Notice sur les Précieuses ridicules de Molière (Louis MOLAND)
Travail de critique et d’érudition. Aperçus d’histoire littéraire, biographie, examens de chaque pièce, commentaires, bibliographie, etc. Œuvres complètes de Molière, Granier Frères, Libraires-Éditeurs, Paris, 1863.
La véritable carrière du poète commence avec les Précieuses ridicules. Molière est de retour à Paris, il a obtenu du roi un théâtre et déjà il a établi, par les succès de l’Étourdi et du Dépit amoureux apportés de province, la réputation de sa troupe. Il s’agit de se frayer une route nouvelle et de faire faire un pas décisif à la comédie. Molière va renoncer aux intrigues italiennes ; il veut mettre sur la scène, non plus des personnages de convention et des aventures chimériques, mais les mœurs et les hommes de son temps. À qui adressera-t-il ses premiers coups ? À quel travers, à quelle puissance s’attaquera d’abord la satire comique ?
Un peu d’incertitude sur l’objet comme sur la justice de cette première œuvre est née de la confusion des dates historiques. Le premier élan donné par la haute société du XVIIe siècle vers la grandeur des sentiments, la noblesse de l’expression, la politesse du langage, fut incontestablement salutaire, et c’est à bon droit que des historiens ont signalé un progrès dans ce mouvement. Les efforts de la belle compagnie, vers la fin du règne de Louis XIII, pour corriger la grossièreté et la licence que les époques antérieures avaient transmises à la littérature aussi bien qu’aux mœurs, méritaient d’être applaudis. Les salons, où des femmes illustres donnaient exemple et tenaient école de bon goût et de bon ton, remplirent une mission vraiment civilisatrice et contribuèrent à perfectionner l’esprit français : ils eurent une part considérable dans « l’heureuse révolution qui faisait succéder en France, comme dit M. Cousin, à la barbarie des guerres civiles le goût des choses de l’esprit, des plaisirs délicats, des occupations élégantes. Ce goût est le trait distinctif du XVIIe siècle ; c’est là la pure et noble source d’où sont sorties tant de merveilles. » Aussi peut-on rappeler, sans y contredire, l’éloge que Fléchier. dans l’Oraison funèbre de l’abbesse d’Hyères, faisait de Mme de Rambouillet, qui eut la plus grande part à cette heureuse révolution : « Souvenez-vous, mes frères, de ces cabinets que l’on regarde encore avec tant de vénération, où l’esprit se purifiait, où la vertu était révérée sous le nom de l’incomparable Arthénice, où se rendaient tant de personnages de qualité et de mérite qui composaient une cour choisie, nombreuse sans confusion, modeste sans contrainte, savante sans orgueil, polie sans affectation. » Mais, entre ce qui se passait de 1620 à 1640 et la situation telle qu’elle existait vers 1660 et se prolongea jusqu’à la fin du siècle, la différence est grande. La révolution mondaine et littéraire qui avait reçu son impulsion de l’hôtel de Rambouillet et des salons de l’aristocratie était accomplie et tendait à dégénérer. La bonne cabale, comme on disait alors, devenait une dangereuse coterie. Les initiateurs de jadis n’étaient plus que des retardataires.
Ce qui avait été primitivement une question de forme finit, comme toujours, par usurper le fond et le supprimer. On se préoccupa moins de bien parler que de ne pas parler comme tout le monde. On tomba de l’élégance et de la délicatesse dans le galant, l’ingénieux, le subtil et le maniéré ; bref, la ligue aristocratique, qui avait eu pour but d’élever l’esprit national, et qui n’avait pas été du reste sans résultats efficaces, aboutit à le gâter et à le corrompre.
Une observation aide surtout à expliquer cette décadence. Dans tout cercle, académie ou école, ce sont non pas les grands hommes, mais les gens médiocres dont l’influence l’emporte à la longue. D’Urfé, Malherbe, Racan, Balzac, Voiture qui fut poète à ses heures, eurent pour successeurs Chapelain, Scudéry, Ménage et l’abbé Cotin qui ne fut que « le père de l’énigme française. » Non-seulement le foyer principal dégénérait, mais les salons inférieurs qui s’étaient formés à son image hâtaient le déclin. Toute femme, quelle que fût sa fortune, quelle que fût son éducation, voulut avoir sa petite cour lettrée. La ville et la province possédèrent leurs ruelles, qui cherchaient à imiter le langage des beaux esprits, et qui, obligées de l’emprunter aux livres, le défiguraient et l’exagéraient jusqu’au ridicule. Les romans de Madeleine Scudéry, la Sapho de l’hôtel de Rambouillet, devinrent des bibles mondaines qu’on étudiait pour se former l’esprit et le cœur, et sur lesquelles on tâchait même de régler sa conduite. Mille prétentions extravagantes passèrent parmi les têtes affolées de pédanterie. Des femmes se réunirent entre elles pour réformer l’orthographe, mieux encore, pour « retrancher des mots les syllabes vilaines. » On affecta une ardeur de néologisme qui finit par créer presque une langue à part. C’est des sociétés de cette seconde période qu’il faut entendre ce que dit La Bruyère : « L’on a vu, il n’y a pas longtemps, un cercle de personnes des deux sexes liées ensemble par la conversation et par un commerce d’esprit. Ils laissaient au vulgaire l’art de parler, d’une manière intelligible ; une chose dite entre eux peu clairement en entraînait une autre encore plus obscure, sur laquelle on enchérissait par de vraies énigmes, toujours suivies de longs applaudissements. Par tout ce qu’ils appelaient délicatesse, sentiments et finesse d’expression, ils étaient enfin parvenus à n’être plus entendus et à ne s’entendre pas eux-mêmes. Il ne fallait, pour servir à ces entretiens, ni bon sens, ni mémoire, ni la moindre capacité ; il fallait de l’esprit, non pas du meilleur, mais de celui qui est faux et où l’imagination a trop de part. »
Cette page curieuse de l’histoire de la société et de la littérature française est représentée par le mot précieux ; on disait le goût précieux, le style précieux, et aussi les précieux et les précieuses pour désigner ceux qui faisaient profession de ce goût et de ce style. Le mot fut d’abord admis à titre de compliment et de louange. C’est ainsi que l’emploie Segrais, dans ses vers à Mme de Châtillon :
Obligeante, civile, et surtout précieuse,
Quel serait le brutal qui ne l’aimerait pas ?
Plus tard, ce mot partagea les vicissitudes de la coterie qui l’avait mis à la mode.
Lorsque Molière fut de retour ù Paris, en 1658, on en était à ce point où tout ce qu’il y avait pu avoir d’opportun et de salutaire dans la puissance des salons était épuisé, où ils ne favorisaient plus que l’affectation et la pédanterie, et n’exerçaient plus qu’une influence funeste sur les lettres et sur le langage. Cette influence était encore très grande. Nul parmi les poètes n’y échappait : Pierre Corneille la subissait toutes les fois qu’il était abandonné par ce lutin qui, suivant un mot attribué à Molière, lui dictait ses vers sublimes. L’Académie appartenait tout entière à l’illustre coterie. Tout ce qui restait de l’ancienne cour et du règne de Louis XIII, tout ce qui avait une renommée acquise et une haute position faite s’y rattachait plus ou moins directement. Par là elle se confondait presque avec l’ordre établi, et ses coryphées, suivant le penchant commun à toutes les sectes florissantes, étaient fort disposés à croire que les attaquer, c’était attaquer le trône et l’autel.
Toutefois, comme la satire dans notre pays est éveillée de bonne heure ou plutôt n’est jamais complètement endormie, les ridicules de l’école avaient prêté déjà à de piquantes railleries. Les rudes esprits du vieux temps avaient d’abord dit leur mot sur toutes ces coquetteries qu’ils voyaient poindre : Agrippa d’Aubigné se fit leur interprète dans le curieux livre intitulé les Aventures du baron de Fœneste. La fronde prosaïque du bon sens bourgeois n’avait jamais été non plus réduite au silence. Bien des parodies, telles que le Berger extravagant, de Sorel, s’étaient inspirées aussi du roman de Cervantès. Pour en arriver à ce qui touche plus spécialement la secte des précieuses, elles trouvèrent des railleurs parmi leurs plus dévoués partisans. Ce furent des « alcovistes » qui commencèrent à tourner en ridicule les maladroites et sottes copies des « divines et incomparables personnes » dont ils recherchaient les suffrages. L’abbé Cotin, notamment, fut un des plus prompts à la critique : il y a telle de ses lettres où il se moque agréablement « d’une précieuse qui avait failli s’évanouir à la vue d’un chien tout nu. » L’abbé de Pure alla plus loin, il composa dans des intentions ironiques un roman intitulé la Précieuse ou le Mystère des ruelles. Tout en dirigeant ses épigrammes contre le genre précieux, il tâche, il est vrai, de s’en rapprocher le plus possible, de sorte qu’en beaucoup de pages on ne sait plus si l’on a affaire à un panégyrique ou à une satire. Ce même abbé de Pure fournit aux acteurs italiens un canevas comique qui n’a pas été conservé, ou qui du moins est introuvable. On accusa Molière de l’avoir dévalisé : « Molière eut recours, disait l’auteur des Nouvelles nouvelles, aux Italiens ses bons amis, et accommoda au théâtre français les Précieuses qui avaient été jouées sur le leur et qui leur avaient été données par un abbé des plus galants. » L’opposition satirique s’était donc fait jour jusque sur la scène. Signalons encore le tableau de la société des précieuses tracé par la Grande Mademoiselle dans ses Portraits ; et n’oublions pas non plus les plaintes, entremêlées de flatteries, que faisait entendre le pauvre Scarron, et, en particulier, ces vers de la deuxième épître chagrine que nous avons transcrits dans notre Étude générale.
Toutes ces petites manifestations hostiles, qu’il est juste de constater, ne suffisaient pas à ébranler l’ascendant de la faction littéraire. Les écrivains continuaient de suivre, presque sans exception, la voie où les attendaient des succès faciles. Le tour d’esprit à la mode se substituait au génie de la nation ; et s’il n’est pas douteux que celui-ci dut à la fin l’emporter, il était urgent néanmoins qu’une vigoureuse initiative vînt trancher une trop longue hésitation et assurer la destinée de notre littérature. C’est le rôle dont s’empara ce comédien nouvellement débarqué de province, et pour exécuter son dessein il ne lui fallut qu’une pièce en un acte en prose, presque une farce encore, « un de ces petits divertissements dans lesquels on voulait bien reconnaître sa supériorité, » les Précieuses ridicules.
Quoique sa moquerie eût été, comme nous venons de le reconnaître, précédée par d’autres moqueries, son œuvre fut comme une révélation, tant elle mit en pleine lumière les travers qu’on n’avait fait qu’entrevoir jusque-là. Aussi l’effet en fut-il décisif ; tout changea de face. Nous ne voulons pas dire que les grands hommes des ruelles furent convertis subitement et brûlèrent, suivant le conseil de Ménage, ce qu’ils avaient adoré. On ne saurait prétendre que l’affectation fut vaincue et le faux goût à jamais banni. Le genre précieux est immortel, et de même qu’il avait existé bien avant l’hôtel de Rambouillet, il lui survécut ; mais il fut interrompu dans le développement particulier qu’il avait pris à cette époque. Les critiques se formulèrent nettement ; les yeux du grand nombre s’ouvrirent. Les jeunes auteurs échappèrent à l’influence jusqu’alors souveraine. S’il resta une contagion à laquelle fort peu d’écrivains réussirent encore à se soustraire entièrement, au moins le péril était écarté. Le mouvement allait se décider en un autre sens plus favorable au génie national.
C’est pour cela que cette petite comédie des Précieuses ridicules marque une date importante dans notre histoire littéraire et demeure pour nous ce qu’elle fut pour les contemporains, un événement.
Nous avons raconté ailleurs les circonstances et les suites de la première représentation. Le fait qui mérite d’attirer principalement l’attention est celui d’une interdiction momentanée de la pièce. Elle fut suspendue en effet du 18 novembre au 2 décembre. On lit dans le Dictionnaire des précieuses,[1] de Somaize, parmi les prédictions touchant l’empire des précieuses : « En 1659, grand concours au Cirque (au théâtre) pour y voir ce que l’on y joue sous leur nom. Elles intéresseront les galants à prendre leur parti. Un alcoviste de qualité interdira ce spectacle pour quelques jours. Nouveau concours au Cirque lorsqu’elles reparaîtront. » Ces prédictions de Somaize, faites après coup, sont de l’histoire. Molière éprouva donc immédiatement quel était le crédit des personnes qui pouvaient se croire l’objet de sa satire. Il chercha à détourner leurs ressentiments dans la préface qu’il mit en tête de l’édition de sa comédie ; puis il commanda à M. Gilbert, un auteur estimé du temps, et représenta sur son théâtre une comédie intitulée : la Vraie et la Fausse précieuse. « Gallus (M. Gilbert), dit encore Somaize dans ses prédictions, voudra faire paraître au Cirque un ouvrage à la louange des précieuses, mais le succès de la satire sera plus heureux que celui du panégyrique. » Il est douteux que ces efforts du poète, plus habiles peut-être que sincères, aient atteint leur but. Les précieuses sentirent de plus en plus le coup qui les avait frappées. Elles essayèrent en vain de se débaptiser, elles voulurent changer leur nom de précieuses en celui d’illustres ; mais leur règne était fini, et nul ne songea même plus à jouer les illustres ni à écrire contre elles.
Il nous reste à présenter ici quelques observations sur le style dont la comédie de Molière nous offre le singulier modèle. Les précieuses, à force de chercher des façons de parler extraordinaires et délicates, de substituer la métaphore à l’expression simple et la périphrase au mot propre, s’étaient créé, disions-nous tout à l’heure, un jargon à part. Cette recherche fit naître pêle-mêle un grand nombre de locutions, la plupart baroques et nuisibles, quelques-unes heureuses et utiles. L’usage, qui prend son bien où il le trouve, a fait un tri parmi ces locutions nouvelles ; il a rejeté les unes, adopté les autres. Lorsque nous ouvrons le Grand dictionnaire des précieuses ou la clef de la langue des ruelles, de Somaize, nous voyons, parmi les expressions qui y sont recueillies, à côté de façons de parler incroyablement bizarres, d’autres qui n’ont plus rien de choquant et qui sont devenues tout à fait françaises. Si aujourd’hui nous aurions mauvaise grâce à appeler le soleil « l’aimable éclairant, le plus beau du monde, l’époux de la nature ; » si l’on s’exposerait à ne plus être compris en disant de quelqu’un qu’il a « des quittances d’amour » pour dire qu’il a des cheveux gris, nous employons couramment les expressions suivantes : « châtier son style, dépenser une heure, revêtir ses pensées d’expressions nobles et vigoureuses être brouillé avec le bon sens et avoir les cheveux d’un blond hardi. »
De ce travail lentement accompli par l’usage, il s’ensuit que le « haut style » que Molière prête aux filles de Gorgibus ne ressort plus tout à fait aujourd’hui comme au moment où il les introduisit sur son théâtre. Certains tours de phrases nous semblent plus exagérément ridicules qu’ils ne devaient le paraître aux contemporains. D’autres, au contraire, nous semblent plus simples et plus naturels, parce qu’ils sont à présent reçus et consacrés. Pour pénétrer dans toutes les intentions de l’auteur comique, il faut donc signaler ces variations du langage, et le commentaire philologique a ici plus d’importance que dans les autres ouvrages de Molière.
L’idée du travestissement qui forme le nœud de la comédie a peut-être été suggérée à Molière par un ouvrage d’un auteur aujourd’hui oublié, Samuel Chapuzeau. Cet ouvrage, intitulé : le Cercle des Femmes ou le Secret du lit nuptial, entretiens comiques, fut publié, disent les frères Parfait, en 1656. On y voit une jeune veuve nommée Émilie qui recherche la conversation des savants ; elle reçoit toutefois assez mal la déclaration amoureuse de l’un d’eux. Celui-ci, pour se venger, fait habiller magnifiquement son pensionnaire Germain, un pauvre hère dont il ne saurait se faire payer. Germain, ainsi vêtu, est accueilli avec faveur par la jolie veuve, jusqu’au moment où des archers viennent le prendre et l’emmènent en prison. On aperçoit les traits de ressemblance qui existent entre les deux fables. « Mais, dit Auger, peu importe que Molière doive à Chapuzeau cette légère intrigue qui n’est rien ; il ne doit qu’à lui-même son dialogue qui est tout. »
Molière fut obligé de faire imprimer sa pièce, sous peine de la voir dérober et publier malgré lui. Il nous le déclare dans sa préface, et tout porte à croire que ce n’est pas ici une simagrée de douce violence comme tant d’autres l’ont jouée depuis. Ce qui se passa pour les pièces qui succédèrent aux Précieuses prouve assez que le danger dont il se dit menacé n’était nullement chimérique. On s’explique d’ailleurs l’intérêt qu’il y avait pour un directeur de théâtre à retarder la publication de ses œuvres, alors que cette publication jetait celles-ci dans le domaine public.
L’édition princeps porte le titre suivant : « Les Précieuses ridicules, comédie représentée au Petit-Bourbon. À Paris, chez Guillaume de Luyne, libraire juré, dans la salle des Merciers, à la Justice. » Le privilège, partagé par G. de Luyne avec Ch. De Sercy et Cl. Barbin, est du 19 janvier 1660. L’ouvrage a été achevé d’imprimer le 29 janvier 1660. C’est ce texte que nous reproduisons fidèlement.
Nous donnons les variantes de l’édition de 1673 et de l’édition de 1682.
[1] Édition Livet, 2 vol. in-16, 1856.