Notice sur Don Garcie de Navarre de Molière (Louis MOLAND)
Travail de critique et d’érudition. Aperçus d’histoire littéraire, biographie, examens de chaque pièce, commentaires, bibliographie, etc. Œuvres complètes de Molière, Granier Frères, Libraires-Éditeurs, Paris, 1863.
Rien n’est plus dissemblable que les trois premières œuvres que mit au jour Molière après son retour à Paris. Si l’on n’était pas averti, et si ces trois ouvrages étaient présentés comme les productions d’auteurs inconnus, on y découvrirait sans peine les raisons les plus décisives de croire qu’elles n’ont pu être enfantées par le même génie. Ce don de se varier et de se métamorphoser presque complètement est d’ailleurs la marque la plus sûre d’un vigoureux et puissant esprit. Un écrivain de second ordre, à supposer qu’il eût pu composer les Précieuses ridicules, se serait empressé d’exploiter une veine si fertile ; il eût tout au moins cherché dans les alentours, pour ainsi dire, le sujet d’une deuxième satire faisant suite à celle qui avait réussi avec tant d’éclat. Molière procède tout différemment : il entraîne immédiatement les spectateurs dans une autre direction ; il les emmène, bien loin de Mascarille, à l’opposite des Précieuses, vers ces sources de toute joyeuseté qui ne s’étaient pas ouvertes depuis le Moyen de parvenir, sources fécondes où La Fontaine allait largement puiser à son tour.
Après Sganarelle, il nous rejette dans la comédie héroïque à la mode espagnole. Cette seconde volte-face, aussi rapide que la précédente, était certainement plus inattendue encore et aussi plus dangereuse. Peut-être même y avait-il un excès d’audace à déconcerter, à dépayser si brusquement le public, à se rapprocher du genre précieux après l’avoir si vivement combattu, et à faire succéder sans transition l’élégie sentimentale et l’emphase romanesque à la verve bouffonne.
Nous avons expliqué, dans la biographie du poète, le haut intérêt qu’il avait à tenter une composition sérieuse et élevée, après deux créations absolument comiques. Nous avons dit aussi dans quelles conditions particulières cette tentative s’accomplit. Il s’agissait d’inaugurer la salle du Palais-Royal, accordée à la troupe de Monsieur, lors de la démolition du Petit-Bourbon. Dans l’année qui venait de finir, la cour de France avait ramené des Pyrénées la jeune reine Marie-Thérèse. Il y eut à cette occasion un fugitif réveil du goût espagnol, et l’on put un instant supposer que l’inspiration qui avait créé Don Sanche d’Aragon et le Cid allait se ranimer. Une excellente compagnie d’acteurs espagnols, dirigée par Sébastian Prado, s’établit à Paris et y représenta avec succès les pièces de Lope de Vega et de Calderon. Écoutons le gazetier Loret nous racontant, à la date du 24 juillet 1660, la visite qu’il fit à ces acteurs :
Une grande troupe ou famille
De comédiens de Castille
Se sont établis à Paris,
Séjour des jeux, danses et ris.
Pour considérer leur manière,
J’allai voir leur pièce première,
Donnant à leur portier, tout franc,
La somme d’un bel écu blanc.
Je n’entendis point leurs paroles ;
Mais tant Espagnols qu’Espagnoles,
Tant comiques que sérieux,
Firent chacun tout de leur mieux,
Et quelques-uns par excellence,
À juger selon l’apparence.
Ils chantent, ils dansent ballets,
Tantôt graves, tantôt follets.
Leurs femmes ne sont pas fort belles,
Mais paraissent spirituelles ;
Leurs sarabandes et leurs pas
Ont de la grâce et des appas,
Comme nouveaux ils divertissent,
Et leurs castagnettes ravissent :
Enfin je puisse être cocu
Si je leur plaignis mon écu...
Les comédiens de Paris,
Bien loin d’être contre eux marris
D’entreprendre sur leur pratique,
D’un souper ample et magnifique,
Où chacun parut ébaudi,
Les régalèrent mercredi.
Un poète dramatique est obligé de consulter les influences qui règnent, d’interroger le vent qui souffle. Il n’est donc pas surprenant que Molière, préoccupé de donner une preuve de son aptitude aux œuvres sérieuses, ait penché du côté de la tragicomédie.
Dans le nombre infini des pièces qui composent la bibliothèque du théâtre espagnol, se trouve un Don Garcia de Navarra dont l’auteur est inconnu. Un Italien, Giacinto Andréa Gicognini, fit une imitation de cette pièce ; cette imitation, qu’il intitula le Gelosie fortunate del principe Rodrigo (l’Heureuse jalousie du prince Rodrigue), fut imprimée, suivant l’usage d’Italie, dans les différentes villes où elle fut représentée, tantôt en cinq actes (Pérouse, 1654), tantôt en trois actes (Bologne, 1666) ; elle fut même par la suite transformée en arlequinade. Voici l’analyse succincte de la comédie en trois actes : « Don Rodrigue, roi de Valence, ayant demandé à Don Pèdre d’Aragon la main de Delmire, sa sœur, et ayant éprouvé un refus, enlève celle qu’il aime. Delmire est conduite dans le palais de son ravisseur, et elle y reçoit une si charmante hospitalité, qu’elle partage bientôt l’amour qu’elle a fait naître. Mais son royal amoureux est jaloux, et ses accès de jalousie empoisonnent le bonheur de la princesse. Delmire a la complaisance d’écrire, pour sa suivante qui s’est blessée à la main, une réponse que celle-ci devait à son amant. Parmi les serviteurs de Don Rodrigue figure un Cortadiglio, dont tout l’emploi consiste à observer les démarches de Delmire et à en rendre compte au roi, « qui le comble de caresses et de marques de reconnaissance au moindre sujet de jalousie qu’il lui fournit, et qui l’affectionne d’autant plus qu’il le met souvent à même de se livrer au désespoir et de se donner au diable. » Lorsque l’amant de la suivante reçoit la lettre obligeamment écrite par Delmire, il se récrie sur l’aimable bonté de la princesse. L’espion Cortadiglio (dont le rôle échut plus tard à Arlequin) l’entend, il veut s’emparer de la lettre ; dans la lutte la feuille de papier est déchirée. Le courtisan s’empresse de porter à son maître la moitié qui est restée entre ses mains. Rodrigue reconnaît l’écriture de Delmire ; il est irrité des expressions de tendresse qu’il remarque dans cette partie du billet. Il veut faire mettre à mort l’infidèle. On retrouve la seconde moitié de la lettre, et, sa destination devenant évidente, ce premier orage se calme.
« Delmire est encore occupée à tracer un billet, cette fois pour son propre compte, lorsque le roi arrive sans bruit derrière elle, regarde par-dessus son épaule et lit en tête de la lettre ces mots : « Ma chère âme. » Malgré l’issue de la précédente épreuve, par laquelle sa confiance devrait être raffermie, ces mots significatifs ne laissent pas de causer au prince du dépit et de l’inquiétude. Il cherche en vain à dissimuler. Delmire lui présente ce qu’elle écrivait, afin qu’il en prenne connaissance et qu’il se rassure. Le prince se défend d’abord d’y jeter les yeux : « Pour pouvoir après, dit-il, me traiter de soupçonneux, de téméraire, de jaloux ! non, non. » Ayant l’air ensuite de ne céder qu’aux instances de Delmire, il prend la lettre, « pour lui faire plaisir, pour l’obliger, » et il lit l’affectueux message qui était adressé à Bélise, duchesse de Tyrol, intime amie de Delmire. Le prince est donc encore une fois apaisé et rasséréné.
« La duchesse de Tyrol survient, déguisée en homme, pour rejoindre à Valence le frère de Delmire, Don Pèdre d’Aragon, qui l’adore, et qui arrive, de son côté, également incognito. Delmire accueille son amie la duchesse et la reçoit dans sa chambre et même dans son lit. Rodrigue les surprend ; trompé par le costume de Bélise, il s’emporte ; et il faut avouer que beaucoup d’amoureux feraient comme lui en semblable occurrence. Delmire, avant de se justifier, dit à Rodrigue : « Mon serment vous sera-t-il une preuve suffisante de mon innocence ? Dans ce cas, je consens à être votre femme. Si vous voulez d’autres preuves, vous les aurez, mais il faudra renoncer à moi. » Le prince ne peut se contenter du serment et il exige une justification. Delmire, par un moyen très simple que le théâtre n’admettrait plus, fait alors reconnaître son amie. Don Rodrigue est confondu, il maudit sa jalousie et il veut s’immoler à son désespoir. Don Pèdre intervient ; la princesse pardonne à son amant et consent à l’épouser « ou «jaloux ou non jaloux. » Don Pèdre et Bélise s’unissent également pour la complète satisfaction du spectateur. »
On retrouvera la plupart des situations de cette pièce dans Don Garcie de Navarre. La noblesse et la délicatesse de sentiments que Molière y a déployés, la réserve avec laquelle il s’est servi des effets comiques, l’évidente contrainte qu’il s’est imposée, ont répandu sur l’œuvre épurée une grande froideur. « Si vous peignez la jalousie dans ses accès les plus furieux et dans ses effets les plus terribles, dit Auger, le personnage, quel qu’il soit, fera naître dans l’âme du spectateur ces mouvements de commisération ou d’effroi qui sont exclusivement du ressort de la tragédie. Si, au contraire, écartant tout ce que ces visions peuvent avoir de douloureux et de funeste dans leurs conséquences, vous vous bornez à montrer ce qu’il y a de faiblesse et de folie dans son principe, le personnage, fût-il du rang le plus élevé, produira cette impression de ridicule qui est le but particulier de la comédie. Il n’y a guère de milieu : il faut qu’un jaloux fasse frémir et pleurer, alors c’est un personnage tragique, c’est Orosmane ou Vendôme ; ou bien il faut qu’il fasse rire : alors c’est un personnage comique, c’est Arnolphe ou George Dandin. Don Garcie n’est ni l’un ni l’autre. Sa jalousie n’est ni tout à fait terrible, ni tout à fait ridicule ; on ne peut ni plaindre assez les maux qu’il ressent et qu’il cause, ni s’amuser suffisamment des chimères qu’il se forge et de la confusion qu’il éprouve chaque fois qu’il est désabusé. Gêné, pour ainsi dire, dans ses fureurs par les bienséances de son rang et par les limites du genre mixte où Molière l’a placé, il ne produit que des effets équivoques, indécis et imparfaits. Molière a transporté dans le Misanthrope plusieurs passages de Don Garcie, et ce simple changement de position a été une véritable métamorphose : de médiocres qu’ils étaient, ces passages sont devenus excellents. »
La critique n’est plus, à tort ou à raison, aussi rigoureuse ni aussi absolue sur la séparation des genres. Mais quant à la nécessité de la franchise dans les situations et les impressions, son avis n’a pu changer. Que l’on produise les émotions les plus variées, les plus complexes, les plus contradictoires, si c’est possible ; à la bonne heure ! Il y a toujours un écueil, c’est de laisser, au milieu du conflit, les spectateurs incertains, insensibles et désintéressés. Lors même qu’on a échappé à ce premier péril, il en reste un autre, c’est que l’incertitude survienne avec le temps, c’est que ce qui touche et fait pleurer aujourd’hui ne fasse rire demain. La séparation des genres, introduite par l’art le plus savant et le plus perfectionné, avait l’avantage d’assurer la netteté des impressions, de frapper l’émotion, pour ainsi dire, à un coin durable et inaltérable. Elle n’était qu’un moyen, sans doute, mais il est à savoir s’il est facile d’atteindre le but en se passant du moyen.
« Cependant, ajoute Auger, il s’en faut beaucoup que Don Garcie soit une pièce tout à fait indigne d’estime. Les deux rôles principaux, ceux du jaloux et de sa maîtresse, sont habilement tracés et soutenus ; plusieurs scènes sont préparées et exécutées avec art. Aussi, parmi les nombreux auteurs qui, depuis Molière, ont mis la jalousie au théâtre, il en est peu qui n’aient pris dans cette pièce quelque trait de caractère ou de dialogue : c’était une espèce de mine d’où Molière lui-même avait commencé à tirer de précieux matériaux, et que ses successeurs ont achevé d’exploiter. »
Il n’est pas douteux, en effet, pour quiconque a lu Don Garcie de Navarre, que cette pièce fut, à son apparition, traitée avec un excès de rigueur. Il est resté contre elle un préjugé fondé sur l’accueil défavorable qu’elle reçut d’abord. Ou ne la joue jamais. Elle n’a guère de lecteurs que parmi ceux qui font une étude spéciale du poète. Il est peu probable que cet arrêt sévère, sur lequel Molière passa du reste lui-même condamnation, puisse jamais être révoqué ni cassé devant le public. Dans ces conditions, on est autorisé à donner moins de développements au commentaire.
Il ne saurait non plus exister ici de variantes proprement dites, puisque ce texte n’a pas été imprimé du vivant de Molière et qu’il n’a été mis au jour que par La Grange et Vinot dans l’édition de 1682 (septième volume). Nous devons nous borner à reproduire fidèlement la première édition, sauf à indiquer quelques-unes des corrections les plus utiles ou les plus heureuses proposées par nos prédécesseurs.