L’Enlèvement (Henry BECQUE)
Comédie en trois actes.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Vaudeville, le 18 novembre 1871.
Personnages
RAOUL DE SAINTE-CROIX
ANTONIN DE LA ROUVRE
AUGUSTE, vieux domestique
EMMA DE SAINTE-CROIX
MADAME DE SAINTE-CROIX
ANTOINETTE, comtesse BORDOGNI
ADÈLE, jeune femme de chambre
La scène se passe en province, dans un château
PRÉFACE[1]
Je me décide, après plus de vingt-cinq ans, à publier cette pièce. Elle a été jouée au Théâtre du Vaudeville le dix-huit novembre mil huit cent soixante et onze. Elle a été sifflée et huée le premier soir, massacrée le lendemain par toute la critique elle a eu cinq représentations. Je n’aime pas beaucoup parler de mes ouvrages et je ne les ai jamais défendus. Je ne commencerai pas par celui-là. Je l’ai composé à la hâte, en pleine misère, et dans le grand deuil de l’invasion.
Cette publication si tardive aura peut-être pour elle l’actualité. Le mariage est à l’ordre du jour. Nos auteurs dramatiques reviennent à lui, et y trouvent leur compte. Il est vraiment inépuisable. Il leur fournit encore des situations et des émotions, en même temps qu’il se prête à des discussions interminables. On avait cru un instant que le divorce renouvellerait la littérature dramatique ; on s’est trompé. Le divorce, il faut bien le reconnaître, n’a profité jusqu’ici qu’aux vaudevillistes.
J’ai été très heureux de trouver cette Revue où une pièce de ce genre serait en quelque sorte à sa place. Le Palais et le Théâtre sont devenus de véritables frères, et l’on pourrait par moments les prendre l’un pour l’autre.
Nous discutons sur la scène jusqu’à des questions de procédure pendant que nos conclusions dramatiques sont débattues à la Conférence des avocats.
Ai-je besoin de dire, en finissant, que je donne mon ouvrage tel, tel exactement qu’il a été représenté ? Je ne me plaindrai pas qu’on le trouve mauvais. Si quelque partie cependant n’était pas sans mérite, celui qui le remarquerait me ferait plaisir. Il serait le premier.
HENRY BECQUE
1er mai 1897.
ACTE I
Un salon.
Scène première
DE LA ROUVRE, EMMA
EMMA.
Oui, votre éloge de la solitude est fort juste, et je comprends très bien que vous préfériez votre compagnie à celle des autres. Mais la solitude ne saurait être éternelle ni absolue. Nous vivons sur un ensemble de réalités auxquelles nul de nous ne peut rester indifférent. Homo sum et nihil humani alienum puto. Ne vous étonnez pas de cette citation, j’apprends le latin maintenant.
DE LA ROUVRE.
Langue superbe, comme le peuple qui l’a parlée ! Ce que nous avons eu de meilleur en France, nous le devons aux Romains : la dictature et la centralisation.
EMMA.
Écoutez où je voulais en venir. Vous êtes jeune encore ; votre cœur me paraît tendre et sûr ; votre esprit est immense, avec un tour original qui convient parfaitement à toute votre personne ; vous avez de la fortune plus qu’il n’en faut, mariez-vous.
DE LA ROUVRE, se levant brusquement.
Adieu, Madame.
EMMA.
Vous me quittez ?
DE LA ROUVRE.
Oui.
EMMA.
Quelle affaire vous presse ?
DE LA ROUVRE.
Aucune.
EMMA.
Restez alors, je vous en prie.
DE LA ROUVRE.
Non.
EMMA.
Je suis faite maintenant à vos singularités, mais celle-ci dépasse un peu les bornes.
DE LA ROUVRE, revenant.
Vous moquez-vous de moi, Madame ?
EMMA.
Que voulez-vous dire ?
DE LA ROUVRE.
Suis-je de ces libertins dont une femme s’amuse, qu’elle congédie d’une main en les retenant de l’autre ?
EMMA.
Je ne vous comprends pas. Mais je vous ai gardé en effet une minute de trop. Partez !
DE LA ROUVRE.
Non ! Je reste !
EMMA.
Mettez-vous au piano pour votre peine et jouez-moi ce petit air indien qui me plaît tant.
DE LA ROUVRE.
Demandez-moi autre chose ; une lecture ou un tour de cartes ; j’ai abandonné la musique qui me jetait à terre.
EMMA.
Vous avez été dans l’Inde, m’avez-vous dit ?
DE LA ROUVRE.
Oui, Madame, j’y ai passé deux ans. Admirable région, bien supérieure à toutes nos contrées d’Europe ! Les personnes d’une santé ordinaire y sont enlevées en peu de temps ; on mange mal ; on dort peu ; les facilités accessoires de la vie ne comptent pas dans ce pays véritablement magique, qui procure des surprises perpétuelles et des enchantements sans fin. Un détail vous le fera comprendre. On trouve des éléphants au coin des rues comme chez nous des commissionnaires. Le Gange et l’Indus, vous le savez, traversent cette partie du monde, couverte d’une végétation tropicale, comme la chaleur du reste. Des plaines célèbres, où se conservent encore les dernières espèces de grands animaux, tels que hyènes, tigres, léopards, serpents de première, de deuxième et de troisième classe. Ajoutez à ces magnificences de la nature les débris d’une civilisation grandiose. Vous n’ignorez pas, Madame, que l’Inde nous a laissé des monuments merveilleux et des poèmes magnifiques, dont le plus petit forme à lui seul une bibliothèque tout entière. Si vous le voulez, nous les lirons ensemble.
EMMA.
Oui, je serai charmée de faire la connaissance de ces ouvrages avec un poète et un érudit tel que vous.
DE LA ROUVRE.
Prenons jour, n’est-ce pas ? Demain ?
EMMA.
Non, pas demain.
DE LA ROUVRE.
Après-demain, alors ?
EMMA.
Il faut que je vous annonce un événement, qui n’a rien d’imprévu du reste, mais qui ne me permettra plus de vous recevoir avec la même intimité. Après des entraînements excusés par son âge et une séparation de plusieurs mois, mon mari vient me rejoindre ici.
DE LA ROUVRE.
Il n’en a pas le droit, Madame.
EMMA.
Taisez-vous.
DE LA ROUVRE.
Non, Madame, il n’en a pas le droit. Je le lui dirais à lui-même, en face du monde entier. La conduite immorale de M. De Sainte-Croix n’est pas seulement une atteinte au contrat qu’il a signé avec vous ; elle viole les lois éternelles qui ont placé le respect de l’amour dans la fidélité des partenaires.
EMMA.
N’allez pas plus loin. Il a été convenu que nous ne parlerions jamais de mon mari.
DE LA ROUVRE.
Oui, Madame, quand je vous croyais séparée pour toujours.
EMMA.
Ne me fâchez pas, ou je vous renverrais cette fois tout de bon.
DE LA ROUVRE.
Soit ! Laissons M. De Sainte-Croix pour atteindre plus haut que lui. Périsse cette loi française, absurde et implacable, qui pose sur le mariage un sceau indestructible, où sont gravés maintenant, auprès des dispositions du Code, plus de farces et de gravelures que n’en contient l’Arétin. À Rome, Madame, dont je vous parlais tout à l’heure, le divorce était autorisé. Il l’est encore de nos jours, en Angleterre, en Allemagne, en Suisse, dans tous les pays protestants, où la foi religieuse ne combat pas les réformes sociales. Notez ce point que la séparation, telle que les tribunaux la prononcent et que nos mœurs l’autorisent, est pire mille fois que le divorce. Considérez encore que là où le mariage est révocable, le divorce est pourtant très rare et l’adultère inconnu. Périsse cette loi mauvaise qui lie à jamais des unions impossibles et jette l’un contre l’autre deux êtres qu’elle a rivés ensemble ! Périsse cette loi mauvaise qui n’a pas de châtiment pour le déserteur et abandonne le porte-drapeau ! Périsse cette loi mauvaise enfin, qui, établissant une règle sociale au-dessus des prescriptions divines, vous jette aujourd’hui, Madame, après un isolement héroïque, dans un rapprochement monstrueux !
EMMA.
Prenez garde à ce que vous dites et modérez-vous.
DE LA ROUVRE.
Je suis calme, Madame, très calme, et je vais vous le prouver. Victime d’un mariage déplorable et d’une loi plus déplorable encore, vous flottez aujourd’hui, vous flotterez demain, vous flotterez toujours, comme une barque en détresse que la vague ne ramènera plus au port. Le devoir abstrait vous convie et vous tente, espèce de dieu Moloch qui dévore ses sacrificateurs ; vous lui demandez des compensations improportionnées à ses exigences. Le monde vous fait peur avec ses anathèmes, anathèmes de petite vie et de bonnes gens qui voient un monstre derrière leur loupe. Je suis calme, Madame, et je poursuis. Je vous demande votre main, qui est libre pour moi sinon pour les autres. Votre mari est mort, je le remplace. Votre foyer est en poudre, je vous offre le mien. Vous êtes seule, troublée et chancelante, appuyez-vous. Jamais reine d’Orient, reçue par un pâtre dans sa cabane, ne trouva plus de respect et d’adoration que je ne vous en montrerai moi-même, le jour où, jetant vos chaînes, franchissant les murailles, écartant les fantômes, vous viendrez à ma rencontre en me disant : Me voici !
EMMA.
Je vais vous répondre, sans faire de coquetterie avec vous et sans me scandaliser de votre proposition. Il y a quelque temps, je l’avoue, j’aurais été mieux disposée pour l’entendre ; mais des raisonnements plus complets m’ont ramenée dans une voie plus sûre, où il ne tiendra qu’à mon mari de me fixer. Depuis mon mariage j’ai beaucoup observé le monde ; il a des compromis qui me révoltent ; il a des jugements que je redoute. Les femmes sacrifiées doivent tenir bon jusqu’à la dernière heure, placées entre l’hypocrisie dans l’inconduite ou la déchéance dans les aventures. J’entends ma belle-mère qui vient nous interrompre fort à propos.
Scène II
DE LA ROUVRE, EMMA, MADAME DE SAINTE-CROIX
MADAME DE SAINTE-CROIX.
Vous ne partez pas, j’espère ?
DE LA ROUVRE.
J’étais debout, Madame, avant votre arrivée.
MADAME DE SAINTE-CROIX.
Restez, ou je me retire.
DE LA ROUVRE.
Excusez-moi. C’est l’heure assez habituelle où mes fièvres me prennent, et je ne suis pas un homme à retenir dans ces moments-là !
Il sort.
Scène III
EMMA, MADAME DE SAINTE-CROIX
MADAME DE SAINTE-CROIX.
Me permettrez-vous une remarque, ma chère Emma, avant que d’autres ne la fassent comme moi ? Il me semble que les visites de M. De la Rouvre sont de plus en plus fréquentes.
EMMA.
En effet, Madame, et ces visites, que vous désapprouvez sans doute, je les ai autorisées.
MADAME DE SAINTE-CROIX.
Je ne blâme rien. N’est-ce pas mon devoir pourtant d’appeler votre attention sur des rapports de voisinage qui pourraient devenir, je ne dis pas dangereux, mais compromettants ?
EMMA.
Compromettants ! Pourquoi ? Voulez-vous dire que la conduite de votre fils autoriserait des défaillances dans la mienne, et que je me trouve ainsi, par sa faute, exposée plus facilement aux soupçons ?
MADAME DE SAINTE-CROIX.
J’espérais, ma chère Emma, qu’en vous réconciliant avec Raoul vous auriez oublié ses torts. Si grands qu’ils soient, nous attendons aujourd’hui ce mari prodigue. Il a accepté comme il le devait la proposition d’un rapprochement que je lui ai faite de votre part. Vos dispositions étaient bonnes, sages, tout à fait dignes de vous ; je ne pense pas qu’elles aient changé au moment d’amener leur effet ?
EMMA.
Non, Madame.
MADAME DE SAINTE-CROIX.
Convenez avec moi, comme de la chose la plus naturelle du monde, que notre voisin vous fait la cour.
EMMA.
M. De la Rouvre ne me fait pas la cour ; il m’aime.
MADAME DE SAINTE-CROIX.
Et il vous l’a dit ?
EMMA.
Aujourd’hui pour la première fois.
MADAME DE SAINTE-CROIX.
Vous comptez le recevoir encore ?
EMMA.
Laissons M. De la Rouvre et parlons plus utilement de mon mari.
MADAME DE SAINTE-CROIX.
À quoi bon ?
EMMA.
Je le désire. Élevée par un digne tuteur qui craignait de mourir avant de m’avoir établie, on se mit en campagne pour me marier au moment même où vous pressiez votre fils d’en faire autant. Nous étions du même monde ; nos fortunes étaient égales ; on me présenta Raoul, cavalier élégant, je l’acceptai. Devenue sa femme, je ne lui trouvai pas le mérite nécessaire, et, comme disent les Anglais, le nobility de l’homme. Il était ignorant, futile, détaché de tout, excepté de lui-même.
MADAME DE SAINTE-CROIX.
Emma, vous me parlez de mon fils !
EMMA.
Pardonnez-moi, Madame, mais je veux tout dire. Ces premières désillusions, qui me venaient de mon mari même, n’altérèrent pas cependant l’affection que j’avais pour lui. Je fis ma part de mes faiblesses comme des siennes et je comptai sur le progrès de chaque jour pour corriger nos imperfections réciproques. Raoul avait du reste en sa faveur une sorte d’esprit naturel et un véritable fonds de tendresse pour vous. En somme, j’avais fait un mariage vulgaire, mais qui allait devenir un mariage malheureux.
MADAME DE SAINTE-CROIX.
Arrêtez-vous là.
EMMA.
Laissez-moi continuer, je vous prie. Viveur et coureur, acoquiné aux sociétés équivoques, mon mari reprit au bout de peu de temps son existence de garçon. Je ne m’en aperçus qu’assez tard, lorsque ses absences se multiplièrent et qu’on le vit au cercle, aux courses, au théâtre, partout, excepté chez lui. Vous me conseillâtes de fermer les yeux momentanément, d’être avec mon mari... plus libre et plus coquette, d’être lâche enfin. Je me raidis au contraire, et toutes mes délicatesses offensées me commandèrent une première séparation.
MADAME DE SAINTE-CROIX.
Je vous ai indiqué alors, ma chère Emma, les leçons d’une sagesse vulgaire que plus d’une honnête femme a suivies avec succès.
EMMA.
En faisant comprendre à mon mari que j’étais au courant de ses désordres, j’avais amené entre nous une situation si embarrassée et si pénible que je vous priai d’intervenir pour y mettre fin. Raoul, m’avez-vous dit, se montra sensible à vos reproches, mais sa conduite resta la même et il la couvrit seulement de quelques apparences qui m’abusèrent encore une fois. Fatiguée outre mesure d’un intérieur insupportable, je pris la résolution d’en sortir pour quelque temps. Vous vous élevâtes bien haut contre mes projets de retraite et de campagne, mais il vous parut plus prudent de me suivre que de m’abandonner, et nous vînmes nous établir ici, dans cette propriété que je possédais à quelque distance de Paris. C’était en vérité une rupture pour mon mari, mais ce n’en était pas une encore pour le monde.
MADAME DE SAINTE-CROIX.
Que dites-vous là, mon enfant ?
EMMA.
Ce qui me reste à ajouter est plus grave encore. Après tant d’afflictions et tant d’épreuves, j’ai été la première à parler de réconciliation, mais d’une réconciliation digne pour moi et pour mon mari sérieuse. Il faut que Raoul s’amende et se soumette ; il faut que Raoul ne voie plus que son ménage à conduire et sa position à faire ; il faut que Raoul enfin apporte dans notre union la moralité qu’il exige de moi-même. Mais si mon mari au contraire me revenait sans préparation ; s’il ne pensait qu’à pacifier une brouille légère pour éviter une rupture définitive ; s’il se réservait de troubler encore mon repos, mon esprit et ma conscience en considérant sa femme comme une maîtresse de plus, qu’il sache bien que je n’accepterai jamais une communauté semblable et que je demanderai à la loi de la briser.
MADAME DE SAINTE-CROIX.
Vous me rendrez cette justice, ma chère Emma, que je n’ai jamais cherché d’excuse aux désordres de Raoul, et nous sommes d’accord sur ce point pour juger sévèrement mon fils. Mais vous n’appréciez pas assez son caractère qui est agréable, ni son cœur qui est excellent. Raoul a des défauts, comme moi, comme vous-même. C’est le malheur du mariage de découvrir trop entièrement les individus, et combien passent chez eux pour des gens médiocres, qu’on voit en ville jouer les héros ! Tenez, notre voisin, M. De la Rouvre, il a dû vous le dire.
EMMA.
Quoi donc ?
MADAME DE SAINTE-CROIX.
M. De la Rouvre est marié et séparé de sa femme.
EMMA.
Pourquoi ne pas me l’avoir appris plus tôt ?
MADAME DE SAINTE-CROIX.
Pruderie de vieille femme, ma chère Emma, qui n’a pas de goût pour les vilains contes et ne trouve que du péril à les publier.
EMMA.
Que je sache au moins les causes qui ont amené cette séparation ?
MADAME DE SAINTE-CROIX.
L’histoire ne date pas d’hier et je ne m’en souviens pas bien exactement. Il est possible que Mme De la Rouvre ait été coupable, malgré la réputation qu’a son mari d’un maniaque et d’un butor. Au surplus, lorsque des époux en arrivent là, il est ordinaire que l’un accuse l’autre, et le monde les renvoie dos à dos.
EMMA.
Le monde a tort, Madame ; je pourrais vous citer des séparations éclatantes qui sont au-dessus de ses quolibets et de vos épigrammes.
Elle sort brusquement.
Scène IV
MADAME DE SAINTE-CROIX, seule
Allons le dénouement est arrivé et il n’est pas bien dangereux. Ce M. De la Rouvre, avec ses quarante ans, ses fièvres et ses cornes, a fait à Emma une déclaration qu’elle aura reçue majestueusement. Ce n’est plus une femme, c’est un ministre. Je ris bien malgré moi. L’état de ma belle-fille m’inquiète tous les jours davantage. Elle aurait des nerfs seulement, des désespoirs d’épouse outragée, des velléités de vengeance même, nous avons toutes passé par là. Mais ce sont ses malheureuses réflexions, c’est sa tête qui la perd dans cette solitude où elle se drape et où elle se morfond. Il est bien temps que son mari arrive. De mon côté, je voudrais bien embrasser mon enfant !
Scène V
MADAME DE SAINTE-CROIX, RAOUL
RAOUL.
C’est inutile, ne m’annoncez pas.
Entrant.
Bonjour, maman.
MADAME DE SAINTE-CROIX.
Te voilà enfin, méchant garçon !
RAOUL.
Tu as bonne mine. On ne dépérit pas ici.
MADAME DE SAINTE-CROIX.
Je me porterais mieux encore si j’avais un fils raisonnable qui consentît à se laisser vivre entre sa mère et sa femme.
RAOUL.
Tu commences ? Déjà ! Donne-moi le temps de souffler, je te prie. Je me doute bien que tu n’es pas contente et que tu ne m’attendais pas pour me faire des compliments. Je n’en mérite aucun, je l’avoue. Si l’on distribuait des prix de mariage, il faudrait que cette institution fût tombée bien bas, plus bas qu’elle n’est, pour que j’obtinsse le plus léger accessit. Me voici cependant.
J’accours dans cette ville immense
Qui m’a ravi tout mon bonheur,
et il faut éviter principalement que je reparte avant d’avoir vu l’objet en question, ce qui ferait tout manquer. Quand je te dirai, tiens, comme ça : Et ma femme ? Alors nous parlerons de ma femme, puisque j’en ai une.
MADAME DE SAINTE-CROIX.
Viens t’asseoir près de moi.
RAOUL.
Non, pas encore. Je me méfie.
MADAME DE SAINTE-CROIX.
Ne riez plus, Raoul, et écoutez-moi. Je pense qu’avant de venir ici vous avez fait des réflexions sérieuses ?
RAOUL.
Des réflexions sérieuses m’auraient retardé inutilement. Tu m’as demandé bien autre chose, un véritable tour de force. Il m’a fallu prendre sur moi de régler toutes mes affaires pour trois ou quatre jours ; mettons-en cinq. Cinq jours bien employés doivent suffire à une réconciliation entre époux. S’il le faut, je finirai la semaine.
MADAME DE SAINTE-CROIX, très affectée.
Je vois bien tristement que mon indulgence a produit des fruits déplorables et qu’il n’y a plus pour mon fils ni affections ni devoirs capables d’arrêter son incorrigible nature.
RAOUL.
N’en dis pas plus : j’ai dormi en chemin de fer.
Allant à elle.
Allons, ne pleure pas, embrasse-moi et parle.
MADAME DE SAINTE-CROIX.
Je ne sais plus maintenant ce que je voulais dire.
RAOUL.
Je vais te remettre sur la voie. Et ma femme ? Du calme, te dis-je, et voyons ensemble ce qu’il y a de vrai dans ce que tu m’as écrit.
MADAME DE SAINTE-CROIX.
Tout.
RAOUL.
Tu exagères. Emma s’ennuie et me rappelle, voilà la vérité. J’ai bien voulu venir ici, faire acte de soumission pour faciliter sa réintégration dans le domicile conjugal, mais au premier jour je l’aurais trouvée à m’attendre en rentrant chez moi.
MADAME DE SAINTE-CROIX.
Écoute-moi bien, mon fils, pèse très sérieusement ces dernières paroles pour ne rendre plus que toi-même responsable de l’avenir. Je m’étais opposée, tu t’en souviens, au départ d’Emma pour la campagne, et ce ne fut qu’en désespoir de cause que je lui proposai de l’accompagner. Elle y consentit, par convenance plutôt que par affection. À peine arrivée, elle fixa les heures de notre existence commune, en me faisant comprendre que nous vivrions chacune de notre côté le reste du temps. Je perdais ainsi mon influence sur elle au moment où ses griefs les plus légitimes devaient la conduire aux réflexions les plus dangereuses. Aigrie de ton inconduite, démoralisée par ton exemple...
RAOUL.
Passons. Je sais tout cela. Aigrie de mon inconduite, démoralisée par mon exemple, la victime se métamorphosa en révoltée. Après ?
MADAME DE SAINTE-CROIX.
Je vins alors te trouver bien des fois ; je t’écrivis lettres sur lettres ; mais, plutôt que de faire les premiers pas vers Emma, tu attendis obstinément qu’une offre de réconciliation t’arrivât de son côté. Ce calcul te paraissait si juste qu’en le voyant réalisé aujourd’hui, il te semble que tu n’as plus qu’à prendre ta femme par la main pour la reconduire chez toi. Erreur ! Erreur complète ! Cette réconciliation, mon enfant, n’est qu’une épreuve, mieux que cela, un véritable piège que te tend ta femme pour constater tes faiblesses incurables et s’affranchir alors de ses obligations. En voyant Emma devenue si raisonneuse et si décidée, je suis convaincue que son mariage lui inspire plus d’éloignement qu’une séparation, cette séparation dût-elle être accompagnée d’un scandale ! À l’heure qu’il est, un homme adroit et résolu, qui surprendrait l’oreille de ta femme, l’enlèverait en un tour de main.
RAOUL, décontenancé.
Ah ! Et cet homme-là existe-t-il ?
MADAME DE SAINTE-CROIX.
Non.
RAOUL.
Tu me dis non comme tu me dirais oui.
MADAME DE SAINTE-CROIX.
Je ne le connais pas, au moins. Eh bien, Raoul, parle-moi à ton tour.
RAOUL.
Que veux-tu que je te dise ? Nous verrons.
MADAME DE SAINTE-CROIX.
J’espère bien, mon cher enfant, que tu vas sauver ton ménage en regagnant le cœur de ta femme et non pas le compromettre plus encore en cherchant querelle au premier venu.
RAOUL.
Rassure-toi. Mon opinion est faite à cet égard. Je comprends qu’on se batte pour une bêtise, je l’ai fait plusieurs fois. Mais se battre pour sa femme, c’est ridicule d’abord et c’est inutile ; on ne peut pas recommencer tous les jours. Allons, il était écrit que Mlle Rosé-Joséphine-Emma Puypardon me donnerait plus d’ennui que d’agréments. J’ai fait bien des sottises dans ma vie de jeune homme, mais la plus grande a été de me marier.
MADAME DE SAINTE-CROIX.
C’est ma faute et je l’ai regrettée amèrement.
RAOUL.
Oui. C’est bien ta faute. Tu m’as jeté là dans une impasse, après m’avoir fermé toutes les carrières
MADAME DE SAINTE-CROIX.
Lesquelles ?
RAOUL.
J’ai dit : toutes, sans exception.
MADAME DE SAINTE-CROIX.
Il ne te manquerait plus, Raoul, que d’être injuste avec ta mère. Si tu avais eu, je ne dis pas une vocation, mais un goût quelconque, je l’aurais encouragé de toutes mes forces, quoi qu’il eût pu m’en coûter.
RAOUL.
Mais j’ai voulu m’engager un jour.
MADAME DE SAINTE-CROIX.
Oui, et le lendemain tu désirais entrer aux Affaires étrangères. Soldat et diplomate, comme ça se ressemble !
RAOUL.
Ça se ressemble pour moi. Ce sont deux états où l’on ne fait rien.
MADAME DE SAINTE-CROIX.
Plains-toi donc ! Crois-tu que je n’ai pas tenu compte de ta paresse et de ta légèreté en te faisant entrer dans l’Administration supérieure ?
RAOUL.
C’est bien agréable pour l’Administration supérieure ce que tu dis là. La belle affaire ! Je suis sous-préfet, en attendant qu’on les supprime ; tandis qu’on ne supprimera jamais le personnel diplomatique, qui rend de véritables services. Si j’en faisais partie aujourd’hui, comme je le voulais, et que ma femme me donnât des inquiétudes dans une résidence, je demanderais tout simplement à être envoyé dans une autre ; ça arrive tous les jours, ça, aux Affaires étrangères. Pauvre chère maman ! Tu n’as pas dû t’amuser beaucoup en compagnie de ta belle-fille... surtout si vous ne vous voyiez jamais... excepté pour vous dire des choses désagréables. Mais que peut-elle bien faire ici, ma femme ?
MADAME DE SAINTE-CROIX.
Rien. Des promenades, quelques visites, et le plus souvent elle s’enferme dans sa chambre.
RAOUL.
Qu’est-ce qu’il y a donc de si curieux dans sa chambre ? Je vois ce que c’est, elle écrivaille. Il ne me manquait plus que ça, j’ai épousé un bas bleu !
Scène VI
MADAME DE SAINTE-CROIX, RAOUL, EMMA
EMMA.
Bonjour, Raoul, vous êtes le bienvenu.
RAOUL.
Comment allez-vous, ma chère Emma ?
EMMA.
Parfaitement, mon ami.
RAOUL.
Je vous trouve en effet une santé superbe, une mine charmante, qui donne encore plus de prix à l’absolution que je viens chercher.
EMMA.
Je suis très satisfaite de mon séjour ici. Si vous comptez rester quelque temps avec nous, comme je le souhaite, vous verrez que la campagne a son mérite et ses charmes en toute saison.
RAOUL.
Mais je ne déteste pas les champs, ma chère Emma, et nous déciderons quand vous le voudrez de nous y établir tout à fait. On chasse, on monte à cheval, on mange, on dort, on fume ; cette existence de brute me conviendrait assez.
MADAME DE SAINTE-CROIX, bas.
Tiens-toi un peu et ne dis pas trop de bêtises.
EMMA.
Je ne me fie pas, mon cher Raoul, à vos goûts campagnards qui s’expliqueraient seulement chez un grand propriétaire en s’harmonisant avec ses travaux ; mais, sans domaine à faire valoir, vous vous lasseriez bien vite d’une vie toute bestiale pour en désirer une autre où l’intelligence et la sensibilité auraient plus de part.
RAOUL.
C’est bien possible ce que vous me dites là ; on ne s’amuse réellement qu’à Paris.
MADAME DE SAINTE-CROIX, bas.
Soyez indulgente et ménagez son embarras.
EMMA.
Il n’est pas embarrassé du tout. La bonne sagesse exclut les résolutions extrêmes et les partis aventureux. On s’y résigne quelquefois, mais on ne court pas au-devant d’eux. Une vie douce et franche, sans complications et sans surcharges, la campagne l’été, le monde l’hiver, des occupations faciles, des plaisirs fréquents, n’est-ce pas là un sort enviable et ne faut-il pas plaindre ceux qui en sont privés comme ceux qui n’en sont pas satisfaits ?
MADAME DE SAINTE-CROIX, bas.
Approuve et mets-y de la conviction.
RAOUL.
Vous dites très bien, ma chère Emma, des choses très justes qui me frappent très sérieusement. J’avais perdu la tête pour sacrifier le parfait bonheur à des distractions grossières qui me laissent aujourd’hui de véritables remords.
EMMA.
Soit ! Nous mettrons le passé au compte de votre âge, où le fruit défendu a plus d’attrait que le fruit nouveau.
MADAME DE SAINTE-CROIX, bas.
Charmant ! Vous êtes dans le ton.
Haut.
Que j’ai de plaisir à vous entendre parler si raisonnablement ! Un ménage comme le vôtre a tout ce qu’il faut pour être heureux, et les fautes les plus graves ne sauraient séparer indéfiniment de jeunes époux comme vous l’êtes. L’un se corrige, l’autre s’apaise, on se connaît mieux, on s’aime davantage, jusqu’au jour où les enfants emportent la partie.
RAOUL.
Oh ! les enfants ! les enfants ! C’est une charge et une dépense qui viendront toujours assez tôt. Autrefois, de ton temps, on faisait des enfants.
Sur un signe de sa mère.
C’est gentil quelquefois, les enfants, c’est très gentil. Ils vous aiment beaucoup quand on les élève mal, et quand on les élève bien ils ne peuvent pas vous souffrir.
MADAME DE SAINTE-CROIX.
Quelle théorie !
EMMA.
Vous ne parliez pas ainsi, Raoul, avant notre mariage.
RAOUL.
Le mariage a modifié toutes mes opinions,
À part.
excepté celle que j’avais de lui.
EMMA.
Je croirais plutôt que dans une situation nouvelle vos idées n’ont pas changé. Elles sont encore indécises, confuses et sans direction. Nous essaierons de les débrouiller ensemble et vous me permettrez de vous conduire pendant quelque temps. Ne faites pas la grimace ; je ne serai ni professeur ni despote. Nous chercherons ce qu’il y a de mauvais en vous pour le réduire et ce qu’il y a de bon pour en tirer parti. J’ai gardé le souvenir très exact d’une soirée, celle de notre contrat, où vous m’aviez donné de vous des espérances fort honorables ; vous y fûtes aimable sans excès, sérieux sans embarras, de la meilleure tenue du monde. Cette impression était la mienne et celle de toute la galerie.
RAOUL.
Je représente, n’est-ce pas ? Je sais représenter ? Je suis indiqué pour le monde officiel ? Je me la rappelle bien aussi cette soirée, la conversation de votre tuteur et son gilet de velours vert. Ce brave vieillard ne me quittait pas d’une semelle, et, comme il avait la toquade des sciences, il me faisait à propos de vous, qu’il comparait à une plante, un cours de botanique mélangé d’anatomie, que j’écoutais sans rien comprendre, en contemplant son gilet. Je pense souvent à votre tuteur, qui est resté un phénomène à mes yeux. Sa fortune était médiocre ; il n’avait pas de fonctions, pas de croix ; il portait des gilets de velours vert, et cependant on le considérait comme un homme de poids. Cette question du poids dans la vie me tourmente depuis quelque temps. Je voudrais trouver une position sérieuse qui convînt à un homme frivole. Il y a beaucoup de ces positions-là... dans le gouvernement surtout... quel qu’il soit. Je regrette bien que votre tuteur n’en ait pas eu une ; j’aurais stipulé, en vous épousant, qu’il me la transmettrait, comme on le fait dans plus d’un mariage pour des emplois souvent considérables.
EMMA.
Mais vous avez votre place, Raoul, car vous êtes un homme en place.
RAOUL.
Oui, j’ai ma place en effet. Elle ne m’a jamais donné moins de mal que maintenant. Je viens de me lier avec le receveur de mon arrondissement, qui est un très gentil garçon comme moi, et nous avons organisé un système très commode. Quand je suis appelé à ma sous-préfecture, je passe à sa recette, où je donne de ses nouvelles ; quand il est appelé à sa recette, il passe à ma sous-préfecture, où il fait bien mes compliments. Vous ne me croirez peut-être pas, mais dans notre ressort on ne se plaint d’aucun abus.
EMMA.
L’abus, c’est le ressort même.
MADAME DE SAINTE-CROIX.
Voilà une jolie histoire, Raoul, et je t’engage à la raconter ailleurs qu’ici. Tu t’étonneras après de ne pas avancer !
RAOUL.
Priez ma mère, ma chère Emma, de laisser le dépôt de la morale entre vos mains. J’ai la conscience assez lourde sans qu’on me reproche encore mes désordres administratifs.
EMMA.
Vous n’avez pas changé, Raoul, depuis que je vous ai vu. Je ne parle pas de votre personne, qui est toujours satisfaisante. Vous êtes resté le même homme, très naturel, ce qui est une qualité, mais aussi bien léger, ce qui est un défaut.
RAOUL.
Pour moi, ma chère Emma, que vos avantages intéressent autant que vos mérites, je trouve qu’ils ont acquis parallèlement un sérieux que je ne leur connaissais pas.
EMMA.
Quel gamin j’ai épousé là !
RAOUL, bas à sa mère.
Qu’est-ce que tu me disais donc ? Ça marche ; ça marche très bien. Elle cause, elle rit, elle me blague ; elle est devenue très femme, voilà tout. J’ai faim, à quelle heure dîne-t-on ?
MADAME DE SAINTE-CROIX.
Dans un instant.
RAOUL.
As-tu du champagne ici ?
Scène VII
MADAME DE SAINTE-CROIX, RAOUL, EMMA, ADÈLE
ADÈLE.
On vient de recevoir cette lettre adressée à M. de Sainte-Croix.
MADAME DE SAINTE-CROIX.
Déjà des lettres !
RAOUL, qui a pris la lettre, embarrassé.
L’écriture d’Antoinette.
MADAME DE SAINTE-CROIX.
Regarde un peu, Raoul, cette lettre est sans doute pour moi.
RAOUL, lui remettant la lettre.
En effet, Mme De Sainte-Croix, propriétaire.
MADAME DE SAINTE-CROIX.
Je sais ce que c’est, je la lirai plus tard.
ADÈLE.
Madame est servie.
MADAME DE SAINTE-CROIX.
Allons dîner, mes enfants.
ACTE II
Même décor.
Scène première
RAOUL, EMMA
RAOUL est assis dans le fauteuil occupé précédemment par De la Rouvre.
Pourquoi riez-vous ?
EMMA.
Pour rien. Je vous ai prié plusieurs fois de vous asseoir à une autre place.
RAOUL.
Mais je me trouve très bien là.
EMMA.
Vous avez tort. Je n’ai pas l’habitude de vous voir dans ce fauteuil où vous n’êtes pas à votre avantage.
RAOUL, se levant brusquement.
Désirez-vous que je quitte cette chambre aussi, et la maison par-dessus le marché ?
EMMA.
N’ayez donc pas de ces mouvements brusques, qui vont si mal à votre nature tranquille et un peu lourde.
RAOUL.
Il faut convenir, ma chère Emma, que notre fameuse réconciliation n’avance pas du tout. Elle reculerait plutôt. Vous m’avez reçu fort bien à mon arrivée, je l’avoue. Depuis vous ne m’avez fait ni reproches ni récriminations, c’est encore vrai...
EMMA.
Que me reprochez-vous alors ?
RAOUL.
Votre attitude de princesse et votre indifférence de religieuse.
EMMA.
Peut-être étiez-vous trop sûr de me plaire, c’est le contraire qui a eu lieu.
RAOUL.
Je ne croyais pas que l’on mécontentât sa femme en se montrant amoureux d’elle. Cette maladresse au moins, si c’en est une, ne vous autorise pas à manquer de bonne grâce et d’intimité avec moi... J’attends encore docilement les leçons que vous m’aviez promises.
EMMA.
Oui, j’avais pensé un moment à vous éduquer. Je voulais vous donner des lumières et du sérieux, de l’ambition même. Les années feront peut-être cette besogne qui ne me tente plus.
À mi-voix.
Le champ ne vaut pas la culture.
RAOUL.
Je me consolerais facilement d’être un homme ordinaire, si je n’avais pas une femme supérieure. Vous me trouvez fort ennuyeux, n’est-ce pas ?
EMMA.
Et moi, me trouvez-vous bien amusante ?
RAOUL.
C’est votre faute. Vous saviez ce que vous faisiez en me rappelant auprès de vous. Je m’attendais à une seconde lune de miel au lieu du supplice de Tantale que vous accompagnez encore de propos désobligeants. Tenez, je ne suis pas plus susceptible qu’il ne faut, mais vous me manquez de respect à chaque minute, volontairement.
EMMA.
Vous ne cessez pas de me choquer sans vous en apercevoir.
RAOUL.
Vous n’écoutez jamais ce que je dis.
EMMA.
Vous parlez toujours sans intérêt.
RAOUL.
Il semble que vous n’ayez plus aucune obligation.
EMMA.
Depuis que vous avez failli à tous vos devoirs.
Un temps.
Ne m’en veuillez pas, mon cher Raoul, de mes impatiences et de mes duretés. Depuis six mois j’ai pensé beaucoup, beaucoup souffert, et toutes les injustices de mon mariage ne sauraient m’échapper facilement, surtout lorsque j’ai devant moi mon bourreau, qui promène sous mes yeux son impunité. Les maris s’étonneraient de leur insouciance, s’ils savaient quels sont nos ressentiments et nos agitations jusqu’au jour lamentable où les fautes devenant réciproques disparaissent dans une philosophie partagée, et où le mariage alors, comme l’a dit un homme d’esprit, n’est plus que l’union de deux associés, qui ont un centre commun et des opérations différentes. Une autre femme vous aurait trompé depuis longtemps, et si j’en arrivais là, ce serait une fin bien vulgaire pour moi comme pour vous.
RAOUL.
Veux-tu que je te joue la Grande-Duchesse ?
EMMA.
Vous n’avez pas d’autre proposition à me faire ?
RAOUL.
Qu’a-t-elle de si singulier ? Tous les jours un homme et une femme sont ensemble : ils n’ont rien à se dire ; ils jouent la Grande-Duchesse. Ça n’a pas plus de conséquence.
EMMA.
Vous avez raison.
À mi-voix.
Jouez-moi la Grande-Duchesse.
RAOUL.
Je croyais que le piano était à droite.
EMMA.
Non, à gauche.
À part.
Il se trompe, même de piano !
RAOUL.
Qu’est-ce que c’est que ce morceau inédit ? Vous composez maintenant ?
EMMA.
Passez-moi cette musique qui ne m’appartient pas.
RAOUL.
À qui est-elle ?
EMMA.
Elle m’a été prêtée par un de nos voisins... M. De la Rouvre. Le connaissez-vous ?
RAOUL.
De la Rouvre ? Non. Ce nom ne me rappelle rien. Est-ce un sportsman d’abord ?
EMMA.
Vous le lui demanderez à lui-même.
RAOUL.
Si c’est un sportsman, je me serai certainement rencontré avec lui. Pourquoi ne l’ai-je pas encore vu chez vous ?
EMMA.
Il me boude, et je lui en veux moi-même de m’avoir caché un secret
RAOUL.
Quel secret ? En êtes-vous aux secrets avec ce monsieur ?
EMMA.
Ce mot m’est venu plus vite qu’un autre. J’ai engagé plusieurs fois M. De la Rouvre à se marier, sans qu’il m’apprenne que la chose n’était pas faisable.
RAOUL.
Pourquoi ?
EMMA.
Parce qu’elle était déjà faite.
RAOUL.
Il est marié, battu et séparé.
EMMA.
Ne riez pas de lui, ça vous porterait malheur.
RAOUL.
Allez-vous recommencer ?... Vous voudriez me donner des inquiétudes vous ne réussirez pas. Vous vous retirez à la campagne pour marier vos voisins, et comme ils ont déjà un ménage de trop, ils ne reviennent plus.
EMMA.
Mais M. De la Rouvre n’est pas quitte avec moi. Je lui réserve un entretien particulier où il me rendra compte de son mariage ainsi que de sa séparation. Je ne veux pas perdre cette histoire conjugale et je la noterai au besoin.
RAOUL.
Il venait autrefois chez ma mère une femme bien comique, qui avait de la barbe au menton et de l’encre aux doigts, dont la conversation vous aurait été bien agréable. Elle ne tarissait pas sur le mariage. Elle connaissait toutes les variétés du mari. Le mari était sa bête noire. Elle l’avait étudié depuis la nuit de ses noces jusqu’à l’enterrement de sa femme, et elle le montrait, pendant ce long trajet, sot, grossier, jaloux, libertin, avare, despote, criminel, etc. Inutile de vous dire que pour nous juger ainsi il n’y a que les vieilles filles ou les femmes incomprises. Cette personne était l’une et l’autre. Mes amis et moi, nous nous amusions devant elle à faire l’éloge de la polygamie, et comme la grammaire la consolait du célibat, nous l’appelions mademoiselle Noël et Chapsal.
EMMA.
Cette demoiselle Noël et Chapsal, comme vous la nommiez si spirituellement, avait oublié dans sa collection de maris celui qui amnistie tous les autres. Il est gai, confiant et sûr de lui. Il sait donner le bras, gronder un domestique. Son intérieur est des plus paisibles. Il sort quand sa femme est là et elle n’y est plus quand il rentre. Il conduit ses amis au restaurant et reçoit à sa table les amis de sa femme. On écoute ce qu’il dit avec un bienveillant sourire, et lorsque la conversation s’élève ou devient plus intime, on lui donne la clef des champs. Ces maris-là sont sous-préfets à trente ans, préfets à quarante, députés quand ils ont du ventre, sénateurs quand ils ont la goutte, et les jeunes gens auxquels ils racontent leurs aventures galantes les appellent des Sganarelles.
Elle sort vivement.
Scène II
RAOUL, seul
Va-t’en au diable !... Mariez-vous donc pour entendre de pareilles choses !... Ce n’est pas qu’elles m’épouvantent. Menaces en l’air ! On trompe son mari ; on ne décide pas qu’on le trompera... Quelle existence je mène ici ! Au sermon avec ma mère ; en pénitence avec ma femme ; pas de société ; aucun plaisir ! D’un autre côté, Antoinette m’écrit billet sur billet et me menace d’un coup de tête. Lequel ? Elle ne me le dit pas ; mais, quel qu’il soit, elle est capable de tout... Je suis bien embêté autant qu’on peut l’être. Ce matin, en traversant le village, la fantaisie me prend d’entrer dans un cabaret. Naturellement je demande le Siècle. Pas de Siècle et à sa place le Gaulois qui me désigne en toutes lettres.
Il tire le journal de sa poche et lit.
« On parle toujours de la suppression prochaine des sous-préfectures. À ce propos, on nous conte le cas assez curieux d’un jeune fonctionnaire. Sa sous-préfecture est dans l’ouest, sa femme est dans le sud, et il habite le nord. »
Scène III
RAOUL, DE LA ROUVRE
DE LA ROUVRE.
Dites-moi, je vous prie, Monsieur, si je pourrai voir aujourd’hui Mme De Sainte-Croix.
RAOUL.
Laquelle, Monsieur ?
DE LA ROUVRE.
Je n’en connais qu’une.
RAOUL.
Est-ce ma mère ou ma femme que vous désirez rencontrer ?
DE LA ROUVRE.
Excusez-moi, je n’étais pas à votre question. Je voudrais être reçu par toutes deux.
RAOUL.
Ma mère est à Paris, Monsieur, et elle regrettera bien de ne pas s’être trouvée chez elle. Je vais faire annoncer à ma femme votre visite.
DE LA ROUVRE.
M. De la Rouvre.
RAOUL, après avoir sonné.
Enfin, voilà donc quelqu’un qui vient jeter de l’animation dans mon intérieur.
Adèle entre.
Prévenez Madame que M. De la Rouvre est avec moi et que nous l’attendons dans ce salon.
À part.
Je vais m’en faire un ami.
Haut.
Ma femme m’a parlé bien souvent de vous, Monsieur. Si je n’avais pas été surpris à mon arrivée ici par quelques affaires, je serais allé déjà vous remercier des attentions que vous avez eues pour elle. J’espère bien qu’avant de quitter le pays nous aurons le plaisir de vous recevoir à dîner.
DE LA ROUVRE.
Je vous remercie, Monsieur, je pars ce soir.
RAOUL.
Vous partez ce soir ? Je voudrais bien en dire autant ! Vous retournez à Paris ?
DE LA ROUVRE.
Non, Monsieur, je retourne dans l’Inde.
RAOUL.
Diable ! C’est un voyage, cela. Il est vrai qu’il n’y a plus de voyage aujourd’hui ; on fait le tour du monde, son guide d’une main et sa bourse de l’autre.
DE LA ROUVRE.
Jusqu’où êtes-vous allé ainsi, Monsieur ?
RAOUL.
Oh ! je ne parle pas pour moi qui ne me trouve bien qu’à Paris. On ne vit que là. Un mouvement perpétuel ! Toujours du nouveau ! Les plus jolies femmes de la terre ! Des journaux qui vous parlent du monde entier et de tout le monde ! On ne se figure pas ce que cette lecture seule des journaux exige de temps. J’en ai fait le calcul, montre en main. Il me faut chaque matin régulièrement deux heures trois quarts pour me mettre au courant de la vie parisienne. Je ne sortirais jamais de chez moi avant ça.
DE LA ROUVRE, à part.
Voilà les fils du monde moderne !
Adèle rentre.
RAOUL.
Qu’y a-t-il, Adèle ?
ADÈLE.
Madame se trouve trop souffrante pour recevoir et fait bien ses excuses.
DE LA ROUVRE.
Je vous prie, Mademoiselle, d’annoncer à Mme de Sainte-Croix que je pars ce soir, et que, dans le cas où sa santé s’améliorerait, je reviendrai lui faire mes adieux.
ADÈLE.
Bien, Monsieur ; la commission sera faite.
Elle sort.
RAOUL.
Je regrette mille fois ce nouveau contretemps ; ma mère absente, ma femme malade, il ne reste plus que moi pour vous recevoir.
DE LA ROUVRE.
Ne vous donnez pas cette peine. Adieu, Monsieur.
Il sort.
Scène IV
RAOUL, seul, puis ADÈLE
RAOUL.
Il n’est pas bien élevé, ce monsieur, ni d’une conversation bien agréable. Je m’explique la maladie de ma femme. Elle a préféré nous laisser ensemble... si on peut appeler cela nous laisser ensemble. Allons, encore une journée à passer comme les autres. Emma me laisse un peu de bon temps ; profitons-en pour me promener de long en large... ou pour attraper des mouches.
Adèle traverse la scène.
Adèle ?
ADÈLE.
Monsieur veut quelque chose ?
RAOUL.
Approchez, quand je vous appelle... Madame n’est pas souffrante, n’est-ce pas ?
ADÈLE.
Je ne pense pas, Monsieur. Je crois bien que Madame a pris ce prétexte-là comme un autre pour rester chez elle.
Se retirant.
C’est tout ce que Monsieur avait à me dire ?
RAOUL.
Attendez, que diable, vous n’êtes pas si pressée... Avez-vous beaucoup d’ouvrage dans la maison, Adèle ?
ADÈLE.
Couci-couça, Monsieur.
RAOUL.
Ah ! couci-couça ; mais vous ne vous plaignez pas ?
ADÈLE.
Oh ! non, Monsieur, ces dames sont si bonnes !
RAOUL.
Oui, ma mère est excellente. Ma femme aussi est excellente.
ADÈLE.
L’une tout comme l’autre, Monsieur.
Elle se retire.
RAOUL.
Et vous mariez-vous bientôt, Adèle ?
ADÈLE, revenant.
Oui, Monsieur, à la Saint-Jean.
RAOUL.
Ah ! à la Saint-Jean. Votre fiancé vous plaît-il bien ?
ADÈLE.
Couci-couça. On prend ce qu’on trouve. Monsieur n’a plus besoin de moi ?
RAOUL.
Non, Adèle, vous pouvez me laisser. J’en suis là maintenant à causer avec les domestiques.
La rappelant.
Adèle, envoyez-moi Auguste.
ADÈLE.
Le voici justement.
Elle sort.
Scène V
RAOUL, AUGUSTE
AUGUSTE, une carte à la main.
Monsieur s’ennuie ?... Je lui apporte de l’occupation.
Il lui remet sa carte.
RAOUL.
Antoinette ! Cette dame est ici ?
AUGUSTE.
Cette dame se promène dans le parc... honnêtement, mais enfin elle se promène dans le parc.
RAOUL.
Donne-moi une veste et un chapeau.
AUGUSTE, tout en l’habillant.
J’ai bien compris tout de suite que c’était une connaissance particulière de Monsieur. Je lui ai offert très poliment de l’enfermer dans le hangar ; elle a refusé le hangar.
RAOUL.
Y a-t-il un hôtel dans ce pays, un restaurant, quelque chose ?
AUGUSTE.
Je ne connais qu’un cabaret où Monsieur, m’a-t-on dit, a lu le journal ce matin. Je ne crois pas que Monsieur soit tous les jours à la noce avec cette petite femme-là. Généreuse mais hardie.
Antoinette paraît au fond.
Tournez-vous donc, Monsieur. Regardez derrière vous. J’étais bien sûr que le parc ne lui suffirait pas ; elle demandera à visiter la maison.
Il sort.
Scène VI
RAOUL, ANTOINETTE
ANTOINETTE.
Je parie que tu ne m’attendais pas.
RAOUL.
Non, certes. Je n’aurais jamais cru que vous pénétreriez jusqu’ici.
ANTOINETTE.
Tu me trouves un joli aplomb ?
RAOUL.
Dont vous ne vous doutez même pas.
ANTOINETTE.
J’avais une envie folle de te voir ; les plus sottes idées me trottaient dans la cervelle ; je te croyais malade, fâché, ruiné !
RAOUL.
Nous bavarderons ailleurs. Sortons.
ANTOINETTE.
Laisse-moi m’asseoir deux minutes. Je fais quarante lieues pour venir te trouver et tu ne m’offres seulement pas un tabouret ! Cinq minutes seulement.
RAOUL.
Et si ma femme entrait !
ANTOINETTE.
Eh bien, elle entrerait. Je parle français comme elle. Je sais me tenir dans un salon, je ne suis pas la fille d’un chiffonnier. Je m’appelle la comtesse Bordogni. Elle peut bien venir, ta femme ; elle ne me fera pas rougir.
RAOUL.
Mais moi, moi, comment lui expliquerai-je votre visite ?
ANTOINETTE.
Comme tu voudras ! Tu lui en as fait avaler bien d’autres ! Ce n’est pas étonnant du reste ; tu es un si joli homme.
RAOUL.
Je ne suis plus sensible à ce compliment.
ANTOINETTE.
On te l’a fait trop souvent, voilà ce que tu veux dire.
RAOUL.
Filons, n’est-ce pas ?
ANTOINETTE.
Me reconduis-tu à Paris ?
RAOUL.
Non. Nous allons flâner dans le village le plus prudemment possible et vous repartirez par le premier train.
ANTOINETTE.
Raoul, tu ne m’aimes plus ou tu es ruiné.
RAOUL.
Pourquoi ruiné ? Vous savez bien qu’au milieu de toutes mes folies je suis un garçon économe. C’est un trait de mon caractère.
ANTOINETTE.
Alors, tu ne veux plus de moi.
RAOUL.
Je vous adore, ma chère Antoinette ; vous me plaisez infiniment et je m’ennuie loin de vous. Mais je suis ici par devoir, un mot que vous n’avez jamais compris ; et vous ne pouvez pas rester par décence, un autre mot que vous ne comprendrez jamais. Allons-nous-en.
ANTOINETTE.
Je pars, mon ami. Reste chez toi ; ne m’accompagne pas. Tu te portes bien, tu n’es pas ruiné, tu m’aimes, c’est tout ce que je voulais savoir. Je ne te demande plus qu’un compliment sur ma toilette. Quel goût ! Quelle distinction ! On n’a pas l’air d’une femme qui sort du demi-monde ?
RAOUL.
Non, mais d’une femme qui va y rentrer.
ANTOINETTE.
C’est méchant ce que tu me dis là, mais c’est très spirituel, comme tout ce qui sort de ta bouche. Me trouves-tu jolie, oui ou non ?
RAOUL.
Très jolie.
ANTOINETTE.
Lâche le mot : je suis éblouissante.
RAOUL.
Quel bon petit singe tu fais ! Te sauveras-tu enfin ?
ANTOINETTE.
Donne la patte.
Ils se tiennent les mains un instant.
J’ai reçu la visite de ton ami.
RAOUL.
Lequel ?
ANTOINETTE.
Ton nouvel ami... le receveur. Est-ce vrai qu’il te remplace toujours en ton absence ?
RAOUL.
À quel propos vous a-t-il dit cela ?
ANTOINETTE.
Tu ne vois donc pas que je plaisante.
RAOUL.
J’espère bien, ma chère Antoinette, que vous n’abusez pas de la situation pour courir avec mes amis ou avec les vôtres.
ANTOINETTE.
Où serait le mal quand je m’amuserais un peu ? Et quand je te tromperais, puisque c’est toi que j’aime !
RAOUL.
Vous le feriez comme vous le dites. Il ne me manquerait plus que d’avoir des désagréments d’un côté et des inquiétudes de l’autre.
ANTOINETTE.
Ça ne s’arrange donc pas avec ta femme ?
RAOUL.
Couci-couça. Je parle comme Adèle, maintenant.
ANTOINETTE.
Je croyais le contraire, en te voyant t’attarder. C’est toi qui me retiens maintenant. Tu sais ; je t’ai vu, je suis satisfaite, adieu.
RAOUL.
Vous retournez à Paris ?
ANTOINETTE.
À moins que tu ne m’offres l’hospitalité.
RAOUL.
Nous aurions dû prévoir que mon séjour ici se prolongerait et prendre nos dispositions en conséquence.
ANTOINETTE.
Quelles dispositions ?
RAOUL.
J’ai vu de très jolies maisonnettes dans les environs, qui sont encore à louer du reste.
ANTOINETTE.
Il y aurait une chose bien plus simple. Présente-moi à ta femme, sous un prétexte que nous allons trouver, et vous me retiendrez quelques jours ici. Ça te va-t-il ?
RAOUL.
Non, mille fois non, ça ne me va pas.
ANTOINETTE.
N’en parlons plus. C’était un moyen comme un autre de passer une semaine ensemble. Ça m’aurait amusée de te voir dans ton ménage. Oh ! je n’aurais pas été jalouse !
RAOUL.
Partons ! Partons ! Partons !
ANTOINETTE.
Veux-tu me faire servir quelque chose ?... Qu’est-ce qui te prend ? Tu es chez toi et tu ne peux pas me faire servir quelque chose ?
RAOUL.
Mais je n’ai rien ici ; c’est le salon.
ANTOINETTE.
Sonne... Je vais sonner moi-même, ce sera plus vite fait... Quel air désespéré tu as ! Ne t’impatiente pas, c’est l’affaire d’une seconde.
Auguste rentre.
RAOUL.
Auguste, voyez ce que Madame désire.
AUGUSTE.
Madame voudrait se restaurer un peu ?
À part.
Je m’en doutais.
ANTOINETTE.
Oui. Est-ce que ce serait bien long de me faire une côtelette ?
Mouvement de Raoul.
Non, pas de côtelette. Apportez-moi deux biscuits et un verre de vin de Bordeaux. Non, de Malaga. Non, un simple verre d’eau, mais tout ce que vous avez de meilleur en eau.
AUGUSTE.
Madame veut-elle que je l’envoie chercher à Paris ?
RAOUL.
Auguste, faites ce que vous dit Madame et faites vite.
Auguste sort.
ANTOINETTE.
Comme tu lui parles à ce pauvre vieux ! C’est un homme comme toi.
RAOUL.
Vous n’allez pas mettre la maison sens dessus dessous.
ANTOINETTE.
Préfères-tu que je parte sans rien prendre ?
RAOUL.
Maintenant qu’on va vous servir ce que vous avez demandé.
Auguste rentre avec un plateau.
ANTOINETTE, prenant le verre.
Merci, mon ami. Ah ! je viens d’ouvrir mon gant. On me presse trop, ce n’est pas raisonnable. Priez Monsieur de tenir ce verre.
AUGUSTE, remettant le plateau à Raoul.
Madame prie Monsieur de porter ce plateau.
ANTOINETTE.
Envoyez-moi la femme de chambre. Je ne peux plus sortir avec un gant dans cet état.
Auguste sort.
Tiens-toi tranquille ; tu vas renverser ce verre. C’est ta femme qui te donne tant d’émotion ? Comme les hommes tremblent pour peu de chose.
Auguste rentre avec Adèle.
Ayez l’obligeance, Mademoiselle, de me faire un point à ce gant.
Emma entre.
Scène VII
RAOUL, ANTOINETTE, EMMA
ANTOINETTE.
Mme De Sainte-Croix, n’est-ce pas ? Vous me surprenez, Madame, en train de bouleverser votre maison.
EMMA.
On aurait dû m’avertir que vous étiez là, Madame.
ANTOINETTE.
Votre mari voulait le faire, je l’en ai empêché. Je n’avais qu’un petit quart d’heure à moi, et ce n’était pas assez pour une première visite.
ADÈLE.
Voilà le gant de Madame.
ANTOINETTE.
Merci, mon enfant.
AUGUSTE.
Madame ne désire pas encore autre chose ?
ANTOINETTE.
Je suis bien comme ça.
EMMA.
À quel hasard, Madame, devons-nous le plaisir de vous recevoir ?
RAOUL, sur un signe d’Antoinette.
La comtesse Bordogni... une amie d’enfance.
ANTOINETTE.
On m’avait assuré que je trouverais dans ce pays la propriété que je cherche. Je suis venue voir moi-même, sans réfléchir qu’en écrivant à M. De Sainte-Croix, il m’aurait évité ce petit voyage. Je ne le regrette pas maintenant.
EMMA.
Mon mari, Madame, était bien la dernière personne en état de vous renseigner. Il n’est ici que depuis peu de jours.
ANTOINETTE.
Ah ! Et où étiez-vous donc, Monsieur, s’il n’y a pas d’indiscrétion à vous le demander ?
RAOUL.
Où j’étais, moi, Madame ? J’étais retenu à Paris
Bas.
chez un monstre.
EMMA.
Est-ce le pays qui vous déplaît, Madame, ou bien n’avez-vous pas été heureuse dans vos recherches ? Nous pourrions nous mettre en quête de notre côté et, avec le secours de nos voisins, vous trouver ce que vous désirez.
ANTOINETTE.
Si vous le voulez bien, je vous serai très reconnaissante. J’aurais tant de plaisir à reprendre avec la famille Sainte-Croix des relations qui datent de bien loin déjà, mais que je n’ai pas oubliées.
RAOUL.
Ces souvenirs, Madame, me sont aussi présents qu’à vous-même. Il ne manque qu’une personne pour en prendre sa part. Si ma mère arrivait en ce moment, jugez de sa satisfaction, de la vôtre et de la mienne.
ANTOINETTE.
Est-elle toujours aussi faible pour vous, votre mère ? Je me souviens qu’autrefois vous n’aviez qu’un mot à lui dire à l’oreille et ce qui était noir devenait blanc aussitôt.
EMMA.
Ma belle-mère est à Paris, Madame, mais nous ne devons pas nous mettre à table sans elle. Si je pensais que vous ne fussiez pas attendue...
ANTOINETTE.
Je suis attendue en effet. Je remettrai le plaisir de voir Mme De Sainte-Croix à une autre visite et cette fois je la ferai plus longue. Adieu, Madame ; on m’avait dit que vous étiez charmante et je pourrai le répéter maintenant.
Elle se dirige vers la porte ; Raoul et Emma font quelques pas avec elle.
AUGUSTE, annonçant.
M. De la Rouvre.
ANTOINETTE, rentrant en scène, épouvantée.
Mon mari !
RAOUL.
Qu’avez-vous donc ?
ANTOINETTE.
Passe devant moi, je t’en prie.
RAOUL.
Devenez-vous folle ?
ANTOINETTE.
Oh ! Si tu m’aimes, Raoul, protège-moi contre cet homme.
RAOUL.
Mais tenez-vous, tenez-vous !
Scène VIII
RAOUL, ANTOINETTE, EMMA, DE LA ROUVRE
DE LA ROUVRE.
Je vois, Madame, que votre santé est meilleure et que vous supportez mieux la compagnie.
EMMA, lui montrant Antoinette avec intention.
Oui, j’ai été surprise par une visite inattendue.
DE LA ROUVRE, qui a reconnu Antoinette.
Misérable ! Je vous retrouve !
Se retournant vers Emma.
Retirez-vous, Madame, la présence de cette femme est une insulte pour vous !
RAOUL.
Eh ! Monsieur, adressez-vous à moi qui suis responsable ici.
DE LA ROUVRE.
Retirez-vous, Madame ; cette créature souille tout ce qu’elle approche.
ANTOINETTE.
Tais-toi, Raoul ; aide-moi à sortir d’ici.
RAOUL.
Venez.
Il l’entraîne.
DE LA ROUVRE, poursuivant Antoinette.
Infâme ! Misérable !
RAOUL, de la porte.
Je compte, Monsieur, que vous ne prolongerez pas cette visite plus que la précédente. Je suis chez vous dans un instant.
Il sort avec Antoinette.
Scène IX
EMMA, DE LA ROUVRE
EMMA.
Dites-moi quelle est cette femme ?
DE LA ROUVRE, toujours égaré.
La mienne, Madame, la mienne ! Comment se trouve-t-elle ici ?
EMMA.
Je ne veux pas le savoir. Qu’a donc fait cette malheureuse pour vous mettre ainsi hors de vous ?
DE LA ROUVRE.
Impudique tableau que vos oreilles ne sauraient entendre.
EMMA.
Quelle que soit cette histoire, je tiens à la connaître. Une rancune aussi violente que la vôtre a besoin d’être justifiée.
DE LA ROUVRE.
N’exigez pas, Madame, un récit pénible pour moi et malséant pour vous.
EMMA.
D’où vient que votre femme ne porte pas votre nom ?
DE LA ROUVRE.
Elle a le sien qui est authentique, un nom romain que je lui ai acheté.
EMMA.
De quelle famille est-elle et mon mari y était-il reçu ?
DE LA ROUVRE.
Je l’ignore. Son père, le seul parent que je lui ai connu, était un vieil écrivain, qui ne manquait pas de talent, mais sans conduite et sans moralité.
EMMA.
Cependant il avait élevé sa fille avec soin.
DE LA ROUVRE.
Follement, Madame, follement. Le nez dans les livres et la main aux fourneaux. Elle ne quittait pas la cuisine où elle dévorait des romans. Un hasard, un service à rendre, s’il faut tout vous dire, m’avait conduit chez cet homme où je retournai plusieurs fois. Sa conversation était curieuse et intéressante ; en l’écoutant je me laissai surprendre par la beauté de sa fille. Amour, soit, mais pitié aussi pour une pauvre créature que l’insouciance paternelle devait jeter tôt ou tard sur la voie publique. Incapable de la séduire, j’eus la faiblesse de l’épouser. Cette union si singulière une fois conclue, je m’y abandonnai sans réserve, et tout ce que contient le cœur de tendresse, d’inspiration et de bienfaits, je les prodiguai à cette femme, aveuglé par ses grâces enfantines qui recouvraient une corruption naïve épouvantable. Qu’a-t-elle fait, Madame, pendant nos trois années de mariage ? Quel fut le nombre de ses perfidies ? Quelles basses intrigues noua-t-elle chaque jour derrière mon dos ? Je ne l’ai jamais su. Un jour, l’animal n’est pas plus lubrique dans ses instincts, je l’ai surprise avec mon valet. Ah ! bien que la vie soit d’essence divine et qu’on ne saurait y attenter sans crime, je les aurais tués l’un et l’autre, si l’homme généreux ne se sentait défaillir au moment de frapper.
Il se couvre le visage avec les mains.
EMMA.
Je comprends toute la tristesse de cette confession et son côté misérable ; mais votre caractère n’en est pas atteint à mes yeux et l’éclaboussure retombe au ruisseau d’où elle est partie.
DE LA ROUVRE.
Adorable femme !
EMMA.
Retournez chez vous maintenant, où mon mari doit vous attendre. Je vous demande d’être calme, plus modéré qu’il ne le sera lui-même, et de ne donner aucune suite à cette aventure.
DE LA ROUVRE.
Sont-ce là vos adieux, Madame ?
EMMA.
Quels adieux ? Est-ce sérieux ce départ que vous me faites annoncer par ma femme de chambre ?
DE LA ROUVRE.
J’étais venu vous en instruire moi-même. Pourquoi ne m’avez-vous pas reçu ?
EMMA.
Pourquoi ? Je ne devrais pas vous le dire. Je venais de me fâcher avec mon mari qui décidément me lasse et m’écœure. Je n’ai pas voulu que vous me rappeliez votre amour dans un pareil moment.
DE LA ROUVRE.
Un mot, un mot de plus ! Partons ensemble, voulez-vous, Madame ? Franchissons cette porte à notre tour, le pied ferme, la tête haute. Partons, pars, te dis-je, fuis avec moi. Quittons comme des fous, comme des possédés, cette société régulière, qui condamne la passion et se satisfait avec ses vices. N’hésite plus ! Qui te retient ? Quelle lutte prolonges-tu, où s’usent tes grandes forces, dans des chocs puérils, sur des réalités de pierre ? Ce martyre est-il digne de toi ? Merveilleuse jeune femme, organisée pour l’action d’une vie supérieure, un chiffon de papier dans la main d’un enfant, voilà le pacte qui enchaîne ta destinée et te tient à la terre. Est-ce moi que tu redoutes ? Les mensonges d’un homme sensuel[2] ? Aurais-je tant souffert pour t’entraîner dans une aventure ? L’association de deux âmes et l’éternité de leurs sentiments, voilà ce que je te demande et ce que j’ai cherché en vain jusqu’ici.
EMMA.
Voici ma dernière parole. Je ne suis pas prête à vous suivre et je ne veux pas que vous me quittiez.
ACTE III
Une chambre à coucher.
Scène première
EMMA, ADÈLE
ADÈLE, desservant.
Madame n’a rien pris ; son dîner était sans doute froid ?
EMMA.
Enlevez cette table, mon enfant.
ADÈLE.
Madame descendra-t-elle au salon dans la soirée ?... Si l’on me fait cette question, que faudra-t-il répondre ?
EMMA.
Vous direz qu’on ne me verra pas... Ma belle-mère est revenue de Paris ?
ADÈLE.
Oui, Madame. Elle est à table avec son fils, mais ce n’est pas l’appétit qui les étouffe. Les domestiques mangent plus que les maîtres ici.
EMMA.
Laissez-moi, Adèle.
Scène II
EMMA, seule
Elle prend une lettre sur la cheminée et la lit.
« Ma chère Emma,
« Vous refusez de me voir et de m’entendre ; apprenez au moins ce qui s’est dit entre M. De la Rouvre et moi.
« M. De la Rouvre est un brave homme ; il s’est excusé comme il a pu en me parlant de son respect et de son admiration pour vous. J’aurais cependant maintenu mon droit d’offensé, s’il ne m’avait déclaré pour finir qu’il n’accepterait jamais une affaire où sa femme se trouverait mêlée.
« Cette sotte aventure m’a exaspéré, comme vous sans doute, et vous seriez bien inspirée de ne pas me faire attendre trop longtemps mon pardon.
RAOUL. »
Scène III
EMMA, ADÈLE
ADÈLE.
La belle-mère de Madame me fait demander si Madame veut bien la recevoir ?... Madame montait l’escalier derrière moi.
EMMA.
C’est bien. Priez-la d’entrer... Adèle, quel est ce bruit que je viens d’entendre dans la cour ?
ADÈLE.
Monsieur a donné l’ordre d’atteler la voiture.
EMMA.
Dans quel but ?
ADÈLE.
Monsieur n’a pas dit autre chose.
EMMA.
Ouvrez la porte à ma belle-mère.
Scène IV
EMMA, MADAME DE SAINTE-CROIX
MADAME DE SAINTE-CROIX.
Eh bien ! ma chère Emma, il s’est passé de jolies choses en mon absence.
EMMA.
En effet, Madame, et vous ne paraissez pas vous rendre compte de leur gravité. Mon mari a amené sa maîtresse dans le domicile conjugal, c’est un cas de séparation, cela.
MADAME DE SAINTE-CROIX.
Dites que cette créature est bien venue toute seule, et que Raoul, dans la crainte d’un esclandre, n’a pas osé la jeter dehors. Que vous soyez blessée de vous être commise avec une rien du tout, je le comprends sans peine ; mais c’est un petit mal pour un grand bien. Raoul a jugé maintenant la jeune personne ; il ne lui rendra pas sa visite, je vous prie de le croire.
Changeant de ton.
Mon fils est désespéré ; je serais désolée comme lui si vous donniez trop d’importance au scandale de cette journée. Apaisez-vous et venez nous retrouver tout à l’heure, plutôt que de rester dans votre chambre avec le souvenir d’une coquine ; c’est trop d’honneur que vous lui faites.
EMMA.
Je viens de vous écrire, Madame, une lettre que je garde encore, où j’ai consigné les différences de notre caractère et la nature de mon esprit, si étranger au vôtre. En me croyant sous l’impression de cette femme que j’ai déjà oubliée, vous montrez une fois de plus la distance de nos sentiments.
MADAME DE SAINTE-CROIX.
Donnez-moi cette lettre, ma chère Emma.
EMMA.
Souhaitez plutôt, Madame, de ne la recevoir jamais.
MADAME DE SAINTE-CROIX.
Est-elle si terrible ?
EMMA.
Vous ne voyez donc pas que mon mari est jugé définitivement et que nous touchons à une séparation.
MADAME DE SAINTE-CROIX.
Voici la seconde fois que vous prononcez ce mot ; il a besoin qu’on s’y habitue, n’est-ce pas ? Je devine maintenant ce que votre lettre renferme, avec quelques réflexions désobligeantes pour moi, sans doute. Vous me jugez depuis longtemps un cerveau vide, un bien petit esprit, la mère de mon fils enfin. Je suis une personne raisonnable, ni plus ni moins, et je vais vous le montrer. La séparation, ma chère Emma, si elle était sans inconvénients, serait beaucoup trop commode, et toutes les femmes lèveraient la main pour la demander. Par malheur, le mari... qui n’est rien dans le mariage, est tout dans la séparation. Que ferez-vous sans le vôtre ? Naturellement, votre tenue restera digne, votre conduite irréprochable, et alors vous aurez échangé une maison vivante pour un intérieur inanimé, où vous périrez de tristesse, de misanthropie et de consomption. On viendra vous voir ? N’y comptez pas. Quelques hommes seulement. Vous serez reçue encore dans le monde, mais vous n’y paraîtrez plus qu’avec embarras, exposée aux déclarations les plus blessantes, poursuivie par les soupçons et les railleries. Est-ce cette vie-là qui vous tente ? J’écarte celle où vous pourriez être entraînée.
EMMA.
Dites.
MADAME DE SAINTE-CROIX.
Un jour viendrait peut-être, ma chère Emma, où vous remplaceriez votre mari par un compagnon, et, dans cette association peu respectable, vous retrouveriez vos désenchantements d’autrefois, les mêmes peines et les mêmes déboires. Mais vous auriez perdu le droit de vous plaindre, ce qui est quelque chose ; le respect du monde, ce qui est beaucoup ; et le contentement de soi-même, qui remplace bien d’autres satisfactions. Vous voyez que je n’exagère rien et que je m’arrête encore à temps.
EMMA.
Finissez, je vous prie, pour mon instruction.
MADAME DE SAINTE-CROIX.
Non. Une femme comme vous serait à l’abri des catastrophes extrêmes. Et cependant, ma chère Emma, où sont tombées tant d’autres entraînées par la première chute ! Un jour, elles ont manqué de forces ; la conscience leur a failli. Un bond les a précipitées dans cette vie du cœur, pleine de surprises passagères et d’expériences malheureuses, où le cœur se perd à son tour, et où l’ombre de la passion ne recouvre plus bientôt que du libertinage. Pauvres créatures qui avaient un toit, des alliés, une situation, et qui ont tout quitté pour une indépendance chimérique, plus ballottées que des esclaves, plus honnies que des femmes ivres. Je vous le répète, ma chère Emma, je ne craindrais jamais que rien de semblable vous arrivât, mais une fois le pied hors du mariage, on est dans le foyer épidémique.
EMMA.
Est-ce tout ?
MADAME DE SAINTE-CROIX.
Oui, c’est tout, et c’est bien assez, il me semble.
EMMA.
Il suffit de quelques pas dans le monde, Madame, pour en rapporter des observations comme les vôtres. Expérience de boutique, permettez-moi le mot, sagesse de proverbes.
MADAME DE SAINTE-CROIX.
Mais les proverbes ont du bon et je vous recommande particulièrement celui-ci : « Où la chèvre est attachée, il faut qu’elle broute. » Brouter, voilà la vie et la vérité. Toutes les femmes broutent plus ou moins. J’ai brouté, moi qui vous parle, et vous brouterez aussi, j’en suis bien sûre. Donnez-moi votre lettre.
EMMA.
Non.
MADAME DE SAINTE-CROIX.
Je vais la déchirer devant vous sans la lire.
EMMA.
Non.
MADAME DE SAINTE-CROIX.
Prenez mon bras et allons retrouver votre mari.
EMMA.
Non.
MADAME DE SAINTE-CROIX, à part.
C’est égal ! Je lui ai jeté de l’eau à la figure ; elle en avait besoin. Maintenant, je vais aller coucher mon fils pour qu’il ne fasse pas quelque sottise.
Haut.
Bonsoir, Emma.
EMMA.
Adieu, Madame.
MADAME DE SAINTE-CROIX.
Quelle heureuse vieillesse que la mienne !
Elle sort.
Scène V
EMMA, seule
Femme vulgaire, diseuse de futilités et de lieux communs, oui, tu es bien la mère de ton fils, et tu lui es supérieure encore. Ton existence au moins ne manque pas d’harmonie ; elle a la grandeur des choses régulières. Tu as été loyale, dévouée, charitable ; tu as été frivole aussi et bornée, c’est le lot des femmes, à ce qu’il paraît, tu l’as accepté. Mais ton misérable fils, cet homme nul et malfaisant, comblé jusqu’à l’injustice des faveurs de ce monde, et qui ne rend au monde que des exactions ! Il faut prendre un parti où je ne compte plus qu’avec moi-même, après m’être sacrifiée trop longtemps. Honneur, devoir, considération, j’ai respecté ces grands mots autant qu’une autre, et j’aurais voulu donner le spectacle d’une intelligence libre soumise à des règles déterminées. Mon mari ne me l’a pas permis. Il n’est plus, à mes yeux, qu’un pavillon neutre dont il faut se couvrir ou se dégager. Ce que je préférerais, je le sais. Me séparer, dignement, sans éclat ; mais mon mari, ou plutôt sa mère, n’y consentira jamais. Un procès m’épouvante ; que d’histoires, pour le perdre peut-être. Partir alors ! Ah ! partir ! que de choses dans ce mot ! Amour, épanouissement, fantaisie ! Mais c’est se déshonorer en s’affranchissant ! Ah ! que les hommes sont heureux ! Leur destinée est libre ; leurs forces indépendantes ! Ils ont tous les privilèges, ceux de la pensée et ceux de l’action ! Ils ne s’épuisent pas comme nous dans des combats intérieurs où notre vie entière est engagée et qui n’ont pour objet que l’amour. L’amour, une déchéance pour nous et pour eux un titre de plus ! Art, science, philosophie, politique, toutes les voies leur sont ouvertes. Ils écrivent, ils parlent, ils enseignent. Ils conduisent de grandes affaires ou soutiennent de grandes luttes. Ils donnent leur sang pour leur pays, et ce sacrifice à certaines heures est si solennel que les plus humbles, en tombant héroïquement, sauvent l’honneur d’une nation ! On monte l’escalier, qu’y a-t-il encore ? Ma belle-mère doit être couchée depuis longtemps, je ne vois plus de lumière chez elle. La voiture est toujours là ; mon mari l’aura commandée bêtement et oubliée de même. Quelqu’un se promène devant ma porte.
La porte s’ouvre ; Raoul paraît.
Scène VI
EMMA, RAOUL
EMMA, durement.
Que voulez-vous ?
RAOUL.
Laissez-moi fermer cette porte qu’on ne nous entende pas.
EMMA.
Restez là ; vous ne faites qu’entrer et sortir.
RAOUL.
Je vous croyais plus calme et dans de meilleures dispositions. Ma mère au moins me l’avait dit.
EMMA.
Votre mère vous a trompé, elle a eu tort.
RAOUL.
Elle sait pourtant que je suis auprès de vous.
EMMA.
Vous mentez. Votre mère ne vous aurait pas permis cette visite qui est offensante.
RAOUL.
C’est moi en effet qui n’ai pas voulu attendre jusqu’à demain pour me justifier.
EMMA.
Gardez vos explications, votre conduite et votre maîtresse.
RAOUL.
Elle ne l’est plus, après l’inconvenance qu’elle a commise en venant dans une maison habitée par ma mère et par ma femme.
EMMA.
Ça me suffit. Retirez-vous.
RAOUL.
Je m’en vais
À part.
et je reste. Je connais la scène maintenant, Antoinette me l’a apprise.
EMMA.
Je retourne à Paris demain, je vous l’annonce.
RAOUL.
Partons de suite, voulez-vous ? Nous le pouvons encore. J’ai vu bien des querelles se terminer par une fantaisie.
EMMA.
Dans le monde où vous vivez !
RAOUL.
Vous le critiquez trop, le monde où je vis. On y rencontre des gens très intelligents, qui ne le quittent que lorsqu’ils sont complètement ruinés. J’ai de plus qu’eux le mérite d’avoir conservé ma fortune.
EMMA.
Oui, vous n’êtes pas prodigue en effet. Il ne vous manque qu’un vice, celui qui relève tous les autres.
RAOUL.
Vous parleriez différemment si j’avais compromis votre dot ou engagé vos bijoux, comme un de mes amis l’a fait avec sa femme.
EMMA.
Je ne la plains pas plus que moi !
RAOUL.
Que me reprochez-vous au bout du compte ! Quelques misérables fredaines, qui ne se renouvelleraient pas si vous aviez plus d’esprit dans votre ménage et si j’avais plus d’autorité. J’ai fait la maladresse, en arrivant ici, d’attendre votre caprice au lieu de reprendre nos habitudes ; c’est de là que sont venues toutes nos difficultés et elles dureront jusqu’à ce que nous nous soyons embrassés franchement.
EMMA.
Quelle pensée aviez-vous en ouvrant cette porte ?
RAOUL.
En ouvrant cette porte, je me suis demandé si c’était bien la vôtre. Je ne connaissais pas la chambre de ma femme, c’est ridicule.
EMMA.
Votre femme a cessé de l’être et sa chambre vous est interdite pour toujours. Nous ne sommes plus des ennemis, nous sommes des indifférents, à mille lieues l’un de l’autre par le contraste de leur esprit, de leur cœur, de tous leurs sentiments et de toutes leurs pensées. Arrivée là, la communauté n’est plus qu’une flétrissure et la plus basse de toutes. Retournez à vos créatures !
RAOUL.
Elles ne valent pas cher, je le sais mieux que vous. Mais ce sont de jolies femmes, agréables et entraînantes. Quand vous voulez un chapeau, vous n’allez pas chez un notaire.
EMMA.
Sortez de chez moi.
RAOUL.
Non, je ne vous quitterai pas. Je viens de vous dire une grossièreté, soit ; mais vous pouvez bien me passer un mot, je vous en passe tant d’autres. Vous êtes charmante, plus jolie que vous ne l’avez jamais été ; je vous plaisais autrefois, c’est un mariage à recommencer.
Emma se dirige vers la sonnette.
Qu’allez-vous faire ? Appeler votre femme de chambre et l’égayer de nos comédies conjugales ?
EMMA.
Croyez-vous que je sois seule ici ? Votre mère n’est-elle pas entre nous ?
RAOUL.
Laissez dormir ma mère qui nous donnerait tort à tous deux.
EMMA.
Vous partez, n’est-ce pas ?
RAOUL.
Non.
EMMA.
Partez, je vous y engage. Vous ne changerez pas ma volonté et j’ai mille moyens contre la vôtre. Évitez à cette maison un nouveau scandale.
RAOUL, s’installant dans un fauteuil.
Je suis chez moi et j’y reste.
Emma marche avec colère, en le menaçant du regard.
Je joue gros jeu, je le sais, et vous vous vengerez si vous le voulez. Vous prendrez un amant, n’est-ce pas ?
EMMA.
Je vais l’envoyer chercher.
RAOUL.
Faites. Je serai bien aise de le connaître.
EMMA, allant à lui.
Aveugle que vous êtes ! Vous croyez que je vous ai quitté sans raison et que je vous pleure depuis six mois. J’aime ! Je suis aimée ! Ce n’est plus le mari que l’on a reçu, c’est l’homme que l’on a choisi, qui charme votre cœur et votre imagination, dont on admire la supériorité et dont on partage les faiblesses. Roman délicieux, auquel il ne manquait que le plaisir de vous l’apprendre.
RAOUL.
C’est si bien un roman que je n’en crois pas la première syllabe. Dites-moi aussi le nom du héros.
EMMA.
Oui, je vous le dirai... Il s’appelle Antonin de La Rouvre.
RAOUL.
Vous pouviez mieux choisir. Je ne suis pas content de mon successeur. Il n’est pas beau.
EMMA.
Il l’est assez pour me plaire. Je n’ai pas le goût des filles.
RAOUL.
Je l’ai trouvé prudent, pour ne pas dire poltron.
EMMA.
Il s’est battu, à l’armée, comme un homme, et non pas comme un niais sur le terrain.
RAOUL.
Convenez que ce sont ses malheurs en ménage qui vous le rendent sympathique.
EMMA.
Il a épousé une coquine, voilà ce que vous voulez dire ? Je suis bien la femme d’un drôle.
RAOUL, se levant brutalement.
Quel est ce ton ? Me croyez-vous disposé à entendre des vilenies et des impertinences ? Vous allez me faire des excuses.
EMMA.
Des excuses, à vous, le plus pauvre des hommes !
RAOUL.
Triple pédante, pensez-vous m’éblouir avec votre grec et votre latin ?
EMMA.
Toutes les langues de la terre ne me suffiraient pas pour vous exprimer mon mépris.
RAOUL.
Faites-moi des excuses ou je vous les impose par la force.
EMMA.
Je vous en défie ! Sot ! Fanfaron ! Bellâtre !
Il lui donne un soufflet. Elle s’arrête, hésite et va sonner plusieurs fois.
RAOUL, à mi-voix.
Je crois que nous sommes des irréconciliables.
ADÈLE, entrant.
Monsieur était ici ; le cocher attend toujours ses ordres.
RAOUL.
Ai-je tout ce qu’il me faut dans la voiture ?
ADÈLE.
Je le crois, Monsieur
RAOUL, à Emma.
Je retourne à Paris. Je voulais partir en sortant de table et malheureusement ma mère m’en a empêché. J’espère encore que vous lui demanderez des conseils ; elle me fera connaître vos intentions.
Il sort.
EMMA.
Adèle, prenez-moi une pelisse et un chapeau.
Elle ouvre la fenêtre ; on entend la voiture s’éloigner ; elle va à un meuble-secrétaire et en retire une lettre.
Demain, lorsque ma belle-mère s’étonnera de ne pas me voir, vous lui remettrez cette lettre.
Elle s’est habillée et dirigée vers la porte.
ADÈLE.
Madame s’en va ?
EMMA.
Oui, Adèle, Madame s’en va. Elle part pour les Grandes-Indes !
[1] Cette préface précède la première publication de l’Enlèvement dans la Revue du Palais.
[2] Texte original : La pureté de ma vie t’indique l'amour que tu m’inspire. Cet amour a les trois rayons dont parle le poète la beauté, l’intelligence et la vertu.