Notice sur le Bourgeois gentilhomme de Molière (Louis MOLAND)
Travail de critique et d’érudition. Aperçus d’histoire littéraire, biographie, examens de chaque pièce, commentaires, bibliographie, etc. Œuvres complètes de Molière, Granier Frères, Libraires-Éditeurs, Paris, 1864.
On écrit de Chambord à la Gazette, sous la date du 14 octobre 1670 : « Leurs Majestés (arrivées depuis le 9 en ce château) eurent hier pour la première fois le divertissement d’un ballet de six entrées, accompagné de comédie, dont l’ouverture se fit par une merveilleuse symphonie, suivie d’un dialogue en musique des plus agréables. » Cette mention, si peu précise qu’elle puisse paraître, désigne à n’en pas douter le Bourgeois gentilhomme. Robinet, de son côté, dans sa lettre en vers du 18 octobre, s’exprime comme il suit :
Les deux Majestés, à Chambord,
Ont reçu, tout de plein abord,
Harangues, mauvaises ou bonnes,
Des plus magistrales personnes.
Et depuis ce jour, profitants
Tant qu’elles peuvent du beau temps,
S’y sont comme il faut diverties,
Notamment en plusieurs parties
De chasse ; illec, en bonne foi,
Plus qu’ailleurs, un plaisir de roi.
Mardi, ballet et comédie[1]
Avec très bonne mélodie
Aux autres ébats succéda ;
Où tout, dit-on, du mieux alla
Par les soins des deux grands Baptistes,[2]
Originaux, et non copistes,
Comme on sait, dans leur noble emploi
Pour divertir notre grand roi.
C’était presque l’anniversaire de la première apparition de Monsieur de Pourceaugnac que le poète célébrait, dans le même château, sous les traits de monsieur Jourdain. Chambord, comme on voit, inspirait une énergique gaieté au génie de Molière. Le Bourgeois gentilhomme offre certainement un des plus excellents types qu’il ait créés et un des plus heureux sujets de comédie que le ridicule des hommes ait pu fournir. Molière, en effet, n’avait peut-être pas encore peint un travers aussi commun, aussi général, aussi impérissable en France, et pour ainsi dire aussi national. La Fontaine a dit :
La sotte vanité nous est particulière :
C’est proprement le mal français.
Si on la trouve dans tous les rangs, si elle pousse les gens de tous les états, depuis les plus humbles jusqu’aux plus élevés, à sortir de leur condition, si
Tout bourgeois veut bâtir comme les grands seigneurs,
Tout petit prince a des ambassadeurs,
Tout marquis veut avoir des pages,
Molière a justement saisi le degré de la société où il devait placer son personnage. Ainsi que le remarque Voltaire, « la faiblesse ou la folie d’un bourgeois qui veut être homme de qualité est la seule qui soit comique et qui puisse faire rire au théâtre : ce sont les extrêmes disproportions des manières et du langage d’un homme avec les airs et les discours qu’il veut affecter qui font un ridicule plaisant. Cette espèce de ridicule ne se trouve point dans des princes ou dans des hommes élevés à la cour, qui couvrent toutes leurs sottises du même air et du même langage. Mais ce ridicule se montre tout entier dans un bourgeois élevé grossièrement et dont le naturel fait à tout moment un contraste avec l’art dont il veut se parer. »
Mais en dessinant ce masque plaisant de monsieur Jourdain, Molière n’entendait pas immoler, même devant la cour, la bourgeoisie à la noblesse ; tel est cependant l’effet qui eût été inévitablement produit, si, en regard de l’opulent roturier, tardivement affolé de savoir, de belles manières et d’illustres fréquentations, il avait placé un gentilhomme accompli, irréprochable, écrasant monsieur Jourdain, non-seulement par la supériorité de son éducation et de sa politesse, mais encore par celle de son caractère. Il fallait absolument un contraste à monsieur Jourdain ; il fallait que l’homme qu’il voulait et ne pouvait être, fût tout à côté de lui, précisément pour qu’on vît mieux l’inanité des efforts qu’il fait et la différence existant entre l’état dont il veut sortir et celui où il aspire vainement. Le gentilhomme placé en regard de monsieur Jourdain ne pouvait pas avoir par conséquent les défauts extérieurs de sa classe, ni l’air éventé, ni la fatuité des marquis de Mascarille. La situation exigeait ici un tout autre personnage.
Si Molière fit de monsieur Jourdain le plus ridicule des bourgeois, il fit de Dorante le moins scrupuleux des gentilshommes. Dorante n’a pas sans doute la fière audace de Don Juan ; il n’est pas évidemment d’une naissance ni d’une position qui l’égalent à celui-ci ; il poursuit un but plus modeste. Mais il a la même impertinence froide et railleuse, de l’élégance et de l’esprit. Sous ces brillants dehors se cache une âme avilie. Il met au pillage la caisse du bourgeois qu’il caresse ; il feint de s’entremettre pour favoriser la folle ardeur qu’inspire à monsieur Jourdain la belle marquise à qui lui-même fait la cour. Il trouve moyen de faire payer à sa dupe les fêtes, les régals, les présents qu’il offre à sa maîtresse ; et ses manœuvres peu délicates sont couronnées d’un plein succès. Dorante a certainement un rôle odieux ; et, ce qui est non moins constant, c’est que le personnage n’avait rien de chimérique et que le coup ne frappait pas en l’air. Dans l’illustre compagnie qui assistait à ce spectacle, on aurait pu désigner tels héros de cour qui en agissaient aussi cavalièrement vis-à-vis de la morale et même de la probité. « On les voyait, dit Auger, se glorifier avec impunité des mêmes choses qu’un roturier n’eût pas faites sans honte ou sans châtiment. Il doit suffire ici d’un seul exemple. Dans sa jeunesse, le comte de Grammont trouvait plaisant de voler au jeu, et même d’appeler au secours d’une adresse coupable une violence plus coupable encore, en appuyant une partie de quinze d’un détachement d’infanterie ; et, vers la fin de sa longue carrière, il s’indigna des scrupules bourgeois de Fontenelle, qui, censeur du livre d’Hamilton, voulait en effacer le récit de ces charmants larcins et de ces aimables guet-apens, comme pouvant porter quelque atteinte à l’honneur d’un gentilhomme. » Il est vrai que Grammont était capable d’autres tours qui expliquent mieux l’espèce d’admiration que lui vouèrent ses contemporains. On sait comment il s’offrit à Louis XIV « pour prendre Dôle avec des mots, » et comment il y réussit. Le comte s’approche d’une porte ; on lui crie de s’éloigner ; il s’éloigne un instant et revient. Un soldat le couche en joue. Il répond à la menace par une plaisanterie. Le soldat relève son arme ; il lui répugne de tirer sur un homme si singulièrement brave. Quelques-uns de ses camarades arrivent ; ils trouvent le spectacle et l’homme amusants ; pendant quatre heures ils font assaut de quolibets ; l’homme leur tient tête à tous. Il a soif ; il récompense magnifiquement celui qui lui donne à boire. Enfin un tambour lui ouvre la porte ; il se fait mener aux principaux bourgeois, il les embrasse comme de vieilles connaissances ; il se nomme ; il exalte la puissance du roi, ses vertus magnanimes et sa redoutable colère ; il peint les horreurs de l’assaut et ses suites : « N’est-ce pas, s’écrie-t-il, une épouvantable opération que d’être passé tout vif au fil de l’épée ? Et comme Besançon se réjouira de la prise, de la ruine de Dôle ! » Le comte s’arrête ; il a touché juste ; les Dôlois ont quelque courage ; mais ils ont, avant tout, la haine de Besançon. L’idée de voir transférer à cette rivale odieuse leurs privilèges et leur parlement les émeut ; ils demandent à délibérer ; le lendemain ils capitulent. Le comte de Grammont a tenu sa promesse. Voilà encore une scène de comédie.
Molière, n’ayant à montrer que le côté vicieux et dégradé des personnages de cette sorte, n’atténue rien, ne fait aucune concession aux puissances qu’il fronde. Il attaque la noblesse de cour aussi franchement qu’il a attaqué la noblesse provinciale. Dorante, dans son genre, est une peinture aussi vigoureuse que M. de Sotenville ou M. de Pourceaugnac. On s’est étonné de la hardiesse du poète ; on a eu peine à s’expliquer comment la bassesse d’un tel caractère pris dans la classe la plus élevée de la société n’indisposa pas le roi. Mais qui croirait que Jean-Jacques Rousseau et d’autres critiques après lui ont pu trouver là un sujet de blâme ?
Que n’eût-on pas dit si Molière s’était borné à railleries hobereaux ridicules, les sots campagnards, dont il n’y avait rien à craindre ? On n’eût pas manqué de lui en faire un crime. On l’eût accusé « de sacrifier aux plaisirs d’une cour voluptueuse et élégante les vieilles mœurs, les manoirs gothiques, les petites villes ombrageuses et mécontentes. » Ne laissant aucun prétexte à cette accusation, Molière va plus loin dans la satire contre les familiers de Versailles qu’il n’a été contre les nobliaux obscurs. On est donc obligé de reconnaître qu’il embrasse la société entière dans sa raillerie impartiale.
Jean-Jacques Rousseau voit les choses tout autrement : « Quel est le plus blâmable, s’écrie-t-il dans une saillie de son humeur sophistique, quel est le plus blâmable, d’un bourgeois sans esprit et vain, qui fait sottement le gentilhomme, ou du gentilhomme fripon qui le dupe ? Dans la pièce, ce dernier n’est-il pas l’honnête homme ? n’a-t-il pas pour lui l’intérêt ? et le public n’applaudit-il pas à tous les tours qu’il fait à l’autre ? » Ce sont là autant d’affirmations évidemment contraires à la vérité. De ce qu’on n’est pas fâché que M. Jourdain soit puni, il ne s’ensuit pas qu’on estime le chevalier d’industrie qui l’exploite. Si M. Jourdain fait rire à ses dépens, c’est du mépris qu’on éprouve pour ce comte qui a ses entrées chez le roi, et le public est tout à fait d’accord avec madame Jourdain, lorsqu’elle lui dit : « Cela est fort vilain à vous, pour un grand seigneur, de prêter la main comme vous faites aux sottises de mon mari. »
Quant à la marquise Dorimène, c’est une des silhouettes les plus fines et les plus vraies qu’ait dessinées Molière. Elle reçoit les cadeaux de Dorante avec toute l’innocence du monde ; elle est comme l’hermine sans tache dans cette réunion composée d’un gentilhomme escroc et d’un vieux fou amoureux. Est-il bien probable, cependant, que son illusion soit réellement aussi complète ? que ses regards ne devinent rien de suspect ? C’est difficile à croire. Mais la marquise Dorimène est une veuve et elle a l’expérience du monde. Elle sait qu’il ne faut pas trop approfondir les choses qui plaisent ; elle ne les voit que du côté favorable où on les lui montre. En épousant Dorante, elle n’ignore pas ce qu’elle fait autant qu’on pourrait le croire. Mais elle ne tient pas sans doute à en connaître davantage, quelles que soient ses raisons pour cela. C’est un problème assez irritant que nous offre ce personnage, et volontiers l’imagination composerait tout un roman avec la marquise Dorimène.
La marquise Dorimène et madame Jourdain en présence l’une de l’autre, c’est le contraste le plus frappant qu’une société puisse présenter et que le théâtre ait jamais fait ressortir.
Prise au cœur même des mœurs contemporaines, la comédie du Bourgeois gentilhomme n’a point d’antécédents et, pour cet ouvrage, la recherche des sources et des imitations est presque inutile. On a bien indiqué quelque rapport entre la première partie de la pièce et deux ou trois scènes des Nuées d’Aristophane ; le rapprochement offre peu d’intérêt ; il suffit qu’on le signale.
On a comparé encore madame Jourdain à Thérèse Pança, digne épouse de l’écuyer de Don Quichotte, et la comparaison mérite qu’on s’y arrête un peu plus. On n’a pas oublié sans doute l’entretien de Thérèse et de Sancho, au moment où celui-ci va partir pour la troisième fois : « Sur ma foi, dit Sancho, si Dieu m’envoie quelque chose qui ressemble à un gouvernement, je veux, ma femme, marier notre Mari-Sancha en si haut lieu, qu’on ne puisse atteindre jusqu’à elle à moins de l’appeler Votre Seigneurie. – Oh ! pour cela non, Sancho, répondit Thérèse ; mariez-la avec son égal, c’est le plus sûr. Si vous la faites passer des sabots aux escarpins, de la jaquette de laine brune aux vertugadins et aux robes de soie ; si d’une Mariette qu’on tutoie, vous faites une belle dame qu’on traite de Dona et de Seigneurie, la pauvre enfant ne s’y reconnaîtra plus, et à chaque pas elle fera mille sottises qui montreront la trame de sa toile grossière et rustique. – Tais-toi, sotte, dit Sancho ; tout cela sera l’affaire de deux ou trois ans ; après quoi, l’aisance et l’air de dignité lui viendront comme de cire. – Proportionnez-vous, Sancho, à votre état, répondit Thérèse, et ne cherchez pas à vous élever trop haut. Certes, oui, ce serait gentil de marier notre Mari-Sancha à quelque méchant hobereau, à quelque comte à trente-six quartiers qui, à la première fantaisie, lui chanterait pouille en l’appelant vilaine, fille de manant pioche-terre et de paysanne tourne-fuseau ! Non, mon ami ; non, non, ce n’est pas pour cela que j’ai, moi, élevé ma fille ; chargez-vous, Sancho, d’apporter de l’argent, et quant à la marier, fiez-vous à moi, je m’en charge. Nous avons ici Lope Tocho, le fils de Juan Tocho, garçon frais et gaillard que nous connaissons de longue date ; j’ai remarqué qu’il ne regarde pas la petite d’un mauvais œil. Avec celui-là, qui est notre égal, elle sera bien mariée ; nous ne la perdrons jamais de vue ; nous vivrons tous ensemble, pères et enfants, gendre et petits-fils, et la bénédiction de Dieu sera sur nous tous. Mais n’allez pas, vous, me la marier dans vos capitales et dans vos grands palais où personne ne l’entendra, où elle ne s’entendra pas elle-même... » Lisez tout ce cinquième chapitre de la seconde partie du Don Quichotte, et vous pourrez suivre le développement de deux caractères analogues plutôt que semblables.
Citons aussi pour mémoire l’hypothèse qui assigne à monsieur Jourdain un modèle vivant que Molière aurait eu sous les yeux.
« Il y a des gens de ce temps-ci, dit Grimarest, qui prétendent que Molière ait pris l’idée du Bourgeois gentilhomme dans la personne de Gandouin, chapelier, qui avait consommé cinquante mille écus avec une femme que Molière connaissait, et à qui ce Gandouin donna une belle maison qu’il avait à Meudon. Quand cet homme fut abîmé, dit-on, il voulut plaider pour rentrer en possession de son bien. Son neveu, qui était procureur, et de meilleur sens que lui, n’ayant pas voulu entrer dans son sentiment, cet oncle furieux lui donna un coup de couteau » dont pourtant il ne mourut pas : mais on fit enfermer ce fou à Charenton, d’où il se sauva par-dessus les murs. » Auger repousse avec raison une supposition si vaine. « Cette fureur de mettre des noms aux portraits du théâtre appartient à ces fureteurs d’anecdotes, qui, trop préoccupés du futile objet de leurs recherches, sont incapables de concevoir les procédés du génie comique. Cent mille bourgeois, peut-être, étaient atteints de la manie de s’élever au-dessus de leur condition. De cette foule de sots, Molière fit un seul homme, qu’il appela monsieur Jourdain ; et, loin que, dans cet homme, le public vît le chapelier Gandouin, il n’y eut peut-être pas un seul spectateur qui n’y aperçût quelqu’un de son voisinage ou de sa connaissance. »
Un intermède de la pièce, la réception de monsieur Jourdain au grade de mamamouchi, appelle particulièrement l’attention sur les circonstances qui ont pu donner prétexte à une conception si étrange et si inattendue. Voici l’explication qu’on trouve à ce sujet dans une Vie de Molière écrite par un anonyme en 1724 : « Un ambassadeur de la Porte Ottomane vint à la cour de France. Le roi, qui aimait à briller, lui donna audience avec un habit superbe, tout chargé de pierreries. Cet envoyé, sortant des appartements, témoigna de l’admiration pour la bonne mine et l’air majestueux du roi, sans dire un seul mot de la richesse des pierreries. Un courtisan, voulant savoir ce qu’il en pensait, s’avisa de le mettre sur ce chapitre, et eut pour réponse qu’il n’y avait rien là de fort admirable pour un homme qui avait vu le Levant. « Quand Sa Hautesse sort, ajouta l’ambassadeur, la housse de son cheval porte plus de pierreries qu’il n’y en a sur l’habit de Sa Majesté. » Les adorateurs du demi-dieu se sentirent blessés de cette réponse ; Colbert, s’entretenant avec Molière à ce propos, lui demanda s’il ne serait pas possible de rabattre l’orgueil du mécréant. Molière accepta la mission ; c’est dans ce but qu’il imagina, de concert avec Lulli, l’extravagante cérémonie où il a caricaturé l’étiquette asiatique et les rites de l’Alcoran. L’ambassadeur, qu’on voulait mortifier par ce spectacle ridicule, en fit une critique fort modérée : il trouva seulement à redire qu’on donnât la bastonnade sur le dos au lieu de la donner sur la plante des pieds, comme c’est l’usage. » Ou nous nous trompons bien, ou la riposte de Son Excellence turque, si elle avait réellement eu lieu, serait partie d’un esprit moins naïf et plus malicieux qu’on a l’air de le supposer communément ; et, dans cette circonstance, Molière, qui jouait monsieur Jourdain, n’aurait pas eu, comme on dit, le dernier mot. Avons-nous besoin d’avertir que toute cette histoire anecdotique est loin d’offrir de complètes garanties d’authenticité ? Ainsi, l’on voit bien qu’au printemps de cette année 1670 un envoyé extraordinaire du Grand Seigneur, que la Gazette nomme Muta Ferraca, fut reçu à Paris ; mais ce ministre de la Porte était parti le 29 mai, et il n’avait pas eu de successeur immédiat.
D’après le témoignage du chevalier d’Arvieux, c’est le roi lui-même qui aurait eu l’idée de mettre les Turcs sur la scène. « Sa Majesté m’ordonna, dit-il,[3] de me joindre à MM. de Molière et de Lulli, pour composer une pièce de théâtre où l’on pût faire entrer quelque chose des habillements et des manières des Turcs (l’arrivée de l’ambassadeur turc à Paris était toute récente). Je me rendis pour cet effet au village d’Auteuil, où M. de Molière avait une maison fort jolie. Ce fut là que nous travaillâmes à cette pièce de théâtre que l’on voit dans les Œuvres de Molière sous le titre de Bourgeois gentilhomme. » Le chevalier d’Arvieux avait séjourné douze ans dans les Échelles du Levant ; il avait, en 1668, négocié avec le dey de Tunis un traité qui rendit à la liberté trois cent quatre-vingts esclaves français ; et, en 1672, il fut encore envoyé à Constantinople, où il contribua efficacement comme interprète à la conclusion d’un traité avec Mahomet IV ; il connaissait parfaitement les langues turque et arabe. C’est donc à cette connaissance qu’il aurait dû de collaborer avec Molière et Lulli : il aurait fourni quelques-uns des détails de la cérémonie, quelques mots des langues turque et arabe qui y sont employés. Ainsi entendue, sa collaboration est tout à fait admissible.
L’ancienne critique trouvait beaucoup à dire à cette mascarade ; elle la jugeait trop bouffonne, burlesque, impossible. On est moins rigoureux aujourd’hui. On a appris à mieux goûter cette verve folle, cette fantaisie étourdissante, ces ébats où la farce, emportée par le rire, ne garde plus de mesure et se perd dans un surcroît d’inventions comiques qui vont renchérissant les unes sur les autres. C’est par là que Molière rivalise avec les théâtres plus libres que nous connaissons, et rejoint notamment le fantasque et hyperbolique Aristophane.
Au reste, cette bouffonnerie excessive n’était pas si éloignée de la vraisemblance qu’elle nous le paraît à présent. L’histoire de cette époque devait fournir à Molière la plus singulière justification. L’abbé de Saint-Martin, qui employa une partie de sa fortune à orner la ville de Caen de plusieurs monuments utiles, et entre autres de fort belles fontaines, porta la crédulité aussi loin que monsieur Jourdain, puisqu’il s’imagina que le roi de Siam, ayant lu ses ouvrages, l’avait élevé à la dignité de mandarin, et qu’il fut reçu avec des cérémonies plus bizarres encore que celles du Bourgeois gentilhomme. Le crédule abbé resta toute sa vie persuadé qu’il était mandarin de Siam, et marquis de Miskou à la Nouvelle-France ;[4] et il ne manquait jamais de joindre tous ces titres à sa signature. Cette grande réception se fit à Caen en 1686, c’est-à-dire seize ans après la première représentation du Bourgeois gentilhomme.
Le musicien Lulli eut une grande part dans ce divertissement. Non-seulement il composa la musique du Bourgeois gentilhomme, mais encore il remplit le rôle du Muphti. À ce rôle se rattache une anecdote qu’on raconte ainsi.
« Lulli avait déjà reçu de Louis XIV des lettres de noblesse, quand on lui dit que, s’il voulait suivre la route ordinaire pour arriver à la gentilhommerie par une charge de secrétaire du roi, cette porte lui serait fermée, et qu’une personne de la compagnie s’en était même vantée. Pour avoir le plaisir de narguer ses ennemis, il garda ses lettres de noblesse et ne les fit point enregistrer.
« Quelques jours après, il remplit de nouveau le personnage du Muphti dans le Bourgeois gentilhomme, à Versailles, chanta fort bien sa partie et chargea ce rôle par les danses, les pasquinades les plus folles. Le roi, qu’il divertit beaucoup, lui fit des compliments ; Lulli s’empressa de lui dire qu’il avait fait tous ses efforts pour plaire à Sa Majesté ; que son zèle pour la servir l’avait emporté sans doute un peu trop loin, et que malheureusement il allait en être puni. « Pourquoi donc ? – Sire, j’avais dessein d’être secrétaire du roi ; les secrétaires de Votre Majesté ne voudront plus me recevoir. – Ils ne voudront plus vous recevoir ! repartit le monarque ; ce sera bien de l’honneur pour eux. Allez, voyez monsieur le chancelier. »
« Lulli courut chez M. Le Tellier, et le bruit se répandit aussitôt que le Chiacchierone de Monsieur de Pourceaugnac et du Bourgeois gentilhomme devenait secrétaire du roi. Les secrétaires du roi se révoltèrent, ils murmuraient tout haut : « Voyez-vous le moment qu’il choisit ? À peine a-t-il quitté son bonnet pointu, sa barbe de muphti, qu’il ose solliciter une charge honorable, et prétendre à la qualité de secrétaire de Sa Majesté. Ce farceur, ce baladin, encore tout haletant des pirouettes et des gambades qu’il vient de faire sur le théâtre, demande une entrée au sceau ! »
« C’est ce que désirait Lulli ; il les voulait pousser à bout, les irriter, afin que l’excès de leur dépit vînt ajouter à l’éclat de sa victoire. M. de Louvais, sollicité par messieurs de la chancellerie, et qui faisait partie de leur corps, en fut offensé vivement. Il reprocha à Lulli sa témérité : « Il vous sied bien, lui dit-il, d’aspirer à une charge honorable ; vous qui n’avez d’autre recommandation et d’autres services que d’avoir fait rire le roi. – Hé ! tête-bleu ! vous en feriez autant, si vous le pouviez ! » La riposte était gaillarde ; et, ajoute un contemporain, il n’y avait dans le royaume que le maréchal de La Feuillade et Lulli qui eussent osé répondre à M. de Louvais de cet air. Le roi dit un mot à l’oreille de M. Le Tellier, et alors ce chancelier changea de gamme, en adroit courtisan. Les secrétaires du roi vinrent lui faire des remontrances sur l’intérêt qu’ils avaient à ce qu’on refusât Lulli pour la gloire de leur corps. Le chancelier les renvoya en employant à leur égard des termes plus désagréables que ceux dont Louis XIV s’était servi.
« Lulli reçut ses provisions avec des agréments inouïs ; le reste de la cérémonie s’accomplit avec la même facilité ; ses confrères firent assaut de politesse pour l’accueillir. Lulli ne voulut pas montrer moins d’empressement et de galanterie : le secrétaire musicien donna le festin le plus somptueux à ses nouveaux camarades, et leur offrit un plat de son métier, en les invitant à la représentation du Triomphe de l’Amour, annoncée à l’Opéra. Ils y vinrent tous, et l’on vit la chancellerie en corps, quatre rangs de gens graves, en manteau noir, en grand chapeau de castor, aux plus belles places de l’amphithéâtre, qui écoutaient avec un sérieux admirable les sarabandes et les gigues de leur confrère le musicien. Cette singulière décoration embellit le spectacle, et l’Opéra fit connaître à tout Paris que son seigneur, ayant voulu se donner un nouveau titre, n’en avait pas eu le démenti. M. de Louvais même ne crut pas devoir garder sa mauvaise humeur. Suivi d’une troupe de courtisans, il rencontra Lulli dans la galerie de Versailles, et lui dit en passant : « Bonjour, mon confrère ! » Ce qui fut regardé comme un bon mot de M. de Louvois.[5] »
Revenons à la nouvelle comédie, et racontons ce que Grimarest rapporte de l’accueil qui lui fut fait à Chambord. « À la première représentation, le roi n’avait donné aucun signe de satisfaction ; et, à son souper, il ne dit pas un seul mot à Molière. Ce silence du monarque parut aux courtisans une marque certaine de mécontentement, et ils se mirent à traiter le poète comme un homme en disgrâce, c’est-à-dire à le déchirer. « Molière nous prend assurément pour des grues, de croire nous divertir avec de telles pauvretés, » disait M. le duc de***. « Qu’est-ce qu’il veut dire avec son Halaba, balachou ? » ajoutait M. le duc de ***. « Le pauvre homme extravague ; il est épuisé. Si quelque auteur ne prend le théâtre, il va tomber. Cet homme-là donne dans la farce italienne. » Il se passa cinq ou six jours avant que l’on représentât cette pièce pour la seconde fois ; et, pendant ces cinq jours, Molière, tout mortifié, se tint caché dans sa chambre. Il appréhendait le mauvais compliment du courtisan prévenu. Il envoyait seulement Baron à la découverte, qui lui rapportait toujours de mauvaises nouvelles. Toute la cour était révoltée.
« Cependant on joua cette pièce pour la seconde fois. Après la représentation, le roi, qui n’avait point encore porté son jugement, eut la bonté de dire à Molière : « Je ne vous ai point parlé de votre pièce à la première représentation, parce que j’ai appréhendé d’être séduit par la manière dont elle avait été représentée ; mais, en vérité, Molière, vous n’avez encore rien fait qui m’ait plus diverti, et votre pièce est excellente. » Molière reprit haleine au jugement de Sa Majesté, et aussitôt il fut accablé de louanges par les courtisans, qui tous d’une voix répétaient, tant bien que mal, ce que le roi venait de dire à l’avantage de la pièce. « Cet homme-là est inimitable, » disait le même duc de *** ; « il y a un vis comica dans tout ce qu’il fait que les anciens n’ont pas aussi heureusement rencontré que lui. »
Nous voyons, dans la Gazette, que la seconde représentation eut lieu le 16 octobre, trois jours, par conséquent, et non cinq jours après la première. Le Bourgeois gentilhomme fut encore joué à Chambord le 20 et le 21 ; puis à Saint-Germain-en-Laye le 9, le 11 et le 13 novembre. Lorsque la cour fut bien rassasiée de ce spectacle, Molière fut autorisé à en réjouir la ville. Robinet, dans sa lettre datée du 22 novembre, annonçait au public le Bourgeois gentilhomme, en même temps que la Bérénice de Corneille.
La première (nouvelle) en forme d’avis,
Dont maints et maints seront ravis,
Est que ce poème de Corneille,
Sa Bérénice nonpareille,
Se donnera pour le certain
Le jour de vendredi prochain,
Sur le théâtre de Molière ;
Et que, par grâce singulière,
Mardi, l’on y donne au public
De bout en bout et rie à rie,
Son charmant Bourgeois gentilhomme
C’est-à-dire presque tout comme
À Chambord et dans Saint-Germain
L’a vu notre grand souverain,
Mêmes avecques des entrées
De ballet des mieux préparées,
D’harmonieux et grands concerts,
Et tous les ornements divers
Qui firent de ce gai régale
La petite oie à la royale.[6]
J’ajoute encor, brièvement.
Qu’on doit alternativement
Jouer la grande Bérénice
Qu’on loue avec tant de justice,
Et le Gentilhomme bourgeois.
L’on pourra donc, comme je crois,
Beaucoup ainsi se satisfaire.
La comédie nouvelle fut en effet jouée le 23 novembre ; la première représentation produisit 1397 livres, la deuxième 1260 livres. La Grange enregistre au 28 novembre la représentation de Bérénice, qui produisit le premier jour 1913 livres, le second jour 1669 livres. Les deux pièces furent données alternativement : le Bourgeois gentilhomme eut vingt-quatre représentations jusqu’à la clôture de Pâques suivant, et Bérénice vingt.
La pièce fut imprimée peu après : « Le Bourgeois gentilhomme, comédie-ballet faite à Chambord pour le divertissement du Roy, par J.-B. P. Molière. Et se vend pour l’autheur. À Paris, chez Pierre Le Monnier, au Palais, vis-à-vis la porte de l’église de la Sainte-Chapelle, à l’image S. Louis et au Feu divin. 1671. Avec privilège du Roy. » Ces mots Et se vend pour l’auteur, que nous voyons ici et que nous retrouverons sur le titre de l’édition princeps de Psyché, des Fourberies de Scapin et des Femmes savantes, achèvent de confirmer ce que nous avons dit de la mention à peu près semblable que présente l’édition originale du Tartuffe.
Deuxième édition : « Le Bourgeois gentilhomme, comédie-ballet faite à Chambord pour le divertissement du Roy, par J.-B. P. Molière. À Paris, chez Claude Barbin, au Palais, sur le second perron de la Sainte-Chapelle. 1673. Avec privilège du Roy. »
Enfin elle a place dans l’édition de 1682 sous ce titre : « Le
Bourgeois gentilhomme, comédie-ballet, faite à Chambord pour le divertissement du Roy, au mois d’octobre 1670, par J.-B. P. de Molière, et représentée en public à Paris, pour la première fois, sur le théâtre du Palais-Royal, le 23 novembre de la même année 1670 par la troupe du Roy. »
Avant toutes ces éditions de la pièce, on avait eu le livre du ballet : « Le Bourgeois gentilhomme, comédie-ballet, donné par le Roy à toute sa cour dans le château de Chambord, au mois d’octobre 1670. À Paris, chez Robert Ballard, seul imprimeur du Roy pour la musique. 1670. Avec privilège de Sa Majesté. »
[1] Intitulés le Bourgeois gentilhomme. (Note de l’auteur.)
[2] Les sieurs Molière et Lulli. (Note de l’auteur.)
[3] Mémoires du chevalier d’Arvieux, t. IV, p. 252.
[4] Le récit de cette plaisanterie a été publié en trois volumes in-12, sous le titre de : Mandarinade ou Histoire comique du mandarinat de M. l’abbé de Saint-Martin, marquis de Miskou, docteur en théologie, et protonotaire du Saint-Siège, etc. : La Haye. 1738.
[5] Castil-Blaze, Molière musicien.
[6] On nommait petite oie ce qui était l’agrément et l’ornement des choses ; dans la toilette, c’étaient les plumes, les rubans ; en amour, c’étaient les premiers privilèges, les menues faveurs. En se rappelant les différentes applications de ce mot, aujourd’hui inusité, on comprendra ce que Robinet veut dire.