L’Échelle de femmes (Adolphe D’ENNERY - Adrien DECOURCELLE)
Comédie-vaudeville en deux actes.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Gymnase, le 18 juillet 1850.
Personnages
BARBEZIEUX, banquier
JANVIER, postillon
CHRISTOPHE, jeune paysan
MATHILDE, femme de Barbezieux
LA COMTESSE D’HÉROUVILLE, cousine de Mathilde
LA DUCHESSE DE LANGEAIS
MADELEINE, jeune paysanne
THÉRÈSE, fermière
La scène est en 184...
ACTE I
Au village.
Une route. À droite, la ferme de Thérèse ; une table et des tabourets devant la porte. À gauche, une charmille. Sorties à droite et à gauche.
Scène première
THÉRÈSE, MADELEINE
Elles sont assises devant la table. Thérèse fait du tricot. Madeleine écrit sur un grand registre.
MADELEINE.
Paille, quatre cents bottes... foin, deux cents... avoine, vingt sacs...
THÉRÈSE.
As-tu fini tes comptes, petite ?
MADELEINE.
Pas tout-à-fait, marraine.
THÉRÈSE, se levant.
Ça ne fait rien... ferme ton registre et viens causer avec moi... N’as-tu rien à me dire, Madeleine ?
MADELEINE.
Moi, marraine ?
THÉRÈSE.
Oui... depuis quelques jours tu es triste, tu soupires... est-ce que, par hasard, il y aurait de l’amour sous jeu ?
MADELEINE.
Marraine !
THÉRÈSE.
Dame ! tu as seize ans ; c’est de ton âge... Mais tu sais que ton mariage dépend de M. Barbezieux, banquier à Paris, un ami de ton père... faudrait peut-être renfoncer c’t’amour là ; et, vois-tu, Madeleine, un amour rentré... c’est pis que la clavelée !...
Elle soupire.
MADELEINE, troublée.
Je n’aime personne, marraine...
À part
Pauvre Christophe ! moi qui lui avais promis de parler pour lui...
Elle se dirige vers la maison.
THÉRÈSE.
Où vas-tu donc ?
MADELEINE.
Je vais chercher la soupe pour Christophe et pour Janvier... ils ne peuvent tarder à rentrer.
THÉRÈSE.
Reste, cela me regarde... Il n’est pas convenable qu’une jeune fille donne la pâture aux hommes... À propos de Janvier, il me semble que tu ris bien souvent avec lui ?
MADELEINE.
Dame ! il est si drôle, M. Janvier...
THÉRÈSE.
Oui, mais c’est un bel homme, et il faut se méfier des bel hommes... Est-il beau, hein ?
MADELEINE.
Oui, mais M. Christophe est bien plus gentil !
THÉRÈSE.
Christophe !
MADELEINE.
Vous disiez encore hier qu’il était plus savant que le maître d’école...
THÉRÈSE.
Ah ! c’est vrai, même qu’il y a deux ans, on disait que Christophe allait partir pour le séminaire, on l’appelait déjà M. le curé, quand un beau jour... tiens, c’était juste à ton retour de la pension... il vint me dire qu’il n’avait pas de vocation, et que, si je voulais le faire travailler, je l’obligerais... Ma foi, je n’avais à lui offrir qu’un emploi... auprès des moutons... et il l’a accepté... A-t-on idée de ça ? quand il aurait pu...
MADELEINE, à part.
Et dire que c’est pour moi qu’il fait un pareil métier... Ah !...
Elle soupire.
CHRISTOPHE, de la coulisse de droite.
Ici, Baliveau, ici !
MADELEINE, à part.
C’est lui !
JANVIER, de la coulisse de gauche.
Ohé ! ho ! la grise... tourne ! là !
THÉRÈSE, à part.
C’est lui !...
Elle remonte.
Pauvre garçon ! comme il a chaud !
Scène II
THÉRÈSE, MADELEINE, CHRISTOPHE, JANVIER
Janvier est en postillon, Christophe est en costume de vacher ; il porte une blouse, un bonnet de colon bleu, de gros sabots garnis de foin, etc.
THÉRÈSE, à Christophe.
Ah ! te voilà, toi ?... as-tu le compte de les moutons, aujourd’hui ?... ou bien m’en ramènes-tu deux de moins, comme hier ?...
CHRISTOPHE.
Deux de moins, la bourgeoise ?... je vous en ramène trois de trop !
THÉRÈSE.
Mais ça va me faire encore des disputes avec les voisins !
CHRISTOPHE.
Bourgeoise, c’est la faute à votre chien Baliveau !... Depuis quelques jours, c’t animal-là se dérange que c’est effrayant... il court par monts et par vaux... il embrouille tous les troupeaux, quoi ! il mord les moutons qui sont bien tranquilles, et il ne fait pas attention à la vache noire qui va dans les coins, avec le taureau blanc...
Bas.
C’est pas naturel, bourgeoise, que Baliveau se dérange comme ça... faut qu’ce chien-là ait vu amour dans le cœur...
THÉRÈSE.
C’est bon ! je vais faire tailler la soupe... Viens, Madeleine...
MADELEINE.
Oui, marraine...
THÉRÈSE, s’approchant de Janvier.
Toi, Janvier...
JANVIER.
Bourgeoise ?
THÉRÈSE, bas.
Reviens tout à l’heure ici, sans avoir l’air de rien ; j’ai à te parler...
JANVIER.
Ah !
CHRISTOPHE, qui s’est rapproché de Madeleine.
Mlle Madeleine, v’là un bouquet que j’ai rapporté pour vous de la prairie !
MADELEINE.
Merci, M. Christophe...
Elle prend le bouquet.
THÉRÈSE, sortant.
Eh bien, Madeleine ?
MADELEINE.
Me voilà !
Ensemble.
Air des Mousquetaires.
THÉRÈSE, à Janvier.
Reviens au plus tôt,
Reviens, il le faut.
À part.
Il me parlera,
Il s’expliquera ;
Sa voix m’apprendra
Ce que j’sais déjà...
Je n’peux plus y tenir,
Il faut en finir !
CHRISTOPHE, à Madeleine.
Revenez bientôt,
Venez, il le faut !
Ma voix vous dira
Ce que je sens là :
Mon cœur parlera,
Et l’vot’ comprendra
Qu’il faut en finir...
Car c’est trop souffrir !...
Reprise.
THÉRÈSE.
Reviens au plus tôt, etc.
CHRISTOPHE.
Revenez bientôt, etc.
JANVIER.
Puisque z-il le faut
Je r’viendrai tantôt ;
Ell’ me parlera,
Ell’ s’expliquera.
Mais je n’comprends pas
Son air d’embarras.
Au lieu de r’venir
Fallait en finir...
MADELEINE.
Eh bien ! s’il le faut,
Je r’viendrai tantôt ;
Sa voix me dira
Ce que j’sais déjà,
Il m’accusera ;
Et je sens bien là,
Qu’il faut en finir,
Car c’est trop souffrir...
Les femmes entrent dans la ferme.
Scène III
CHRISTOPHE, JANVIER
Ils regardent tous deux avec admiration les deux femmes qui s’éloignent.
JANVIER.
Quelle belle femme que la bourgeoise !
CHRISTOPHE.
Et Madeleine donc !
JANVIER.
Dis donc, petit, quel effet que ça te fait une belle femme ?
CHRISTOPHE.
À moi ?... Oh ! ne m’en parle pas !... Les femmes ! Le maître d’école me l’a toujours dit, ce sont les femmes qui me perdront.
JANVIER.
Ah bah ! et à cause donc ?
CHRISTOPHE.
Il paraît que c’est une infirmité, un vice de naissance que j’ai en moi, et qui fait, qu’auprès d’elles, il me passe comme des vertiges.
JANVIER.
T’as des vertiges ?...
CHRISTOPHE.
Quand je suis auprès d’une femme, j’ai beau me raisonner, j’ai beau me dire que ce n’est pas à moi, j’ai toujours envie de faire quelque bêtise... je perds la tête, je deviens fou ! oui, quand je vois une jupe, un bonnet... n’importe quoi... où il y a une femme dedans, j’ai envie de mordre, de griffer, de pincer, d’embrasser !... Oh ! surtout d’embrasser !... Je me sauve à toutes jambes, pour ne pas faire quelque malheur !
Air de la Fête du village voisin.
Mais en fuyant, si je vois dans la plaine
Chèvres, moutons cabrioler entre eux,
Sans m’en douter, je me mêle à leurs jeux,
Et j’cabriole à perdre haleine.
Avec mes brebis,
Je saute et bondis,
J’réponds à leurs cris
Comme si j’avais de la laine !
Je sens dans ma peau
L’ardeur d’un troupeau ;
Je bêle aux moutons,
Roucoule aux pigeons,
Des petits pinsons
Je redis les chansons.
Et les cris d’amour
Des oiseaux d’alentour ;
La nuit et le jour
Ma voix chante l’amour !
JANVIER.
Mais il est enragé ! t’auras été mordu par un lapin, c’est sûr !
CHRISTOPHE.
Il faut croire.
JANVIER.
Eh bien ! c’est pas tout-à-fait comme moi, quand je vois une femme en tête-à-seul ça me fait un si drôle d’effet... que je ne peux pas dire un mot...
CHRISTOPHE.
Ah ! tu es bien heureux !
JANVIER.
Tiens, veux-tu que je te dise, tu es-t-une lave ! tu es t-un pigeon, et Madeleine est ta colombe.
CHRISTOPHE.
Madeleine !... Eh ben, non ! non ; auprès d’elle, ce n’est pas du tout la même chose : je n’ose plus et je n’ai pas envie d’oser... mon cœur bat ; je tremble, comme si j’avais la fièvre, et je me mets à pleurer, sans sa voir pourquoi... Ah ! c’est que je l’aime, elle !...
JANVIER.
Ah ! bah !
CHRISTOPHE.
Mais tu ne sais donc pas que c’est pour elle que j’ai échangé le rabat contre la houlette ?
JANVIER.
C’est une perte pour l’église.
CHRISTOPHE.
Ah ! si j’avais au moins une position !
JANVIER.
Une position ! mais tu en as plusieurs !
CHRISTOPHE.
Oui, inspecteur des moutons, gouverneur des veaux, sergent-major des dindons, avec trente-six francs d’appointements par an.
JANVIER.
Bah ! tu avanceras ; quand on a de l’éducation et de bonnes manières...
CHRISTOPHE.
Parlons-en ! à force d’être avec toi, je me néglige, je me rouille ! Je parle comme toi, je marche comme loi... j’ai l’air bête... comme toi.
JANVIER.
Merci !
Scène IV
CHRISTOPHE, JANVIER, THÉRÈSE, MADELEINE
THÉRÈSE, sortant de la ferme.
La soupe est prête.
MADELEINE, qui la suit.
Et le dîner vous attend.
CHRISTOPHE.
On y va...
Bas.
Au revoir, Madeleine.
THÉRÈSE, bas.
Au revoir, Janvier... tout à l’heure ici.
CHRISTOPHE, qui a écouté.
Un rendez-vous avec la bourgeoise ? excusez !
JANVIER.
Quoi ?
CHRISTOPHE.
C’est une belle femme ! rrr !
Ensemble.
Valse de Strauss.
CHRISTOPHE, THÉRÈSE.
Ici, bientôt.
JANVIER, MADELEINE.
Ici, tantôt.
CHRISTOPHE, THÉRÈSE.
Dans un moment.
JANVIER, MADELEINE.
Dans un instant.
CHRISTOPHE, MADELEINE.
On vous attend.
CHRISTOPHE.
J’ai votre foi.
JANVIER, MADELEINE.
Comptez sur moi.
TOUS LES QUATRES.
Comptez sur moi.
THÉRÈSE, à Christophe qui se rapproche de Madeleine.
Eh bien !... eh bien ! Christophe ?
CHRISTOPHE.
Voilà, voilà, bourgeoise...
Il entre dans la ferme avec Janvier.
Scène V
THÉRÈSE, MADELEINE, puis BARBEZIEUX et MATHILDE
THÉRÈSE.
N’est-ce pas qu’il est fièrement bien ?
MADELEINE.
Christophe ?
THÉRÈSE.
Eh ! non ! Janvier ! quel air noble et distingué ! Hein ! il ressemble au général Cambronne !...
Barbezieux entre avec Mathilde par le fond à gauche, costume de voyage.
BARBEZIEUX.
C’est ici... Je parie que cette jeune femme est celle que je cherche, et cette jeune fille, celle que nous venons chercher...
MATHILDE.
C’est très probable, puisque voilà leur demeure...
BARBEZIEUX, criant.
Mme Thérèse Rameau !
THÉRÈSE, poussant un cri.
Ah ! tiens ! c’est vous, M. Barbezieux !
BARBEZIEUX.
Qu’est-ce que je vous disais... Quand on est comme moi physionomiste et phrénologiste, on n’aberre jamais. Cette jeune fille est la petite Madeleine !
MADELEINE.
Pour vous servir, monsieur...
BARBEZIEUX.
Très bien, ne saluez pas ; nous serions forcés de vous le rendre, et ça me ferait perdre un temps précieux... Je disais donc, Mme Rameau, que la comtesse d’Hérouville, frère du marquis d’Hérouville, le ministre, mon ami et mon cousin par sa femme, une femme des plus charmantes, des plus agaçantes et des plus provocantes !
MATHILDE.
Monsieur !
BARBEZIEUX.
C’est juste !... j’oublie toujours que ma femme est la personnification de la pudeur... Je suis décent, mignonne... Le comte, dis-je, vient de mourir, il y a environ vingt-quatre heures, et... Je passe les fractions pour ne point perdre un temps précieux... Par son testament, le comte lègue tous ses biens à Madeleine.
MADELEINE.
À moi !
THÉRÈSE.
Se peut-il !
BARBEZIEUX.
Puisque je vous dis qu’il lui lègue tous ses biens... c’est que ça se peut... Ne m’interrompez pas... Laisse tous ses biens à Madeleine, qu’il a, par son testament, reconnue pour sa fille...
THÉRÈSE.
Sa fille !
MADELEINE.
Mon père, lui ! lui, mon père ?
BARBEZIEUX.
De la main gauche.
THÉRÈSE.
Quoi ! Madeleine retrouve...
BARBEZIEUX.
Madeleine retrouve un père, qu’elle perd... Et quel père !
MATHILDE.
Et de plus...
BARBEZIEUX.
Et de plus, une tutrice et un subrogé tuteur... Le subrogé, c’est moi, Barbezieux, banquier... mais spirituel néanmoins ; la tutrice, c’est la duchesse de Langeais, sœur du défunt...
À Thérèse.
Pas un mot, pas un geste ! je n’ai pas encore fini : La duchesse s’intéresse à sa nièce, qu’elle ne connait pas, et je viens la chercher pour la lui présenter... Maintenant, femme Rameau, donnez un libre cours à votre étonnement, mais tâchez que ça ne dure pas longtemps...
THÉRÈSE ouvre la bouche pour parler et lève ses deux mains au ciel.
Quoi !...
BARBEZIEUX.
Très bien ! celle exclamation et cette pantomime renferment un monde de pensées...
À Madeleine.
Pleurez, jeune fille, pleurez... mais tâchez que ça ne dure pas longtemps non plus...
MADELEINE.
Hélas !
BARBEZIEUX, l’interrompant.
Bravo ! cette oraison est courte, mais elle est complète... À présent nous allons partir pour Chantilly...
MADELEINE.
Me séparer de ma bonne marraine ?
BARBEZIEUX.
De votre excellente marraine... il le faut...
MATHILDE.
Vous la reverrez, mademoiselle ; Mme Rameau viendra vous voir à Paris, où je me chargerai de diriger votre conscience.
MADELEINE, à part.
Et Christophe qui m’aime tant !...
Elle pleure en silence.
MATHILDE.
Allons, mademoiselle...
BARBEZIEUX.
Laissez-la pleurer, ça soulage...
Regardant Madeleine attentivement.
Je déclare que cette jeune fille a la bosse de la reconnaissance... Mme Rameau, il me faut des chevaux, quatre chevaux : deux pour moi, deux pour ma femme... Pour moi, qui vais à Chantilly avec ma chère pupille ; pour ma femme, qui retourne à Paris sans ma chère pupille...
THÉRÈSE.
C’est bien, monsieur... mais, avant votre départ, je voudrais vous soumettre les comptes...
BARBEZIEUX.
Ah ! Mme Rameau !... Eh bien ! c’est cela, soumettez moi les comptes...
THÉRÈSE, montrant la maison.
Si madame veut prendre la peine...
BARBEZIEUX, observant Thérèse.
Cette femme a les bosses de la civilité, de la probité, de la bonté, et... de la santé !
MATHILDE.
Monsieur !
BARBEZIEUX.
J’oublie toujours celle diable de pudeur !
THÉRÈSE.
Viens, Madeleine...
MADELEINE.
Je vous suis, marraine...
Ensemble.
Air : Code des femmes.
BARBEZIEUX, MATHILDE, THÉRÈSE.
Le destin prospère
Qui lui rend un père,
Assure à son cœur
Plaisir et bonheur.
MADELEINE.
Le destin contraire
Qui me rend un père,
Bannit de mon cœur
Espoir et bonheur.
Avant d’entrer, Madeleine tourne la tête en soupirant et aperçoit Christophe.
Scène VI
MADELEINE, CHRISTOPHE
MADELEINE.
Ah ! Christophe !
CHRISTOPHE, entrant du fond à droite.
Qu’avez-vous donc, mamzelle ?
MADELEINE.
Ah ! si vous saviez le malheur qui m’arrive !
CHRISTOPHE.
Un malheur ! à vous ?... Et vous ne me l’avez pas encore dit !...
MADELEINE.
Je viens de perdre mon père !
CHRISTOPHE.
Votre père ?... Je croyais que vous n’en aviez pas...
MADELEINE.
Oui, il m’avait abandonnée... mais il paraît que, par son testament, il me laisse son nom et sa fortune...
CHRISTOPHE.
Ah !
MADELEINE.
Un grand nom, Christophe...
CHRISTOPHE.
Ah !
MADELEINE.
Et une grande fortune...
CHRISTOPHE.
Ah !
MADELEINE.
Et vous comprenez ?
CHRISTOPHE.
Oui, mamzelle, je comprends, vous allez nous quitter ?
MADELEINE.
Tout à l’heure...
CHRISTOPHE.
Pour toujours ?
MADELEINE.
Hélas !
CHRISTOPHE, retenant ses larmes.
Eh bien ! mamzelle, que voulez-vous que je vous dise ? vous v’là riche, vous allez être une grande dame... tant mieux pour vous... j’en suis bien content... Je sais bien qu’on n’est pas toujours heureux parce qu’on est riche ; et que l’air des grandes villes n’est quelquefois pas aussi sain que celui du village...
Pleurant.
Car l’air est fièrement sain ici ! on se porte bien, ici...
Sanglotant.
on est gai, ici... hi ! hi !
MADELEINE.
Je suis aussi malheureuse que vous de ce départ, mon bon Christophe...
CHRISTOPHE.
Eh bien ! alors ne partez pas !
MADELEINE.
Ne suis-je pas forcée de suivre M. Barbezieux ?
CHRISTOPHE.
Mais il veut donc me faire mourir de chagrin, ce pélican-là ! Non ! je ne veux pas que vous partiez ! je ne veux pas !... Ah ! ah ! ah !!...
Il s’arrache les cheveux et pleure bruyamment. Madeleine se jette dans ses bras et pleure avec lui.
CHRISTOPHE, se remettant peu à peu.
Mais tout ça n’avance à rien ; je vous fais du mal inutilement... Voyons, au lieu de pleurer, faut s’entendre et se parler franchement : M’aimes-tu, Madeleine ?
MADELEINE.
Oh ! oui !
CHRISTOPHE.
Tu m’aimes bien ?
MADELEINE.
Bien !
CHRISTOPHE.
Alors, c’est tout ce qu’il faut ; mon parti est pris...
MADELEINE.
Comment ?
CHRISTOPHE.
Je ne te dirai pas à toi, riche et titrée, de donner ta main à un paysan ; ça ne se peut pas...
Air : Les 20 sous de Périnette.
Un homm’ ne doit pas souffrir
Que pour lui femme descende ;
Si sa maîtresse est trop grande,
C’est à l’homme de grandir.
Pour rapprocher la distance,
J’ai de l’esprit et du cœur,
C’est plus qu’il n’en faut, je pense,
Pour monter à ta hauteur.
Mais, attends-moi,
Madeleine !
Je t’en conjure, attends-moi ;
Et, dans un an, sois-en certaine,
Je reviendrai digne de toi.
MADELEINE.
De grand cœur !... Mais si dans l’intervalle...
CHRISTOPHE.
Si l’on veut te marier ? dis que tu ne veux pas, que tu ne te marieras jamais... Me le promets-tu ?
MADELEINE.
Je te le promets...
CHRISTOPHE.
Tu me le jures ?
MADELEINE.
Oui.
CHRISTOPHE.
Alors, signe.
MADELEINE.
Comment ?
CHRISTOPHE.
Comme ça !...
Il l’embrasse, puis d’un air grave.
L’acte est signé...
THÉRÈSE, du dehors.
Madeleine !
MADELEINE.
J’y vais... Adieu, Christophe !
CHRISTOPHE.
Adieu !...
Il l’embrasse.
Scène VII
CHRISTOPHE, se promène en réfléchissant
J’ai dit à Madeleine que j’arriverais... mais comment... ce n’est pas le tout d’avoir du courage, du savoir et de l’esprit... quand j’irai parler latin à mes moutons, ils de me pousseront pas dans la société... Ah ! si j’étais seulement postillon !... on voit des voyageurs, on cause avec eux : « Il est gentil ce petit, dit l’un... – Oui, j’suis gentil et pas bête, mon bourgeois ; tel que vous me voyez, je sais le français, je sais le latin, – je pourrais même dire que je sais presque l’anglais... à force de causer avec les jockeys qui vont à Chantilly. – J’écris comme un notaire, et... si vous vouliez me prendre à l’essai, pour faire l’éducation de Mlle vot’ fille... non, de M. votre fils... » – Ah ! décidément, voilà mon affaire, il faut que je sois postillon...
Se retournant.
Janvier !... j’y pense, la bourgeoise lui a donné rendez vous... et si je ne me trompe, elle est toquée la bourgeoise ! Allons... profitons-en !...
Scène VIII
CHRISTOPHE, JANVIER
CHRISTOPHE, à Janvier qui entre du fond.
Janvier ! il faut que je sois postillon.
JANVIER.
Posti... toi ?...
CHRISTOPHE.
Il faut que la parles pour moi à Mme Rameau, tout de suite, à l’instant.
JANVIER.
Moi ?...
CHRISTOPHE.
Elle te reluque ; elle n’a rien à te refuser...
JANVIER.
Oh ! oh !
CHRISTOPHE.
Elle te reluque ! Je te dis qu’elle te reluque... Oh ! je l’ai bien entendue tout à l’heure te dire de l’attendre ici... Et, en disant ça, ses yeux ajoutaient un tas de choses... sa collerette remuait...
JANVIER.
Elle remuait ? Pourquoi ça ?
CHRISTOPHE.
Parce qu’il y a des sous quelque chose qui s’agitait à ton intention.
JANVIER.
Tu le crois ?
CHRISTOPHE.
J’en réponds ! et il ne tient qu’à loi de l’entrainer, de la charmer, de la fasciner...
JANVIER.
Tu le crois ?...
CHRISTOPHE.
J’en suis sûr !
JANVIER.
Da, da, la, la, da, da !... Eh bien ! c’est dit : je la trainerai, je la charmerai, je la vaccinerai.
CHRISTOPHE.
Et, si tu veux être mon sauveur, tu parleras pour moi.
JANVIER.
Je le veux bien !
CHRISTOPHE.
Oh ! rois-tu, si grâce à toi je deviens postillon... je ne te dis que ça... La voilà... ne m’oublie pas, et chauffe ferme...
Il s’esquive par la gauche derrière le buisson.
Scène IX
JANVIER, THÉRÈSE, CHRISTOPHE, caché
THÉRÈSE, à la cantonade.
Oui, monsieur, quatre chevaux... Ah ! te, voilà, Janvier ?
JANVIER.
Pardi ! vous m’avez dit de revenir, me v’là !
THÉRÈSE, tendrement.
Eh bien ! qu’as-tu à me dire ?
JANVIER.
Moi, bourgeoise ?... quéque vous voulez que j’aie à vous dire ?...
THÉRÈSE, minaudant.
Dame ! je ne sais pas.
JANVIER.
J’sais pas non plus.
CHRISTOPHE, s’avançant à pas de loup derrière l’arbre.
Je suis curieux de voir comment il s’en tirera.
THÉRÈSE.
J’avais cru remarquer dans tes yeux...
JANVIER.
Dans mes yeux ?... Est-ce que j’ai quelque chose dans l’œil ?...
CHRISTOPHE, au fond.
Imbécile !
JANVIER.
Plaît-il, la bourgeoise ?... vous dites ?...
THÉRÈSE.
Je dis que c’est peut-être bien léger à moi, de rester seule ici.
JANVIER.
Alors, faut vous en aller.
CHRISTOPHE, au fond.
Hum ! animal, va !
JANVIER.
Plaît-il ?...
Regardant au fond.
Ah ! c’est...
THÉRÈSE.
Quoi donc ?
JANVIER.
Rien ! rien, bourgeoise, c’est...
Il regarde Christophe qui lui fait signe de se rapprocher de Thérèse.
Oui, oui, on y va...
Avec force.
Bourgeoise ! beleu bourgeoise !...
THÉRÈSE, à part.
Ah ! enfin !...
Haut.
Qu’as-tu à me dire, mon petit Janvier ?
JANVIER.
Beleu bourgeoise... j’ai à vous dire, beleu bourgeoise...
À Christophe qui lui fait des signes et porte la main à son cœur.
Oui !
THÉRÈSE.
Hein ?
JANVIER.
Non !... j’ai donc à vous dire que...
THÉRÈSE, passant son bras sous le sien.
Que ?...
JANVIER, se grattant la tête.
Que... que... que...
THÉRÈSE, penchant sa tête sur l’épaule de Janvier.
Eh bien ?
JANVIER, d’un air penaud.
Eh bien ! j’ai à vous dire, beleu bourgeoise...
À part.
da da la la da da !...
Haut.
Ça va bien, beleu bourgeoise ?...
THÉRÈSE, s’éloignant vexée.
Ça va très bien, merci.
CHRISTOPHE, à part.
Quel jobard !
THÉRÈSE, à part.
Décidément, c’est un homme impossible !...
Haut, avec une douceur qui cache son dépit.
Allons... c’est bon ! en voilà assez... mon... cher Janvier.
JANVIER, à part.
Son cher Janvier !... l’aurais-je vaccinée ?
THÉRÈSE.
Va... va à tes affaires, mon ami.
JANVIER.
Oui, bourgeoise ; je vas panser...
THÉRÈSE, se ravisant.
Tu vas penser... à quoi ?
JANVIER.
Je vas panser mes chevaux.
THÉRÈSE.
Ah !...
Avec beaucoup de douceur.
Va, mon garçon, va panser tes chevaux... surtout ménage-toi et ne t’échauffe pas trop... tu es si vif, si ardent...
JANVIER.
C’est la nature qu’est fautif !...
THÉRÈSE.
Dame ! on ne se refait pas... soigne-toi bien, mon ami, tu n’es pas aussi fort que tu le parais.
JANVIER.
Oui, bourgeoise...
À part.
Elle est enivrée !...
Avec fatuité.
Da da la la da da !...
Il sort.
THÉRÈSE, redescendant le théâtre avec colère.
Quelle brute ! quel crétin ! un si bel homme !... ah ! comme on est... trompée !...
Christophe sort de derrière son arbre la figure enflammée. Il arpente la scène avec fureur.
Scène X
THÉRÈSE, CHRISTOPHE
CHRISTOPHE.
Quelle brute ! quel crétin ! quelle guimauve ! quel parapluie !
THÉRÈSE.
Qu’est-ce qui te prend donc, Christophe ?
CHRISTOPHE.
Ce qui me prend ?... une si belle, une si superbe femme... Oh !
THÉRÈSE.
Parleras-tu ?
CHRISTOPHE.
Oh ! si j’avais été à sa place !
THÉRÈSE.
Tu étais donc là ?
CHRISTOPHE.
Oui, oui, oui, j’étais là !
THÉRÈSE.
Et, à sa place, qu’aurais-tu fait ?
CHRISTOPHE.
À sa place ! j’aurais dit qu’il n’y a pas votre pareille à la ronde pour les yeux, le nez, la bouche... et...
THÉRÈSE.
Christophe !
CHRISTOPHE, lui caressant le bras.
Une peau de satin, quoi !...
Lui prenant la taille.
Une taille !... oh ! rien que d’y toucher... ça me fait comme si j’avais un feu d’artifice après moi ! ça me brûle, ça m’enflamme ça me calcine ! gare à vos joues, bourgeoise ! gare à vos...
Il l’embrasse, puis s’écrie avec force.
Ça m’a échappé !
THÉRÈSE, à demi fâchée.
Comment, M. Christophe !... vous qui paraissez si doux, si tranquille...
CHRISTOPHE, pleurant.
Pardonnez-moi, Mlle Thérèse ; je n’étais plus maître de moi, et c’est mon infirmité qui m’a pris...
THÉRÈSE.
Son infirmité ?
CHRISTOPHE.
Ah ! le maître d’école avait bien raison, c’est ça qui devait me perdre ; et... à présent, me voilà perdu !
THÉRÈSE.
Perdu ?
CHRSITOPHE.
Oui... l’aspect de vos épaules... Ah ! ah ! v’là que ça me prend encore...
Il l’entoure de ses bras et l’embrasse beaucoup plus fort et beaucoup plus longtemps que la première fois.
THÉRÈSE.
Ah ! ça, monsieur, êtes-vous fou ?... voulez-vous finir !... je vais appeler du secours.
CHRISTOPHE.
Eh bien ! oui, au fait, appelez ! vous aurez raison ! il faut faire un exemple !...
S’animant.
Je vais moi-même rassembler tous les gens du village, et je leur dirai : « M. le maire, je demande qu’on me fasse soigner aux frais de la commune... je suis malade ! voici la bourgeoise, qui ne m’autorise en rien à lui manquer d’égards, car enfin... vous ne m’avez pas autorisé... eh bien ! je viens de lui sauter au cou, et je l’ai embrassée vingt fois ! à deux reprises différentes ! ce n’est pas naturel, je suis malade ! je demande un médecin !...
Criant.
Je demande un médecin, na ! »
THÉRÈSE.
Voulez-vous vous taire !... un scandale pareil... Mais comment avez-vous entendu ce que je disais à Janvier ?... vous écoutiez donc, monsieur ?...
CHRISTOPHE.
Dame ! bourgeoise, c’est que j’avais prié Janvier de parler pour moi.
THÉRÈSE.
Pour vous ?
CHRISTOPHE.
Oui, je l’avais chargé de vous dire que je voudrais bien être postillon... mais, à présent, il n’y faut plus songer... après l’injure que je vous ai faite ; après la colère où vous voilà ; après vous avoir...
THÉRÈSE.
C’est bon !
CHRISTOPHE.
Embrassée.
THÉRÈSE.
C’est bien, monsieur, je vous défends d’en dire davantage... une pareille conduite ; vous devriez rougir.
CHRISTOPHE.
Ah ! j’en rougis, bourgeoise, j’en rougis beaucoup !... mais... si je me retenais pas... je crois que je recommencerais...
Il fait un pas vers elle.
THÉRÈSE, s’éloignant.
Voulez-vous bien finir, à la fin ?
CHRISTOPHE.
Oui, bourgeoise, je m’en vas...
Il s’avance encore.
Je m’en...
THÉRÈSE, reculant.
Mais pas par ici... par là... allez à la grange, mon sieur, ranger le foin qu’on y a ramené tantôt... j’irai voir, plus tard, quand vous serez plus sage, si tout est en ordre...
Avec plus de douceur.
Allez, mauvais sujet.
CHRISTOPHE.
Oui, bourgeoise...
À part.
Tiens ! c’est drôle, elle n’est pas si fâchée que j’aurais cru.
Ensemble.
Air : Pas des statues. (Belle aux cheveux d’or).
CHRISTOPHE.
Ô surprise !
Elle semble indécise.
Ma tendresse
Lui plaît, l’intéresse,
Sa colère
Est légère
Et son cœur
Pardonne à mon ardeur.
THÉRÉSE.
De surprise,
Oui, je semble indécise.
Sa tendresse
Me plaît et m’intéresse,
Ma colère
Est légère
Et mon cœur
Pardonne à son erreur.
Scène XI
THÉRÈSE, seule
Après un temps.
Il est très gentil !... quel petit volcan ! Lui si mince, si mignon... on aurait cru, de lui et de janvier, que Janvier... tandis que c’est lui qui... et Janvier, au contraire... comme on se trompe !
Scène XII
THÉRÈSE, BARBEZIEUX et MATHILDE, sortant de la ferme, puis JANVIER
MATHILDE.
Eh bien ! Mme Rameau, avez-vous averti les postillons ?
THÉRÈSE.
Pas encore, madame...
Apercevant Janvier qui entre par la gauche.
Mais en voici d’abord un...
Avec ironie.
Et un solide, allez ! c’est un beau gaillard.
BARBEZIEUX.
Oh ! beau gaillard... c’est-à-dire, grand gaillard.
THÉRÈSE.
Ah ! c’est un beau gaillard !
JANVIER.
Parbleu !
BARBEZIEUX, s’emportant.
Un « grand » gaillard.
MATHILDE.
Eh ! qu’importe, monsieur !
BARBEZIEUX, à part.
Cette insistance devant ma femme me déplaît !...
Haut.
Et le second postillon ?
THÉRÈSE.
Le second ?... je vais vous l’envoyer...
Elle sort à gauche.
Scène XIII
BARBEZIEUX, JANVIER, MATHILDE
JANVIER, à Mathilde.
Ah ! c’est vous que je conduis, madame ?
MATHILDE.
Oui ; mais ne perdez pas de temps...
Elle entre dans la ferme.
JANVIER.
Avec monsieur votre père ?
BARBEZIEUX.
Son père ! Je suis son mari, butor.
JANVIER.
Ah ! vous êtes son mari, butor !... Eh bien ! franchement, vous paraissez plus que ça.
BARBEZIEUX.
Vous êtes une huître !
JANVIER.
Ah ! mais, dites donc, vous !... Je suis qu’un paysan, mais c’est pas une raison pour être insolent avec moi, comme un balai de bouleau.
BARBEZIEUX.
Un balai de bouleau ?
JANVIER, criant.
Oui, un balai de bouleau, na !
BARBEZIEUX.
Ah ! il veut dire valet de bourreau... Ah ! ah ! ah !
JANVIER.
Da da la la da da ; vous n’êtes pas beau quand vous riez.
BARBEZIEUX.
Je vous retire la parole !...
MATHILDE, sortant de la ferme.
Mais ce deuxième postillon n’arrive donc pas ?
JANVIER.
Pourquoi faire ?
BARBEZIEUX.
Parce que je ne pars pas avec madame, paysan !
JANVIER.
Ah ! et c’est moi qui vais conduire la bourgeoise ?
BARBEZIEUX.
Toi ? plus souvent...
À part.
Il a jeté sur ma femme un regard étrange ; décidément cet homme... éloignons-le...
Haut.
Avant de nous mettre en route, je crois utile de jeter un coup d’œil sur la troisième roue de ma chaise, elle sonne la ferraille.
JANVIER.
La troisième roue ?...
BARBEZIEUX.
Oui, la troisième roue.
JANVIER.
Qué que c’est que la troisième roue ? Je ne connais pas de troisième roue.
BARBEZIEUX.
Puisqu’une chaise a quatre roues, il faut bien qu’elle ait une troisième roue.
JANVIER.
Elle n’en a pas quatre, elle en a deux de chaque côté.
BARBEZIEUX.
Eh bien ! deux et deux ?
JANVIER.
Ça fait quatre ; mais vous dites la troisième roue.
BARBEZIEUX.
Celle qui est après la seconde, animal !
JANVIER.
Où prenez-vous la seconde ?
BARBEZIEUX, criant.
Je la prends de la gauche !
JANVIER.
Alors, ça dépend du côté où on se met.
BARBEZIEUX.
Oh ! il me crispe ! Suivez-moi, pâtre !
JANVIER.
Vous dites ?...
BARBEZIEUX.
Suivez-moi, pâtre !
JANVIER.
À la bonne heure.
MATHILDE.
Vous me laissez seule, monsieur ?...
BARBEZIEUX.
Je vais revenir... Vous avez votre livre d’heures...il ne s’en passera pas une que je ne sois de retour.
Scène XIV
MATHILDE, puis CHRISTOPHE
MATHILDE, seule.
Oui, je vais prier pour mon mari, pour ma cousine Juliette, qui ne prie guère, et qui pèche beaucoup...
Elle s’assied sous une charmille à gauche, et tire un livre de sa poche ; Christophe entre par le fond, en postillon...
CHRISTOPHE.
Air du postillon (de Bérat).
Par mon audace et mon aplomb,
Oui, c’en est fait, me voilà postillon !
Grand merci, la bourgeoise ;
Vous avez bien changé de ton,
Petite sournoise.
Je profit’rai de la leçon ;
Et, désormais, joyeux luron,
Chacun dira dans le canton :
Qu’il est gentil ce postillon !
Mais voyez donc,
Qu’il est mignon
Ce postillon !
Mais voyez donc,
Quel front mutin,
Quel vil malin,
Quel air fripon,
Mais voyez donc
Qu’il est gentil ce postillon !
À moi la blonde, à moi la brune,
Je suis le roi du grand chemin !
Par elles, je ferai fortune,
En les menant à fond de train.
À la nuit sombre,
Dans un fossé
Caché par l’ombre
Je suis lancé.
– Ah ! Dieu du ciel ! votre cheval s’emporte !
Ah ! c’en est fait ! je me meurs, je suis morte !
– Morte ? voyons... non... son cœur bat,
Mais il est dans un triste état.
Ce joli petit cœur ne saurait être ingrat !
Par mon audace, etc.
Sans voir Mathilde.
Et moi qui me croyais perdu ! mais il n’y entendait rien ; mais il était fou, le vieux maître d’école !... Mon défaut est une qualité... au contraire... une qualité... première qualité ! Les femmes me perdre ! c’est à elles si bonnes, si tendres, si généreuses, que je veux devoir toute ma fortune à venir. C’est par les femmes seules que j’arriverai ! Thérèse a été mon premier échelon, et...
Apercevant Mathilde.
Tiens, une belle dame... et jolie... ma foi ; sans doute celle qui va partir pour Paris ? si j’essayais de... me recommander à elle et d’en faire mon deuxième échelon ? Pourquoi pas ? qu’est-ce qu’elle lit donc là ? un livre d’Heures ! Oh ! une dévote ! Diable ! ce sera difficile ! comment m’y prendre ? faire le bon apôtre ? oh ! non, c’est vieux, c’est commun ; le premier venu en ferait autant... J’aime mieux... oui, c’est dit...
Toussant.
Hum ! hum !
MATHILDE.
Quelqu’un !
CHRISTOPHE, comme s’il était seul.
Ah ! sucré mille tonnerres de nom d’un nom !
MATHILDE, se levant.
Ah ! l’horreur !... comment, c’est vous, monsieur, qui jurez ainsi ?
CHRISTOPHE.
Moi ? est-ce que j’ai juré, la petite mère ?
MATHILDE.
Il le demande !
CHRISTOPHE.
Après tout, ça m’aurait échappé qu’il y aurait fichtre bien de quoi ?
MATHILDE.
Encore ! mais il vous est donc arrivé un malheur ?
CHRISTOPHE.
Pardi ! v’là mon fouet qui n’a plus de mèche.
MATHILDE.
Et c’est pour si peu de chose !
CHRISTOPHE.
Nom d’un chien ! si vous appelez ça peu de chose ! comment que vous voulez claquer des chevaux avec ça ? Quand il n’y a plus de mèche, y a pas mèche... Ah ! sa cré nom d’un nom, j’ai pas de chance.
MATHILDE.
Mais c’est affreux, monsieur, de jurer ainsi !
CHRISTOPHE.
J’ai encore juré ?
MATHILDE.
Mais vous ne faites que cela !
CHRISTOPHE.
Ah ! ben ! si vous m’entendiez quand j’ai un peu de vin dans la tête, ça rrroule autrement que ça !... Tonnerre ! quand je suis gris et qu’on m’aguiche, je casse rais tout.
MATHILDE.
Comment, monsieur, vous vous grisez ?
CHRISTOPHE.
Dame ! qui est-ce qui ne se grise pas un peu ?
MATHILDE.
Ah ! monsieur, boire, jurer, se quereller... mais c’est très mal.
CHRISTOPHE.
À cause ?
MATHILDE.
On ne vous l’a jamais dit ?
CHRISTOPHE.
Au contraire ; les postillons d’ici ont toujours dit de moi... Est-il gentil, ce petit-là ! boit-il bien ! jure-t-il bien ! Cré nom, de nom, de nom, d’un nom ! est-il gentil !
MATHILDE.
Oh ! mais le curé du village ?...
CHRISTOPHE.
Le curé ? ah ben ! l’curé y dit toujours la messe, à l’heure où nous allons sous les châtaigniers avec les petites filles du pays ; on rit, on danse, on se prend la main, on se prend la taille... rrr !...
Il veut la lui prendre, elle recule.
MATHILDE.
Eh bien ! monsieur ?
CHRISTOPHE.
C’était pour vous expliquer... car enfin, y a pas de mal à tout ça... puisque tout le monde le fait dans le pays !
MATHILDE.
Mais c’est un petit damné !
CHRISTOPHE.
S’il vous plaît ?
MATHILDE.
Je dis que vous irez en enfer, monsieur.
CHRISTOPHE.
Si vous y veniez avec moi, ça ne serait pas de refus.
MATHILDE.
Vous dites ?
CHRISTOPHE, tendrement.
Je dis que, si vous vouliez y venir avec moi, ça ne serait pas de refus.
MATHILDE, après un temps.
Pauvre enfant ! c’est le mauvais exemple, ce sont les mauvais conseils qui le perdent... Il m’intéresse !
CHRISTOPHE, à part.
Allons donc !
MATHILDE.
Écoutez-moi, mon ami.
CHRISTOPHE.
Parlez, madame, pour vous être agréable, je serai dans le cas... cré nom d’un nom !!
MATHILDE.
Air : L’art de faire une maîtresse.
Mais premièrement,
Faites le serment
De ne plus jurer.
CHRISTOPHE.
Je l’jure !
MATHILDE.
Vous n’irez jamais
Dans les cabarets ?
Me le jurez-vous ?
CHRISTOPHE.
Je l’jure !
MATHILDE.
Plus de cognac,
Plus de tabac ?
CHRISTOPHE.
Je t’jure !
MATHILDE.
Plus de gros mots,
D’affreux propos ?
CHRISTOPHE.
Je l’jure !
MATHILDE.
Vous serez plus doux,
Vous fuirez les coups ?
CHRISTOPHE.
Ah ! cré nom d’un nom ! je l’jure !
MATHILDE.
Mais vous jurez encore !
CHRISTOPHE.
Dame, pour vous jurer que je ne jurerai plus, faut bien que je jure !
MATHILDE.
Enfin, il faut aller un peu plus à la messe, et un peu moins sous les châtaigniers.
CHRISTOPHE.
Oh ! ça, voyez-vous, je peux pas vous en répondre, parce que l’habitude... les amis... on se laisse entrainer... « Viens-tu ? Comment, tu ne viens pas ? Mais viens-y donc ! » Et on y va !
MATHILDE.
Oui, je comprends ; il faudrait qu’on vous tirât d’ici... eh bien... je verrai...
CHRISTOPHE, à part.
Bon !
MATHILDE.
Je parlerai à mon directeur, je le prierai de vous chercher quelque honnête condition à Paris.
CHRISTOPHE, à part, avec joie.
À Paris !...
D’une voix douce.
oh ! oui, madame !
MATHILDE.
Et vous l’écouterez ?
CHRISTOPHE.
Comme un oracle.
MATHILDE.
Vous serez docile, soumis ?
CHRISTOPHE.
Comme un mouton.
MATHILDE.
Vous serez sobre, patient, continent ?
CHRISTOPHE.
Comme un petit saint !... Cré nom d’un nom !
MATHILDE.
Ah !
CHRISTOPHE, confus.
Oh !
MATHILDE.
Allons, il a rougi, c’est déjà quelque chose.
Scène XV
MATHILDE, CHRISTOPHE, BARBEZIEUX, THÉRÈSE, MADELEINE, JANVIER
BARBEZIEUX, entrant du fond.
Chère amie, nous voilà prêts !...
JANVIER, qui le suivait.
Ah ! bah ! Christophe en postillon !
CHRISTOPHE.
Oui, mon cher, et grâce à toi !
JANVIER.
À moi !
CHRISTOPHE.
Aussi, quoi qu’il arrive, nous partagerons en frères...
MADELEINE, qui sort de la ferme, bas à Christophe.
Bon courage !
CHRISTOPHE.
Sois tranquille !... je crois que j’arriverai. émue.
THÉRÈSE.
Adieu, adieu, Madeleine, que je t’embrasse encore !
BARBEZIEUX.
Oh ! assez, assez... on s’est embrassé assez...
MATHILDE, à Christophe.
Mon ami, c’est vous qui me conduirez...
CHRISTOPHE, avec joie.
Moi !... Rrroute !... Deuxième échelon ! enlevé !
Air des deux malles.
Oui, c’en est fait, je l’ai juré,
Je monterai,
Je parviendrai ;
La grande dame finira
Ce que Thérèse commença.
En avant
Et gaiement,
Menons gaillardement
Fortune et sentiment.
Du postillon la mèche résonne,
Clic clac ! clic clac ! il nous faut partir ;
Clic clac ! clic clac ! quand la route est bonne,
Oui, le voyage est un vrai plaisir,
TOUS.
Du postillon la mèche résonne,
Clic clac ! clic clac ! il nous faut partir :
Clic clac ! clic clac ! mais la route est bonne.
Et le voyage est un vrai plaisir.
ACTE II
Un salon chez Barbezieux.
Porte au fond, portes latérales et dans les angles du fond.
Scène première
MATHILDE, puis JANVIER
MATHILDE, assise sur le devant.
Quel événement... et combien j’ai eu tort de m’intéresser à cet enfant !... Qui m’eût dit que la charité même avait de si grands dangers !...
Un domestique ouvre au fond, introduit Janvier et ferme la porte.
JANVIER, entrant.
C’est moi, madame...
MATHILDE, se retournant.
Un postillon !... Que ne voulez-vous ?
JANVIER.
C’est des nouvelles que je vous apporte...
MATHILDE.
Des nouvelles ?
JANVIER.
De monsieur votre mari...
MATHILDE.
De mon mari... Est-ce qu’il lui serait arrivé quelque accident ? est-ce qu’on l’aurait versé comme moi...
JANVIER.
Versé ! jamais !... c’est moi que je conduisais !... Seulement, il est un peu fêlé monsieur votre mari...
MATHILDE.
Expliquez-vous !
JANVIER.
V’là ce que c’est : Figurez-vous, madame, qu’à dix minutes de la ferme, je rencontre Jérôme qui conduisait un Anglais !... – Ton monsieur n’est pas bien gras, que j’lui dis... – Ça vaut mieux que d’être laid comme le tien, qui m’dit. – Il est maigre comme un hareng et pâte comme un navet, que j’y dis. – Et le tien a l’air d’un homard, qui m’dit... – Ah ! tu mécanises ma pratique, que j’y dis ; attends un peu... et je lui allonge un coup de fouet, qui va s’égarer sur le nez de son Anglais. – Ah ! c’est comme ça, qu’il fait !... Ah ! tu tapes mon bourgeois ?... Vlan ! vlan !... Et il se met à taper sur le mien... Je m’échauffe, il s’échauffe ; il tape mon môsieu, je tape son môsieu ; il retape sur le mien, je retape sur le sien ; et nous ne nous avons arrêté, que quand nous n’en avons plus pu !... Da da la la da da !
MATHILDE.
Mais, mon mari ?
JANVIER.
C’était le mien... on lui a collé un emplâtre de vétérinaire suif, et ça l’a calmé... i’ va mieux, je vous remercie... Mais, à c’t’heure, v’là que je suis sans place ! Qu’est-ce que je vais devenir, hein, madame ?
MATHILDE.
Que sais-je, moi... n’avez-vous pas d’amis, de parents ?
JANVIER.
Mes parents ? ils sont au paradis... quant aux amis, j’ai Christophe ; mais le voilà sur le même pavé que moi... à c’t’heure qu’il vous a versée, il n’osera jamais retourner à la ferme... Il vous a joliment versée, pas vrai, madame ?
MATHILDE.
C’est sa faute... pourquoi se retournait-il à chaque instant...
JANVIER.
Il dit, pour vous voir !
MATHILDE.
Ah ! il vous a dit...
JANVIER.
Pour vous voir !...
Avec sentiment.
Il est bien malheureux ! Il paraît qu’à force de tourner la tête, la tête lui a tourné, et au tournant de la Croix-Blanche... patatras, la chaise s’est assise sur la grande route, et vous avez l’ait comme la chaise... sur des gerbes de blé...
MATHILDE, vivement.
Oui, je me suis évanouie !
JANVIER, à part.
Parbleu !...
Haut.
Et... en revenant à vous, il paraît que vous étiez si colère contre lui, que dans son désespoir, il parle de nous aller nayer dans la mare aux canards !
MATHILDE.
Se noyer !
JANVIER.
Nous nayer, oui, madame !
MATHILDE, vivement.
Mais je ne le veux pas ! mais...
Se calmant.
Mais que puis-je faire pour lui ?
JANVIER.
Tout, voilà tout...
MATHILDE.
À quoi pourrait-on l’employer ?
JANVIER.
Mais il est bon à bien des petites choses... Il dit qu’il ferait un fameux secrétaire pour monsieur votre mari...
MATHILDE.
Secrétaire, lui !...
JANVIER.
Mais oui... il sait le latin : Rosa : la muse ; musa : la rose...
MATHILDE.
En ce cas, il pourrait entrer au séminaire... Qu’il aille trouver, de ma part, M. Eliacin, place Saint-Sulpice, numéro quatre... c’est un homme charitable qui lui servira de guide, et qui pourvoira à ses premiers besoins...
JANVIER.
Je crois qu’il aimerait mieux la place de votr’ mar... non... non, de votr’ mari...
MATHILDE.
Impossible...
JANVIER.
Barbezieux ne peut pourtant pas tout faire à lui seul !
MATHILDE.
Impossible, vous dis-je, nous attendons sir Arthur Stanley, le fils d’un correspondant de mon mari...
JANVIER.
Un English ! un Albionnais ! ah !
MATHILDE.
Allez, mon ami, et recommandez-lui d’être sage...
JANVIER, remontant.
Oui, madame... Mais je ne crois pas qu’il morde au rabat...
Il sort par le fond.
Scène II
MATHILDE, seule, puis LA DUCHESSE DE LANGEAIS et LA COMTESSE D’HÉROUVILLE
MATHILDE, un moment pensive.
Non, certes ! je ne le reverrai jamais !... Je veux chasser de ma pensée jusqu’à son souvenir... Je le dois, je le veux !
UN DOMESTIQUE, annonçant.
Mme la duchesse de Langeais, Mme la comtesse d’Hérouville !
MATHILDE, allant à leur rencontre.
Mme la duchesse ! ma chère Juliette !... Quel heureux hasard...
JULIETTE.
Nous t’apportons une bonne nouvelle...
LA DUCHESSE.
Et une mauvaise, ma nièce.
JULIETTE.
La bonde, c’est que ma taule donne un grand bal où tout Paris viendra.
LA DUCHESSE.
La mauvaise... c’est que votre mari vous revient aujourd’hui.
MATHILDE.
Mais, madame, j’aime mon mari !...
LA DUCHESSE.
Vous dites ?...
MATHILDE.
J’aime mon mari.
LA DUCHESSE, à Juliette.
Elle aime son mari !... je connais ça... À propos de mari, il faut que nous en donnions un à ma pupille, la petite Madeleine ; et c’est ce qui me ramène à Paris.
MATHILDE.
A-t-on quelqu’un en vue ?
JULIETTE.
Oui, tu sais, M. Jules de la Houssaye.
LA DUCHESSE.
Juliette le fait attaché d’ambassade... Il n’est pas... très riche, mais il est très bête, ça se compense... d’ailleurs, il est de bonne maison, et un homme qui a un beau nom, une belle place, et pas trop d’esprit, c’est tout ce qu’il faut pour faire un mari.
MATHILDE.
Dame !... s’il peut se faire aimer de Madeleine...
JULIETTE.
Ah ! c’est justement là qu’est la difficulté. Dès qu’on lui a parlé d’un époux, elle a répondu qu’elle ne se marierait jamais.
LA DUCHESSE.
Bon !... une passion de jeune fille ! on jure un amour éternel, et... six mois plus tard, on en aime un autre... Je connais ça... Mais, qu’avez-vous donc, Mathilde ?
JULIETTE.
C’est vrai, je te trouve pâle...
MATHILDE.
Moi, je n’ai rien... je vous le jure.
LA DUCHESSE, bas.
Elle jure... c’est qu’elle a quelque chose...
Haut.
Mes enfants, méfiez-vous de votre cœur, de votre tête surtout !
MATHILDE.
Mais, madame...
LA DUCHESSE.
Mon Dieu, je sais bien que vous êtes incapables de faillir... mais quelquefois, on est triste, on s’ennuie, sans savoir pourquoi ; on se dit : tiens, je vais faire des coquetteries à monsieur un tel. En tout bien tout honneur, bien entendu ; et seulement pour passer le temps. – Je connais ça. – On dresse ses batteries ; on commence pour voir si ça prendra... et ça prend...
Changeant de ton.
Ça prend toujours ; aussi ça paraît drôle, ça amuse, on continue ; et, de coquetteries en coquetteries, on est tout étonnée de s’être affublée d’un amant.
MATHILDE.
D’un amant !...
LA DUCHESSE.
D’un amant, ma chère ! Plus tard, le mari découvre tout... Il nous trompe, pour se venger, on le lui rend par dépit... il recommence, on recommence... et ça n’en finit plus.
MATHILDE.
Vos suppositions...
LA DUCHESSE.
Aussi, j’ai l’œil sur vous... J’entends que mon expérience vous profite... et si jamais je m’aperçois de la moindre chose...
JULIETTE.
Mais, ma tante, en vérité, vous feriez croire...
LA DUCHESSE.
Dame, mes enfants, quand on a des maris comme les vôtres, l’amour... extra-muros, est dans les choses vraisemblables... mais je suis là...
Sérieusement.
et si j’ai pu... fâcher M. le duc de Langeais, qui était le plus bel homme de son temps... je veux que vous soyez fidèles à vos maris... qui sont parfaitement laids...
MATHILDE.
Mais je n’ai jamais songé...
LA DUCHESSE.
De cette façon, du moins, vous serez heureuses, cou sidérées... et vos cheveux blancs ne connaîtront pas les remords... Oh ! Dieu ! les remords !... ça gâte le teint et ça cerne les yeux... – Je connais ça...
Elle soupire. Après un temps.
Comment, vous riez ?
JULIETTE.
Non, ma tante ; mais c’est la manière dont...
LA DUCHESSE.
Ah ! dame, moi, je parle comme on faisait de mon temps. – Maintenant, Mathilde, en attendant le retour des voyageurs, faites-moi porter dans votre boudoir, un biscuit, deux verres de bordeaux, des pantoufles et le journal des Débats.
JULIETTE.
Je ne vous quitte pas, ma tante.
LA DUCHESSE.
Comme vous voudrez ; mais ne vous gênez pas.
UN DOMESTIQUE, entrant, à Mathilde.
Madame, un postillon est là qui demande à vous parler sur-le-champ.
MATHILDE, tressaillant.
Un postillon !...
À part.
L’imprudent...
À la Duchesse.
Vous permettez, madame ?
LA DUCHESSE.
Certainement...
Le Domestique sort, à Juliette.
Décidément, elle a quelque chose ; je saurai ce que c’est...
Elle sort par la droite avec Juliette.
Scène III
MATHILDE, puis JANVIER
MATHILDE, très agitée.
Qui lui a permis de revenir ?
JANVIER, entrant brusquement.
Pardon ! excuse, madame, c’est fait, le petit est casé... nous n’avons plus à nous occuper que de moi...
MATHILDE.
Vous dites ?...
JANVIER.
Qu’est-ce que nous allons faire de moi ?
MATHILDE.
Mais je ne peux rien, monsieur.
JANVIER .
Alors, si les humains me refusent la table et le logement, j’irai partager avec les poissons.
MATHILDE.
Vous tuer ! monsieur ! mais c’est une impiété, et je vous le défends !
BARBEZIEUX, du dehors.
Par ici, mon enfant, par ici !
MATHILDE.
Mon mari !
JANVIER.
Le fêlé de ce matin ! Da da la la da da !
Scène IV
MATHILDE, JANVIER, BARBEZIEUX, MADELEINE
BARBEZIEUX, entrant.
Ah ! voilà mon épouse, voilà ma conjointe...
À Mathilde.
Figure-toi que le grand gaillard...
Il se retourne et se trouve nez à nez avec Janvier.
Que vois-je ? lui ici ? toi ici ? Me direz-vous, madame, ce que viennent faire ces grosses bottes ?
MATHILDE.
Mais, monsieur m’annonçait votre accident, lorsque j’ai entendu votre voix dans l’antichambre.
BARBEZIEUX.
C’est possible ; mais comme ce polisson n’a que faire ici, vous me permettrez de le flanquer à la porte, et tout de suite.
MATHILDE.
Vous êtes le maître.
JANVIER.
Ah ! ça, mais...
BARBEZIEUX.
Tu entends, paltoquet ; je le flanque à la porte et ma femme obtempère à ton exclusion.
JANVIER.
Mais, monsieur, j’attends mon ami Christ...
MATHILDE, bas.
Taisez-vous et prenez ceci...
Elle lui donne une bourse.
JANVIER.
De l’or ! Da da la la da da.
Scène V
MATHILDE, JANVIER, BARBEZIEUX, MADELEINE, CHRISTOPHE
Il est en fashionable de nos jours : lorgnon, stick, etc.
CHRISTOPHE, entrant en se dandinant.
Mister Barbauzieux, if you please.
MATHILDE, à part.
Que vois-je ?
MADELEINE, à part.
Lui !
JANVIER.
Tiens, c’est Christophe...
MATHILDE.
Chut !
JANVIER.
Ah !
BARBEZIEUX.
Que désire monsieur ?
CHRISTOPHE.
Mister Barbauzieux, if you please, sir ?...
BARBEZIEUX.
Pardon ; Barbezieux, s’il vous plaît, Barbezieux !...
CHRISTOPHE.
Yes ; Barbauzieux.
BARBEZIEUX.
Barbezieux, c’est moi.
CHRISTOPHE, lui serrant la main.
Oh ! M. Barbauzieux, bonejour ; et ceci, Mme Barbauzieux ? bonejour...
Il lui serre la main.
Et ceci, Mlle Barbauzieux ? bonejour...
Il lui serre la main et lui dit tout bas.
Pas un mot...
Haut.
I am very content, my dear, monsieur, j’étais dans le... réjouissement de contempler... vo...
BARBEZIEUX.
Je suis certainement flatté... mais puis-je du moins savoir à qui j’ai l’honneur...
CHRISTOPHE.
Oh !... vous reconnaissez môà !... Oh ! si... si... j’étais certaine que mon nom il est dans votre bec...
BARBEZIEUX.
Mon bec !... mon bec !...
CHRISTOPHE, touchant la bouche de Barbezieux.
Comment vous appelez cette grande chose ?
BARBEZIEUX.
Ceci... jolie bouche, monsieur, jolie bouche.
CHRISTOPHE.
Oh ! cette chose, en Angleterre, c’était... vilain bouche.
BARBEZIEUX.
Mais tout ça ne me dit pas...
CHRISTOPHE.
Que j’étais la petite Anglaise que vô attendez ?
MATHILDE.
Que dit-il ?
MADELEINE.
Lui !
BARBEZIEUX.
Attendez... vous vous appelez... sir Arthur Stanley ?
CHRISTOPHE.
Stanley... d’juste... j’étais sir Arthur Stanley, yes, very mouche ! very mouche !
BARBEZIEUX.
Pardon, mon jeune ami ; mais je croyais que le fils Stanley parlait français comme vous et moi... il me semble...
CHRISTOPHE.
Oh ! je écrivais le français très bien... mais je avais encore un tout petit accent dans le parlement.
BARBEZIEUX.
Tout petit est joli ! ça se passera, mon ami ; je causerai souvent avec vous ; ma femme aussi... Je vous montrerai ma langue, ma femme aussi... non !... Dans peu de temps vous serez très fort, et vous parlerez français comme un Turc ! n’est ce pas, Mathilde ?
MATHILDE, avec embarras.
Sans doute.
BARBEZIEUX.
Et depuis quand êtes-vous arrivé ?
CHRISTOPHE.
Depuis cette matin... j’avais déjà visité votre fashion... je trové tous vos jeunes gentlemen... très bien... seulement, ils portaient le steak comme ceci... et il fallait le porter comme cela.
BARBEZIEUX.
Comme cela !...
CHRISTOPHE.
Ils tenaient le lorgnon de cette façonn... et il fallait le coller de cette manner...
Il agite son steak et se promène le lorgnon à l’œil.
Voyez... c’était plus commode pour admirer les young petites ladies...
Il va de Madeleine à Mathilde en les lorgnant.
Oh ! very belle ! very jolie !
MADELEINE, à part.
Je n’en reviens pas.
MATHILDE, bas.
Mais, monsieur... comment se fait-il ?...
CHRISTOPHE, bas, montrant son habit.
Pouvais-je mieux employer l’argent de M. Eliacin...
Haut.
Mais, pardon, dans cette contrée, vô abordez, vô... pas bien. Les gentlemen ils se saluaient comme ça...
Il ôte son chapeau.
BARBEZIEUX.
Oui !
CHRISTOPHE.
En Angleterre, ils se saluaient comme ça...
Il lui secoue violemment le bras.
BARBEZIEUX, se délirant.
Oh ! c’est mieux, c’est bien mieux !
CHRISTOPHE.
Et comment vô abordez les dames ?
BARBEZIEUX.
Les dames ?... tenez !...
Prenant la main de Mathilde.
Madame !
Il la salue et lui baise la main.
CHRISTOPHE, prenant l’autre main de Mathilde.
Oh ! en Angleterre, c’était jamais cette chose...
Il lui baise la main.
c’était toujours cette chose...
Il lui baise la joue.
MATHILDE.
Monsieur !
MADELEINE.
Eh bien ?...
BARBEZIEUX.
C’est mieux ! c’est beaucoup mieux !... il est charmant !
JANVIER, faisant des grâces.
Il est charmant ! ma parole d’honneur !
BARBEZIEUX, à Janvier.
Comment, tu es encore là, toi ?
JANVIER.
Je croyais avoir oublié mon parapluie.
BARBEZIEUX.
À la porte, animal !
JANVIER.
Ah ! ça, mais...
Sur un geste de Mathilde.
On s’en va !...
À Mathilde.
Madame, mes devoirs...
À Barbezieux.
Mes devoirs...
BARBEZIEUX.
Il m’agace !...
JANVIER, à Juliette qui paraît à la porte de droite.
Ah ! la belle femme !... Da da la la da da !...
Il sort.
Mes devoirs !
Scène VI
MATHILDE, MADELEINE, JULIETTE, BARBEZIEUX, CHRISTOPHE
BARBEZIEUX.
Madame et chère cousine, je vous prie d’agréer l’assurance de mon violent respect... prenez la peine de vous asseoir... M. le ministre se porte bien ?
JULIETTE.
Très bien...
À Madeleine.
Bonjour, mon enfant...
Elle l’embrasse.
MADELEINE.
Bonjour, madame...
BARBEZIEUX.
Ma chère cousine, souffrez que je vous présente sir Arthur Stanley...
Ils se saluent.
JULIETTE, à Mathilde.
Quel est donc ce jeune homme ?
MATHILDE, troublée.
Un jeune Anglais... le fils d’un correspondant de mon mari... mais j’y songe...
Haut à Barbezieux.
Mon ami, une place de secrétaire... ici, ne convient guère à monsieur, je pense...
BARBEZIEUX.
Comment ?
MADELEINE.
Secrétaire !
CHRISTOPHE, à part.
Elle veut m’éloigner !
MATHILDE, haut.
Juliette me parlait dernièrement d’un emploi vacant à l’ambassade...
CHRISTOPHE, à part.
À l’ambassade ? Bravo ! c’est différent !
MATHILDE.
Et si elle pouvait...
BARBEZIEUX.
Mais pourquoi donc, pourquoi donc ?
JULIETTE.
Impossible, ma chère, j’ai promis la place à M. de la Houssaye... et puis, je le dis tout franchement devant monsieur mon mari et moi nous n’avons pas une grande... sympathie pour messieurs les Anglais...
Bas à Mathilde.
Je déteste les Anglais !
CHRISTOPHE, à part.
Je suis joliment tombé...
JULIETTE, haut.
D’ailleurs, ma promesse à M. de la Houssaye est formelle... si formelle, que je vais écrire tout à l’heure pour terminer cette affaire... Tu sais bien que c’est mon cadeau de noces pour son mariage avec...
Elle regarde Madeleine.
MADELEINE.
Que signifie !
CHRISTOPHE, à part.
Qu’est-ce qu’elle dit donc ?... Oh ! je la déteste !...
En disant ces mots, il lève avec colère son pied qui retombe sur celui de Barbezieux.
BARBEZIEUX, poussant un cri.
Oh ! mon ami ! en France, nous avons coutume de marcher par terre le plus possible... Vous me comprenez, n’est-ce pas ?...
Christophe baisse la tête affirmativement.
Allons, son accent diminue déjà...
Il descend vers la droite.
JULIETTE.
Pardon, cousin... j’ai un mot à écrire à mon mari ; et comme je ne compte pas rentrer chez moi avant ce soir...
BARBEZIEUX.
Chère cousine, ma maison et moi, nous sommes à vous de fond en comble... Nous vous laissons... Mon jeune secrétaire va vous apporter tout ce qu’il faut pour écrire...
Ensemble.
Air de la Sirène.
BARBEZIEUX.
Près de son excellence,
Vous voudrez bien, je pense,
Toucher un mot flatteur
De votre serviteur.
Reprise Ensemble.
BARBEZIEUX.
Près de son excellence, etc.
JULIETTE.
Je vais de ma puissance
Essayer l’influence,
Mais elle est sur l’honneur
De bien peu de valeur.
MATHILDE, à part.
D’un refus qui m’offense,
Je dois à la prudence
De cacher dans mon cœur
Le trouble et la douleur.
CHRISTOPHE.
Je garde l’espérance
De changer la sentence,
Et de voir sa froideur
Céder à mon ardeur.
MADELEINE.
Ô douleur, ô souffrance !
Je n’ai plus d’espérance
S’il faut ployer mon cœur
Aux ordres d’un tuteur.
Madeleine et Mathilde sortent par la droite, Barbezieux et Christophe par le fond.
Scène VII
JULIETTE, puis CHRISTOPHE
JULIETTE.
Quel intérêt si grand pousse donc Mathilde à me demander ce brevet ?...
CHRISTOPHE, rentrant avec l’encrier dans une main et la sablière dans l’autre.
Ah ! vous avez promis, Mme la comtesse ! nous verrons comment vous tiendrez cette promesse-là !...
JULIETTE, s’asseyant.
Je vous remercie, monsieur... De l’encre, s’il vous plaît...
Christophe tend la sablière, Juliette y plonge la plume.
Mais vous me faites tremper la plume dans le sable !... N’avez-vous pas entendu ? c’est de l’encre que je vous demande...
CHRISTOPHE.
Oh ! mille pardonnes, milady !...
Elle en prend et écrit. Christophe lisant par-dessus son épaule. À part.
Comment ! c’est le brevet qu’elle demande pour un autre... à ma barbe ! avec l’encre que je lui donne ?... c’est trop fort !
JULIETTE
De l’encre...
Christophe présente la sablière.
Encore !
CHRISTOPHE.
Oh ! mille pardonnes encore, milady...
JULIETTE.
Vous êtes bien distrait, monsieur...
Elle continue à écrire.
Voilà qui est fini...
CHRISTOPHE, à part.
Pas tout-à-fait...
JULIETTE.
Du sable...
Christophe renverse l’encre.
JULIETTE, se levant.
Mais c’est l’encre, monsieur ! mais c’est l’encre que vous versez sur ma lettre !... Vous êtes d’une maladresse !...
CHRISTOPHE.
Oh ! yes ! j’étais une grande petite maladroite ; mais il fallait pardonner moi ; j’étais toute biouleversée, parce que je savais que vous pouvez pas soffrir moâ à cause que j’étais Anglais.
JULIETTE.
Ah ! vous pensez encore...
CHRISTOPHE.
Depuis cette mot de vous, il me déplaisait beaucoup mon néchione.
JULIETTE, avec gaieté.
Vraiment...
CHRISTOPHE.
Et si je pouvé, j’y renonçai volontière à mon patrie. Je voulais parler comme vous... Je voulais savoir le nom de tout.
JULIETTE.
En vérité ?
CHRISTOPHE, lui prenant la main.
Comment vous appelez cette chose ?
JULIETTE.
Cela ?...
CHRISTOPHE.
Oui, cette chose...
JULIETTE.
Cela s’appelle : une main.
CHRISTOPHE.
Oh ! une main ! Je oubliais jamais... C’est...
Prononçant bien.
une jolie petite main !...
JULIETTE.
Mais c’est cela, ça commerce à marcher.
CHRISTOPHE.
Vo trovez...
Avec finesse, à part.
Ça commence à marcher...
Haut.
Et lorsqu’on approche le lèvres de cette jolie petite main, vô appelez ça !...
JULIETTE, gaiement.
Baiser la main !...
CHRISTOPHE.
Baiser la main ?...
Il la lui baise.
Ah ! ceci c’était baiser la main...
JULIETTE.
Juste... mais ça marche à merveille !...
CHRISTOPHE.
Oui, je trouvé que cela marchait pas mal... Oh ! j’a vais pas mal de disposichions... Voyez, milady...
Lui baisant la main, s’animant.
Ceci, baiser là main... ceci baiser le bras...
Il le lui baise.
Ceci, baiser...
Il s’approche de son épaule.
JULIETTE, se fâchant.
Monsieur... monsieur... je vous prie de ne plus recommencer... La leçon est, je crois, suffisante.
CHRISTOPHE.
Alors, je emportai moi, milady, je emportai moi bien loin, parce que j’étais trop malhourouse de dépla re à vous.
JULIETTE.
Alors, c’est bien... je vous pardonne, mon ami !
CHRISTOPHE, faisant un soubresaut.
Oh !
JULIETTE.
Qu’est-ce donc ?
CHRISTOPHE.
Oh ! mon hami !... vô avez dit ça à môà avec un son de bouche... que ce son il avait serré mon quieur... et coupé à môà le... respirechonne.
JULIETTE, à part.
En effet, il a l’air tout ému...
Haut.
Eh bien ! où allez-vous donc ?
CHRISTOPHE.
Oh ! je... je emportai moi...
JULIETTE, l’arrêtant par la main.
Pourquoi donc ?
CHRISTOPHE, soubresautant.
Oh ! taouchez pas ! tlaouchez pas !...
JULIETTE.
Je vous ai fait mal ?
CHRISTOPHE.
Oh ! non... mais vous pas pouvoir toucher moi sans que... je emportai moi.
JULIETTE.
Encore ?
CHRISTOPHE.
Oh ! c’est que voyez-vô, vô êtes si... pretty béauttiful... que si je regardais longtemps les petits mains, les jolis bras, comme vô disez, si je regardai encore les charmants épaules bloncs, cette jolie col de cygne, ces joues si fraîches, cette bouche si gracieuse, et ces beaux yeux si tendres ; si je regardais tout cela, madame, je sens que je deviendrais fou ; et que, dussé-je vous irriter encore, mes lèvres plus vives que ma raison leur donneraient mille nouveaux baisers...
Il lui baise les mains et les épaules.
JULIETTE.
Mais, monsieur, laissez-moi !
CHRISTOPHE.
Ah ! vous le voyez, madame, ma tête, ma pauvre tête est tout-à-fait perdue.
JULIETTE.
Et votre accent aussi, ce me semble !
CHRISTOPHE.
Mon accent... Tiens !... c’est vrai !
Air : En vérité.
L’amour vient enfin d’affranchir
Ma langue jusqu’ici rebelle ;
Madame, en vous voyant si belle,
C’était trop peu de la sentir.
Ma bouche, docile interprète,
Vous a traduit les doux aveux
Que d’une voix pour vous muette
Lui dictaient mon cœur et mes yeux.
JULIETTE.
Vous ne parlez plus anglais ?
CHRISTOPHE.
Je ne le reparlerai jamais, madame.
JULIETTE, à part.
Quel mystère ?...
Haut.
Mais j’y pense... c’est pour vous, monsieur, que Mathilde sollicitait ce brevet ?
CHRISTOPHE.
Oui, madame, votre cousine avait eu la bonté de me faire espérer...
JULIETTE, à part.
Tiens ! une dévote qui me fait toujours de la morale !
CHRISTOPHE.
Mais ce brevet, vous l’avez promis à un autre, votre parole est engagée... Écrivez donc, madame, écrivez !
JULIETTE.
Ah ! vous pensez que je dois...
À part.
Ah !... Mathilde !... si je pouvais l’éloigner d’ici, j’en serais enchantée... dans l’intérêt de ma cousine et de la morale. C’est qu’il est très bien...
Elle se met à écrire.
Allons...
Haut.
Je prie mon mari de mettre sur le brevet qu’il a dans les mains le nom de monsieur... monsieur... Eh ! mais voilà qui est étrange ; j’ai oublié le nom de mon protégé !
CHRISTOPHE, finement.
En vérité ?
JULIETTE.
Voyons donc !... monsieur, monsieur... Mais dites-moi donc des noms, ça me fera peut-être retrouver le sien.
CHRISTOPHE.
Des noms ?... c’est que je n’en sais pas, moi.
JULIETTE.
Par exemple, comment s’appelait votre parrain ?
CHRISTOPHE.
Mon parrain ? Christophe, madame.
JULIETTE.
Christophe ; c’est gentil... Vous n’en savez pas d’autres... M. votre père ?
CHRISTOPHE.
Mon père s’appelait Landelle.
JULIETTE.
Et vous Christophe Landelle... À la bonne heure ; c’est un nom dont on se souvient, cela... Et ce monsieur... monsieur... impossible de me rappeler le sien... Ah ! ma tête se brise à chercher ainsi... Je suis sûre que la migraine va me prendre... et puisque je ne trouve pas... ma foi... ma foi... je mets le vôtre...
Elle écrit.
CHRISTOPHE.
Se peut-il ?... Ah ! madame... madame...
JULIETTE.
Je demande le brevet pour M. Christophe Landelle... Voyez, voyez plutôt.
CHRISTOPHE.
Oh ! merci, merci mille fois !
JULIETTE.
Bah ! tant pis pour M. Jules de la Houssaye !... Tiens, le voilà qui m’est revenu... trop tard ; j’en suis fâchée pour lui... Je vais envoyer ceci au ministre... Adieu !
CHRISTOPHE.
Bravo !...
À part.
Troisième échelon !...
Air de Couder.
JULIETTE.
Cet enfant
Sur l’honneur, est vraiment
Charmant !
Son ardeur,
Sa candeur,
Ont touché mon cœur.
Et c’est un protégé,
Si je l’ai bien jugé,
Qui saura faire honneur
À son protecteur.
CHRISTOPHE.
Ah ! vraiment !
C’est charmant !
C’est un vrai roman !
Mon ardeur,
Ma candeur,
Ont touché son cœur ;
Elle m’a bien jugé :
Je suis un protégé
Qui saura faire honneur
À son protecteur.
Scène VIII
CHRISTOPHE, puis JANVIER
CHRISTOPHE, regardant sortir Juliette.
Maintenant, il n’y a plus entre Madeleine et moi que la signature d’un ministre, ce n’est pas la peine d’en parler.
JANVIER paraît au fond, il est vêtu en lion ridicule, à part.
Ah ! le v’là !...
Saluant grotesquement.
Mossieu !
CHRISTOPHE.
Qu’est-ce que c’est que ça ?...
Il le lorgne.
JANVIER.
Oh ! il ne me reconnaît pas !... mais c’est moi ! c’est Janvier !
CHRISTOPHE.
Comme te voilà fait, bon Dieu !
JANVIER, regardant son habit qui lui vient au milieu du dos.
Et le fripier qui disait que ça serait peut-être un peu grand... je ne trouve pas, moi...
Il allonge les bras, les manches lui montent jusqu’aux coudes.
C’est très bien !...
Se regardant dans la glace.
Gredin ! va ! animal ! Es tu assez joli ? da da la la da da !
CHRISTOPHE.
Mais tu as donc fait un héritage ?
JANVIER.
Non !
CHRISTOPHE.
Tu as trouvé une place ?
JANVIER.
Non !
CHRISTOPHE.
Alors ?
JANVIER.
Une femme, mon ami, une femme !
CHRISTOPHE.
Comment ! tu arrives donc aussi par les femmes, toi ?
JANVIER.
Il paraîtrait... Mais toi, tu ne m’as pas encore dit...
Madeleine entre de gauche.
CHRISTOPHE.
Madeleine ! Je le conterai cela plus tard.
Scène IX
CHRISTOPHE, JANVIER, MADELEINE
CHRISTOPHE.
Madeleine ! ma chère Madeleine ! Ah ! que d’événements depuis hier !
JANVIER.
Oh ! oui.
MADELEINE.
En effet, monsieur, et je venais vous demander compte du mensonge...
CHRISTOPHE.
Il s’agit bien de cela, maintenant ! Apprenez, mademoiselle, que vous voyez devant vous très haut et très puissant seigneur Christophe Landelle, attaché d’ambassade !
MADELEINE.
Vous ?... Écoutez-moi, monsieur !
JANVIER.
Oh ! oh !... on va faire des interpellations !
MADELEINE.
Comment êtes-vous parvenu si vite ?
JANVIER.
Oui, au fait, comment ?
MADELEINE.
Et d’abord, qui a fait de vous un postillon ?
CHRISTOPHE.
Madeleine, tu le sais.
MADELEINE.
À qui devez-vous ces beaux habits ?
CHRISTOPHE.
À la recommandation de Mme Barbezieux.
MADELEINE.
Et ce brevet de secrétaire ?
CHRISTOPHE.
Mais... à la comtesse d’Hérouville.
MADELEINE.
Une femme ! encore une femme !
JANVIER.
Toujours des fâmes !
CHRISTOPHE.
Qu’importe que...
MADELEINE.
Il importe beaucoup, monsieur ; et je veux que volis ne fassiez la cour qu’à moi.
CHRISTOPHE.
Mais quand je leur parle d’amour, ce n’est pas à elles, c’est à toi seule que je m’adresse...
MADELEINE.
Je ne vous comprends pas.
CHRISTOPHE.
Air de Fleurette.
Quand je vois une taille fine,
Des pieds et des mains de boudoir,
Une bouche fraiche et mutine,
D’où sort une voix argentine...
Je crois l’entendre et crois le voir :
Alors, je trouve pour séduire,
Les compliments
Les plus galants ;
Car c’est toi qui me les inspire,
C’est à toi que je crois les dire.
Voilà pourquoi ces compliments,
Madeleine, sont si galants.
MADELEINE.
Bien vrai ?...
CHRISTOPHE.
En douterais-tu ?...
JANVIER, avec âme.
Et bien ! non.
CHRISTOPHE.
Ainsi, tu ne m’en veux plus ?
MADELEINE.
Non.
CHRISTOPHE,.
Tu m’aimes toujours ?
MADELEINE.
Oui ; mais ma tutrice... une duchesse.
CHRISTOPHE.
Ça m’est égal !
MADELEINE.
Elle veut me marier à un autre.
CHRISTOPHE.
Ça m’est égal !
MADELEINE.
Elle est si imposante, si sévère !
CHRISTOPHE.
Ça m’est bien égal !... Où demeure-t-elle ? où est elle ?... et toute duchesse qu’elle est, je saurai bien la forcer...
LA DUCHESSE, de la coulisse.
C’est bien, c’est bien, je vais lui parler, moi !...
MADELEINE.
C’est elle !... je me sauve !...
Elle sort par le fond.
CHRISTOPHE.
C’est le ciel qui l’envoie !... Toi, Janvier, entre dans ce cabinet. – Tu vas voir comment on mène les grandes dames, mon bon...
JANVIER.
Ah ! Lovelace, va !...
Janvier entre dans le cabinet au 2e plan à droite.
Scène X
CHRISTOPHE, LA DUCHESSE, JANVIER, dans le cabinet
CHRISTOPHE, à part.
À nous deux, madame ; les petites duchesses s’humanisent comme les autres... et comme une duchesse est toujours jolie...
LA DUCHESSE, entrant par la gauche.
Où est-il donc, ce jeune irrésistible ?...
CHRISTOPHE, sans la regarder, à part.
Elle parle de moi...
Haut.
Hum ! hum !...
Saluant.
Mme la duchesse, je...
Levant les yeux.
Ah ! grand Dieu !
LA DUCHESSE.
Ah ! c’est vous, monsieur ?
CHRISTOPHE, à part.
Cinquante-cinq ans !...
JANVIER, à demi caché.
Et des cheveux à la neige !...
CHRISTOPHE.
Je ne pensais plus qu’il y a des femmes de cet âge-là !...
LA DUCHESSE.
Approchez, monsieur... mais approchez donc ! Est-ce que je vous fais peur ?
CHRISTOPHE, à part.
Mais oui, mais oui !
LA DUCHESSE.
C’est donc vous qui séduisez tout le monde ici ?
CHRISTOPHE.
Madame, je vous jure...
LA DUCHESSE.
C’est vous qui compromettez Mme Barbezieux, et qui obtenez de ma nièce un brevet qu’elle avait promis à un autre ? mais je suis là, moi, monsieur ; et pour que vos beaux projets s’accomplissent, il faudrait me séduire aussi...
JANVIER, à part.
Une femme d’âge... pincé !
CHRISTOPHE, à part.
Hélas ! voilà tout mon échafaudage qui croule ! l’échelle est renversée !
LA DUCHESSE.
Ah ! ce n’était pas assez de ce qu’avait pour vous la femme de ce pauvre Barbezieux ; après celle-là, vous vous êtes dit : la femme du ministre ! rien que ça ; et après la femme du ministre, une autre... Mais cette autre c’est moi, monsieur ; et je suis curieuse de savoir comment vous allez vous y prendre... Voyons, mais séduisez, mais séduisez-moi donc !
JANVIER, à part.
Aplati !
LA DUCHESSE.
Vous êtes ambitieux ?
CHRISTOPHE.
Dites amoureux, madame...
LA DUCHESSE.
Allons donc ! amoureux de toutes les femmes... je connais ça, vous dis-je !
CHRISTOPHE.
Celle que j’aime, madame, est du même village que moi...
LA DUCHESSE.
Et c’est par amour pour elle, que vous en avez conté à Juliette ?
CHRISTOPHE.
Oui, madame...
LA DUCHESSE.
Et à Mathilde ?
CHRISTOPHE.
Oui, madame...
LA DUCHESSE, l’interrompant.
À d’autres ! vous voulez m’intéresser, m’attendrir ; mais vous n’y réussirez pas ; je connais ça...
JANVIER, à part.
Mais elle connait donc tout, cette vieille-là !...
CHRISTOPHE.
Je vous jure pourtant que ce n’était que des protectrices que je cherchais en venant ici ; mais, hélas ! j’ai une infirmité, madame...
LA DUCHESSE.
Vous êtes bossu ? ça ne paraît pas...
CHRISTOPHE.
Mon malheur est de ne pouvoir regarder une jolie femme, sans battre aussitôt la campagne ; et quand je suppliais Mme Barbezieux de s’intéresser à moi, j’ai pris, par hasard, sa main dans la mienne... et elle a une si jolie main, Mme Barbezieux... une main... tiens, comme la vôtre ! car vous aussi, vous avez de jolies mains...
LA DUCHESSE.
Parbleu !
JANVIER.
Oh !
CHRISTOPHE, s’animant.
Et voyez-vous, madame, une jolie main qui se trouve dans la mienne, une jolie main que je regarde, que je presse, ça suffit pour me bouleverser... ma tête se monte, ma raison s’égare et...
LA DUCHESSE, retirant sa main.
Eh bien ! eh bien ! monsieur... mais... regardez donc mes cheveux !...
CHRISTOPHE.
Oh !...
Il s’éloigne.
JANVIER, lui faisant des signes.
Mais regarde donc ses cheveux, malheureux !
CHRISTOPHE.
Pardon, pardon, Mme la duchesse !
LA DUCHESSE, s’asseyant à gauche.
Et Juliette, monsieur, comment se fait-il ?
CHRISTOPHE.
Oh ! pour Mme d’Hérouville, c’est différent... Son nom, son rang, tout m’imposait le respect...
Soupirant.
et c’est ce qui m’a perdu...
LA DUCHESSE.
Ah ! c’est par respect que vous lui avez manqué... de respect ?...
CHRISTOPHE.
Juste !... Je me tenais devant elle les yeux baissés, comme devant vous, madame ; c’est ce qui fait que j’ai vu son pied : un amour de pied... Tiens ! comme le vôtre, juste comme le vôtre... Ah ! mais, c’est un adorable pied que vous avez là !
LA DUCHESSE.
C’est bon...
CHRISTOPHE, se mettant à genoux pour examiner les pieds de la Duchesse.
Ah ! le joli petit pied !... vous en avez même deux comme ça ! mais c’est que jamais je n’en ai rencontré de si charmants, de si petits, de si...
LA DUCHESSE.
Ils sont très petits, on le sait...
CHRISTOPHE.
Et minces donc, et cambrés donc... et mignons donc !
LA DUCHESSE, se levant.
Mais ! mais voulez-vous bien vous relever !... Et regardez donc mes cheveux, monsieur !
JANVIER.
Mais regarde donc ses cheveux, malheureux !
CHRISTOPHE, se relevant, avec chaleur.
Eh ! qu’est-ce que ça prouve, à la fin ? des cheveux blancs avant l’âge, c’est une montre qui avance, voilà tout !
LA DUCHESSE.
Ah ! mon Dieu, mais vous êtes fou, monsieur !
Air de Fanchon.
Vous vantez la finesse
Et la délicatesse
De mon pied, de ma main,
Fort bien !
Je pourrais même admettre
Que mes yeux sont encor brillants
Autant qu’ils peuvent l’être
Avec des cheveux blancs.
CHRISTOPHE.
Les cheveux blancs !... Eh bien ! c’est très gentil, les cheveux blancs ; et, d’ailleurs, des cheveux blancs ne font pas toujours qu’on soit vieille.
Même air.
Une blanche perruque
Jadis couvrait la nuque
Des marquis’ de l’ancien temps.
Mais quand leur frais visage
Aux yeux n’accusaient pas vingt ans,
Ell’s n’avaient que cet âge
Malgré leurs cheveux blancs !
LA DUCHESSE.
C’est possible... mais...
CHRISTOPHE.
Mais... mais... mais... je connais bien des jeunes femmes qui seraient jalouses de votre taille, de votre main, de votre pied ; car tout cela est charmant ; tout cela n’a pas l’âge que prétendent vos cheveux ! vos cheveux qui déraisonnent. – Non, madame, non, vos cheveux ne savent pas ce qu’ils disent, et je leur prouverai, quand ils voudront, qu’ils n’ont pas le sens commun !...
Il s’approche d’elle.
Ah ! mais !
LA DUCHESSE.
Miséricorde ! Mais...
Elle prend une boucle de ses cheveux qu’elle lui montre.
Monsieur !
CHRISTOPHE.
Aïe !
JANVIER, se voilant la face.
Da da la la da da !
CHRISTOPHE, à part.
Ah ! décidément, le maître d’école avait raison... c’est une infirmité !
LA DUCHESSE, à part.
Et moi qui lui disais de me séduire !... Mais...
CHRISTOPHE.
Vous le voyez, madame, c’est toujours près de me reprendre, je suis un fou... Mais si vous saviez comme je suis malheureux, si vous saviez à quel point j’aime... j’adore Madeleine, oh ! vous me pardonneriez... Tous me pardonneriez, madame...
LA DUCHESSE.
Madeleine !... Comment, c’est ma pupille...
CHRISTOPHE.
Hélas ! madame, pourquoi vous appartient-elle d’aussi près, pourquoi n’est-elle pas restée la pauvre paysanne d’autrefois ? je ne serais pas devenu ambitieux, car tout mon bonheur, toutes mes espérances, c’est en elle seule que je les avais placés... Elle est ma seule famille, à moi, qui n’avais ni parents, ni amis, à moi qui n’avais pas de mère !
LA DUCHESSE, émue.
Pauvre petit !
CHRISTOPHE.
Air de Perrinette.
J’étais heureux, lorsqu’un jour
L’éclat de votre richesse
Votre titre de duchesse
Ont renversé notre amour.
Moi, pour combler la distance,
J’avais juré de grandir !
Vain serment ! folles espérances
Viennent de s’anéantir,
Avec douleur.
Ne m’attends plus, Madeleine !
Adieu ! je le rends la foi.
Mais de douleur, sois-en certaine,
Bientôt je mourrai loin de toi.
LA DUCHESSE, très émue.
Non, non, mon enfant, vous ne mourrez pas... je vous protégerai, moi...
Elle lui tend la main.
CHRISTOPHE, la saisissant.
Ah ! madame... madame !...
Il veut lu lui baiser.
LA DUCHESSE.
Non, pas ainsi... comme une mère...
Elle l’embrasse sur le front.
Et puisque vous n’avez plus la vôtre, c’est moi qui vous en servirai...
CHRISTOPHE, pleurant.
Ma mère ! vous...
La Duchesse remonte. Avec émotion.
Alors... quatrième échelon... Et celui-là... sera le meilleur !
Scène XI
CHRISTOPHE, LA DUCHESSE, JANVIER, JULIETTE, MATHILDE, puis BARBEZIEUX
LA DUCHESSE.
Mesdames, vous arrivez à propos ; je viens de causer longuement avec monsieur, et...
BARBEZIEUX, entrant.
Où est-il ? où est-il, ce jeune imposteur ? Ah ! le voici !
LA DUCHESSE.
Qu’y a-t-il donc, cousin ?
BARBEZIEUX.
Il y a, ma belle cousine, que ce jeune imposteur n’est qu’un... n’est qu’un imposteur !
LA DUCHESSE.
Vous rêvez.
BARBÉZIEUX.
Je rêve... Vous ne savez donc pas que sir Arthur Stanley est arrivé.
CHRISTOPHE.
Aïe ! aïe ! aïe !
MATHILDE et JULIETTE.
Tout est perdu !
BARBEZIEUX.
Oui, il est arrivé !... Il est en bas bleus et en habit vert, muni d’un passeport que voici : Bouche grande... la tienne est petite... Qu’as-tu fait de la forte bouche ? Nez fort... Qu’as-tu fait de...
CHRISTOPHE.
Assez, monsieur... je conviens que je ne suis pas sir Stanley.
LA DUCHESSE.
Voyez, il en convient.
BARBEZIEUX.
Mais alors, quel est-il ? Qui es-tu ?
CHRISTOPHE.
Un pauvre paysan que deux anges ont pris par la main.
LA DUCHESSE.
Trois anges ! car j’en suis, monsieur.
JANVIER, toujours à demi caché.
Quatre !... et moi !
BARBEZIEUX.
Mais quel intérêt aviez-vous à protéger ce jeune maroufle ?
MATHILDE.
Quel intérêt ?... Mais...
JULIETTE.
C’est tout naturel...
LA DUCHESSE.
C’est simple comme bonjour.
BARBEZIEUX.
Mais enfin !
CHRISTOPHE.
Je vais vous le dire...
Mouvement de Mathilde et de Juliette.
Ces dames m’ont protégé, parce qu’elles étaient touchées de mon amour...
JULIETTE et MATHILDE.
Plaît-il ?
CHRISTOPHE.
De mon amour pour une jeune fille que je ne pouvais épouser à cause de ma pauvreté.
BARBEZIEUX.
Se peut-il ?
MATHILDE, bas.
Bien !
JULIETTE, bas.
Très bien !
BARBEZIEUX.
Un instant... le nom de l’objet charmant ?
CHRISTOPHE.
Son nom... Mais... c’est...
BARBEZIEUX.
C’est ?...
CHRISTOPHE.
C’est... Madeleine.
BARBEZIEUX.
Madeleine !
JULIETTE.
Elle ne veut pas se marier...
À Christophe.
C’est bien !
MATHILDE, à part, à Christophe.
À merveille.
BARBEZIEUX.
C’est Madeleine ? à lui !... un inconnu !
LA DUCHESSE.
Je le connais, monsieur...
BARBEZIEUX, surpris.
Ah ! Mais il n’a rien !...
LA DUCHESSE.
Je me charge de le doter.
BARBEZIEUX, surpris.
Ah !... en ce cas...
Il sonne, un Domestique paraît au fond.
Faites venir Mlle Madeleine... Ah ! la voilà qui entre...
Au Domestique.
Ne la faites pas venir...
Le Domestique sort.
Scène XII
CHRISTOPHE, LA DUCHESSE, JANVIER, JULIETTE, MATHILDE, BARBEZIEUX, MADELEINE
MADELEINE, entrant de gauche.
Vous me faites appeler, monsieur ?
BARBEZIEUX.
Oui, mon enfant, pour vous signifier que la duchesse, la comtesse, ma femme et moi... nous voulons vous marier.
MADELEINE.
Me marier ? encore ! mais je ne veux pas.
JULIETTE et MATHILDE.
Bravo !...
BARBEZIEUX.
Nous sommes quatre qui voulons vous unir ; mais tous les quatre avec le même conjoint, bien entendu... avec le jeune homme ici présent.
MADELEINE.
Avec lui ! c’est bien différent. J’accepte.
MATHILDE et JULIETTE.
Elle accepte ?...
CHRISTOPHE, bas à Mathilde et à Juliette.
Nous sommes pris...
Bas à Juliette.
Faut-il refuser ?
JULIETTE, bas.
Mais... c’est me perdre !
CHRISTOPHE, bas à Mathilde.
Faut-il dire non ?
MATHILDE, bas.
Mais c’est me compromettre.
CHRISTOPHE, à part.
Bien.
BARBEZIEUX.
Eh bien ! monsieur ?
LA DUCHESSE.
Nous attendons !
CHRISTOPHE.
Eh bien !... j’accepte !...
JANVIER, à part.
Nous acceptons...
Il vient, sans être vu, se placer à droite.
TOUS.
Ah !
JULIETTE, bas.
Merci...
Haut.
Et voici votre nomination.
MATHILDE, que son mari a prise à part et à qui il a donné un portefeuille, bas.
Merci...
Haut.
Et voici la dot de votre femme.
CHRISTOPHE, à Madeleine.
Eh bien ! que dis-tu de mon moyen de parvenir ?
MADELEINE.
Mais ce moyen, quel est-il ?
CHRISTOPHE.
Parbleu !... c’est...
MADELEINE.
C’est ?...
CHRISTOPHE.
Je te le dirai quand tu seras ma femme.
BARBEZIEUX, apercevant Janvier.
Comment ! tu es encore là !
JANVIER, lui présentant l’ombrelle de sa femme.
J’ai retrouvé mon parapluie ! da da la la da da !
Ensemble.
Air de Lucrèce Borgia. (Les Deux font la paire.)
CHRISTOPHE.
Par mon audace et mon adresse
J’ai gagné mon grade et sa main,
J’ai le bonheur et la richesse,
Et je puis braver le destin.
BARBEZIEUX.
Chacun m’a vu par mon adresse
Conjurer le mauvais destin ;
Christophe épouse sa maîtresse,
Et je puis respirer enfin.
JANVIER.
Je trouve au lieu d’une maîtresse
Une sœur qui me tend les mains ;
Je m’abandonne à celle ivresse
Qui rentre mieux dans mes moyens.
MADELEINE.
Par son audace et son adresse
Christophe a su gagner ma main ;
Avec son cœur et sa tendresse.
Je brave à jamais le destin.
JULIETTE et MATHILDE.
Oui, je dois cacher ma tristesse,
Je dois déguiser mon chagrin ;
Car c’est pour sauver sa maîtresse
Que d’une autre il a pris la main.
CHRISTOPHE, au Public.
Air : Soldat Français.
Petit berger, sportmann et postillon,
D’un pied hardi, j’ai franchi maint obstacle,
Enfin je touche au dernier échelon ;
Encore un pas... et je suis au pinacle !
Mais qu’ai-je donc... troublé par la hauteur
Mon œil se voile et ma force chancelle :
Quand je regarde autour de moi... j’ai peur !
Je vais tomber, dans ma frayeur,
Si vous ne soutenez l’échelle.
Ah ! veuillez soutenir l’échelle !
Reprise de l’ensemble.