Lettre sur la comédie de l’Imposteur (Louis MOLAND)

Travail de critique et d’érudition. Aperçus d’histoire littéraire, biographie, examens de chaque pièce, commentaires, bibliographie, etc. Œuvres complètes de Molière, Granier Frères, Libraires-Éditeurs, Paris, 1863.

 

 

AVIS

 

Cette lettre est composée de deux parties : la première est une relation de la représentation de l’Imposteur, et la dernière consiste en deux réflexions sur cette comédie. Pour ce qui est de la relation, on a cru qu’il était à propos d’avertir ici que l’auteur n’a vu la pièce qu’il rapporte que la seule fois qu’elle a été représentée en public, et sans aucun dessein d’en rien retenir, ne prévoyant pas l’occasion qui l’a engagé à faire ce petit ouvrage : ce qu’on ne dit point pour le louer de bonne mémoire, qui est une qualité pour qui il a tout le mépris imaginable, mais bien pour aller au-devant de ceux qui ne seront pas contents de ce qui est inséré des paroles de la comédie dans cette relation, parce qu’ils voudraient voir la pièce entière, et qui ne seront pas assez raisonnables pour considérer la difficulté qu’il y a eu à en retenir seulement ce qu’on en donne ici. L’auteur s’est contenté la plupart du temps de rapporter à peu près les mêmes mots, et ne se hasarde guère à mettre des vers ; il lui était bien aisé, s’il eût voulu, de faire autrement, et de mettre tout envers ce qu’il rapporte, de quoi quelques gens se seraient peut-être mieux accommodés ; mais il a cru devoir ce respect au poète dont il raconte l’ouvrage, quoiqu’il ne l’ait jamais vu que sur le théâtre, de ne point travailler sur sa matière, et de ne se hasarder pas à défigurer ses pensées, en leur donnant peut-être un tour autre que le sien. Si cette retenue et cette sincérité ne produisent pas un effet fort agréable, on espère du moins qu’elles paraîtront estimables à quelques-uns, et excusables à tous.

Des deux réflexions qui composent la dernière partie, on n’aurait point vu la plupart de la dernière, et l’auteur n’aurait fait que la proposer sans la prouver, s’il en avait été cru, parce qu’elle lui semble trop spéculative, mais il n’a pas été le maître : toutefois, comme il se défie extrêmement de la délicatesse des esprits du siècle, qui se rebutent à la moindre apparence de dogme, il n’a pu s’empêcher d’avertir dans le lieu même, comme on verra, ceux qui n’aiment pas le raisonnement, qu’ils n’ont que faire de passer outre. Ce n’est pas qu’il n’ait fait tout ce que la brièveté du temps et ses occupations de devoir lui ont permis, pour donner à son discours l’air le moins contraint, le plus libre et le plus dégagé qu’il a pu ; mais, comme il n’est point de genre d’écrire plus difficile que celui-là, il avoue de bonne foi qu’il aurait encore besoin de cinq ou six mois pour mettre ce seul discours du ridicule non pas dans l’état de perfection dont la matière est capable, mais seulement dans celui qu’il est capable de lui donner.

En général, on prie les lecteurs de considérer la circonspection dont l’auteur a usé dans cette matière, et de remarquer que dans tout ce petit ouvrage il ne se trouvera pas qu’il juge en aucune manière de ce qui est en question, sur la comédie qui en est le sujet : car, pour la première partie, ce n’est, comme on l’a déjà dit, qu’une relation fidèle de la chose, et de ce qui s’en est dit pour et contre par les intelligents ; et, pour les réflexions qui composent l’autre, il n’y parle que sur des suppositions qu’il n’examine point. Dans la première, il suppose l’innocence de cette pièce, quant au particulier de tout ce qu’elle contient, ce qui est le point de la question, et s’attache simplement à combattre une objection générale qu’on a faite, sur ce qu’il est parlé de la religion ; et, dans la dernière, continuant sur la même supposition, il propose une utilité accidentelle qu’il croit qu’on en peut tirer contre la galanterie et les galants, utilité qui assurément est grande, si elle est véritable ; mais qui, quand elle le serait, ne justifierait pas les défauts essentiels que les puissances ont trouvés dans cotte comédie, si tant est qu’ils y soient, ce qu’il n’examine point.

C’est ce qu’on a cru devoir dire par avance, pour la satisfaction des gens sages, et pour prévenir la pensée que le titre de cet ouvrage leur pourrait donner, qu’on manque au respect qui est dû aux puissances : mais aussi, après avoir eu cette déférence et ce soin pour le jugement des hommes, et leur avoir rendu un témoignage si précis de sa conduite, s’ils n’en jugent pas équitablement, l’auteur a sujet de s’en consoler, puisqu’il ne fait enfin que ce qu’il croit devoir à la justice, à la raison et à la vérité.

 

 

LETTRE SUR LA COMÉDIE DE L’IMPOSTEUR

 

Monsieur,

 

Puisque c’est un crime pour moi d’avoir été à la première

représentation de l’Imposteur, que vous avez manquée, et que je ne saurais en obtenir le pardon qu’en réparant la perte que vous avez faite, et qu’il vous plaît de m’imputer, il faut bien que j’essaye de rentrer dans vos bonnes grâces, et que je fasse violence à ma paresse, pour satisfaire votre curiosité.

Imaginez-vous donc de voir d’abord paraître une vieille, qu’à son air et à ses habits on n’aurait garde de prendre pour la mère du maître de la maison, si le respect et l’empressement avec lequel elle est suivie de diverses personnes très propres, et de fort bonne mine, ne la faisaient connaître. Ses paroles et ses grimaces témoignent également sa colère et l’envie qu’elle a de sortir d’un lieu où elle avoue franchement qu’elle ne peut plus demeurer, voyant la manière de vie qu’on y mène. C’est ce qu’elle décrit d’une merveilleuse sorte : et comme son petit-fils ose lui répondre, elle s’emporte contre lui, et lui fait son portrait avec les couleurs les plus naturelles et les plus aigres qu’elle peut trouver, et conclut qu’il y a longtemps qu’elle a dit à son père qu’il ne serait jamais qu’un vaurien. Autant en fait-elle, pour le même sujet, à sa bru, au frère de sa bru et à sa suivante ; la passion qui l’anime lui fournissant des paroles, elle réussit si bien dans tous ces caractères si différents, que le spectateur, ôtant de chacun d’eux ce qu’elle y met du sien, c’est-à-dire l’austérité ridicule du temps passé, avec laquelle elle juge de l’esprit et de la conduite d’aujourd’hui, connaît tous ces gens-là mieux qu’elle-même, et reçoit une volupté très sensible d’être informé dès l’abord de la nature des personnages par une voie si fidèle et si agréable.

Sa connaissance n’est pas bornée à ce qu’il voit, et le caractère des absents résulte de celui des présents. On voit fort clairement, par tout le discours de la vieille, qu’elle ne jugerait pas si rigoureusement des déportements de ceux à qui elle parle, s’ils avaient autant de respect, d’estime et d’admiration que son fils et elle pour M. Panulphe : que toute leur méchanceté consiste dans le peu de vénération qu’ils ont pour ce saint homme, et dans le déplaisir qu’ils témoignent de la déférence et de l’amitié avec laquelle il est traité du maître de la maison ; que ce n’est pas merveille qu’ils le haïssent comme ils font, censurant leur méchante vie comme il fait, et qu’enfin la vertu est toujours persécutée. Les autres, se voulant défendre, achèvent le caractère du saint personnage, mais pourtant seulement comme d’un zélé indiscret et ridicule. Et sur ce propos le frère de la bru commence déjà à faire voir quelle est la véritable dévotion par rapport à celle de M. Panulphe, de sorte que le venin, s’il y en a à tourner la bigoterie en ridicule, est presque précédé par le contrepoison. Vous remarquerez, s’il vous plaît, que pour achever la peinture de ce bon monsieur, on lui a donné un valet, duquel, quoiqu’il n’ait point à paraître, on fait le caractère tout semblable au sien, c’est-à-dire, selon Aristote, qu’on dépeint le valet pour faire mieux connaître le maître. La suivante, sur ce propos, continuant de se plaindre des réprimandes continuelles de l’un et de l’autre, expose entre autres le chapitre sur lequel M. Panulphe est plus fort, c’est à crier contre les visites que reçoit madame ; et dit sur cela, voulant seulement plaisanter et faire enrager la vieille, et sans qu’il paroisse qu’elle se doute déjà de quelque chose, qu’il faut assurément qu’il en soit jaloux ; ce qui commence cependant à rendre croyable l’amour brutal et emporté qu’on verra aux actes suivants dans le saint personnage. Vous pouvez croire que la vieille n’écoute pas cette raillerie, qu’elle croit impie, sans s’emporter horriblement contre celle qui la fait : mais, comme elle voit que toutes ces raisons ne persuadent point ces esprits obstinés, elle recourt aux autorités et aux exemples, et leur apprend les étranges jugements que font les voisins de leur manière de vivre ; elle appuie particulièrement sur une voisine, dont elle propose l’exemple à sa bru comme un modèle de vertu parfaite, et enfin de la manière qu’il faudrait quelle vécût, c’est-à-dire à la Panulphe. La suivante repart aussitôt, que la sagesse de cette voisine a attendu sa vieillesse, et qu’il lui faut bien pardonner si elle est prude, parce quelle ne l’est qu’à son corps défendant. Le frère de la bru continue par un caractère sanglant qu’il fait de l’humeur des gens de cet âge, qui blâment tout ce qu’ils ne peuvent plus faire. Comme cela touche la vieille de fort près, elle entreprend avec grande chaleur de répondre, sans pourtant témoigner se l’appliquer en aucune façon : ce que nous ne faisons jamais dans ces occasions, pour avoir un champ plus libre à nous défendre, en feignant d’attaquer simplement la thèse proposée, et évaporer toute notre bile contre qui nous pique de cette manière subtile, sans qu’il paroisse que nous le fassions pour notre intérêt. Pour remettre la vieille de son émotion, le frère continue, sans faire semblant d’apercevoir le désordre où son discours l’a mise, et, pour un exemple de bigoterie qu’elle avait apporté, il en donne six ou sept, qu’il propose, soutient et prouve l’être de la véritable vertu ; nombre qui excède de beaucoup celui des bigots allégués par la vieille, pour aller au-devant des jugements, malicieux ou libertins, qui voudraient induire de l’aventure qui fait le sujet de cette pièce, qu’il n’y a point ou fort peu de véritables gens de bien, en témoignant par ce dénombrement que le nombre en est grand en soi, voire très grand, si on le compare à celui des fieffés bigots qui ne réussiraient pas si bien dans le monde s’ils étaient en si grande quantité. Enfin, la vieille sort de colère, et, étant encore dans la chaleur de la dispute, donne un soufflet, sans aucun sujet, à la petite fille sur qui elle s’appuie, qui n’en pouvait mais. Cependant le frère parlant d’elle, et l’appelant la bonne femme, donne occasion à la suivante de mettre la dernière main à ce ravissant caractère, en lui disant qu’il n’aurait qu’à l’appeler ainsi devant elle, quelle lui dirait bien qu’elle le trouve bon, et qu’elle n’est point d’âge à mériter ce nom.

Ensuite, ceux qui sont restés parlent d’affaires, et exposent qu’ils sont en peine de faire achever un mariage qui est arrêté depuis longtemps d’un fort brave cavalier avec la fille de la maison, et que pourtant le père de la fille diffère fort obstinément ; ne sachant quelle peut être la cause de ce retardement, ils l’attribuent fort naturellement au principe général de toutes les actions de ce pauvre homme, coiffé de monsieur Panulphe, c’est-à-dire à monsieur Panulphe même, sans toutefois comprendre pourquoi ni comment il peut en être la cause. Et là on commence à raffiner le caractère du saint personnage, en montrant, par l’exemple de cette affaire domestique, comment les dévots, ne s’arrêtant pas simplement à ce qui est plus directement de leur métier, qui est de critiquer et de mordre, passent au delà, sous des prétextes plausibles, à s’ingérer dans les affaires les plus secrètes et les plus séculières des familles.

Quoique la dame se trouvât assez mal, elle était descendue avec bien de l’incommodité dans cette salle basse, pour accompagner sa belle-mère : ce qui commence à former admirablement son caractère, tel qu’il le faut pour la suite, d’une vraie femme de bien, qui connaît parfaitement ses véritables devoirs, et qui y satisfait jusqu’au scrupule. Elle se retire avec la fille dont est question, nommée Mariane, et le frère de cette fille, nommé Damis ; après être tombés d’accord tous ensemble que le frère de la dame pressera son mari pour avoir de lui une dernière réponse sur le mariage.[1]

La suivante demeure avec ce frère, dont le personnage est tout à fait heureux, dans cette occasion, pour faire rapporter avec vraisemblance et bienséance à un homme qui n’est pas de la maison, quoique intéressé pour sa sœur dans tout ce qui s’y passe, de quelle manière monsieur Panulphe y est traité. Cette fille le fait admirablement : elle conte comment il tient le haut de la table aux repas ; comment il est servi le premier de tout ce qu’il y a de meilleur ; comment le maître de la maison et lui ne se traitent que de frère. Enfin, comme elle est en beau chemin, monsieur arrive.

Il lui demande d’abord ce qu’on fait à la maison, et en reçoit pour réponse que madame se porte assez mal ; à quoi, sans répliquer, il continue : Et Panulphe ? La suivante, contrainte de répondre, lui dit brusquement que Panulphe se porte bien. Sur quoi l’autre s’écrie, d’un ton mêlé d’admiration et de compassion : Le pauvre homme ! La suivante revient d’abord à l’incommodité de sa maîtresse, par trois fois est interrompue de même, répond de même, et revient de même ; ce qui est la manière du monde la plus heureuse et la plus naturelle de produire un caractère aussi outré que celui de ce bon seigneur, qui paraît, de cette sorte, d’abord dans le plus haut degré de son entêtement ; ce qui est nécessaire, afin que le changement qui se fera dans lui, quand il sera désabusé (qui est proprement le sujet de la pièce), paraisse d’autant plus merveilleux au spectateur.

C’est ici que commence le caractère le plus plaisant et le plus étrange des bigots ; car la suivante ayant dit que madame n’a point soupé, et monsieur ayant répondu, comme j’ai dit, Et Panulphe ? elle réplique qu’il a mangé deux perdrix, et quelque rôti outre cela ; ensuite qu’il a fait la nuit tout d’une pièce, sur ce que sa maîtresse n’avait point dormi ; et qu’enfin le matin, avant que de sortir, pour réparer le sang qu’avait perdu madame, il a bu quatre coups de bon vin pur. Tout cela, dis-je, le fait connaître premièrement pour un homme très sensuel et fort gourmand, ainsi que le sont la plupart des bigots.

La suivante s’en va, et les beaux-frères restant seuls, le sage prend occasion, sur ce qui vient de se passer, de pousser l’autre sur le chapitre de son Panulphe. Cela semble affecté, non nécessaire, et hors de propos à quelques-uns ; mais d’autres disent que, quoique ces deux hommes aient à parler ensemble d’autre chose de conséquence, pourtant la constitution de cette pièce est si heureuse, que l’hypocrite étant cause directement ou indirectement de tout ce qui s’y passe, on ne saurait parler de lui qu’à propos ; qu’ainsi ne soit, ayant fait entendre aux spectateurs, dans la scène précédente, que Panulphe gouverne absolument l’homme dont est question, il est fort naturel que son beau-frère prenne une occasion aussi favorable que celle-ci pour lui reprocher l’extravagante estime qu’il a pour ce cagot, qu’on croit être cause de la méchante disposition d’esprit où est le bonhomme touchant le mariage dont il s’agit, comme je l’ai déjà dit.

Le bon seigneur donc, pour se justifier pleinement sur ce chapitre à son beau-frère, se met à lui conter comment il a pris Panulphe en amitié. Il dit que, véritablement, il était aussi pauvre des biens temporels que riche des éternels ; qualité commune presque à tous les bigots, qui, pour l’ordinaire, ayant peu de moyens et beaucoup d’ambition, sans aucun des talents nécessaires pour la satisfaire honnêtement, résolus cependant de l’assouvir à quelque prix que ce soit, choisissent la voie de l’hypocrisie, dont les plus stupides sont capables, et par où les plus fins se laissent duper. Le bonhomme continue qu’il le voyait à l’église prier Dieu avec beaucoup d’assiduité et de marques de ferveur ; que, pour peu qu’on lui donnât, il disait bientôt, C’est assez : et, quand il avait plus qu’il ne lui fallait, il l’allait, aussitôt qu’il l’avait reçu, souvent même devant ceux qui lui avaient donné, distribuer aux pauvres. Tout cela fait un effet admirable, en ce que, croyant parfaitement convaincre son beau-frère de la beauté de son choix et de la justice de son amitié pour Panulphe, le bonhomme le convainc entièrement de l’hypocrisie du personnage, par tout ce qu’il dit ; de sorte que ce même discours fait un effet directement contraire sur ces deux hommes, dont l’un est aussi charmé, par son propre récit, de la vertu de Panulphe, que l’autre demeure persuadé de sa méchanceté : ce qui joue si bien, que vous ne sauriez l’imaginer.

L’histoire du saint homme étant faite de cette sorte, et par une bouche très fidèle, puisqu’elle est passionnée, finit son caractère, et attire nécessairement toute la foi du spectateur. Le beau-frère, plus pleinement confirmé dans son opinion qu’auparavant, prend occasion, sur ce sujet, de faire des réflexions très solides sur les différences qui se rencontrent entre la véritable et la fausse vertu ; ce qu’il fait toujours d’une manière nouvelle.

Vous remarquerez, s’il vous plaît, que d’abord l’autre, voulant exalter son Panulphe, commence à dire que c’est un homme ; de sorte qu’il semble qu’il aille faire un long dénombrement de ses bonnes qualités ; et tout cela se réduit pourtant à dire encore une ou deux fois, mais un homme, un homme, et à conclure, un homme enfin : ce qui veut dire plusieurs choses admirables : l’une, que les bigots n’ont pour l’ordinaire aucune bonne qualité, et n’ont pour tout mérite que leur bigoterie ; ce qui paraît en ce que l’homme même qui est infatué de celui-ci ne sait que dire pour le louer : l’autre est un beau jeu du sens de ces mots, c’est un homme, qui concluent très véritablement que Panulphe est extrêmement un homme, c’est-à-dire un fourbe, un méchant, un traître et un animal très pervers, dans le langage de l’ancienne comédie. Et, enfin, la merveille qu’on trouve dans l’admiration que notre entêté a pour son bigot, quoiqu’il ne sache que dire pour le louer, montre parfaitement le pouvoir vraiment étrange de la religion sur les esprits des hommes, qui ne leur permet pas de faire aucune réflexion sur les défauts de ceux qu’ils estiment pieux, et qui est plus grand lui seul que celui de toutes les autres choses ensemble.

Le bonhomme, pressé par les raisonnements de son beau-frère, auxquels il n’a rien à répondre, bien qu’il les croie mauvais, lui dit adieu brusquement, et le veut quitter sans autre réponse ; ce qui est le procédé naturel des opiniâtres. L’autre le retient, pour lui parler de l’affaire du mariage, sur laquelle il ne lui répond qu’obliquement, sans se déclarer, et enfin à la manière des bigots, qui ne disent jamais rien de positif, de peur de s’engager à quelque chose, et qui colorent toujours l’irrésolution qu’ils témoignent de prétextes de religion. Cela dure jusqu’à ce que le beau-frère lui demande un oui ou un non, à quoi lui, ne voulant point répondre, le quitte enfin brutalement, comme il avait déjà voulu faire : ce qui fait juger à l’autre que leurs affaires vont mal, et l’oblige d’y aller pourvoir.

La fille de la maison commence le second acte avec son père. Il lui demande si elle n’est pas disposée à lui obéir toujours, et à se conformer à ses volontés. Elle répond fort élégamment que oui. Il continue et lui demande encore, que lui semble de monsieur Panulphe. Elle, bien empêchée pourquoi on lui fait cette question, hésite ; enfin, pressée et encouragée de répondre, dit : Tout ce que vous voudrez. Le père lui dit qu’elle ne craigne point d’avouer ce qu’elle pense, et qu’elle dise hardiment ce qu’aussi bien il devine aisément, que les mérites de monsieur Panulphe l’ont touchée, et qu’enfin elle l’aime. Ce qui est admirablement dans la nature, que cet homme se soit mis dans l’esprit que sa fille trouve Panulphe aimable pour mari, à cause que lui l’aime pour ami ; n’y ayant rien de plus vrai, dans les cas comme celui-ci, que la maxime, que nous jugeons des autres par nous-mêmes, parce que nous croyons toujours nos sentiments et nos inclinations fort raisonnables.

Il continue ; et, supposant que ce qu’il s’imagine est une vérité, il dit qu’il la veut marier avec Panulphe, et qu’il croit quelle lui obéira fort volontiers, quand il lai commandera de le recevoir pour époux. Elle, surprise, lui fait redire, avec un hé ! de doute et d’incertitude de ce qu’elle a ouï ; à quoi le père réplique par un autre, d’admiration de ce doute, après qu’il s’est expliqué si clairement. Enfin, s’expliquant une seconde fois, et elle, pensant bonnement, sur ce qu’il a témoigné croire qu’elle aime Panulphe, que c’est peut-être en suite de cette croyance qu’il les veut marier ensemble, lui dit, avec un empressement fort plaisant, qu’il n’en est rien ; qu’il n’est pas vrai qu’elle l’aime. De quoi le père se mettant en colère, la suivante survient, qui dit son sentiment là-dessus, comme on peut penser. Le père s’emporte assez longtemps contre elle, sans la pouvoir faire taire ; enfin, comme elle s’en va, il s’en va aussi. Elle revient, et fait une scène toute de reproches et de railleries à la fille, sur la faible résistance qu’elle fait au beau dessein de son père, et lui dit fort plaisamment que s’il trouve son Panulphe si bien fait (car le bonhomme avait voulu lui prouver cela), il peut l’épouser lui-même, si bon lui semble. Sur ce discours, Valère, amant de cette fille, à qui elle est promise, arrive. Il lui demande d’abord si la nouvelle qu’il a apprise de ce prétendu mariage est véritable. À quoi, dans la terreur où les menaces de son père et la surprise où ces nouveaux desseins l’ont jetée, ne répondant que faiblement et comme en tremblant, Valère continue à lui demander ce qu’elle fera. Interdite en partie de son aventure, en partie irritée du doute où il témoigne en quelque façon être de son amour, elle lui répond qu’elle fera ce qu’il lui conseillera. Il réplique, encore plus irrité de cette réponse, que, pour lui, il lui conseille d’épouser Panulphe. Elle repart, sur le même ton, qu’elle suivra son conseil. Il témoigne s’en peu soucier ; elle encore moins : enfin ils se querellent et se brouillent si bien ensemble, qu’après mille retours ingénieux et passionnés, comme ils sont prêts à se quitter, la suivante, qui les regardait faire pour en avoir le divertissement, entreprend de les raccommoder, et fait tant qu’elle en vient à bout. Ils concluent, comme elle leur conseille, de ne se point voir pour quelque temps, et faire semblant cependant de fléchir aux volontés du père. Cela arrêté, Dorine les fait partir chacun de leur côté, avec plus de peine qu’elle n’en avait eu à les retenir, quand ils avaient voulu s’en aller un peu devant. Ce dépit amoureux a semblé hors de propos à quelques-uns dans cette pièce ; mais d’autres prétendent, au contraire, qu’il représente très naïvement et très moralement la variété surprenante des principes d’agir qui se rencontrent en ce monde dans une même affaire, la fatalité qui fait le plus souvent brouiller les gens ensemble quand il le faut le moins, et la sottise naturelle de l’esprit des hommes, et particulièrement des amants, de penser à toute autre chose, dans les extrémités, qu’à ce qu’il faut, et s’arrêter alors à des choses de nulle conséquence dans ces temps-là, au lieu d’agir solidement dans le véritable intérêt de la passion. Cela sert, disent-ils encore, à faire mieux voir l’emportement et l’entêtement du père, qui veut rompre et rendre malheureuse une amitié si belle, née par ses ordres ; et l’injustice de la plupart des bienfaits que les dévots reçoivent des grands, qui tournent pour l’ordinaire au préjudice d’un tiers, et qui font toujours tort à quelqu’un ; ce que les Panulphes pensent être rectifié par la considération seule de leur vertu prétendue ; comme si l’iniquité devenait innocente dans leur personne ! Outre cela, tout le monde demeure d’accord que ce dépit a cela de particulier et d’original par-dessus ceux qui ont paru jusqu’à présent sur le théâtre, qu’il naît et finit devant les spectateurs, dans une même scène, et tout cela aussi vraisemblablement que faisaient tous ceux qu’on avait vus auparavant, où ces colères amoureuses naissent de quelque tromperie faite par un tiers ou par le hasard, et la plupart du temps derrière le théâtre ; au lieu qu’ici elles naissent divinement, à la vue des spectateurs, de la délicatesse et de la force de la passion même ; ce qui mériterait de longs commentaires.

Enfin Dorine, demeurée seule, est abordée par sa maîtresse, et le frère de sa maîtresse avec Damis :[2] tous ensemble parlant de ce beau mariage, et, ne sachant quelle autre voie prendre pour le rompre, se résolvent d’en faire parler à Panulphe même par la dame, parce qu’ils commencent à croire qu’il ne la hait pas. Et par là finit l’acte, qui laisse, comme on voit, dans toutes les règles de l’art, une curiosité et une impatience extrême de savoir ce qui arrivera de cette entrevue ; comme le premier avait laissé le spectateur en suspens et en doute de la cause pourquoi le mariage de Valère et de Mariane était rompu, qui est expliqué d’abord à l’entrée du second, comme on a vu.

Ainsi le troisième commence par le fils de la maison, et Dorine qui attend le bigot au passage, pour l’arrêter au nom de sa maîtresse, et lui demander de sa part une entrevue secrète. Damis le veut attendre aussi ; mais enfin la suivante le chasse. À peine l’a-t-il laissée, que Panulphe paraît, criant à son valet : Laurent, serrez ma haire avec ma discipline ; et que, si on le demande, il va aux prisonniers distribuer le superflu de ses deniers. C’est peut-être une adresse de l’auteur de ne l’avoir pas fait voir plus tôt, mais seulement quand l’action est échauffée : car un caractère de cette force tomberait, s’il paraissait sans faire d’abord un jeu digne de lui ; ce qui ne se pouvait que dans le fort de l’action.

Dorine l’aborde là-dessus ; mais à peine la voit-il, qu’il tire son mouchoir de sa poche, et le lui présente sans la regarder, pour mettre sur son sein qu’elle a découvert, en lui disant que les âmes pudiques par cette vue sont blessées, et que cela fait venir de coupables pensées. Elle lui répond qu’il est donc bien fragile à la tentation, et que cela sied bien mal avec tant de dévotion ; que, pour elle, qui n’est pas dévote de profession, elle n’est pas de même, et qu’elle le verrait tout nu depuis la tête jusqu’aux pieds sans émotion aucune. Enfin elle fait son message, et il le reçoit avec une joie qui le décontenance et le jette un peu hors de son rôle : et c’est ici où l’on voit représentée, mieux que nulle part ailleurs, la force de l’amour, et les grands et beaux jeux que cette passion peut faire, par les effets involontaires qu’il produit dans l’âme de toutes la plus concertée.

À peine la dame paraît, que notre cagot la reçoit avec un empressement qui, bien qu’il ne soit pas fort grand, paraît extraordinaire dans un homme de sa figure. Après qu’ils sont assis, il commence par lui rendre grâces de l’occasion qu’elle lui donne de la voir en particulier. Elle témoigne qu’il y a longtemps qu’elle avait envie aussi de l’entretenir. Il continue parties excuses des bruits qu’il fait tous les jours pour les visites qu’elle reçoit, et la prie de ne pas croire que ce qu’il en fait soit par haine qu’il ait pour elle. Elle répond qu’elle est persuadée que c’est le soin de son salut qui l’y oblige. Il réplique que ce n’est pas ce motif seul, mais que c’est, outre cela, par un zèle particulier qu’il a pour elle ; et, sur ce propos, se met à lui conter fleurette, en termes de dévotion mystique, d’une manière qui surprend terriblement cette femme, parce que, d’une part, il lui semble étrange que cet homme la cajole ; et d’ailleurs il lui prouve si bien, par un raisonnement tiré de l’amour de Dieu, qu’il la doit aimer, qu’elle ne sait comment le blâmer. Bien des gens prétendent que l’usage de ces termes de dévotion, que l’hypocrite emploie dans cette occasion, est une profanation blâmable que le poète en fait : d’autres disent qu’on ne peut l’en accuser qu’avec injustice, parce que ce n’est pas lui seul qui parle, mais l’acteur qu’il introduit ; de sorte qu’on ne saurait lui imputer cela, non plus qu’on ne doit pas lui imputer toutes les impertinences qu’avancent les personnages ridicules des comédies : qu’ainsi il faut voir l’effet que l’usage de ces termes de piété de l’acteur peut faire sur le spectateur, pour juger si cet usage est condamnable. Et, pour le faire avec ordre, il faut supposer, disent-ils, que le théâtre est l’école de l’homme, dans laquelle les poètes, qui étaient les théologiens du paganisme, ont prétendu purger la volonté des passions par la tragédie, et guérir l’entendement des opinions erronées par la comédie ; que, pour arriver à ce but, ils ont cru que le plus sûr moyen était de proposer les exemples des vices qu’ils voulaient détruire ; s’imaginant, et avec raison, qu’il était plus à propos, pour rendre les hommes sages, de montrer ce qu’il leur fallait éviter, que ce qu’ils devaient imiter. Ils allèguent des raisons admirables de ce principe, que je passe sous silence, de peur d’être trop long. Ils continuent, que c’est ce que les poètes ont pratiqué, en introduisant des personnages passionnés dans la tragédie, et des personnages ridicules dans la comédie (ils parlent du ridicule dans le sens d’Aristote, d’Horace, de Cicéron, de Quintilien, et des autres maîtres, et non pas dans celui du peuple) : qu’ainsi, faisant profession de faire voir de méchantes choses, si l’on n’entre dans leur intention, rien n’est si aisé que de faire leur procès ; qu’il faut donc considérer si ces défauts sont produits d’une manière à en rendre la considération utile aux spectateurs ; ce qui se réduit presque à savoir s’ils sont produits comme défauts, c’est-à-dire comme méchants et ridicules ; car dès là ils ne peuvent faire qu’un excellent effet. Or, c’est ce qui se trouve merveilleusement dans notre hypocrite en cet endroit ; car l’usage qu’il y fait des termes de piété est si horrible de soi, que, quand le poète aurait apporté autant d’art à diminuer cette horreur naturelle qu’il en a apporté à la faire paraître dans toute sa force, il n’aurait pu empêcher que cela ne parût toujours fort odieux : de sorte que, cet obstacle levé, continuent-ils, l’usage de ces termes ne peut être regardé que de deux manières très innocentes, et de nulle conséquence dangereuse ; l’une, comme un voile vénérable et révéré que l’hypocrite met au devant de la chose qu’il dit, pour l’insinuer sans horreur, sous des termes qui énervent toute la première impression que cette chose pourrait faire dans l’esprit, de sa turpitude naturelle ; l’autre est, en considérant cet usage comme l’effet de l’habitude que les bigots ont prise de se servir de la dévotion, et de l’employer partout à leur avantage, afin de paraître agir toujours par elle ; habitude qui leur est très utile, en ce que le peuple, que ces gens-là ont en vue, et sur qui les paroles peuvent tout, se préviendra toujours d’une opinion de sainteté et de vertu pour les gens qu’il verra parler ce langage, comme si accoutumés aux choses spirituelles, et si peu à celles du monde, que, pour traiter celles-ci, ils sont contraints d’emprunter les termes de celles-là. Et c’est ici, concluent enfin ces messieurs, où il faut remarquer l’injustice de la grande objection qu’on a toujours faite contre cette pièce, qui est que, décriant les apparences de la vertu, on rend suspects ceux qui, outre cela, en ont le fonds, aussi bien que ceux qui ne l’ont pas ; comme si ces apparences étaient les mêmes dans les uns que dans les autres ; que les véritables dévots fussent capables des affectations que cette pièce reprend dans les hypocrites, et que la vertu n’eût pas un dehors reconnaissable de même que le vice !

Voilà comme raisonnent ces gens-là ; je vous laisse à juger s’ils ont tort, et reviens à mon histoire. Les choses étant dans cet état, et, pendant ce dévotieux entretien, notre cagot s’approchant toujours de la dame, même sans y penser, à ce qu’il semble, à mesure qu’elle s’éloigne ; enfin il lui prend la main, comme par manière de geste, et pour lui faire quelque protestation qui exige d’elle une attention particulière ; et, tenant cette main, il la presse si fort entre les siennes, qu’elle est contrainte de lui dire, Que vous me serrez fort ! à quoi il répond soudain, à propos de ce qu’il disait, se recueillant et s’apercevant de son transport : C’est par excès de zèle. Un moment après il s’oublie de nouveau, et, promenant sa main sur le genou de la dame, elle lui dit, confuse de cette liberté, ce que fait là sa main ? Il répond, aussi surpris que la première fois, qu’il trouve son étoffe moelleuse ; et, pour rendre plus vraisemblable cette défaite, par un artifice fort naturel, il continue de considérer son ajustement, et s’attaque à son collet, dont le point lui semble admirable. Il y porte la main encore, pour le manier et le considérer de plus près ; mais elle le repousse, plus honteuse que lui. Enfin, enflammé par tous ces petits commencements, par la présence d’une femme bien faite qu’il adore, et qui le traite avec beaucoup de civilité, et par les douceurs attachées à la première découverte d’une passion amoureuse, il lui fait sa déclaration dans les termes ci-dessus examinés ; à quoi elle répond que, bien qu’un tel aveu ait droit de la surprendre dans un homme aussi dévot que lui... Il l’interrompt à ces mots, en s’écriant, avec un transport fort éloquent : Ah ! pour être dévot, on n’en est pas moins homme. Et, continuant sur ce ton, il lui fait voir d’autre part les avantages qu’il y a à être aimée d’un homme comme lui ; que le commun des gens du monde, cavaliers et autres, gardent mal un secret amoureux, et n’ont rien de plus pressé, après avoir reçu une faveur, que de s’en aller vanter ; mais que, pour ceux de son espèce, le soin, dit-il, que nous avons de notre renommée est un gage assuré pour la personne aimée ; et l’on trouve avec nous, sans risquer son honneur, de l’amour sans scandale, et du plaisir sans peur. De là, après quelques autres discours, revenant à son premier sujet, il conclut qu’elle peut bien juger, considérant son air, qu’enfin tout homme est homme, et qu’un homme est de chair. Il s’étend admirablement là-dessus, et lui fait si bien sentir son humanité et sa faiblesse pour elle, qu’il ferait presque pitié, s’il n’était interrompu par Damis, qui, sortant d’un cabinet voisin dont il a tout ouï, et voyant que la dame, sensible à cette pitié, promettait au cagot de ne rien dire, pourvu qu’il la servît dans l’affaire du mariage de Mariane, dit qu’il faut que la chose éclate, et qu’elle soit sue dans le monde. Panulphe paraît surpris, et demeure muet, mais pourtant sans être déconcerté. La dame prie Damis de ne rien dire ; mais il s’obstine dans son premier dessein. Sur cette contestation le mari arrivant, il lui conte tout. La dame avoue la vérité de ce qu’il dit, mais en le blâmant de le dire. Son mari les regarde l’un et l’autre d’un œil de courroux ; et, après leur avoir reproché, de toutes les manières les plus aigres qu’il se peut, la fourbe mal conçue qu’ils lui veulent jouer ; enfin, venant à l’hypocrite, qui cependant a médité son rôle, il le trouve qui, bien loin d’entreprendre de se justifier, par un excellent artifice, se condamne et s’accuse lui-même, en général et sans rien spécifier, de toutes sortes de crimes ; qu’il est le plus grand des pécheurs, un méchant, un scélérat ; qu’ils ont raison de le traiter de la sorte ; qu’il doit être chassé de la maison comme un ingrat et un infâme ; qu’il mérite plus que cela ; qu’il n’est qu’un ver, qu’un néant : quelques gens jusqu’ici me croient homme de bien ; mais, mon frère, on se trompe, hélas ! je ne vaux rien. Le bonhomme, charmé par cette humilité, s’emporte contre son fils d’une étrange sorte, l’appelant vingt fois coquin ! Panulphe, qui le voit en beau chemin, l’anime encore davantage, en s’allant mettre à genoux devant Damis, et lui demandant pardon, sans dire de quoi. Le père s’y jette aussi, d’abord pour le relever, avec des rages extrêmes contre son fils. Enfin, après plusieurs injures, il veut l’obliger de se jeter à genoux devant monsieur Panulphe, et lui demander pardon ; mais Damis refusant de le faire, et aimant mieux quitter la place, il le chasse, et, le déshéritant, lui donne sa malédiction. Après, c’est à consoler monsieur Panulphe, lui faire cent satisfactions pour les autres, et enfin lui dire qu’il lui donne sa fille en mariage, et, avec cela, qu’il veut lui faire une donation de tout son bien ; qu’un gendre vertueux comme lui vaut mieux qu’un fils fou comme le sien. Après avoir exposé ce beau projet, il vient au bigot de plus près, et, avec la plus grande humilité du monde, et tremblant d’être refusé, il lui demande fort respectueusement s’il n’acceptera pas l’offre qu’il lui propose. À quoi le dévot répond fort chrétiennement : La volonté du ciel soit faite en toutes choses ! Cela étant arrêté de la sorte avec une joie extrême de la part du bonhomme, Panulphe le prie de trouver bon qu’il ne parle plus à sa femme, et de ne l’obliger plus à avoir aucun commerce avec elle : à quoi l’autre répond, donnant dans le piège que lui tend l’hypocrite, qu’il veut, au contraire, qu’ils soient toujours ensemble en dépit de tout le monde. Là-dessus ils s’en vont chez le notaire passer le contrat de mariage et la donation.

Au quatrième, le frère de la dame dit à Panulphe qu’il est bien aise de le rencontrer pour lui dire son sentiment sur tout ce qui se passe, et pour lui demander s’il ne se croit pas oblige, comme chrétien, de pardonner à Damis, bien loin de le faire déshériter. Panulphe lui répond que, quant à lui, il lui pardonne de bon cœur ; mais que l’intérêt du ciel ne lui permet pas d’en user autrement. Pressé d’expliquer cet intérêt, il dit que s’il s’accommodait avec Damis et la dame, il donnerait sujet de croire qu’il est coupable ; que les gens comme lui doivent avoir plus de soin que cela de leur réputation ; et qu’enfin on dirait qu’il les aurait recherchés de cette manière pour les obliger au silence. Le frère, surpris d’un raisonnement si malicieux, insiste à lui demander si, par un motif tel que celui-là, il croit pouvoir chasser de la maison le légitime héritier, et accepter le don extravagant que son père lui veut faire de son bien. Le bigot répond à cela, que s’il se rend facile à ses pieux desseins, c’est de peur que ce bien ne tombât en de mauvaises mains. Le frère s’écrie là-dessus, avec un emportement fort naturel, qu’il faut laisser au ciel à empêcher la prospérité des méchants, et qu’il ne faut point prendre son intérêt plus qu’il ne fait lui-même. Il pousse quelque temps fort à propos cette excellente morale, et conclut enfin en disant au cagot, par forme de conseil : Ne serait-il pas mieux qu’en personne discrète, vous fissiez de céans une honnête retraite ? Le bigot, qui se sent pressé et piqué trop sensiblement par cet avis, lui dit : Monsieur, il est trois heures et demie, et certain devoir chrétien m’appelle en d’autres lieux, et le quitte de cette sorte. Cette scène met dans un beau jour un des plus importants et des plus naturels caractères de la bigoterie, qui est de violer les droits les plus sacrés et les plus légitimes, tels que ceux des enfants sur le bien des pères, par des exceptions qui n’ont en effet autre fondement que l’intérêt particulier des bigots. La distinction subtile que le cagot fait du pardon du cœur avec celui de la conduite est aussi une autre marque naturelle de ces gens-là, et un avant-goût de sa théologie, qu’il expliquera ci-après en bonne occasion. Enfin, la manière dont il met fin à la conversation est un bel exemple de l’irraisonnabilité, pour ainsi dire, de ces bons messieurs, de qui on ne tire jamais rien en raisonnant, qui n’expliquent point les motifs de leur conduite, de peur de faire tort à leur dignité par cette espèce de soumission, et qui, par une exacte connaissance de la nature de leur intérêt, ne veulent jamais agir que par l’autorité seule que leur donne l’opinion qu’on a de leur vertu.

Le frère demeuré seul, sa sœur vient avec Mariane et Dorine. À peine ont-ils parlé quelque temps de leurs affaires communes, que le mari arrive avec un papier en sa main, disant qu’il tient de quoi les faire tous enrager. C’est, je pense, le contrat de mariage ou la donation. D’abord Mariane se jette à ses genoux, et le harangue si bien, qu’elle le touche. On voit cela dans la mine du pauvre homme, et c’est ce qui est un trait admirable de l’entêtement ordinaire aux bigots, pour montrer comme ils se défont de toutes les inclinations naturelles et raisonnables ; car celui-ci, se sentant attendrir, se ravise tout d’un coup, et se disant à soi-même, croyant faire une chose fort héroïque : Ferme, ferme, mon cœur, point de faiblesse humaine ! Après cette belle résolution, il fait lever sa fille, et lui dit que si elle cherche à s’humilier et à se mortifier dans un couvent, d’autant plus elle a d’aversion pour Panulphe, d’autant plus méritera-t-elle avec lui. Je ne sais si c’est ici qu’il dit que Panulphe est fort gentilhomme ; à quoi Dorine répond : Il le dit. Et sur cela le frère lui représente excellemment, à son ordinaire, qu’il sied mal à ces sortes de gens de se vanter des avantages du monde. Enfin, le discours retombant fort naturellement sur l’aventure de l’acte précédent, et sur l’imposture prétendue de Damis et de la dame, le mari, croyant les convaincre de la calomnie qu’il leur impute, objecte à sa femme que si elle disait vrai, et si effectivement elle venait d’être poussée par Panulphe sur une matière si délicate, elle aurait été bien autrement émue qu’elle n’était, et qu’elle était trop tranquille pour n’avoir pas médité de longue main cette pièce. Objection admirable dans la nature des bigots, qui n’ont qu’emportement en tout, et qui ne peuvent s’imaginer que personne ait plus de modération qu’eux. La dame répond excellemment, que ce n’est pas en s’emportant qu’on réprime le mieux les folies de cette espèce, et que souvent un froid refus opère mieux que de dévisager les gens ; qu’une honnête femme ne doit faire que rire de ces sortes d’offenses, et qu’on ne saurait mieux les punir qu’en les traitant de ridicules. Après plusieurs discours de cette nature, tant d’elle que des autres, pour montrer la vérité de ce dont ils ont accusé Panulphe, le bonhomme persistant dans son incrédulité, on offre de lui faire voir ce qu’on lui dit. Il se moque longtemps de cette proposition, et s’emporte contre ceux qui la font, en détestant leur impudence. Pourtant, à force de lui répéter la même chose, et de lui demander ce qu’il dirait s’il voyait ce qu’il ne peut croire, ils le contraignent de répondre : Je dirais, je dirais que... je ne dirais rien ; car cela ne se peut. Trait inimitable, ce me semble, pour représenter l’effet de la pensée d’une chose sur un esprit convaincu de l’impossibilité de cette chose. Cependant, on fait tant qu’on l’oblige à vouloir bien essayer ce qui en sera, ne fût-ce que pour avoir le plaisir de confondre les calomniateurs de son Panulphe : c’est à cette fin que le bonhomme s’y résout, après beaucoup de résistance. Le dessein de la dame, qu’elle expose alors, est, après avoir fait cacher son mari sous la table, de voir Panulphe reprendre l’entretien de leur conversation précédente, et l’obliger à se découvrir tout entier par la facilité qu’elle lui fera paraître : elle commande à Dorine de le faire venir ; celle-ci, voulant faire faire réflexion à sa maîtresse sur la difficulté de son entreprise, lui dit qu’il a de grands sujets de défiance extrême : mais la dame répond divinement qu’on est facilement trompé par ce qu’on aime ; principe qu’elle prouve admirablement dans la suite par expérience, et que le poète a jeté exprès en avant, pour rendre plus vraisemblable ce qu’on doit voir.

Le mari placé dans sa cachette, et les autres sortis, elle reste seule avec lui, et lui tient à peu près ce discours : qu’elle va faire un étrange personnage et peu ordinaire à une femme de bien, mais qu’elle y est contrainte, et que ce n’est qu’après avoir tenté en vain tous les autres remèdes ; qu’il va entendre un langage assez dur à souffrir à un mari dans la bouche d’une femme, mais que c’est sa faute ; qu’au reste l’affaire n’ira qu’aussi loin qu’il voudra, et que c’est à lui de l’interrompre où il jugera à propos. Il se cache, et Panulphe vient. C’est ici où le poète avait à travailler pour venir à bout de son dessein ; aussi y a-t-il pensé par avance ; et, prévoyant cette scène comme devant être son chef-d’œuvre, il a disposé les choses admirablement, pour la rendre parfaitement vraisemblable. C’est ce qu’il serait inutile d’expliquer, parce que tout cela paraît très clairement par le discours même de la dame, qui se sert merveilleusement de tous les avantages de son sujet et de la disposition présente des choses, pour faire donner l’hypocrite dans le panneau. Elle commence par dire, qu’il a vu combien elle a prié Damis de se taire, et le dessein où elle était de cacher l’affaire ; que si elle ne l’a pas poussé plus fortement, il voit bien quelle a dû ne le pas faire par politique ; qu’il a vu sa surprise à l’abord de son mari, quand Damis a tout conté (ce qui était vrai ; mais c’était pour l’impudence avec laquelle Panulphe avait d’abord soutenu et détourné la chose) ; et comme elle a quitté la place, de douleur de le voir en danger de souffrir une telle confusion ; qu’au reste, il peut bien juger par quel sentiment elle avait demandé de le voir en particulier, pour le prier si instamment de refuser l’offre qu’on lui fait de Mariane pour l’épouser ; qu’elle ne s’y serait pas tant intéressée, et qu’il ne lui serait pas si terrible de le voir entre les bras d’une autre, si quelque chose de plus fort que la raison et l’intérêt de la famille ne s’en était mêlé ; qu’une femme fait beaucoup, en effet, dans ses premières déclarations, que de promettre le secret ; qu’elle reconnaît bien que c’est tout que cela, et qu’on ne saurait s’engager plus fortement. Panulphe témoigne d’abord quelque doute, par des interrogations qui donnent lieu à la dame de dire toutes ces choses en y répondant ; enfin, insensiblement ému par la présence d’une belle personne qu’il adore, qui effectivement avait reçu avec beaucoup de modération, de retenue et de bonté la déclaration de son amour, qui le cajole à présent, et qui le paye de raisons assez plausibles, il commence à s’aveugler, à se rendre, et à croire qu’il se peut faire que c’est tout de bon qu’elle parle, et qu’elle ressent ce qu’elle dit. Il conserve pourtant encore quelque jugement, comme il est impossible à un homme fort sensé de passer tout à fait d’une extrémité à l’autre ; et, par un mélange admirable de passion et de défiance, il lui demande, après beaucoup de paroles, des assurances réelles, et des faveurs pour gages de la vérité de ses paroles ; elle répond en biaisant, il réplique en pressant ; enfin, après quelques façons, elle témoigne se rendre : il triomphe ; et, voyant qu’elle ne lui objecte plus que le péché, il lui découvre le fond de sa morale, et tâche de lui faire comprendre qu’il hait le péché autant et plus quelle ne fait ; mais que, dans l’affaire dont il s’agit entre eux, le scandale en effet est la plus grande offense, et c’est une vertu de pécher en silence ; que, quant au fond de la chose, il est avec le ciel des accommodements. Et, après une longue déduction des adresses des directeurs modernes, il conclut que quand on ne se peut sauver par l’action, on se met à couvert par son intention. La pauvre dame, qui n’a plus rien à objecter, est bien en peine de ce que son mari ne sort point de sa cachette, après lui avoir fait avec le pied tous les signes qu’elle a pu ; enfin elle s’avise, pour achever de le persuader, et pour l’outrer tout à fait, de mettre le cagot sur son chapitre : elle lui dit donc, qu’il voie à la porte s’il n’y a personne qui vienne ou qui écoute, et si par hasard son mari ne passerait point. Il répond, en se disposant pourtant à lui obéir, que son mari est un fat, un homme préoccupé jusqu’à l’extravagance, et de sorte qu’il est dans un état à tout voir sans rien croire. Excellente adresse du poète, qui a appris d’Aristote qu’il n’est rien de plus sensible que d’être méprisé par ceux que l’on estime, et qu’ainsi c’était la dernière corde qu’il fallait faire jouer ; jugeant bien que le bonhomme souffrirait plus impatiemment d’être traité de ridicule et de fat par le saint frère, que de lui voir cajoler sa femme jusqu’au bout ; quoique dans l’apparence première, et au jugement des autres, ce dernier outrage paraisse plus grand.

En effet, pendant que le galant va à la porte, le mari sort de dessous la table, et se trouve droit devant l’hypocrite, quand il revient à la dame pour achever l’œuvre si heureusement acheminée. La surprise de Panulphe est extrême, se trouvant le bonhomme entre les bras, qui ne peut exprimer que confusément son étonnement et son admiration. La dame, conservant toujours le caractère d’honnêteté qu’elle a fait voir jusqu’ici, paraît honteuse de la fourbe qu’elle a faite au bigot, et lui en demande quelque sorte de pardon, en s’excusant sur la nécessité. Toutefois le bigot ne se trouble point, conserve toute sa froideur naturelle, et, ce qui est d’admirable, ose encore persister après cela à parler comme devant ; et c’est où il faut reconnaître le suprême caractère de cette sorte de gens, de ne se démentir jamais quoi qui arrive ; de soutenir à force d’impudence toutes les attaques de la fortune ; n’avouer jamais avoir tort ; détourner les choses avec le plus d’adresse qu’il se peut, mais toujours avec toute l’assurance imaginable ; et tout cela parce que les hommes jugent des choses plus par les yeux que par la raison ; que peu de gens étant capables de cet excès de fourberie, la plupart ne peuvent le croire ; et qu’enfin on ne saurait dire combien les paroles peuvent sur les esprits des hommes.

Panulphe persiste donc dans sa manière accoutumée, et pour commencer à se justifier près de son frère, car il ose encore le nommer de la sorte, dit quelque chose du dessein qu’il pouvait avoir dans ce qui vient d’arriver ; et sans doute il allait forger quelque excellente imposture, lorsque le mari, sans lui donner loisir de s’expliquer, épouvanté de son effronterie, le chasse de sa maison, et lui commande d’en sortir. Comme Panulphe voit que ses charmes ordinaires ont perdu leur vertu, sachant bien que quand une fois on est revenu de ces entêtements extrêmes, on n’y retombe jamais, et pour cela même voyant bien qu’il n’y a plus d’espérance pour lui, il change de batterie ; et sans pourtant sortir de son personnage naturel de dévot, dont il voit bien dès là qu’il aura extrêmement besoin dans la grande affaire qu’il va entreprendre, mais seulement comme justement irrité de l’outrage qu’on fait à son innocence, il répond à ces menaces par d’autres plus fortes, et dit que c’est à eux à vider la maison dont il est le maître en vertu de la donation dont il a été parlé ; et les quittant là-dessus, les laisse dans le plus grand de tous les étonnements, qui augmente encore lorsque le bonhomme se souvient d’une certaine cassette, dont il témoigne d’abord être en extrême peine, sans dire ce que c’est, étant trop pressé d’aller voir si elle est encore dans un lieu qu’il dit. Il y court, et sa femme le suit.

Le cinquième acte commence par le mari et le frère : le premier, étourdi de n’avoir point trouvé cette cassette, dit qu’elle est de grande conséquence, et que la vie, l’honneur et la fortune de ses meilleurs amis, et peut-être la sienne propre, dépendent des papiers qui sont dedans. Interrogé pourquoi il l’avait confiée à Panulphe, il répond que c’est par principe de conscience ; que Panulphe lui fit entendre que si on venait à lui demander ces papiers, comme tout se sait, il serait contraint de nier de les avoir pour ne pas trahir ses amis ; que, pour éviter ce mensonge, il n’avait qu’à les remettre dans ses mains, où ils seraient autant dans sa disposition qu’auparavant ; après quoi il pourrait, sans scrupule, nier hardiment de les avoir. Enfin, le bonhomme explique merveilleusement à son beau-frère, par l’exemple de cette affaire, de quelle manière les bigots savent intéresser la conscience dans tout ce qu’ils font et ne font pas, et étendre leur empire par cette voie jusqu’aux choses les plus importantes et les plus éloignées de leur profession.

Le frère fait, dans ces perplexités, le personnage d’un véritable honnête homme, qui songe à réparer le mal arrivé, et ne s’amuse point à le reprocher à ceux qui l’ont causé, comme font la plupart des gens, surtout quand par hasard ils ont prévu ce qu’ils voient. Il examine mûrement les choses, et conclut, à la désolation commune, que le fourbe étant armé de toutes ces différentes pièces, régulièrement, peut les perdre de toute manière, et que c’est une affaire sans ressource. Sur cela le mari s’emporte pitoyablement, et conclut, par un raisonnement ordinaire aux gens de sa sorte, qu’il ne se fiera jamais en homme de bien. Ce que son beau-frère relève excellemment, en lui remontrant sa mauvaise disposition d’esprit, qui lui fait juger de tout avec excès, et l’empêche de s’arrêter jamais dans le juste milieu, dans lequel seul se trouvent la justice, la raison et la vérité ; que de même que l’estime el la considération qu’on doit avoir pour les véritables gens de tienne doivent point passer jusqu’aux méchants qui savent se couvrir de quelque apparence de vertu, ainsi l’horreur qu’on doit avoir pour les méchants et les hypocrites ne doit point faire de tort aux véritables gens de bien, mais au contraire doit augmenter la vénération qui leur est due, quand on les connaît parfaitement. Là-dessus la vieille arrive, et tous les autres ; elle demande d’abord quel bruit c’est qui court d’eux par le monde ? Son fils répond que c’est que monsieur Panulphe le veut chasser de chez lui, et le dépouiller de tout son bien, parce qu’il l’a surpris caressant sa femme. La suivante sur cela, qui n’est pas si honnête que le frère, ne peut s’empêcher de s’écrier : Le pauvre homme ! comme le mari faisait au premier acte, touchant le même Panulphe. La vieille, encore entêtée du saint personnage, n’en veut rien croire : et sur cela enfile un long lieu commun de la médisance et des méchantes langues. Son fils lui dit qu’il l’a vu, et que ce n’est pas un ouï-dire ; la vieille, qui ne l’écoute pas, et qui est charmée de la beauté de son lieu commun, ravie d’avoir une occasion illustre comme celle-là de le pousser bien loin, continue sa légende, et cela tout par les manières ordinaires aux gens de cet âge, des proverbes, des apophtegmes, des dictons du vieux temps, des exemples de sa jeunesse, et des citations de gens qu’elle a connus. Son fils a beau se tuer de lui répéter qu’il l’a vu ; elle, qui ne pense point à ce qu’il lui dit, mais seulement à ce qu’elle veut dire, ne s’écarte point de son premier chemin. Sur quoi la suivante, encore malicieusement, comme il convient à ce personnage, mais pourtant fort moralement, dit au mari, qu’il est puni selon ses mérites, et que, comme il n’a point voulu croire longtemps ce qu’on lui disait, on ne veut point le croire lui-même à présent sur le même sujet. Enfin la vieille, forcée de prêter l’oreille pour un moment, répond en s’opiniâtrant, que quelquefois il faut tout voir pour bien juger ; que l’intention est cachée, que la passion préoccupe, et fait paraître les choses autrement qu’elles ne sont, et qu’enfin il ne faut pas toujours croire tout ce qu’on voit ; qu’ainsi, il fallait s’assurer mieux de la chose avant que de faire éclat. Sur quoi son fils s’emportant, lui répond brusquement qu’elle voudrait donc qu’il eût attendu pour éclater que Panulphe eût... Vous me feriez dire quelque sottise. Manière admirablement naturelle de faire entendre avec bienséance une chose aussi délicate que celle-là.

Le pauvre homme serait encore à présent, que je crois, à persuader sa mère de la vérité de ce qu’il lui dit, et elle à le faire enrager, si quelqu’un ne heurtait à la porte. C’est un homme qui, à la manière obligeante, honnête, caressante et civile dont il aborde la compagnie, soi-disant venir de la part de M. Panulphe, semble être là pour demander pardon, et accommoder toutes choses avec douceur, bien loin d’y être pour sommer toute la famille, dans la personne du chef, de vider la maison au plus tôt : car enfin, comme il se déclare lui-même, il s’appelle Loyal, et depuis trente ans il est sergent à verge en dépit de l’envie ; mais tout cela, comme j’ai dit, avec le plus grand respect et la plus tendre amitié du monde. Ce personnage est un supplément admirable du caractère bigot, et fait voir comme il en est de toutes professions, et qui sont liés ensemble bien plus étroitement que ne le sont les gens de bien, parce qu’étant plus intéressés, ils considèrent davantage, et connaissent mieux combien ils se peuvent être utiles les uns aux autres dans les occasions : ce qui est l’âme de la cabale. Cela se voit bien clairement dans cette scène, car cet homme, qui a tout l’air de ce qu’il est, c’est-à-dire du plus raffiné fourbe de sa profession, ce qui n’est pas peu de chose ; cet homme, dis-je, y fait l’acte du monde le plus sanglant, avec toutes les façons qu’un homme de bien pourrait faire le plus obligeant ; et cette détestable manière sert encore au but des Panulphes pour ne se faire point d’affaires nouvelles, et au contraire mettre les autres dans le tort par cette conduite si honnête en apparence, et si barbare en effet. Ce caractère est si beau, que je ne saurais en sortir ; aussi le poète, pour le faire jouer plus longtemps, a employé toutes les adresses de son art : il lui fait dire plusieurs choses d’un ton et d’une force différente par les diverses personnes qui composent la compagnie, pour le faire répondre à toutes selon son but ; même pour le faire davantage parler, il le fait proposer et offrir une espèce de grâce, qui est un délai d’exécution, mais accompagné de circonstances plus choquantes que ne serait un ordre absolu. Enfin il sort ; et à peine la vieille s’est-elle écriée : Je ne sais plus que dire, et suis tout ébaubie, et les autres ont-ils fait réflexion sur leur aventure, que Valère, l’amant de Mariane, entre et donne avis au mari que Panulphe, par le moyen des papiers qu’il a entre les mains, l’a fait passer pour criminel d’État près du prince ; qu’il sait cette nouvelle par l’officier même qui a l’ordre de l’arrêter, lequel a bien voulu lui rendre ce service que de l’en avertir ; que son carrosse est à la porte avec mille louis, pour prendre la fuite. Sans autre délibération, on oblige le mari à le suivre ; mais, comme ils sortent, ils rencontrent Panulphe avec l’officier qui les arrêtent. Chacun éclate contre l’hypocrite en reproches de diverses manières ; à quoi, étant pressé, il répond que la fidélité qu’il doit au prince est plus forte sur lui que toute autre considération. Mais le frère de la dame répliquant à cela, et lui demandant pourquoi, si son beau-frère est criminel, il a attendu pour le déférer qu’il l’eût surpris voulant corrompre la fidélité de sa femme ? Cette attaque le mettant hors de défense, il prie l’officier de le délivrer de toutes ces criailleries, et de faire sa charge : ce que l’autre lui accorde, mais en le faisant prisonnier lui-même. De quoi, tout le monde étant surpris, l’officier rend raison, et cette raison est le dénouement. Avant que je vous le déclare, permettez-moi de vous faire remarquer que l’esprit de tout cet acte, et son seul effet et but jusqu’ici, n’a été que de représenter les affaires de cette pauvre famille dans la dernière désolation par la violence et l’impudence de l’imposteur, jusque-là qu’il paraît que c’est une affaire sans ressource dans les formes, de sorte qu’à moins de quelque dieu qui y mette la main, c’est-à-dire de la machine, comme parle Aristote, tout est déploré.

L’officier déclare donc que le prince, ayant pénétré dans le cœur du fourbe par une lumière toute particulière aux souverains par-dessus les autres hommes, et s’étant informé de toutes choses sur sa délation, avait découvert l’imposture, et reconnu que cet homme était le même dont, sous un autre nom, il avait déjà ouï parler, et savait une longue histoire toute tissue des plus étranges friponneries et des plus noires aventures dont il ait jamais été parlé : que nous vivons sous un règne où rien ne peut échapper à la lumière du prince, où la calomnie est confondue par sa seule présence, et où l’hypocrisie est autant en horreur dans son esprit, qu’elle est accréditée parmi ses sujets ; que cela étant, il a, d’autorité absolue, annulé tous les actes favorables à l’imposteur, et fera rendre tout ce dont il était saisi ; et qu’enfin c’est ainsi qu’il reconnait les services que le bonhomme a rendus autrefois à l’État dans les armées, pour montrer que rien n’est perdu près de lui, et que son équité, lorsque moins on y pense, des bonnes actions donne la récompense. Il me semble que, si dans tout le reste de la pièce l’auteur a égalé tous les anciens et surpassé tous les modernes, on peut dire que dans ce dénouement il s’est surpassé lui-même, n’y ayant rien de plus grand, de plus magnifique et de plus merveilleux, et cependant rien de plus naturel, de plus heureux et de plus juste, puisqu’on peut dire que, s’il était permis d’oser faire le caractère de l’âme de notre grand monarque, ce serait sans doute dans cette plénitude de lumières, cette prodigieuse pénétration d’esprit, et ce discernement merveilleux de toutes choses qu’on le ferait consister ; tant il est vrai, s’écrient ici ces messieurs dont j’ai pris à tâche de vous rapporter les sentiments, tant il est vrai, disent-ils, que le prince est digne du poète, comme le poète est digne du prince !

Achevons notre pièce en deux mots, et voyons comme les caractères y sont produits dans toutes leurs faces. Le mari, voyant toutes choses changées, suivant le naturel des âmes faibles, insulte au misérable Panulphe ; mais son beau-frère le reprend fortement, en souhaitant au contraire à ce malheureux qu’il fasse un bon usage de ce revers de fortune, et qu’au lieu des punitions qu’il mérite, il reçoive du ciel la grâce d’une véritable pénitence, qu’il n’a pas méritée. Conclusion, à ce que disent ceux que les bigots font passer pour athées, digne d’un ouvrage si saint, qui n’étant qu’une instruction très chrétienne de la véritable dévotion, ne devait pas finir autrement que par l’exemple le plus parfait qu’on ait peut-être jamais proposé, de la plus sublime de toutes les vertus évangéliques, qui est le pardon des ennemis.

Voilà, monsieur, quelle est la pièce qu’on a défendue. Il se peut faire qu’on ne voit pas le venin parmi les fleurs, et que les yeux des puissances sont plus épurés que ceux du vulgaire : si cela est, il semble qu’il est encore de la charité des religieux persécuteurs du misérable Panulphe, de faire discerner le poison que les autres avalent faute de le connaître. À cela près, je ne me mêle point de juger des choses de cette délicatesse, je crains trop de me faire des affaires, comme vous savez ; c’est pourquoi je me contenterai de vous communiquer deux réflexions qui me sont venues dans l’esprit, qui ont peut-être été faites par peu de gens, et qui, ne touchant point le fond de la question, peuvent être proposées sans manquer au respect que tous les gens de bien doivent avoir pour les jugements des puissances légitimes.

La première est sur l’étrange disposition d’esprit, touchant cette comédie, de certaines gens qui, supposant ou croyant de bonne foi qu’il ne s’y fait ni dit rien qui puisse en particulier faire aucun méchant effet, ce qui est le point de la question, la condamnent toutefois en général, à cause seulement qu’il y est parlé de la religion, et que le théâtre, disent-ils, n’est pas un lieu où il la faille enseigner.

Il faut être bien enragé contre Molière pour tomber dans un égarement si visible ; et il n’est point de si chétif lieu commun où l’ardeur de critiquer et de mordre ne se puisse retrancher, après avoir osé faire son fort d’une si misérable et si ridicule défense. Quoi ! si on produit la vérité avec toute la dignité qui doit l’accompagner partout ; si on a prévu et évité jusqu’aux effets les moins fâcheux qui pouvaient arriver, même par accident, de la peinture du vice ; si on a pris contre la corruption des esprits du siècle toutes les précautions qu’une connaissance parfaite de la saine antiquité, une vénération solide pour la religion, une méditation profonde de la nature de l’âme, une expérience de plusieurs années, et qu’un travail effroyable ont pu fournir, il se trouvera après cela des gens capables d’un contresens si horrible, que de proscrire un ouvrage qui est le résultat de tant d’excellents préparatifs, par cette seule raison qu’il est nouveau de voir exposer la religion dans une salle de comédie, pour bien, pour dignement, pour discrètement, nécessairement et utilement qu’on le fasse ! Je ne feins pas de vous avouer que ce sentiment me paraît un des plus considérables effets de la corruption du siècle où nous vivons : c’est par ce principe de fausse bienséance qu’on relègue la raison et la vérité dans des pays barbares et peu fréquentés, qu’on les borne dans les écoles et dans les églises, où leur puissante venu est presque inutile, parce qu’elles n’y sont recherchées que de ceux qui les aiment et qui les connaissent ; et que, comme si on se défiait de leur force et de leur autorité, on n’ose les commettre où elles peuvent rencontrer leurs ennemis. C’est pourtant là qu’elles doivent paraître ; c’est dans les lieux les plus profanes, dans les places publiques, les tribunaux, les palais des grands seulement, que se trouve la matière de leur triomphe ; et comme elles ne sont, à proprement parler, vérité et raison que quand elles convainquent les esprits, et qu’elles en chassent les ténèbres de l’erreur et de l’ignorance par leur lumière toute divine, on peut dire que leur essence consiste dans leur action ; que les lieux où leur opération est le plus nécessaire sont leurs lieux naturels ; et qu’ainsi c’est les détruire en quelque façon que les réduire à ne paraître que parmi leurs adorateurs. Mais passons plus avant.

Il est certain que la religion n’est que la perfection de la raison, du moins pour la morale ; qu’elle la purifie, qu’elle l’élève, et qu’elle dissipe seulement les ténèbres que le péché d’origine a répandues dans le lieu de sa demeure ; enfin, que la religion n’est qu’une raison plus parfaite. Ce serait être dans le plus déplorable aveuglement des païens, que de douter de cette vérité. Cela étant, et puisque les philosophes les plus sensuels n’ont jamais douté que la raison ne nous fût donnée par la nature pour nous conduire en toutes choses par ses lumières ; puisqu’elle doit être partout aussi présente à notre âme que l’œil à notre corps, et qu’il n’y a point d’acceptions de personnes, de temps ni de lieux auprès d’elle, qui peut douter qu’il n’en soit de même de la religion ; que cette lumière divine, infinie comme elle est par essence, ne doive faire briller partout sa clarté ; et qu’ainsi que Dieu remplit tout de lui-même sans aucune distinction, et ne dédaigne pas d’être aussi présent dans les lieux du monde les plus infâmes que dans les lieux augustes et les plus sacrés, aussi les vérités saintes qu’il lui a plu de manifester aux hommes ne puissent être publiées dans tous les temps et dans tous les lieux où il se trouve des oreilles pour les entendre, et des cœurs pour recevoir la grâce qui fait les chérir ?

Loin donc, loin d’une âme vraiment chrétienne ces indignes ménagements et ces cruelles bienséances qui voudraient nous empêcher de travailler à la sanctification de nos frères partout où nous le pouvons. La charité ne souffre point de bornes : tous lieux, tous temps lui sont bons pour agir et faire du bien. Elle n’a point d’égard à sa dignité, quand il y va de son intérêt ; et comment pourrait-elle en avoir, puisque cet intérêt consistant, comme il fait, à convertir les méchants, il faut qu’elle les cherche pour les combattre, et qu’elle ne peut les trouver, pour l’ordinaire, que dans des lieux indignes d’elle ?

Il ne faut pas donc qu’elle dédaigne de paraître dans ces lieux, et qu’elle ait si mauvaise opinion d’elle-même que de penser qu’elle puisse être avilie en s’humiliant. Les grands du monde peuvent avoir ces basses considérations, eux de qui toute la dignité est empruntée et relative, et qui ne doivent être vus que de loin et dans toute leur parure, pour conserver leur autorité, de peur qu’étant vus de près et à nu, on ne découvre leurs taches, et qu’on ne reconnaisse leur petitesse naturelle. Qu’ils ménagent avec avarice le faible caractère de grandeur qu’ils peuvent avoir ; qu’ils choisissent scrupuleusement les jours qui le font davantage briller ; qu’ils se gardent bien de se commettre jamais en des lieux qui ne contribuent pas à les faire paraître élevés et parfaits, à la bonne heure : mais que la charité redoute les mêmes inconvénients ; que cette souveraine des âmes chrétiennes appréhende de voir sa dignité diminuée en quelque lieu qu’il lui plaise de se montrer, c’est ce qui ne se peut penser sans crime : et, comme on a dit autrefois, que plutôt que Caton fût vicieux, l’ivrognerie serait une vertu, on peut dire, avec bien plus de raison, que les lieux les plus infâmes seraient dignes de la présence de cette reine, plutôt que sa présence dans ces lieux pût porter aucune atteinte à sa dignité.

En effet, Monsieur, car ne croyez pas que j’avance ici des paradoxes, c’est elle qui les rend dignes d’elle ces lieux si indignes en eux-mêmes : elle fait, quand il lui plaît, un temple d’un palais, un sanctuaire d’un théâtre, et un séjour de bénédictions et de grâces d’un lieu de débauche et d’abomination. Il n’est rien de si profane qu’elle ne sanctifie, de si corrompu qu’elle ne purifie, de si méchant qu’elle ne rectifie, rien de si extraordinaire, de si inusité et de si nouveau qu’elle ne justifie. Tel est le privilège de la vérité produite par cette vertu, le fondement et l’âme de toutes les autres vertus.

Je sais que le principe que je prétends établir a ses modifications comme tous les autres ; mais je soutiens qu’il est toujours vrai et constant, quand il ne s’agit que de parler comme ici. La religion a ses lieux et ses temps affectés pour ses sacrifices, ses cérémonies et ses autres mystères ; on ne peut les transporter ailleurs sans crime : mais ses vérités, qui se produisent par la parole, sont de tous temps et de tous lieux, parce que le parler étant nécessaire en tout et partout, il est toujours plus utile et plus saint de l’employer à publier la vérité et à prêcher la vertu, qu’à quelque autre sujet que ce soit.

L’antiquité, si sage en toutes choses, ne l’a pas été moins dans celle-ci que dans les autres ; et les païens, qui n’avaient pas moins de respect pour leur religion que nous en avons pour la nôtre, n’ont pas craint de la produire sur leurs théâtres ; au contraire, connaissant de quelle importance il était de l’imprimer dans l’esprit du peuple, ils ont cru sagement ne pouvoir mieux lui en persuader la vérité que par les spectacles, qui lui sont si agréables. C’est pour cela que leurs dieux paraissent si souvent sur la scène ; que les dénouements, qui sont les endroits les plus importants du poème, ne se faisaient presque jamais, de leur temps, que par quelque divinité, et qu’il n’y avait point de pièce qui ne fût une agréable leçon, et une preuve exemplaire de la clémence ou de la justice du ciel envers les hommes. Je sais bien qu’on me répondra que notre religion a des occasions affectées pour cet effet, et que la leur n’en avait point ; mais, outre qu’on ne saurait écouter la vérité trop souvent et en trop de lieux, l’agréable manière de l’insinuer au théâtre est un avantage si grand par-dessus les lieux où elle paraît avec toute son austérité, qu’il n’y a pas lieu de douter, naturellement parlant, dans lequel des deux elle fait plus d’impression.

Ce fut pour toutes ces raisons que nos pères, dont la simplicité avait autant de rapport avec l’Évangile que notre raffinement en est éloigné, voulant profiter, à l’édification du peuple, de son inclination naturelle pour les spectacles, instituèrent premièrement la comédie pour représenter la passion du Sauveur du monde et semblables sujets pieux. Que si la corruption qui, s’est glissée dans les mœurs, depuis ce temps heureux, a passé jusqu’au théâtre, et l’a rendu aussi profane qu’il devait être sacré, pourquoi, si nous sommes assez heureux pour que le ciel ait fait naître dans nos temps quelque génie capable de lui rendre sa première sainteté, pourquoi l’empêcherons-nous, et ne permettrons-nous pas une chose que nous procurerions avec ardeur, si la charité régnait dans nos âmes, et s’il n’y avait pas tant de besoin qu’il y en a aujourd’hui parmi nous de décrier l’hypocrisie, et de prêcher la véritable dévotion ?

La seconde de mes réflexions est sur un fruit véritablement accidentel, mais aussi très important, que non-seulement je crois qu’on peut tirer de la représentation de l’Imposteur, mais même qui en arriverait infailliblement. C’est que jamais il ne s’est frappé un plus rude coup contre tout ce qui s’appelle galanterie solide, en termes honnêtes, que cette pièce ; et que, si quelque chose est capable de mettre la fidélité des mariages à l’abri des artifices de ses corrupteurs, c’est assurément cette comédie, parce que les voies les plus ordinaires et les plus fortes par où on a coutume d’attaquer les femmes y sont tournées en ridicule d’une manière si vive et si puissante, qu’on paraîtrait sans doute ridicule quand on voudrait les employer après cela, et par conséquent on ne réussirait pas.

Quelques-uns trouveront peut-être étrange ce que j’avance ici ; mais je les prie de n’en pas juger souverainement qu’ils n’aient vu représenter la pièce, ou du moins de s’en remettre à ceux qui l’ont vue : car, bien loin que ce que je viens d’en rapporter suffise pour cela, je doute même si la lecture tout entière pourrait faire juger tout l’effet que produit sa représentation. Je sais encore qu’on me dira que le vice dont je parle étant le plus naturel de tous, ne manquera jamais de charmes capables de surmonter tout ce que cette comédie y pourrait attacher de ridicule ; mais je réponds à cela deux choses : l’une, que, dans l’opinion de tous les gens qui connaissent le monde, ce péché, moralement parlant, est le plus universel qu’il puisse être ; l’autre, que cela procède beaucoup plus, surtout dans les femmes, des mœurs, de la liberté et de la légèreté de notre nation, que d’aucun penchant naturel, étant certain que, de toutes les civilisées, il n’en est point qui y soit moins portée par le tempérament que la française. Cela supposé, je suis persuadé que le degré de ridicule où cette pièce ferait paraître tous les entretiens et les raisonnements, qui sont les préludes naturels de la galanterie du tête-à-tête, qui est la dangereuse ; je prétends, dis-je, que ce caractère de ridicule, qui serait inséparablement attaché à ces voies et à ces acheminements de corruption, par cette représentation, serait assez puissant et assez fort pour contrebalancer l’attrait qui fait donner dans le panneau les trois quarts des femmes qui y donnent.

C’est ce que je vous ferai voir plus clair que le jour, quand vous voudrez, car, comme il faut pour cela traiter à fond du ridicule, qui est une des plus sublimes matières de la véritable morale, et que cela ne se peut sans quelque longueur, et sans examiner des questions un peu trop spéculatives pour cette lettre, je ne pense pas devoir l’entreprendre ici. Mais il me semble que je vous vois plaindre de ma circonspection à votre accoutumée, et trouver mauvais que je ne vous dise pas absolument tout ce que je pense : il faut donc vous contenter tout à fait ; et voici ce que vous demandez.

Quoique la nature nous ait fait naître capables de connaître la raison pour la suivre, pourtant, jugeant bien que, si elle n’y attachait quelque marque sensible qui nous rendît cette connaissance facile, notre faiblesse et notre paresse nous priveraient de l’effet d’un si rare avantage, elle a voulu donner à cette raison quelque sorte de forme extérieure et de dehors reconnaissable. Cette forme est, en général, quelque motif de joie, et quelque matière de plaisir que notre âme trouve dans tout objet moral. Or, ce plaisir, quand il vient des choses raisonnables, n’est autre que cette complaisance délicieuse qui est excitée dans notre esprit par la connaissance de la vérité et de la vertu ; et quand il vient de la vue de l’ignorance et de l’erreur, c’est-à-dire de ce qui manque de raison, c’est proprement le sentiment par lequel nous jugeons quelque chose ridicule. Or, comme la raison produit dans l’âme une joie mêlée d’estime, le ridicule y produit une joie mêlée de mépris, parce que toute connaissance qui arrive à l’âme produit nécessairement dans l’entendement un sentiment d’estime ou de mépris, comme dans la volonté un mouvement d’amour ou de haine.

Le ridicule est donc la forme extérieure et sensible que la providence de la nature a attachée à tout ce qui est déraisonnable, pour nous en faire apercevoir, et nous obliger à le fuir. Pour connaître ce ridicule, il faut connaître la raison dont il signifie le défaut, et voir en quoi elle consiste. Son caractère n’est autre, dans le fond, que la convenance, et sa marque sensible la bienséance, c’est-à-dire le fameux Quod decet des anciens : de sorte que la bienséance est, à l’égard de la convenance, ce que les platoniciens disent que la beauté est à l’égard de la bonté, c’est-à-dire qu’elle en est la fleur, le dehors, le corps et l’apparence extérieure ; que la bienséance est la raison apparente, et que la convenance est la raison essentielle. De là vient que ce qui sied bien est toujours fondé sur quelque raison de convenance, comme l’indécence sur quelque disconvenance, c’est-à-dire le ridicule sur quelque manque de raison. Or, si la disconvenance est l’essence du ridicule, il est aisé de voir pourquoi la galanterie de Panulphe paraît ridicule, et l’hypocrisie en général aussi ; car ce n’est qu’à cause que les actions secrètes des bigots ne conviennent pas à l’idée que leur dévote grimace et l’austérité de leurs discours ont fait former d’eux au public.

Mais, quand cela ne suffirait pas, la suite de la représentation met dans la dernière évidence ce que je dis ; car le mauvais effet que la galanterie de Panulphe y produit le fait paraître si fort et si clairement ridicule, que le spectateur le moins intelligent en demeure pleinement convaincu. La raison de cela est que, selon mon principe, nous estimons ridicule ce qui manque extrêmement de raison. Or, quand des moyens produisent une fin fort différente de celle pour quoi on les emploie, nous supposons avec juste sujet qu’on en a fait le choix avec peu de raison, parce que nous avons cette prévention générale, qu’il y a des voies partout, et que, quand on manque de réussir, c’est faute d’avoir choisi les bonnes. Ainsi, parce qu’on voit que Panulphe ne persuade pas sa dame, on conclut que les moyens dont il se sert ont une grande disconvenance avec sa fin, et par conséquent qu’il est ridicule de s’en servir.

Or, non-seulement la galanterie de Panulphe ne convient pas à sa mortification apparente, et ne fait pas l’effet qu’il prétend, ce qui le rend ridicule, comme vous venez de voir ; mais cette galanterie est extrême, aussi bien que cette mortification, et fait le plus méchant effet qu’elle pouvait faire : ce qui le rend extrêmement ridicule, comme il était nécessaire pour en tirer le fruit que je prétends.

Vous me direz qu’il paraît bien, par tout ce que je viens de dire, que les raisonnements et les manières de Panulphe semblent ridicules, mais qu’il ne s’ensuit pas qu’elles le semblassent dans un autre ; parce que, selon ce que j’ai établi, le ridicule étant quelque chose de relatif, puisque c’est une espèce de disconvenance, la raison pourquoi ces manières ne conviennent pas à Panulphe n’aurait pas lieu dans un homme du monde qui ne serait pas dévot de profession comme lui, et par conséquent ne seraient pas ridicules dans cet homme comme dans lui.

Je réponds à cela, que l’excès du ridicule que ces manières ont dans Panulphe, fait que toutes les fois qu’elles se présenteront au spectateur dans quelque autre occasion, elles lui sembleront assurément ridicules, quoique peut-être elles ne le seront pas tant dans cet autre sujet que dans Panulphe ; mais c’est que l’âme, naturellement avide de joie, se laisse ravir nécessairement à la première vue des choses qu’elle a conçues une fois comme extrêmement ridicules, et qui lui rafraîchissent l’idée du plaisir très sensible qu’elle a goûté cette première fois. Or, dans cet état, l’âme n’est pas capable de faire la différence du sujet où elle voit ces objets ridicules, avec celui où elle les a premièrement vus. Je veux dire qu’une femme qui sera pressée par les mêmes raisons que Panulphe emploie, ne peut s’empêcher d’abord de les trouver ridicules, et n’a garde de faire réflexion sur la différence qu’il y a entre l’homme qui lui parle et Panulphe, et de raisonner sur cette différence, comme il faudrait qu’elle fît pour ne pas trouver ces raisons aussi ridicules qu’elles lui ont semblé, quand elle les a vu proposer à Panulphe.

La raison de cela est que notre imagination, qui est le réceptacle naturel du ridicule, selon sa manière ordinaire d’agir, en attache si fortement le caractère au matériel, dans quoi elle le voit, comme sont ici les paroles et les manières de Panulphe, qu’en quelque autre lieu, quoique plus décent, que nous trouvions ces mêmes manières, nous sommes d’abord frappés d’un souvenir de cette première fois, si elle a fait une impression extraordinaire, lequel, se mêlant mal à propos avec l’occasion présente, et partageant l’âme à force de plaisir qu’il lui donne, confond les deux occasions en une, et transporte dans la dernière tout ce qui nous a charmés et nous a donné de la joie dans la première ; ce qui n’est autre que le ridicule de cette première.

Ceux qui ont étudié la nature de l’âme et le progrès de ses opérations morales ne s’étonneront pas de cette forme de procéder, si irrégulière dans le fond, et qu’elle prenne ainsi le change, et attribue de cette sorte à l’un ce qui ne convient qu’à l’autre : mais enfin c’est une suite nécessaire de la violente et forte impression qu’elle a reçue une fois d’une chose, et de ce qu’elle ne reconnaît d’abord et ne juge les objets que par la première apparence de ressemblance qu’ils ont avec ce qu’elle a connu auparavant, et qui frappe d’abord les sens.

Cela est si vrai, et telle est la force de la prévention, que je croirais prouver suffisamment ce que je prétends, en vous faisant simplement remarquer que les raisonnements de Panulphe, qui sont les moyens qu’il emploie pour venir à son but, étant imprimés dans l’esprit de quiconque a vu cette pièce, comme ridicules, ainsi que je l’ai prouvé, et par conséquent comme mauvais moyens ; naturellement parlant, toute femme près de qui on voudra les employer, après cela, les rendra inutiles en y résistant, par la seule prévention où cette pièce l’aura mise, qu’ils sont inutiles en eux-mêmes.

Que si pourtant, malgré tout ce que je viens de dire, on veut que l’âme, après le premier mouvement qui lui fait embrasser avec empressement la plus légère image de ridicule, revienne à soi, et fasse à la fin la différence des sujets, du moins m’avouerez-vous que ce retour ne se fait pas d’abord ; qu’elle a besoin d’un temps considérable pour faire tout le chemin qu’il faut qu’elle fasse pour se désabuser de cette première impression, et qu’il est quelques instants où la vue d’un objet qui a paru extrêmement ridicule dans quelque autre lieu le représente encore comme tel, quoique peut-être il ne le soit pas dans celui-ci.

Or, ces premiers instants sont de grande considération dans ces matières, et font presque tout l’effet que ferait une extrême durée, parce qu’ils rompent toujours la chaîne de la passion et le cours de l’imagination, qui doit tenir l’âme attachée dès le commencement jusqu’au bout d’une entreprise amoureuse afin qu’elle réussisse, et parce que le sentiment du ridicule, étant le plus froid de tous, amortit et éteint absolument cette agréable émotion et cette douce et bénigne chaleur qui doit animer l’âme dans ces occasions. Que le sentiment du ridicule soit le plus froid de tous : il paraît bien, parce que c’est un pur jugement plaisant et enjoué d’une chose proposée. Or, il n’est rien de plus sérieux que tout ce qui a quelque teinture de passion : donc, il n’y a rien de plus opposé au sentiment passionné d’une joie amoureuse que le plaisir spirituel que donne le ridicule.

Si je cherchais matière à philosopher, je pourrais vous dire, pour achever de vous convaincre de l’importance des premiers instants en matière de ridicule, que l’extrême attachement de l’âme pour ce qui lui donne du plaisir, comme le ridicule ; des choses qu’elle voit, ne lui permet pas de raisonner pour se priver de ce plaisir, et, par conséquent, qu’elle a une répugnance naturelle à cesser de considérer comme ridicule ce qu’elle a une fois considéré comme tel : et c’est peut-être pour cette raison que, comme il arrive souvent, nous ne saurions traiter sérieusement de certaines choses, pour les avoir d’abord envisagées de quelque côté ou ridicule, ou seulement qui a rapport à quelque idées de ridicule que nous avions, et qui nous l’a rafraîchie. Combien donc, à plus forte raison, cette première impression fait-elle le même effet dans les occasions aussi sérieuses que celles-ci ! car, comme je viens de le remarquer, il ne faut point dire que ce soient des affaires à être traitées en riant, n’y ayant rien de plus sérieux que ces sortes d’entreprises : ce que je veux bien répéter, parce qu’il est fort important pour mon but ; et rien qui soit plus tôt démonté par le moindre mélange de ridicule, comme les experts le peuvent témoigner ; et tout cela, parce que le sentiment du ridicule est le plus choquant, le plus rebutant et le plus odieux de tous les sentiments de l’âme.

Mais s’il est généralement désagréable, il l’est particulièrement pour un homme amoureux, qui est le cas de notre question. Il est peu d’honnêtes gens qui ne soient convaincus par expérience de cette vérité ; aussi est-il bien aisé de la prouver. La raison en est que, comme il n’y a rien qui nous plaise tant à voir en autrui qu’un sentiment passionné, ce qui est peut-être le plus grand principe de la véritable rhétorique, aussi n’y a-t-il rien qui déplaise plus que la froideur et l’apathie qui accompagnent le sentiment du ridicule, surtout dans une personne qu’on aime : de sorte qu’il est plus avantageux d’en être haï, parce que, quelque passion qu’une femme ait pour vous, elle est toujours favorable, étant toujours une marque que vous êtes capable de la toucher, qu’elle vous estime, et qu’elle est bien aise que vous l’aimiez ; au lieu que ne la toucher point du tout, et lui être indifférent, à plus forte raison lui paraître méprisable, pour peu que ce soit, c’est toujours être à son égard dans un néant le plus cruel du monde, quand elle est tout au vôtre : de sorte que, pour peu qu’un homme ait de courage, ou d’autre voie ouverte pour revenir à la liberté et à la raison, la moindre marque qu’il aura de paraître ridicule le guérira absolument, ou du moins le troublera et le mettra en désordre, et par conséquent hors d’état de pousser une femme à bout pour cette fois, et elle de même en sûreté quant à lui ; ce qui est le but de ma réflexion.

Mais non-seulement, quand l’impression première de ridicule qui se fait dans l’esprit d’une femme, lorsqu’elle voit les mêmes raisonnements de Panulphe dans la bouche d’un homme du monde, s’effacerait absolument dans la suite par la réflexion qu’elle ferait sur la différence qu’il y a de Panulphe à l’homme qui lui parle : non-seulement, dis-je, quand cela arriverait, cette première impression ne laisserait pas de produire tout l’effet que je prétends, comme je l’ai prouvé ; mais il est même faux qu’elle puisse être effacée entièrement, parce que, outre que ces raisonnements paraissent ridicules, comme je l’ai fait voir, ils le sont en effet, et ont toujours réellement quelque degré de ridicule dans la bouche de qui que ce soit, s’ils n’en ont pas partout un aussi grand que dans Panulphe. La raison de cela est que, si le ridicule consiste dans quelque disconvenance, il s’ensuit que tout mensonge, déguisement, fourberie, dissimulation, toute apparence différente du fond, enfin toute contrariété entre actions qui procèdent d’un même principe, est essentiellement ridicule. Or, tous les galants qui se servent des mêmes persuasions que Panulphe sont, en quelque degré, dissimulés et hypocrites comme lui ; car il n’en est point qui voulût avouer en public les sentiments qu’il déclare en particulier à une femme qu’il veut perdre : ce qu’il faudrait qui fût, pour qu’il fût vrai de dire que ses sentiments de tête-à-tête n’ont aucune disconvenance avec ceux dont il fait profession publique, et, par conséquent, aucune indécence, ni aucun ridicule ; et le premier fondement de tout cela est ce que j’ai établi dès l’entrée de cette réflexion, que la providence de la nature a voulu que tout ce qui est méchant eût quelque degré de ridicule, pour redresser nos voies par cette apparence de défaut de raison, et pour piquer notre orgueil naturel par le mépris qu’excite nécessairement ce défaut, quand il est apparent comme il est par le ridicule ; et c’est de là que vient l’extrême force du ridicule sur l’esprit humain, comme de cette force procède l’effet que je prétends. Car la connaissance du défaut de raison d’une chose que nous donne l’apparence de ridicule qui est en elle, nous fait la mésestimer nécessairement, parce que nous croyons que la raison doit régler tout. Or, ce mépris est un sentiment relatif, de même que toute espèce d’orgueil, c’est-à-dire qui consiste dans une comparaison de la chose mésestimée avec nous, au désavantage de la personne dans qui nous voyons cette chose, et à notre avantage : car, quand nous voyons une action ridicule, la connaissance que nous avons du ridicule de cette action nous élève au-dessus de celui qui l’a fuite, parce que, d’une part, personne n’agissant irraisonnablement à son su, nous jugeons que l’homme qui l’a faite ignore qu’elle soit déraisonnable, et la croit raisonnable ; donc qu’il est dans l’erreur et dans l’ignorance, que naturellement nous estimons des maux. D’ailleurs, par cela même que nous connaissons son erreur, par cela même nous en sommes exempts : donc, nous sommes en cela plus éclairés, plus parfaits, enfin plus que lui. Or, cette connaissance d’être plus qu’un autre est fort agréable à la nature. De là vient que le mépris qui enferme cette connaissance est toujours accompagné de joie : or, cette joie et ce mépris composent le mouvement qu’excite le ridicule dans ceux qui le voient ; et comme ces deux sentiments sont fondés sur les deux plus anciennes et plus essentielles maladies du genre humain, l’orgueil et la complaisance dans les maux d’autrui, il n’est pas étrange que le sentiment du ridicule soit si fort, et qu’il ravisse l’âme comme il fait, elle qui, se défiant à bon droit de sa propre excellence, depuis le péché d’origine, cherche de tous côtés avec avidité de quoi la persuader aux autres et à soi-même par des comparaisons qui lui soient avantageuses, c’est-à-dire par la considération des défauts d’autrui.

Enfin il ne faut pas, pour dernière objection, qu’on me dise que tous les sentiments que j’attribue aux gens, et sur lesquels je fonde mon raisonnement dans tout ce discours, ne se sentent pas comme je les dis ; car ce n’est que dans les occasions qu’il paraît si on les a, ou non : ce n’est pas qu’alors même on s’aperçoive de les avoir, mais c’est seulement que l’on fait des actes qui supposent nécessairement qu’on les a ; et c’est la manière d’agir naturelle et générale de notre âme, qui ne s’avoue jamais à soi-même la moitié de ses propres mouvements, qui marque rarement le chemin qu’elle fait, et que l’on ne pourrait point marquer aussi, si on ne le découvrait, et si on ne le prouvait de cette sorte par la lumière et par la force du raisonnement.

Voilà, monsieur, la preuve de ma réflexion : ce n’est pas à moi à juger si elle est bonne ; mais je sais bien que, si elle l’est, l’importance en est sans doute extrême ; et s’il faut estimer les remèdes d’autant plus que les maladies sont incurables, vous m’avouerez que cette comédie est une excellente chose à cet égard, puisque tous les autres efforts qui se font contre la galanterie sont absolument vains. En effet, les prédicateurs foudroient, les confesseurs exhortent, les pasteurs menacent, les bonnes âmes gémissent, les parents, les maris et les maîtres veillent sans cesse, et font des efforts continuels, aussi grands qu’inutiles, pour brider l’impétuosité du torrent d’impureté qui ravage la France : et cependant c’est être ridicule dans le monde que de ne s’y laisser pas entraîner : et les uns ne font pas moins de gloire d’aimer l’incontinence, que les autres en font de la reprendre. Le désordre ne procède d’autre cause que de l’opinion impie où la plupart des gens du monde sont aujourd’hui, que ce péché est moralement indifférent, et que c’est un point où la religion contrarie directement la raison naturelle. Or pouvait-on combattre cette opinion perverse plus fortement qu’en découvrant la turpitude naturelle de ces bas attachements, et faisant voir, par les seules lumières de la nature, comme dans cette comédie, que non-seulement cette passion est criminelle, injuste et déraisonnable, mais même qu’elle l’est extrêmement, puisque c’est jusqu’à en paraître ridicule ? Voilà, monsieur, quels sont les dangereux effets qu’il y avait juste sujet d’appréhender que la représentation de l’Imposteur ne produisît. Je n’en dirai pas davantage, la chose parle d’elle-même.

Je rends apparemment un très mauvais service à Molière par cette réflexion, quoique ce ne soit pas mon dessein, parce que je lui fais des ennemis d’autant de galants qu’il y en a dans Paris, qui ne sont pas peut-être les personnes les moins éclairées ni les moins puissantes ; mais qu’il ne s’en prenne qu’à lui-même. Cela ne lui arriverait pas, si, suivant les pas des premiers comiques et des modernes qui l’ont précédé, il exerçait sur son théâtre une censure impudente, indiscrète et mal réglée, sans aucun soin des mœurs : au lieu de négliger, comme il a fait en faveur de la vertu et de la vérité, toutes les lois de la coutume et de l’usage du beau monde, et d’attaquer ses plus chères maximes et ses franchises les plus privilégiées jusque dans leurs derniers retranchements.

Voilà, monsieur, ce que vous avez souhaité de moi. Gardez-vous bien de croire, pour tout ce que je viens dédire, que je m’intéresse en aucune manière dans l’histoire que je vous ai contée, et de prendre pour l’effet de quelque opinion préméditée l’effort que j’ai fait pour vous plaire : je parle sur les suppositions que je forge, et seulement pour me donner matière de vous entretenir plus longtemps, comme je sais que vous le voulez. À cela près, peu m’importe qui que ce soit qui ait raison ; car, quoique cette affaire me paroisse peut-être assez de conséquence, j’en vois tant d’autres de cette sorte aujourd’hui, qui sont ou traitées de bagatelles, ou réglées par des principes tout autres qu’il faudrait, que, n’étant pas assez fort pour résister aux mauvais exemples du siècle, je m’accoutume insensiblement. Dieu merci, à rire de tout comme les autres, et à ne regarder toutes les choses qui se passent dans le monde que comme les diverses scènes de la grande comédie qui se joue sur la terre entre les hommes. Je suis,

 

Monsieur,

Votre, etc.

 

Le 20 août 1667.

 


[1] En comparant cette partie de l’analyse et les scènes I et II du Tartuffe, on remarquera que la pièce a subi des changements assez considérables.

[2] Molière supprima cet entretien qui terminait le deuxième acte.

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