir parfaitement raison. Il n’y a que le premier cas prévu dans l’objection où l’objection soit juste : si le caractère professionnel et le caractère, personnel sont d’accord, en peignant le caractère professionnel vous ne peignez que le caractère personnel ; oui, mais le second cas prévu dans l’objection laisse matière à une comédie qui peut être excellente, puisque cette lutte même entre le caractère personnel et le caractère professionnel peut être merveilleusement dramatique ; exemple la Robe rouge de M. Brieux.

Mais ce que ceux qui ont combattu Diderot sur la comédie des professions ont oublié surtout, et l’oubli est énorme, c’est qu’il y a une foule de gens (et c’est même la majorité des êtres humains) qui n’ont pas de caractère personnel le moins du monde (ou à peine) et que les gens qui n’ont pas de caractère prennent le caractère de la profession où le hasard les a mis et n’ont toute leur vie que celui-ci ; que tel homme né aussi bien pour la magistrature que pour la médecine ou l’armée, parce qu’il n’était né pour rien du tout, s’est fait militaire par hasard ou magistrat par accident et aura jusqu’à sa mort le caractère de juge ou le caractère de l’officier ; qu’il y a donc parfaitement des caractères de profession (si forts même qu’ils effacent et usent le caractère personnel s’il y en avait un peu et s’il n’y en avait qu’un peu), qu’il y a fort bien le juge, le médecin, l’avocat, le militaire, le professeur, le prêtre, l’auteur, comme il y a l’avare, le jaloux, le méchant, le libertin et le grondeur, et que la comédie professionnelle est un genre de comédie très légitime et aussi riche qu’il est normal.

Aussi bien, Diderot n’inventait rien, ce qui, le plus souvent, est la meilleure manière d’avoir une idée juste, et la comédie professionnelle existait avant son auteur ; c’est les Guêpes d’Aristophane, le Miles gloriosus de Plaute et les Plaideurs de Racine.

Or le Bourgeois gentilhomme est en un certain sens une comédie professionnelle. Il y a deux manières de railler les ridicules d’une profession, c’est de les montrer dans ceux qui appartiennent à cette profession et c’est de les montrer dans ceux qui imitent les professionnels. Dans ce dernier cas la comédie n’est pas la peinture de la profession, elle en est la parodie.

Molière a usé plusieurs fois de ce procédé : il a mis en scène directement des médecins ridicules et il a mis en scène un paysan madré et spirituel qui fait le médecin ; il a mis en scène directement les précieux (ou les précieuses) et il a mis en scène les valets raillards qui font les précieux. De même il nous présente directement des marquis ridicules et il nous présente le Bourgeois gentilhomme qui fait le marquis.

La différence c’est que paysan qui singe le médecin et valets qui singent les précieux font la parodie consciemment et que Monsieur Jourdain la fait en pleine conscience. Mais il y a bien dans le Bourgeois gentilhomme ; avec une comédie de caractère où est raillée la vanité d’un bourgeois bête, une comédie professionnelle où les gentilshommes sont drapés.

Monsieur Jourdain dépense sans compter pour se donner des talents d’agrément et de bon air, pour faire parler de lui dans la chambre du roi, pour son ajustement, pour tout ce qui est extérieur ; il se raine en habits riches ; il jette l’or à qui lui donne des titres qui sonnent bien ; il trompe sa femme. Qui est-ce qui disait donc qu’il n’est pas homme de qualité et que son père n’était pas bon gentilhomme ?

 

 

Le Malade imaginaire

 

nous ramène à ces types primitifs que Molière a tant aimés, Argan a, à l’état continu, le premier sentiment peut-être que les hommes aient éprouvé, la peur de la mort. Il est, vingt-quatre heures par jour, l’homme qui ne veut pas mourir. Toutes ses facultés tendent vers ce but unique. Le malade imaginaire n’est pas autre chose que l’avare, un peu transposé. Harpagon est l’avare de son bien, Argan est l’avare de sa vie. Remarquez en passant qu’Argan est avare aussi de son bien, ce qui est fort naturel, et réduit farouchement les mémoires de Monsieur Fleurant.

Mais il est surtout avare de sa vie et il n’est acte héroïque qu’il n’accomplisse pour la défendre. « Il y a des gens qui sont mal logés, mal habillés et plus mal nourris... Ce sont les avares. » Il y a des gens qui ont toujours un clystère dans le ventre et un julep dans l’estomac, qui sont couverts de foulards et encerclés de ceintures de laine, qui craignent tous les courants d’air et vivent calfeutrés comme des prisonniers, qui, pour éviter tous les maux, se surchargent de toutes les incommodités ; ce sont les malades imaginaires et ceux qui ont peur d’être malades, et de même que l’avare s’inflige la pauvreté, de peur de devenir pauvre, de même le malade imaginaire s’inflige l’état valétudinaire de peur de devenir malade.

Ce vice vient de l’égoïsme et le renforce. Le malade imaginaire veut marier sa fille avec un médecin pour avoir toujours un médecin sous la main, comme le dévot veut marier sa fille avec un ami de Dieu peut être toujours sous la main de Dieu, et l’un tartufie sa fille pour sanctifier sa maison et l’autre diafoirise la sienne pour assainir sa demeure.

Ce  vice vient de la bêtise et la renforce Argan a épousé une infirmière hypocritement câline pour se faire dorloter et qui capte son testament. Tantum mortis timor potuit suadere malorum.

Comme souvent dans Molière, et j’ai eu l’occasion de le dire, le vice d’Argan n’est qu’une vertu pratiquée sottement et gauchement. L’amour de soi est une vertu. Il faut, pour les siens, pour la cité, pour la patrie, pour l’humanité, pour la connaissance, pour le progrès peut-être, prendre soin de soi, se conserver sain, se conserver fort, se défendre contre la mort et contre la maladie qui y mène ou qui vous fait faible et inutile. Tout cela est de fort bon sens et de très haute raison. Mais faire tout cela niaisement, sottement, sous la pression continuelle de la peur et dans une sorte d’hypnotisation de la tombe, est un vice grave qui ne s’appelle plus que la lâcheté. Et ne faire que cela est une abdication de l’homme comme père de famille, comme citoyen et comme homme.

L’égoïsme n’est estimable qu’en fonction de l’altruisme, et l’amour de soi n’est une vertu qu’à la condition qu’on en ait au moins quelques autres.

Le Malade imaginaire va plus loin ou plutôt il va d’un autre côté. S’il est une satire de la maladie imaginaire, il est une satire aussi de l’imagination maladive. S’il y a des Argan de leur corps, il y a aussi des Argan de leur âme. Il y a des gens qui, comme Argan, écoutent tous les mouvements de leur abdomen, écoutent tous les borborygmes de leur âme ; qui, comme les malades, on l’a remarqué cent fois, sont flattés de leurs maladies, les trouvent intéressantes et en parlent avec une complaisance attendrie, de même sont fiers et heureux des maladies de leur cœur, de leurs faiblesses, de leurs mélancolies, de leurs vapeurs, de leurs hystéries, de leurs pensées vicieuses et même criminelles ; généralement de leur impuissance très distinguée à avoir l’âme bien portante et qui étalent tout cela avec une manière de fierté, comme Argan, ce que Toinette déclare être chose où elle n’a pas à mettre le nez.

Ceci n’est pas autre chose que la maladie d’Argan, à savoir d’une part la complaisance à ses misères inférieures, et l’égoïsme qui ne se contient pas et qui se savoure, d’autre part la démangeaison de faire part aux autres de ces mêmes misères et l’égoïsme qui se répand et qui s’étale.

Tout cela est l’imagination maladive dont Argan n’a qu’une forme, la forme matérielle, pour ainsi dire, mais dont d’autres ont ou auront la forme spirituelle et littéraire provenant de la même source et se rattachant à la même racine.

On peut même aller jusqu’à dire avec réserve que ce que Molière déteste un peu chez Argan, c’est l’imagination elle-même. Argan est, pour lui, une sorte de Bélise, un être qui vit de chimères, qui se crée un monde factice, et comme Bélise se croit aimée de tous les hommes, et en est éperdument fière, Argan se croit attaqué par toutes les maladies et en est flatté, et il en inventerait pour les redouter à la fois et pour être chatouillé d’en être atteint et pour vivre dans la délicieuse terreur de les avoir. Argan et Bélise sont des romanesques, et le romanesque est l’antipathie même de ce Français, de ce Parisien, de ce bourgeois, de cet apôtre du bon sens, de la raison pratique et du naturel.

 

 

L’auteur

 

Molière a peint l’auteur, l’homme de lettres, et voilà bien encore, si l’on veut et il est vrai, de la comédie professionnelle. Car précisément il a peint, toujours, L’auteur qui n’était pas né pour l’être plus que pour être autre chose et qui, par conséquent, si nos définitions de plus haut sont exactes, n’a pas de caractère à lui et n’a que le caractère de sa profession.

C’est Monsieur Caritidès, des Fâcheux, qui raffine sur l’habitude, surannée du reste, d’habiller son nom en latin et qui travestit le sien en grec et qui recherche la faveur des gens de cour pour faire parvenir ses placets au Roi et pour leur donner tout le poids qu’il faut ; c’est Monsieur Lysidas le critique, à cheval sur les règles, et qui se fait tout blanc d’Aristote et qui a pour doctrine que seuls les savants, à l’exclusion de la Cour et du parterre, se connaissent aux ouvrages de l’esprit et ont qualité pour décider de leur valeur.

C’est, dans le même ouvrage (La Critique de l’École des femmes), les auteurs du temps, en général, avec « leurs grimaces savantes et leurs raffinements ridicules » (affectation et pédantisme), « leur vicieuse coutume d’assassiner les gens de leurs ouvrages », « leur friandise de louanges » qui ressemble à cette démangeaison des hommes politiques prenant la popularité pour la gloire, « leurs ménagements de pensées » ce que j’avoue ne pas comprendre, mais ce qui peut vouloir dire le soin qu’ils prennent de ne point penser pour ne déplaire à personne et pour être bien vus de tout le monde, « leur trafic de réputation » c’est-à-dire l’art de dire du bien des autres à charge que les autres en disent d’eux, « leurs ligues offensives et défensives » c’est-à-dire les coteries, les camaraderies qu’ils forment pour s’aider les uns les autres à conquérir la gloire ; et « leurs guerres d’esprit et leurs combats de prose et de vers » ce qui n’a pas besoin d’être expliqué.

C’est enfin Trissotin et Vadius dans les Femmes savantes, à savoir L’auteur dans le monde bourgeois. L’auteur dans le monde bourgeois vient d’abord se faire admirer. Il veut goûter un genre particulier de succès, qui est le succès direct, de plein contact et impromptu. Le succès de public, d’abord est très rare, et quand on ne l’a point il faut bien en chercher un autre, ensuite ne chatouille pas comme celui qu’on obtient tête à tête et face à face avec ce public rapproché qu’est une ruelle. De là le poète de salon, le conférencier de salon, le nouvelliste de salon. Lire l’admiration dans des yeux d’auditeurs est bien plus caressant que d’en recevoir, par les comptes de l’éditeur, un lointain et très vague écho.

L’auteur ne peut pas s’avouer qu’il joue à la carte forcée et que cette admiration ne compte pas puisqu’on ne peut pas la refuser. Au contraire, il la commande par certains procédés. Il dira au moment qu’il va lire un sonnet que cet ouvrage a passé pour avoir quelque délicatesse dans le salon d’une princesse, risquant de paraître incivil en ce qu’il n’a pas gardé les prémices de son poème pour le salon où il est, mais comptant sur le prestige que lui donne l’approbation princière, et disant aux bourgeoises femmes de lettres : « Ce sonnet a été loué chez une princesse » exactement comme le Marquis dit au Bourgeois gentilhomme : « J’ai parlé de vous dans la chambre du roi ».

L’auteur vient aussi chez les bourgeois « en écornifleur », comme le poète de Jules Renard dans le roman qui porte ce nom, et, comme celui de Régnier « méditant un sonnet, médite un évêché », lui méditant un sonnet, médite une dot.

Comme tons les exploiteurs de Molière il prend les gens par leur faible, par leur passion maîtresse pour leur faire faire une sottise qui lui sera profitable. Il est à Philaminte ce que Tartuffe est à Orgon, ce que Diafoirus est à Argan, ce que Dorante est à Monsieur Jourdain, et il est aussi cynique qu’ils peuvent l’être lorsque son intrigue à lui, comme la leur, est découverte. Il est infiniment susceptible, et la vanité d’artiste, la plus vive peut-être qui soit, lui fait oublier toute prudence, et l’auteur en lui l’emporte sur l’intrigant, trait extrêmement caractéristique, lorsque sa vanité a reçu une piqûre. Trissotin ne devrait pas s’emporter jusqu’à l’injure contre Vadius, passer pour un crocheteur dans le salon de Philaminte et se faire dire :

 

Eh ! Messieurs, que prétendez-vous faire ?

 

puisqu’il songe à épouser la fille de Philaminte. Mais précisément c’est ce qui nous indique qu’être coureur de dot est son rôle et qu’être auteur est son caractère, et que le rôle que l’on se donne n’a pas la force de vaincre le caractère qu’on a, ni même de le combattre quand le caractère est en jeu et en mouvement sans une excitation un peu vive. « Mon sonnet mauvais ! Au diable la dot ! » Il ne se le dit pas ; il n’a pas le temps de se le dire, non plus que de se dire le contraire ; mais il fait comme s’il se le disait.

Il est mécontent delà Cour et contre elle il fait métier de pester tout le jour, parce que la Cour, c’est le public de ce temps-là et que c’est d’elle que viennent honneur, pensions, emplois, argent, et il s’indigne qu’elle ne fasse pas attention à lui, comme l’auteur de nos jours s’exaspère que le public l’ignore. Il l’accuse d’ignorance, de mauvais goût et d’indifférence à l’égard de la belle littérature. Comme la littérature est pour lui le centre.de tout, il s’indigne qu’elle ne soit pas le centre de tout pour tout le monde, et il est très loin de l’opinion de Malherbe qui disait que le poète a juste, dans l’État, l’importance du joueur de quilles.

Une première esquisse de l’auteur avait été faite par Molière dans les Précieuses ridicules, en parodie, Mascarille parodiant les auteurs de salon, leurs mines, leurs airs, leur suffisance, les petits procédés par lesquels ils présentent leur marchandise et la parent pour la faire agréer.

Une silhouette d’auteur de salon est Oronte, jeune auteur, lui, qui a déjà les traits principaux de l’homme de lettres, qui flatte son auditeur et fait de lui un éloge éclatant pour se le concilier, et qui, quand il rencontre une sincérité désapprobatrice, ne peut pas contenir son irritation, même sa fureur ; mais qui est encore timide et qui, au moment de lire son œuvre, pris tout à coup de terreur, hésite, atermoie, fait des excuses, invoque des circonstances atténuantes, voudrait évidemment s’en aller, donne le spectacle à la fois de la démangeaison de montrer ses ouvrages et de l’angoisse qu’on éprouve à les montrer.

Molière a, à peu près, épuisé le type de l’auteur. Il n’a, ce me semble, laissé de côté que L’auteur pornographique, qui ressortit plutôt à l’industrie qu’à la littérature, et l’auteur qui écrit dans l’intention de se lancer dans la politique, variété inconnue au XVIIe siècle.

 

 

La Femme savante

 

est aussi un type que Molière a présenté dans son spécimen centrai, pour ainsi parier, et dans ses variétés secondaires. Il faut remarquer qu’il n’a pas voulu peindre, jamais, la femme de lettres proprement dite, la femme qui écrit ; il a toujours visé la femme qui est friande de belle instruction, de haute ou de jolie culture, ce que nous appelons l’intellectuelle. L’intellectuelle, c’est le personnage féminin comique que Molière a, poursuivi sous les différentes formes qu’il revêt. Cathos et Magdelon sont les intellectuelles mondaines. Leur point lumineux, sur lequel elles s’hypnotisent, c’est l’Hôtel de Rambouillet et la société mondaine, élégante et littéraire, qui circule autour de lui. Ce qu’elles adorent, c’est « le brillant commerce » assaisonné de littérature, ce sont les « visites spirituelles » par lesquelles « on est instruit de cent choses qu’il faut savoir de nécessité et qui sont de l’essence du bel esprit ». Car « on apprend par là chaque jour les petites nouvelles galantes, les jolis commerces de prose et devers ; on sait à point nommé qu’un tel a composé la plus jolie pièce du monde sur un tel sujet, qu’une telle a fait des paroles sur un tel air ; que celui-ci a fait un madrigal sur une jouissance et que celui-là a composé des stances sur une infidélité... » et en effet « n’est-ce pas renchérir sur le ridicule qu’une personne se pique d’esprit et ne sache pas jusqu’au moindre petit quatrain qui se fait chaque jour ».

Cathos et Magdelon sont les snobinettes, comme nous disons, du monde intellectuel, ce sont des ambigus de « spirituelle » et de mondaine. Elles sont ce que sont les femmes de nos jours qui n’admettent pas qu’il y ait une répétition générale où elles ne soient et qui seraient malades, non pas de n’y pas être, mais de ne pas pouvoir dire : « J’y étais ».

Leur fond est la curiosité, la vanité et le désir éperdu d’être quelqu’un dont on cite le nom dans les cercles et les ruelles, avec l’ambition d’avoir elles-mêmes un jour une ruelle et de présider à un bureau d’esprit. Elles font le rêve du secrétariat perpétuel de l’Académie des Précieux.

Bélise est tout autre. C’est l’intellectuelle romanesque. Son rôle pourrait être intitulé à quoi rêvent les vieilles filles. Elle a été jeune, elle a songé à l’amour, elle a lu les livres qui en parlaient ; elle s’est farcie de romans ; appartenant à cette catégorie de lecteurs qui rapportent à eux tout-ce qu’ils lisent et qui, comme les auteurs qui ne peuvent parler que d’eux, se font les saints, non du sermon qu’ils prononcent, mais du sermon qu’ils entendent. Elle s’est vue elle-même dans toutes les héroïnes des aventures d’amour, et transportant cette mentalité dans la vie réelle, elle n’a vu quoi que ce fût qui ne fût un roman dont elle était le personnage principal et homme qui ne fût amoureux d’elle.

Elle est intellectuelle, elle est littéraire en ce qu’elle a l’âme la plus livresque qui se puisse, une âme de cabinet de lecture, et quand elle sera tout à fait vieille, die écrira ses mémoires où l’univers apprendra qu’il a été amoureux d’elle pendant un demi-siècle et qu’elle l’a désespéré par les escarpements de sa vertu.

Toutes les filles qu’on ne peut pas saluer sans qu’elles croient qu’on les demande en mariage ; toutes les femmes à qui l’on ne peut dire que le temps est à l’orage sans qu’elles pensent, avec scandale, qu’on les veut détourner de leurs devoirs, devront se reconnaître et ne se reconnaîtront pas en Bélise.

Armande est l’intellectuelle idéaliste. Elle a plus l’orgueil que de vanité, ce qui la fait très supérieure, sachons le reconnaître, aux Cathos, aux Magdelon et aux Bélise. Elle s’est persuadé que la gloire de la femme est de s’élever au-dessus des sens, au-dessus de la vile matière et de mépriser les Sollicitations de la nature. Elle a quelque chose d’Hypatie et quelque chose des femmes de Corneille. Elle ne veut goûter que les pures délices de l’intelligence et l’orgueil de mépriser tout le reste et de montrer par son exemple qu’on peut le laisser bien loin.

Elle ne serait que très respectable si tout cela était bien vrai. Mais il n’est vrai qu’à moitié au plus et, à moitié au moins, il est une affectation et une gageure. Ou elle a aimé celui qu’elle a repoussé par haute spiritualité, ou elle l’aime, par jalousie et dépit, du moment qu’il s’est tourné vers une autre, et, dans l’un ou l’autre cas, elle est femme, très vulgairement ou très communément femme, et souffre à reconnaître qu’elle l’est et que le personnage qu’elle a joué devant elle-même n’était qu’un fantôme de son orgueil. Son dernier mot est douloureusement triste :

 

Ainsi donc à leurs vœux vous me sacrifiez ?

 

Et sa mère lui répond, peut-être sérieusement, peut-être avec l’ironie d’une femme, qui vient d’être désabusée, dans les deux cas avec dureté : « Vous n’êtes pas sacrifiée :

 

Et vous avez l’appui de la philosophie,

Pour voir d’un œil content couronner leur ardeur.

 

Armande a voulu sortir du commun, ce que Molière ne pardonne jamais et ce que la vie rarement pardonne, à vrai dire. Sa punition sera la courte honte d’épouser un autre Clitandre, peut-être de second degré, et d’être éternellement un peu jalouse du succès de sa sœur.

Son tort et son ridicule, pour nous du moins, sinon pour Molière, ne sont pas d’être idéaliste, mais de vouloir l’être ne l’étant point, et de ne se point connaître, ce qui, depuis la grenouille voulant se faire plus grosse que le bœuf jusqu’à l’Émire de La Bruyère qui prétendait mépriser tous les hommes, est le plus grand et le plus douloureux de tous les ridicules.

Philaminte est presque l’intellectuelle complète. Elle a du moins les plus hauts défauts de l’intellectuelle. Comme Cathos et Magdelon, elle veut fonder un salon littéraire, une ruelle célèbre, une académie et, en maîtresse de maison impérieuse, elle en trace le plan, et le programme devant qu’elle soit ; elle n’a rien du romanesque grotesque de Bélise, et même elle n’a aucun romanesque ; mais elle a le philosophisme d’Armande, méprise comme elle la matière et la substance étendue et la guenille et les tient pour choses du dernier vulgaire et, quoique très intelligente, Molière, avec raison, a voulu qu’elle fût aussi bête qu’Armande et Bélise quand il s’agit d’admirer les sottises du faux bel esprit qui exploite son travers.

Ce qui la distingue, c’est sa hauteur d’âme qui est vraie : elle n’est pas comme Armande qui enrage de voir s’envoler le bonheur qu’elle a repoussé et qui ne peut se passer des choses dont il ne soucie point ; elle supporte la perte de sa fortune avec un stoïcisme très véritable et très simple ; elle est une grande intellectuelle, ridicule seulement par ses petits côtés et odieuse aussi, un peu, parce que sa passion maîtresse lui ferme les yeux sur la dureté qu’il y a à vouloir forcer sa fille qui n’entend pas le grec à épouser un homme de lettres.

Par là elle retombe dans le gros des personnages ridicules de Molière qui, quels qu’ils soient, font des sottises quand il se trouve quelqu’un à les gratter où cela les chatouille.

Mais ce qui la distingue le plus de toutes les intellectuelles de Molière, c’est qu’elle est essentiellement de son temps, de son jour et presque du lendemain. En 1671, époque où forent écrites les Femmes savantes, Mme de la Sablière n’a que trente-cinq ans. Les Rohault, les Roberval, les Bernier et tous les autres « scientifiques » dont s’engouèrent les femmes et que l’on trouvera dans les Éloges des Savants de Fontenelle, n’ont pas encore conquis leur réputation mondaine : ce n’est que vingt-deux ans plus tard que Boileau raillera la femme de sciences, et presque nommément Mme de la Sablière, dans sa Satire sur les Femmes.

La femme amateur de sciences existe à peine en 1671, et Philaminte est une femme de sciences. Elle a une grande lunette à faire peur aux gens dans son grenier, cent brimborions dont l’aspect importune, c’est-à-dire un cabinet de physique, et elle a vu des clochers dans la lune tout comme je vous vois. Elle est déjà la Marquise de la Pluralité des mondes de Fontenelle, cette marquise qui, par parenthèse, était la propre fille de Mme de la Sablière. Son type est presque prophétique. Toutes les autres intellectuelles de Molière sont plutôt retardataires. Cathos et Magdelon sont les dernières précieuses et peut-être est-ce Molière qui les a tuées, mais il les a tuées certainement au moment qu’elles allaient mourir. Armande est cartésienne et Bélise est gassendiste, et c’est Bélise, plus encore que Philaminte, qui est grammairienne et qui donne des leçons de Vaugelas. Philaminte, grammairienne, littéraire, critique, philosophe, et je répète que Molière a voulu donner en elle le type de l’intellectuelle à peu près complet, est surtout scientifique et annonce les femmes de la fin du XVIIe siècle et du XVIIIe siècle.

On a dit que Molière avait été souvent prophétique. C’est beaucoup trop dire. Il l’a été quelquefois. On peut à la rigueur dire qu’il l’a été avec Don Juan et qu’il s’est dit : « Ces grands seigneurs sans foi et sans loi d’aujourd’hui, ils resteront sans foi et sans loi ; mais ils seront hypocrites de religion dans dix ans. » À la rigueur on peut dire cela ; mais pour ce qui est de Philaminte on doit dire qu’il a saisi une mode tellement en ses premiers commencements qu’il a prophétisé à force d’être vigilant observateur.

 

 

La Coquette

 

Je me sers de ce mot pour obéir à la tradition plutôt qu’à ma pensée ; car en vérité Célimène est plutôt la mondaine que la coquette, ou si l’on veut, elle a de la coquette ce qu’il faut bien que la mondaine en ait, mais elle n’en a pas davantage et son essence est d’être la mondaine, la femme qui veut avoir un salon, qui en a un, qui veut le garder, dont son salon est la vie même et qui sacrifierait à peu près tout à cela. La coquette est une femme qui a de l’attrait, qui n’a pas de sens, qui n’a pas de sensibilité, qui a de la vanité et qui a de la méchanceté. Se sentant désirable, par vanité elle recherche les hommages des hommes, en est heureuse et les provoque pour les voir venir et pour s’en donner le divertissement ; par méchanceté aussi elle les recherche et les provoque pour jouir des tortures de ceux qui se sont épris d’elle, et son manège classique, parce qu’il est fatal, est d’être tour à tour très aimable et prometteuse pour enflammer, extrêmement hautaine et dure pour désespérer et pour jouir de ce désespoir.

Il y a deux genres de coquettes, puisque la coquette a deux facultés maîtresses. Il y a la coquette qui a surtout de la vanité et un commencement seulement de méchanceté (il y en a même peut-être qui ne sont pas du tout méchantes) et il y a la coquette qui n’est presque pas vaine et qui n’a guère que de la méchanceté.

La première est charmante : elle ne demande que de l’admiration et que des compliments. Elle est dans un bonheur absolu et auquel elle ne voit rien à ajouter quand elle a dit : « J’ai eu du succès ce soir » et elle ne demande exactement rien déplus. Elle ne laisse pas d’être funeste à cause du nombre de gens qu’elle fait rêver et qu’elle détourne d’occupations plus utiles à la communauté ; mais elle est évidemment très pardonnable.

La coquette par méchanceté, ou, si l’on tient aux précisions, par beaucoup de vanité et par beaucoup plus de méchanceté, est exactement Don Juan en femme ; elle désunit les bons ménages et prend plaisir à les désunir ; elle prend plaisir surtout à voir souffrir celui, ceux, qu’elle a provoqués, qui se sont excités pour elle, qu’elle repousse, qu’elle ramène, qu’elle repousse encore et qui ont la faiblesse d’en être malades et d’en mourir.

Son instinct est admirable à discerner entre les hommes d’abord l’homme non sensuel qui ne fera jamais la moindre attention à ses avances ; ensuite l’homme fort qui s’en apercevra très bien, mais qui verra ainsi et à fond le caractère de la personne qu’il a devant lui ; ensuite l’homme sensuel et léger qui se laissera prendre aux premières approches, mais qui, à peine à demi berné, se retirera pour toujours en considération de ceci que la vie est courte ; enfin son pareil, Don Juan, qui par définition ne doit, ne peut et ne veut jamais subir quoi que ce soit de son ascendant ; tous les autres hommes, et ils sont encore très nombreux, courent de grands risques auprès d’elle.

La coquette par vanité ne comprend rien à la coquette par méchanceté et la contemple avec stupeur et est indignée quand elle s’entend appeler du même nom qu’elle. La coquette par méchanceté comprend mieux la coquette par vanité ; mais elle se demande : « À quoi bon ? Et pourquoi ne demander que cela à la sottise des hommes ? »

Si la coquette par vanité et la coquette par méchanceté ne sont point du tout la même personne, un composé, un ambigu de toutes les deux est chose, naturellement, fort commune.

Or Célimène n’a que très peu de vanité, ce me semble, peut-être point du tout, et n’a aucune méchanceté, C’est une mondaine, c’est la mondaine. C’est une mondaine qui a juste ce qu’il faut de coquetterie pour avoir un cercle autour d’elle et pour le maintenir, les hommes étant ainsi faits, qu’ils ont besoin, pour rester auprès d’une femme, de se croire chacun le préféré. En conséquence elle dira à chacun quelques douceurs et un peu de mal de tous les autres, ce qui est presque une nécessité professionnelle.

Sans doute il y a mondaine de plus haut degré. Célimène n’est pas une Récamier. L’art supérieur lui est inconnu de ne jamais mentir et de ne jamais médire et de dire à chacun la vérité qui lui est agréable, mais la vérité, et d’inspirer à chacun, en même temps que de l’amour pour elle, de l’estime pour tous les autres et de faire qu’on s’aime en elle. Elle n’est pas une mondaine supérieure, mais elle est une mondaine au-dessus de la moyenne.

Elle est médisante parce qu’il n’y a plus de sel du tout dans la conversation d’un salon quand on n’y médit pas quelque peu. Elle est médisante. Encore est-ce le mot ? Elle est plutôt faiseuse de portraits. Elle est moraliste. Entre le moraliste et le médisant il n’y a de différences que de style. C’en est une encore, et Célimène est du bon côté de la différence. On sent qu’elle fait des portraits satiriques pour montrer moins les défauts d’autrui que son esprit à elle, qu’elle n’en veut à personne et qu’elle veut beaucoup moins qu’on dise : « Arsène est un imbécile » qu’elle ne veut qu’on dise : « Célimène a été bien spirituelle, hier, en parlant d’Arsène ».

Elle est spirituelle, en effet, et terriblement et tout à fait en femme du monde, c’est-à-dire en ayant de l’esprit et en faisant que les autres en aient chez elle, qui peut-être n’en auraient pas ailleurs. Elle excite la conversation par la saillie partie d’elle qui va comme susciter et animer celle des autres. Elle a la présence d’esprit dans la discussion et la justesse prompte de la repartie qui sont nécessaires à une femme tenant un salon.

Elle n’est pas insensible et elle aime un peu Alceste. Qu’elle l’aime un peu, cela est certain puisqu’elle consent à l’épouser ce qui – Alceste est trop emporté pour s’en apercevoir – ce qui est un sacrifice, le salon d’une femme mariée qui est honnête étant moins fréquenté que celui d’une jeune veuve, et Célimène en épousant Alceste donnant à moitié sa démission de mondaine. Quant à se retirer avec Alceste dans un désert, c’est-à-dire dans une maison de campagne, voilà qui est un peu trop, et Célimène ne saurait renoncer au monde avant que de vieillir. Pour une mondaine le monde est avant tout, et celui qu’elle aime, même véritablement, ne vient qu’ensuite.

Mais encore pourquoi aime-t-elle Alceste ? Parce qu’elle n’est pas complètement dénuée de sensibilité, parce qu’elle est femme encore et parce qu’elle est intelligente. Comme intelligente, elle s’est aperçue qu’Alceste est le plus homme de mérite et homme de valeur de tous ceux qui l’entourent ; comme femme, elle cède à l’attrait de contraires, qui est précisément la raison pourquoi Alceste l’aime lui-même, et femme du monde, elle aime ce sauvage d’Alceste comme ce sauvage d’Alceste aime cette femme du monde qui est Célimène.

Même en disant du mal de lui elle indique très bien ce qui lui plaît en lui et ce qui la pique : « Pour l’homme aux rubans verts, il me divertit quelquefois avec ses brusqueries et son chagrin bourru ; mais il est cent moments où je le trouve le plus fâcheux du monde. » Et ceci même est tout à fait d’une mondaine. La mondaine, d’abord pour elle et pour son « divertissement », ensuite même pour son salon, a besoin d’un homme qui, par son naturel et par un grain d’âpreté, tranche sur la fadeur générale, le concerté, l’atténué et le gris. Alceste ne comprend pas et du reste n’a pas à comprendre que c’est dans ce salon qu’il veut qu’elle quitte et dans ce monde auquel il veut qu’elle renonce qu’il peut plaire plus qu’ailleurs à Célimène dans la mesure où elle peut aimer quelqu’un.

Un joli portrait, assez poussé, presque complet de la mondaine jeune encore, coquette naissante peut-être et qui pourra le devenir mais qui ne l’est point : voilà ce que Molière nous a donné dans Célimène.

Le type est éternel. Il devait être assez répandu, d’après ce que nous savons, au temps où les salons étaient si multipliés, la vie de salon si active et où presque toute femme avait pour idéal être la divinité d’un salon fréquenté, brillant, spirituel, et où l’on parle et dont on parle.

 

 

L’Honnête femme

 

On a pris Elmire (du Tartuffe) pour une coquette. C’est la fureur de beaucoup de nos critiques de prendre pour des coquettes des femmes qui ne le sont point du tout. Passe encore pour Célimène, puisque Philinte dit d’elle qu’elle a « l’humeur coquette », ce qui peut faire l’erreur et l’excuser ; mais Elmire n’est point coquette du tout. C’est une honnête femme amenée par les circonstances à jouer une scène de coquetterie (et qui par parenthèse, du consentement de Molière, la joue mal), mais c’est une honnête femme, douce, impassionnelle et nonchalante ; c’est l’honnête femme élégante, telle que la comprenait Molière. Elle devait être de bonne famille bourgeoise, mais pauvre. Orgon l’a épousée pour sa beauté et elle a épousé Orgon pour son argent ; n’ayant point du reste pour personne de passion qui l’eût empêchée de conclure cette affaire. Si elle avait été riche elle n’eût pas épousé ce grand bourgeois colérique chargé de trente ans de plus qu’elle.

Madame Pernelle la déteste qui a marié une première fois son fils avec une fille riche, puisque Mariane parle de son bien personnel, et qui en veut à sa seconde bru d’être dépensière et de se couvrir de toilettes magnifiques étant pauvre.

Elmire n’aime point Orgon, mais le supporte, supporte sa mère, aux aigres propos de laquelle remarquez qu’elle ne répond rien, supporte Tartuffe, est en très bons termes avec le fils et la fille de son mari, et même, si c’est un peu pour elle-même, c’est surtout pour rendre service à Mariane qu’elle se résout à jouer la scène de coquetterie qui doit confondre Tartuffe.

Quand Monsieur Tartuffe entreprend sa conquête, elle n’est point étonnée, d’abord parce qu’une femme n’est jamais étonnée de ces choses-là et l’est plutôt du contraire, ensuite parce que les yeux et les mines de Tartuffe l’ont suffisamment avertie. Elle n’est point étonnée et ne feint point de se scandaliser. Elle demande seulement à Tartuffe, pour s’offrir le spectacle de sa figure, s’il ne craint pas qu’elle ne fasse confidence à son mari des désirs dont Monsieur Tartuffe veut bien l’honorer, et comme Tartuffe la supplie d’être assez bénigne pour n’en rien faire, elle l’assure qu’elle n’en fera rien en effet, à la condition qu’il renonce à son projet de mariage avec Mariane.

C’est une très honnête femme qui n’a aucun mérite du reste à résister aux séductions d’un Tartuffe, mais qui y résiste avec naturel, décence et un commencement seulement d’honnête persiflage. Il faut que cela soit connu, dit son petit beau-fils qui a tout entendu. – Mais non ! Pourquoi ? Est-ce que cela compte ? Est-ce qu’on ennuie son mari dé pareilles niaiseries ? Je ne suis pas d’humeur à faire des éclats.

 

Est-ce qu’au simple aveu d’un amoureux transport

Il faut que notre honneur se gendarme si fort ?

Et ne peut-on répondre à tout ce qui le touche,

Que le feu dans les yeux et l’injure à la bouche ?

Pour moi, de tels propos je me ris simplement,

Et l’éclat là-dessus ne me plaît nullement ;

J’aime qu’avec douceur nous nous montrions sages,

Et ne suis point du tout pour ces prudes sauvages,

Dont l’honneur est armé de griffes et de dents

Et veut, au moindre mot, dévisager les gens :

Me préserve le Ciel d’une telle sagesse !

Je veux une vertu qui ne soit point diablesse,

Et crois que d’un refus la discrète froideur

N’en est pas moins puissante à rebuter un cœur.

 

Une femme se rit de sottises pareilles (une femme qui n’est ni méchante, ni criarde, ni indiscrète, ni fière à faire parade de sa vertu, ni intéressée à déclarer une intrigue dont elle ne veut pas pour en cacher d’autres et assurer sa sécurité relativement à celle-ci ; en un mot une très honnête femme de nerfs tranquilles).

Quand il s’agit de démasquer Tartuffe et pour cela de jouer une scène de coquetterie, elle se montre à la fois intelligente et très novice, et Molière a fort bien fait de le vouloir ainsi pour écarter du spectateur l’idée qu’elle est une coquette de profession et pour lui donner celle qu’elle est une coquette de circonstance.

Molière sait si bien que la scène de coquetterie, que le manège d’Elmire ne sera pas de première force, qu’il prend ses précautions, qu’il prévient, qu’il fait dire à Dorine :

 

...Son esprit est rusé,

Et peut-être à surprendre il sera malaisé.

 

et qu’il fait dire à Elmire :

 

Non : on est aisément dupé par ce qu’on aime,

Et l’amour-propre engage à se tromper soi-même.

 

par où le spectateur sera amené à accepter que Tartuffe tombe dans un piège à demi bien tendu seulement.

Quand elle est en face, de Tartuffe, elle lui tient un discours évidemment très préparé, assez adroit, assez invraisemblable aussi, où elle s’embarrasse un peu, où elle n’a aucune aisance. Il s’agit de se rattraper, il s’agit de faire passer les non que l’on a prononcés pour des oui et détourner les choses de manière que tout ce qui a été contre soit démontré comme ayant été pour. Une Célimène s’en tirerait avec aisance ; Elmire s’en tire approximativement, très difficultueusement et avec des mouvements tournants qui sont longs et gauches : « Je vous ai refusé, mais avec regret, avec un regret qui s’est marqué à ce que j’ai supplié Damis de ne rien dire. C’est une preuve cela. »

 

Damis m’a fait pour vous une frayeur extrême,

Et vous avez bien vu que j’ai fait mes efforts

Pour rompre son dessein et calmer ses transports.

 

Mais l’objection est trop facile ; Tartuffe va répondre : « Soit ; mais alors il fallait nier ; or loin de nier vous avez affirmé ; oui, affirmé avec insistance ; vous avez dit :

 

Oui, je tiens que jamais de tous ces vains propos

On ne doit d’un mari traverser le repos.

 

ce qui signifie : « Oui ces propos ont été tenus ». Vous avez dit :

 

Que ce n’est point de là que l’honneur peut dépendre,

Et qu’il suffit pour nous de savoir nous défendre.

 

ce qui signifie : « Je me suis défendu ». Et vous avez ajouté encore :

 

Ce sont mes sentiments ; et vous n’auriez rien dit,

Damis, si j’avais eu sur vous quelque crédit.

 

ce qui signifie : « La scène, telle que vous venez de la rapporter à mon mari, est très exacte ; j’aurais voulu seulement que vous ne la rapportassiez point ». Il fallait nier ou au moins ne rien dire ; vous avez affirmé trois fois ! »

Voilà l’objection qu’Elmire sent venir. Elle la prévient en disant qu’en effet il fallait nier, mais qu’elle n’y a pas pensé :

 

Mon trouble, il est bien vrai, m’a si fort possédée,

Que de le démentir je n’ai point eu l’idée.

 

C’est assez faible. « Je n’y ai pas pensé » est la dernière des excuses et pour ce qui est du trouble, en parler est un peu naïf tant il est naturel que Tartuffe réponde avec raison : « Vous n’aviez pas l’air troublée le moins du monde ». Ce qu’il fallait dire, c’est :

 

De démentir Damis je me suis bien gardée,

Tant je le sais tenace et ferme en son idée,

Et tant lui dire non eût été le moyen

Qu’il répétât les mots de tout notre entretien.

 

Enfin elle commence par s’en tirer assez mal et Tartuffe flaire le panneau :

 

Ce langage à comprendre est assez difficile,

Madame, et vous parliez tantôt d’un autre style.

 

Ici elle devient plus adroite parce que la tâche est plus facile. Elle s’est défendue parce que la pudeur s’oppose toujours à un aveu trop prompt ; mais il n’en faut croire les femmes qu’à moitié quand elles disent non sans colère, et il y a des jamais qui veulent dire plus tard ; et de pareils refus « promettent toute chose ».

Ici elle sent qu’elle va trop vite pour que ce soit  vraisemblable et elle se reprend, et lourdement : « C’est vous faire sans doute un assez libre aveu et sur notre pudeur me ménager bien peu ; mais puisque la parole enfin en est lâchée... » Cela est bien pénible.

Elle arrive enfin à son très bon argument dont elle aurait dû faire tout son discours :

 

Et lorsque j’ai voulu moi-même vous forcer

À refuser l’hymen qu’on venait d’annoncer,

Qu’est-ce que cette instance a dû vous faire entendre,

Que l’intérêt qu’en vous on s’avise de prendre,

Et l’ennui qu’on aurait que ce nœud qu’on résout

Vînt partager du moins un cœur que l’on veut tout ?

 

Tartuffe est suffisamment convaincu ; c’est-à-dire qu’il ne l’est point, puisqu’il soupçonne que ces mots ne sont qu’un artifice honnête pour le forcer à rompre son mariage avec Mariane ; mais il l’est assez, aveuglé du reste par sa sensualité, pour ne pas songer à un piège matériel qui lui serait, tendu et il demande des preuves réelles de l’amour d’Elmire, et comme cette sollicitation est précisément où Elmire voulait l’amener, elle est maîtresse du champ et mène la course comme elle veut d’une façon du reste très spirituelle et très brillante. Puisqu’on en est à jouer son jeu, elle a tout son sang-froid, toute sa présence d’esprit et tout son esprit ; mais elle a commencé presque maladroitement.

C’est ce qu’il fallait ; elle est une honnête femme contrainte un jour de jouer le rôle d’une allumeuse et elle n’a pas la main aux procédés de ce métier. Ils la dégoûtent du reste et son dernier mot sur cette affaire est celui-ci, qu’elle dit à Tartuffe :

 

C’est contre mon humeur que j’ai fait tout ceci ;

Mais on m’a mise au point de vous traiter ainsi.

 

Elle est très honnête femme et rougit un peu du rôle qu’elle a joué ; et elle est aussi très bonne femme et elle fait presque des excuses à Tartuffe. Elle est si honnête et si bonne qu’elle ne croit pas au mal au-delà de certaines limites et que, devant la crainte exprimée par Cléante que Tartuffe n’abuse des secrets contenus dans la cassette, Damis dit :

 

Quoi ! son effronterie irait jusqu’à ce point ?

 

et, qu’aussi jeune et ingénue que cet étourdi de Damis, elle dit elle-même, ce qui m’étonne vraiment un peu :

 

Pour moi, je ne crois pas cette instance possible,

Et son ingratitude est ici trop visible.

 

C’est la plus honnête femme du monde. Elle est élégante, gracieuse, un peu nonchalante, discrète, sensée, de commerce sûr avec les siens, de vertu solide sans affectation, ni grimaces, ni déclamations, spirituelle, avec, encore, un reste de naïveté qui fait sourire avec sympathie, et l’on voudrait être son mari, sans être un imbécile et sans avoir cinquante ans.

 

 

La jeune fille

 

La jeune fille de Molière est toujours honnête, toujours droite – excepté Armande[8] – toujours naturelle, et elle n’a jamais d’autre idée que de se marier et de se marier avec un jeune homme, ce qui est ce qu’il y a de plus naturel et de plus raisonnable.

Agnès est la fille de la nature comme sa voulu Arnolphe et comme il sa beaucoup trop voulu pour ses intérêts. Elle va droit à l’amour la première fois qu’il s’offre et serait bien incapable de n’y pas aller, encore plus d’aller ailleurs. Elle est la franchise même dans l’expression de ses sentiments ; elle a le cynisme de l’ingénuité et de l’innocence et l’insensibilité d’une force de la nature à l’égard du mal qu’elle fait à celui qu’elle n’aime pas.

 

Je n’entends point de mal à tout ce que j’ai fait.

...

Et pourquoi, s’il est vrai, ne le dirais-je pas ?

...

Le moyen de chasser ce qui fait du plaisir ?

...

...Quel mal cela vous peut-il faire ?

 

C’est une petite fille qui parle et une jeune fille qui agit, et de ce que fait la jeune fille c’est la petite fille qui parle, chose juste étant donnée la manière dont Agnès a été élevée et chose qui montre que l’éducation de la jeune fille doit suivre le développement naturel de la jeune fille et non pas la tirer en arrière ce qui amène ce terrible désaccord que je viens de dire.

L’effrayant c’est qu’on ne sait pas si Agnès est bonne et qu’il se peut très bien qu’elle ne le soit pas, la bonté, certes, étant innée, mais ayant besoin aussi d’être acquise, étant naturelle, mais ayant besoin aussi d’être cultivée pour être réellement, et l’éducation qu’a reçue Agnès, en ne développant point la bonté, ayant pu la tuer et ne laisser que les appétits, que l’égoïsme parfaitement féroce de la bonne nature.

Élise, de l’Avare est droite et saine, mais très délurée et même très impertinente. Elle a une volonté très ferme et ne se laissera pas sacrifier. Elle dit sa volonté à son père avec des révérences respectueuses qui ressemblent à des actes respectueux et elle se montre peu pourvue de piété filiale.

Ceci, aussi, est une critique de l’éducation et une leçon d’éducation. Elise n’a pas été élevée du tout. Il semble que sa mère est morte jeune ; elle a été élevée par Harpagon qui ne peut songer qu’à son argent. L’imbécile ne se doute pas de deux choses qui sont qu’il faut élever ses enfants et qu’il faut faire de manière que les enfants vous élèvent, à dresser les enfants on se fait un idéal, plus ou moins haut, selon lequel on les nourrit et selon lequel, plus ou moins, malgré soi, on se nourrit soi-même ; qui a, par lui-même, une certaine influence sur vous.

Il n’a songé à rien de tout cela et aussi son fils est un joueur, un écornifleur et un voleur, et sa fille, très saine, est du moins insolente. « Grande leçon pour les gens chiches » et du reste pour tous les gens qui ont une passion.

Éliante du Misanthrope est une petite personne posée, sensée, raisonnable, qui n’aura jamais aucune passion et qui, par conséquent, sera bourgeoisement très heureuse et ne comprendra jamais comment il peut y avoir des personnes qui ne le soient pas. Elle est spirituelle et elle ne médit jamais de personne. S’il faut payer son écot de conversation, elle ne fera point un portrait malicieux, elle traduira en raccommodant à sa manière un passage de Lucrèce, et quel passage ? Celui où le poète se moque des passions de l’amour et le montre comme une hallucination perpétuelle.

Elle aime pourtant. Est-ce aimer que cela ? Oui, à la condition qu’on accorde que l’amour peut être une simple forme de l’estime. Dans certains romans modernes, à mesure qu’une femme s’aperçoit que celui qu’elle aime devient davantage un coquin, elle l’aime aussi davantage. Car enfin c’est ce qui lui montre que c’est de l’amour, et s’il n’était pas un coquin ce ne serait que de l’estime ; mais s’il est un scélérat ce ne peut être de l’estime et c’est donc bien de l’amour, et à force de se dire : « Faut-il que je l’aime pour l’aimer tel qu’il est », on l’aime avec des redoublements ; et il n’y a rien de plus clair. Prenez exactement le contre-pied de cela, vous avez notre Éliante. Éliante « n’aime pas, elle apprécie ». Elle apprécie Philinte qui est très honnête homme et très raisonnable ; elle apprécie Alceste, qui est un peu fou, mais qui est « un généreux ». Est-ce qu’une femme intelligente ne serait pas capable de comprendre ce qu’il y a de beauté dans un généreux ? Éliante n’aime passionnément personne ; mais elle comprend tout le monde et elle comprend très bien Acaste, Clitandre et Oronte comme des sots, et Philinte et Alceste comme des gens de mérite.

Ayant des sentiments de cette sorte et qui ne sont presque que des idées, elle en parle avec une merveilleuse tranquillité, placidité et douceur, et elle en change, ou plutôt elle change sur le choix qu’elle fait de ceux à qui ils s’appliquent, avec facilité parfaite et qui s’explique : « J’aime Alceste puisqu’il est digne d’amitié et j’aime Philinte puisqu’il s’en faut qu’il soit indigne d’être aimé et j’épouserai l’un à défaut de l’autre avec une grande bienveillance ».

Et c’est ce duo d’amour, étourdissant de bon sens et de placidité, entre elle et Philinte qui lui ressemble :

 

Je ne m’oppose point à toute sa tendresse[9] ;

Au contraire, mon cœur pour elle s’intéresse ;

Et si c’était qu’à moi la chose pût tenir,

Moi-même à ce qu’il aime on me verrait l’unir.

Mais si dans un tel choix, comme tout se peut faire,

Son amour éprouvait quelque destin contraire,

S’il fallait que d’un autre on couronnât les feux,

Je pourrais me résoudre à recevoir ses vœux ;

Et le refus souffert, en pareille occurrence,

Ne m’y ferait trouver aucune répugnance.

– Et moi, de mon côté, je ne m’oppose pas,

Madame, à ces bontés qu’ont pour lui vos appas ;

Et lui-même, s’il veut, il peut bien vous instruire

De ce que là-dessus j’ai pris soin de lui dire.

Mais si, par un hymen qui les joindrait eux deux,

Vous étiez hors d’état de recevoir ses vœux,

Tous les miens tenteraient la faveur éclatante

Qu’avec tant de bonté votre âme lui présente :

Heureux si, quand son cœur s’y pourra dérober,

Elle pouvait sur moi, Madame, retomber.

– Vous vous divertissez, Philinte. – Non, Madame...

 

Ils ne veillent pas dans le feu et dans les larmes. Si Molière a voulu – car il y avait déjà un romantisme de son temps – opposer aux amants romantiques les types les plus contraires à eux qui se pussent, il n’a pas mal réussi avec Philinte et avec Éliante.

Angélique, du Malade imaginaire, est, comme presque toutes les jeunes filles de Molière, une petite Française, même une petite Parisienne, très sensée, très droite, très fine, avec de l’adresse, de la présence d’esprit et de la malice. Beaucoup plus respectueuse qu’Élise, elle ne discute pas avec son père sur la question de son mariage et, sitôt que le nom de Thomas Diafoirus est prononcé, elle se tait, et c’est Toinette qui prend la parole pour elle ; quand elle croit son père mort elle le pleure avec beaucoup de sensibilité et – pour un moment au moins – ne veut plus entendre parler du mariage qu’il lui avait interdit de faire.

Mais elle est spirituelle et même madrée ; avec Cléante faisant le rôle de maître à chanter, elle improvise un petit opéra qui lui permet de faire des déclarations à Cléante et d’en recevoir de lui à la barbe de son père, de Monsieur Diafoirus, de Thomas Diafoirus et de tous les Diafoirus du monde. Elle ne discute pas avec son père, ou à peine, mais elle discute avec Thomas Diafoirus et avec la femme de son père, nettement, précisément, spirituellement, sans lâcher pied, sans perdre la tête et sans que les injures la fassent sortir un instant de son sang-froid.

C’est une bonne petite tête, on la sent saine, pure, clairvoyante et d’une volonté parfaitement inébranlable. Cléante aura là la meilleure femme que l’on puisse lui souhaiter ou se souhaiter à soi-même.

L’Henriette des Femmes savantes est toute semblable avec un peu plus de causticité et un peu plus de liberté de pensée et de langage. Elle est la plus sensée du monde, et comme Angélique dit : « Chacun a son but en se mariant. Pour moi, qui ne veux un mari que pour l’aimer véritablement et qui prétends en faire tout rattachement de ma vie, je vous avoue que j’y cherche quelque précaution... », elle dira :

 

Les suites de ce mot, quand je les envisage,

Me font voir un mari, des enfants, un ménage ;

Et je ne vois rien là, si j’en puis raisonner,

Qui blesse la pensée et fasse frissonner.

...

Et qu’est-ce qu’à mon âge on a de mieux à faire,

Que d’attacher à soi, par le titre d’époux,

Un homme qui vous aime et soit aimé de vous ;

Et de cette union, de tendresse suivie,

Se faire les douceurs d’une innocente vie ?

 

La littérature et le bel esprit lui déplaisent parce qu’elle est avant tout femme d’intérieur et femme qui veut avoir des enfants. Molière a insisté sur ce point. Henriette parle de ses enfants à venir ; elle vient d’en parler, elle en parle encore :

 

Et ne supprimez point, voulant qu’on vous seconde,

Quelque petit savant qui veut venir au monde.

 

Mais elle déteste surtout, pour les mêmes raisons du reste, la haute spiritualité, le haut idéalisme, la suppression de la sensibilité et des sens, le parthénisme, la guerre à la chair. Elle y voit un effort ; trop grand pour l’homme et pour sa compagne, et elle très persuadée, comme Molière, que ce n’est qu’une très grande et très fâcheuse hypocrisie. Elle discute avec le prétendant dont elle ne veut point avec la même netteté et la même volonté ferme qu’Angélique, mais avec plus de verdeur. Elle est très redoutablement spirituelle et presque toute en épigrammes, avec sa sœur, avec Trissotin, avec Vadius, avec sa tante, presque avec sa mère, car lorsqu’elle vise sa tante, elle atteint sa mère par ricochet. Elle n’épargne même pas tout à fait son amant, et quand Clitandre lui trace le portrait qu’il s’était fait de Trissotin avant même de l’avoir vu, elle lui dit malicieusement :

 

C’est avoir de bons yeux que de voir tout cela.

 

Elle est un peu plus que française, elle est gauloise dans certains propos qu’elle tient à Trissotin et dans les menaces qu’elle lui fait de certains malheurs qui l’attendent s’il l’épouse. Il y a peut-être là quelque chose de trop. On peut remarquer dans les Femmes savantes l’absence de servante gaillarde et remarquer aussi que ce personnage est tenu de temps en temps par Henriette. « C’est une jeune fille qui manque de duvet » a dit M. Jules Lemaître. C’est la fille de Chrysale, sa vraie fille. Elle est peuple, avec de l’esprit et de l’élégance bourgeoise. Elle sera une Madame Jourdain parlant un langage correct et dont les mots d’esprit courront dans Paris, et c’est-à-dire qu’elle sera une Madame Cornuel. C’est la bourgeoise parisienne du quartier du Marais.

Rien n’empêche, pour ne pas lui en vouloir de certaines saillies qui sentent le temps de Henri IV, de croire qu’elle a vingt-cinq ans.

Somme toute elle est charmante. Elle a l’esprit de Molière, les sentiments de Molière, les idées de Molière, le style de Molière, quand il est le meilleur. C’est la fille de Molière encore plus que la fille de Chrysale. Quand les hommes de cinquante ans peignent une jeune fille ils sont naturellement entraînés à peindre celle qu’ils auraient voulu avoir.

Mariane, de Tartuffe, est tout à fait à part dans le groupe des jeunes filles de Molière. Comme toutes elle est honnête, sensée et veut épouser le jeune homme qu’elle aime ; mais elle est timide et n’a point de volonté ; elle n’est point du font le petit soldat français, ou du moins la future mère du petit soldat français que Molière, avec raison du reste, nous a peint si souvent en peignant ses jeunes filles. Elle a vécu isolée dans cette maison d’Orgon, ayant perdu sa mère peut-être de bonne heure, n’ayant peut-être pas grande sympathie pour cette brillante Elmire qui s’en va vêtue ainsi qu’une princesse. Elle a été élevée sévèrement ou plutôt malmenée par Orgon qui est autoritaire et despotique et colérique, excepté du côté de Tartuffe, et qui dans sa famille commande et tient haut le bâton. Dans cette maison qui ne lui plaît pas beaucoup, elle s’est confinée dans une demi-solitude et dans le silence, et elle ne parle qu’à demi-voix. Madame Pernelle lui dit :

 

...Vous faites la discrète,

Et vous n’y touchez pas, tant vous semblez doucette,

Mais il n’est, comme on dit, pire eau que l’eau qui dort,

Et vous menez sous chape un train que je hais fort.

 

Comme Angélique, mais plus tôt encore, quand son père lui révèle le nom de celui, qu’il lui destine pour époux et qu’elle n’aime point elle se tait et c’est la fidèle servante qui prend la parole à sa place ; mais son étonnement à cette révélation inattendue s’exprime en une phrase embarrassée et balbutiante qui est d’une vérité impayable :

 

...Me suis-je méprise ?

– Comment ? – Qui voulez-vous, mon père, que je dise

Qui me touche le cœur, et qu’il me serait doux

De voir, par votre choix, devenir mon époux ?

 

Quand Dorine lui dit : « Avez-vous perdu la parole et faut-il qu’en ceci je fasse votre rôle », elle ne sait que répondre :

 

Contre un père absolu que veux-tu que je fasse ?

...

Un père, je l’avoue, a sur nous tant d’empire,

Que je n’ai jamais eu la force de rien dire.

 

Elle ne songe, comme tous les timides, « qu’à se donner la mort si on la violente », et voilà qui est presque unique dans le théâtre de Molière et absolument unique dans ses rôles de jeunes filles. Elle se décide, en prenant tout son courage, à supplier son père, et c’est dans un langage douloureux, pathétique, tragique et qui rappelle les supplications d’Iphigénie ; et si elle abandonne l’idée du suicide, elle demande comme une grâce et comme une faveur qu’on lui permette d’entrer au couvent. Et sur le refus brutal de son père, elle se tait, s’évanouit sans doute, ou est tout près d’en être là, et il faut, comme toujours, que ce soit les autres qui parlent pour elle.

Son dernier mot est touchant, bien caractéristique encore de son caractère. Elle n’a rien dit, selon son habitude, depuis deux actes ; au dénouement heureux et quand on est débarrassé de Tartuffe, tout le monde a son exclamation ; Dorine en bonne chrétienne : « Que le ciel soit loué ! » Madame Pernelle en ahurie : « Maintenant je respire » ; Elmire, pour dire quelque chose : « Favorable succès » ; Orgon, en colérique, le poing tendu vers Tartuffe : « Eh bien ! Te voilà, traître ! » Mariane s’écrie : « Qui l’aurait osé dire ? » Elle ne croit pas encore au succès, elle en doute encore en le constatant ; comme tous les timides elle est trop étonnée de la bonne fortune pour en jouir pleinement. Leur mot éternel est : « Est-il possible qu’il arrive du bonheur ? »

Cette mélancolique y sentimentale, timide, aux passions profondes, à la volonté faible, à la désespérance prompte et effrayée devant la vie, n’est qu’une esquisse ; mais les traits en sont bien choisis et fort heureux, et c’est un personnage, dans les œuvres du temps et dans l’œuvre même de Molière, tout à fait original.

Tout compte fait, toutes ces jeunes filles ou, si voulez, la plupart, sont exquises ; c’est une jolie corbeille de fleurs dans la littérature un peu austère du XVIIe siècle. Il est plaisant que cet homme de mauvaises mœurs, ce rouleur, ce cabotin, qui a vécu entouré des femmes que vous savez, ait eu l’esprit traversé par de si pures, en somme, et si gracieuses et si délicates figures de jeunes filles et de jeunes filles très vraies, car elles n’ont rien de conventionnel. Il les a devinées derrière les fenêtres sévèrement closes des maisons bourgeoises de province ; car ce qu’il savait bien c’était la race, le fond de la race française, et avec cette connaissance exacte du « tronc », comme il dit, il pouvait, sans se tromper, conjecturer « les branches ».

Il les a devinées et il les a un peu rêvées, et précisément parce qu’il avait fréquenté qui ne leur ressemblait pas, il les a rêvées très saines, très pures, très exquises, pour satisfaire un idéal qu’il s’était formé. Et il est tombé très juste, plus que tel autre très grand. Les jeunes filles de Racine sont des femmes, ce sont des femmes charmantes, mais ce sont des femmes ; les jeunes filles de Shakespeare sont des fillettes, de très aimables fillettes, mais des fillettes ; je ne parle pas des jeunes filles de l’Arioste qui appartiennent peut-être à l’humanité, mais à une humanité que je ne connais pas. Les jeunes filles de Molière sont des jeunes filles, déjà femmes, point femmes encore, des femmes en fleur, en âge flottant, quoique en soi très précises, délicieusement intermédiaires. Il faudra attendre Gœthe et George Sand pour en retrouver de semblables, à la fois si vraies et si attrayantes.

Quelques-uns de ces types ne sont pas des types, en ce sens qu’ils sont des caractères complexes, et c’est nous qui en avons fait des types en éliminant les parties secondaires de leur caractère et en ne considérant que leur faculté maîtresse ; mais ils sont complexes, ils ne tiennent pas dans une formule ou dans un mot, ils ne sont pas uniquement ce qu’ils sont le plus. Molière, en construisant un personnage, ne part pas d’une idée, il pari d’une observation, il part de la réalité et, la réalité étant toujours complexe, il garde soigneusement, ou instinctivement, dominé par son sentiment de la vie, à son personnage cette marque du réel.

C’est à propos d’Arnolphe que Molière a dit que les contraires ne sont pas exclusifs l’un de l’autre et qu’il n’est pas incompatible qu’un imbécile soit quelquefois un homme d’esprit (et la converse est vraie). Cependant Arnolphe n’est pas très complexe pour dire le vrai. Il est presque un. Il est l’homme qui ne veut pas être cocu et il est tellement hypnotisé par cette idée qu’elle est devenue depuis douze ans tout son caractère. Cependant il est capable de générosité ou plutôt de serviabilité. Et pourquoi non ? C’est un bourgeois riche et né avec une certaine largeur d’âme qu’il n’y a aucune raison qu’il ait perdue. Il est même utile d’indiquer qu’une passion, si féroce qu’elle soit, ne dessèche le cœur qu’au point où elle est engagée et qui l’intéresse. Arnolphe, quand il s’agit d’Agnès et à l’égard d’Agnès, est d’une dureté incroyable ; mais là où Agnès n’est pas en question ni la considération d’être trompé comme mari, Arnolphe est un homme comme un autre. Est-ce un avare ? Non. Est-ce un défiant. Oui, comme mari ou futur mari. Ailleurs, non, et pourquoi le serait-il ? Qu’ailleurs il ne le soit pas, c’est précisément ce qui marque mieux son caractère et qu’il est tellement jaloux que sa jalousie seule rend méfiant, dur, violent et ridicule un homme qui, sans elle, ne serait rien de tout cela.

Ajoutez que l’homme, qui, sourdement, secrètement, inconsciemment, sans vouloir s’en rendre compte, mais d’une façon sensible néanmoins, se sait dévoré d’une passion qui le rend odieux et ridicule, sent aussi,  et à cause de cela, le besoin de se réhabiliter à ses propres yeux par quelques actes par où il se prouve qu’il est un honnête homme.

Ces actes vont quelquefois même contre la passion qui le domine, et tout le monde a remarqué les libéralités, très rares, mais brusques et exagérées, de certains avares. Ce jour-là ils ont voulu se dire : « On ne dira plus que je suis avare » ou et aussi : « Je ne me dirai plus que je suis avare ».

Les actes d’honnête homme d’Arnolphe sont donc tout ce qu’il y a de plus naturel.

Mais, j’y reviens, ils ne le font pas très complexe, et Arnolphe est un des caractères les plus uns du théâtre de Molière.

Don Juan est complexe. Il est méchant et il lui arrive d’être généreux, il est athée avec audace et arrogance et il est de temps en temps un Tartuffe. J’ai indiqué qu’il n’a pas le même âge à tous les actes de la pièce, mais comme j’ai remarqué aussi qu’il y a au premier acte quelques promesses de la tartufferie du dernier, il faut bien que je convienne que, d’une façon générale, il réunit en lui des contradictoires.

Cela le fait très vivant ; car il n’y a rien qui ressemble plus à la vie que de n’avoir pas tous les jours absolument le même caractère, et ce n’est pas contradictoire, car dans tous les actes de Don Juan le fond permanent se montre toujours.

Si Don Juan était un libertin et un méchant en qui eût survécu le sentiment de l’honneur, son acte de générosité et de bravoure à l’égard d’inconnus qui sont attaqués devant lui se comprendrait, mais sa tartufferie ne se comprendrait pas ; car le mensonge est contraire à l’honneur. Mais Don Juan est un gentilhomme, Molière sa voulu ainsi et il y en a, qui n’a pas gardé le sentiment de l’honneur, à preuve qu’il se marie avec le ferme propos d’abandonner sa femme et qu’il, promet le mariage à toutes les filles, choses qu’un gentilhomme ne fait pas : un gentilhomme séduit une jeune fille sans l’épouser mais ne réponse pas pour la séduire, et il laisse aux croquants l’art trop facile de posséder une paysanne en lui promettant mariage. Non, Don Juan n’a pas gardé le sentiment de l’honneur ; Don Juan est une espèce.

Mais Don Juan est une espèce qui a gardé quelques gestes instinctifs de la classe dont il est. Un gentilhomme même sans honneur se jette au secours de gentilshommes attaqués par des brigands, il s’y jette comme par un mouvement réflexe ; un gentilhomme donne un louis à un pauvre comme par une habitude ancestrale de la main exactement comme un avare ramasse une épingle.

Don Juan est donc complexe, il est vrai, mais sans contradiction et d’une complexité très limitée et du reste très naturelle.

Alceste n’est pas complexe, malgré la contradiction que Philinte lui reproche et qui consiste à montrer de l’intérêt pour des gens qu’il attaquerait lui-même si on ne les attaquait pas :

 

Mais pourquoi pour ces gens un intérêt si grand

Vous qui condamneriez ce qu’en eux on reprend ?

 

Il n’est pas complexe pour cela, parce qu’il est l’homme qui est irrité contre les vices des hommes quels que soient ces vices, et si c’en est un d’être infortuné, d’être prétentieux ou d’être gonflé de l’idée de son mérite, c’en est un aussi de faire la satire caustique de ces défauts et c’en est un surtout d’accueillir agréablement ceux qui les ont et de s’en moquer cruellement dès qu’ils sont sortis.

Le misanthrope n’est pas du tout complexe. Il pourrait l’être, mais Molière s’est interdit de le faire tel en le dédoublant. Le présentant en deux personnages, et ce que le misanthrope a de désagréable, quoique respectable, sous le nom d’Alceste, et ce que le misanthrope a de charmant sous le nom de Philinte, il n’avait à donner un caractère complexe ni à l’un ni à l’autre.

Encore est-il, comme je l’ai fait remarquer ailleurs, qu’il a donné un défaut à Philinte, la taquinerie, défaut qu’il pourrait ne pas avoir, mais qu’il peut avoir, qu’il est assez vraisemblable qu’il ait et qui contribue à le rendre vivant.

Tartuffe est très complexe et c’est sur cette complexité que La Bruyère s’est appuyé pour montrer ou des contradictions ou des invraisemblances dans le personnage de Tartuffe. Tartuffe est avant tout un ambitieux. C’est le caractère ecclésiastique. Il veut avoir de l’argent pour avoir de la puissance et il bat monnaie avec le ciel qu’il promet et l’enfer dont il menace pour conquérir l’argent qui est une force. Voilà son fond.

Seulement il n’est pas parfait, ce que La Bruyère exigerait qu’il fût. Il a des vices à côté de son vice principal. Il a une famille de vices dont l’ambition n’est que l’aînée. Il est gourmand et il est sensuel. Il est gourmand et je m’étonne que La Bruyère ne le lui ait pas reproché, ou du moins la manifestation de ce défaut, puisqu’à le montrer il compromet aux yeux de toute la famille d’Orgon, aux yeux peut-être d’Orgon lui-même, si ce n’est aujourd’hui, du moins demain, sa réputation de saint homme austère. Mais la concupiscence l’emporte.

Il est sensuel et s’il épouse la fille pour sa dot il convoite la femme pour sa beauté. Ce sont des fautes ; mais ce ne sont pas des contradictions puisque l’homme n’est pas parfait et puisque la perfection de Tartuffe qui consisterait, ou à n’être qu’ambitieux âpre et habile, ou à être gourmand et sensuel mais en faisant attendre ses concupiscences jusqu’au succès de son ambition et en les réprimant jusque-là, est une chose évidemment très rare et plus invraisemblable, parce qu’elle est rare, que le mélange avec l’ambition de défauts qui la compromettent.

Tartuffe est admirablement vivant et d’une complexité qui cette fois très nettement, encore plus nettement qu’ailleurs, est une ressemblance éclatante avec la vie.

Orgon est complexe et même d’une duplexité très tranchée. Du côté de Tartuffe, Orgon est un enfant qui se laisse mener par la main et même « par le nez », comme dit Tartuffe. Du côté de sa famille, il est autoritaire, impérieux, dur, cassant et extrêmement colérique. Il y a bien là deux caractères.

Cette duplexité de caractère est une grande vérité d’observation. Nous avons tous connu des hommes qui présentaient cette particularité intéressante. Celui-ci, à l’extérieur, dans son bureau, au milieu de ses employés, même avec ses égaux, à son cercle, a un caractère entier, rude, dominateur et incommode. On vient à le connaître dans sa maison, à son foyer, il est soumis et obéissait à sa femme jusqu’à une espèce d’asservissement et d’anéantissement, ou ses enfants le mènent en laisse.

Cet autre, à l’inverse, est timide comme un chien battu à l’extérieur, tremblant devant ses chefs et même parmi ses égaux, toujours effacé comme s’il craignait une affaire. Le fréquentant chez lui vous le voyez se transformer en tyran domestique ; il lui a suffi pour cette métamorphose de tourner sa clef dans la serrure.

Non seulement cela est dans la nature, mais il est très logique et s’explique facilement. Ces hommes prennent ici leur revanche delà. Celui qui est dominé par une femme impérieuse ou chez qui la tendresse paternelle devient faiblesse, se soulage au dehors en y étant autoritaire et impérieux à son tour ; il se redresse en sortant de chez lui. Celui qui est craintif et humble parmi les hommes secoue ses humiliations là où, trouvant plus faible que lui, il peut exercer sa volonté de puissance, d’autant plus excitée qu’elle a été plus refoulée ; il se redresse en rentrant chez soi.

Ainsi Orgon : sa complexité est tout à fait dans le train ordinaire de la vie, et est, je crois, immédiatement comprise par le spectateur qui l’a observée chez beaucoup d’autres et qui a le sentiment confus qu’il pourrait l’avoir observée sur lui-même.

Harpagon encore est complexe quoiqu’il soit le personnage de Molière qui ressemble le plus à une abstraction. Molière sa fait avare dans tout le détail de l’avarice ; mais il l’a fait amoureux. Cela ne laisse pas d’être un peu étrange. Aucun vice plus que l’avarice, autant que l’avarice n’est exclusif de tout autre. L’avarice est une crainte continuelle de manquer des choses nécessaires à la vie, l’avarice est une crainte continuelle de mourir de faim.

Je crois bien qu’elle est quelquefois autre chose, qu’elle est, chez un homme qui ne peut pas gagner de l’argent ou obtenir des places et emplois, une volonté de puissance, une ambition : si je ne puis pas gagner par acquérir, gagnons par conserver, par ménager, par épargner et par usure ; et cela est une forme de l’ambition.

Mais en général l’avarice est une peur continuelle de mourir de faim et l’on va voir que, même quand elle est une forme de l’ambition, les observations qui vont suivre s’y appliquent. Or il n’y a rien qui écarte de l’amour comme d’être sur le radeau de la Méduse ou de croire y être, et il n’y a rien qui écarte de l’amour comme l’ambition, particulièrement comme cette ambition âpre, continue et opiniâtre qui consiste à consacrer chaque minute de son existence à gagner quelque chose en épargnant quelque chose. L’avare n’est jamais amoureux.

Voit-on que Plaute ait fait amoureux son Euclion ou Balzac amoureux son Grandet ? Cela paraîtrait bouffon.

Cependant Molière nous a donné son Harpagon comme amoureux et, bien plus, comme amoureux d’une fille sans aucun bien. Celui qui, vraisemblablement, ne voudrait pas épouser une fille riche par considération des habitudes de luxe et de dépense qu’elle introduirait dans sa maison, celui-là même est amoureux d’une fille pauvre et, sans doute, n’est pas très content quand on lui annonce qu’elle n’a absolument rien, mais encore ne paraît pas un instant ébranlé dans son dessein de l’épouser, ce qui prouve qu’il est amoureux, bel et bien amoureux. C’est assez déconcertant.

Comme toujours, ou du moins comme souvent, Molière a sans doute pensé que l’homme n’est pas un théorème qui marche, qu’il n’est pas rigide et que si possédé qu’il soit d’une passion il en admet d’autres et d’autres qui sont presque incompatibles avec celle-là.

Il dirait peut-être : « Comptez-vous pour rien le moment ? Harpagon est empêché d’être amoureux, par son avarice, pendant trente ans de sa vie. Son avarice fait inhibition, comme vous dites, pendant trente ans. Un jour il tombe amoureux et l’amour a raison, partiellement, de l’inhibition. Vous n’avez jamais vu cela ?

– Si ! mais pourquoi le prenez-vous juste à ce moment-là, qui est exceptionnel ?

– Mais parce que jamais une passion ne se marque mieux, ne se marque en traits plus vifs que quand elle est combattue par une autre contre laquelle elle se rebiffe, et les scènes les meilleures de mon ouvrage même comme peintures de l’avarice elle-même, sont peut-être celles où je montre Harpagon forcé par son fils et par le respect humain et par l’amour à donner à Mariane un diamant qu’arracher de son doigt lui arrache le cœur ; comme de bonnes scènes encore, même en tant que peintures de l’avarice elle-même, sont celles où Harpagon liarde avec son cuisinier, voulant, pour soutenir son rang, donner un repas voulant par avarice qu’il ne lui en coûte rien ; et c’est de : ma part le même procédé. J’avais donc le droit de prendre dans la vie d’Harpagon un moment et un moment exceptionnel. Il suffisait que, encore qu’exceptionnel, il ne fût pas hors du vrai. Or vous savez tous qu’il n’y est pas. »

Il y a là des apparences de raison.

J’ai à peine besoin de dire – cependant c’est une chose à noter rapidement – que jamais les petits personnages de Molière ou les personnages de ses petites pièces ne sont complexes. Cela est juste. Pour qu’un personnage soit complexe, par définition il faut qu’il soit grand, il faut qu’il soit considérable. Au plus bas degré il y a les hommes qui n’ont pas de caractère du tout, qui n’ont pas de personne et qui sont ce que les circonstances les font. À un degré un peu plus élevé il y a les hommes qui ont une passion et qui n’en ont qu’une ; ce sont des maniaques ; le monde en est peuplé ; Molière en a fait ses petits personnages et les personnages de ses petites comédies : les Sganarelle, les Arnolphe (à très peu près), les Oronte, les Acaste, les Pourceaugnac, les Escarbagnas, les Fâcheux, etc. À un degré plus élevé il y a les âmes un peu vastes qui sont susceptibles de plusieurs passions, dont il y a toujours une qui est centrale et dominante et ceci est à ne jamais oublier, mais qui encore sont susceptibles de plusieurs passions et peuvent être le champ de bataille de passions en lutte. Au degré le plus élevé il y a les hommes qui ont les passions les plus contraires et qui remplissent tout l’entre deux, comme dit Pascal ; mais ceux-ci sont plutôt du domaine de la tragédie, et puis il est possible aussi qu’ils n’existent pas.

Molière a donc raison de ne faire personnages complexes que ses personnages considérables et de premier plan.

Pour les personnages complexes du théâtre de Molière on peut et on doit se demander si l’on ne se trompe pas en les considérant comme tels et si la passion latérale que nous voyons en eux ne serait pas, une résultante, un effet de leur passion maîtresse elle-même, et par conséquent ne rentrerait pas dans cette passion. C’est ce que j’appelle réintégrer l’homme dans sa passion maîtresse. Ce n’est pas raffiner, c’est étudier. Étudions un peu ce point.

Il me paraît impossible de faire rentrer les quelques gestes de générosité de Don Juan dans sa passion maîtresse qui est la méchanceté. Il me paraît impossible de faire rentrer ces mêmes gestes dans sa passion de second plan, pour ainsi parier, qui est le libertinage ; le libertinage rend l’âme dure, surtout de celui qui l’a dure naturellement et c’est ici le cas. Tout simplement, Don Juan est un peu complexe pour les raisons que j’ai données.

Alceste, à mon avis, n’est pas complexe du tout.

Peut-on faire rentrer les vices latéraux de Tartuffe dans sa passion maîtresse qui est l’ambition, le besoin et l’impatience d’arriver ? De quelque façon que l’on s’y prenne, je ne crois pas. Gourmandise et sensualité ne peuvent dériver de l’ambition et lui sont trop contraires, sont trop pour elle des dangers et des écueils pour que la passion maîtresse ne les supprimât point si elle pouvait, loin qu’elle les fasse naître. Si Tartuffe était très intelligent il sentirait l’immense péril où ses passions basses le mettent et s’il était très fort il les briderait énergiquement, il est intelligent, mais peut-être pas assez, et surtout il n’est pas très fort et il ne sait pas dompter ses faiblesses. Il est personnage complexe essentiellement.

Peut-on faire rentrer les passions latérales d’Orgon dans sa passion principale ? Oui, ou à peu près. Que nous parlez-vous, pourrait on me dire, de cet Orgon mi-parti, autoritaire du côté de sa famille et soumis jusqu’à l’anéantissement du côté de Tartuffe. Il est autoritaire du côté de sa famille, mais parce qu’il est soumis du côté de Tartuffe, et tout en lui dérive de sa passion religieuse attisée et exaspérée par Tartuffe. Tartuffe a pris en main un bourgeois normal, bon fils, bon père, bon époux, pour la seconde fois même, homme qui a été « sage » et « courageux » pendant les troubles, mais qui était religieux d’une façon un peu exagérée, un peu maladive. Il a saisi cette anse. Il lui a fait peur de l’enfer ; il lui a persuadé que la religion est exclusive et que Dieu est jaloux ; il lui a persuadé de n’avoir aucune affection terrestre et de se soucier comme de cela de la mort de tous les siens. Voilà Orgon détaché de sa famille. Pourquoi, de plus, est-il irrité contre elle ? C’est qu’il a senti l’animosité de sa famille contre le dévot personnage. C’est qu’il s’est bien aperçu que tout le monde sauf sa mère pense de lui ce que disent Cléante et Dorine. Il le dit ; il le dit à son fils :

 

Je sais bien quel motif à l’attaquer t’oblige :

Vous le haïssez tous ; et je vois aujourd’hui

Femme, enfants et valets déchaînés contre lui ;

On met impudemment toute chose en usage,

Pour ôter de chez moi ce dévot personnage ;

Mais plus on fait d’effort afin de l’en bannir

Plus j’en veux employer à l’y mieux retenir ;

Et je vais me hâter de lui donner ma fille

Pour confondre l’orgueil de toute ma famille.

 

Voilà précisément la génération des sentiments marqués en traits à n’en pas souhaiter de plus nets. Coiffé de son Tartuffe on sait assez pourquoi, il s’est avisé que sa famille l’avait en horreur et il a été indisposé contre sa famille ; il s’est avisé qu’on voulait le chasser et, tremblant de le perdre puisqu’il est son guide vers le ciel et le garant de son salut, il s’est mis en attitude offensive et défensive à l’égard de sa famille ; il s’est aperçu enfin qu’on se moquait de lui, Orgon, qu’on le méprisait, qu’on le traitait de petit esprit, qu’on lui disait qu’il était « fou » (Cléante), qu’on lui disait qu’il était « fou » (Dorine) et qu’on « se riait de lui à son nez », et alors, comme personne n’aime à être méprisé, il s’est mis tout à fait en colère.

Et le voilà. Il n’est pas plus autoritaire qu’un autre, il est devenu autoritaire ; il n’était pas despote, il est devenu despote ; il n’est pas colérique, il est devenu colérique. Et tout cela parce qu’il a peur de l’enfer et qu’il a rencontré « Tartuffe qui a savamment exploité cette peur. Ses passions latérales sont des dérivés et des dérivés circonstanciels et accidentels de sa passion maîtresse. Il est très un. »

C’est bien raisonné et j’hésite. Cependant comme il est toujours irritable, comme il l’est, même après s’être dérobé à l’influence de Tartuffe, contre Tartuffe, ce qui, à la vérité, va de soi, mais contre sa mère et contre Monsieur Loyal et contre Dorine, je suis bien un peu forcé de croire qu’il est irritable de son naturel et que, de par son irritabilité innée, il a toujours été un peu un tyran domestique, et l’attitude de chien battu qu’a sa fille devant lui, encore qu’elle vienne de sa timidité naturelle, ne laisse pas de m’être un signe qu’Orgon a toujours été autoritaire et un chef de famille peu maniable. Je vous laisse à juger. Il n’est pas prouvé qu’Orgon soit un personnage complexe ; il n’est pas prouvé qu’il soit un.

Il en va à peu près de même pour Harpagon. On pourrait très bien l’intégrer dans sa passion maîtresse et prouver que ses défauts latéraux dérivent de son vice essentiel. Il est amoureux : peut-être l’est-il par avarice. Peut-être voit-il que sa maison va tout de travers, qu’il y a des économies méthodiques à réaliser et qu’il faudrait une maîtresse de maison dans le logis, et encore qu’il y faudrait, comme maîtresse de maison et directrice du train, non une jeune fille riche qui pourrait être dépensière mais une jeune fille habituée à la pauvreté. Après tout c’est le raisonnement de Mégadore, et Molière vient de lire la Marmite de Plaute.

Vous n’êtes pas sans avoir remarqué qu’il y a deux avares dans la Marmite de Plaute comme il y a deux misanthropes dans le Misanthrope. Il y a l’avare fou et il y a l’avare raisonnable. Il le fallait du reste ; car devant ces Romains qui sont tous avares il ne se pouvait pas que l’on fit une satire de l’avarice sans tempérament et sans correctif. Il y a donc deux avares dans la Marmite, un avare fou et un avare sensé, raisonnable et sage.

L’avare fou c’est Euclio, l’avare raisonnable c’est Mégadorus. Mégadorus raisonne ainsi : « Si tous les riches prenaient sans dot les filles des citoyens pauvres, il y aurait dans l’État plus d’accord, nous exciterions moins de haine et les femmes seraient plus contenues par la crainte du châtiment et nous mettraient moins en dépense... Une femme ne viendrait pas vous dire : « Ma dot a pi us que doublé vos biens ; il faut que vous me donniez de la pourpre, des bijoux, des servantes, des mulets, des cochers, des valets pour me suivre, d’autres pour faire mes commissions, des chars pour aller faire mes courses... » Et vous avez le foulon, le brodeur, le bijoutier, le lai nier, des marchands de toute sorte, le fabricant de bordures pailletées, le chemisier, le teinturier en couleur de feu, en violet, en jaune de cire, les tailleurs de robes à manche, les parfumeurs de chaussures, les revendeurs, les lingers, les cordonniers pour les souliers de ville, les cordonniers pour les souliers de table, les cordonniers pour les souliers fleur de mauve. Il faut donner aux dégraisseurs ; il faut donner aux raccommodeurs ; il faut donner aux faiseurs de gorgerettes ; il faut donner aux couturiers. Vous croyez en être sorti, d’autres leur succèdent. Nouvelle armée de demandeurs assiège votre porte : ce sont des tisserands, des bordeurs de robes, des tabletiers. Vous les payez. Pour le coup vous en êtes hors, viennent les teinturiers en safran ou quelque autre croix qui toujours demande... Et je ne dis pas encore tous les ennuis, toutes les folies dépenses qui accompagnent les grandes dots. Une femme qui n’apporte rien est soumise à son mari ; mais une épouse richement dotée, elle égorge et elle écartèle le mari. »

Ainsi raisonne Mégadore. Pourquoi Harpagon ne raisonnerait-il pas ainsi ? Pourquoi n’y aurait-il pas en lui un avare fou et un avare raisonnable, ce qui ne le ferait pas complexe, mais constituerait sa plénitude, ce qui ne le ferait pas contradictoire, mais le ferait complet ? Pourquoi son désintéressement apparent ne serait-il pas un effet et du reste une forme de son avarice ?

– Mais ce que dit Mégadore il ne le dit point !

– Il ne le dit pas ; mais Frosine le dit et il ne contredit pas Frosine très âprement. Molière, qui ne perd jamais rien, a transporté dans le rôle de Frosine la théorie de Mégadore, et cette théorie Harpagon l’écoute avec intérêt et un demi-acquiescement et ne voit point qu’on se moque de lui en la lui exposant et donc, s’il ne la prend pas à son compte, la trouve raisonnable :

Harpagon : « ...Car encore n’épouse-t-on point une fille, sans qu’elle apporte quelque chose.  

Frosine : « Comment ! C’est une fille qui vous apportera douze mille livres de rente !

« – Douze mille livres de rente !

« – Oui. Premièrement, elle est nourrie et élevée dans une grande épargne de bouche ; c’est une fille accoutumée à vivre de salade, de lait, de fromage et de pommes, et à laquelle par conséquent il ne faudra ni table bien servie, ni consommés exquis, ni orges mondés perpétuels, ni les autres délicatesses qu’il faudrait pour une autre femme ; et cela ne va pas à si peu de chose qu’il ne monte bien, tous les ans, à trois mille francs pour le moins. Outre cela, elle n’est curieuse que d’une propreté fort simple et n’aime point les superbes habits, ni les riches bijoux, ni les meubles somptueux où donnent ses pareilles avec tant de chaleur ; et cet article-là vaut plus de quatre mille livres par an. De plus elle a une aversion horrible pour le jeu, ce qui n’est pas commun aux femmes d’aujourd’hui ; et j’en sais une de nos quartiers qui a perdu, à trente et quarante, vingt mille francs cette année. Mais n’en prenons rien que le quart. Cinq mille francs au jeu par an et quatre mille francs en habits et bijoux, cela fait neuf mille livres ; et mille écus que nous mettons pour la nourriture, ne voilà-t-il pas par année vos douze mille francs bien comptés ? »

Harpagon proteste, mais ne s’emporte pas et passe très vite à un autre sujet. Ne peut-on pas croire que les raisonnements de Frosine, sans le convaincre, sans doute, répondent en lui à une idée de même ordre et qu’il y a en lui un Mégadore qui voisine avec Harpagon ? Or Mégadore lui-même est avare ; on peut donc ramener à l’avarice tous les actes et tous les gestes d’Harpagon.

Ces considérations ne manquent pas absolument de justesse. Il n’est pas absolument impossible qu’Harpagon se ramène à l’unité ; il est plus probable qu’il est complexe, puisqu’il faut se donner un peu de mal pour prouver qu’il ne l’est pas.

Mon opinion dernière est qu’il y a quelques personnages de Molière auxquels il n’a pas craint de donner ou de laisser de la complexité soit pour leur donner plus de vie, soit parce que, les prenant dans la vie même, il ne pouvait pas les simplifier jusqu’à les enfermer dans un seul vice ou un seul défaut. À cet égard Balzac est beaucoup plus classique que lui. Procédant comme lui, par la peinture d’une passion très puissante qu’il pousse, degré par degré, jusqu’à son paroxysme, il va, de plus, jusque-là qu’il ne donne jamais à un de ses personnages qu’une seule passion qui l’envahit et qui l’absorbe absolument tout entier. L’effet, comme l’on sait, est très grand et je n’ai pas besoin d’insister pour convaincre de cela.

Je suis assez porté à croire qu’au point de vue de L’art c’est le personnage un qui est le vrai, encore que par définition il soit faux. C’est que L’art est faux lui-même et qu’à vouloir rivaliser de compréhension avec la vie il sort de sa définition et renonce à son essence même et par conséquent court grand hasard. L’art est choix, donc simplification, donc élimination de ce qui empêche la simplification, donc abstraction, bon gré mal gré qu’il en ait. Retenir dans l’abstraction tout ce qu’on peut de la vie, c’est ce qu’il doit faire, c’est son mérite, c’est son ingéniosité, c’est l’art de l’art, et c’est où Balzac excelle ; mais c’est tout ce que l’art peut faire ; il restera toujours abstrait.

Mais du reste il est très beau, à risques et périls, de vouloir maintenir seulement l’idée abstraite à la place centrale et l’entourer sans l’effacer, sans l’offusquer, de tout ce qui, dans la vie réelle, l’entourerait en effet et la compléterait et ferait qu’on aurait affaire à un être vraiment vivant. Croyez-vous que je ne serais pas heureux de voir à certains moments le baron Hulot se sentir idéaliste, s’éprendre pour une femme d’un amour, chaste, d’une passion où il y aurait de la pitié ? L’image en serait brouillée, me direz-vous. Si je le sais ! Mais j’aurais la sensation de coudoyer un homme vivant, un homme voisin, un homme comme celui que je rencontre en montant ou en descendant mon escalier, et ce serait l’affaire de l’auteur, ce serait l’art de l’art, de maintenir cependant l’unité d’impression, que je sais qui est nécessaire, par la fermeté des lignes générales.

Chose à remarquer que c’est au théâtre, où l’on n’a pas le temps de réfléchir, que l’unité stricte du personnage est à peu près indispensable, et que c’est dans le roman qu’on peut assez aisément s’en départir et que c’est Molière qui s’en départ et que c’est Balzac qui ne s’en relâche jamais.

En tout cas on doit savoir gré à Molière de ce qu’il a eu l’audace ou de ce qu’il a fait la faute, mais alors ce serait une faute géniale, de nous présenter quelquefois des personnages complexes, par un désir de complexité avec la vie pu et plutôt parce que, tout au milieu de son travail d’artiste, la vie s’imposait à lui.

Et c’est assurément le moment de s’occuper de sa manière de travailler.

 

 

SA MANIÈRE DE TRAVAILLER

 

Avant tout, ce me semble, Molière se place devant la réalité et veut que son théâtre donne à son spectateur la sensation de la chose vue et de la chose vue par le spectateur. Il veut qu’on dise de lui-même : « Ô nature et toi Molière, lequel de vous a imité l’autre ? » Il est réaliste.

C’était chose nouvelle. Depuis le commencement du XVIIe siècle l’imagination régnait dans le théâtre comique tout comme ailleurs. Ailleurs c’était l’imagination lyrique, dans le théâtre comique c’était l’imagination bouffé. Le réalisme dans le sens restreint du mot, c’est-à-dire l’observation attentive des menus faits, ne se montrait pas plus dans le théâtre comique que dans tout le reste de la littérature, c’est à dire non point pas du tout mais fort peu. Il était relégué dans le genre burlesque. Et encore, gardons-nous de nous y tromper, le burlesque n’est réaliste qu’en partie, en petite partie. Le plus souvent le burlesque n’est qu’un jeu brillant de l’imagination bouffe. Il n’est souvent que cela dans Voiture, dans Scarron, dans Assoucy, et c’est précisément contre ce burlesque-là que Molière, comme tous ceux de l’école de 1660, réagit de tout son courage. Mais par un de ses côtés, par la peinture des choses vulgaires, le burlesque touche au réalisme, et ce burlesque-ci par souci de l’observation du réel les classiques de 1660 l’ont admis. Boileau (Satire sur les femmes), La Fontaine (quelques fables, beaucoup de contes), Racine lui-même (les Plaideurs) l’ont accueilli avec complaisance[10]. Molière lui fait une très large place : mémoire de maître Simon dans l’Avare ; menu du repas que veut donner Harpagon ; peinture des mœurs et us d’une petite ville (Tartuffe) :

 

Vous irez par le coche en sa petite ville,

Qu’en oncles et cousins vous trouverez fertile,

Et vous vous plairez fort à les entretenir.

D’abord chez le beau monde on vous fera venir ;

Vous irez visiter, pour votre bienvenue,

Madame la baillive et Madame l’élue,

Qui d’un siège pliant vous feront honorer.

Là, dans le carnaval, vous pourrez espérer

Le bal et la grand’bande, à savoir deux musettes

Et parfois Fagotin et les marionnettes...

 

Mais ceci n’est qu’un petit côté, important du reste, du réalisme. Le réalisme étant la ressemblance la plus grande possible avec la vie entraîne un certain mélange du tragique et du comique puisque ce mélange existe dans la vie réelle. Le interdum vocem comœdia tollit d’Horace n’est pas, comme il semble le croire, un simple moyen de variété ; c’est une nécessité de la grande comédie qui ne vise à rien de moins qu’à peindre l’humanité. La grande comédie ne peut pas se borner à faire rire ; elle ne peut pas n’être qu’un divertissement ; elle est obligée d’être comique et tragique si elle est sincère ; si elle jette le masque, il faut qu’elle prenne les deux.

Molière, avec une sorte de tranquillité souveraine, a parfaitement accepté cette conséquence de son principe. Il peint un Don Juan bas et vulgaire quand il fait la cour à des paysannes ou quand il berne Monsieur Dimanche, et sinistre quand il raille Done Elvire et son père, et non sans grandeur quand il met sa main sans trembler dans la main du commandeur, d’où vient que selon l’aspect sous lequel on le considère, on le trouve tout petit (Musset) ou d’une grandeur épique ; et c’est qu’il va de l’un à l’autre. Alceste dira des choses très comiques et qui feront rire de lui et il est très capable en même temps de tirades qui sont celles-là même que débitait cinq ans auparavant Don Garcie de Navarre. Tartuffe, selon le moment, mettra son mouchoir sur le sein de Dorine, dira à Elmire ces très beaux vers d’élégie :

 

Et je vais être enfin, par votre seul arrêt,

Heureux, si vous voulez, malheureux, s’il vous plaît.

 

ou sortira de la maison d’Orgon avec ces vers tragiques :

 

C’est à vous d’en sortir, vous qui parlez en maître...

 

Ce mélange du comique et du tragique qui faisait de la comédie une chose absolument nouvelle a étonné et dérouté dès le premier moment les contemporains, les uns prenant les passages tragiques comme des outrances du comique et comme ce qui devait faire le plus rire, les autres les prenant au sérieux et disant tout de suite que pour cela même ils étaient mauvais, n’étant pas du domaine de la comédie. Si Lysidas, de la Critique de l’École des femmes, écho évident de certains détracteurs de Molière, dit des fureurs d’Arnolphe : « Ne descend-il pas dans quelque chose de trop comique et de trop outré lorsqu’il explique à Agnès la violence de son amour avec ces roulements d’yeux extravagants, ces soupirs ridicules et ces larmes niaises qui font rire tout le monde » ; l’auteur inconnu du Panégyrique de l’École des femmes dit : « La pièce tient au tragique le héros y montrant presque toujours un amour qui passe jusqu’à la fureur et le porte à demander à Agnès si elle veut qu’il se tue, ce qui n’est propre que dans la tragédie à laquelle on réserve les plaintes, les pleurs et les gémissements. Ainsi au lieu que la comédie doit finir par quelque chose de gai, celle-ci finit par le désespoir d’un amant qui se retire avec un ouf par lequel il tâche d’exhaler la douleur qui l’étouffe, de manière que l’on ne sait pas si l’on doit rire ou pleurer dans une pièce où il semble que l’on veuille aussitôt exciter la pitié que le plaisir. »

Au fond, Molière ne songeait, du moins très fort, ni à l’un ni à l’autre ; il songeait à faire ressemblant ; c’est le goût essentiel du réaliste.

À ce goût de la réalité se rattache le goût des ensembles. L’homme réel et non abstrait, l’homme dans la vie tient à une foule de choses qui sont ses causes, ses appuis, ses soutiens, ses limites, ses entraves, etc. Il est dans une famille, dans un quartier, dans une société, dans un petit monde qui l’entoure et qui l’encadre. Il est l’homme d’un foyer, d’un salon, d’une coterie, d’un parti. On n’a point peint l’homme, si ce n’est à peine de profil, quand on l’a peint isolé. L’esprit révolutionnaire, a-t-on dit, considère toujours l’homme comme né à trente ans et mourant célibataire. L’école classique, trop souvent, le considère un peu de même, ce qui donnerait raison à Taine faisant dériver l’esprit révolutionnaire de l’esprit classique, théorie, du reste, que je crois fausse. Encore est-il que l’esprit classique a des tendances à considérer l’homme ainsi. On peut dire (mais il y faudrait mettre beaucoup de réserves) que La Bruyère procède ainsi. C’est ainsi que Molière ne procède quasi jamais.

On dirait qu’il ne peut pas voir un homme tout seul. Il ne le sépare pas de ses en tours, du petit monde où il vit. Toutes les grandes pièces de Molière sont la peinture de toute une maison, de toute une famille. Dans le Malade imaginaire, un père, une femme, une grande fille, une petite fille ; dans l’Avare, un père, un fils, une fille ; dans les Femmes savantes, un père, son frère, sa sœur, sa femme, ses deux filles ; dans le Misanthrope, point de faon lié, mais un salon,, une maison où l’on vient tous les jours et où il y a trois jeunes femmes et cinq jeunes gens qui vivent en commerce continu ; dans Tartuffe, trois générations, la grand’mère, le père, sa seconde femme, son beau-frère, son fils, sa fille. Don Juan est moins apparenté ; son père paraît cependant et sa femme délaissée et les frères de la femme qu’il a trahie.

Ajoutez les servantes qui ne font pas toujours, comme on sa dit, partie intégrante de la famille, et la Martine des Femmes savantes me semble être depuis peu dans la maison, mais dont la plupart, comme la Nicole du Bourgeois gentilhomme et la Toinette du Malade imaginaire, sont évidemment depuis très longtemps dans la maison. Le type en est Dorine, du Tartuffe, qui sans aucun doute est dans la maison d’Orgon depuis la Fronde, puisque ce ne doit pas être par ouï-dire qu’elle dit :

 

Nos troubles l’avaient mis sur le pied d’homme sage.

Et pour servir son prince il montra du courage.

 

Toujours, donc l’homme entouré d’une fraction d’humanité, de la fraction d’humanité avec laquelle il a des liens naturels, nécessaires et habituels. Molière ne voit pas l’homme autrement. Ce lui est, au point de vue de sa manière de travailler, à la fois une commodité et une excuse. Une commodité ; car, lorsqu’on prend un caractère au point de vue abstrait, le caractère est tracé, défini, délimité par le rôle ; il ne doit pas le dépasser ; il ne faut mettre dans « le glorieux » que ce qu’il faudra de son défaut pour le faire tomber dans la mésaventure qu’on lui prépare : le caractère et le rôle se confondent et l’un doit couvrir l’autre exactement et strictement. Mais quand on prend un caractère de cette façon large qui est celle de Molière avec des complexités, des extensions, des dépassements, où sera la limite et il en faut une dans toute œuvre d’art. La limite ce sera celle que trace autour du caractère du principal personnage le monde où il est situé. Le misanthrope ne pourra être misanthrope que de la façon dont il peut l’être dans un salon de Paris en 1866. Ce salon le situe et en même temps le borne. Voilà, trouvées, les limites nécessaires.

D’autre part ce procédé (si c’était un procédé) est une excuse pour l’auteur. Ce qu’il y a de très large encore dans la façon dont il présente son personnage et dont il le peint et qui peut n’être pas tout à fait dans le goût du temps est excusé par ceci même que l’auteur ne peint pas précisément un personnage mais une fraction de l’humanité. Alceste, Philinte, Orgon, Tartuffe montrent différents côtés de leur caractère. « C’est, répond l’auteur et l’on sent qu’il le répond, c’est que je ne peins pas précisément Tartuffe, mais la maison d’Orgon ; c’est que je ne peins pas précisément Alceste, je peins une ruelle. » Ce qui le limitait tout à l’heure et très heureusement, maintenant le met à l’aise, et ce qui lui est une excuse lui est en même temps une commodité.

Mais c’est surtout la vérité, la vérité en soi, la vérité artistique et la vérité morale.

La vérité en soi, car ce qui est vrai dans le fond même des choses, c’est que l’homme n’étant jamais isolé, ne peut pas être vu isolé ; c’est qu’il est un composé d’innéité et d’influences venues de tous ses entours, c’est que je suis moi d’abord, puis moi modifié à droit sens ou à contresens par tout ce qui m’entoure et me touche, tout ce qui m’entoure et me touche me modifiant soit en me faisant semblable à lui, soit, par heurt et réaction, en me faisant contraire à lui beaucoup plus que je ne le serais sans lui, hors de lui et loin de lui. Mettez le misanthrope dans un milieu peuple au lieu de le mettre dans un salon de haute élégance, il serait beaucoup, moins misanthrope qu’il ne l’est et très probablement il ne le serait pas du tout.

La vérité artistique : peindre un homme en soi, c’est faire un portrait et non un tableau, et sans doute le portrait est chose artistique, mais le tableau l’est bien davantage. Cela est si vrai que pour donner de la vie générale, de la vie ambiante à un portrait, on met auprès de la figure peinte des accessoires significatifs, livres pour un savant, plumes et encrier pour un écrivain, violon pour un musicien, c’est-à-dire quoi ? C’est-à-dire un minimum de ses entours, une réduction du monde où il vit. Donc même au seul point de vue artistique c’est le tableau qui est la vie et le portrait qui est la vie beaucoup moins complète. Destouches dans le Glorieux fait un portrait, La Bruyère, le plus souvent, non pas toujours, fait des portraits ; Molière, dans toutes ses grandes comédies, fait des tableaux.

La vérité morale : car lorsqu’on peint les vices on doit les peindre en leurs causes en soi et dans leurs effets, sous peine d’abord d’en donner une image très incomplète, ensuite de ne pas être instructif et moralisateur. D’où viennent les vices ou défauts, ce qu’ils sont, le mal qu’ils font autour d’eux, voilà tout le programme. Pour le remplir il vous faut peindre le vicieux dans le monde qu’il habite et particulièrement dans sa famille. C’est ce que fait presque toujours Molière. Montrer une famille désorganisée et disloquée par le défaut, par la passion maîtresse du personnage principal, voilà à quoi il s’applique presque toujours et montrer ainsi les causes du défaut, le défaut en soi, les effets funestes du défaut.

J’avoue que les causes et origines du défaut il les montre rarement. Je ne sais pas comment a été élevée Célimène, comment Philaminte, comment Tartuffe, comment Argan, et certes il me serait très agréable et très précieux de le savoir. Mais je sais les causes, les causes secondes au moins, du défaut d’Orgon : il a été élevé par une mère d’ancien régime ; bornée, têtue et proverbiale ; il a été maintenu longtemps par elle dans des sentiments excellents, mais qui étaient présentés sous une forme très défectueuse ; je connais les origines d’Orgon et de sa passion maîtresse. Pour tous les autres je ne puis que supposer ou soupçonner, ce qui n’est très difficile du reste, mais je souhaiterais être plus guidé, leur étiologie.

Pour ce qui est des effets du vice, Molière les a soigneusement et admirablement montrés. Une famille désorganisée par la passion de ne pas vouloir mourir, c’est le Malade imaginaire. Parce qu’Argan est ce qu’il est, il est ridicule d’abord, mais parce qu’il est ce qu’il est, il a donné à ses deux filles pour marâtre une fausse infirmière qui les dépouille et qui, ou peu s’en faut, les envoie au couvent tout à fait contre leur gré, et parce qu’il est ce qu’il est, il allait marier sa fille à un médecin idiot et Dieu sait, mais vous aussi, ce qui s’en serait suivi très probablement.

Une famille désorganisée par le vice de son chef, c’est le Bourgeois gentilhomme ; car Monsieur Jourdain, parce qu’il est ce qu’il est, se brouille avec sa très bonne femme pour courir après des marquises et il va marier sa fille avec le fils du Grand Turc, lisez, déduction faite de la bouffonnerie, avec le premier imbécile ou escroc qui se dira marquis.

Une famille désorganisée par l’avarice, c’est l’Avare. Parce qu’Harpagon est avare son fils est voleur et sa fille est au moins très mal élevée et quelque peu aventureuse.

Une famille désorganisée par la manie religieuse de son chef, c’est Tartuffe. Parce qu’Orgon est aux mains des exploiteurs de religion, c’est la ruine matérielle qui est sur le point de fondre sur toute la famille d’Orgon, et c’est la fille d’Orgon qui n’a que le choix entre un couvent et un coquin, sans compter qu’elle songe assez sérieusement au suicide.

Une famille désorganisée par la spiritualité, c’est les Femmes savantes. Parce que le chef de la famille, qui, ici, est une femme, est féru de la passion du bel esprit et de la science, tout va de travers dans la maison, on y a des serviteurs et l’on n’y est pas servi, et l’une des jeunes filles est un peu verte en propos et l’autre est une pimbêche assez méchante.

Molière est le comique social par excellence ; il est l’inventeur même, en France, de la comédie sociale.

Il faut observer ceci qu’il n’est pas venu tout de suite à cette manière d’entendre la comédie. Un personnage central au milieu d’une famille, cela n’est qu’esquissé très vaguement en 1665 (Don Juan). Un personnage central au milieu non d’une famille mais d’un salon, d’une compagnie, cela apparaît en 1666 (le Misanthrope), et un personnage central dont le vice désorganise toute une famille, cela n’apparaît qu’en 1667 avec Tartuffe ; mais à partir de cette époque toutes les comédies de Molière qui ne sont pas de simples farces ou divertissements sont construites sur ce modèle, toutes jusqu’à la dernière.

Tel est, dans ses grandes lignes générales, le réalisme de Molière.

Ce réalisme sera-t-il l’exactitude photographique ? Nullement. Le procédé instructif de tous les grands artistes est toujours d’altérer l’exactitude pour entrer plus avant dans la vérité. Exagérer le trait essentiel pour faire prédominer le caractère essentiel, c’est le procédé naturel, qu’il s’agisse des statues du tombeau de Médicis, des nymphes de Jean Goujon ou de la Kermesse de Rubens[11]. Molière ne procède pas autrement. Quand il fait parler ses personnages il s’arrange de telle sorte qu’en toute rencontre le fond de notre cœur dans leurs discours se montre. Or c’est faux : les « mots de nature », comme disent les dramatistes, ne sont presque jamais prononcés. Ils restent au fond du cœur. Ce qui s’oppose à ce qu’ils sortent, c’est une réflexion rapide du respect humain ; c’est, si vous voulez, une intervention rapide de l’hypocrisie ; c’est, si vous préférez, une intervention rapide de la politesse, de la civilisation. L’auteur qui fait prononcer le mot de nature supprime le respect humain, supprime l’hypocrisie, supprime la politesse et la civilisation. Donc il est faux.

Il n’est pas tout à fait feux parce que même dans la réalité le mot de nature est quelquefois prononcé, jaillit quelquefois. Devant la Jungfrau j’ai entendu un excellent homme, entre sa femme et sa fille, s’écrier : « Oh ! quel bonheur ce serait de voir cela avec un ami ! » Voilà un mot de nature. Un artiste, aussi ingénu du reste, aurait dit : « Oh ! quel bonheur ce serait de voir cela tout seul ! » Le mot de nature échappe quelquefois ; ce qui est faux, c’est qu’il échappe toujours, C’est ce qu’il fait dans Molière : « Pour moi, un de mes étonnements est que vous ayez une fille si spirituelle que moi. »

– « Va, va, Pierrot, quand je serai Madame je te ferai gagner quelque chose et tu apporteras du beurre et du fromage chez nous. » – « Mais ce n’est pas pour elle, c’est pour moi que je lui donne ce médecin. » – « Laquais ! Hola ! mes deux laquais ! – Que voulez-vous, Monsieur ? – Rien ! c’est pour voir si vous m’entendez bien. » – « De toutes amitiés il détache mon âme, et je verrais mourir mère, enfants, frère, femme, que je m’en soucierais autant que de cela. » – « Laurent, serrer ma haire avec ma discipline. » – « Le pauvre homme ! » – « Sans dot ! ». Tous ces gens-là exagèrent comme à dessein. Ils sont plus bêtes, ou plus égoïstes, ou plus vains que nature. Ils ne sont pas exacts.

Non, ils ne sont ; pas exacts, mais ils sont vrais de la vérité profonde ; car tous ces mots-là que peut-être ils n’auront jamais en la bouche ils les ont très bien au fond de l’âme et ils sont leur âme même ; et ces gens sont vrais de la vérité artistique. L’art consistant à être plus vrai que le réel en cherchant dans le réel même le caractère saillant que le réel indique fragmentairement et ici plus et là moins, et il arrive ainsi à faire ce que, selon Plaute, fait le poète. Plaute dit : « Le poète prend en mains ses tablettes et il cherche ce qui n’existe nulle part dans la nature et il le trouve ». L’art cherche ce qui n’existe nulle part dans la nature et il le trouve, non point parce qu’il le crée, mais parce que sous l’encombrement des menus détails mêlés aux choses considérables il démêle les choses considérables et les isole et les met en relief. L’art est élimination des particularités insignifiantes du modèle et exagération des parties significatives.

Mais quelles sont les parties significatives et quelles sont les parties insignifiantes ? C’est là-dessus qu’il, s’agit de ne se point tromper. Les parties insignifiantes sont celles qui sont accidentelles, particulières à tel individu, fortuites et sans lesquelles il ne cesserait pas d’être lui-même. J’applique à un individu ce qu’Aristote disait d’une œuvre : « J’appelle partie épisodique ce qui, retranché l’œuvre, ne cesserait pas d’être ». Les parties insignifiantes d’un individu, ce sont les parties épisodiques de cet individu. Un homme bien fait a eu un doigt tordu dans un accident, cela est épisodique et l’artiste n’a pas à en tenir compte. Un bossu a des doigts de bossu et ce serait une erreur énorme que de ne pas tenir compte de ce détail et au contraire ‘il faut plutôt exagérer un peu l’aspect tourmenté de sa main.

Il y a donc deux procédés en sens inverse, l’un d’élimination, l’autre d’exagération. On comprend assez que le premier est le plus commode et le second le plus périlleux, encore que du reste ils soient périlleux tous les deux. Selon qu’on glisse dans l’une à l’exclusion de l’autre on est toujours dans l’idéalisation, mais d’une façon bien différente. Si l’on procède par élimination seulement, on tombe dans l’art académique. Il consiste à éliminer presque tout et à n’exagérer rien ; à éliminer non seulement tout ce qui est épisodique, mais tout ce qui n’est pas universel, et il reste quelque chose qui ressemble en effet à tout (un avare qui ressemblera à tous les avares) mais qui ne sera pas vivant, la vie étant toujours individuelle. On arrive à cet excès soit naturellement si l’on est né pour y arriver, soit par l’habitude d’imiter limitation. La première imitation a déjà éliminé quelque chose ; l’imitation de l’imitation élimine encore. Si vous procédez devant une imitation comme cette imitation a procédé devant la nature, vous arrives à ne plus donner que les traits les plus généraux. Tels, seront ceux qui feront de la peinture en imitant les statues ou les bas-reliefs, etc.

Mais, d’autre part, si nous glissons du côté de l’exagération, le péril est d’abord de trop exagérer, et ceci est affaire de mesure et dé goût et il n’y a même pas d’indication à donner ; le péril est aussi de se tromper sur le caractère saillant, sur le caractère important. Vous voyez un lion et ce qui vous frappe, comme caractère important, c’est la mâchoire ; vous ne vous trompez pas ; un lion c’est une mâchoire, sur quatre pattes : et vous pouvez exagérer la puissance de la mâchoire ; mais si, voyant on lion, ce qui vous frappe c’est sa crinière, vous ferez un de ces fauves que les peintres appellent des descentes de lit.

Il ne faut donc pas se tromper sur le vrai caractère important. Mais encore quel est le moyen de ne pas se tromper sur le caractère important ? C’est sans doute d’avoir l’œil bien fait et pour l’avoir tel il n’y a aucune discipline ; mais c’est aussi, ayant l’œil bien fait, de regarder beaucoup. À regarder beaucoup, à voir beaucoup il s’établit une lutte pour la vie entre les images et c’est la plus répétée qui reste par la force de ses accumulations successives. Et si vous exagérez après cette étude, c’est que le caractère saillant s’est imposé à vous, et si le caractère saillant s’est imposé à vous, c’est que vous avez beaucoup regardé la nature, et donc votre exagération n’est pas une idéalisation proprement dite, c’est plutôt un naturel qui est ultra-naturel.

Une partie de l’art de Molière est là. Il a vu beaucoup d’hommes de lettres et il s’est aperçu que le caractère important de l’homme de lettres c’est la vanité. Détail secondaire l’envie, qui du reste procède de la vanité, détail secondaire l’ambition, l’arrivisme, le désir de faire un riche mariage, « l’âme mercenaire », détail secondaire le pédantisme ; donc ou éliminer ou réduire à une mesure restreinte tous ces détails, mettre en pleine lumière la vanité, l’intrépidité de bonne opinion de soi-même et l’exagérer et y ramener toujours le personnage.

Il a vu beaucoup de médecins, il s’est aperçu que le caractère saillant du médecin, c’est le charlatanisme, c’est-à-dire l’art, instinctif ou médité d’exploiter l’admiration qu’ont les hommes pour les langages qu’ils ne comprennent pas ; de là leur latin, leurs termes techniques, leur phraséologie spéciale, leurs longs raisonnements hérissés se recourbant en replis tortueux ; tous les autres détails sont secondaires ; ramener toujours le caractère du médecin au parlage scientifique et à la verbosité savante.

Il s’est aperçu que les libertins sans doute sont des sensuels, sans doute sont des hommes qui veulent mettre dans chacun de leurs jours autant de sensations vives qu’il est possible ou presque impossible, sans doute sont des vaniteux qui veulent parler de leurs bonnes fortunes et il a très probablement entendu ce mot que j’ai saisi au vol moi-même : « À quoi vous sert-il d’avoir des femmes, puisque vous n’en parlez jamais » ; sans doute (quelquefois) sont des hommes très bons qui ne savent pas dire : non, à une personne qui dit : oui, devant qu’on la sollicite ; il s’est aperçu que les libertins sont tout cela ; mais il s’est dit que ce qui le plus fréquemment est le fond, que ce qui le plus fréquemment est le caractère saillant, c’est le satanisme plus ou moins prononcé, c’est le désir du mal pour le mal, c’est le goût de faire le mal parce que le mal est amusant, à preuve que si le libertin n’avait pas ce sentiment-là, il resterait sur sa première conquête de peur de faire souffrir la femme conquise et ne serait pas Don Juan du tout, tandis que c’est parce qu’il jouit du mal qu’il a fait et jouit d’avance, en recommençant, du mal qu’il va faire qu’il court d’entreprise en entreprise, par où il est l’homme aux mille et trois ; et c’est sur cette vue profonde, encore que peut-être incomplète, qu’il a écrit son Don Juan.

Il s’est avisé que le « sauvage » est beaucoup moins un timide qu’un orgueilleux. De là son Alceste : il a fait tourner tout son misanthrope autour du mot : « Je yeux qu’on me distingue » et ça été son premier mot et c’est toute sa conduite quand on le voit ne se vouloir plier à aucun des usages du monde ce qui serait se confondre avec le commun troupeau et c’est son dernier mot, transformé, si vous voulez, en celui-ci : « Je veux qu’on me préfère », quand il refuse Célimène parce qu’elle ne le préfère pas au monde entier et aussi quand il refuse Éliante qui ne le préfère pas nettement et incomparablement à Philinte.

Il s’est aperçu que le caractère saillant de la classe intermédiaire était de ne vouloir pas être classe intermédiaire et de prétendre être classe supérieure, ce qui explique par avance tout le XVIIIe siècle et toute la Révolution française, et autour de cette idée et exagérant cette idée et négligeant tout le reste il a fait le Bourgeois gentilhomme.

Il s’est aperçu que le fond de la plupart des dévots est la terreur des peines éternelles et il a ramené à cela tout son dévot, qui, quoique bourgeois, sacrifie non seulement tous ses sentiments de famille, mais tous ses biens temporels à l’espoir, à l’assurance que son salut est à ce prix et que par ce sacrifice il se sauve.

Il s’est aperçu que l’avare est avant ; tout un peureux, un homme qui a l’effroi de mourir de faim, donc une sorte de malade, et négligeant les autres traits (volonté de puissance aspirant à l’emporter sur les autres hommes par la force de l’or accumulé ; volonté d’empire sur soi-même et dans l’avarice il y a un stoïcisme dénaturé, manie de collectionneur qui collectionne les millions comme d’autres les coquillages et qui prend plaisir à voir s’allonger sa galerie, etc.), négligeant tous ces traits il a ramené son avare à n’être qu’un prodigieux trembleur qui, à chaque perte ou à chaque manque à gagner, sent fuir loin de lui une partie de sa substance, de son cœur, de ses entrailles...

Et lui qui savait si bien que la vanité, surtout chez les Français, est le fond de l’homme et qui a tant exploité la vanité comme matière de ses satires, il a montré ce magnifique trio d’hommes chez qui la peur a tué la vanité, l’amour-propre, la crainte du ridicule, ce merveilleux trio de peureux, le peureux en face de la mort, Malade imaginaire, le peureux en face de l’enfer, Orgon, le peureux en face de l’indigence, Harpagon.

C’est par amour de ce naturel qu’il a à peu près banni de ses pièces cette galanterie qui dépare à nos yeux tant de pièces même très belles du théâtre antérieur à lui, cette galanterie, c’est-à-dire ce langage conventionnel de l’amour, cette phraséologie de l’amour, cette imagination toute faite et traditionnelle à l’usage des amoureux. Il en a encore et son Dépit amoureux et cet autre dépit amoureux qui forme une grande partie de l’acte II du Tartuffe sont des restes de l’ancienne manière et se sentent du théâtre comique et même du théâtre tragique de Corneille ; mais le plus souvent les amoureux de Molière tiennent un langage très simple, très naïf, très spontané et qui est tout à fait, je suppose, celui que tenaient en ce temps-là les amoureux dans la vie réelle, puisqu’il est celui qu’ils ont de nos jours dans la réalité. Henriette cause du mariage avec son amoureux en personne tranquille, sensée, pratique et du reste noble et désintéressée :

 

Je sais le peu de bien que vous avez, Clitandre...

 

elle s’en est informée, soyez tranquille.

 

Et je vous ai toujours souhaité pour époux,

Lorsqu’en satisfaisant à mes vœux les plus doux,

J’ai vu que mon hymen ajustait vos affaires ;

Mais lorsque nous avons les destins si contraires,

Je vous chéris assez dans cette extrémité,

Pour ne vous charger point de notre adversité.

 

Et comme Clitandre proteste avec fermeté, mais du reste sans l’ombre de déclamation ; elle le réfute en femme d’expérience :

 

L’amour, dans son transport, parle toujours ainsi.

Des retours importuns évitons le souci :

Rien n’use tant l’ardeur de ce nœud qui nous lie,

Que les fâcheux besoins des choses de la vie ;

Et l’on en vient souvent à s’accuser tous deux

De tous les noirs chagrins qui suivent de tels feux.

 

Arsinoé elle-même, en dehors de son rôle de prude et quand elle parle non à Célimène mais à Alceste qu’elle aime, a un langage uni et franc qui ne sent aucunement le romanesque. Elle parle à Alceste de son mérite, qui est réel, d’un emploi à la cour, dont il est en passe, des machines que l’on pourrait faire jouer pour qu’il l’obtînt, des gens d’un grand poids chez qui il est en grande estime. C’est une bourgeoise de Paris, peut-être une fille de petite noblesse, qui exprime son amour par tout ce qu’il lui inspire de pratique, sans aucune déclaration romanesque, ni aucune subtilité psychologique à la Marivaux, et qui montre simplement à celui qu’elle aime combien elle serait dévouée à l’ambition qu’elle lui suppose et avec quels soins et quelles adresses elle prendrait tous ses intérêts.

La romanesque done Elvire elle-même est extrêmement naturelle dans ses propos et la suite de ses discours est une simple peinture naïve de son âme. Elle dit d’abord et très uniment par quels sentiments elle a passé quand elle a été abandonnée : « J’admire ma simplicité et la faiblesse de mon cœur à douter d’une trahison que tant d’apparences me confirmaient. J’ai été assez bonne, je le confesse, ou plutôt assez sotte pour me vouloir tromper moi-même et travailler à démentir mes yeux et mon jugement. J’ai cherché des raisons pour excuser à ma tendresse le relâchement d’amitié qu’elle voyait en vous, et je me suis forgé exprès cent sujets légitimes d’un départ si précipité, pour vous justifier du crime dont ma raison vous accusait. Mes justes soupçons, chaque jour avaient beau me parler : j’en rejetais la voix, qui vous rendait criminel à mes yeux et j’écoutais avec plaisir mille chimères ridicules qui vous peignaient innocent à mon cœur ; mais enfin cet abord ne me permet plus de douter... »

Ensuite, devant les réticences et subterfuges impertinents de Don Juan, elle lui fait des observations amèrement ironiques mais encore qui ne sont presque qu’à demi ironiques et où ne laisse pas de percer le désir qu’elle aurait encore, que Don Juan, même en mentant, lui dît des paroles douces et la leurrât au moins en langage d’amoureux. C’est d’une nuance très vraie, très simple et c’est exquis : « Ah ! que vous savez mal vous défendre pour un homme de cour et qui doit être accoutumé à ces sortes de choses ! J’ai pitié de vous voir, la confusion que vous avez. Que ne vous armez-vous le front d’une noble effronterie ? Que ne me jurez-vous que vous êtes toujours dans les mêmes sentiments pour moi, que vous m’aimez toujours avec une ardeur sans égale, et que rien n’est capable de vous détacher de moi que la mort ? Que ne me dites-vous que des affaires de la dernière conséquence vous ont obligé à partir sans m’en donner avis ; qu’il faut que, malgré vous, vous demeuriez ici quelque temps et que je n’ai qu’à m’en retourner d’où je viens, assurée que vous suivrez mes pas le plus tôt qu’il vous sera possible ; qu’il est certain que vous brûlez de me rejoindre et qu’éloigné de moi vous souffrez ce que souffre un corps qui est séparé de son âme ? Voilà comme il faut vous défendre, et non pas être interdit comme vous êtes. »

Et enfin, devant les scrupules religieux feints par Don Juan, à la fois voyant bafouer des sentiments qu’elle respecte et se voyant froidement moquée, elle éclate en reproches directs et en menaces directes ; elle devient peuple, moins l’incorrection du langage simplement furieuse, sans aucune imprécation de théâtre ce que Molière a cru devoir foire remarquer comme nous l’allons voir, absolument naturelle : « Ah ! Scélérat ! C’est maintenant que je te connais tout entier ; et pour mon malheur, je te connais lorsqu’il n’en est plus temps et qu’une telle connaissance ne peut plus me servir qu’à me désespérer. Mais sache que l’on crime ne demeurera pas impuni et que même le Ciel dont tu te joues me saura venger de ta perfidie... Il suffit. Je n’en veux pas ouïr davantage et je m’accuse même d’en avoir trop entendu. C’est une lâcheté que de se faire expliquer trop sa honte ; et, sur de tels sujets, un noble cœur, au premier mot doit prendre son parti. N’attends pas que j’éclate ici en reproches et en injures [le parterre s’y attendait et Molière l’avertit qu’il n’y faut pas compter et qu’il rompt avec les habitudes du théâtre] ; non, non, je n’ai point un courroux à exhaler en paroles vaines, et toute sa chaleur[12] se réserve pour sa vengeance. Je te le dis encore, le Ciel te punira, perfide, de l’outrage que tu me fais ; et si le Ciel n’a rien que tu puisses appréhender, appréhende au moins la colère d’une femme offensée. »

Voilà le langage naturel remplaçant dans la bouche des amoureux le langage de la galanterie ou le langage tragique et pompeux. On pourrait appliquer au langage de l’amour dans Molière ce qu’il a dit de certaines faveurs amoureuses et dire que ses mots d’amour ou de colère amoureuse sont

 

Semblables à ces eaux si pures et si belles

Qui coulent sans effort des sources naturelles.

 

Une grande différence encore entre le théâtre de Molière et le théâtre comique antérieur à loi, c’est l’imitation des anciens. La Fontaine, dans Psyché, où, qui que soit Gélaste, on accordera bien qu’il y a du moins quelques souvenirs de Molière, dit de ses trois amis : « Ils adoraient les anciens ». Molière dans la comédie a imité les anciens ce que l’on ne faisait pas depuis le XVIe siècle, ou ce que, pour mieux dire, on n’avait jamais fait, car les comédies du XVIe siècle imitées des anciens ne sont pas des imitations mais des traductions. Il a imité les anciens dans son Amphitryon, dans son Avare. Ce n’est pas que je feu félicite, d’abord parce que, en thèse générale, je suis pour qu’on étudie tout et pour que l’on n’imite rien, ensuite parce que particulièrement dans la comédie je suis de l’avis de Molière lui-même qui est que « l’affaire de la comédie est de représenter en général tous les défauts des hommes et en particulier des hommes de notre siècle ». Il faut même, dans la comédie, ne pas sortir des défauts des hommes de son siècle. Quand on imite, dans la comédie, on tombe tout de suite dans la comédie abstraite. Si l’avare est plus abstrait, moins vivant que tant d’autres personnages de Molière (je dis seulement moins), s’il sent un peu, de loin je le reconnais, la comédie, de collège, c’est qu’il est imité de Plaute. Imitant Plaute pour faire une comédie à destination du public français, l’auteur était forcé de laisser tomber tous les traits de caractère romain, de couleur romaine ; que restait-il ? L’abstraction avarice. Il pouvait sans doute remplacer les traits de caractère romain par des traits de caractère français. C’est ce qu’il a fait. Mais encore d’avoir commencé par un texte ancien cela l’a forcément éloigné un peu de l’observation directe ou des souvenirs, latents dans son esprit, dérivés de l’observation directe. C’est pourquoi Harpagon est moins vivant que Tartuffe, Orgon ou Argan.

Amphitryon est en dehors de la question ; car ce n’est pas une comédie, ce n’est pas une peinture des défauts des hommes, c’est un conte drolatique mis sur la scène. On pourra toujours, si l’on a du talent, faire un bon divertissement dramatique avec Psyché ou avec la Matrone d’Éphèse. Tout ce qui s’adresse à l’imagination peut être sans grand danger imité, des anciens ou des étrangers, quoique encore il vaille mieux avoir une imagination qui se mette en branle toute seule, tout ce qui s’adresse à la sensibilité doit être spontané ; plus encore ce qui s’adresse à l’intelligence et à la connaissance que les hommes ont de leurs mœurs, tout ce qui dit au public : « Cela est-il vrai ? »

J’insiste un peu, peut-être à tort ; mais cet exemple qu’ont donné nos auteurs de 1660, rarement d’ailleurs (l’Avare, Amphitryon, les Plaideurs), a été pour quelque chose dans tous les Ménechmes et dans tous les muets dont les auteurs du XVIIIe siècle ont régalé leur temps et qui ne sont pas les perles de notre théâtre comique. En littérature comique, l’imitation de l’antiquité est un contresens.

Le théâtre de Molière se distingue encore du théâtre qui l’a précédé par la suppression de l’intrigue compliquée et même, à proprement parler, par la suppression de l’intrigue « vraie, logique, amusante », c’est ainsi que Dumas fils voulait que fût la comédie. « Logique », c’est la part de l’intrigue, c’est-à-dire de la succession des faits allant vers un dénouement qui procède d’eux et qui les arrête. Il faut que cette succession soit logique et quand elle est ingénieusement logique la pièce est une pièce bien faite. Molière s’est peu inquiété de cette logique-là. Il a été vrai et amusant et il a été logique dans la composition de ses caractères et dans leur devenir à travers une situation, mais rien de plus. Il est vrai qu’Alceste soit amoureux d’une mondaine, de par cette loi des contraires qui régit, quoi qu’en dise Schérer, l’amour, et il est logique qu’amoureux d’une mondaine et ayant son caractère, il devienne ridicule malheureux et finalement délaissé et isolé. Il est vrai qu’Arnolphe soit un vieux garçon, seigneur et gardien tout ensemble d’un sérail bourgeois, et il est logique qu’Agnès le trompe avec le cynisme qui ressortit à sa stupidité et il est logique que Monsieur de la Souche soit très malheureux à la fin de la pièce. Il est vrai que Philaminte ait séduit par son esprit et sa distinction un bon bourgeois borné et il est logique que dans la maison qu’ils ont fondée tout aille de travers et les enfants soient assez mal élevés, et que Philaminte finalement soit stupéfaite des sottises que son amour du bel esprit lui a fait faire. Il est vrai qu’Orgon, au commencement du déclin de l’âge, s’éprenne d’un exploiteur de dévots, et il est logique qu’il soit mené par ce personnage aussi loin que vous savez qu’il est poussé. Il est vrai qu’il y a des avares et il est logique que, dans leur maison, tout aille, c’en dessus dessous et que leurs enfants soient prodigues et surtout soient plus ou moins dénaturés. Molière est vrai et Molière est logique dans le devenir de ses personnages au milieu d’une situation donnée.

Mais là s’arrête sa logique, et de logique dans la disposition de l’intrigue il en a très peu cure. Ses dénouements sont quelquefois rationnels, le plus souvent tout à fait accidentels. Ses dénouements rationnels ont ceci de particulier qu’ils sont des absences de dénouements. Le dénouement de George Dandin est très rationnel ; mais cela tient à ce que dans George Dandin il n’y a pas de dénouement : George Dandin constate qu’il n’aura jamais raison de sa carogne de femme et il a envie de se jeter à Peau et les choses vont continuer ; il n’y a pas de dénouement. Le dénouement du Misanthrope est très juste ; mais cela tient à ce qu’il n’y a pas de dénouement dans le Misanthrope. Alceste va se retirer à la campagne où il trouvera autant d’objets à émouvoir sa bile que dans Paris ; Célimène, et elle le sait bien, puisqu’elle ne veut pas « renoncer au monde », ne sera délaissée que quelque temps et verra son salon se remplir de nouveau et les choses continueront comme devant.

Les dénouements de Molière qui ne sont pas rationnels, et ce sont les plus nombreux, ne doivent pas, cependant, être traités d’absurdes ni de ridicules ; ils sont simplement accidentels et l’accident est dans la vie tout autant que la logique, si tant est qu’il ne faille pas dire qu’il y est encore plus. Il n’est pas en dehors de la vérité de tous les jours qu’un escroc rencontre à un moment donné la justice qui l’arrête surtout quand, par une dernière escroquerie, il a attiré les yeux sur lui. Il n’est pas en dehors de la vérité de tous les jours que l’on croie un procès perdu et que le moment d’après on le sache gagné. Il n’est pas, à la vérité, dans la vérité de tous les jours qu’un scélérat soit entraîné dans les enfers par la statue d’un commandeur ; mais c’est dans la vérité d’un siècle qui est encore un siècle de foi.

Quant aux dénouements par anciens enlèvements en mer, forbans, pirates et captivités en Alger, je reconnais qu’ils sont accidents ultra-accidentels et que, ceux-ci, ils ne ressortissent à aucune vérité ; mais songez que le public de ce temps a été habitué à ces histoires par les romans de cette époque qui sont tout pleins d’aventures de ce genre et que ces dénouements n’ont pas étonner le moins du monde le public de 1660. Remarquez que, du reste, ces accidents arrivaient à cette époque, et qu’un jeune poète pris par les corsaires d’Alger, tenu en captivité pendant deux ans, y tombant amoureux d’une jeune et intéressante captive dont le mari est cru mort, se faisant racheter lui et elle, voulant l’épouser, en étant empêché parce que le mari est vivant, est une histoire parfaitement authentique.

Ces dénouements irrationnels de Molière, ces dénouements accidentels de Molière, pour les rendre logiques il eût suffi de les préparer. « L’art du théâtre, c’est l’art des préparations », disait Dumas fils, qui, quand il parlait de son art, se plaçait toujours au point de vue de la logique. Si Molière avait préparé ses dénouements les plus accidentels ils auraient paru rationnels très honnêtement. Dans Tartuffe il lui aurait suffi de faire dire par Cléante, au premier acte, que, du reste, il courait de très fâcheux bruits sur Tartuffe et qu’on le disait recherché par la police pour certains méfaits anciens. Dans les Femmes savantes il aurait suffi qu’Ariste se fût annoncé comme capable de démasquer Trissotin de la façon du reste la plus facile du monde. Dans toutes les pièces à pirates il aurait suffi de prévenir le public qu’il régnait ; un certain mystère sur les premières années de la jeune fille à marier et sur ses origines. Un dénouement postiche n’est presque toujours qu’un dénouement accidentel non préparé et un dénouement rationnel n’est presque toujours qu’un dénouement accidentel préparé avec soin et avec mesure. Molière a tout simplement dédaigné l’art des préparations comme trop facile pour qu’il fût soigneux de s’en occuper.

Remarquez qu’il n’a donné à ses dénouements accidentels que juste l’importance, et la portée qu’ils pouvaient avoir. Un accident peut nous tirer de la mésaventure où notre sottise vice ou défaut, nous a jeté, il ne nous corrige pas de notre sottise, défaut ou vice. Il dénoue l’intrigue, du côté du caractère il ne dénoue rien ; il dénoue l’implication des faits ; il ne dénoue pas le nœud de notre tempérament. Or c’est juste ce que font les dénouements de Molière. Ils mettent, le point final à un des incidents de l’histoire d’un homme qui, de par sa passion maîtresse, a connu des incidents analogues et est destiné à en connaître d’autres tout semblables. Rien de plus. Jamais un dénouement de Molière ne change le caractère du personnage principal, ni du reste d’aucun personnage. Le malade imaginaire, le bourgeois gentilhomme, Tartuffe, Alceste, Célimène, Philinte, Don Juan, Arnolphe sont exactement les mêmes à la fin de la pièce qu’ils étaient au commencement. Jamais un dénouement de Molière ne change le caractère d’aucun personnage.

S’il semble le changer, prenez garde ; vous vous faites peut-être illusion. De l’Euclion, de Plaute[13], Strobile dit : « Spectateurs, l’avare Euclion a changé son caractère ; naturam avarus Euclio mutavi », et il semble en effet qu’il en ait changé et c’est une des raisons pour lesquelles la plupart des critiques prétendent qu’Euclion n’est qu’un avare de circonstance. Moi, dont l’opinion est qu’Euclion est un avare de tempérament et qui ne peux pas relire la pièce sans en être plus convaincu, j’estime que ce n’est pas son caractère qui est accidentel mais le dénouement qui l’est, et qu’Euclion, un instant distrait de son avarice par un incident heureux, redeviendra avare après-demain. Il y a de même dans Molière de ces dénouements provisoires ou de ces attitudes finales des personnages qui sont des attitudes provisoires et qui ne doivent pas tromper. Philaminte est déçue à la fin des Femmes savantes et paraît désabusée de la spiritualité si l’on prend comme ironiques les dernières paroles qu’elle adresse à Armande, mais est-il vrai qu’elles soient ironiques ? C’est une question sur laquelle je crois bien qu’on discutera toujours. En tout cas Philaminte ne fait aucune déclaration générale qui permette de croire qu’elle ait changé, qu’elle ait été corrigée. Elle ne dit aucunement : « Je renonce à la spiritualité »ou à Chrysale : « C’est vous, mon ami, qui aviez raison ». Il me semble bien qu’elle n’est désabusée que de Trissotin et que la semaine prochaine elle se mettra sons la direction de Vadius.

Pour Orgon, c’est un peu différent, mais seulement un peu. Lui, à la vérité, comme l’Euclion de Plaute change d’attitude et à cause de cela semble changer de caractère. Non seulement, il est désabusé de Tartuffe comme Philaminte de Trissotin ; mais, de plus, il généralise, ce qu’elle ne fait pas. Il dit :

 

C’en est fait, je renonce à tous les gens de bien,

 

c’est-à-dire : je renonce à tous les dévots.

 

J’en aurai désormais une horreur effroyable

Et m’en vais devenir pour eux pire qu’un diable.

 

Mais, le croyez-vous ?

– Pourquoi non ?

– Peut-être il ne faut pas le croire parce que Molière lui laisse fout le reste de son caractère. Il lui laisse son irritabilité et plus forte que jamais et qui s’exerce sur sa mère, sur Dorine, sur tout le monde ; il lui laisse son étourderie, sa niaiserie. Il lui fait dire à propos du compliment initiai de Monsieur Loyal :

 

Ce doux début s’accorde avec mon jugement

Et présage déjà quelque accommodement.

 

ce qui suppose que pour un rien il entrerait en composition avec Tartuffe et ne lui tiendrait pas rigueur de ses scélératesses. En un mot, Molière lui laisse tout son caractère moins l’esprit de direction, d’où l’on peut conclure que son caractère tout entier, y compris l’esprit de dévotion qui en est le fond, lui reviendra graduellement. Le vraisemblable c’est qu’Orgon pendant quelque temps, peut-être assez long, passera au camp des libertins, dira du mal des gens d’église, sera ce que nous appelons anticlérical et le sera d’une façon violente, répétera mille fois : « Vous ne les connaissez pas, je les connais », deviendra un Homais ; mais que plus tard, inquiété par les paroles mêmes qu’il aura prononcées contre les gens d’église, s’apercevant avec effroi que ces propos sentent le libertinage, craignant de s’attirer quelque méchante affaire, il se rapprochera peu à peu de l’église, disant, surtout s’il se sent un peu malade, qu’il a toujours eu et depuis son enfance des sentiments religieux et qu’il veut vieillir et mourir dans la religion de sa mère. Puisse-t-il à ce moment-là rencontrer un « homme de bien » qui soit, homme de bien et ne pas se coiffer d’un nouveau Tartuffe ; mais il aura certainement besoin du commerce, de l’assistance des « gens de bien ».

Je me crois autorisé à dire que les dénouements de Molière ont pu changer l’attitude, mais n’ont jamais changé le caractère de ses personnages.

Dès lors ils peuvent être accidentels. Ils ne dénouent que l’incident, ils ne dénouent que l’intrigue et l’intrigue n’est presque rien. Ils sont des dénouements circonstanciels et des dénouements provisoires, des dénouements pro tempore.

Mais aussi il faut, pour que ces dénouements suffisent, que l’intrigue soit très légère. Elle l’est. L’intrigue est en raison, du dénouement et le dénouement est en raison de l’intrigué. Sur le fond très puissant de la peinture de passions fortes qui doivent rester et qui resteront, Molière fait jouer une intrigue très légère, à peine marquée, juste suffisante pour qu’il y ait pièce, intrigue qui sera dénouée par un dénouement accidentel pour que la pièce soit finie. Il sait trop son art pour faire une intrigue compliquée qui détournerait l’attention du spectateur de la peinture des mœurs ; et il est assez sûr de son art comme peintre de mœurs pour savoir que son public, à son théâtre, ne se souciera pas plus de pièce bien, faite qu’il ne s’en soucie lui-même.

L’intrigue savante est la ressource, fort estimable encore, de reste, de ceux qui ne peuvent pas retenir un public par l’expression puissante des passions humaines. Aux premières années de ce théâtre libre qui, à beaucoup d’égards, imitait Molière, quoique un peu gauchement, deux auteurs dramatiques, vieux routiers de théâtre, discutaient sur tes nouvelles tendances : « Des pièces sans intrigue, disait l’un, c’est la vérité même, c’est l’idéal même...

– Tais-toi donc, disait l’autre, cela nous forcerait à avoir du talent. »

 

 

LE STYLE ET LA VERSIFICATION DE MOLIÈRE

 

Ç’a été au siècle dernier une grande discussion. Les uns – quand je dis les uns je le multiplie car je croyais bien qu’il n’y avait que le seul Edmond Schérer – comme Fénelon et La Bruyère au XVIIe, assuraient que Molière écrivait mal. Les autres, Ferdinand Brunetière en tête, soutenaient qu’il était excellent écrivain. C’était tellement au XIXe siècle une excentricité que de considérer Molière comme un écrivain qui n’est pas sans défaut qu’Edmond Schérer intitulait son article sur cette question : Une hérésie littéraire. Quoi qu’il en soit il lui reprochait, en tant qu’écrivain, les défauts suivants : métaphores incohérentes. Exemples :

 

Pourvu que votre cœur veuille donner les mains

Au dessein que j’ai fait de fuir tous les humains

...

Le poids de sa grimace, où brille l’artifice,

Renverse le bon droit et tourne la justice.

 

Chevilles. « De quoi que l’on vous somme » – « voulant qu’on vous seconde », mots absolument inutiles qui ne sont que pour remplir les vers et pour la rime. Chevilles un peu plus dissimulées qui consistent dans la répétition pure et simple de ce qui vient d’être dit et quelquefois en le disant plus mal.

 

Il est bien des endroits où la pleine franchise

Deviendrait ridicule et serait peu permise.

...

Serait-il à propos et de la bienséance

De dire à mille gens tout ce que d’eux on pense ?

...

J’entre en une humeur noire, en un chagrin profond.

...

 

Le galimatias (comme a dit Fénelon), c’est-à-dire l’entassement des métaphores sinon incohérentes du moins embrouillées et emmêlées les unes dans les autres (l’exemple choisi par Schérer n’est pas très bon à prouver ce qu’il avance, mais on en pourrait trouver vingt autres).

L’amphigouri, c’est-à-dire le propos énigmatique ou, au moins, laissant en doute et en hésitation sur le sens :

 

Allez, j’étais trop dupe et je ne veux plus l’être,

Vous me faites un bien me faisant vous connaître ;

J’y profite d’un cœur qu’ainsi vous me rendez

Et trouve une vengeance en ce que vous perdez.

 

Des constructions surchargées, des « collections de que » :

 

Et lorsque j’ai voulu moi-même vous forcer

À refuser l’hymen qu’on venait d’annoncer,

Qu’est-ce que cette instance a dû vous faire entendre,

Que l’intérêt qu’en vous on s’avise de prendre,

Et l’ennui qu’on aurait que ce nœud qu’on résout

Vint partager de moins un cœur que l’on veut tout[14] ?

 

Un style inorganique, c’est-à-dire non enchaîné, non engrené, mais fait de propositions qui se suivent sans aucune subordination les unes aux autres et sans autre liaison que la conjonction et.

Ferdinand Brunetière, quoique n’aimant pas Molière, prit sa défense pour ce qui était de sa manière d’écrire parce que, sinon au XIXe siècle du moins au XVIIe et au XVIIIe, c’était en lui ce qui avait été le plus contesté. Il reconnut, ce qui m’étonne un peu, que les chevilles sont très nombreuses dans Molière ; mais il assura que « la comédie n’est pas le lieu du style organique » ; qu’un auteur dramatique comique doit écrire mai puisqu’il fait parler des bourgeois dont la conversation a précisément pour premier caractère de n’avoir pas de style ; que du reste Molière écrit très bien, que son style est « bourgeois », « cossu » Sainte-Beuve) et « vivant », et qu’enfin « comme étant constamment prosaïque, il est réaliste et naturaliste ».

Pour mon compte, tous les reproches de Schérer me paraissent justes, sauf dans une certaine mesure celui qui concerne le style inorganique. Il arrive à Molière d’enchaîner insuffisamment, de ne pas pétrir sa phrase autour d’une solide armature centrale ; mais il lui arrive beaucoup plus souvent de l’engrener avec une pleine et parfaite solidité. J’en citerai pour exemple précisément cette phrase : « Et lorsque j’ai voulu moi-même vous forcer », qui blesse Schérer et qui blessera aussi tous les « primaires » précisément ; parce qu’elle est organique, parce qu’elle est construite, parce que, quoique si complexe, elle est absolument claire et parce qu’enfin elle est un des modèles de la phrase du XVIIe siècle. J’en, citerai, comme exemple encore, les périodes de Cléante au premier acte de Tartuffe :

 

Eh quoi ! vous ne ferez nulle distinction

Entre l’hypocrisie et la dévotion ?

Vous les voulez traiter d’un semblable langage

Et rendre même honneur au masque qu’au visage,

Égaler l’artifice à la sincérité,

Confondre l’apparence avec la vérité,

Estimer le fantôme autant que la personne

Et la fausse monnaie à l’égal de la bonne ?

...

...

Je ne suis point, mon frère, un docteur révéré ;

Et le savoir chez moi n’est pas tout retiré.

Mais, en un mot, je sais, pour toute ma science,

Du faux avec le vrai faire la différence.

Et comme je ne vois nul genre de héros

Qui soient plus à priser que les parfaits dévots,

Aucune chose au monde et plus noble et plus belle

Que la sainte ferveur d’un véritable zèle,

Aussi ne vois-je rien qui soit plus odieux

Que le dehors plâtré d’un zèle spécieux,

Que ces francs charlatans, que ces dévots de place,

De qui la sacrilège et trompeuse grimace

Abuse impunément et se joue à leur gré

De ce qu’ont les mortels de plus saint et sacré,

Ces gens qui, par une âme à l’intérêt soumise,

Font de dévotion métier et marchandise

Et veulent acheter crédit et dignités

À prix de faux clins d’yeux et d’élans affectés,

Ces gens, dis-je, qu’on voit d’une ardeur non commune[15]

Par le chemin du ciel courir à leur fortune,

Qui, brûlants et priants, demandent chaque jour,

Et prêchent la retraite au milieu de la cour,

Qui savent ajuster leur zèle avec leurs vices,

Sont prompts, vindicatifs, sans foi, pleins d’artifices,

Et pour perdre quelqu’un couvrent insolemment

De l’intérêt du ciel leur fier ressentiment,

D’autant plus dangereux dans leur âpre colère,

Qu’ils prennent contre nous des armes qu’on révère,

Et que leur passion, dont on leur sait bon gré,

Veut nous assassiner avec un fer sacré.

 

Songez encore à la profession de foi de Don Juan (I, II) ; au couplet de Jupiter dans Amphitryon qui commence par : « Je ne vois rien en vous dont mon feu ne s’augmente » et qui se termine par « ne fût point ce qui me les donne » et que je cite plus loin pour un autre objet. Je ne vois guère dans toute la littérature française de périodes plus construites, plus engrenées, plus organiques et en même temps elles sont en mouvement. Statiques et dynamiques, dirait Auguste Comte ; mais je ne l’ai pas dit.

Il faut se souvenir aussi de certains procédés de dialogue qui consistent à opposer les répliques les unes aux autres, symétriquement, comme les répliques vers contre vers de Corneille ou des anciens :

 

« Comment, pendard, c’est toi qui t’abandonnes à ces coupables extrémités ?

– Comment, mon père, c’est vous qui vous portez à ces honteuses actions ?

– C’est toi qui te veux ruiner par des emprunts si condamnables ?

–  C’est vous qui cherchez à vous enrichir par des usures si criminelles ? »

 

etc. Et ceci n’est pas « organique », car il est artificiel ; mais, il est construit, concerté pour l’effet rythmique point du tout abandonné, aussi savamment, agencé dans son genre qu’une phrasé de Bossuet ou de Rousseau. Voilà ce que j’aurais à faire observer à Edmond Schérer. Pour ce qui est des chevilles, des impropriétés, des mots- à sens vagues, des amphigouris et des galimatias, je ne puis qu’avoir le regret de lui donner raison.

Pour le plaidoyer de Brunetière en faveur du style de Molière je ne suis pas sûr de le bien entendre tout entier. Il dit que la comédie n’est pas le lieu du style organique et il a parfaitement raison pour ce qui est du dialogue, mais il oublie que Molière est très souvent orateur, comme-tout son temps, et qu’il use du style oratoire dans les tirades de ses raisonneurs et ailleurs encore, et que c’est là où il en use qu’il faut lui demander le style organique et se demander s’il l’a et que précisément il sa en effet comme j’ai cru le démontrer par des exemples.

Pour ce qui est de la théorie qu’un auteur comique doit écrire mal parce qu’il fait parler des bourgeois qui ne parlent pas bien, elle eût bien étonné Molière qui fait parler Cléante et aussi Chrysale beaucoup mieux qu’évidemment ils ne parlent dans la réalité et qui s’applique évidemment au style et qui, ce me semble, y réussit. Comment ne voit-on pas que le style ordonné, construit, « organique » et soutenu, en un mot le style, est le moyen par lequel l’auteur comique et tout particulièrement Molière avertit que le personnage a raison et au fond que c’est lui, l’auteur qui parle ? Pour montrer que c’est l’auteur qui parle, il parle bien et tout à fait comme Boileau dans une satire ou dans une épître.

Et quand Brunetière en vient à dire que, quoique le devoir d’un auteur comique soit de mal écrire, cependant Molière a le style bourgeois, cossu et vivant, il ne se peut points ce me semble, qu’il ne se contredise un peu et qu’il n’attribue à Molière, sinon « le style » du moins un style, et qui n’est pas celui de Boursault ou de Montfleury.

Et enfin je ne comprends plus du tout, quand Brunetière assure que le style de Molière est constamment prosaïque ; car personne, plus que Molière, n’a usé et même un peu abusé, revenez aux exemples que j’ai donnés, et que j’ai donnés à deux fins, et revenez aux couplets que j’ai cités comme admirés de Hugo, de la métaphore. C’est précisément le style trop constamment ou trop souvent poétique qui désobligeait Fénelon quand il disait : « Térence dit en quatre mots et avec la plus élégante simplicité ce que Molière ne dit qu’avec une multitude de métaphores qui approchent du galimatias ». Le « style constamment prosaïque » n’est là que pour revenir à la thèse initiale qui est que les auteurs comiques n’ont pas de style et ne doivent pas en avoir, thèse qui, au moins pour Molière, n’est pas juste le moins du monde. En résumé, j’ai dit, il y a trente ans : « Molière est un grand écrivain négligé ». Je crois, après nouvel examen, que je n’ai rien à retrancher ni de l’un ni de l’autre de ces qualificatifs.

Sa versification dans les pièces écrites en alexandrins est solide, forte, carrée et un peu massive. Il est vigoureux comme Boileau et n’a pas la légèreté, l’alerte que Boileau ne laisse pas d’avoir quelquefois. Je ne crois pas qu’il eût écrit le Lutrin. Même dans l’Amphitryon les parties écrites en alexandrins sont de la même versification sauf, ce qui fait à vrai dire une différence sensible, que par les rimes croisées l’auteur évite la monotonie inhérente à l’alexandrin quand on le coupe selon la manière classique. Mais dans le vers franchement irrégulier. Molière a été un virtuose incomparable, ou comparable seulement à La Fontaine et sans qu’il soit très facile de dire à qui l’on donnerait la préférence. J’ai peut-être dit que Molière avait pu recevoir des leçons de vers irréguliers de La Fontaine parce que, si l’Amphitryon a paru la même année que les six premiers livres de La Fontaine, encore est-il que beaucoup de fables de La Fontaine circulaient avant la publication des six premiers livres et parce que les Contes, de publication antérieure, avaient pu servir de modèle à Molière. Je ne tiens pas beaucoup à cette hypothèse, Molière ayant eu peu de loisirs pour lire les fables de La Fontaine avant leur publication en recueil et les Contes offrant très peu de modèles de versification irrégulière.

La vérité est probablement que Molière s’est initié et exercé au vers irrégulier par ses vers de divertissements et de ballets et d’intermèdes. Il y en a de toutes nuances et très agréables dans la Princesse d’Élide, dans la Pastorale comique, dans l’Amour peintre. Remarquez cette particularité très notable de la Pastorale comique, l’ennéasyllabe, si rare au XVIIe siècle, encore qu’il ait été pratiqué une fois par Malherbe, si musical, imposé probablement aux poètes par les musiciens pour les paroles qui devaient être chantées, et pratiqué ici par Molière, très joliment sans aucun doute, mais avec inexpérience puisqu’il le mêle à des vers de huit syllabes et à des vers de dix syllabes, ne sentant pas qu’en vers irréguliers il ne faut jamais mettre un vers à côté d’un autre ayant une syllabe de moins que lui ou une syllabe de plus que lui parce que la différence n’est pas assez sensible à l’oreille et qu’elle n’a que la sensation de vers boiteux ou de vers faux.

Tant y a qu’il s’initiait ainsi et en recourant quelquefois à des mesures rares et qu’il s’exerçait au vers irrégulier et au vers que j’appellerai spontané, par lequel on crée continuellement son rythme, au lieu de le recevoir et de s’y soumettre. Il s’y initiait et s’y exerçait d’autre façon encore, c’est à savoir par ses rythmes de prose, qui sont très curieux. Non seulement il laissait aller dans sa prose beaucoup de vers alexandrins, ce que tout le monde a remarqué, mais il les mêlait souvent à des vers octosyllabiques très nets, très caractérisés et formait ainsi des strophes de vers irréguliers tout à fait analogues à celles de La Fontaine, le fond même de la versification libre aux siècles classiques étant comme on sait l’entremêlement de l’alexandrin et de l’octosyllabe. Voici des exemples pris exclusivement dans l’Amour peintre qui, ne l’oubliez pas, est en prose :

 

Il fait noir comme dans un four

Le ciel s’est habillé ce soir en Scaramouche

Et je ne vois pas une étoile

Qui montre le bout de son nez.

Sotte condition que celle d’un esclave,

De ne vivre jamais pour soi.

...

...

Et parce qu’il est amoureux

Il faut que nuit et jour je n’aie aucun repos,

Mais voici des flambeaux, et sans doute c’est lui.

 

neuf vers en onze lignes.

 

Aussi ne crois-je pas qu’on puisse voir personne

Qui sente dans son cœur la peine que je sens.

...

...

Et il me semble, à moi, que vos yeux et les siens,

Depuis près de deux mois, se sont dit bien des choses.

 

« Et ce jaloux maudit, ce traître de Sicilien,

 

Me fermera toujours tout accès auprès d’elle !

...

...

Je voudrais seulement que, par quelque moyen,

Par un billet, par quelque bouche,

 

« elle fût avertie,

 

Des sentiments qu’on a pour elle,

Et savoir les siens là-dessus

...

C’était pour vous que cela se faisait ?

– Je le veux croire ainsi, puisque vous me le dites

...

...

À quoi bon de dissimuler ?

Quelque mine qu’on fasse,

On est toujours bien aise d’être aimée :

Ces hommages à nos appas

Ne sont jamais pour nous déplaire.

 

Quoi qu’on en puisse dire

 

La grande ambition des femmes

Est, croyez-moi, d’inspirer de l’amour,

Tous les soins qu’elles prennent

Ne sont que pour cela ;

Et l’on n’en voit point de si fière

Qui ne s’applaudisse en son cœur

Des conquêtes que font ses yeux.

...

...

Certes, voulez-vous que je dise ?

Vous prenez un mauvais parti,

Et la possession d’un cœur

...

...

Je ne vous dis rien là-dessus.

Mais les femmes enfin n’aiment pas qu’on les gêne.

...

...

Mais tout cela ne part que d’un excès d’amour.

– Si c’est votre façon d’aimer,

Je vous prie de me haïr.

...

...

Je reçois cet honneur avec beaucoup de joie.

L’aventure me surprend fort,

Et pour dire le vrai, je ne m’attendais pas

D’avoir un peintre si illustre.

...

...

Si votre pinceau flatte autant que votre langue,

Vous allez me faire un portrait

Qui ne me ressemblera pas.

 

J’en passe. Cela ne veut pas dire que Molière s’exerçât en prose à écrire en vers irréguliers ; mais cela indique que d’une part il s’exerçait par ses ballets, divertissements et intermèdes à écrire en vers irréguliers et que d’autre part il avait tellement le vers irrégulier, même à l’état de strophe, dans le cerveau, dans l’oreille et comme dans la plume, qu’il écrivait sa prose en vers irréguliers sans y songer et que sa prose était souvent un mélange, un ambigu de prose et de vers. Ce n’est pas lui, c’est un de ses personnages qui dit que tout ce qui n’est pas prose est vers et que tout ce qui n’est pas vers est prose. D’abord je crois que c’est faux et à coup sûr ce n’est pas lui qui le pouvait dire.

C’est ainsi préparé qu’il écrivit Amphitryon et il est à remarquer que l’Amour peintre est de 1667 et Amphitryon de janvier 1668 ; et dans l’Amphitryon il donna le modèle même et le triomphe du vers irrégulier. Dans l’Amphitryon il mêla d’abord le vers alexandrin au vers octosyllabe ce qui est comme la base, on le voit par La Fontaine, de la versification dite irrégulière ; et de plus il mêla au vers alexandrin le vers de dix syllabes et le vers de sept syllabes. Il entremêla l’alexandrin à l’octosyllabe dans tous les discours sérieux et tendres (entretiens de Jupiter et d’Alcmène) ; il entremêla l’alexandrin aux vers de dix, de huit, de sept syllabes dans les dialogues rapides et brusques. Il est à noter que le vers alexandrin s’éloigne rarement, est présent presque toujours, intervient plus ou moins selon le caractère du dialogue, mais ne s’abstient jamais ; ce qui me paraît très juste, car toute une scène seulement sans vers alexandrins aurait quelque chose de trop sautillant et l’alexandrin est ce qui donne poids et solidité. L’auteur a évité presque toujours cette fois de placer l’un près de l’autre deux vers ne différant entre eux que d’une syllabe, ce qui ne marque pas assez aux oreilles, à moins qu’elles ne soient bien subtiles, la différence métrique[16].

En un mot, Molière dans Amphitryon, comme La Fontaine dans ses Fables, a créé continuellement son rythme pour le conformer à la situation, à l’action et à la nature des sentiments exprimés, et c’est le but même de la versification libre, puisqu’aussi bien, même dans la versification régulière, le poète, pour échapper et à la monotonie et à la non-conformité du rythme et du sentiment, est amené, comme Racine, à varier les coupes du vers, à déplacer la césure, à faire des enjambements, à arrêter le discours d’un personnage au milieu d’un vers et à faire commencer le discours de l’autre acteur à ce même milieu de vers, artifices qui ne vont pas à autre chose qu’à transformer sournoisement, dans une certaine mesure, le vers régulier en vers irrégulier. Et maintenant cette conformité continué du rythme à la situation, à l’action et à la nature des sentiments, Molière, dans ses vers libres, y a-t-il atteint ? C’est de quoi une lecture attentive, faite à ce point de vue, vous fera juger. Je ne puis ici donner qu’un ou deux exemples :

 

N’importe, je ne pois m’anéantir pour toi,

Et souffrir un discours si loin de l’apparence.

Être ce que je suis est-il en ta puissance ?

Et puis-je cesser d’être moi ?

S’avisa-t-on jamais d’une chose pareille ?

Et peut-on démentir cent indices pressants ?

Rêvé-je ? Est-ce que je sommeille ?

Ai-je l’esprit troublé par des transports puissants ?

Ne sens-je pas bien que je veille ?

Ne suis-je pas dans mon bon sens ?

Mon maître Amphitryon ne m’a-t-il pas commis

À venir en ces lieux vers Alcmène sa femme ?

Ne lui dois-je pas faire, en lui vantant sa flamme,

Un récit de ses faits contre nos ennemis ?

Ne suis-je pas du port arrivé tout à l’heure ?

Ne tiens-je pas une lanterne en main ?

Ne te trouvé-je pas devant notre demeure ?

Ne t’y parlé-je pas d’un esprit tout humain ?

Ne te tiens-tu pas fort de ma poltronnerie

Pour m’empêcher d’entrer chez nous ?

N’as-tu pas sur mon dos exercé ta furie ?

Ne m’as-tu pas roué de coups ?

Ah ! Tout cela n’est que trop véritable ;

Et plût au ciel le fût-il moins !

Cesse donc d’insulter au sort d’un misérable,

Et laisse à mon devoir s’acquitter de ses soins.

 

On voit assez que toutes les fois que la pensée est relativement calme elle s’exprime en alexandrins et que quand elle se précipite, quand elle se mêle d’impatience et de colère, tout de suite elle s’élance en un vers de huit pieds ou de dix ? Le rythme est là comme un geste. Et c’est précisément ce qu’il faut que le rythme soit. Relisez encore les propos d’amour de Jupiter à Alcmène :

 

Je ne vois rien en vous dont mon feu ne s’augmente :

Tout y marque à mes yeux un cœur bien enflammé,

Et c’est, je vous l’avoue, une chose charmante

De trouver tant d’amour dans un objet aimé.

Mais, si je l’ose dire, un scrupule me gêne,

Aux tendres sentiments que vous me faites voir ;

Et pour les bien goûter, mon amour, chère Alcmène,

Voudrait n’y voir entrer rien de votre devoir :

Qu’à votre seule ardeur, qu’à ma seule personne,

Je dusse les faveurs que je reçois de vous,

Et que la qualité que j’ai de votre époux

Ne fût point ce qui me les donne.

 

Ceci est une élégie ; donc, naturellement, sera en stances. Trois stances en effet : deux en alexandrins à rimes croisées, la dernière à rimes embrassées avec chute des alexandrins sur un octosyllabe. Cette période en trois stances est admirable comme période construite comme « style organique », et elle est aussi parfaite comme rythme pour exprimer un sentiment doux et calme à peine traversé d’un commencement d’inquiétude. Mais aussitôt qu’Alcmène a répondu qu’elle ne comprend rien à ce scrupule et que c’est surtout comme époux qu’elle aime Amphitryon, voyez comme le rythme change, n’est plus équilibré, n’est plus balancé, se rompt par des passages brusques de l’alexandrin à l’octosyllabe, sans du reste rien de trop heurté, ce qui ne conviendrait ni à la dignité que garde toujours Jupiter ni au caractère de son amour qui ne laisse pas d’être un peu superficiel. Lai mesure m’en parait exquise.

 

Ah ! ce que j’ai pour vous d’ardeur et de tendresse

Passe aussi celle d’un époux ;

Et vous ne savez pas, dans des moments si doux,

Quelle en est la délicatesse.

Vous ne concevez point qu’un cœur bien amoureux

Sur cent petits égards s’attache avec étude

Et se fait une inquiétude

De la manière d’être heureux.

En moi, belle et charmante Alcmène,

Vous voyez un mari, vous voyez un amant ;

Mais l’amant seul me touche, à parler franchement,

Et je sens, près de vous, que le mari le gêne.

Cet amant, de vos vœux jaloux au dernier point,

Souhaite qu’à lui seul votre cœur s’abandonne ;

Et sa passion ne veut point De ce que le mari lui donne.

Il veut de pure source obtenir : vos ardeurs.

...

...

 

Molière est un très bon versificateur en versification vulgaire, si l’on me permet de parler ainsi, il est un admirable versificateur en versification libre et demi-lyrique au point de faire presque regretter qu’il ait tant écrit en alexandrins à rimes plates. Fénelon, de goût si sûr, l’a très bien vu : « J’aime bien mieux sa prose que ses vers ». Par exemple l’Avare est moins mal écrit que les pièces qui sont en vers. Il est vrai que la versification française sa gêné [oui, la versification régulière, à preuve ses chevilles et ses délayages], il est vrai même qu’il a mieux réussi pour les vers dans l’Amphitryon où il a pris la liberté de faire des vers irréguliers.

Et, donc, ce n’est pas la versification qui l’a gêné, mais la versification régulière, puisque dans l’irrégulière, qui est plus difficile, il a souverainement réussi. Le jugement de Fénelon sur ce point, expliqué comme il faut, je crois, qu’il le soit, me paraît définitif.

 

 

CONCLUSION

 

Un homme de morale assez basse et qu’il serait déplorable que la nation qui l’admire prît pour guide et directeur de conscience, point démoralisateur du reste quoi qu’on en ait dit et qui ne pousse pas plus au vice qu’il ne pousse à la vertu, à quoi il ne pousse aucunement, un faiseur de types admirable, un peintre de portraits, ce qui n’est pas la même chose, très informé et très habile, un caricaturiste étonnant, un psychologue peu raffiné, mais de vues promptes et justes, un homme doué de l’instinct du théâtre à un degré incroyable et dont la moindre scène a le mouvement, l’action et comporte le geste et le suscite et l’entraîne, un écrivain qui écrit trop vite, mais qui sait sa langue à fond et en tire des effets excellents et qui a un style de dialogue inimitable et un style oratoire très distingué ; voilà, selon moi, Molière. On ne peut pas rêver un plus grand poète comique ; on peut rêver un poète comique, qui restant aussi comique « corrigeât les mœurs » d’un peu plus haut ; mais encore l’honnête homme, l’homme sensé serait-il bien avisé de chercher ses idées directrices et sa morale dans un auteur comique ? Tout ce qu’il doit exiger du poète comique c’est de n’être pas corrupteur et j’ai cru montrer qu’il fallait avoir l’esprit mal fait pour trouver Molière tel. L’honnête homme ne cherche dans un poète comique que des caractères, des peintures de mœurs et des scènes de comédie divertissantes, et il demande à d’autres ou à lui-même les directions de sa vie. J’admettrais même qu’il dît, avec un peu d’ironie peut-être, au poète comique : « Ne me donnez que la morale de l’expérience. Elle est immorale, je le sais, mais j’ai quelque besoin qu’on me peigne le réel et qu’on me montre les leçons qui en dérivent. Je ne les suivrai pas, mais il me faut connaître et le réel et les leçons qu’en tirent les esprits médiocres pour me séparer, en connaissance de cause et non pas au hasard, et du réel et de ces esprits-là. Donnez-moi donc tout le réel et tout son triste enseignement. À d’autres et à moi-même je demanderai les leçons et les suggestions qui permettent de s’élever un peu au-dessus de ce degré et qui permettent d’être, non pas un surhomme et n’y visons pas, mais enfin un sur-Chrysale et un sur-Cléante. »

 

 


[1] Don Garcie de Navarre II, V ; Misanthrope IV, III, 17 vers (un peu arrangés) ; Don Garcie de Navarre IV, VI ; Misanthrope IV, III, 28 vers (un peu arrangés) ; Don Garcie de Navarre II, VI ; Amphitryon Acte II Fin de la scène VI : 27 vers très arrangés, changés pour la plupart de vers alexandrins en vers irréguliers ; Don Garcie II ; VI, Tartuffe IV, V : 6 vers un peu arrangés. On trouverait, je crois, assez facilement quelques transpositions moins importantes.

[2] Préface de Stéphanie.

[3] Aux pieds du Roi.

[4] Les comédiens.

[5] Il ne faut pas croire qu’il y ait là une attaque à Corneille. Ces critiques s’appliquent à tous les tragiques du XVIe et du XVIIe siècle jusqu’à Racine, C’est Racine plus tard qui attaquera directement et avec une extrême brutalité Corneille lui-même.

[6] Molière lui-même fait le rapprochement un instant.

[7] Je n’ai pas besoin de dire que quand des parties très importantes ne concordent pas ensemble, Molière est trop avisé pour ne pas prendre des précautions et pour ne pas se couvrir. Ainsi Harpagon à la fois prête à la petite semaine et a un trésor chez lui. Contrariété. Ce n’est pas le même avare qui fait valoir son argent par l’usure et qui l’entasse jalousement dans un coin secret ; l’un est un âpre homme d’affaires et l’autre est un maniaque, un malade, Molière sent très bien cela et il fait dire par son Harpagon que l’or qu’il a chez lui n’y est que par accident, pour ainsi dire, et pour peu de temps : « Je ne sais si j’aurai bien fait d’enterrer dans mon jardin dix mille écus qu’on me rendit hier... » Le biais est ingénieux. L’impression, cependant, de la discordance des genres ‘d’avarice, persiste chez le spectateur.

[8] Je ne sais pas ce que c’est qu’Arsinoé, elle me paraît plutôt une « jeune veuve » qu’une jeune fille.

[9] À la tendresse d’Alceste pour Célimène.

[10] Remarquez, préface des Plaideurs : « On n’osait rire de choses aussi basses que les mésaventures d’un juge... »

[11] Voir Taine, Philosophie de l’art, Ire partie, V.

[12] Légère incorrection ; il fallait : « je n’ai point un courroux à exhaler en paroles vaines et toute la chaleur du mien... » Mais Molière a senti que, quoique Elmire parle en langue correcte parce qu’elle n’en sait pas d’autre, « la chaleur du mien » serait peut-être un peu trop du langage soutenu pour une femme en colère.

[13] Du moins dans le supplément d’Urcens Codrus.

[14] Pour moi, ce n’est point du tout les que, si adroitement, si ingénieusement et si clairement disposés (relisez), qui me désobligent ; et je trouve la phrase admirable ; mais les on, d’abord trop nombreux et dont deux : se rapportent à Orgon et trois à Elmire qui me chagrinent un peu.

[15] Cheville, je le confesse.

[16] « Presque toujours ». Je trouve en effet cette exception :

Du détail de cette victoire

Je puis parler très savamment.

Figurez-vous donc que Télèbe,

Madame, est de ce côté.

C’est une ville, en vérité,

Aussi grande quasi que Thèbe.

La rivière est comme là...

S’il y a un autre exemple de cette faute, il m’a échappé.

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