Notice sur l’Avare de Molière (Louis MOLAND)

Travail de critique et d’érudition. Aperçus d’histoire littéraire, biographie, examens de chaque pièce, commentaires, bibliographie, etc. Œuvres complètes de Molière, Granier Frères, Libraires-Éditeurs, Paris, 1864.

 

 

Le 9 septembre 1668, Molière fit représenter sa grande comédie de l’Avare sur le théâtre du Palais-Royal. Voici de quelle façon Robinet, dans sa lettre du 15 septembre, rendit compte de  cette pièce :

 

Prenant soin du plaisir public,

Moi, qui marchant ne fais point clic,

J’avertis que le sieur Molière,

De qui l’âme est si familière

Avecque les neuf doctes Sœurs,

Dont il reçoit mille douceurs,

Donne à présent sur son théâtre,

Où son génie on idolâtre,

Un Avare qui divertit

Non pas certes pour un petit,

Mais au delà ce qu’on peut dire.

Car d’un bout à l’autre il fait rire.

Il parle en prose, et non en vers,

Mais nonobstant les goûts divers,

Cette prose est si théâtrale

Qu’en douceur les vers elle égale.

Au reste, il est si bien joué,

C’est un fait de tous avoué,

Par toute sa troupe excellente

Que cet Avare que je chante

Est prodigue en gais incidents

Qui font des mieux passer le temps.

 

L’Avare eut alors neuf représentations qui ne furent pas tout à fait consécutives. Repris deux mois après, à la suite d’une représentation qui avait eu lieu à la cour le 5 novembre, il fut joué onze fois. Dire, comme M. Bazin, que c’était « un succès fort satisfaisant, » c’est se montrer trop peu difficile. Il ressort de là, au contraire, que l’accueil que cet ouvrage reçut du public fut assez froid. Est-ce, comme le prétend Grimarest, parce que la pièce était en prose ? Cette circonstance a pu contribuer à dérouter le public, qui était habitué aux grandes comédies en vers. Mais elle ne saurait, à elle seule, offrir une explication suffisante, et il faut supposer que la beauté de l’œuvre ne fut pas sentie du premier coup. Boileau, si nous en croyons l’auteur du Bolœana, fit tous ses efforts pour éclairer ses contemporains, et ne marchanda pas ses applaudissements. Racine, qui était brouillé avec Molière, aurait dit un jour à Boileau : « Je vous vis dernièrement à l’Avare, et vous riiez tout seul sur le théâtre. – Je vous estime trop, lui aurait répondu Boileau, pour croire que vous n’y ayez pas ri vous-même, du moins intérieurement. »

Tout devait faire espérer à Molière de plus brillants résultats. Non-seulement il avait creusé profondément son sujet, et il avait appelé à son aide, comme nous le montrerons, un nombre incroyable d’idées comiques recueillies de toutes parts : un certain à-propos ne lui manquait même pas, et il pouvait compter sur une excitation particulière de la curiosité publique. Une de ces affaires étranges et émouvantes que la passion de l’avarice fait éclater par intervalles dans les fastes judiciaires, avait, trois ans auparavant, agité la cour et la ville, Paris et la France. L’assassinat du lieutenant criminel Tardieu et de sa femme, Marie Ferrier, dans leur maison du quai des Orfèvres, le 24 août 1665, eut un retentissement prolongé. L’existence singulière de ces illustres avares, leurs lésineries ingénieuses, leurs ruses pour échapper aux exigences d’une haute position sociale, leurs rapines qu’un crime était venu punir, furent longtemps l’objet de toutes les conversations. On plaignait peu les victimes ; on répétait toutes les anecdotes qui avaient eu cours. Rappelons quelques-uns des traits qu’on citait d’eux ; cela ne nous écartera point de notre sujet. Marie Ferrier avait été épousée par le lieutenant criminel Tardieu avec cent mille écus de dot. Voici comment Tallemant des Réaux nous parle de ce couple fameux : « Elle devint bientôt la plus ridicule personne du monde... et le lieutenant criminel est un digne mari d’une telle femme. Elle était bien faite, elle jouait bien du luth, elle en joue encore. Mais il n’y a rien de plus ridicule que de la voir avec une robe de velours pelé, faite comme on les portait il y a vingt ans, un collet du même âge, des rubans couleur de feu repassés, et de vieilles mouches toutes effilochées, jouer du luth, et, qui pis est, aller chez la reine. Elle n’a point d’enfants ; cependant sa mère, son mari et elle n’ont pour tous valets qu’un cocher. Le carrosse est si méchant et les chevaux aussi, qu’ils ne peuvent aller ; la mère donne l’avoine elle-même : ils ne mangent pas leur soûl. Elles vont elles-mêmes à la porte. Une fois que quelqu’un leur était allé faire visite, elles le prièrent de leur prêter son laquais pour mener les chevaux à la rivière, car le cocher avait pris congé. Pour récompense, elles ont été un temps à ne vivre toutes deux que du lait d’une chèvre. Le mari dit qu’il est fâché de cette mesquinerie ; Dieu le sait. Pour lui, il dîne toujours au cabaret, aux dépens de ceux qui ont affaire de lui, et le soir il ne prend que deux œufs. Il n’y a guère de gens à Paris plus riches qu’eux. Il a mérité d’être pendu deux ou trois mille fois : il n’y a pas de plus grand voleur au monde.

« Le lieutenant criminel logeait de petites demoiselles auprès de chez lui, afin d’y aller manger ; il leur faisait ainsi payer la protection. »

Combien on s’égaya avec la mémorable culbute de Marie Ferrier sur le Pont-Neuf, culbute qui exerça la verve des rimeurs ! Le titre d’une de ces pièces satiriques contient tous les détails pittoresques de l’accident : « Madrigal à Son Éminence (le cardinal Mazarin) pour la consoler du déplaisir qu’elle témoignait avoir d’une risée publique qui s’était faite dans Paris, au sujet d’un carrosse versé sur le Pont-Neuf, dans lequel on avait vu une dame (femme d’un célèbre magistrat) la tête en bas et les pieds en haut en une très pitoyable posture, si sa prévoyance n’y eût pourvu par le moyen d’un beau caleçon de satin blanc qu’elle avait ; lequel cependant, par un grand malheur, causa plus de risée que si la dame eût été vue tout à nu, d’autant que ce caleçon, par le bon ménage de cette dame, se trouva fait de différentes thèses imprimées sur du satin blanc, qui avaient été données à son mari ; dont l’une (qui était une thèse de physique dédiée à Son Éminence) faisait partie du devant de ce caleçon, et était si bien située, que la représentation de Son Éminence en taille-douce se trouvait justement appliquée sur le bas-ventre de cette dame. »

La chronique de ces illustres avares fut longtemps à l’ordre du jour. La littérature elle-même l’atteste. La « pauvre Babonnette » des Plaideurs, qui savait si bien « comme on fait les bonnes maisons, » » c’était Marie Ferrier. Et Boileau, dans sa dixième satire, traçait le portrait immortel des deux époux. Devançant Racine et Boileau, Molière, lorsqu’il composa sa pièce de l’Avare, put mettre à profit quelques-unes des anecdotes recueillies par la voix publique (par exemple, celles relatives aux chevaux, au cocher, dont parle Tallemant). Et, quand il représenta cette pièce, l’impression produite par l’assassinat du lieutenant criminel et de sa femme n’était pas tellement effacée, que la peinture de la passion de l’avarice ne dût recevoir de leur mémorable exemple une certaine opportunité.

Toutefois, Molière, qui n’entendait pas faire une œuvre de circonstance, semble avoir pris soin d’écarter les allusions, d’éviter, autant que possible, les traits de ressemblance qui eussent été trop facilement saisis. Il conserva à son tableau le caractère d’une satire générale. Il ne se dissimula pas les difficultés de l’entreprise : il lui fallait peindre avec des couleurs énergiques une passion aussi laide et dégradante que redoutable, sans tomber dans le tragique, sans laisser la scène s’assombrir, et en y ramenant sans cesse le rire près de s’effaroucher. Il ne négligea rien pour l’exécution de son projet, et il s’arma, pour ainsi dire, de toutes pièces.

Molière trouva un point d’appui, une base solide dans la comédie de Plaute intitulée la Marmite (Aulularia). Plaute a réalisé en effet cette conception hardie de faire de l’avare le caractère principal et dominant d’une grande comédie. Donnons une idée de la pièce latine :

Euclion est un vieil avare qui a trouvé un trésor, et dont l’avarice, par conséquent, est comme exaspérée. Il n’est pas vrai de dire, comme on l’a fait souvent, qu’Euclion n’était pas avare avant d’avoir trouvé ce trésor, qu’il n’était peut-être pas même économe, et que c’est la possession subite et inattendue d’une grosse somme qui lui a troublé l’esprit. Euclion était, avant cela, connu pour un ladre des plus ladres. Strobile, l’esclave d’un riche voisin, raconte au cuisinier Congrion de nombreux traits du caractère d’Euclion ; citons-en quelques-uns :

 

STROBILUS.

Pumex non æque est aridus, atque hic est senex.

CONGRIO.

Ain’ tandem ita esse, ut dicis ?

STOBILUS.

Tute existuma.

Quin divom atque hominum clamat continuo fidem,

Suam rem periisse, seque eradicarier,

De suo tigillo fumus si qua exit foras.

Quin, quom it dormitum, follem obstringit ob gulam.

CONGRIO.

Cur ?

STROBILUS.

Ne quid animæ forte amittat dormiens...

Aquam, hercle, plorat, quom lavat, profundere...

Pulmentum pridem eii eripuit miluus :

Homo ad prætorem deplorahundus venit ;

Infit ibi postulare, plorans, ejulans,

Ut sibi liceret miluum vadarier.

Sexcenta sunt, quæ memorem, si sit otium.

 

« Strobile. La pierre-ponce est moins aride que ce vieillard.

« Congrion. Vraiment ?

« Strobile. Juges-en toi-même. Il crie au secours, il invoque les dieux et les hommes, et dit que son bien est perdu, qu’il est un homme ruiné, s’il voit la fumée sortir du toit de sa masure. Quand il va se coucher, il s’attache une bourse devant la bouche.

« Congrion. Pourquoi ?

« Strobile. Pour ne pas perdre de son souffle en dormant... Quand il se baigne, il pleure l’eau qu’il répand... Un milan lui enleva un jour un morceau de viande : notre homme court tout éploré au préteur ; il remplit tout de ses cris, de ses lamentations, et demande qu’on lance contre le milan un ordre de comparaître. J’aurais mille traits de la sorte à raconter si nous avions le temps. »

Euclion est donc un ladre, mais c’est un pauvre homme (panperculus). On conçoit donc quel trouble, quel embarras, quelle inquiétude lui cause cet or qu’il a trouvé et qu’il cache dans le petit pot de terre qui donne son titre à la comédie. Aussi, il faut voir avec quelle fureur, à la première scène, il pousse dans la rue sa vieille servante dont il craint les regards, et avec quelle peine il se décide à s’éloigner un instant, même pour aller chez le magistrat de la curie chercher sa part d’un congiaire. Tout le monde devine son secret ; il lui semble qu’on le salue plus gracieusement qu’autrefois :

 

Adeunt, consistunt, copulantur dexteras ;

Rogitant me, ut valeam, quid agam, quid rerum geram.

 

« On m’accoste, on entre en conversation, on me serre la main ; chacun me demande de mes nouvelles, comment vont les affaires. » Lorsque son voisin, le riche Mégadore, lui demande sa fille en mariage, Euclion n’est qu’à demi surpris ; ses soupçons lui expliquent la chose : « Il a eu vent de mon or, dit-il ; il convoite mon or, il veut le dévorer ! » Et, après avoir assuré et répété à Mégadore qu’il n’a pas de dot à donner à sa fille,

 

Eo dico, ne me thesauros reperisse censeas,

 

« Je te le dis, afin que tu ne t’imagines pas que j’ai trouvé des trésors. » Mégadore déclare qu’il est prêt à épouser la fille sans dot ; Euclion se hâte alors de consentir, pourvu toutefois que son gendre se charge de tous les frais de la fête.

Pendant qu’Euclion achète à grand’peine au marché un peu d’encens et quelques couronnes de fleurs pour les offrir au dieu Lare, sa maison est envahie par les esclaves portant les victuailles, et par les cuisiniers qu’envoie Mégadore. Quand l’avare revient, le fracas qu’il entend chez lui le jette dans des transes mortelles ; il se précipite sur ceux qu’il prend pour des voleurs, et les chasse à coups de bâton. Voyant qu’il ne saurait y avoir de sécurité pour lui, lorsqu’il est un instant éloigné de sa précieuse marmite, il la prend avec lui. Inquiet, il cherche quelque endroit où il la puisse cacher pendant la noce. Il entre d’abord dans le temple de la Bonne Foi, où il espère lui trouver un asile.

Cependant, au bruit des apprêts de la fête nuptiale, deux personnages sont en grande perplexité : c’est Phédra, fille d’Euclion, et Lyconide, neveu de Mégadore. Lyconide aime Phédra ; il lui a jadis ravi l’honneur pendant les veillées de Cérès ; et, au moment où l’on prépare ses noces, la malheureuse Phédra est sur le point d’accoucher. Lyconide, qui n’aspire qu’à réparer sa faute, envoie son esclave Strobile en observation pour qu’il l’instruise de tout ce qui se passe. Posté sur les marches du temple de la Bonne Foi, Strobile entend Euclion confier sa marmite et son or à la garde de la déesse. Euclion, ramené par un funeste présage, aperçoit l’esclave et veut lui faire avouer et restituer le larcin que celui-ci n’a pas encore eu le temps de commettre. Il le fouille, il lui fait montrer ses mains, il lui veut imposer tour à tour par la persuasion et par la menace ; enfin, à peu près convaincu que l’esclave n’a rien, il lui ordonne de fuir. Mais Strobile, furieux, jure déjouer un tour au méchant vieillard, et se cache.

Euclion, dégoûté de la Bonne Foi, rentre dans le temple et emporte la marmite. Il se résout à l’aller enterrer avec les plus grandes précautions dans le bois de Silvain, au milieu d’une épaisse saussaie. Mais il est suivi, épié par Strobile, à qui le trésor n’échappera pas.

Pendant que la marmite voyage ainsi, Phédra est saisie des douleurs de l’enfantement. On l’entend ; elle implore Junon Lucine, derrière le rideau du théâtre :

 

Perii, mea nutrix ! obsecro te, uterum dolet.

Juno Lucina, tuam fidem !

 

Lyconide n’hésite plus à se confier à sa mère Eumonie ; et celle-ci, touchée d’une situation si critique, se charge d’aller tout raconter à Mégadore. Mais on entend les cris d’Euclion : il accourt éperdu, en démence. On sait ce fameux monologue :

 

Perii ! interii ! occidi !....

 

tant de fois imité, et que nous rapporterons ailleurs. En proie à ses angoisses, le vieillard rencontre Lyconide, qui, à le voir ainsi gémir, s’imagine que le malheureux père est informé de l’accouchement de sa fille. Il s’accuse d’être l’auteur de son chagrin ; Euclion croit qu’il tient son voleur. Après un long quiproquo, Euclion finit par se rendre compte du nouveau malheur qui le frappe, et rentre chez lui pour s’assurer de la vérité de ce qu’il vient d’apprendre. L’esclave Strobile révèle à son maître Lyconide la découverte qu’il a faite du trésor d’Euclion ; Lyconide (à partir de ce moment, nous n’avons plus le texte de Plaute : c’est l’italien Urcéus Codrus qui a suppléé au dénouement perdu) devient possesseur de la précieuse marmite, en accordant la liberté à son esclave. Le jeune homme la restitue à Euclion, et Euclion, transporté de joie, donne à Lyconide sa fille et son trésor. C’est trop à la fois ; si Plaute avait attribué à son avare ce mouvement de générosité finale, il aurait commis une faute des plus graves en ne soutenant pas le caractère de son personnage jusqu’au bout.

Voilà certes une peinture vigoureuse, et l’on peut facilement apercevoir combien le poète romain a été utile à Molière. La comédie de Plaute avait eu, avant Molière, des imitateurs chez les modernes. L’italien Lorenzino de Médicis composa, au XVIe siècle, l’Aridosio, dans lequel il combina les Adelphes de Térence avec la Mostellaria (le Revenant) et l’Aulularia (la Marmite) de Plaute. Le champenois Pierre de Larivey s’empara, en 1579, de l’Aridosio, le traduisit avec une verve assez originale et en fit la comédie des Esprits.[1] On y retrouve les principales scènes que nous avons signalées dans la pièce latine. Le vieil avare Séverin, empêché de rentrer dans sa maison par de prétendus diables ou esprits, cache dans un trou non pas une marmite pleine d’or, mais une bourse contenant deux mille écus. Un jeune homme nommé Désiré, qui veut devenir son gendre, la guette et met la main sur la somme, sûr d’obtenir par ce moyen le consentement de l’avare :

« Mon Dieu, dit Séverin, que je suis misérable ! M’eut-il peu jamais advenir plus grand malheur qu’avoir des diables pour mes hostes, qui sont cause que je ne me puis descharger de ma bourse ? Qu’en feray-je ? Si je la porte avecques moy, et que mon frère la voye, je suis perdu. Où la pourray-je donc laisser en seureté ?

« DÉSIRÉ. Elle est pour estre mienne.

« SÉVERIN. Mais puisque je ne suis veu de personne, il sera meilleur que je la mette icy, en ce trou, où je l’ay mise autrefois sans que jamais j’y aye trouvé faute. Oh ! petit trou, combien je te suis redevable !

« DÉSIRÉ. Mais moy, si vous l’y mettez.

« SÉVERIN. Mais si on la trouvait ! Une fois paye pour tous jours. Je la porteray encores avec moy ; je l’ay apportée de plus loing. On ne me la prendra pas, non. Personne ne me voit-il ? J’y regarde, pour ce que, quand on sçait qu’un qui me ressemble a de l’argent, on luy desrobbe incontinent.

« DÉSIRÉ. Elle sera mieux au trou.

« SÉVERIN. Que maudits soyent les diables qui ne me laissent mettre ma bourse en la maison ! Tubieu, que dis-je ! que ferais-je s’ils m’escoutaient ? Je suis en grande peine ; il vaut mieux que je la cache ; car, puisque la fortune me l’a autresfois gardée, elle voudra bien me faire encores ce plaisir. Hélas ! ma bourse, hélas ! mon âme, hélas ! toute mon espérance, ne te laisse pas trouver, je te prie.

« DÉSIRÉ. Je pense qu’il ne la laschera jamais.

« SÉVERIN. Que feray-je ? L’y mettray-je ? Oy ; nenny ; si feray, je l’y vay mettre ; mais devant que me descharger, je veux veoir si quelqu’un me regarde. Mon Dieu ! il me semble que je suis veu d’un chacun, mesmes que les pierres et le bois me regardent. Hé ! mon petit trou, mon mignon, je me recommande à toy. Or sus, au nom de Dieu et de sainct Antoine de Padoue, in manus tuas, domine, commendo spiritum meum.

« DÉSIRÉ. C’est si grand chose que je n’en puis rien croire, si je ne le voy.

« SÉVERIN. C’est à ceste heure qu’il faut que je regarde si quelqu’un m’a veu. Ma foy, personne. Mais si quelqu’un marche dessus, il luy prendra peut-estre envie de veoir que c’est ; il faut que souvent j’y prenne garde et n’y laisse fouiller personne. Si faut-il que j’aille où j’ay dit, afin de trouver quelque expédient pour chasser ces diables de mon logis. Je vay par delà, car je ne veux passer auprès d’eux.

« DÉSIRÉ. Me voilà roy, puisqu’aujourd’huy est arrivé le jour auquel je dois mettre fin à mes misères. »

Dans les Esprits, un temps assez long s’écoule avant que Séverin s’aperçoive qu’on, a vidé sa bourse et qu’on l’a remplie de cailloux. Séverin se tient aux environs, et surveille l’endroit du regard ; toutes sortes de gens le viennent déranger, le troubler ; il s’efforce de les écarter de la cachette ; il interprète en un sens fâcheux leurs gestes et leurs paroles ; il lui échappe de crier : « Ils me dérobent ! Au voleur ! au larron ! » Il excuse maladroitement toutes ses maladresses. Tant de sollicitude, de transes, de précautions pour une bourse déjà soustraite ! Il y a là des effets du meilleur comique qui n’étaient point dans Plaute, et que Molière n’emploiera pas.

Lorsque Séverin découvre qu’on l’a volé, il se livre, comme Euclion, à un monologue tragi-comique qu’on peut comparer avec ceux de Plaute et de Molière. Survient le valet Frontin :

« Frontin. Quelles lamentations enten-je là ?

« SÉVERIN. Que ne suis-je auprès de la rivière, afin de me noyer !

« Frontin. Je me doute que c’est.

« SÉVERIN. Si j’avais un cousteau, je me le planterais en l’estomac !

« Frontin. Je veux veoir s’il dict à bon escient. Que voulez-vous faire d’un cousteau, seigneur Séverin ? Tenez, en voilà un.

« SÉVERIN. Qui es-tu ?

« Frontin. Je suis Frontin. Me voyez-vous pas ?

« SÉVERIN. Tu m’as desrobbé mes escus, larron que tu es ! Çà, ren-les-moy, ren-les-moy, ou je t’estrangleray !

« Frontin. Je ne sçay que vous voulez dire.

« SÉVERIN. Tu ne les as pas, donc ?

« Frontin. Je vous dis que je ne sçay que c’est.

« SÉVERIN. Je sçay bien qu’on me les a desrobbez.

« Frontin. Et qui les a prins ?

« SÉVERIN. Si je ne les trouve, je délibère me tuer moy-mesme.

« Frontin. Hé ! seigneur Séverin, ne soyez pas si colère !

« SÉVERIN. Comment, colère ? j’ay perdu deux mille escus.

« Frontin. Peut-estre que les retrouverez ; mais vous disiez tousjours que n’aviez pas un lyard ; et maintenant vous dictes que avez perdu deux mille escus.

« SÉVERIN. Tu te gabbes encor de moy, meschant que tu es !

« Frontin. Pardonnez-moy.

« SÉVERIN. Pourquoy donc ne pleures-tu ?

« Frontin. Pource que j’espère que vous les retrouverez.

« SÉVERIN. Dieu le veuille, à la charge de te donner cinq bons sols.

« Frontin. Venez disner. Dimanche, vous les ferez publier au prône ; quelcun vous les rapportera.

« SÉVERIN. Je ne veux plus boire ne manger ; je veux mourir ou les trouver.

« Frontin. Allons, vous ne les trouvez pas pourtant, et si ne disnez pas.

« SÉVERIN. Où veux-tu que j’aille ? au lieutenant criminel ?

« Frontin. Bon !

« SÉVERIN. Afin d’avoir commission de faire emprisonner tout le monde ?

« Frontin. Encor meilleur ! vous les retrouverez. Allons, aussi bien ne faisons-nous rien icy.

« SÉVERIN. Il est vray, car encor que quelqu’un de ceux-là les eust, il ne les rendrait jamais. Jésus, qu’il y a de larrons en Paris !

« Frontin. N’ayez pœur de ceux qui sont icy ; j’en respon, je les cognais tous.

« SÉVERIN. Hélas ! je ne puis mettre un pied devant l’autre ! ma bourse !

« Frontin. Hoo ! vous l’avez ; je voy bien que vous vous mocquez de moy.

« SÉVERIN. Je l’ay voirement ; mais, hélas ! elle est vuyde, et elle estoit plaine !

« Frontin. Si ne voulez faire autre chose, nous serons icy jusques à demain.

« SÉVERIN. Frontin, ayde-moy, je n’en puis plus. Ô ma bourse ! ma bourse ! hélas ! ma pauvre bourse ! »

Le quiproquo entre la bourse ravie et la jeune fille séduite existe également dans les pièces de Lorenzino de Médicis et de Larivey ; mais cette jeune fille n’est plus celle de l’avare, et c’est au contraire le fils de Séverin, Urbain, qui l’a déshonorée. La situation est moins forte, car Séverin est moins intéressé dans l’événement ; aussi ferme-t-il la porte au nez de ceux qui, après lui avoir donné un moment d’espoir, lui viennent rompre la tête de semblables bagatelles.

Le vieillard, après avoir été trop prompt à croire que sa bourse était retrouvée, refuse ensuite d’ajouter foi à ceux qui lui en apportent réellement la nouvelle. C’est son frère Hilaire qui vient, par ce moyen, concilier les intérêts de tout le monde :

« SÉVERIN. Qui est là ?

« Hilaire. Mon frère, ouvrez !

« SÉVERIN. On me vient icy apporter quelques meschantes nouvelles.

« Hilaire. Mais bonnes : vos escus sont retrouvez.

« SÉVERIN. Dictes-vous que mes escus sont retrouvez ?

« Hilaire. Oy, je le dis.

« SÉVERIN. Je crains d’estre trompé comme auparavant.

« Hilaire. Ils sont icy près, et devant qu’il soit longtemps, vous les aurez entre vos mains.

« SÉVERIN. Je ne le puis croire, si je ne les voy et les touche.

« Hilaire. D’avant que vous les ayez, il faut que me promettiez deux choses : l’une, de donner Laurence à Désiré ; l’autre, de consentir qu’Urbain prenne une femme avec quinze mille livres.

« SÉVERIN. Je ne sçay que vous dictes ; je ne pense à rien qu’à mes escus, et ne pensez pas que je vous puisse entendre, si je ne les ay entre mes mains ; je dy bien que, si me les faictes rendre, je feray ce que vous voudrez.

« Hilaire. Je vous le prometz.

« SÉVERIN. Et je vous le prometz aussi.

« Hilaire. Si ne tenez vostre promesse, nous les vous osterons. Tenez, les voilà.

« SÉVERIN. Dieu ! ce sont les mesmes ! Hélas ! mon frère ! que je vous ayme ! je ne vous pourray jamais récompenser le bien que vous me faictes, deussé-je vivre mille ans.

« Hilaire. Vous me récompenserez assez, si vous faictes ce dont je vous prie.

« SÉVERIN. Vous m’avez rendu la vie, l’honneur et les biens, que j’avais perdus avec cecy.

« Hilaire. Voilà pourquoy vous me devez faire ce plaisir.

« SÉVERIN. Et qui me les avait desrobbez ?

« Hilaire. Vous le sçaurez après ; respondez à ce que je vous demande.

« SÉVERIN. Je veux premièrement les compter.

« Hilaire. Qu’en est-il besoin ?

« SÉVERIN. Ho ! o ! s’il s’en fallait quelcun ?

« Hilaire. Il n’y a point de faute, je vous en respond.

« SÉVERIN. Baillez-le-moy donc par escrit.

« FORTUNÉ. Ô quel avaricieux !

« Hilaire. Voyez ! il ne me croira pas.

« SÉVERIN. Or sus, c’est assez ; vostre parolle vous oblige ; mais que dictes-vous de quinze mille francs ?

« FORTUNÉ. Regardez s’il s’en souvient.

« Hilaire. Je dy que nous voulons, en premier lieu, que baillez vostre fille à Désiré.

« SÉVERIN. Je le veux bien.

« Hilaire. Après, que consentiez qu’Urbain espouse une fille avec quinze mille francs.

« SÉVERIN. Quant à cela, je vous en prie : quinze mille francs ! il sera plus riche que moy. »

Le dénouement de cette comédie n’est pas sans quelques rapports avec celui qu’employa Molière : on y voit apparaître le père de Féliciane, qui, étant de la religion prétendue réformée, s’était retiré à La Rochelle, et qui vient à propos doter et marier sa fille avec le fils de Séverin, comme Anselme unira Élise à Valère et Cléante à Mariane.

Ainsi ce type de l’avare avait été dessiné à la fois dans la comédie antique et dans la comédie moderne, quand Molière en entreprit une nouvelle peinture. Molière n’eut point recours aux combinaisons compliquées de Lorenzino de Médicis ; il revint à l’unité de plan du poète latin, et crut que c’était assez d’un caractère comme celui de l’avare pour remplir une grande pièce. Il voulut que tous les personnages fussent groupés autour du personnage principal, sans l’éclipser un instant, et servissent à mettre son vice en saillie. Pour donner assez de jeu à ce caractère et le soutenir pendant cinq actes, il eut besoin de nombreux ressorts qu’il emprunta de toutes parts. Il mit surtout à contribution le théâtre de l’Italie, I Suppositi (les Personnages supposés) de l’Arioste, et plusieurs canevas de la commedia dell’ arte : l’Amante tradito, ou Lélie et Arlequin valets dans la même maison, la Fille de chambre de qualité (la Cameriera nobile), les Maisons dévalisées (le Case svaliggiate), Il dottor Bachettone ou le Docteur bigot. Une scène de la Belle Plaideuse, de Boisrobert, lui servit également. On trouvera, au courant de la pièce, les plus significatifs et les plus curieux de ces rapprochements. Il convient de nous borner ici à ce qui concerne la composition dans son ensemble. Constatons seulement que l’Avare est la pièce de Molière où l’on découvre certainement le plus grand nombre d’imitations ou, si l’on veut, de réminiscences.

Et pourtant rien ne ressemble moins à un travail de mosaïque, tant la pensée créatrice domine et pénètre tout cela, et tant, par la seule force de cette pensée, ce que le poète emprunte de ses devanciers reçoit une valeur nouvelle et incomparable ! Une idée qui ne se fait jour, du moins bien distinctement, ni dans la pièce latine, ni dans celle de Lorenzino de Médicis traduite par Larivey, anime l’œuvre de Molière : ce qu’il s’attache à montrer, c’est le désordre que l’avarice introduit dans la famille. « Un avare, dit Auger, a cessé d’être père ; il a même, pour ainsi dire, cessé d’être homme ; car il semble s’être dépouillé de la plus naturelle de nos affections, celle qui nous porte à nous aimer nous-mêmes et à chercher en tout notre bien-être. Puis donc qu’il n’a plus en lui aucun sentiment-humain, il est inévitable, il est juste qu’il n’en rencontre aucun dans les autres. Il hait les siens, les siens le détestent ; il regrette leur naissance, ils souhaitent sa mort : il se méfie d’eux, ils le trompent ; il les prive de ce qu’il leur doit, ils lui déroberaient volontiers ce qui lui appartient. »

Horace, dans la première Satire, apostrophe l’avare et lui dit :

 

Non uxor salvum te vult, non filius : omnes

Vicini oderunt, noti, pueri, atque puellæ.

Miraris, quum tu argento post omnia ponas,

Si nemo præstet, quem non merearis, amorem !

An si cognatos, nullo natura labore

Quos tibi dat, retinere velis, scrvareque amicos ;

Infelix operam perdas.

 

« Tu es malade ; ta femme et ton fils ne font point de vœux pour ta santé, pour ta vie. Tous tes voisins, tous ceux qui te connaissent, ceux et celles qui te servent, te haïssent également. Quoi ! tu t’étonnes, préférant l’argent à tout, de n’inspirer à personne une affection que tu ne mérites pas ! Tu te trompes, si tu crois pouvoir, sans faire les moindres frais, conserver la tendresse des parents que t’a donnés la nature. »

Cette observation, exprimée par Horace, Molière l’a développée sur la scène avec une énergie sans égale. « Avec quelle vigueur, dit Geoffroy, avec quelle fidélité de pinceau Molière ne trace-t-il pas son avare s’isolant de sa famille, voyant des ennemis dans ses enfants qu’il redoute, et dont il n’est pas moins redouté ; concentrant toutes ses affections dans son coffre, tandis que son fils se ruine d’avance par des dettes usuraires, tandis que sa fille a une intrigue dans la maison avec son amant déguisé ! L’avare ne sait rien de ce qui se passe au sein de sa famille, rien de ce que font ses enfants ; il ne sait au juste que le compte de ses écus ; c’est la seule chose qui le touche et qui l’intéresse, c’est le seul objet de ses veilles ; l’argent lui tient lieu d’enfants, de parents et d’amis : voilà la morale qui résulte de l’admirable comédie de Molière ; et, s’il y a quelque tableau capable de faire haïr et mépriser l’avarice, c’est celui-là. »

Goethe traduit la même impression en disant : « Entre toutes les pièces de Molière, l’Avare, dans lequel le vice détruit toute la piété qui unit le père et le fils, a une grandeur extraordinaire et est, à un haut degré, tragique. »

C’est ce que J.-J. Rousseau ne paraît pas avoir compris lorsqu’il adressa au poète comique ces critiques fameuses : « C’est un grand vice d’être avare et de prêter à usure ; mais n’en est-ce pas un plus grand encore à un fils de voler son père, de lui manquer de respect, de lui faire mille insultants reproches, et, quand ce père irrité lui donne sa malédiction, de répondre d’un air goguenard, qu’il n’a que faire de ses dons ? Si la plaisanterie est excellente, en est-elle moins punissable ? Et la pièce où l’on fait aimer le fils insolent qui l’a faite, en est-elle moins une école de mauvaises mœurs ? »

Parmi les nombreux contradicteurs de Rousseau, nous n’avons qu’à choisir. Citons les réflexions que M. Saint-Marc Girardin fait à ce sujet dans son Cours de littérature dramatique :

« La comédie, en faisant punir les vices les uns par les autres, représente la justice du monde telle qu’elle est, justice qui s’exerce et qui s’accomplit à l’aide des passions humaines qui se combattent et se renversent tour à tour. C’est cette justice qu’expriment aussi les proverbes, qui ne sont que la comédie résumée en maximes, quand ils disent : À père avare fils prodigue. Lorsque les passions sont grandes et fortes, cette justice est terrible, et elle enfante l’émotion de la tragédie ; quand les passions sont plus petites et plus mesquines, cette justice est plaisante et gaie : elle enfante alors le ridicule de la comédie.

« Une étude attentive des rôles du père et du fils, d’Harpagon et de Cléante, dans l’Avare, justifiera ces réflexions.

« Si je voulais, dans un sermon, dépeindre l’avarice et la rendre odieuse ; si je disais que cette passion fait tout oublier, l’honneur, l’amitié, la famille ; que l’avare préfère son or à ses enfants ; que ceux-ci, réduits par l’avarice de leur père aux plus grandes nécessités, s’habituent bientôt à ne plus le respecter, et que cette révolte des enfants est le châtiment de l’avarice du père ; si je disais tout cela dans un sermon, qui s’en étonnerait ? qui s’aviserait de prétendre qu’en parlant ainsi j’encourage les enfants à oublier le respect qu’ils doivent à leurs parents ? Molière, dans la scène de l’Avare qu’accuse Jean-Jacques Rousseau, n’a pas fait autre chose que mettre en action le sermon que j’imagine. Quand le père oublie l’honneur, le fils oublie le respect qu’il doit à son père. Ne nous y trompons pas, en effet : c’est un beau titre que celui de père de famille, c’est presque un sacerdoce ; mais c’est un titre qui oblige, et, s’il donne des droits, il impose aussi des devoirs. Je sais bien qu’un fils ne doit jamais accuser son père, même s’il est coupable ; mais c’est là le précepte, ce n’est point, hélas ! la pratique, sinon des fils vertueux. Or, Molière, dans l’Avare, n’a pas entendu le moins du monde nous donner Cléante pour un fils vertueux que nous devons approuver aux dépens de son père ; il a voulu seulement opposer l’avarice à la prodigalité, parce que ce sont les deux vices qui, contrastant le plus l’un avec l’autre, peuvent, par cela même, se choquer et se punir le plus efficacement. »

Molière, à la différence de Plaute, a placé son avare dans une condition de fortune assez élevée. Harpagon a des chevaux, un carrosse, d’assez nombreux domestiques et jusqu’à un intendant. Sans doute, s’il dépendait de lui de n’avoir pas ce train dispendieux, il ne l’aurait pas, et, s’il l’a, c’est que son état, sa position dans le monde l’exigent. « Il n’est pas toujours permis, dit Auger, d’être avare à sa manière et selon son goût. L’avare, à qui ses pères ont transmis de grandes richesses connues du public, ne peut pas vivre avec la même lésine que l’obscur usurier, unique artisan d’une fortune ignorée. L’avarice de celui-ci est un vice qu’aucune bienséance ne combat, qu’aucun respect humain n’enchaîne, et qui se satisfait sans obstacle. L’avarice de l’autre, au contraire, sans cesse aux prises avec le sentiment des convenances sociales et la crainte des jugements publics, sans cesse en butte aux plaintes, aux ruses et aux sarcasmes d’une famille qui pâtit au sein de la richesse, offrira ce conflit, cette lutte du caractère et de la situation, qui est le véritable ressort de l’intérêt comique. Quel lustre ne donnent pas à l’avarice d’Harpagon la notoriété de son opulence et l’obligation qui en résulte pour lui de vivre à peu près selon son état ? Quelles occasions ne lui fournissent-elles pas de s’exercer ? Il a des chevaux, mais ils meurent de faim ; il a des valets, mais ils ne sont ni vêtus ni nourris ; il a un intendant qui ne lui coûte rien, et qui semble enchérir sur lui-même en épargne sordide ; il donne un repas, mais il voudrait qu’on le fît sans argent, comme il veut qu’on épouse sa fille sans dot. On a tenté de mettre au théâtre l’avare fastueux :[2] c’était presque avoir oublié la pièce de Molière et le rôle d’Harpagon. Harpagon, en effet, est aussi fastueux qu’un avare peut l’être : il ne l’est point par goût, ce qui impliquerait avec son vice ; mais il l’est par une sorte de nécessité ; et cette nécessité est la gêne, la torture morale qui, si j’ose m’exprimer ainsi, fait prendre au personnage tant d’attitudes plaisantes, et donne à sa figure un jeu de physionomie si comique. »

Ce n’est pas tout : l’avare, dans l’œuvre de Molière, non-seulement est aux prises avec une richesse notoire qui l’oblige, il se débat encore contre certaine faiblesse amoureuse qui le tourmente. On objecte que la soif de l’or est un bon préservatif contre toute autre passion. Mais le cœur humain est si riche en inconséquences et en bizarreries ! L’avarice, il est vrai, s’allie mal avec les affections désintéressées et généreuses ; mais toutes les affections ne sont pas désintéressées, et il est à la fois très piquant et très instructif de voir ce que devient l’amour quand l’avarice le domine et le comprime. C’est, bien entendu, cette dernière qui triomphe ; lorsqu’il s’agit de choisir entre sa cassette et sa maîtresse, de perdre l’une ou de renoncer à l’autre, Harpagon n’hésite pas : la cassette est préférée. S’il était enfermé dans un unique souci, il n’aurait point cette avarice diversifiée, animée, agitée, qui fait de lui un personnage éminemment dramatique. Il est soumis à toutes les épreuves, mais son caractère ne se dément pas. Ce n’est pas Molière qui, pour l’édification des spectateurs, eût à la fin de sa pièce converti l’avare au désintéressement et à la libéralité.

Les Anglais ont une expression bien philosophique pour désigner un avare : ils l’appellent miser. C’est en effet un misérable qu’un avare, mais un misérable volontaire, et pour lequel il n’y a point de pitié. The Miser est le titre d’une imitation qu’a faite de la pièce de Molière un nommé Shadwell, dont l’impertinence a ému la bile de Voltaire. Ce Shadwell dit en propres termes que nos meilleures pièces, maniées par les plus méchants auteurs de son pays, y gagnent toujours ; qu’on peut juger, d’après cela, si l’Avare a perdu à passer par ses mains ; qu’au reste, s’il a eu recours à Molière, ce n’est ni faute d’esprit ni faute d’invention, c’est simplement par paresse. « Quand on n’a pas assez d’esprit, dit judicieusement Voltaire, pour mieux cacher sa vanité, on n’en a pas assez pour faire mieux que Molière. » Fielding, Fauteur de Tom Jones, qui était plus grand écrivain et moins présomptueux que Shadwell, a aussi traduit l’Avare ; et son ouvrage, approprié au goût de sa nation, a obtenu un brillant succès.

Il y a eu bien d’autres tableaux de la passion de l’avarice que ceux que nous avons passés en revue dans cette notice, et qui sont, en quelque sorte, dans la généalogie de la pièce de Molière. On peut citer notamment une comédie chinoise intitulée : Khan-thsian-non (l’Esclave des richesses qu’il garde). On en trouve une analyse intéressante à la suite de l’Aulularia, dans la traduction de Plaute de M. Naudet. L’existence de l’avare s’y développe depuis sa jeunesse jusqu’à sa mort ; voici comment ses derniers moments sont retracés. L’avare, moribond, se décide à acheter un peu de purée de fèves pour se réconforter. Il dit à son fils d’en prendre pour un liard. Celui-ci en achète pour dix liards au lieu d’un ; mais il ne trompe point l’œil vigilant de son père. « Mon fils, je t’ai vu tout à l’heure prendre dix liards et les donner tous à ce marchand de purée. Peut-on gaspiller ainsi l’argent ? – Il me doit encore cinq liards sur la pièce que je lui ai donnée. Un autre jour, je les lui redemanderai. – Avant de lui faire crédit de cette somme, lui as-tu bien demandé son nom de famille, et quels sont ses voisins de droite et de gauche ? – Mon père, à quoi bon prendre des informations sur ses voisins ? – S’il vient à déloger et à s’enfuir avec mon argent, à qui veux-tu que j’aille réclamer mes cinq liards ? – Mon père, pendant que vous vivez, je veux faire peindre l’image du dieu du bonheur, afin qu’il soit favorable à votre fils, à vos petits-fils et à vos descendants les plus reculés. – Mon fils, si tu fais peindre le dieu du bonheur, garde-toi bien de le faire peindre de face : qu’il soit peint par derrière, cela suffit. – Mon père, vous vous trompez, un portrait se peint toujours de face. Jamais peintre s’est-il contenté de représenter le dos du personnage dont il devait faire le portrait ? – Tu ne sais donc pas, insensé que tu es ! que, quand un peintre termine les yeux dans la figure d’une divinité, il faut lui donner une gratification ? Je sens, mon fils, que ma fin approche ; dis-moi, dans quelle espèce de cercueil me mettras-tu ? – Si j’ai le malheur de perdre mon père, je lui achèterai le plus beau cercueil de sapin que je pourrai trouver. – Ne va pas faire cette folie : le bois de sapin coûte trop cher. Une fois qu’on est mort, on ne distingue plus le bois de sapin du bois de saule. N’y a-t-il pas derrière la maison une vieille auge d’écurie ? Elle sera excellente pour me faire un cercueil. – Y pensez-vous ? Jamais votre corps n’y pourrait entrer ; vous êtes d’une trop grande taille. – Eh bien ! quoi de plus aisé que de raccourcir le corps ? Prends une hache et coupe-le en deux : tu mettras les deux moitiés l’une sur l’autre, et le tout entrera facilement. J’ai encore une chose importante à te recommander : ne va pas te servir de ma bonne hache pour me couper en deux, tu emprunteras celle du voisin. – Puisque nous en avons une, à quoi bon emprunter celle du voisin ? – Tu ne sais pas que j’ai les os extrêmement durs... Mon fils, ma dernière heure est venue ; quand je ne serai plus, n’oublie pas d’aller réclamer ces cinq liards que te doit le marchand de purée de fèves. » Voilà ce qui s’appelle un caractère soutenu jusqu’au bout.

L’expression moderne du type de l’avare se trouve dans le beau roman d’Honoré de Balzac : Eugénie Grandet.

Voici les premiers textes de la comédie de Molière :

Édition princeps : « L’Avare, comédie par J.-B. P. Molière. À Paris, chez Jean Ribou, au Palais, vis-à-vis la porte de l’église de la Sainte-Chapelle, à l’Image Saint-Louis, 1669, avec privilège du Roy. » Le privilège pour sept ans est du dernier jour de septembre 1668 ; cédé à Jean Ribou. Achevé d’imprimer pour la première fois le 18 février 1669.

Deuxième édition : « L’Avare, comédie par J.-B. P. de Molière, suivant la copie imprimée à Paris. 1670. » Ce n’est qu’une méchante contrefaçon.

Troisième édition : « L’Avare, comédie par J.-B. P. Molière. À Paris, chez Claude Barbin, au Palais, sur le second perron de la Sainte-Chapelle. 1675. Avec privilège du Roy. » Le nouveau privilège, pour cinq ans, est du 12 avril 1674. Achevé d’imprimer pour la première fois le 2 mai 1674.

Enfin, dans l’édition de 1682, tome IV : « L’Avare, comédie par J.-B. P. de Molière, représentée pour la première fois à Paris, sur le théâtre du Palais-Royal, le 9 du mois de septembre 1668, par la troupe du Roy. »

Nous reproduisons fidèlement le texte de l’édition princeps, et nous donnons les variantes des éditions de 1670 et de 1682. Lorsque l’édition de 1675 se trouve d’accord avec l’une ou l’autre de ces dernières, il nous a paru utile d’en tenir compte et de l’indiquer.

 


[1] Les Six premières comédies facétieuses de Pierre de Larivey, champenois. Ancien théâtre français, tome V ; collection P. Jannet, 1833.

[2] L’Avare fastueux de Goldoni, joué en 1773.

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