L’Hôtel des Haricots (Adolphe D'ENNERY - Adolphe DE LEUVEN - DUMANOIR)
Tableau en un acte, mêlé de couplets.
Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Palais-Royal, le 9 août 1837.
Personnages
RIFOLARD
LELIÈVRE, marchand de nouveautés
GOROT, charcutier
ÉDOUARD DOLCY
ASPASIE, femme de Lelièvre
MÉLINA, femme de Gorot
LE CONCIERGE
UN CAPORAL
UN GARDE MUNICIPAL
SOLDATS
PRISONNIERS D’UN SEUL SEXE
La Scène se passe à l’hôtel de Bazancourt, dit des Haricots.
Le Théâtre représente la salle principale de ce fortuné séjour.
Scène première
GOROT, AUTRES PRISONNIERS, dans toutes les tenues
Ils sont assis, boivent, jouent aux cartes, et fument beaucoup.
CHŒUR.
Air : De quoi, de quoi. (La Tirelire.)
Allons, allons.
Bons compagnons !
Point de gêne,
Point de peine ;
Que la chanson.
Et le Macon
Fass’nt oublier la prison.
GOROT, assis clans un coin, et bâillant.
Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! que j’ai mal dormi !... J’ai passé ma nuit à envier le sort du quadrupède, nommé le loir, lequel sommeille continuellement, au dire de Buffon... C’est que, probablement, cet animal ne couche pas sur des matelas aussi pitoyables que ceux de cet hôtel, dit des Haricots, ou Bazancourt... au choix des consommateurs.
Bâillant encore.
Mon Dieu ! que j’ai mal dormi !...
TOUS.
Et moi, donc ! et moi donc !
GOROT.
Il y a des moments... il y a une infinité de moments où je crois que j’aimerais mieux faire mon service national à la mairie... et autres... le diable m’emporte !
Air : Eh ! you piou piou, tra la la. (Chanson populaire.)
Oui, de la liberté,
Pour savourer les charmes,
Avec aménité,
Je porterais les armes
À mort ! (bis.)
À tout l’état-major.
Regardant autour de lui.
La nuit, le jour,
Quel vilain séjour !
Mauvais repas,
Mauvais matelas !
Bruyants débats,
Disputes... combats !
Insectes, rats
Courant dans les draps !
Voilà (bis.)
En prison les plaisirs qu’on a !
Scène II
LES MÊMES, LELIÈVRE, entre chaussé d’une botte et d’une pantoufle
LELIÈVRE, exaspéré.
Même air.
Corbleu ! quel sort fatal !...
J’aim’rais mieux, pour ma peine,
Le supplice du pal !...
Chos’ pourtant fort malsaine.
La mort !
La mort ! (bis.)
J’la paye au poids de l’or.
ENSEMBLE.
La nuit, le jour,
Quel vilain séjour, etc.
GOROT, et les autres.
La nuit, le jour,
Quel vilain séjour ! etc.
LELIÈVRE.
Messieurs, je ne vous souhaite pas le bonjour... Dans ce local, ce serait une dérision.
GOROT.
Vous avez l’air furieux, mon co-prisonnier ?
LELIÈVRE.
Je sors des gonds, mon co-captif !... Je dis tout haut mon opinion... Je la proclame aux échos, mon opinion... Je prétends que le gouvernement n’a pas assez d’égards pour le citoyen paisible qui refuse obstinément de monter sa garde.
TOUS, l’entourant.
Bravo ! bravo !
GOROT.
J’y participe entièrement... Je ne refuse pas de faire ma prison, chaque fois que la patrie l’exige... Mais, je soutiens...
LELIÈVRE.
Sans aller plus loin, que dites-vous de la décoration de cette salle ?
GOROT.
Je la trouve... ignoble !... comme vous.
LELIÈVRE.
Que dites-vous de l’air qu’on y respire ?... c’est-à-dire, qu’on n’y respire pas ?...
GOROT.
Je le trouve fort épais... comme vous.
LELIÈVRE.
Que dites-vous de nos matelas, qu’une pression réitérée a réduits à l’état de cette pâte ferme surnommée galette.
GOROT.
Je les trouve fort plats... comme vous.
LELIÈVRE.
Je dirai bien plus fort... J’ai le courage de mon opinion... Il serait de saine morale que le citoyen, flanqué en prison, fût libre d’en sortir et d’y rentrer à toute heure, pour vaquer à ses affaires.
TOUS.
Ah ! ah ! ah !... mais, c’est impossible !
GOROT.
Je signalerai, comme deuxième abus à destituer, les inconvénients d’une nuit sans sommeil... On devrait, après une journée de prison, passée, comme vient de le proposer le préopinant, être libre encore de rentrer la nuit dans ses dieux pénales... dans ses foyers respectifs... Ainsi, moi, qui suis charcutier...
LELIÈVRE.
Très bien, très bien, Monsieur... Nous nous entendons à merveille !
Les autres prisonniers haussent les épaules, et vont au fond, où ils s’asseyent, causent, boivent, fument, jouent aux cartes, etc.
À combien de prison êtes-vous en proie ?
GOROT.
À vingt-quatre heures.
LELIÈVRE.
Moi, pareillement.
GOROT.
Je me suis incarcéré hier, à quatre heures sonnantes.
LELIÈVRE.
Moi, pareillement.
GOROT.
Par conséquent, nous sortons aujourd’hui, à quatre heures précises.
LELIÈVRE.
Dieu soit béni !... En attendant que je le voie le soleil, et mon magasin de nouveautés, je serai enchanté de fréquenter un homme de sens et de goût, dont la conversation charmera mon esclavage.
GOROT.
Monsieur, certainement... Comment donc !... Trop aimable...
LELIÈVRE.
Votre main, pour cimenter !
GOROT, saluant.
Ah ! Monsieur !...
LELIÈVRE, de même.
Ah ! Monsieur !...
GOROT.
Couvrez-vous donc.
LELIÈVRE.
Après vous.
GOROT.
C’est donc pour vous obéir.
Les deux bourgeois se couvrent.
Votre nom, Monsieur ?...
LELIÈVRE.
Lelièvre, marchand de nouveautés... 2e légion... dont j’use fort peu... Et Monsieur ?
GOROT.
Corot, charcutier... 6e légion... qui m’est parfaitement étrangère.
LELIÈVRE, riant.
Je vois que nous sommes doués des mêmes penchants.
GOROT.
Oui, oui, oui... Nous dînerons ensemble : voulez-vous ?
LELIÈVRE.
Parbleu ! cette idée me sourit.
Baissant la voix.
Tous deux, tête à tête... loin des autres... car la société, ici...
GOROT.
Est bien mêlée.
LELIÈVRE.
Il y quelques habits et redingotes... mais, la veste domine.
GOROT.
Le prolétaire y pullule...
LELIÈVRE.
Tenez... rien que celui qu’ils appellent le président, qui m’a extorqué une pièce de vingt sous... sous un prétexte de bienvenue.
GOROT.
Un jeune, gai, qu’ils nomment, je crois, Rifolard ?...
LELIÈVRE.
Rifolard même... personnage fort équivoque, dont, dit-on, la profession triviale est de montrer des figures de cire, qui remuent têtes et bras, au boulevard du Temple... Je professe l’opinion que Rifolard est un galopin.
GOROT.
J’y adhère.
LELIÈVRE.
À preuve...
Montrant ses pieds.
Tenez, voyez, Monsieur !...
GOROT.
Tiens ! vous n’avez qu’une botte !... dont une pantoufle ?
LELIÈVRE.
Je parie sept francs cinquante, que c’est ce Rifolard qui a caché le pied droit ?... Il ne fait que de ces farces là.
GOROT.
Polisson !... Voilà pourtant de ces êtres qui dégoûtent, même d’être en prison.
LELIÈVRE.
Oui... ça, et les matelas... Que faire, alors, M. Gorot ?... Monter sa garde ?
GOROT.
Jamais !...
LELIÈVRE, s’animant.
Jamais !... Qu’on présente de l’eau froide à un chien enragé, mais qu’on ne me parle pas de corps-de-garde !... J’exècre la guérite... j’ai en horreur le tambour... je piétine sur le lit de camp !... Sans compter, mon cher M. Gorot, que j’ai des raisons particulières... des raisons d’intérieur... qui tiennent à ma vie privée et domestique... Apprenez que je suis...
GOROT, vivement.
Bah !... moi aussi... je le suis de même.
LELIÈVRE.
Quoi ?...
GOROT.
Marié ! parbleu !
LELIÈVRE, joyeux.
Vous, aussi ?... Un confrère !... Votre main, pour cimenter encore...
GOROT, saluant.
Ah ! Monsieur...
LELIÈVRE, saluant aussi.
Ah ! Monsieur...
GOROT.
Couvrez-vous donc !
LELIÈVRE.
Après vous.
GOROT.
Je n’en ferai rien !...
LELIÈVRE.
Ensemble donc !
Reprenant.
Oui, mon cher Gorot ! je suis dans les liens du mariage... et cette institution toute moderne...
GOROT.
Le mariage ?...
LELIÈVRE.
Non, la Garde nationale... Cette institution, dis-je, est une source de périls fort dangereux pour nous autres.
Air de Turenne.
Tandis que votr’ belle patrie
Vous fait porter le fusil, le briquet,
Qui sait c’que votre épous’ chérie...
Car elle est seule au logis, et pourrait,
Sans se gêner, vous faire un vilain trait...
Pendant qu’ votr’ front porte avec confiance
L’ bonnet d’ police ou l’ schako national,
On lui fabrique un plumet conjugal,
Qui n’est null’ment dans l’ordonnance.
GOROT.
Voilà, voilà un cas que le législateur, dans sa sagesse, n’a nullement prévu.
LELIÈVRE.
Ah ! c’est que, sans doute, il ne s’était pas marié, le législateur... dans sa sagesse. Moi, j’ai commis cette imprudence énorme.
GOROT.
Est-ce que vous auriez certain motif de défiance ?
LELIÈVRE.
Mieux que ça... un motif certain... un jeune homme de la haute société, qui, m’a-t-on dit, courtisait mon Aspasie avant notre hymen... et qui continue nonobstant... Ce jeune insensé, que je n’ai pu encore dévisager, rôde tous les soirs autour du magasin... dans son cabriolet... qui m’est très connu... un cabriolet jonquille... D’autres fois, il envoie son groom, que je soupçonne chargé d’un poulet tendre, ce qui m’a souvent donné la velléité de le frapper violemment ; mais...
GOROT.
Eh bien ! mon cher ami, encore une ressemblance... Dans son pays, département de la Somme, ancienne Picardie, ma Mélina avait été promise à un garçon qui cherche à la revoir... nonobstant... et qui profiterait inévitablement de mes jours d’ordre public...
LELIÈVRE.
Nos anecdotes ont du rapport... mais, me dira-t-on, monsieur Lelièvre, vous pataugez... car, si le corps-de-garde vous sépare de votre épouse, la prison vous en désunit d’une manière encore plus fâcheuse.
GOROT, triomphant.
Oui, voilà ce qu’on nous dira... mais...
LELIÈVRE, de même.
Mais, je répondrai : j’ai un moyen.
GOROT.
J’ai un stratagème...
LELIÈVRE.
Ingénieux...
GOROT.
Spirituel...
LELIÈVRE.
Excellent !
GOROT.
Délicieux !
TOUS DEUX.
Et c’est ?... chut ! silence ! on vient !...
Scène III
LES MÊMES, RIFOLARD
RIFOLARD.
Air : Vaudeville des jolis Soldats.
V’là l’ président !
L’ président ! (bis.)
Ôtez à l’instant
Chapeaux, casquettes,
V’là l’ président !
Là, tous tant
Que vous êtes,
Saluez poliment
Vot’ président ;
Car j’ai plus d’esprit, je m’en fais gloire,
Que tout le monde ici présent...
J’ suis l’ président,
L’ président ! (bis.)
C’est moi que j’suis le plus flambant !
Les farces me semblent exquises.
Le rire, v’là mon élément :
À qui dira l’ plus d’bêtises.
J’ donn’ la parole à l’instant.
J’ suis l’ président ! etc.
TOUS, hors Lelièvre et Gorot.
V’là l’ président !
L’ président ! (bis.)
Ôtons à l’instant
Chapeaux, casquettes,
V’là l’ président !
N’ soyons pas malhonnêtes ;
Saluons poliment
Not’ président.
UN PRISONNIER, lui offrant un petit verre.
Hommage au Président !
RIFOLARD.
J’accepte avec déférence, et j’engloutis avec amour !
Il boit.
Ça y est...
Rendant le verre, et s’essuyant avec sa manche.
Salut, liberté, égalité, fraternité, toute la société !... les jeunes et les vieux, les jolis et les vilains, les malins et les imbéciles... Ah ! voilà le sieur Lelièvre lui-même... Rrrra !
LELIÈVRE.
C’est bon ! c’est bon, M. Rifolard !
RIFOLARD.
Quéque n’avons donc ?... nous sommes donc méchant, à ce matin ?... Qu’est-ce qu’on vient de me signaler ! nous déblatérons contre le duvet de nos lits ? nous disons des horreurs de ce fortuné séjour... de la bienfaisante hôtel des z’Haricots ?
LELIÈVRE, indigné.
Vous intitulez ceci fortuné séjour ?
RIFOLARD.
Eh ! quoi donc ?... ici, pas de terme à payer, pas de créanciers à craindre, pas d’épouses à redouter... ici de la besogne toute faite... on rit, on boit, on chante, on fume et l’on se tutoyé à volonté... c’est le paradis terrestre en personne, et, comme l’a dit M. Enroué de Voltaire, si les hommes, oubliant toute civilisation, retombaient à l’état de sauvagerie, l’égalité et la fraternité se retrouveraient dans le sein de l’hôtel des z’Haricots... Rrra !...
GOROT.
Mais, d’où peut donc vous venir cette affection pour ce local ?
RIFOLARD.
Je vais vous le narrer... D’abord, dès ma plus jeune enfance, je chérissais à la folie le farineux qui donne son nom à cet asile. Les bonbons les plus sucrés, la réglisse, la mélasse, ne m’étaient de rien en de près... Ma mère qui me gâtait, me nourrissait... savoir : le lundi, de haricots blancs... le mardi, de haricots rouges... le mercredi, de haricots verts... et ainsi de suite jusqu’au dimanche, où, vu le jour de fête, et en réjouissance de la solennité, je réunissais les trois couleurs.
Air : Des trois couleurs.
Étant tout p’tit, à l’école, à la classe,
Plus d’une fois je m’ souviens d’avoir lu
Une aventure infiniment cocasse,
Dont le héros se nommait Esaü.
Si, renversant les usag’s des familles,
Il a vendu, dans sa voracité.
Son droit d’aîness’ pour un plat de lentilles,
C’est qu’ l’haricot n’était pas inventé.
TOUS.
C’est qu’ l’haricot n’était pas inventé !
GOROT, le regardant.
Ce légume vous a peu profité.
RIFOLARD.
Fort peu... l’ingrat !... ce qui n’a rien changé à mes sentiments d’estime... et quand j’ai su, en arrivant à Paris, qu’il y avait un local dont le nom de baptême était Hôtel des z’Haricots... je me suis dit : Rifolard, mon meilleur ami... voilà le logement qui te plaît, qui te convient, et je n’ai eu ni paix, ni trêve, que je n’y aie pénétré... M’y voici, j’y suis depuis neuf jours, et j’espère bien n’en pas sortir de sitôt.
LELIÈVRE.
Vous avez donc obtenu une bien longue condamnation ?
RIFOLARD.
Juste neuf jours, et j’en suis au neuvième.
GOROT.
Alors, on vous extirpe aujourd’hui.
RIFOLARD.
Aujourd’hui !... jamais !... de quoi ?... du tout !... j’ai écrit à l’autorité pour avoir un permis.
LELIÈVRE.
Mais on ne peut rester ici que pour avoir manqué .son service...
RIFOLARD.
Je le sais bien... aussi, voilà ce que j’ai écrit au Gouvernement.
Il tire un papier de sa poche, et lit.
« Mon Autorité, voire devoir est, non-seulement de punir les forfaits, mais aussi de les prévoir... je vous informe donc, mon Autorité, que j’ai l’intention de ne monter ma garde jamais de ma vie... Je suis atteint de 21 ans 5 mois et 18 jours... or, le service étant obligé jusqu’à l’âge de 60, je vous prie de faire faire le calcul, et de m’envoyer le compte des jours de prison que je dois obtenir dans cet espace, désirant m’acquitter d’avance envers ma patrie... Recevez, ma chère autorité... votre affectionné !... » Rrrra !
GOROT.
Je ne pense pas que l’ou obtempère à votre pétition extravagante.
LELIÈVRE.
Et moi, si j’étais ministre des travaux publics, seulement un quart-d’heure, je demanderais deux millions à la chambre pour démolir cet édifice !
RIFOLARD.
Bon ! vous êtes rancuneux... Vous dites ça, parce qu’on a oublié de bassiner vos draps et de secouer le lit de plume...
LELIÈVRE.
Trêve de plaisanterie !... il est illégal de coucher un citoyen d’une manière aussi...
RIFOLARD.
Minute ! si vous avez mal dormi, voilà un des coupables de la chose.
Il lui montre une botte.
LELIÈVRE.
Qu’est-ce que j’avais dit ? Mais ce vêtement m’appartient !...
RIFOLARD.
Vous en aviez douze comme ça sous les côtelettes... un rassemblement de bottes !...
LELIÈVRE.
Ah ! je ne m’étonne plus... donnez, donnez donc !
Il prend sa botte, et la met à moitié.
RIFOLARD, l’arrêtant au milieu de l’opération.
À propos... qui est-ce qui a demandé trois œufs à la coque pour son déjeuner ?
LELIÈVRE.
C’est moi.
Il achevé de mettre sa botte, et pousse un grand cri.
RIFOLARD.
Vous v’là servi... vous venez de confectionner une omelette.
GOROT.
Comment ça ?
RIFOLARD, à Lelièvre.
Le concierge avait mis les trois œufs dans votre botte, et j’ai oublié de vous en prévenir.
LELIÈVRE.
Mais c’est une horreur ! une infamie ! Vaurien ! garnement ! paltoquet !
RIFOLARD.
Rrrra !
Lelièvre est furieux, et sort en boitant.
Enfoncé ! Ça t’apprendra à médire de ce vertueux établissement...
Regardant dans la coulisse.
Bon ! le v’là qui change de chaussure !... Monsieur passe ses pantoufles... Dites donc, eh ! prisonnier... vous ne pouvez pas aller promener en pantoufles... Faut-il faire avancer votre voiture, mon bourgeois ?... Voilà, voilà, voilà la voiture, voilà !
Il sort en sautant.
Scène IV
GOROT, PRISONNIERS, ÉDOUARD DOLCY, LE CONCIERGE
LE CONCIERGE, précédent Édouard.
Entrez, entrez, Monsieur... Vous n’en avez que pour six heures... ce sera bientôt passé.
GOROT.
Ah ça, concierge, vous ne m’oublierez pas ?
LE CONCIERGE.
Soyez calme... Ce soir, à quatre heures, on vous donnera la clé des champs, en même temps qu’à Monsieur,
Il désigne Édouard.
au nommé Lelièvre, et au jeune Rifolard.
Il sort.
ÉDOUARD, saluant gaiement.
Messieurs, je serais enchanté de vous voir... ailleurs qu’ici...
À part, en regardant autour de lui.
Me voilà donc dans ce célèbre hôtel... Il fallait finir par y arriver, j’étais à bout de ruses et de combinaisons... j’ai parcouru huit logements en un an... je me suis fait poitrinaire... je me suis donné des entorses... Quand on demandait à mon portier : M. Édouard Dolcy ? Je taisais répondre : mort en Hollande ou au Brésil... Ma foi, à moins de me suicider réellement... et j’aime encore mieux mes six heures de prison...
Scène V
LES MÊMES, LELIÈVRE, revenant chaussé de ses deux pantoufles
LELIÈVRE.
Me voilà délivré de cette horrible omelette, et... tiens ! une nouvelle figure !
ÉDOUARD, à part.
Que vois-je !... M. Lelièvre !... le mari d’Aspasie !
LELIÈVRE, bas à Gorot.
À la bonne heure !... ce jeune homme a l’air très distingué.
ÉDOUARD, à part.
Moi qui ne demandais au ciel qu’une occasion d’éloigner son mari !... le voilà en prison... et j’y suis aussi ! ah ! c’est une fatalité !
GOROT, bas à Lelièvre.
Il vous regarde beaucoup.
ÉDOUARD, s’approchant.
Messieurs...
Scène VI
LES MÊMES, RIFOLARD
LELIÈVRE.
Encore Rifolard !
RIFOLARD.
Un nouveau prisonnier qu’on dit... et la bienvenue donc !... faut payer la bienvenue au Président.
LELIÈVRE, à part.
Encore une contribution indirecte !... petit filou !
ÉDOUARD.
Je ne refuse pas de...
RIFOLARD.
Ah ! quoi donc ? un moderne !... des gants jaunes ici... pas de gants jaunes !... à bas les gants jaunes !... mort aux gants jaunes.
LELIÈVRE.
Par exemple !... j’en débite, moi, des gants jaunes.
ÉDOUARD, sérieusement.
Il me semble, monsieur, que je suis bien le maître...
RIFOLARD.
Maître de payer la bienvenue, j’ dis pas... maître de vénérer le président, ça va... mais de faire le monsieur ici, mais d’emmancher des gants jaunes... jamais ! j’aime pas les gants jaunes... j’abhorre les gants jaunes... ôtez donc vos gants jaunes... à bas les gants jaunes !
LELIÈVRE, à Gorot.
Allons, bon !... voilà qu’il profère des cris séditieux.
ÉDOUARD, souriant.
Pardon, M. le Président... mais il me semble que, depuis la révolution, nous sommes tous libres ; il me semble que nous sommes tous égaux.
RIFOLARD.
Possible... mais, je vous le re-réitère, vos gants jaunes m’offusquent... Une fois, deux fois, sept fois, ôtez donc vos gants jaunes... ou sinon, je vais vous les extraire.
GOROT.
C’est une bassesse !
ÉDOUARD.
Vous ? eh bien ! je suis curieux de voir ça, et ne fût-ce que dans cette intention, je les garde.
Il ôte son habit.
RIFOLARD.
Ah ! fameux ! nous jouons à ce jeu là ?... j’en suis.
Il jette sa veste.
LELIÈVRE, s’interposant.
Un duel... un duel en prison... messieurs...
RIFOLARD.
Un duel avec les armes de la nature... vous serez nos témoins.
LELIÈVRE.
C’est un vrai combat de prolétaires.
ÉDOUARD, se plaçant, et donnant à Rifolard des tapes et des coups de pied.
Allons !... une... deux... pare celle-ci... reçois celle-là... encore celle-ci... allons donc !... allons donc !...
Il renverse Rifolard.
TOUS.
Bravo ! bravo !
RIFOLARD, se relevant.
Assez causé... merci, j’ai mon compte... Rrrra !
TOUS, riant.
Ah ! ah ! ah !
LELIÈVRE.
La société est vengée !
RIFOLARD.
Agent de change, vous n’êtes pas fier... je vous remercie de la tripotée.
Air : Vaudeville du Baiser au porteur.
Entre nous deux l’égalité commence,
Nous nous somm’s vos au champ d’honneur...
Je vous propose une sainte alliance ;
Car, d’aujourd’hui, j’ suis à vous de tout cœur...
Et l’ cœur est bon, quoiqu’ je n’sois qu’un farceur.
Si vous voulez, j’deviendrai vot’ Pylade ;
Voilà ma main... Dites-moi ; j’y consens...
ÉDOUARD.
Oui, maintenant j’accepte, camarade,
Et je veux bien ôter mes gants.
RIFOLARD.
Oh ! très bien... le trait... très bien !
À part.
j’étais bien sûr que je les lui ferais ôter, ses gants.
ÉDOUARD.
Votre nom, mon cher camarade ?
RIFOLARD.
Rifolard, attaché au salon des grands hommes de cire, établis par feu Curtius.
LELIÈVRE.
Curtius, un ancien Romain... je connais... Curtius Scévola.
RIFOLARD.
Faut venir voir ça, millionnaire.
ÉDOUARD, riant.
Je n’y manquerai pas.
RIFOLARD.
C’est instructif et récréatif au superlatif.
Air de la chanson du Gamin de Paris. (de Granger.)
Notre magasin
Est situé boul’vard du Temple ;
Bourgeois, fantassin,
Tout le monde s’y presse enfin.
À quatr’ sous pour deux,
C’est-là que le public contemple
Tout c’ qu’on trouv’de mieux
En fait de grands hommes fameux.
V’là monsieur Kléber
Avec son air fier ;
Puis Abdel-Kader
Dev’nu pacifique
En Afrique.
V’là le grand sultan.
Dessus son divan ;
Il tient le mouchoir.
Qu’il jette à ces d’moisell’s, le soir.
Au p’tit chapeau qu’on r’nomme,
De mêm’ qu’à l’habit vert,
Reconnaissez l’ grand homme.
Qui r’ssemble à m’sieur Gobert.
Ceci vous le r’présente
Dans le sein des combats,
Quand d’une voix tonnante
Il crie à ses soldats...
Parlé.
C’est l’instant, c’est le moment, c’est le quart-d’heure. Prrrenez vos billets !
V’là not’ Muséum,
Dont j’suis l’ factotum.
Tous tant que nous sommes,
Admirons ce tas de grands hommes !
V’là tout c’ qu’on en a ;
Quand il s’en form’ra
Comm’ ceux-là,
On vous les montrera !
Rrrra !
Deuxième Couplet.
Sous son baldaquin,
Voyez ce vieux monarque en cire ;
C’est feu Charles-Quint,
Qui vous a l’air crâne et taquin.
Il vous glac’ d’effroi,
Qu’on s’rait presque tenté de dire.
En voyant c’ grand roi :
Sire, ne fondez pas sur moi !...
V’là des malfaiteurs
De tout’s les couleurs ;
V’là des grands voleurs,
Dont l’effigie
Est d’ la bougie.
Cartouche et Mandrin,
Schubry, le malin,
Castaing, le brutal,
Tout ça du même métal.
En nous servant d’un cierge,
Nous avons fait Saint-Marc ;
Avec de la cir’ vierge
Nous avons fait Jeann’-d’Arc...
Mais, le diable m’emporte !
Le plus gentil là d’dans.
C’est l’homm’ qu’est à la porte,
Et qui crie aux passants :
Parlé.
Prrrenez vos billets ! Suivez la queue, suivez la foule...
V’là not’ Muséum, etc.
TOUS.
Bravo ! bravo !
LE CONCIERGE, entrant.
Le déjeuner de messieurs les prisonniers.
TOUS.
Allons déjeuner.
GOROT.
Je ne peux pas, j’attends mon neveu, qui s’est procuré une permission pour venir me voir.
LELIÈVRE.
Et moi, un de mes commis, qui est affligé d’une condamnation de quelques heures.
RIFOLARD, les poussant.
Allez toujours... je vais recevoir les nouveaux venus...
CHŒUR.
Air : Marche du Chalet.
Vite, allons nous mettre à table !
Malgré l’air de la prison,
Fêtons un repas aimable ;
Car notre appétit est bon.
Ils sortent tous, à l’exception de Rifolard.
Scène VII
RIFOLARD, puis ASPASIE, MÉLINA, toutes deux en hommes
RIFOLARD.
Il est très bien, le millionnaire... je peux le fréquenter...
Aspasie et Mélina entrent.
V’là encore des nouveaux... fameux !
LE CONCIERGE, entrant.
Par ici, messieurs...
À Mélina et Aspasie qui entrent avec lui.
Vos noms, s’il vous plaît ?
ASPASIE.
Anatole.
MÉLINA.
Symphorien.
LE CONCIERGE.
C’est bien !
Il sort.
RIFOLARD.
Tiens ! tiens ! tiens ! les drôles de petits prisonniers !
ASPASIE.
Monsieur, ne pourrais-je voir monsieur Lelièvre ?
RIFOLARD.
Oh ! c’te p’tite voix !
MÉLINA.
Monsieur Gorot, s’il vous plaît ?
RIFOLARD.
Oh ! c’te p’tite tête !... ciel ! ces traits, ce nez, ces yeux... le droit surtout... je reconnais le droit...
MÉLINA, à part.
Dieu ! c’est Rifolard...
RIFOLARD.
Voltigeur... vous vous appelez mademoiselle Mélina !...
MÉLINA.
Moi !... par exemple !
RIFOLARD, à part.
C’est elle ! et, malgré ses habit, le chasseur est porteur du même sexe... Forçons-les à se dévoiler à mes regards...
Haut.
Jeunes gens, les deux prisonniers demandés sont invisibles pour le quart-d’heure... mais, en les attendant, et, pour charmer les minutes, je vous offre de vous désaltérer avec un liquide quelque conque.
ASPASIE, avec embarras.
Comment !... nous désaltérer...
RIFOLARD.
Il faut déguster les produits de l’hôtel des z’Haricots... ça vous chatouillera le gosier, que vous vous écrierez : Ah ! sapristi ! c’est bien agréable !
MÉLINA.
Comment ! vous voulez...
RIFOLARD.
Si vous refusiez ça, vous seriez pas des hommes.
MÉLINA, à part.
Allons, il faut bien détourner le soupçon.
ASPASIE, à part.
Je m’immole à mon mari.
RIFOLARD.
Allons, une, deux... imitez-moi.
Il boit.
ASPASIE, portant le verre à ses lèvres.
Ah ! dieu ! l’horreur... moi qui suis si nerveuse !
RIFOLARD, courant à elle.
Moi qui suis si nerveuse !...
Air : Des laveuses du couvent.
Holà ! fillette brune et blonde.
On ne tromp’ pas ainsi son monde ;
J’suis un malin fait aux couleurs.
Aimable et douce créature,
Femme, chef-d’œuvre d’ la nature,
Sous des vêtements imposteurs,
M’ cach’ pas tes appas enchanteurs.
Femme ! (bis.) reprends l’ sex’ qui te décore ;
Tu n’as pas l’ droit, quand on l’adore,
De te changer
En cavalier trompeur et léger.
MÉLINA et ASPASIE.
Nous sommes reconnues !
RIFOLARD.
Oui, ma Mélina, oui, mon adorée... mon cœur vous a reconnue à travers votre gilet... Oh ! dieu... oh ! dieu !... depuis un an que je vous cherche à cor et à cris !
MÉLINA.
Mais vous vous trompez, je vous jure, monsieur Rifolard...
RIFOLARD.
Mon nom, bon ! tu ne l’as pas oublié, Mélina ?...
MÉLINA.
Me tutoyer !... monsieur...
RIFOLARD.
Ah ! bah ! entre z’hommes...
Il veut la prendre dans ses bras.
Ah ! bah !
Scène VIII
RIFOLARD, ASPASIE, MÉLINA, ÉDOUARD, entrant
ÉDOUARD.
Eh bien ! eh bien !...
RIFOLARD, à Mélina.
C’est un ami.
ÉDOUARD, regardant Aspasie.
Que vois-je !
ASPASIE, regardant Édouard.
Ciel !
ÉDOUARD.
Rifolard, quel est ce jeune homme ?
RIFOLARD.
Le petit commis de M. Lelièvre.
ÉDOUARD.
Lelièvre ! c’est bien cela... Aspasie !... madame, vous ici ! sous ce costume !...
RIFOLARD.
Monsieur s’appelle madame Aspasie !... Bonjour, madame...
ASPASIE.
De grâce ! ne me trahissez pas...
ÉDOUARD.
Vous trahir !... vous que j’aime depuis si longtemps, malgré votre cruauté !
RIFOLARD.
Il l’aime !... de même que j’adore ma Mélina, ma payse... Mais l’hôtel des z’Haricots a donc été créé et mis au monde pour le rapprochement des amoureux...
MÉLINA.
Pas de folie, Rifolard... songez que c’est mon mari qui m’a fait venir ici.
RIFOLARD.
Le sieur Gorot !...
ÉDOUARD.
Mais, comment se fait-il ?...
MÉLINA.
Il s’est muni d’avance d’une permission pour moi, afin que je passe la journée près de lui.
ASPASIE.
C’est comme M. Lelièvre, qui m’a ordonné de me faire écrouer sous le nom de notre premier commis, condamné aussi à la prison.
RIFOLARD.
Déguiser sa femme en moutard, pour lui faire goûter de l’hôtel des z’Haricots... Pourquoi ça ? je vous le demande...
ASPASIE.
M. Lelièvre est si jaloux... il me traite comme une esclave...
MÉLINA.
Et M. Gorot donc ?... il n’a pas de confiance en ma vertu.
RIFOLARD.
Vieux !... Rrrra.
ÉDOUARD.
Des soupçons aussi outrageants !... mais il faut vous venger !
RIFOLARD.
Oui ! oui ! vengeons-nous !
ÉDOUARD, à Aspasie.
Il faut m’écouter un instant... j’ai tant de choses à vous dire... et ici vous ne pourrez pas me fuir ; nous sommes enfermés...
RIFOLARD.
Et enfermés ensemble... dix-septième bienfait du palais des z’Haricots...
ASPASIE.
Mais mon mari va venir... quelle sera sa colère !
MÉLINA.
Et le mien donc ! il est si ours !
RIFOLARD.
Laissez-moi agir... je me charge des maris... Ça me connaît...
Scène IX
LES PRISONNIERS, LELIÈVRE, GOROT
LELIÈVRE et GOROT, entrant.
Ensemble, chantant.
Lorsque le Champagne, etc.
LELIÈVRE, à Aspasie.
Que vois-je ! c’est mon commis... c’est Anatole !
GOROT, à Mélina.
C’est mon neveu Symphorien !
RIFOLARD, bas à Édouard.
Imitez-moi, millionnaire, je vais nous en débarrasser par une manigance de mon crû...
Haut.
Il est gentil vot’ neveu, M. Gorot... il est horriblement gentil !
ÉDOUARD.
Vous avez là un charmant commis, M. Lelièvre.
LELIÈVRE.
Vous m’honorez, monsieur.
GOROT, à Rifolard.
Je vous suis fort obligé...
RIFOLARD.
Je l’aime déjà votre neveu... je vas l’embrasser, vot’ neveu...
Il embrasse Mélina.
GOROT.
Qu’est-ce qu’il fait... qu’est-ce qu’il fait ?...
ÉDOUARD.
Ce jeune homme me rappelle un frère que j’ai tendrement aimé... Cette ressemblance est frappante, je me sens tout ému... Jeune homme, permettez...
Il embrasse Aspasie.
LELIÈVRE.
Monsieur, monsieur...
RIFOLARD.
Réitérons... bis...
Il recommence.
LELIÈVRE.
Du tout ! je m’}’oppose.
GOROT.
Assez d’accolades !
RIFOLARD, à Mélina.
Jeune homme, je vous prends en amitié... venez avec moi, je vais vous montrer les inscriptions qui embellissent les murs de ce local.
GOROT.
Jamais ! Je ne le veux pas, je le défends !
RIFOLARD.
Mais vous ne devez pas l’empêcher... Il est libre ce jeune homme... tout le monde est libre, en prison...
Il veut emmener Mélina.
Je l’emmènerai ?
GOROT.
Vous ne l’emmènerez pas... Vous ne l’emmènerez pas !...
Il le pousse avec force.
RIFOLARD, tombant à terre et pleurant.
Ah !... j’ai la jambe cassée, j’ai le bras démis... je suis fêlé, c’est sûr !...
LELIÈVRE.
Qu’est-ce qu’il dit ?
ÉDOUARD.
Pauvre garçon !
RIFOLARD.
À la garde !... appelez donc la garde !... je suis horriblement fracassé !... Incapacité de travail, dix-huit mois au lit... trente francs de dommages... et quinze jours de prison... connu !... article douze cent quatre-vingt... Vous irez à la correctionnelle, mon vieux...
GOROT.
À la correctionnelle !... un homme établi !...
RIFOLARD.
Oui, meurtrier, oui, tu seras jugé, condamné, moulé en cire dans notre établissement, et j’expliquerai moi-même ton forfait... Ceci vous représente l’horrible Gorot, le destructeur malfaisant du jeune et infortuné RRRifolard...
Repleurant.
Oh là, là, là, là !... Mais où est donc la garde ?... amenez-moi la garde, j’ai besoin de la garde !...
GOROT.
Mais il est impossible que je vous aie... mutilé.
LELIÈVRE.
Mauvaise affaire, mauvaise affaire, M. Gorot...
RIFOLARD.
À la garde !...
Scène X
LES MÊMES, QUATRE SOLDATS de la ligne et UN CAPORAL
LE CAPORAL et LES SOLDATS.
Air des Puritains.
Pourquoi ces cris
Dans ce logis ?
Vite qu’on s’explique.
Ou sans réplique,
Suivez nos pas,
Ne résistez pas !
RIFOLARD.
Mon caporal, c’est ce bourgeois... un mal intentionné, un anarchiste, qui m’a moulu, moulu, moulu... Ils se sont mis deux contre moi, lui et l’autre.
LELIÈVRE.
C’est faux !... c’est archi-faux !...
RIFOLARD.
Emmenez-les, mon caporal... emmenez-les...
LELIÈVRE.
Monsieur le sergent ! je vous affirme...
GOROT.
Je vous jure, adjudant...
RIFOLARD.
Gardez-les le plus longtemps possible, mon brigadier, c’est deux fameux turbateurs.
LE CAPORAL.
Allons, allons, au poste !
CHŒUR DES SOLDATS.
Assez de cris
Dans ce logis :
Il faut qu’on s’explique,
Et sans réplique,
Suivez nos pas,
Ne résistez pas !
Le Caporal et les Soldats emmènent Lelièvre et Gorot, en leur donnant des bourrades.
Scène XI
RIFOLARD, ÉDOUARD, ASPASIE, MÉLINA
RIFOLARD, gambadant.
Enfoncés les maris !... ohé les maris... Rrra !...
MÉLINA.
Mais vous n’avez donc rien ?...
RIFOLARD.
Complètement rien... j’ai l’usage et la jouissance de tous mes abattis...
ÉDOUARD.
C’était pour éloigner vos jaloux !...
RIFOLARD.
Tour de banquiste...
MÉLINA.
Mais M. Gorot...
RIFOLARD.
Le Gorot... Soyez tranquille... on vous le rendra sain et chauve, comme la nature l’a produit...
ASPASIE.
Mais, M. Lelièvre entraîné au corps-de-garde !...
RIFOLARD.
C’est bien fait !...
ASPASIE.
Messieurs, une pareille plaisanterie...
ÉDOUARD.
Est bien excusable... n’avez-vous pas a vous venger de leurs odieux soupçons... de leur tyrannie !...
RIFOLARD.
Bien dit... Malheureusement, on va les relâcher les indignes... Ainsi, profitons du moulent... profitons du quart-d’heure pour causer comme une paire d’amis...
ÉDOUARD, à Aspasie.
Puisque vous n’êtes libre qu’en prison, écoutez-moi de grâce... Le retour de M. Lelièvre va nous séparer encore... Ah ! dites-moi que je pourrai vous revoir...
ASPASIE.
Monsieur !...
RIFOLARD.
Madame ne sera pas assez dénaturée pour vous défendre d’aller dans son magasin acheter une aune de quelque chose, ou cinq quarts de n’importe quoi.
ASPASIE.
Mais si mon mari se doutait !...
ÉDOUARD.
Fiez-vous à l’amour le plus discret...
RIFOLARD.
Et loi, ô Mélina, ô ma Mélina, je t’aimerai au-delà du trépas, et j’irai tous les matins dans ton établissement acheter un pied de ta main.
MÉLINA.
Mais, si M. Gorot venait à savoir...
RIFOLARD.
Je m’en importe peu... À bas les maris !... guerre au Gorot... guerre au Lelièvre... et à tous les animaux de même espèce... Mort aux maris !
Air de M. Clapisson.
À bas les maris !
À bas les maris !
V’là mes cris
Favoris !
À bas les maris !
À bas les maris ! (bis.)
Pour les femmes plus d’esclavage ;
Faut prendre un’ bonn’ résolution.
Contre les tyrans du ménage
Faut faire un’ révolution.
Parlé.
À quoi que ça sert des maris ?... Mais c’est une affreuse superfluité... une erreur de la nature... des herbes parasites... des champignons malfaisants...
À bas les maris ! etc.
Deuxième couplet.
D’puis assez longtemps on vous vexe,
Femm’s, émancipez-vous un peu ;
Est- c’ qu’on vous appell’ le beau sexe
Pour écumer le pot-au-feu ?
Parlé.
Crocodiles d’époux !... Ils abusent de leurs forces physiques pour vous faire tricoter des bas de laine et mettre des sous-pieds à leurs pantalons... Mais on n’inventera donc pas une eau pour la destruction de ces insectes là...
À bas les maris ! etc.
Troisième couplet.
Supprimons cett’ race cruelle,
Il n’ faut plus qu’il en vive aucuns ;
Seul’ment, pour l’histoir’ naturelle,
Nous en f’rons empailler quelqu’s-uns.
Parlé.
Et si, par hasard, une femme regrettait son bourgeois, elle pourra s’en permettre la vue en le faisant exposer sous globe comme pendant à son perroquet... Mais on ne m’empêchera jamais de crier :
À bas les maris !
À bas les maris !
V’là mes cris
Favoris.
À bas les maris !
À bas les maris !
Scène XII
RIFOLARD, ÉDOUARD, ASPASIE, MÉLINA, LELIÈVRE, GOROT
LELIÈVRE.
Ouf !... enfin la liberté me r’ouvre ses bras !
GOROT.
Au diable le caporal !
RIFOLARD, à part.
Les revoilà !...
Haut, se tâtant la jambe.
Oh ! là, là... le fémur...
ASPASIE, allant à Lelièvre.
Eh bien ! mon ami ?...
MÉLINA, à Gorot.
Que vous a-t-on dit ?...
GOROT, à Rifolard.
Voyons... l’homme de cire, on nous a enjoint d’entrer en arrangement avec vous...
LELIÈVRE.
À l’amiable...
RIFOLARD.
M’arranger !... jamais !... Combien que vous donnez ?
LELIÈVRE.
Il me semble qu’une demi-pièce de vingt...
RIFOLARD.
Ça me va, ça me botte...
LELIÈVRE.
De vingt francs...
GOROT.
C’est trop...
ÉDOUARD, riant.
Ça n’est pas cher...
RIFOLARD.
Dix francs !... On vous en fournira à ce prix là des jambes cassées...
Criant.
Oh ! la, la, la, la, le fémur !...
GOROT.
Ne crions pas...
LELIÈVRE.
Quelles sont vos prétentions, prolétaire ?..
RIFOLARD.
Voillà !... La correctionnelle vous condamnerait à quinze francs pour la chose... donnez-m’en chacun trente, et embrassez-vous tous les deux...
LELIÈVRE.
Trente francs !... Ce chiffre est monstrueux !...
COROT.
Mais vous êtes un Abdel-Kader...
RIFOLARD.
Trente francs... plus, ma place au feu et à la table du charcutier... jusqu’à mon entier rétablissement... Je boiterai vingt-sept ans.
ÉDOUARD.
Allons, Messieurs, exécutez-vous de bonne grâce...
GOROT.
Jamais... Admettre un saltimbanque dons mes lares !...
RIFOLARD.
Vous refusez ?...
LELIÈVRE.
À l’unanimité !...
RIFOLARD, criant.
Oh ! la, la... le fémur !... Je porte plainte... je me constitue partie civile... Oh ! la, la...
LELIÈVRE, à Gorot.
On va nous rempoigner derechef...
GOROT, avec rage.
Braillard !... poule mouillée !...
LELIÈVRE.
Allons... je consens pour ma part...
GOROT.
J’adhère pour la mienne, puisqu’il n’y a pas d’autre moyen...
RIFOLARD, après avoir pris l’argent.
Vivat !... et nous allons, par avance, consumer l’argent de la chose... Festin pour quatre à l’hôtel des z’Haricots... cailles rôties... Madère sèche... et omelette au suc... Millionnaire, je vous invite... ainsi que les deux jeunes hommes...
GOROT.
Pas sans moi, mon neveu...
LELIÈVRE.
Pas sans moi, mon commis !...
RIFOLARD.
Par exemple !... Depuis quand le meurtrier mange-t-il avec la victime ?... Mais ça serait faire dîner le Pompier avec la Belle Écaillère... Robert Macaire avec ce bon M. Serfeuil... Arrière, arrière, parpaillots... Allons dîner tous les quatre !...
LELIÈVRE.
Anatole, je vous défends de sortir...
GOROT.
Symphorien, je vous ordonne de rester...
RIFOLARD.
Allons dîner !...
Scène XIII
RIFOLARD, ÉDOUARD, ASPASIE, MÉLINA, LELIÈVRE, GOROT, LE CONCIERGE, TOUS LES PRISONNIERS
LE CONCIERGE.
M. Rifolard, une lettre pour vous...
RIFOLARD, la prenant.
Passez l’épître...
L’ouvrant.
Oh ! dites-donc, les autres, c’est de mon bourgeois... Il se plaint de mon séjour ici... Merci !... Diable ! voici du plus sérieux... Si je ne rentre pas à l’exposition, dès demain, je suis exposé à perdre ma place !
GOROT, à part.
Et ça serait bien fait !...
LELIÈVRE, à part.
Vil fainéant !...
RIFOLARD, lisant toujours.
Qu’est-ce que c’est que ça ?... « Des voleurs se sont introduits dans notre domicile... » Ah ! fameux ! fameux ! les farceurs.
Continuant.
« Ils ont enlevé la paillasse. » Ma paillasse !... Moi qui avais caché mon matelas dedans... Mon habit noir et mon gilet pistache... Oh ! les intrigants !... Si j’avais été patrouille et que j’aie passé par-là... Mais il n’y a donc plus de gouvernement, de municipaux ?... il n’y a donc plus de garde nationale ?...
LE CONCIERGE.
Pardine !... si tous les citoyens faisaient leur service comme vous, il n’y en aurait guère...
RIFOLARD.
Assez, geôlier, assez... Volé ! dépouillé, presque chassé !... tout ça pour n’avoir pas monté ma garde... ah ! ceci m’ouvre l’œil...
Avec rage.
Guerre aux voleurs !... aux chipeurs !... À dater de ce jour, je factionne avec amour, je patrouille avec fureur... et, quand on viendra pour me relever, allez vous coucher, que je dirai, caporal... je fais le service de toute la légion... je veux en boire et en manger à perdre toute mon embonpoint... et quand je serai décédé, on écrira sur mon marbre... « Ci-gît, mort d’une indigestion de garde nationale... » Rrrra !
LELIÈVRE, à Rifolard, avec colère.
Voulez-vous savoir mon opinion... Vous n’êtes qu’une girouette !...
GOROT.
Un moulin à vent !...
LELIÈVRE.
Et un saltimbanque !
RIFOLARD.
À bas l’hôtel des z’Haricots !... je ne me nourrirai plus que de lentilles !...
On entend l’horloge sonner quatre heures.
LELIÈVRE, avec transport.
Quatre heures !... ouf !...
À part.
Je vais donc fuir avec ma femme !
GOROT, de même.
Je vais donc m’en aller avec ma Mélina.
Scène XIV
LES MÊMES, UN CARDE MUNICIPAL
Le garde municipal remet deux papiers au concierge.
LE CONCIERGE, les ouvrants.
Ah ! ah ! je vois ce que c’est...
LELIÈVRE, au concierge.
Allons, monsieur, donnez-nous la clé des champs...
GOROT.
Partons !...
Avec ironie.
Au revoir, M. Rifolard
LE CONCIERGE.
Un instant... Deux condamnations supplémentaires... Vingt-quatre heures de plus pour le nommé Lelièvre...
LELIÈVRE.
Pour moi !...
RIFOLARD, se frottant les mains.
Oh ! soigné !... soigné !...
GOROT, riant.
Pauvre confrère, oh ! oh ! oh !
LE CONCIERGE.
Trente-six heures pour le nommé Gorot !...
GOROT.
Ciel de Dieu !...
RIFOLARD, riant.
Ah ! ah ! ah ! ah !., le charcutier !... quel pied de... On n’en vend pas comme ça chez vous...
LELIÈVRE.
Mon commis ne partira pas sans moi !...
GOROT.
Mon neveu ne me quittera point !..
RIFOLARD.
Pas possible, mes anciens... par trois raisons... La première et la meilleure, que le sexe féminin ne peut habiter nuitamment ce local...
LE CONCIERGE.
Comment, ces messieurs seraient ?...
RIFOLARD.
Des charmants petits chasseurs en jupons...
GOROT, exaspéré.
Qu’en savez-vous ?...
LELIÈVRE, de même.
Oui... qu’en savez-vous ?...
TOUS LES PRISINNIERS, riant.
Ah ! ah ! ah !...
LE CONCIERGE.
Allons, messieurs, je vais faire l’appel nominal des sortants.
Il tire une liste de sa poche et lit.
Pierre Durfort...
Chaque prisonnier répond successivement : présent.
– Honoré Gervais. – Félicité Lamoureux. – Édouard Dolcy.
LELIÈVRE, avec explosion.
Édouard Dolcy !...
LE CONCIERGE, continuant.
Claude Corniquet, dit Rifolard.
GOROT, atterré.
Claude Corniquet !
LELIÈVRE, à Gorot.
Mais c’est le freluquet qui courtise mon Aspasie !...
GOROT, de même.
Mais c’est l’ancien jeune homme qui devait épouser Mélina...
LELIÈVRE.
Nous les avons réunis !... Malédiction sur ma tête !!
LE CONCIERGE.
Allons, allons, messieurs...
LELIÈVRE, avec désespoir.
Mon épouse !... je veux mon épouse !... je me cramponne à mon épouse...
GOROT, de même.
C’est une indignité !...
ÉDOUARD.
Consolez-vous, M. Lelièvre, je veillerai sur votre jeune commis...
RIFOLARD.
Et moi sur votre neveu, charcutier... pour vous flatter, je vous élis président à ma place...
GOROT, avec rage.
Au diable !...
RIFOLARD.
Amusez-vous... et une autre fois, faites votre service de guerrier, si vous ne voulez pas que d’autres fassent votre service d’époux... Souvenez-vous que la garde nationale c’est le plus fidèle ami de l’homme... que quand on a bien fait ses fonctions civiques, la patrie reconnaissante vous réunit en chœur et vous dit : Mes enfants, mes chers enfants !... Rrrra !...
TOUS LES SORTANTS.
Allons, allons, partons !...
CHŒUR.
Air : J’en ouvrais.
Au Concierge.
Ouvrez-nous ! (bis.)
Enfin, plus de prison, de verrous !
Ouvrez-nous ; (bis.)
Vite il faut retourner chez nous.
LELIÈVRE, avec désespoir.
Quoi ! ma femme part sans moi !...
GOROT, de même.
Grand dieu !... quel est mon effroi !...
LELIÈVRE.
Ah ! mes cris sont superflus !...
GOROT.
Tous deux nous sommes... perdus !
Ils se donnent la main.
ENSEMBLE.
Pauvre époux ! (bis.)
Lorsque je reste sous les verrous,
Pauvre époux ! (bis.)
On rit de mes transports jaloux.
CHŒUR.
Ouvrez-nous ! (bis.)
Enfin, plus de prison, de verrous...
Ouvrez-nous ! (bis.)
Vite il faut retourner chez nous.
Édouard prend le bras d’Aspasie ; Rifolard celui de Mélina, et ils se disposent à partir.
RIFOLARD.
Enfoncés les maris !...
Revenant sur le devant de la scène.
Minute !... j’ai encore une explication à faire... Il s’agit d’un autre petit établissement où les acteurs ne sont pas de cire... Attention !
Air du Gamin. (de M. Oranger.)
Au Palais-Royal,
À droite sous la galerie,
Est un p’tit local
Où l’on n’se trouve pas trop mal ;
Soit pour vingt-cinq sous,
Soit pour cinq francs, il faut qu’on rie ;
Je vous invit’ tous
À visiter c’ qu’on voit chez nous :
V’là le p’tit Vert-Vert,
Poudré, ben couvert ;
Et, dans leur chambrette,
Le Commis avec sa Grisette :
Titi l’talocheur,
Qu’est un gros farceur ;
Mamsell’ Frétillon
Qui vend jusqu’à son cotillon...
Voilà la Pretintaille,
Favart, Farinelli,
Sophie Arnould qui raille,
Bobèche et Riquiqui.
Là c’est une Baigneuse
Qui va se mettre à l’eau ;
Là, Jeann’-la-Ravaudeuse,
Comtesse du Tonneau.
Parlé.
Les bureaux ouvrent à 6 heures... On commence à 7 heures précises... Prrrenez vos billets !...
V’là notr’ Muséum,
Où, sans décorum,
Si je ne m’abuse,
Vraiment quelquefois on s’amuse.
On vous y r’cevra.
On vous y fêt’ra,
Et toujours comme ça
Ce sera...
Rrrra !
CHŒUR GÉNÉRAL.
On vous y r’cevra, etc.