Veuve ! (Henry BECQUE)

Comédie en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de Poche, le 1er juin 1944.

 

Personnages

 

CLOTILDE

ADÈLE

LAFONT

 

Un petit salon tout ce qu’il y a de plus parisien. Les volets fermés aux trois quarts, ne laissent pénétrer qu’une faible lumière. Clotilde, habillée de noir, les traits tirés, songeuse, parcourt des lettres qu’elle vient de recevoir.

 

 

CLOTILDE, lisant.

« MA CHÈRE COUSINE,
« J’ai compris tout de suite que vous aviez une grave raison pour m’écrire et qu’un malheur était arrivé. Je ne me trompais pas. Mon pauvre Adolphe ! Si jeune encore et enlevé en quelques jours !
« Je ne voyais plus mon cousin depuis longtemps, depuis qu’il avait pris ces habitudes mondaines pour lesquelles il n’était pas fait et qui ont bien certainement abrégé sa vie. Mais j’avais gardé de nos années d’enfance et de jeunesse un souvenir toujours présent. Il a bien tenu tout ce qu’il promettait. Il était bon, laborieux, confiant. C’est un honnête homme de moins à une époque où ils sont rares.
« Excusez-moi, ma chère cousine, si je vous fais attendre ma visite. Je ne trouve plus le temps de sortir de chez moi. Je ne m’en plains pas. Qu’est-ce qu’une femme peut faire de mieux que de se consacrer à son mari et à ses enfants ?
« Votre toute dévouée,

« SOPHIE MARTINEAU. »

Quelle gale ! C’est une peste que cette Sophie.

Elle prend une autre lettre et la lit.

« CHÈRE MADAME,
« J’apprends à l’instant, par le petit mot que vous avez bien voulu m’écrire, la mort de cet excellent homme, si justement apprécié de tous ceux qui l’ont connu. Cette triste nouvelle, en reportant mon esprit vers le passé, m’a troublé profondément.
« Il y a huit ans maintenant, lorsque mon mariage m’a imposé des devoirs nouveaux, j’ai dû m’éloigner un peu brusquement de bien des amis qui avaient occupé une grande place dans mon cœur. Depuis, j’ai bien souvent évoqué leur souvenir et je leur suis resté toujours reconnaissant des heures de joie et d’abandon que je leur ai dues.
« Je veux espérer, chère Madame, que votre mari vous laisse dans une situation de fortune digne de vous. Ce n’est pas une question que je vous fais ; je ne me la permettrais pas. C’est le vœu d’un homme d’affaires, qui ne l’est devenu que sur le tard, et qui sait que l’argent est un grand consolateur.
« Si je pouvais vous être bon à quelque chose, disposez de moi entièrement. Vous me trouveriez au Crédit Lyonnais, tous les jours, de 3 à 7. C’est là que mes amis sont certains de me rencontrer et qu’ils ont l’habitude de m’adresser leurs lettres.
« Veuillez, je vous prie, chère Madame, avec tous mes regrets pour celui qui n’est plus, agréer l’hommage de mon dévouement et de mon respect.

« ALBERT CERISIER,
« Administrateur délégué. »

Un coureur !... Mais il se souvient, c’est quelque chose.

ADÈLE, entrant.

Monsieur Lafont, Madame.

CLOTILDE.

Faites entrer.

LAFONT, toilette sévère, figure de circonstance, allant à elle, tendrement, à mi-voix.

Comment allez-vous ?

CLOTILDE.

Bien fatiguée. Et vous ?

LAFONT.

Je ne vis plus depuis deux jours. La pensée que vous étiez là, seule, sans une personne qui vous aime, pendant que ce malheureux...

CLOTILDE.

Vous êtes bon, je le sais.

LAFONT.

J’ai envoyé une couronne, vous l’avez reçue ?

CLOTILDE.

Oui.

LAFONT.

Elle est bien ?

CLOTILDE.

Très bien, je vous remercie.

LAFONT.

À quel moment est-il mort ?

CLOTILDE.

Vers sept heures.

LAFONT.

A-t-il beaucoup souffert ?

CLOTILDE.

Modérément.

LAFONT.

Est-ce qu’il a parlé de moi ?

CLOTILDE.

Oui.

LAFONT.

En de bons termes ?

CLOTILDE.

En d’excellents termes.

LAFONT.

Cher Adolphe ! – Il ne s’est jamais douté de rien ?

CLOTILDE.

Est-ce qu’on sait !

LAFONT.

Qu’est-ce qu’il vous a dit de moi ?

CLOTILDE.

Plus tard. Je vous conterai ça un autre jour. Je vais peut-être partir.

Mouvement de Lafont.

J’irai passer un mois chez ma belle-mère.

LAFONT.

Seule ?

CLOTILDE.

Je ne serai pas seule chez ma belle-mère.

LAFONT.

Et vos enfants ?

CLOTILDE.

Je voudrais les emmener avec moi. D’un autre côté, ce ne serait peut-être pas sage d’interrompre leurs études.

LAFONT.

Restez à Paris. Votre présence peut être nécessaire.

CLOTILDE.

Je verrai. Ma belle-mère arrive ce soir. Nous déciderons cette question ensemble. Est-ce que je vous ai parlé d’une cousine de mon mari, Madame Martineau ?

LAFONT.

Peut-être. Je ne m’en souviens pas. Pourquoi ?

CLOTILDE.

J’ai fait la sottise de lui écrire moi-même pour lui annoncer la mort d’Adolphe. Elle vient de me répondre une petite lettre, très sèche, très perfide, où elle me donne à entendre que c’est moi, en menant mon mari dans le monde, qui suis cause de sa mort. Qu’est-ce que nous serions devenus, mon Dieu ! Qu’est-ce qu’il aurait fait, mon pauvre mari, avec des relations comme Monsieur et Madame Martineau ? Si j’ai quelque chose à me reprocher, ce n’est pas ça.

LAFONT.

Vous n’avez rien à vous reprocher.

CLOTILDE.

Taisez-vous.

ADÈLE, entrant.

Voici des lettres pour Madame.

CLOTILDE.

Donnez.

Après avoir jeté un coup d’œil sur les lettres.

Celle-ci est d’une personne qui vous est antipathique, je n’ai jamais su pourquoi.

LAFONT.

Madame Beaulieu ?

CLOTILDE.

Précisément.

Après avoir lu la lettre ; avec un demi-sourire.

Quelle enfant que cette Pauline ! Elle se moque toujours.

LAFONT.

Montrez-moi sa lettre, voulez-vous ?

CLOTILDE.

Jamais.

LAFONT.

C’est vrai. Je ne l’aime pas, votre Madame Beaulieu. Je ne peux pas comprendre cet engouement que vous avez pour elle. Vous perdez votre mari, ça la fait rire, et vous l’approuvez.

CLOTILDE.

Je ne l’approuve pas.

LAFONT.

Si je m’étais permis, moi, la plaisanterie la plus inoffensive, vous n’auriez pas assez de reproches à me faire.

CLOTILDE.

Ce n’est pas la même chose. Pauline ne connaissait pour ainsi dire pas mon mari. Ils se parlaient une fois par an. Tandis qu’Adolphe et vous, vous étiez liés depuis le collège ; vous ne vous êtes jamais quittés ; Adolphe avait pour vous une affection profonde et il l’a montrée jusqu’à son dernier soupir.

LAFONT.

Qu’est-ce qu’il vous a dit de moi ?

CLOTILDE.

Vous voulez le savoir ?

LAFONT.

Certainement.

CLOTILDE.

Soit. Mon mari, à peu près une heure avant de mourir, s’est trouvé beaucoup mieux ; il ne souffrait plus. Il m’a pris les mains, m’a parlé de ses affaires, de l’argent que nous avions et que je trouverais quand il n’y serait plus. Il était très touchant, Adolphe, dans ce moment-là ; oh ! très touchant, il n’y a pas à dire. Il m’a regardée et il a ajouté : « Tu vas te trouver dans une situation délicate avec tous tes besoins et deux enfants à élever. Remarie-toi, ce sera plus sage. Tu t’entends très bien avec Lafont. C’est un homme de cœur et un garçon intelligent. Si la pensée lui venait de t’épouser, il faudrait accepter. »

LAFONT.

Il a dit cela ?

CLOTILDE.

Je vous répète ses paroles textuellement.

LAFONT.

C’est drôle. Je croyais que ces choses-là ne se passaient que dans les comédies.

CLOTILDE.

Tranquillisez-vous, mon ami. Je ne suivrai pas le conseil d’Adolphe : je ne pense pas une minute à me remarier.      

Adèle entre.

Qu’est-ce qu’il y a, Adèle ?

ADÈLE.

On vient d’apporter une couronne de la part de Monsieur Simpson.

Mouvement de Lafont.

CLOTILDE.

C’est bien. Portez-la avec les autres.

LAFONT.

Vous voyez donc toujours ce monsieur ?

CLOTILDE.

Je vous ai dit mille fois le contraire.

LAFONT.

De quoi se mêle-t-il alors ?

CLOTILDE.

Adèle se sera trompée. C’est Madame Simpson qui envoie cette couronne... Elle a peut-être chargé son fils de s’en occuper à sa place... Pas de scène, n’est-ce pas, pensez un peu au jour où nous sommes. Vous viendrez me voir demain, après la cérémonie ?

LAFONT.

Certainement.

CLOTILDE.

C’est bien. Il faut me quitter maintenant.

LAFONT.

Déjà ?

CLOTILDE.

Oui, déjà. Les visites vont arriver d’un instant à l’autre ; je ne veux pas qu’on vous trouve installé chez moi.

LAFONT.

Vous avez raison.

Il se lève et lui donne la main ; avec émotion.

Est-ce que je peux le voir ?

CLOTILDE.

Si vous le voulez. Tenez, passez par ici.

LAFONT, arrivé à la porte.

À demain !

CLOTILDE.

À demain.

Il entre dans la chambre mortuaire.

À choisir... entre mon mari et lui... c’est peut-être lui que j’aurais préféré perdre.

Elle prend une autre lettre et la lit.

« MADAME,
« Habitant la même maison que vous, je pense que mon nom ne vous est pas inconnu. Cependant, je ne me serais pas cru autorisée à vous écrire, si nous n’étions désormais attachées l’une à l’autre par la conformité de notre situation et de notre malheur.
« Vous êtes veuve, Madame, je le suis aussi. Vous adoriez votre mari et le mien était tout pour moi. Le Baron Formichel n’avait que des qualités et pas un défaut. J’ai connu avec lui toutes les joies de ce monde et je les ai toutes repoussées, après l’avoir perdu. Il y aura bientôt vingt-sept ans que mon mari est mort, sans que j’aie cessé un instant de chérir et de respecter sa mémoire.
« Si vous le voulez bien, Madame, je monterai vous prendre un jour de la semaine prochaine et nous irons nous prosterner ensemble devant Dieu. Les secours de la religion sont bien puissants en pareil cas ; c’est elle qui m’a donné la force de vivre, de m’immoler, de vaincre ma chair, en attendant que le baron et moi nous soyons réunis pour l’éternité.
« Permettez-moi, Madame, de me dire votre amie.

« ROSE-CHRISTIANE-ADÉLAÏDE,
B
ARONNE FORMICHEL. »

C’est la folle.

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