Notice sur l’Étourdi de Molière (Louis MOLAND)
Travail de critique et d’érudition. Aperçus d’histoire littéraire, biographie, examens de chaque pièce, commentaires, bibliographie, etc. Œuvres complètes de Molière, Granier Frères, Libraires-Éditeurs, Paris, 1863.
C’est à Lyon, en 1653, que Molière fit représenter l’Étourdi ou les Contre-Temps, qui doit être considéré comme sa première comédie et son véritable début. Œuvre de verve et de gaieté, cette pièce n’a ni prétention philosophique ni visée morale ; elle n’a d’autre but que de divertir et amuser. Il s’agit d’une belle esclave laissée en gage par des Égyptiens ou Bohémiens entre les mains d’un vieillard. Deux amants, deux rivaux, cherchent à la tirer des mains de ce vieillard et se la disputent l’un à l’autre. L’un d’eux a pour valet un de ces maîtres fourbes qui conduisaient l’action dans la comédie latine et la comédie italienne. Cet artisan de ruses invente coup sur coup les plus ingénieux stratagèmes pour livrer à son maître la jolie captive ; mais ces stratagèmes sont tous déjoués par l’intervention malencontreuse de celui-là même qu’il veut servir. Celui-ci est un étourneau, une tête de linotte, ayant bon cœur et peu de cervelle ; maladroit et généreux, inattentif et remuant. Autant le valet met de persévérance « à relier ce qu’un brouillon dénoue, » autant le maître semble s’acharner à se jeter au milieu des trames qui sont ourdies en sa faveur et à les détruire tour à tour. Telle est la donnée fondamentale de cette comédie.
On a recherché avec soin tous les éléments qui ont servi à Molière pour construire sa pièce. On a constaté de nombreuses imitations, de nombreux emprunts. Ainsi, Molière n’a pas mis d’abord à contribution moins de deux ou trois comédies italiennes. Celle où il a le plus largement puisé est l’Inavvertito, ovvero Scappino disturbato è Mezzetino travoagiato (le Malavisé ou Scapin déconcerté et Mezzetin tourmenté). Cette comédie, œuvre de Nicolo Barbieri, dit Beltrame, à la fois auteur comique et comédien, avait été imprimée en 1629. Elle a fourni à Molière ce personnage du Malavisé ou de l’Étourdi, puis la plupart des ressorts qui sont mis en œuvre, des stratagèmes que le fourbe invente et des inadvertances qui les font échouer.
L’Emilia, comédie de Luigi Grotto surnommé il cieco d’Adria, a servi à Molière à dessiner plus vivement ce type du roi des fourbes, Mascarille, et lui a suggéré plusieurs situations, l’intrigue romanesque, le déguisement de Lélie et les frasques qu’il commet sous son costume arménien.
Plusieurs passages rappellent, en outre, l’Angelica, de Fabritio de Fornaris, detto il capitano Crocodillo. Voilà la part du théâtre italien.
On a signalé aussi, au cours du dialogue, des réminiscences de Térence et de Plaute.
Notre ancienne littérature française peut revendiquer l’idée première de la scène où Lélie et Mascarille persuadent à Anselme que Pandolfe est mort et lui escroquent ainsi de l’argent. Il y a dans les Contes d’Eutrapel, par Noël Du Fail, une histoire sur le même sujet : « D’un fils qui trompa l’avarice de son père ; » et l’on trouve des exemples de ruses analogues dans nos vieux conteurs. Cette facétie est de la veine des fabliaux.
Enfin, le personnage d’Andrès, le bohémien par amour, appartient à la nouvelle de Michel Cervantès : la Gitanilla de Madrid ; de sorte que l’Espagne apporte aussi son contingent.
Ainsi l’antiquité, les littératures espagnole et italienne, nos écrivains français de l’époque antérieure, se combinent pour former cette première œuvre. Le comédien, lancé dans l’existence nomade, avait pourtant une vaste lecture. Il n’abordait le théâtre que préparé par des études variées, et il savait, il résumait tout ce qu’on avait fait avant lui. Ces imitations ont aussi, dès ce début, le caractère qu’elles auront toujours : elles sont comme l’aliment de la pensée ; mais celle-ci reste toute spontanée et originale, saisissante de vie propre et de victorieuse personnalité. Imiter ainsi, c’est autant que créer : et quoi qu’il doive à autrui, le mérite de Molière n’est diminué en rien. L’esprit qui vivifie ces membres épars des poètes du passé, l’imagination puissante qui féconde et anime les matériaux recueillis de toutes parts, voilà ce qu’il faut par-dessus tout apprécier et admirer.
L’Étourdi est une comédie d’intrigue ; elle se passe à Messine, au pays de la fantaisie ; il n’y a guère de réalité dans les aventures ni dans les mœurs. Molière ne commence pas par accomplir une révolution ; il n’invente pas du premier coup la comédie de mœurs et de caractère. Il commence par suivre la tradition théâtrale qui prévalait alors ; mais dans cette tradition il dépasse d’abord les œuvres les plus remarquables qui s’étaient produites avant lui. En admettant le genre, en n’exigeant pas que Molière se soit révélé par le Misanthrope ou même par l’École des maris, on conviendra que l’Étourdi laisse à une grande distance toutes les créations du théâtre antérieur, une seule exceptée peut-être : le Menteur, de Pierre Corneille. « Si cette pièce de l’Étourdi ou les Contre-Temps, dit Auger, occupe aujourd’hui un rang inférieur parmi tant de beaux ouvrages dont notre scène est enrichie, c’est à Molière lui-même qu’il le faut attribuer ; c’est Molière qui, en créant la véritable comédie de caractère et de mœurs, et en la portant à sa perfection, a, pour ainsi dire, repoussé à une grande distance les chefs-d’œuvre mêmes de la comédie d’intrigue. »
« Il règne dans toute cette première œuvre de Molière, dit M. P. Chasles, un air vif et charmant d’aventures. » La verve la plus franche, la plus joyeuse, multiplie les situations comiques, varie et enchaîne les incidents, de sorte que la curiosité est toujours tenue en éveil. Il faut bien remarquer ce type de Mascarille, la première incarnation de Molière, le personnage qu’il continuera et développera dans les deux ouvrages qui suivront l’Étourdi ; celui qui nous personnifie les débuts et la jeunesse de Molière, comme Sganarelle, comme Alceste nous représentent sa maturité et son apogée ; celui qui le fit connaître d’abord à Paris, à qui il dut ses premiers triomphes, et sous le nom duquel l’attaquèrent d’abord ses ennemis. Ce personnage n’est pas uniquement l’héritier direct des valets de la farce italienne et de la comédie antique : il n’a pas non plus la grossièreté et la bassesse des Jodelet de Scarron et de ses contemporains, ces pieds plats, ces misérables qui se vantent de « préférer l’ail à l’honneur.[1] » Il a une physionomie moins avilie et plus spirituelle ; il ne descend pas seulement des Dave ou des Chrysale, il descend aussi du valet de Marot ; c’est, comme dit M. Sainte-Beuve, « un fils de Villon, nourri aux repues franches, » un malin compère, rieur et railleur. Il se relève en outre par l’amour et l’orgueil de son art. Il a une sorte de désintéressement : s’il fait tant de tours pendables, c’est afin de prouver les ressources inépuisables de son esprit et de soutenir sa renommée, et il risque les galères pour mériter que l’estime publique continue à le considérer comme un fourbe sublime.
De Mascarille sont venus les Crispin, les Frontin, qui ont régné si longtemps sur notre scène comique, et en dernier lieu Figaro.
« Molière met dans ces rôles de convention le plus de l’homme qu’il peut, dit M. Nisard, et c’est assez pour les faire vivre... Ces valets de fantaisie, venus, d’imitation en imitation, de la Grèce en France, par l’Italie ancienne et moderne, sous ce costume bizarre auquel l’imagination de chaque auteur avait ajouté une pièce, ils vivent, car ils sont possibles. Si la race en est perdue, il est tels maîtres aujourd’hui qui la ressusciteraient. En cherchant bien autour de certains fils de famille qui se sont ruinés galamment et qui vivent sur le bien des autres, toujours courant derrière une maîtresse ou devant un créancier, vous trouveriez quelque Mascarille, vicieux comme son maître et par la faute de ce maître, larron pour vivre, attaché pourtant, non par dévouement, mais parce qu’il n’y a pas deux hommes plus près d’être des égaux qu’un libertin ruiné et son valet. »
Il faut noter le trait final de ce rôle de valet :
...N’est-il point quelque fille
Qui pût accommoder le pauvre Mascarille ?
À voir chacun se joindre à sa chacune ici.
J’ai des démangeaisons de mariage aussi.
Rien ne s’oppose, en effet, à ce que Mascarille se marie, et même, comme il arrivait souvent à tous ces fins matois des vieux contes, à ce qu’il devienne... Sganarelle.
Ce premier ouvrage indique un esprit en pleine possession de son art, un maître expérimenté de la scène. Tout y est conçu, en effet, pour la perspective théâtrale. Tout y est action, mouvement ; à la rigueur, les personnages pourraient être muets, la pantomime leur suffirait. Ce n’est pas du théâtre de Molière qu’on s’avisera jamais de dire qu’il n’est qu’un salon où se tiennent d’admirables discours. Et c’est surtout en se plaçant à ce point de vue qu’on est fondé à prétendre que l’Étourdi est supérieur au Menteur de Corneille : le principal mérite de l’un est dans le drame, dans la puissance dramatique appliquée à la comédie ; le principal mérite de l’autre est dans le magnifique langage qu’on y parle.
Le style de Molière est déjà, dans cette première œuvre, tout ce qu’il doit être : le style même de la comédie. On y observe, il est vrai, des incorrections et des tours de phrase embrouillés, dont se corrigera l’auteur du Misanthrope et des Femmes savantes. Mais il a dès lors ce vers ferme, facile, naïf, « où la périphrase elle-même ne semble pas une des servitudes de la rime, mais un tour ingénieux. » Point de périodes ; une langue docile et juste, rapide, appropriée à chaque personnage, frappant chaque pensée au coin de la vérité et de l’efficacité, et produisant ainsi au courant du dialogue des sentences qui ne s’oublient plus. On compterait dans l’Étourdi, en aussi grand nombre que dans les meilleures pièces de Molière, de ces vers qui sont devenus proverbes et qu’on cite toujours.
On a adressé d’autre part à l’Étourdi quelques critiques. On a d’abord blâmé le titre. Selon Voltaire, « les connaisseurs ont dit que l’Étourdi devait seulement être appelé les Contre-Temps. Lélie, en rendant une bourse qu’il a trouvée, en secourant un homme qu’on attaque, fait des actions de générosité plutôt que d’étourderie. Son valet paraît plus étourdi que lui, puisqu’il n’a presque jamais l’attention de l’avertir de ce qu’il va faire. » C’est une chicane. Il est clair que Lélie ne fait pas tout le long de la pièce des étourderies et rien que des étourderies, ce qui serait faux, hors nature et insupportable. Il suffit que le caractère se développe et que l’étourderie en soit un des traits dominants. Il est difficile d’exprimer et de définir par un seul mot ce travers de Lélie où diverses nuances se combinent : il est irréfléchi, inconsidéré ; il cède toujours au premier mouvement, et, une fois parti, ne s’arrête plus ; à la pétulance et à la précipitation qu’il apporte dans toutes ses actions, il faut ajouter certaine mauvaise chance évidente qui le poursuit. Il faudrait sans doute un mot différent pour indiquer et distinguer chacune de ces nuances. Mais le mot d’étourdi s’applique assez bien à l’ensemble du personnage, et le sous-titre : ou les Contre-Temps, fait largement la part des simples incidents comiques inventés pour mettre en jeu l’activité et la souplesse de Mascarille.
On a critiqué avec plus de raison le dénouement. « La fortune seule, dit N. Lemercier, achève l’aventure qui aurait dû se terminer par les moyens employés précédemment dans la fable. La faute commise par notre auteur est d’autant plus sensible que les inventions du valet et l’étourderie du maître ne concourent en rien au dénouement. On a remarqué avec justesse que l’auteur italien (Nicolo Barbieri, qui a fait l’Inavvertito) avait évité ce défaut. Dans la pièce originale, l’amant, désolé de ses propres incartades, se redoute soi-même au moment où toutes ses affaires sont arrangées ; et quand son valet n’a plus besoin que de sa présence pour lui faire conclure son mariage avec sa maîtresse, celui-ci prend la fuite de peur d’être un nouvel obstacle à ce qui se concerte pour lui, et son valet est contraint de le rapporter en personne sur ses épaules pour que son évasion n’empêche pas encore son hymen. Ce risible incident est un coup de maître dans l’intrigue de cette comédie. »
L’Étourdi fut représenté d’abord à Lyon, puis à Paris, le 3 novembre 1658, avec le plus grand succès. Molière jouait le rôle de Mascarille ; si l’on en croit de Villiers, l’auteur de la Vengeance des Marquis, Molière joua d’abord ce rôle sous le masque ; il rejeta le masque après les premières représentations ; « mais à la fin il nous a fait voir, dit son implacable ennemi, qu’il avait le visage assez plaisant pour représenter sans masque un personnage ridicule. » Ce qui est certain, c’est que Molière se montra excellent dans ce rôle, et qu’il se fit non moins admirer comme acteur que comme auteur. Écoutons encore Le Boulanger de Chalussay, dans son Élomire hypocondre ; voici comment cet autre détracteur de Molière fait parler celui-ci déguisé sous l’anagramme d’Élomire. Là (au Petit-Bourbon), dit Élomire,
Là, par Héraclius nous ouvrons un théâtre
Où je croy tout charmer et tout rendre idolâtre.
Mais, hélas ! qui l’eust creu, par un contraire effet,
Loin que tout fust charmé, tout fust mal satisfait ;
Et par ce coup d’essay, que je croyois de maistre,
Je me vis en estât de n’oser plus paroistre.
Je prends cœur, toutefois, et d’un air glorieux
J’affiche, je harangue et fais tout de mon mieux.
Mais inutilement je tentay la fortune :
Après Héraclius on siffla Rodogune,
Cinna le fut de mesme, et le Cid, tout charmant,
Receut avec Pompée un pareil traitement.
Dans ce sensible affront ne sachant où m’en prendre.,
Je me vis mille fois sur le point de me pendre.
Mais, d’un coup d’étourdy que causa mon transport,
Où je devois périr je rencontray le port :
Je veux dire qu’au lieu des pièces de Corneille,
Je jouay l’Étourdy, qui fut une merveille.
Car à peine on m’eut veu la hallebarde au poing :
À peine on eut ouy mon plaisant barragouin,
Veu mon habit, ma toque et ma barbe et ma fraise,
Que tous les spectateurs furent transportés d’aise,
Et qu’on vit sur leur front s’effacer ces froideurs
Qui nous avoient causé tant et tant de malheurs.
Du parterre au théâtre et du théâtre aux loges,
La voix de cent échos fait cent fois mes éloges,
Et cette mesme voix demande incessamment
Pendant trois mois entiers ce divertissement.
Nous le donnons autant, et sans qu’on s’en rebute,
Et sans que cette pièce approche de sa chute.
On aime à penser que cette pièce décida la fortune de Molière, et qu’il lui dut ces joies profondes que cause une victoire chèrement acquise, et qui s’emparent de l’esprit, lorsqu’enfin la carrière est ouverte et qu’on n’a plus qu’à y marcher courageusement et librement.
Dans l’année qui suivit la représentation de l’Étourdi en province, en 1654, Philippe Quinault, âgé alors de dix-neuf ans, et qui en était déjà à sa troisième pièce de théâtre, fît jouer à Paris l’Amant indiscret ou le Maître étourdi. Le personnage principal est le même dans cette comédie que dans celle de Molière, sauf qu’il est plus niais et que sa maladresse est compliquée de beaucoup plus de sottise. Le valet Philippin est un Mascarille sans esprit. L’ouvrage de Quinault est absolument dépourvu de mérite ; il aurait eu toutefois, si l’on en croit Perrault, un grand succès. On s’est demandé si l’un des deux auteurs avait eu connaissance de l’œuvre de l’autre. Pour Molière, les dates répondent suffisamment. Quant à Quinault, rien dans sa pièce n’indique qu’il connut la pièce de Molière ; et l’on pourrait seulement supposer qu’un vague bruit en était arrivé jusqu’à lui ; le plus probable, c’est que ce sujet lui vint aussi par l’Inavvertito. Ce second Étourdi a été complètement et justement éclipsé par son frère aîné.
L’Étourdi ou les Contre-Temps ne fut imprimé qu’en 1663, dans le même temps que l’École des Femmes. Nous avons sous les yeux trois éditions principales :
L’édition princeps : L’Estourdy ou les Contre-Temps, comédie représentée sur le théâtre du Palais-Royal, par J.-B.-P. Molière, Paris, chez Gabriel Quinet, au Palais, dans la galerie des Prisonniers, À l’Ange Gabriel.
Les Œuvres de Monsieur Molière ; à Paris, chez Claude Barbin, au Palais, sur le second perron de la Sainte-Chapelle, 1673, premier volume.
Les Œuvres de Monsieur de Molière, revues, corrigées et augmentées, 1682. (Édition La Grange et Vinot.)
[1] Voir Jodelet ou le Maître-Valet, acte IV, sc. II.