Les Polichinelles (Henry BECQUE)

Comédie en cinq actes, inachevée.

Le premier acte a été représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre national de l’Odéon, le 21 mai 1924.

 

Personnages[1]

 

TAVERNIER, banquier, directeur de la Banque Napolitaine

CERFBIER, banquier

LOMBARD, commissaire de police

VACHON, député

DUBLER, secrétaire de Tavernier

MARQUIS DE MONT-LES-AIGLES, administrateur de la Banque Napolitaine

DUROC, caissier

PIERRE, garçon de bureau

MORIN, employé de la banque Napolitaine

TOTO, peintre

LEGRAS, courtier

TORRY, administrateur de la Banque Napolitaine

BERNARD, administrateur de la Banque Napolitaine

LAFOSSE, administrateur de la Banque Napolitaine

MUNACH, administrateur de la Banque Napolitaine

LEGUÊPIER, administrateur de la Banque Napolitaine

PICOT, garçon de bureau

CRETET, plaignant

DAVID, plaignant

APOLLON, ami de Toto

RITIKY, mage

ISMAËL

LE CHEF DES TSIGANES

MARIE, maîtresse de Tavernier

ÉLISE, mère de Marie

SABINE, maîtresse de Cerfbier

MADAME ANTOINE, ancienne maîtresse de Cerfbier

BETTINA, chanteuse hongroise

ZOÉ, maîtresse de Dubler

La BARONNE, maîtresse de Vachon

VIRGINIE LACERTEUX, maîtresse de Cretet

 

Personnages du sixième cahier du manuscrit

 

LE BARON COUTURIER

SALMON

CASTORINI

LE REMISIER

CRÉDULE

SARAZIN

DUMONT

MADAME DE SAINTE-MARIE

ESTELLE

 

 

AVANT-PROPOS

 

Le manuscrit des Polichinelles, tel qu’il est parvenu entre les mains des héritiers de Henry Becque, se compose de cinq cahiers un par acte.

Un sixième cahier contient quelques scènes d’un quatrième acte sans titre, dont l’action, différente de celle des Polichinelles, se passe aussi dans le monde de la finance. Les personnages ne sont pas ceux des Polichinelles. Ces fragments faisaient peut-être partie de ce Monde d’Argent dont Becque a parlé dans ses Souvenirs d’un auteur dramatique.

Le manuscrit n’est pas malheureusement parvenu complet. Le commencement du premier acte a été arraché, faisant disparaître le titre de la pièce, l’indication du décor, la première scène et le début de la seconde.

Quelle main sacrilège ou maladroite a égaré ce feuillet précieux ? Nous ne le saurons sans doute jamais[2].

À part cette mutilation, les deux premiers actes ont leur forme définitive. Les trois derniers au contraire se composent de scènes dont la plupart ne sont qu’esquissées.

Tels qu’ils existent, les Polichinelles sont pleins d’intérêt. Becque y est toujours Becque. Des mots frappants, qui mettent crûment en relief le cynisme des financiers et des femmes qui vivent à leurs crochets, émaillent le dialogue. La pièce est pleine d’une intensité de vie.

Nous devons d’autant plus regretter que Becque, malade, aigri et rebuté par ses insuccès, n’ait pas eu la force de terminer cette admirable comédie.

Il semble que l’auteur des Polichinelles ait cessé, en fait, d’y travailler à partir de l’année 1893. Il avait en effet publié dans le Figaro deux extraits de sa pièce ; le premier, le 19 décembre 1893, comprend les scènes II et III de l’acte IV ; le deuxième, paru dans son Supplément, le 10 février 1894, comprend la scène vil du même acte, qui est devenue la scène VII du manuscrit actuel.

Ces trois scènes, à part quelques modifications insignifiantes, sont semblables à la version dernière.

Le manuscrit qu’a laissé Becque à sa mort est une copie de manuscrits antérieurs. Son écriture est postérieure à 1894, puisque, dans les fragments publiés par Becque dans le Figaro, le financier porte le nom de Vermillaud. Le manuscrit actuel, composé de deux parties bien discernables, l’une plus ancienne que l’autre, porte, dans la première, le nom de Desroseaux, et dans la seconde, le nom de Tavernier, pour le même personnage. La partie ancienne comprend le premier acte à partir de la seconde réplique de la septième scène, et le deuxième acte en entier. La partie récente comprend le commencement du premier acte, les troisième, quatrième et cinquième actes, et le sixième cahier.

Les Polichinelles ne contiennent aucune intrigue véritable. On a prétendu tirer de cette constatation que Becque n’avait jamais eu de plan d’ensemble pour sa pièce, et qu’il s’était borné à écrire des scènes à peine reliées.

Il est probable au contraire que cette absence d’intrigue est systématique. Becque a toujours lutté contre le théâtre d’artifice et d’intrigue qui était à la mode à son époque.

Les Polichinelles sont peut-être la pièce où il a le mieux réalisé ses idées.

Les personnages justifient bien le titre de la comédie. Ce sont des pantins, qui ne suivent aucune directive, aucune ligne de conduite. Ils n’ont qu’une idée, jouir de la vie le plus possible, et mettre de côté ce qui les gêne, les considérations morales ou pénales. Ils n’ont qu’une passion, l’amour de l’argent, qui leur permet toutes les fantaisies.

Becque s’est refusé à donner des raisons précises de la chute de la Banque Napolitaine. Cette chute résulte essentiellement de la mentalité de ses fondateurs, qui n’ont jamais eu, et Tavernier moins que tout autre, l’intention de monter une affaire sérieuse. Piper quelques millions à l’épargne, voilà le seul but. La première opération de la banque, c’est l’achat d’un hôtel de cent mille francs à la maîtresse du financier. Comme dit Élise : « Si les gogos pouvaient voir ce qu’on fait de leur argent ! »

Les Polichinelles n’ont aucun dénouement. Becque n’a écrit que quatre scènes du cinquième acte. Comment, dans son esprit, devaient-ils se terminer ?

C’est une question à laquelle il n’est pas possible de répondre autrement que par des conjectures. Cependant-nous pouvons tirer de l’état actuel des choses des indications assez précises.

On trouve, dans les manuscrits de Becque, et parmi des notes qu’il a prises au sujet des Polichinelles, la phrase suivante

« Quelle différence entre une liquidation et une faillite pour terminer le cinquième acte, soit entre Cerfbier et Desroseaux, soit dans la grande scène de la fin ? »

Il résulte de cette note que Becque avait conçu la fin de sa pièce par une catastrophe il hésitait entre deux scènes, l’une entre Cerfbier et Desroseaux, où sans doute ces deux aigrefins se seraient lancés à la tête quelques dures vérités, et celle qu’il appelle « la grande scène ».

Il hésitait aussi entre la faillite et la liquidation judiciaire. Mais, dans l’un et l’autre cas, c’était bien la catastrophe.

L’imminence de la culbute finale apparaît dans les répliques de l’acte IV et surtout de l’acte V. C’est Tavernier qui prélève les valeurs du commandant Richard, parce que celui-ci est en Chine pour deux ans. Un peu plus loin, il répond à Vachon, qui essaie sur lui un « tapage » en règle « Je n’ai plus le sou. » Il lui offre, au lieu d’argent, ce qu’il voudra d’actions de la Banque Napolitaine, en lui avouant qu’on ne peut pas les vendre personne n’en veut plus.

Ailleurs, il confie sa détresse à Cerfbier ; Dubler s’est enfui, emportant la caisse ; le Crédit National est en faillite et cette faillite risque d’entraîner la chute de la Banque Napolitaine. Cerfbier, sollicité de prendre à son compte le sauvetage de celle-ci, répond avec mépris « J’ai assez travaillé »

On sent, dans toutes les paroles de Tavernier, l’anxiété de la chute inévitable.

On voit combien le compilateur qui, en 1910, a osé terminer les Polichinelles, s’est peu pénétré des plans et des idées de Becque. Il rend Tavernier richissime par le moyen d’un scandaleux coup de Bourse, et ce scélérat, enrichi par sa scélératesse même, devient tout à coup honnête homme !

Nous savons, par Tavernier, qu’il aura « dans un instant » une assemblée de son Conseil d’administration. Il avait convoqué Cerfbier, précisément pour lui demander son appui avant cette séance.

Il est probable que cette réunion du Conseil devait être la « grande scène de la fin » dont Becque parle dans la note que nous avons citée.

La nouvelle de la faillite ou de la mise en liquidation devait éclater tout d’un coup. Peut-être les fantoches de son Conseil, ainsi qu’il les appelle lui-même, devaient-ils s’emporter contre Tavernier.

Celui-ci n’est pas homme à s’être laissé prendre sans vert. Sur les fonds qu’il a rapportés d’Italie, il a prélevé pour lui cent mille francs. Il est probable qu’il en a prélevé davantage sur la souscription que Legras lui a procurée. Il est traditionnel que les banquiers véreux s’enrichissent de leurs banqueroutes.

Enfin, on peut supposer, puisque nous en sommes aux conjectures, une intrusion violente des « gogos » enfin désabusés.

Ce n’est pas en vain que Becque nous a montré tout le long de sa pièce ceux-ci venant se plaindre de leurs titres perdus. Tavernier, pour ne point voir déposer de plaintes contre lui, que la police tient déjà à l’œil, a remboursé tant qu’il l’a pu. Il a remboursé Blanche Letellier, il a remboursé M. Martineau. Plus tard il rembourse le concierge David, et aussi Virginie Lacerteux.

Becque n’a pas imaginé cette série d’actions concordantes et sans avoir son plan. Tavernier, maintenant, ne peut plus rembourser. Les « gogos », qui jusqu’alors le quittaient en l’appelant leur providence, vont sans doute venir l’abreuver d’injures.

Ces suppositions répondent-elles à peu près à ce que l’auteur avait conçu pour « la grande scène de la fin » ? Becque amenait toujours de très loin ses conclusions. Nous avons cru pouvoir déduire de ce qu’il a établi dans sa pièce ce qu’il aurait établi pour la terminer, en nous appuyant sur le plan que laisse entrevoir la note de ses manuscrits.

 

J. R.

 

Le texte des Polichinelles a été soigneusement révisé sur le manuscrit. Un certain nombre d’erreurs qui s’étaient glissées dans la publication de 1910 ont été redressées.

 

 

ACTE I

 

Le décor, dont la description a disparu dans la mutilation, représente certainement le cabinet directorial de Tavernier. On en trouve quelques indications dans le courant de l’acte.

 

 

...

DUBLER, levant la tête.

M. Lombard, le commissaire de police ?

MORIN.

Oui.

DUBLER.

Qu’est-ce qu’il demande ?

MORIN.

Il demande le patron, parbleu !

DUBLER.

Tu lui as dit que Tavernier était absent ?

MORIN.

Il voudrait voir quelqu’un.

DUBLER.

C’est bien. Je vais le recevoir.

Morin se dirige vers la porte. Le rappelant.

Morin ? Des égards !

Morin sort. Reprenant sa lettre.

« M. Tavernier entend rester fidèle à la devise qu’il a choisie et sur laquelle je me permets d’appeler votre attention : Securitas. Recevez, monsieur l’abbé, nos respectueuses salutations. »

 

 

Scène III

 

DUBLER, LOMBARD

 

LOMBARD.

Bonjour. M. Tavernier est en voyage, à ce qu’on vient de me dire.

DUBLER, qui s’est levé et est allé à lui.

Oui, monsieur Lombard. Voilà bien près d’un mois que M. Tavernier est parti, et son absence, je vous assure, se fait sérieusement regretter.

LOMBARD.

Pourquoi ?

DUBLER.

Vous devez comprendre qu’une maison de cette importance...

LOMBARD, l’interrompant.

C’est bien. Où est M. Tavernier ?

DUBLER.

Je ne pourrais pas vous le dire.

LOMBARD.

Quand revient-il ?

DUBLER.

Nous l’ignorons.

LOMBARD.

Qui est-ce qui le remplace ici ?

DUBLER.

Personne.

LOMBARD.

C’est bien. Vous allez prendre note de ce que je vais vous dire, et, si votre maison ne se met pas tout de suite en règle, c’est vous que je rendrai responsable.

DUBLER.

Vous ne feriez pas ça.

LOMBARD.

Veuillez écouter.

Après avoir tiré de sa poche un papier officiel et tout en le parcourant.

M. Cretet, M. Jules-Hippolyte Cretet, ancien négociant

Dubler sourit.

domicilié à Paris, rue Maubeuge, numéro 277, s’est adressé au procureur de la République pour obtenir la remise de titres qu’il vous a confiés et que vous retenez indûment. Parlez.

DUBLER.

M. Cretet a tort de s’intituler : ancien négociant. C’est un petit commerçant en faillite, pas davantage.

LOMBARD.

Vous êtes au courant de cette affaire ?

DUBLER.

Je ne connais pas un mot de cette affaire. J’ai aperçu ici M. Cretet, qui manque de chic et qui m’a paru fort insolent. Tous nos déposants ne lui ressemblent pas, fort heureusement. Permettez-moi de vous dire, monsieur Lombard, que cette question des dépôts est une des plus complexes ; elle donne beaucoup de mal et l’on n’y gagne rien.

LOMBARD, le regardant fixement.

Croyez-vous ?

Reprenant le papier.

M. Cretet vous a apporté dix obligations de la Ville de Paris sur lesquelles vous lui avez prêté deux mille cinq cents francs.

DUBLER.

Eh bien ?

LOMBARD.

Attendez. L’opération est du trois octobre. Depuis, M. Cretet a remboursé les deux mille cinq cents francs et on ne lui a pas rendu ses titres. Qu’est-ce que vous voyez là de si complexe ?

DUBLER.

Je ne sais rien. Je ne peux rien vous répondre. Je vais écrire tout ce que vous me dites.

Allant à son bureau et écrivant rapidement sur un mémento.

Cretet, Jules-Hippolyte, failli non réhabilité, Maubeuge, 277. Prêt sur titre. Nantissement dix obligations Ville de Paris ; avance deux mille cinq cents. Ce monsieur aurait remboursé. Vérifier et remettre les titres, s’il y a lieu. Voilà.

Il détache la feuille et la pique avec d’autres.

Dès que M. Tavernier sera de retour, c’est la première affaire qu’il examinera, je vous le promets.

LOMBARD.

Quelle est votre partie ici ?

DUBLER.

Ma partie ! Vous voulez dire mon emploi ?

LOMBARD.

Oui.

DUBLER.

Vous le voyez ; j’ai le plaisir de vous recevoir.

LOMBARD, sévèrement.

Répondez autrement à ce que je vous demande.

DUBLER.

Je suis chargé du journal de la maison. M. Tavernier, quand il a le temps, y met quelques lignes et je confectionne le reste.

LOMBARD.

Qu’est-ce que c’est que ce journal ?

DUBLER.

Un petit canard financier.

LOMBARD.

Il se nomme ?

DUBLER.

Le Tuteur.

LOMBARD, tirant un journal de sa poche de derrière.

C’est bien ça ?

DUBLER.

C’est ça même.

LOMBARD.

Une feuille de chantage.

DUBLER.

Non. Une feuille d’annonces. Et quand cela serait. Je connais de bien grosses fortunes, monsieur Lombard, des banquiers qu’on décore aujourd’hui et qui ont commencé avec une feuille de chantage.

LOMBARD.

Qu’est-ce que cette besogne vous rapporte ?

DUBLER.

Cinquante louis.

LOMBARD.

Par an ?

DUBLER.

Par mois.

LOMBARD.

C’est bien payé.

DUBLER.

C’est si précaire !

LOMBARD.

En effet. Et vous êtes content comme ça ? Vous ne cherchez pas une autre place dans une autre maison, une maison bien famée, où vous n’auriez pas le plaisir de me recevoir ?

DUBLER.

Je suis ici en attendant.

LOMBARD.

En attendant quoi ?

DUBLER.

Je m’établirai un jour à mon compte.

LOMBARD.

Vous vous faites la main. C’est bien. Ça vous regarde. Revenons à nos moutons. Le droit de M. Cretet ne fait aucun doute pour nous, je vous en avertis.

DUBLER.

Je ne dis pas non.

LOMBARD.

M. Cretet vous a remis des titres, il faut les lui rendre.

DUBLER.

Je ne demande pas mieux.

LOMBARD.

La situation personnelle de M. Cretet ne vous regarde pas. Si M. Cretet se trouvait en faute avec d’autres, ce que j’ignore, il ne l’est pas avec vous. Vous n’êtes pas juge de la moralité de M. Cretet qui est en droit de suspecter la vôtre.

Vachon est entré sur les derniers mots.

DUBLER, quittant Lombard.

Pardon. Je suis à vous.

Allant à Vachon.

Vous désirez me parler, monsieur Vachon ?

VACHON.

Terminez avec monsieur, j’attendrai.

DUBLER.

Mais je crois que M. Lombard n’avait plus rien à me dire.

Les présentant.

M. Lombard, commissaire de police. M. Vachon, député.

Ils se saluent.

LOMBARD.

Soit ! Je n’insiste pas davantage. C’est bien compris ?

DUBLER.

C’est entendu.

LOMBARD, allant à Vachon, bas.

Est-ce que vous avez des difficultés avec cette maison, monsieur le député ?

VACHON.

Aucune.

LOMBARD.

Il vaudrait mieux me le dire et profiter de ce que je suis là.

VACHON.

Je n’ai besoin de personne.

LOMBARD.

Tant pis. Je me serais mis à votre disposition très volontiers.

VACHON.

Vous faites fausse route, monsieur Lombard. Tavernier est un de mes bons camarades et je venais m’informer de son retour.

LOMBARD.

C’est différent.

À Dubler.

Adieu, mon ami. Veillez, n’est-ce pas, à ce que cette affaire soit arrangée le plus tôt possible et qu’on ne nous adresse plus de plaintes de la même nature.

Il va pour sortir ; revenant à Vachon.

Votre place n’est pas ici, monsieur le député, croyez-moi.

Il sort.

 

 

Scène IV

 

DUBLER, VACHON

 

VACHON.

Qu’est-ce qu’il y a donc, Dubler ?

DUBLER.

Rien.

VACHON.

Pourquoi M. Lombard venait-il vous voir ?

DUBLER.

Une bêtise.

VACHON.

Vous ne vous trompez pas ? Vous savez bien de quoi il s’agit ?

DUBLER.

Certainement.

VACHON.

Qui est-ce qui s’est plaint, dites-le-moi ?

DUBLER.

Un mauvais coucheur dont nous ne pouvons pas venir à bout. Les titres sont égarés ; on lui en a offert d’autres ; qu’il les prenne et qu’il nous fiche la paix.

VACHON.

Vous avez tort, mon cher, de traiter les choses aussi légèrement. La présence d’un commissaire de police est toujours regrettable. Il ne faut pas qu’on voie le commissaire chez Tavernier, quand il va peut-être lancer une grande affaire.

DUBLER.

Êtes-vous bien sûr, monsieur Vachon, que M. Tavernier revienne aujourd’hui ?

VACHON.

Oui, aujourd’hui même. Est-ce que je serais là autrement ? Croyez-vous que j’aurais lâché la Chambre, où l’on discute en ce moment des questions de vie et de mort pour le pays ?

DUBLER.

Je ne dis plus rien.

VACHON.

Il est possible que Tavernier se fasse attendre ; qu’il passe chez Marie avant de venir ici.

DUBLER.

N’en doutez pas. Ah ! bien, elle ferait une belle vie, la dame, s’il ne la voyait pas la première, avant tout le monde.

VACHON.

Elle le mène, n’est-ce pas ?

DUBLER.

Avec une trique.

VACHON.

Qu’est-ce qu’elle lui coûte ?

DUBLER.

Est-ce qu’on sait ?

VACHON.

Il en est donc fou ?

DUBLER.

Il en est fier, c’est bien pis.

VACHON.

Il n’y a pas de quoi, pourtant, quand on la connaît.

DUBLER.

Vous avez été son amant ?

VACHON.

Jamais. J’ai été reçu chez elle comme tout le monde.

DUBLER.

C’est ce que je voulais dire.

VACHON.

Vous ne respectez rien, Dubler. Voici ce que je voudrais pour Tavernier. Je voudrais qu’il rapportât d’Italie une vraie affaire où il gagnerait de l’argent d’abord et qui le poserait définitivement. Il quitterait cette fille ; il se souviendrait qu’il a une femme et deux enfants...

DUBLER.

Il serait député.

VACHON.

Député ! On n’improvise pas un député du jour au lendemain. Non. Il continuerait son métier ; il le ferait en grand au lieu de le faire en petit, avec tous les avantages d’une grosse situation financière, un hôtel, des chevaux, des réceptions...

DUBLER.

Je te crois !

VACHON.

Tenez, Dubler, écoutez un peu. Voilà la mère de Marie qui nous apporte des nouvelles.

DUBLER.

Elle vient peut-être en chercher.

 

 

Scène V

 

DUBLER, VACHON, ÉLISE

 

ÉLISE.

Bonjour, monsieur Dubler. Bonjour, Vachon.

VACHON.

Qu’est-ce que vous venez faire ici ?

ÉLISE.

C’est ma fille qui m’envoie, mon ange de fille ! Eh bien, votre monsieur Tavernier revient-il ou ne revient-il pas ?

VACHON.

Nous l’attendons.

ÉLISE.

C’est que Marie aussi l’attend et elle le travaille ferme, je vous prie de le croire.

VACHON.

Qu’est-ce qu’elle dit ?

ÉLISE.

Elle dit des absurdités, comme toujours. Qu’elle regrette bien ce qu’elle a fait, qu’elle s’est galvaudée avec un financier de bas étage et que, si Tavernier n’est pas arrivé dans une heure, elle ira fiche le feu à sa boutique.

VACHON.

Ici ?

ÉLISE.

Oui, ici.

Ils haussent les épaules.

DUBLER.

Ce ne serait peut-être pas si bête !

À Élise.

Pourquoi votre fille n’est-elle pas venue plutôt que vous ?

ÉLISE.

Ne vous désolez pas, monsieur Dubler. Vous allez peut-être la voir, quand elle aura fini de déjeuner. Elle est à table en ce moment, avec son peintre, une belle passion qui lui est venue là, pour un je ne sais quoi, qui se moque d’elle et de tout le monde.

À Vachon.

Avec Cerfbier, que vous connaissez, je crois.

VACHON.

Certainement. Je l’apprécie beaucoup.

ÉLISE.

Vous dites ?

VACHON.

Je l’apprécie beaucoup.

ÉLISE, après avoir retenu un mouvement.

Et puis, Sabine, que Cerfbier promène aujourd’hui ; c’est le tour de Sabine.

VACHON.

Combien a-t-il de ménages, Cerfbier ?

ÉLISE.

Je lui en connais quatre pour ma part sa femme, d’abord, qui n’a plus voulu le voir quand il a été acquitté. Une blonde déjà mûre qu’on appelle Mme Antoine et qui a une fille de lui. Cette Sabine et Barre de fer, deux grues comme ma fille Si vous me demandez maintenant ce que fait Cerfbier et où il trouve de l’argent pour tout ce monde-là, j’aime mieux ne pas vous répondre. Il faut que les gogos soient bien nombreux en ce monde !

VACHON.

Mais Cerfbier est millionnaire aujourd’hui.

ÉLISE.

C’est bien possible. Grâce aux gogos.

VACHON.

Il a un des plus beaux hôtels de l’avenue du Bois-de-Boulogne.

ÉLISE.

Oui, que les gogos ont payé.

VACHON.

Et je lui connais dans mon département des propriétés considérables.

ÉLISE.

Les gogos. Toujours les gogos.

DUBLER.

Est-elle bête, hein, avec ses go-gos !

ÉLISE, s’éloignant, après un regard de mépris sur Dubler.

Quels gens ! Quel monde ! Je voudrais être morte depuis vingt ans ! Je n’aurais pas vu leur société démocratique ! Je serais partie avec le duc, avec Tronchet, avec mon pauvre Horace, quand il y avait encore des grands seigneurs en France.

 

 

Scène VI

 

DUBLER, VACHON, ÉLISE, MONT-LES-AIGLES

 

MONT-LES-AIGLES, paraissant à la porte.

Est-ce que l’ami est de retour ?

DUBLER, allant à lui.

Nous l’attendons, monsieur le marquis, nous l’attendons d’un moment à l’autre.

MONT-LES-AIGLES.

On a de bonnes nouvelles de lui ?

DUBLER.

Excellentes !

MONT-LES-AIGLES.

Allons tant mieux, je l’aime beaucoup, ce grand garçon-là !

Prenant Dubler par le bras avec la familiarité d’un supérieur.

Dites-moi, mon cher monsieur, je suis sorti sans argent et j’ai une voiture en bas, faites-la payer, je vous prie.

DUBLER.

Je vais vous remettre l’argent, monsieur le marquis, ce sera plus simple. Qu’est-ce qu’il vous faut ?

MONT-LES-AIGLES.

Deux louis me suffiront

DUBLER.

Les voici.

MONT-LES-AIGLES.

Bien obligé.

À Élise.

Comment ça va ?

ÉLISE.

Doucement. Toujours de même. Vous n’entrez pas ?

MONT-LES-AIGLES.

Si. Si. Je règle mon cocher et je reviens tailler une bavette avec vous.

 

 

Scène VII

 

DUBLER, VACHON, ÉLISE

 

ÉLISE, bas, à elle-même.

En voilà un qui a été charmant !

DUBLER, à Vachon.

Vous connaissez ce type ? Mont-les-Aigles que j’ai appelé Mont-les-Oies ; le nom lui est resté.

ÉLISE.

Qu’est-ce qu’il dit ? Qu’est-ce que vous dites ? Ne blaguez donc pas, mon petit, ne blaguez donc pas. Regardez donc ce que vous êtes, avant de vous attaquer aux célébrités du monde parisien. Vous tomberiez de votre cinquième étage si le marquis vous racontait le quart de son existence. À vingt-cinq ans, vous entendez, à vingt-cinq ans, il avait mangé trois millions.

DUBLER.

Avec vous ?

ÉLISE.

Plût à Dieu !

À Vachon.

À vingt-cinq ans, M. de Mont-les-Aigles avait mangé trois millions, c’est joli.

VACHON.

C’est pas mal. Il n’a pas fait que cela ?

ÉLISE.

Il a tout fait, le marquis, tout ! Vous pensez bien que sa famille n’était pas contente. Elle l’a chapitré, interdit, pardonné. Enfin, quand on a vu que le marquis n’était bon qu’à s’amuser, on l’a mis dans [les][3] ambassades. Il a quitté Paris, bravement, pour s’en aller je ne sais où avec le grade de consul et vingt-cinq mille francs de traitement, pas davantage. C’était très courageux de sa part. On l’a reçu là-bas, dans un pays qui n’a pas de nobles chez lui et qui n’en veut pas, avec délire. Toute la société américaine était à ses pieds. Malheureusement le marquis n’a pas été raisonnable. Il a joué, il a perdu, et dame, les dettes d’honneur pour un homme de ce monde-là, c’est la première chose. Il a payé avec la caisse.

VACHON.

Qu’est-ce qu’on a dit ?

ÉLISE.

Rien. Que vouliez-vous qu’on dise ! Un homme de ce monde-là ! M. de Mont-les-Aigles est rentré en France ; sa famille s’est tournée d’un autre côté et a essayé de le marier. On lui a offert les plus beaux partis de la terre, il a tout refusé. Il aimait mieux la vie de garçon, comme il la menait, ça se conçoit. Il en a eu des maîtresses pendant trois ans et il n’y regardait pas avec elles. Au bout de trois ans, sa situation n’était plus tenable.

Regardant Vachon.

On l’a nommé préfet.

VACHON.

Je ne dis rien.

ÉLISE.

Je voudrais pour vous, monsieur Dubler, que vous ayez vu M. de Mont-les-Aigles alors, grand, fort, superbe, un des plus beaux administrateurs qu’ait eus la France !

À Vachon.

Il a enlevé une femme, presque tout de suite, la femme d’un professeur, et il l’a installée publiquement à la préfecture. Tous les hommes n’en font pas autant pour une maîtresse. Il lui a donné des fêtes, des chasses, des revues, jusqu’à une cérémonie religieuse qui était passée de mode et qu’on a rétablie pour elle. Le mari, pendant ce temps-là, avançait toujours. Il est si bon, le marquis, si obligeant avec tout le monde. On l’adorait dans son département et on ne voulait plus le laisser partir.

VACHON.

Qu’est-ce qui l’empêchait de rester ?

ÉLISE.

Des raisons administratives. Des reproches qui lui ont été adressés et qu’il a très mal reçus. Le marquis n’a jamais été un grand comptable. Il ne faisait pas de différence entre ses dépenses et celles de la préfecture.

VACHON.

La caisse encore ?

ÉLISE.

Oui et non.

DUBLER.

Continuez.

ÉLISE.

M. de Mont-les-Aigles, quelque temps après, a hérité d’une fortune considérable et l’on a bien cru qu’il allait se ranger. Il avait réduit ses dépenses, il avait fait une part pour ses créanciers qui ne le volaient plus ; il était alors l’amant d’une femme du monde qui n’aurait pas accepté un sou. Elle l’a quitté pour un artiste, un baryton à la mode. Le marquis a recommencé sa vie de plaisirs et de folies jusqu’au jour où il s’est trouvé complètement ruiné. On lui a offert une recette générale et il en avait besoin.

DUBLER.

Je la connais, l’histoire de sa recette ; elle a failli mal tourner pour lui.

ÉLISE.

Vous ne connaissez rien du tout. On a parlé autrefois d’une jeune personne, c’est ce que vous voulez dire, que le marquis aurait compromise et dont les parents se seraient fâchés. Avec ça qu’on séduit les filles qui ne s’y prêtent pas. Voici la vérité qui est bien différente M. de Mont-les-Aigles, dans ses nouvelles fonctions, se trouvait tous les jours en rapport avec des banquiers, des faiseurs, des flâneurs, comme notre ami Cerfbier, je cite celui-là pour ne pas en nommer un autre. Ces messieurs l’avaient entraîné dans leurs entreprises et seraient arrivés certainement à le compromettre ; il a démissionné à temps.

VACHON.

Avec un déficit ?

ÉLISE.

Très peu de chose.

VACHON.

C’est tout ?

ÉLISE.

C’est tout.

VACHON.

Est-ce qu’il est quelque part, maintenant ?

ÉLISE.

Oui. Il est dans les haras. Une méchante place qu’il a acceptée, comme il dit, en fermant les yeux. Ça paie ses voitures.

DUBLER.

Pas toujours.

ÉLISE.

Quelle belle vie, hein ?

VACHON.

Une vie qui ne serait plus possible aujourd’hui. Des fonctions importantes données à un incapable d’abord, à un coupable ensuite. On ne discute pas de pareils abus, on y met la hache !

ÉLISE.

La hache ! Vous avez mis la hache quelque part ? On en fait le double avec vous, le triple, le quatriple. Vous avez raison, mon ami. Il y avait bien des vices autrefois, bien des vices ; mais ça ne sortait jamais d’un certain monde. Toutes les saletés se passaient dans la bonne société. Quand un scandale éclatait quelque part, on ne regardait pas en bas, on regardait en haut ; il fallait être un personnage pour tout se permettre.

 

 

Scène VIII

 

DUBLER, VACHON, ÉLISE, MONT-LES-AIGLES

 

MONT-LES-AIGLES, dépose sa canne et son chapeau sur la table, va vivement à Élise et lui prend les mains dans les siennes.

Bonjour, ma chère ; je suis bien aise de vous rencontrer.

ÉLISE.

Toujours heureux, marquis ?

MONT-LES-AIGLES.

Il le faut bien.

Montrant le livre qui sort de son manchon.

Qu’est-ce que vous lisez en ce moment ?

ÉLISE.

Un roman, à mon âge !

MONT-LES-AIGLES.

Nous n’avons plus nos conteurs d’autrefois qui nous faisaient battre quelque chose là.

ÉLISE.

Ils sont partis, avec le reste !

MONT-LES-AIGLES.

Marie va bien ?

ÉLISE.

Ma fille se porte toujours bien. Pourquoi ne venez-vous plus la voir ?

MONT-LES-AIGLES.

Je ne peux pas. J’ai contracté amitié avec Tavernier, il ne faut pas qu’on me trouve chez sa maîtresse. Je sais bien que j’ai connu Marie avant lui.

ÉLISE.

Que de délicatesse, mon cher marquis ! Les autres sont bien loin de vous ressembler.

MONT-LES-AIGLES.

Chacun son genre, n’est-il pas vrai ? Qu’est-ce qu’elle a fait, Marie, de son hôtel ? Elle l’a vendu ?

ÉLISE.

Oui. Elle l’a remplacé par une maison de rapport.

MONT-LES-AIGLES.

Je la reconnais bien là. On peut parler de Marie à cœur ouvert ?

ÉLISE.

Allez, allez, vous n’en direz jamais tout ce que j’en pense.

MONT-LES-AIGLES.

Elle a été fort jolie, votre fille, elle avait de qui tenir, et elle n’est pas sotte, bien loin de là. Mais que de défauts, ma chère, que de défauts, si on voulait les compter. L’insolence, l’aigreur, la férocité parfois. Et puis cette détestable avidité dont elle s’est fait une règle de conduite. Je ne regrette pas, vous me connaissez, les quelques billets de mille francs que j’ai laissés chez elle ; ça a payé le blanchissage. J’en parle en ami, en homme de plaisir et d’expérience. Nous ne demandons qu’à être volés ; nous savons bien que nous le serons ; mais nous voulons l’être galamment. Qu’est-ce qu’elle a dit lorsqu’elle m’a vu disparaître subito ?

ÉLISE.

Rien. Elle n’avait jamais beaucoup compté sur vous.

MONT-LES-AIGLES.

Voici pourquoi je suis parti. J’ai raconté l’histoire dans le temps à mon cercle où l’on s’en est beaucoup amusé. Un matin, le dernier matin que j’ai passé chez elle, j’avais affaire et il était convenu que je m’échapperais de bonne heure. Elle dormait ; je m’en vais sans la réveiller. Et qu’est-ce que je trouve, attendant gravement dans le salon les ordres de madame ? Son notaire, son agent de change et son huissier ! Elle a un huissier, paraît-il, qui instrumente pour elle. Le monde retourné ! Ma foi, je me suis dit « Des noceuses de cet acabit, ce n’est plus de mon âge ni de mon temps »

ÉLISE.

Vous ne m’apprendrez rien, marquis. Je suis aux fauteuils d’orchestre, c’est le cas de le dire, et je vois bien la différence des femmes d’aujourd’hui avec celles d’autrefois.

Avec conviction.

Nous ne valions peut-être pas cher, mais nous valions mieux. Nous étions plus modestes d’abord. Nous ne pensions pas que l’état que nous faisions fût très relevé. Nous avions notre point d’honneur à nous qui nous défendait de penser au lendemain. Quand mon premier amant m’a quittée pour se marier, il était temps qu’il y songeât, il m’a priée d’accepter une rente de douze cents francs. J’étais humiliée. Je ne l’étais pas du chiffre ; je l’étais de l’intention. Je me disais : « Mais qu’est-ce qu’il croit donc ? Est-ce que je ne suis plus ni jeune ni jolie ? Croit-il que je vais mourir de faim et de soif parce que je ne l’aurai plus ? » Je l’ai remplacé séance tenante et ce n’est que quatre ans plus tard, un jour de débine, que je me suis rappelé son inscription qui moisissait dans un vieux pot. Voilà comme nous étions !

MONT-LES-AIGLES.

Et vous étiez très bien ! Vous étiez charmantes ! Quel est ce monsieur qui cause avec le suppléant de Tavernier[4] ?

ÉLISE.

Un député.

MONT-LES-AIGLES, complaisamment.

Ah !

ÉLISE.

Un député de la gauche.

MONT-LES-AIGLES.

Je le pensais bien.

ÉLISE.

Voulez-vous que je vous le présente ? Il sera très flatté de vous connaître.

MONT-LES-AIGLES.

Très volontiers.

ÉLISE.

Vachon, approchez un peu. M. de Mont-les-Aigles.

Ils se saluent.

MONT-LES-AIGLES.

Eh bien, Monsieur, vous êtes satisfait. Voilà votre gouvernement républicain qui s’établit peu à peu.

VACHON.

Cette constatation, monsieur le marquis, est bien précieuse de votre part.

MONT-LES-AIGLES.

Chacun son tour, comme dit le proverbe ; le vôtre est arrivé, je vous en félicite. Allez, maintenant, marchez. Faites bien, faites mal, faites ce qu’il vous plaira, la maison est à vous. Il y a un point pourtant que vous ne devez jamais oublier. Soyez gais, Messieurs, soyez très gais ; la France veut des hommes d’esprit à sa tête. J’ai eu l’honneur de représenter mon pays à l’étranger et j’ai contribué, je crois, à le faire aimer. Étais-je plus capable qu’un autre ? Non. Je traitais légèrement les affaires sérieuses, ç’a été mon seul mérite.

Plus près et plus bas.

Si ce qu’on raconte tout bas est vrai, le péché s’est introduit parmi vous. Vous n’êtes pas les puritains que vous nous aviez promis. Ne vous défendez pas. Votre parti n’en est que plus intelligent et plus estimable à mes yeux.

VACHON.

Vous devriez venir avec nous, marquis, et mettre tant de brillantes qualités à notre service.

MONT-LES-AIGLES.

On se moquerait de moi, mon cher ; je suis trop vieux pour trahir.

VACHON.

Quelle blague que la politique ! Trois ou quatre mots qui nous séparent.

MONT-LES-AIGLES.

Vous voyez pourtant qu’on se rencontre.

VACHON.

Et qu’on se serre la main, n’est-ce pas ?

Vachon lui tend timidement une main ; Mont-les-Aigles la lui prend de la main gauche, en lui frappant familièrement sur l’épaule de l’autre.

 

 

Scène IX

 

DUBLER, VACHON, ÉLISE, MONT-LES-AIGLES, CERFBIER, TOTO, MARIE, SABINE

 

MARIE, entrant la première.

Qu’est-ce que c’est ? On attend donc M. Tavernier de tous les côtés, chez moi, chez lui, et dans le grand monde aussi, probablement !

À Mont-les-Aigles qui est allé à elle.

Ne me parlez pas, Mont-les-Aigles, je ne vous connais plus. Vous m’avez lâchée comme une fille ! Bonjour, Vachon.

VACHON.

Il faut que je cause avec vous.

MARIE.

Inutile. Je sais ce que vous voulez me demander. Nous recommencerons peut-être, je ne dis pas non, mais pas en ce moment. J’ai bobo à mon cœur !

VACHON.

Il ne s’agit pas de votre cœur.

MARIE.

Qu’est-ce qu’il y a ?

VACHON.

Il y a que vous n’êtes pas prudente et que vous parlez de Tavernier dans des termes qui ne sont convenables ni pour lui ni pour vous.

MARIE.

Mêlez-vous de vos affaires, mon cher. Je ne vous dois rien et je ne connais pas encore la couleur de vos remerciements.

Se retournant vers les autres.

Qu’est-ce que vous dites donc là, tout bas ? Allez, Cerfbier, allez. Je vous devine, mon ami. Je pense bien qu’un vieux roublard comme vous a des raisons de s’y connaître. Tavernier ne reviendra pas, voilà ce que vous pensez.

CERFBIER, s’avançant.

Nous parlions de vous, ma chère Marie, nous ne parlions pas de Tavernier.

MARIE.

Répondez donc. Tavernier reviendra-t-il ?

CERFBIER.

Je n’ai aucune raison d’en douter.

VACHON.

Et moi j’ai cent mille raisons pour en être sûr.

MARIE.

Cent mille ! Rien que ça ! Il faut que Tavernier et vous vous ayez commis quelque crime ensemble, s’il vous en conte plus long qu’à sa maîtresse. Il y a un cadavre, bien sûr.

SABINE, s’approchant.

Tais-toi donc ; tu ennuies ces messieurs[5].

MARIE.

Ils me dégoûtent, tes messieurs Toto, viens m’embrasser.

TOTO.

Allons bon, voilà que j’écope à mon tour.

MARIE.

Toto, viens m’embrasser.

TOTO.

Plus tard... quand Tavernier sera là...

MARIE.

Je te prie, pour la troisième fois, de venir m’embrasser.

TOTO.

Laisse-moi tranquille ou j’appelle Mme Cardinal à mon secours.

ÉLISE.

Je vous défends, vous m’entendez...

MARIE.

Toi, tu vas me faire le plaisir de te taire. C’est bien, Toto, je m’en souviendrai. Vous ne voyez donc pas que je me moque de vous. M. Vachon, qui sait tout, sait que Tavernier doit revenir aujourd’hui ; il se trompe, M. Vachon ; Tavernier devait revenir hier. C’est comme ça, mon bonhomme. Je voulais avoir mon amant à moi toute seule et le mettre en garde contre les effusions de la première heure, j’en ai bien le droit. Et puis, Tavernier m’a télégraphié au dernier moment qu’il était retenu par des formalités. Qu’est-ce que c’est que ça, des formalités ? Son affaire est-elle faite ou est-elle manquée ? Je suis bien sûre aussi qu’il reviendra, on n’a pas besoin de me le dire. Il est parti avec mille francs 1 On ne prend pas mille francs quand on s’en va pour toujours. Mais qu’est-ce que ça me fiche qu’il revienne, s’il ne rapporte rien dans ses poches et s’il ne lui reste que cette baraque dont il ne peut plus tirer un sou !

VACHON.

Je sais et je vous affirme que son affaire est faite.

MARIE.

Pourquoi ne pas le dire, alors ?

VACHON.

Il vous l’aura écrit cent fois.

MARIE.

Qu’est-ce que c’est que ça, des formalités ?

VACHON.

Une signature qu’on attend.

MARIE.

Et qu’on vous refuse.

Pierre entre avec des bagages.

VACHON.

Retournez-vous et regardez ; voilà qui va nous mettre d’accord.

DUBLER, à Pierre.

M. Tavernier est arrivé ?

PIERRE

Monsieur descend de voiture.

MARIE, à elle-même.

Je le verrai bien tout de suite si son affaire est faite ; je n’ai pas besoin qu’il m’en dise long.

TAVERNIER, du dehors, bruyamment.

Taisez-vous, cocher ! Je vous apprendrai à qui vous avez affaire. Je suis M. Tavernier, banquier.

MARIE.

Il a réussi.

 

 

Scène X

 

LES MÊMES, TAVERNIER

 

TAVERNIER, en costume de voyage, une valise à la main.

Ah ! voilà de bons amis qui ont pris la peine de venir m’attendre.

Il dépose sa valise sur la table ; tendant la main à Cerfbier.

Bonjour, Cerfbier.

CERFBIER.

Il faut vous féliciter ?

TAVERNIER.

Certainement.

MONT-LES-AIGLES.

Je suis bien heureux de vous revoir, mon cher ami.

Ils se serrent la main.

TAVERNIER, à Vachon.

Tu vas bien, toi ?

VACHON.

Très bien.

Plus près et plus bas.

C’est enlevé ?

TAVERNIER.

C’est enlevé. Je reviens avec des actionnaires.

VACHON.

Tu n’as pas perdu de temps.

TAVERNIER.

J’ai ton affaire dans ma poche ; ne t’en va pas sans que je te l’aie donnée.

Il ôte son chapeau, le pose sur la table, se rajuste et va à Marie.

MARIE.

Eh bien ? Quand tu en auras assez de ces messieurs, tu me diras peut-être bonjour.

TAVERNIER.

Je viens de chez toi.

MARIE.

Avec un retard de vingt-quatre heures.

TAVERNIER.

Je t’ai télégraphié.

MARIE.

Tais-toi. Mets tout ce monde-là à la porte ; tu me donneras tes explications après.

Il la quitte.

Sabine ?

Bas.

Dis à Toto qu’il vienne me parler.

TAVERNIER, à Mont-les-Aigles.

Excusez-moi, mon cher marquis, je n’ai pas vu ma maîtresse depuis un mois.

MONT-LES-AIGLES.

C’est trop juste. Les Italiens ont bien fait les choses ?

TAVERNIER.

Très bien.

MONT-LES-AIGLES.

Tant mieux. Ils se sont conduits en gens d’esprit.

MARIE, à Toto.

Chez toi, dans deux heures.

TOTO.

Je ne peux pas.

MARIE.

Qu’est-ce que tu fais donc ?

TOTO.

Je me balade avec Éphraïm.

MARIE.

Éphraïm ! C’est une femme ?

TOTO.

Comment ? Une femme ! Tu ne connais pas Éphraïm ?

MARIE.

Je ne connais que lui. Qu’est-ce qu’un imbécile comme Éphraïm peut avoir de commun avec toi qui as de l’esprit et des idées pour quarante personnes.

TOTO.

Il m’achète de la peinture.

MARIE.

Tu vois bien que c’est un imbécile.

Ils rient.

Chez toi, dans deux heures.

TOTO.

Je ne peux pas.

MARIE.

Tu me refuses ?

TOTO.

Je me balade avec Éphraïm.

MARIE.

Lâche-le.

TOTO.

Il ne m’achèterait plus de peinture.

MARIE.

Je te la paierai, moi, ta peinture.

TOTO.

Je n’expose pas dans les chambres à coucher.

Ils rient.

MARIE.

Chez toi, dans deux heures.

TOTO.

Il n’y a donc pas moyen de remettre ça ?

MARIE.

Je suis très pressée.

TOTO.

C’est bien. On y sera.

TAVERNIER, à Vachon.

Je ne me trompe pas. C’est bien six mille francs que tu m’as demandés ?

VACHON.

Oui, six mille.

TAVERNIER.

Les voici. Tu donneras un reçu à la caisse en t’en allant.

VACHON.

À bientôt.

TAVERNIER.

À bientôt.

MARIE, à Cerfbier.

Vous seriez gentil avec mon homme, s’il avait besoin d’un coup de main ?

CERFBIER.

Certainement. Tavernier me trouvera à sa disposition.

MARIE.

Dis-lui donc, mon petit Cerfbier, qu’il me donne un hôtel.

CERFBIER.

À quoi bon ? Vous avez vendu le mien.

MARIE.

Eh bien Est-ce que ce n’est pas plus convenable[6] ? Je ne veux pas que ce qui me vient de l’un puisse servir à l’autre. Qui m’aime, me loge ! Adieu, Sabine ! Adieu, Toto.

 

 

Scène XI

 

MARIE, TAVERNIER

 

MARIE.

Ferme ta porte. Tout à fait. C’est bien le moins que nous soyons seuls un instant. Maintenant, regarde-moi. Tu ne m’as pas trompée ?

TAVERNIER.

Je me fichais pas mal des femmes ! J’avais de quoi m’occuper plus sérieusement.

MARIE.

Réponds-moi autrement. Dis-moi non, je ne t’ai pas trompée.

TAVERNIER.

Non, je ne t’ai pas trompée.

MARIE.

Tu me le jures.

TAVERNIER.

Je te le jure.

MARIE.

Ce n’est pas le banquier, plus ou moins véreux, qui me fait ce serment c’est l’amant de Marie Titard ?

TAVERNIER.

C’est l’amant de Marie Titard.

MARIE.

C’est bon. Je te crois. Et puis, tu sais, si tu m’avais fait quelque ignoble infidélité, ça me serait bien égal. Quand on a une maîtresse comme moi et qu’on la trompe, on est un niais et un goujat.

TAVERNIER.

Tu as fini ? Veux-tu me permettre de t’embrasser, maintenant ?

MARIE.

Comme te voilà, là, avec une barbe pas faite et des habits qui puent le charbon.

Lui donnant la main à baiser.

Contente-toi de ça pour le moment. Tu es heureux ?

TAVERNIER.

Oui.

MARIE.

Très heureux ?

TAVERNIER.

J’ai obtenu ce que je désirais. Comment le public prendra-t-il l’affaire, c’est lui qui nous le dira.

MARIE.

Qu’est-ce que c’est que cette affaire ?

TAVERNIER.

Je ne vais pas perdre mon temps à te l’expliquer.

MARIE.

Et puis, tu ne le sais peut-être pas très bien toi-même ? Ça s’appellera ?

TAVERNIER.

La Banque Napolitaine.

MARIE.

Pas mal. Et qu’est-ce qu’on fera dans cette banque[7] ?

TAVERNIER.

Ce qui se fait dans toutes les banques du même genre.

MARIE.

Ça ne tiendra pas. Tu as rapporté de l’argent ?

TAVERNIER.

Oui.

MARIE.

Beaucoup ?

TAVERNIER.

Beaucoup. De l’argent qui ne m’appartient pas.

MARIE.

Je ne te demande pas ça. Combien ?

TAVERNIER.

Sept cent mille francs.

MARIE, soulignant.

Sept cent mille francs ? Mais il est très fort, mon homme, très fort ! Il est bien plus malin que je ne croyais. Sept cent mille francs ?

TAVERNIER.

Ce sont des souscriptions.

MARIE.

Ne me donne pas de détails. Le chiffre me suffit. Eh bien, là, vrai, il était temps que tu remontes sur ta bête. J’allais te quitter.

TAVERNIER, allant à elle le poing fermé, bas.

Salope !

MARIE.

Tu as bien dit ça.

Elle lui redonne sa main à baiser.

Je plaisante, nigaud. On sait bien ce que c’est que les gens d’affaires. Ils n’ont pas le sou un jour et ils remuent des millions le lendemain. Seulement il ne faut pas perdre de temps avec eux. Est-ce que tu m’as fait ma part, oh ! une bien petite part sur tes sept cent mille francs ?

TAVERNIER.

Je te répondrai ce soir.

MARIE.

Pourquoi ce soir ?

TAVERNIER.

J’ai d’autres choses à te dire.

MARIE.

Causons, mon ami. On ne t’attend pas ni moi non plus. Causons tant que tu voudras.

TAVERNIER.

Ce soir.

MARIE.

Non, tout de suite. Je ne veux pas sortir d’ici avec de vilaines idées sur mon amant. Donne-moi ce que tu voudras mais que je l’aie là, en partant, dans ma pochette.

TAVERNIER.

Assieds-toi.

MARIE.

Où vas-tu ?

TAVERNIER.

Je vais sonner.- Je vais envoyer chercher de l’argent.

MARIE.

Sonne, mon ami, sonne bien fort.

Tavernier, après avoir sonné, va à la table, ouvre la valise, en tire un portefeuille et plusieurs traites.

Comment ? Tu déballes, maintenant ! En voilà des histoires pour la chose la plus simple du monde.

TAVERNIER.

Où vois-tu des histoires ? Je prends ce qu’il me faut.

PIERRE, entrant.

Monsieur m’a appelé.

TAVERNIER.

Pierre, le caissier est là ?

PIERRE.

Oui, Monsieur.

TAVERNIER.

Qu’est-ce qu’il fait ?

PIERRE.

Pas grand’chose.

TAVERNIER.

Envoyez-le-moi.

PIERRE.

Oui, Monsieur.

Il sort.

MARIE.

Tu sais que ce garçon ne voulait pas me laisser entrer, tout à l’heure ; je l’ai joliment enlevé.

TAVERNIER.

Fais-moi le plaisir, maintenant, de te tenir tranquille. Duroc va venir. Que je sois un peu le maître dans mes bureaux.

MARIE.

Oui, monsieur le directeur.

DUROC, entrant.

Je vous salue, monsieur Tavernier.

TAVERNIER.

Bonjour, Duroc.

DUROC.

Vous avez fait un bon voyage ?

TAVERNIER.

Excellent. Il ne s’agit pas de mon voyage pour l’instant, Duroc. Qu’est-ce que vous avez en caisse ?

DUROC, après ravoir regardé.

Deux francs soixante.

TAVERNIER.

Il n’est rien rentré ?

DUROC.

Rien.

TAVERNIER.

Ne vous laissez donc jamais acculer comme ça. Tenez, prenez toutes ces traites. Il y en a une sur Thomassin. Portez-la-lui et qu’on me l’escompte immédiatement. Il vous faut cinq minutes, Duroc, allez, et que je n’attende pas.

Duroc sort.

MARIE.

Tu n’es pas drôle, sais-tu, quand tu commandes.

TAVERNIER.

Je vais me gêner avec mes employés.

MARIE.

Tu ne parlerais pas comme ça, à moi ?

TAVERNIER.

J’ai peut-être tort.

MARIE.

Essaie !

TAVERNIER, allant s’asseoir auprès d’elle.

Comment as-tu passé ton temps, en mon absence ?

MARIE.

Cerfbier pourra te le dire ; nous nous sommes vus presque tous les jours. Nous avions fait un arrangement. Je le recevais avec Sabine et il m’emmenait dîner avec Barre de fer.

TAVERNIER.

Il a été aimable ?

MARIE.

Comme il l’est toujours. Qu’est-ce que tu penses ? Si j’avais voulu de Cerfbier pour amant, il y a longtemps que ce serait fait. J’ai été chez Toto, à son atelier, bien entendu. Es-tu jaloux aussi de celui-là ? Il me dit des choses, ce garçon ! Que je suis la seule femme qu’il estime et qu’il voudrait épouser !

TAVERNIER.

C’est un homme que tu peux voir ?

MARIE.

Toto ! Il est plus honnête que toi ! Devine, maintenant, la visite que j’ai reçue, pour une affaire de théâtre ? Templier, le directeur de l’Odéon. Il m’a suppliée de rentrer chez lui.

TAVERNIER.

Qu’est-ce que ça me coûtera ?

MARIE.

Ça ne te coûtera rien, j’ai refusé.

TAVERNIER.

Est-ce qu’il avait quelque chose pour toi ?

MARIE.

Oh ! Il est très fin, Templier ! Il avait quelque chose pour moi, justement, et qui me convenait sous tous les rapports ; une fantaisie en vers où j’aurais montré mes formes.

TAVERNIER.

Je ne le veux pas.

MARIE.

Je pensais bien que tu ne le voudrais pas.

Se frottant à lui.

Canaille ! Tu les aimes donc bien, mes formes ! Tu sais qu’elles sont à toi, rien qu’à toi.

TAVERNIER.

C’est bien ainsi que je l’entends. Je ne demande pas mieux que tu rentres au théâtre. Je donnerai ce qu’il faudra, mais si on t’apportait une pièce propre, où il n’y aurait pas de coquins, pas de Nanas, sans leur sale naturalisme.

MARIE.

Cinq actes d’Ohnet !

TAVERNIER.

Voilà ce qu’il faudrait.

MARIE.

Et un rôle de femme du monde.

TAVERNIER.

Ça t’irait si bien.

MARIE.

Ne comptes pas là-dessus, mon ami. Je sais ce qu’il faut pour réussir au théâtre. Il faut se vautrer avec tout le monde. Ça ne te conviendrait pas, n’est-ce pas, ni à moi non plus.

Duroc rentre.

TAVERNIER.

C’est bien, Duroc, posez les fonds là.

DUROC.

Vous ne comptez pas, monsieur Tavernier ?

TAVERNIER.

Je vous rappellerai tout à l’heure.

DUROC.

J’aimerais mieux que monsieur Tavernier comptât tout de suite, pour ma décharge.

TAVERNIER.

Allez, Duroc, allez.

Duroc sort ; Tavernier se dirige vers l’argent, fait un petit bouquet de billets de banque et revient à Marie.

Voici ta part.

MARIE.

Comme elle est légère ! Qu’est-ce que tu me remets là ?

TAVERNIER.

Dix mille.

MARIE.

Que ça ! On le voit bien que cet argent ne t’appartient pas.

Tout en retournant au canapé où elle a déposé le sac qu’elle avait à la main et dans lequel elle serre les billets.

J’attends toujours l’hôtel que tu m’as promis.

TAVERNIER.

Je t’ai donné un terrain.

MARIE.

Je me fiche pas mal d’un terrain, si on ne bâtit rien dessus. Tâche donc un peu, avec ta banque, de décrocher une fortune. Fais comme les autres. Imite Cerfbier, ça vaudrait mieux que d’être jaloux de lui. Ah ! Il est bien simple, Cerfbier ; il ne fait d’embarras avec personne. Il ne crie pas dans les rues : « Je suis M. Cerfbier et ce qu’il achète cent francs, il le revend le double, c’est un principe chez lui.

Pierre rentre.

TAVERNIER.

Qu’est-ce qu’il y a ?

PIERRE.

Monsieur veut-il me permettre de lui dire un mot ?

Tavernier va à lui.

Madame est là.

TAVERNIER.

Ma femme ?

PIERRE.

Oui, Monsieur.

TAVERNIER.

Elle savait donc que je reviendrais aujourd’hui ?

PIERRE.

Il faut le croire, Monsieur.

TAVERNIER.

Et on lui a dit que j’étais de retour ?

PIERRE.

Elle avait vu monsieur.

MARIE.

Si je suis de trop, dites-le-moi, je vais vous laisser causer ensemble.

TAVERNIER.

Reste là, je te prie.

MARIE.

Qu’est-ce que c’est ?

TAVERNIER.

C’est ma femme, si tu tiens à le savoir.

MARIE.

Qu’est-ce qu’elle veut ?

TAVERNIER.

Elle veut de l’argent, parbleu !

MARIE.

Donne-lui cent francs.

TAVERNIER.

Bête ! Qu’est-ce qu’elle ficherait de cent francs, avec deux enfants ?

Revenant à Pierre.

Dites à madame que je ne veux pas la voir ; qu’elle me fait le plus grand tort en se montrant dans mes bureaux et que vous lui porterez ce soir ce qu’elle attend.

PIERRE.

Monsieur n’oubliera pas ?

TAVERNIER.

Allez, Pierre.

Il sort

Je n’y comprends rien avec ma femme. Il faut que quelqu’un la renseigne ou qu’elle m’espionne bien habilement ; elle sait tout ce que je fais, tout. Elle m’aime, celle-là.

MARIE.

Reprends-la alors et quittons-nous ; ce serait bien préférable pour tout le monde. Qu’est-ce que tu voulais me dire encore ?

TAVERNIER.

Plus tard.

MARIE.

Je t’écoute.

TAVERNIER.

Un autre jour.

MARIE.

Allons, parle, n’est-ce pas, et finissons-en.

TAVERNIER, après avoir été prendre le portefeuille.

Voici un portefeuille que je te prie de me garder.

MARIE.

Bien.

TAVERNIER.

Il y a cent mille francs dedans.

MARIE.

Très bien.

TAVERNIER.

C’est un de mes amis d’Italie qui l’a déposé entre mes mains.

MARIE.

Je ne te crois pas. Tu n’as pas un ami en Italie, ou ailleurs, qui te confierait cent mille francs. Dis-moi la vérité.

TAVERNIER.

Tu as raison. Je n’ai pas besoin de me gêner avec toi. Tu dois te rendre compte, s’il m’arrivait une catastrophe, que ce serait autant de ta faute que de la mienne.

MARIE.

Après ?

TAVERNIER.

J’ai mis de côté ces cent mille francs pour les retrouver en cas de malheur. Je te demande de les prendre chez toi où ils seront mieux que partout ailleurs.

MARIE.

Je veux bien. Il faut que tu aies un joli aplomb pour me donner cent mille francs à te garder et me refuser un petit hôtel qui ne te coûterait pas davantage. Ça ne fait rien. Les hommes sont tous les mêmes ; ils ne, pensent qu’à eux. Je vais mettre ton portefeuille dans ma caisse, qui me paraît un peu plus sérieuse que la tienne et qui renferme plus de deux francs soixante, je te prie de le croire. Tu as de la chance d’avoir une maîtresse comme moi, une femme, à Paris, qui ne doit pas un sou et qui a une caisse où personne ne peut venir mettre le nez. Ouvre ton bureau, maintenant. Allons, ouvre ton bureau et assieds-toi. Que je te voie au travail avant de partir. À ce soir, mon ami.

Arrivée à la porte.

Je vais montrer mes dix mille francs à Toto ; ça ne servira à rien avec lui, mais c’est toujours d’un bon exemple.

 

 

Scène XII

 

TAVERNIER, puis PIERRE

 

TAVERNIER.

En marche !

Il trouve un papier.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

Lisant.

« Quand la propriété est menacée, la société chancelle sur sa base. » Dubler aurait dû finir cet article et le mettre dans le Tuteur depuis longtemps.

Il sonne ; Pierre entre.

M. Dubler est là ?

PIERRE.

Oui, Monsieur.

TAVERNIER.

M. Duroc, M. Morin, tout le monde est là ?

PIERRE.

Oui, Monsieur.

TAVERNIER.

On a pris du bon temps en mon absence ; j’espère que ces messieurs m’en tiendront compte et qu’on va travailler jour et nuit, s’il le faut.

PIERRE.

Oui, Monsieur. Monsieur sait qu’il est venu un commissaire de police ?

TAVERNIER, de haut.

Qu’est-ce qu’il a dit ?

PIERRE.

Il a dit qu’il reviendrait.

 

 

ACTE II[8]

 

Une salle de Conseil d’administration. Au fond, porte à deux battants ; portes latérales à deux battants également. Le milieu de la scène est occupé par la salle du Conseil. Au-dessus de la table, un lustre et, pendant sur le lustre, plusieurs cordons de sonnette. À droite, au premier plan, en scène, faisant face au public, un bureau. Des sièges uniformes.

 

 

Scène première

 

LOMBARD, DUBLER

 

Dubler paraissant le premier par la porte du fond.

DUBLER.

Entrez, monsieur Lombard. Je vais annoncer à M. Tavernier que vous êtes là.

LOMBARD.

M. Tavernier ne se tient donc plus chez lui ?

DUBLER.

M. Tavernier a deux maisons maintenant, celle que vous connaissez et la Banque Napolitaine où vous êtes.

LOMBARD.

Qu’est-ce que c’est que ça, la Banque Napolitaine ?

DUBLER.

Une belle société au capital de dix millions, que M. Tavernier est en train de fonder.

LOMBARD.

Il fonde maintenant, M. Tavernier ?

DUBLER.

Il fonde, oui... Il fusionnera peut-être un jour.

LOMBARD.

C’est donc mieux, fusionner ?

DUBLER.

Fusionner ! Il faut être quelqu’un, monsieur Lombard, pour fusionner ! Quand on en arrive là, à fusionner couramment, on est un prince de la finance.

LOMBARD.

C’est bien. Veuillez prévenir M. Tavernier que je l’attends.

DUBLER, revenant.

C’est toujours le citoyen Cretet qui vous envoie ?

LOMBARD.

Allez, allez.

Dubler sort par la droite.

 

 

Scène II

 

LOMBARD, puis TAVERNIER

 

LOMBARD, seul.

Je ne sais pas lequel vaut le mieux, du patron ou de son élève. Je crois que la même fin leur est réservée. Ces messieurs s’appellent des décadents ; ils ont raison ce sont bien des décadents et de la pire espèce !

TAVERNIER, entrant par la droite avec un énorme portefeuille qu’il jette sur la table très dégagé.

Bonjour, monsieur Lombard. Voilà la seconde fois, à ce qu’on me dit, que vous prenez la peine de venir me voir. Qu’est-ce qu’il y a ?

LOMBARD.

Vous ne savez rien ?

TAVERNIER.

Rien.

LOMBARD.

On ne vous a pas averti ?

TAVERNIER.

Non, M. Dubler ne m’a pas averti, il a eu tort.

LOMBARD.

Eh bien, nous reprendrons par le commencement.

Il tire des papiers de sa poche de côté.

TAVERNIER.

Dites-moi, monsieur Lombard, est-ce bien grave ce qui va se passer entre nous ? Nous ne pourrions pas remettre cette conférence à un autre jour ? Je vous reçois, en ce moment, dans la salle du Conseil de la Banque Napolitaine et mes associés, les fondateurs de la Société avec moi, attendent là,

Il montre la porte de droite.

attendent impatiemment que j’ouvre la séance.

LOMBARD, après avoir rentré ses papiers.

Ouvrez votre séance, je repasserai.

Le regardant dans la figure.

Nous sommes gens de revue.

Il s’éloigne.

TAVERNIER, le rejoignant.

Monsieur Lombard ?

LOMBARD.

Votre séance est bien plus intéressante.

TAVERNIER.

Restez, je vous en prie,

Lombard s’arrête.

que je sache au moins ce qui vous amène.

LOMBARD, revenant sur lui, sévèrement.

Êtes-vous disposé à m’écouter ?

TAVERNIER.

Parlez, ces messieurs attendront.

LOMBARD, après avoir repris ses papiers.

Je me suis présenté dernièrement dans vos bureaux avec une plainte portée contre vous par un de vos déposants et que le parquet m’avait chargé de vous transmettre. M. Cretet.

TAVERNIER, l’interrompant.

C’est un coquin !

LOMBARD.

Voyons, voyons, monsieur Tavernier, votre attitude n’a pas été bien bonne jusqu’ici, veillez sur vous.

Reprenant.

M. Cretet, le déposant en question, dans une nouvelle lettre qu’il vient d’écrire au procureur de la République et qu’il fera suivre, s’il le faut, d’une consultation en règle, expose « qu’il est très légitimement propriétaire des obligations que votre maison lui retient ; qu’il est en droit de les posséder ; et que d’ailleurs la faillite qu’on lui oppose n’est qu’un prétexte absolument fantastique ; qu’en effet, on lui a offert plusieurs fois de lui remettre d’autres titres en échange des siens et qu’il ne tenait qu’à lui de les accepter B. Pour tous ces motifs, il exprime la crainte que ces obligations aient été vendues. Qu’avez-vous à répondre ?

TAVERNIER.

Voici ce que je réponds. Je ne connaissais pas M. Cretet qui m’a apporté un jour des obligations de la Ville de Paris en me suppliant de lui avancer deux mille cinq cents francs dessus. J’y ai consenti. M. Cretet parti, ses excentricités m’ont donné à réfléchir. J’ai fait prendre des renseignements sur lui, ils ont été détestables. J’avais devant moi un failli, un coureur de filles et de cabarets, et de plus, je ne m’explique pas bien les complaisances de l’autorité pour ce monsieur, un anarchiste. Aussi, lorsque M. Cretet est revenu quelques jours après, j’ai été fort surpris et fort aise de me trouver remboursé. D’un autre côté, il ne m’a pas paru possible de restituer des valeurs qui se trouvaient entre mes mains à un homme en état de faillite, incapable conséquemment de posséder quoi que ce soit. Ai-je eu tort ? Ai-je eu raison ? C’est une question qu’on peut débattre, mais tous les banquiers un peu scrupuleux auraient agi comme moi ils auraient gardé les titres.

LOMBARD.

Que signifient alors ces propositions faites à M. Cretet de lui remettre d’autres obligations que les siennes ?

TAVERNIER.

M. Cretet ment. C’est une habitude qu’il aura prise dans les réunions publiques. Aucune proposition ne lui a été faite, par moi du moins.

LOMBARD.

Et si M. Cretet vous apportait les pièces nécessaires qui établiraient son droit de propriété ?

TAVERNIER.

Je ne demande pas autre chose. Que M. Cretet se procure une attestation, que son syndic la lui donne, et il aura ses titres à l’instant.

LOMBARD.

Les mêmes ?

TAVERNIER.

Les mêmes... Des obligations de la Ville de Paris.

LOMBARD.

Les obligations qu’il vous a remises ?

TAVERNIER.

Oui... Si M. Cretet, en empruntant, a bien spécifié qu’on lui rendrait celles-là et pas d’autres ; non, s’il n’a pas fait cette réserve expressément.

LOMBARD.

Pensez-vous qu’il l’ait faite ?

TAVERNIER.

Je ne le crois pas. Permettez-moi de vous dire, monsieur Lombard, que cette question des dépôts est une des plus complexes.

LOMBARD.

Je le sais.

TAVERNIER.

Elle donne beaucoup de mal...

LOMBARD.

Et l’on n’y gagne rien... M. Dubler m’a déjà dit cela. C’est bien. M. Cretet a sans doute des raisons que nous ignorons pour tenir autant à ses titres il verra ce qu’il lui reste à faire Je passe à une autre réclamation pour des faits à peu près semblables. Mme Letellier, lingère...

TAVERNIER, s’oubliant.

Blanche Letellier vous a écrit !...

LOMBARD.

Regardez.

TAVERNIER.

J’ai vu cette dame ce matin ; elle a passé une heure dans mon cabinet et, en me quittant, elle m’appelait sa Providence.

LOMBARD.

Qu’est-ce que vous aviez donc fait pour elle ? Je continue Voici une accusation qui serait très grave, si elle était justifiée. M. Martineau, agriculteur à Sens.

TAVERNIER, l’interrompant.

M. Martineau est en droit de se plaindre. J’avais encaissé mille francs pour lui. Je suis parti. La poste a fait une erreur et on a dû attendre mon retour. M. Martineau a reçu les mille francs maintenant ; ce n’est plus qu’une affaire entre la poste et moi.

Changeant de ton.

Ayez l’obligeance, monsieur Lombard, de me remettre toutes ces notes ; je vais les examiner et il n’en restera rien. Ce n’est pas au moment où je fais appel au crédit public que je voudrais être arrêté par des enfantillages.

Lombard se consulte ; Vachon paraît à la porte du fond.

Entre, Vachon, entre, tu n’es pas de trop.

 

 

Scène III

 

LOMBARD, TAVERNIER, VACHON

 

VACHON, apercevant Lombard.

Ah çà ! on le trouve donc toujours ici ? Bonjour, monsieur Lombard.

LOMBARD.

Je suis votre serviteur.

TAVERNIER.

Vous vous connaissez ?

VACHON.

J’ai déjà rencontré M. Lombard chez toi et nous deviendrons des amis pour peu que ses visites ne s’arrêtent plus.

TAVERNIER.

Eh bien, tant mieux, j’aurai donc fait quelque chose de bien, en mettant en rapport les deux hommes les plus honnêtes que je connaisse.

LOMBARD.

Parlons utilement. Je ne vois pas d’inconvénient à vous laisser ces pièces pour vingt-quatre heures ; vous ferez le nécessaire et vous me les renverrez. Mes instructions, monsieur Tavernier, ne se bornent pas là. Je suis chargé de vous avertir et de vous recommander la plus grande circonspection. On est très mécontent de toutes ces maisons comme la vôtre, qui donnent lieu à des plaintes incessantes et sont l’objet d’une suspicion légitime. Le parquet va exercer sur elles une surveillance très active et les frappera, s’il y a lieu, sans miséricorde.

TAVERNIER.

On trouve peut-être que les affaires vont trop bien, et qu’il est d’une bonne politique de les achever.

LOMBARD.

Les affaires, monsieur Tavernier, n’ont rien à voir ici. Ce que l’on veut, c’est éclairer le public et le préserver autant que possible des exploiteurs. Je vous en fais juge, monsieur Vachon. J’ai procédé, la semaine dernière, à l’arrestation d’un homme que M. Tavernier connaissait bien certainement, le banquier Ledru, rue Turbigo, numéro 4, c’est un des vôtres. En dix-huit mois, ce misérable avait dévalisé tout son quartier. Nous avons assisté, mes aides et moi, à des scènes épouvantables. Une mère, en apprenant que ses économies étaient perdues, nous a remis son enfant qu’elle ne pouvait plus élever. Une malheureuse femme, âgée de soixante-quatorze ans, s’est jetée par la fenêtre et s’est tuée sur le coup. M. Ledru menait grand train ; il avait deux maîtresses ; il revenait du Bois quand nous lui avons mis la main au collet et il s’est recommandé d’un personnage. Des êtres pareils sont pires que des malfaiteurs et devraient être punis aussi sévèrement. Est-ce que je n’ai pas raison ?

VACHON.

Vous êtes dans votre rôle.

LOMBARD.

Il serait à désirer que chacun restât dans le sien.

VACHON[9].

Ah ça ! monsieur Lombard, croyez-vous que toutes ces bonnes gens soient désintéressées, en nous apportant leur argent ?

LOMBARD.

Elles ne l’apportent certainement pas pour qu’on le leur prenne.

VACHON.

Oh ! messieurs, ne discutons pas. Si M. Tavernier a commis une erreur, eh bien ! M. Tavernier la réparera et tout sera dit. La justice aussi fait des erreurs. La police se trompe bien souvent, avec des agents qui se croient à l’abri d’une réprimande.

LOMBARD.

Je vous salue, Messieurs.

Il sort brusquement.

 

 

Scène IV

 

TAVERNIER, VACHON

 

TAVERNIER.

Qu’est-ce que tu venais me dire ?

VACHON.

Le ministre te recevra demain.

TAVERNIER.

On peut l’annoncer ?

VACHON.

C’est fait pour ça.

TAVERNIER, écrivant.

Voici la note que je compte envoyer « M. Renouard, le ministre des Finances, recevra demain... »

VACHON.

Je ne t’ai pas dit : Renouard ; je t’ai dit Terrier ; c’est mon ami, le ministre des Travaux publics, qui t’attend.

TAVERNIER.

J’aimerais mieux le ministre des Finances ; qu’est-ce que ça te fait ?

VACHON.

Ça ne me fait rien. Seulement Terrier ne sera pas content ; il avait l’air de s’occuper de son ministère.

TAVERNIER.

Soit, mettons-le.

Écrivant.

« M. Terrier, le ministre des Travaux publics, recevra demain M. Tavernier, le président de la Banque Napolitaine. Il est probable que notre ministre des Affaires Étrangères voudra voir M. Tavernier qui revient d’Italie où il a passé un mois avec les sommités politiques et financières de la Péninsule. »

VACHON.

Très bien. Où en es-tu de ton affaire ?

TAVERNIER.

La Société est fondée. L’acte constitutif a été passé hier chez Greslou, à l’Isle-Adam.

VACHON.

Pourquoi l’Isle-Adam ?

TAVERNIER.

Greslou est le notaire de ces choses-là.

VACHON.

Ton comité est formé ?

TAVERNIER.

Oui.

VACHON.

Qui est-ce qui le compose ?

TAVERNIER.

Mont-les-Aigles, d’abord ; Torry, Bernard, Lafosse, Monach et Leguêpier.

VACHON.

Je t’avais bien recommandé Vermillaud qui ne t’aurait pas gêné et que tu pouvais employer à bien des choses[10].

TAVERNIER.

Je voulais l’avoir. Ce n’est pas possible en ce moment.

VACHON.

Pourquoi ?

TAVERNIER.

Il est en fuite. Ce n’est pas M. Vermillaud qui me manque, c’est M. Vachon[11].

VACHON.

Laisse-moi te servir à ma manière ; je ne t’ai pas été inutile en Italie.

TAVERNIER.

C’est vrai.

VACHON.

Et Cerfbier ?

TAVERNIER.

Cerfbier a bien d’autres affaires.

VACHON.

Il se conduit bien dans la circonstance ?

TAVERNIER.

Très bien. Je le verrai certainement aujourd’hui. Il a dû demander à son Comptoir de souscrire pour deux mille actions.

VACHON.

C’est fort joli !

TAVERNIER.

...et il va m’amener un homme qui lancera mon affaire à la Bourse. Cerfbier l’emploie et en est content : je ne trouverai rien de mieux.

VACHON, plus près et plus bas.

Explique-moi un peu que ce Cerfbier qui ne dit rien, qui ne sait rien, qui passe sa vie avec des filles, ait le génie de la spéculation.

TAVERNIER, profondément.

Il est très canaille.

VACHON.

C’est bien ce que je pensais. Il a quelqu’un qui le protège et qui le tire de tous les mauvais pas.

TAVERNIER.

Oui.

Il lui dit un nom à l’oreille.

VACHON.

En effet. Je les vois quelquefois ensemble, dans les couloirs de la Chambre. On m’avait nommé une autre personne.

Même jeu.

TAVERNIER.

Non. Cerfbier n’a pas d’amis dans la magistrature. Maintenant je te renvoie. Veux-tu dîner ce soir chez Marie ?

VACHON.

Pas ce soir.

TAVERNIER.

Demain ?

VACHON, souriant.

Pas demain.

TAVERNIER

Qu’est-ce qu’il y a donc ?

VACHON.

Je suis collé depuis huit jours avec une baronne ; nous ne nous quittons plus.

TAVERNIER.

Qu’est-ce que c’est que cette baronne ?

VACHON.

Une détraquée, comme toutes les femmes du monde le sont aujourd’hui.

TAVERNIER.

Tu l’as rencontrée ?...

VACHON.

Au Jardin de Paris. Il faut bien rencontrer les femmes quelque part.

TAVERNIER.

Fais attention avec ta baronne. Ne va pas te compromettre inutilement. Vous n’êtes pas bien forts à la Chambre sur la question des femmes. Vous prenez au sérieux de vieilles toupies dont les garçons de restaurant ne voudraient plus.

VACHON.

Adieu. Mes amitiés à Marie.

Il sort par le fond ; Picot entre en même temps.

 

 

Scène V

 

TAVERNIER, PICOT

 

TAVERNIER.

Qu’est-ce qu’il y a, Picot ?

PICOT, lui remettant une carte.

Ce monsieur est le rédacteur en chef de la Probité financière ; il se présente pour la publicité.

TAVERNIER.

Priez ce monsieur très poliment de revenir à cinq heures. Vous vous rappelez bien ce que je vous ai dit, Picot soyez raide avec tout le monde, excepté avec la Presse.

PICOT

Oui, Monsieur.

Il sort.

TAVERNIER, allant à la porte de gauche.

Vous pouvez entrer maintenant.

 

 

Scène VI

 

TAVERNIER, MONT-LES-AIGLES, TORRY, BERNARD, LAFOSSE, MONACH, LEGUÊPIER, DUBLER

 

MONT-LES-AIGLES, paraissant d’abord.

Je passe le premier, Messieurs, puisque vous le voulez bien.

Allant à Tavernier.

Comptez-vous nous retenir longtemps, Tavernier ?

TAVERNIER, le faisant asseoir.

Mettez-vous là, marquis, et ne bougez plus sans ma permission.

LAFOSSE.

Je vous fais mes compliments, mon cher ami, la Banque a tout à fait bon air.

TAVERNIER.

Vous avez vu le bureau des titres ?

LAFOSSE.

Oui.

TAVERNIER.

Et la caisse ?

LAFOSSE.

La caisse est magnifique.

TAVERNIER.

On sera un peu mieux ici qu’à votre Crédit National.

LAFOSSE.

Certainement. Vous êtes bien sûr de votre propriétaire ?

TAVERNIER.

Oui, pourquoi ?

LAFOSSE.

Le nôtre nous a joué un tour pendable. Ce scélérat s’était imaginé que le Crédit National ne tiendrait pas et il avait déjà passé un bail avec notre successeur.

Tavernier le quitte en riant.

LEGUÊPIER.

Qu’est-ce que vous avez fait ?

LAFOSSE.

Rien. Nous sommes chez nous. il ne peut pas nous en chasser. Nous avons bien pensé un moment à l’attaquer en diffamation, nous y avons renoncé.

TAVERNIER.

Voyons, Messieurs, asseyez-vous et causons un peu de nos affaires. Dubler, venez près de moi.

DUBLER.

Me voilà, monsieur Tavernier.

LEGUÊPIER, bas, à Lafosse.

Je me demande si Tavernier est bien l’homme qu’il nous faudrait.

LAFOSSE.

Est-ce que vous voulez déjà prendre sa place ?

TAVERNIER, après avoir posé la main sur la main de Mont-les-Aigles qui s’est endormi.

Écoutez, Messieurs, nous allons nous occuper d’abord de notre émission et en fixer la date ; ensuite, nous examinerons tous les moyens de publicité possibles.

DUBLER.

Voulez-vous dire tout de suite à ces messieurs, monsieur Tavernier, que j’ai des signatures à leur demander.

TAVERNIER.

Vous avez entendu, Messieurs ?

MONACH

Et des signatures à nous rendre.

DUBLER.

Parfaitement.

LEGUÊPIER.

C’est notre ami, M. Dubler, le secrétaire du Comité ?

TAVERNIER.

Oui.

LEGUÊPIER.

Chargé du compte rendu des séances ?

TAVERNIER.

Oui.

LEGUÊPIER.

Nous sommes bien d’accord pour nos procès-verbaux ; ils doivent être très courts, en dire le moins possible et ne nommer personne.

TAVERNIER.

Vous avez entendu, Dubler ?

DUBLER.

Parfaitement.

Bas.

Prenez garde, monsieur Tavernier, il faut que ces messieurs aient leur part de responsabilité.

TAVERNIER, bas.

Nous arrangerons tout cela ensemble.

Haut et après avoir réveillé Mont-les-Aigles une seconde fois.

Je trouve là sous ma main l’arrêté du gouvernement italien que vous ne connaissez pas encore. Il est excellent, cet arrêté, excellent[12]. M. Dubler va vous le lire ; il faudrait en tirer parti.

MONT-LES-AIGLES.

Donnez, Tavernier, donnez-moi[13]. J’ai une vieille habitude, Messieurs, des papiers d’État.

Après avoir tiré son binocle et s’être installé.

Je passe le protocole et j’arrive tout de suite aux articles. – Article premier : Le gouvernement italien, voulant donner une marque d’estime et de confiance à M. Albert Tavernier, homme honnête et capable, économiste distingué, chef de la maison de Banque Albert Tavernier et Cie, place de la Bourse, numéro 4, lui accorde par la présente la concession d’une Banque qui prendra le nom de la Banque Napolitaine. – Article 2

Après l’avoir parcouru.

Voici un abrégé de l’article 2 : d’une part, il fixe le capital de la Banque et, d’autre part, il permet de l’augmenter. C’est ce qui se fait tous les jours pour les sociétés de crédit. – Article 3 : La Banque Napolitaine disposera de son capital au mieux de ses intérêts. Elle pourra s’intéresser dans les emprunts d’État, les constructions de chemins de fer, les compagnies fluviales, les exploitations minières, charbonnières, forestières, etc, etc. – Article 4 : La Banque Napolitaine aura le droit d’établir des succursales, de fonder des comptoirs et de s’étendre dans toutes les parties du monde connu. – Article 5...

TAVERNIER.

Écoutez l’article 3, Lafosse, il va vous amuser.

MONT-LES-AIGLES, reprenant.

Article 5 : Sont exceptées et absolument interdites à la Banque Napolitaine les opérations suivantes : 1° la construction de canons ;

On rit. 

2° la fabrication de la poudre ;

On rit.

3° la confection d’armes, fusils, sabres, revolvers en un mot de tout ce qui concerne le matériel de guerre la Banque Napolitaine ne devant en aucun cas menacer le pays qui lui a donné le jour.

On rit bruyamment et longuement.

PICOT, entrant et remettant une carte à Tavernier.

Ce monsieur est le directeur-propriétaire du Pilori, il voudrait voir M. Tavernier avant de paraître.

TAVERNIER.

À cinq heures. Calmez-vous, Messieurs, et écoutez maintenant le dernier article qui est beaucoup moins drôle : « Le gouvernement italien, dans le cas qu’il faut prévoir où sa bonne foi aurait été surprise, décline à l’avance toutes responsabilités dans les agissements de la Banque Napolitaine, et les actionnaires n’auront aucun recours contre lui. »

Silence.

Je voulais insérer l’arrêté dans le Tuteur et tous les journaux l’auraient reproduit. Comment faire ?

LAFOSSE.

Il n’y a qu’un moyen, c’est de supprimer l’article.

TAVERNIER.

J’y avais pensé.

LAFOSSE.

Le procédé est bien simple. On ne donne pas l’arrêté ; on en donne un extrait seulement.

TAVERNIER.

Vous avez compris, Dubler ?

DUBLER.

C’est déjà fait, monsieur Tavernier ; voici les épreuves.

LAFOSSE.

Vous avez conservé l’article des canons, bien entendu ?

DUBLER.

Évidemment. Il ne faut pas perdre ça.

 

 

Scène VII

 

LES MÊMES, MARIE

 

MARIE.

Bonjour, Messieurs. Ne vous dérangez pas. Je dis un mot à M. Tavernier et je vous laisse.

TAVERNIER.

Pourquoi viens-tu ici ?

MARIE.

C’est défendu ?

TAVERNIER.

C’est inutile.

MARIE.

Je m’en vais alors.

TAVERNIER.

Qu’est-ce que tu veux ?

MARIE.

Cinq mille francs.

TAVERNIER.

Tu ne pouvais pas attendre jusqu’à ce soir ?

MARIE.

J’étais dehors, j’en ai profité. Je vais porter cet argent moi-même à Belin avec un collier de perles que je lui donne à me nettoyer.

TAVERNIER, après avoir tiré les billets de son portefeuille.

Voilà.

MARIE, tout en les mettant dans son sac.

Eh bien ? Marche-t-elle un peu ta séance ?

TAVERNIER.

Certainement.

MARIE.

Et tu t’en tires sans trop de peine ?

TAVERNIER.

Pourquoi pas ?

MARIE.

J’ai donc un amant intelligent.

TAVERNIER.

C’est bien possible.

MARIE.

Baise-moi maintenant.

TAVERNIER.

Devant ces messieurs ?

MARIE.

Oui, devant ces messieurs. Mieux que cela. Comme tu m’aimes. À la bonne heure. Est-ce que ce n’est pas gentil à moi de venir te dire bonjour en passant ?

Elle le quitte.

LAFOSSE, l’arrêtant.

Vous partez ?

MARIE.

J’ai une amie qui m’attend.

LAFOSSE.

Restez donc, nous avions fini.

MARIE.

Vous allez me fâcher avec Tavernier. Je compromets la Banque.

LAFOSSE.

Tavernier est un garçon charmant que j’aime beaucoup, mais il croit trop que c’est arrivé.

MARIE, à Tavernier.

Tu entends ce qu’il me dit ?

Silence de Tavernier.

LAFOSSE.

Vous connaissez ces messieurs ?

MARIE.

Je connais leurs noms et tous les tours qu’ils ont faits. Montrez-moi M. Leguêpier.

LAFOSSE.

C’est le grand, à droite, avec un monocle.

MARIE.

Est-ce qu’il bibelote toujours dans les théâtres ?

LAFOSSE.

Plus que jamais.

MARIE.

Je vais lui demander quelque chose.

S’avançant.

Monsieur Leguêpier a épousé une dame de mes amies.

LEGUÊPIER, s’avançant.

Je ne le crois pas.

MARIE.

J’en suis sûre.

LEGUÊPIER.

Madeleine ne m’a jamais parlé de vous.

MARIE.

Il y a bien d’autres choses qu’elle ne vous a pas dites. J’ai connu Madeleine quand elle chantait dans une revue des Variétés : le Vilebrequin de mon grand-père ; elle pensait déjà à se marier. Elle avait six cent mille francs bien comptés, votre future.

LEGUÊPIER.

Elle les a encore.

MARIE.

Tant mieux pour elle et pour vous. Vous pouvez peut-être me rendre un service, monsieur Leguêpier.

LEGUÊPIER.

Voyons. On ne peut pas le demander mieux.

MARIE.

J’ai beaucoup de cœur, telle que vous me voyez. J’ai obligé pas mal de femmes dans ma vie et elles se sont bien gardées de le raconter. En ce moment je protège une petite Hongroise qui me lâchera, celle-là ! Ça m’est égal. En attendant, je voudrais bien la faire débuter quelque part.

LEGUÊPIER.

Est-ce qu’elle chante ?

MARIE.

Oui, elle chante.

LEGUÊPIER.

Quoi ?

MARIE.

Tout ce qu’on veut.

LEGUÊPIER.

Elle est jolie ?

MARIE.

Moi, je la trouve jolie. Voulez-vous la voir ? Elle est en bas dans une voiture.

LEGUÊPIER.

Très volontiers.

LAFOSSE.

Comment Vous venez ici avec une Hongroise et vous ne nous la montrez pas. Faites-la monter tout de suite.

MARIE.

Ça se peut ?

LAFOSSE.

Certainement.

MARIE.

Et le patron, qu’est-ce qu’il dira ? Regardez un peu la figure qu’il me fait Albert ! Albert ! Je vais vous la chercher.

 

 

Scène VIII

 

LES MÊMES, moins MARIE

 

TAVERNIER.

Comment, vous, Lafosse, un vieux Parisien, vous êtes encore enfant à ce point-là ? Vous arrêtez les affaires les plus sérieuses pour un cotillon.

LAFOSSE.

Demandez à M. de Mont-les-Aigles si j’ai eu tort.

On regarde Mont-les-Aigles qui est en train de s’astiquer.

MONT-LES-AIGLES, allant à Lafosse.

Vous me plaisez beaucoup, mon cher monsieur Lafosse.

TAVERNIER.

Je ne peux pas attendre, je vous préviens, Messieurs, et je marcherai sans vous.

LAFOSSE.

La Société est fondée ; vous n’avez plus besoin de personne.

MONT-LES-AIGLES.

Tout ce que vous ferez, mon cher ami, sera bien fait. On ne contrôle pas monsieur Tavernier.

 

 

Scène IX

 

LES MÊMES, MARIE, BETTINA, RITIKY

 

MARIE.

Entre donc, petite bête, on ne te mangera pas.

Bettina entre, Marie après elle, Ritiky le dernier.

Le marquis de Mont-les-Aigles.

Bettina le salue timidement, les yeux baissés, avec un regard en coulisse.

Montre-toi un peu à ces messieurs.

Bettina se dirige vers les autres ; bas à Mont-les-Aigles.

Comment la trouvez-vous ?

MONT-LES-AIGLES.

De premier ordre !

MARIE.

Enfin, voilà donc un homme qui s’y connaît. Quelle jolie maîtresse ça ferait, hein ? avec un coup de peigne et quatre sous de savon !

MONT-LES-AIGLES.

Dites-lui donc, ma chère amie, que je la décrasserai quand elle voudra ; je vous serai très reconnaissant.

MARIE.

Nous verrons ça.

TAVERNIER.

Avec qui est-elle là, ta chanteuse ?

MARIE.

On ne sait pas.

TAVERNIER.

C’est son amant ?

MARIE.

Elle dit que non.

TAVERNIER.

Qu’est-ce qu’il fait ?

MARIE.

C’est un mage[14].

Ils rient ; à Bettina.

Approche un peu et écoute-moi bien. Tu es ici avec des amis qui ne demandent qu’à t’être utiles. Tu vas leur faire entendre ta voix.

BETTINA.

Je n’ose pas.

MARIE.

Il faut que tu chantes. Regarde ce monsieur, c’est lui qui va te trouver une position. Sa femme légitime a commencé comme toi ; elle n’avait pas de bas à se mettre et elle venait m’emprunter les miens. Aujourd’hui, elle a trente mille livres de rente et elle fait vivre son mari. Chante.

BETTINA.

J’ai peur.

MONT-LES-AIGLES.

Vous l’étouffez, cette pauvre enfant. Laissez-moi faire. Voulez-vous me donner la main, Mademoiselle ?

Elle lui donne la main ; il la conduit à un fauteuil.

Posez votre pied là

Lui indiquant la table.

et montez là-dessus. Êtes-vous bien ?

BETTINA.

Oui.

MONT-LES-AIGLES.

Vous ne tomberez pas ?

BETTINA.

Non.

MONT-LES-AIGLES.

Maintenant, nous vous attendons.

BETTINA, allant à Ritiky.

Est-ce qu’il faut que je fasse quelque chose ?

RITIKY.

Où sommes-nous ici ?

BETTINA.

Chez un conseil d’administration.

RITIKY.

Dans la finance juive ?

BETTINA.

Oui.

RITIKY.

Dites les Mages.

BETTINA.

Oh ! non.

RITIKY.

Dites les Mages, ce sera épatant.

BETTINA.

Non, j’ennuierai la société.

RITIKY.

Dites d’abord les Mages et vous direz ensuite la Rosse !

Bettina fait quelque chose[15] ; on l’écoute avec entrain et on l’applaudit à outrance.

PICOT, entrant et allant à Tavernier.

On vient de la part du Panthéon industriel et commercial.

TAVERNIER.

Le Panthéon, c’est bien tôt. À cinq heures.

PICOT

M. Cerfbier est dans le cabinet de Monsieur

TAVERNIER.

Il est seul ?

PICOT

Il y a un autre monsieur avec lui.

TAVERNIER.

C’est fini maintenant[16]. Je vous renvoie tous. Si M. Lafosse n’en a pas assez, qu’il vous conduise au Crédit National. Allons, déguerpissez[17].

MONT-LES-AIGLES.

Ami, pouvez-vous disposer de mille francs pour moi[18] ?

TAVERNIER.

Certainement. Passez à la caisse ; Dubler va vous y rejoindre.

MONT-LES-AIGLES.

Bien obligé.

TAVERNIER.

De rien.

Appelant.

Dubler. Faites donner cinq cents francs au marquis et que je ne le revoie pas !

À Picot.

Faites entrer ces messieurs.

 

 

Scène X

 

TAVERNIER, CERFBIER, LEGRAS

 

CERFBIER.

Voici M. Legras qui vient se mettre à votre disposition.

TAVERNIER.

Bonjour, monsieur Legras. Passez par là. Je dis un mot à M. Cerfbier et je suis à vous. Est-ce que le Comptoir a décidé quelque chose ?

CERFBIER.

Oui, ce dont nous étions convenus. Le Comptoir vous prendra deux mille actions ; vous allez recevoir la lettre d’avis. Faites votre affaire avec Legras. Nous causerons après. Il faut que je vous prévienne, Tavernier. L’ami Legras est un personnage aujourd’hui ; il a gagné beaucoup d’argent et ses services sont devenus très chers.

LEGRAS, qui a déposé son chapeau sur la table.

N’écoutez donc pas M. Cerfbier. Je voudrais bien remuer les millions à la pelle comme lui. J’ai fait ma petite pelote, je ne dis pas non, après vingt ans d’exercice et trois fluxions de poitrine gagnées dans le métier, ça vaut bien quelque chose.

TAVERNIER.

M. Legras sera raisonnable ; on n’écorche pas les gens en entrant chez eux.

LEGRAS.

Écoutez, monsieur Tavernier. J’aime mieux vous dire tout de suite ma façon de procéder. Je ne marchande jamais. C’est oui ou c’est non avec moi du premier coup. Il y a de ces entrepreneurs qui croient que ma besogne se fait toute seule et que je n’ai qu’à ouvrir la bouche pour placer leur marchandise. Quand je vois ça, je prends mon chapeau et je m’en vais ; je suis un homme sérieux ; j’entends que mon entrepreneur soit un homme sérieux. Dans ce cas-là, nous marchons ensemble. J’épouse son affaire, quelle qu’elle soit. Il peut me donner ce qu’il voudra, de l’Ondouras, du Mississipi, des actions de la Lune, il faut que le public en prenne et je me charge de lui en faire prendre. Est-ce vrai, monsieur Cerfbier ?

CERFBIER.

C’est parfaitement vrai, mon cher Legras. Plus une affaire est mauvaise et plus vous vous dévouez pour elle.

LEGRAS.

Et ma comptabilité, vous n’en dites rien. Elle est bien simple, ma comptabilité, un enfant s’en chargerait. J’ai placé tant d’actions, à tant par action, on me doit tant. J’envoie mon bordereau le soir, on me règle le lendemain et je continue jusqu’à ce qu’on me dise de m’arrêter. Jamais une fraude. Je ne sais pas encore ce que c’est qu’une fraude ! Je ne me souviens pas, après vingt ans d’exercice, d’avoir porté une action de trop. Est-ce exact, monsieur Cerfbier ?

CERFBIER.

C’est très exact, Legras. Vous êtes irréprochable à tous les points de vue.

LEGRAS.

Merci, monsieur Cerfbier. Il y a du plaisir à s’employer pour des hommes comme vous. Vous connaissez ma maison du Vésinet et vous savez si je l’aime.

Se retournant vers Tavernier.

Une maison moyen âge que j’ai fait construire d’après des idées artistiques à moi ; eh bien, je n’y resterais pas[19] une minute, je ne voudrais pas que ma femme et ma fille l’habitent après moi, si quelqu’un pouvait dire que je l’ai gagnée malhonnêtement.

Après s’être craché dans les mains.

À nous deux, maintenant, monsieur Tavernier. Je me suis laissé aller à dire des choses inutiles ; elles sont sues et connues de tout le monde.

Il s’assied.

TAVERNIER.

Vous m’écoutez ?

LEGRAS.

Des deux oreilles.

TAVERNIER.

Je viens d’obtenir du gouvernement italien la concession d’une Banque qui a bien certainement un gros avenir devant elle. Elle ne relève de personne, ni d’un parti politique, ni d’un groupe financier. Les opérations sont illimitées ; elles pourront s’étendre encore.

LEGRAS.

Pardon, monsieur Tavernier. Tout ce que vous dites là peut avoir son intérêt pour d’autres ; je ne vois que ma besogne, moi, et ce qui doit me la faciliter. Je vais faire les questions et vous ferez les réponses. Ça vous va-t-il comme ça ?

TAVERNIER.

Allez.

LEGRAS.

Comment s’appelle votre affaire ?

TAVERNIER.

La Banque Napolitaine.

LEGRAS.

Bien. Le titre est bien. Il en vaut un autre. Il ne vaut pas plus. Ne vous y trompez pas. Nous n’avons pas un pays depuis vingt ans, pas une ville, pas une commune qui n’ait donné son nom à une banque, et ce qu’elles sont devenues, toutes ces malheureuses banques, nous le savons. Elles ont enrichi leurs administrateurs et ruiné leurs actionnaires. Le public s’y laissera peut-être prendre encore une fois, espérons-le. Vous appelez ?

TAVERNIER.

Dix millions.

LEGRAS.

Soit ! Ce qu’on demande en pareil cas ne signifie pas grand’chose, c’est ce qu’on obtient qui compte. Vous aurez trois millions là-dessus. Je vous fais rire. C’est trop ou trop peu ?

TAVERNIER.

C’est trop peu.

LEGRAS.

C’est trop peu Raisonnons, monsieur Tavernier. Vous ne vous adressez pas aux capitalistes sérieux. Ils placent leur argent dans des affaires qui ne valent peut-être pas mieux que la vôtre, je vous l’accorde, mais qui leur offrent des garanties. C’est donc la petite épargne que vous visez. Eh bien, croyez-moi, quand vous aurez prélevé trois millions sur la petite épargne, qui a été déjà tant de fois échaudée, étrillée, roulée, saignée aux quatre veines, M. Cerfbier est là qui peut vous le dire, vous pourrez vous féliciter du résultat. Vous avez des sénateurs avec vous ?

TAVERNIER.

Non.

LEGRAS.

Tant pis ! Les sénateurs donnent de l’importance à une affaire. Ils passent pour des gens sérieux qui tiennent à leur considération. Une société patronnée par des sénateurs a pu s’imposer de gros sacrifices. Vous avez des députés, alors ?

TAVERNIER.

Non.

LEGRAS.

Tant pis ! tant pis ! tant pis ! tant pis ! tant pis ! Les députés, c’est une autre affaire. Le gouvernement a besoin d’eux : il les ménage, il les favorise, et il les couvre au besoin. On est bien certain avec eux que la justice n’interviendrait pas brutalement...

Se levant et allant à Cerfbier.

Dites donc, monsieur Cerfbier, pas de sénateurs, pas de députés.

CERFBIER.

Que voulez-vous, Legras ? M. Tavernier a un privilège dans sa poche, il est pressé de s’en servir.

LEGRAS.

Sans doute ! Mais ma besogne à moi, je ne vois que ma besogne.

CERFBIER.

Voyons, Legras... N’exagérons rien. Nous en avons vu des sociétés depuis vingt ans, vous venez de le dire. Les unes avaient des sénateurs ; les autres, des députés ; d’autres n’avaient ni sénateurs ni députés, elles ont toutes fini de la même manière.

LEGRAS.

C’est juste.

Revenant à Tavernier.

Avez-vous un général au moins ? Non. Pourquoi ? Le public est un enfant ; quand il voit un soldat dans une entreprise industrielle, ça lui donne de la confiance. Pas de magistrat démissionnaire ? Vous n’avez rien. Vous êtes une société d’amis qui avez besoin d’argent, qui faites un appel au public. Ça ne fait rien ! C’est comme ça, nous marcherons comme ça ! Vous n’êtes pas la première souscription qui se sera présentée dans ces conditions et que j’aurai fait réussir. Maintenant, monsieur Tavernier, parlons peu et parlons bien quels avantages me faites-vous ?

TAVERNIER.

Le chiffre que je vais vous dire, monsieur Legras, n’a pas été fixé par moi, mais par mon Comité. Le Comité savait que je vous attendais ; il a consacré toute sa séance d’aujourd’hui à examiner la question. Nous sommes naturellement plus optimistes que vous ; nous croyons que la Banque Napolitaine sera très recherchée sur le marché ; en vous attribuant vingt francs par action, nous pensons aller aussi loin que possible.

LEGRAS.

Vingt francs par action !

Il se prend son chapeau et fait mine de sortir.

CERFBIER, l’arrêtant.

Restez donc, Legras, on ne s’en va pas ainsi.

LEGRAS.

Ne me retenez pas, monsieur Cerfbier, c’est inutile.

CERFBIER.

M. Tavernier vous a offert un prix, donnez-lui-en un

LEGRAS.

Je ne marchande jamais, vous le savez bien.

TAVERNIER.

Si M. Legras ne m’avait pas interrompu tout à l’heure, il se rendrait un compte plus exact de la Banque Napolitaine.

LEGRAS, revenant.

Voyons ça ; je ne demande pas mieux que de m’être trompé.

TAVERNIER.

La Banque, monsieur Legras, a de grands partisans en Italie et j’y ai trouvé déjà plus d’un million de souscriptions.

LEGRAS.

Parfait !

TAVERNIER.

À Paris, ce sera la même chose. Voilà le Comptoir Européen qui me demande déjà deux mille actions.

LEGRAS.

C’est vrai, monsieur Cerfbier ?

CERFBIER.

Oui, Legras, oui.

LEGRAS.

Ça va bien, monsieur Tavernier ! Mettons que nous n’avons rien dit l’un et l’autre. J’avais compté quarante francs par action, vous m’en offrez trente : c’est entendu.

TAVERNIER.

Vingt seulement.

LEGRAS.

Vingt-sept cinquante.

TAVERNIER.

Je ne le peux pas.

LEGRAS.

Vingt-six vingt-cinq.

TAVERNIER.

Non.

LEGRAS.

Ah ! prenez garde !

CERFBIER.

Allons, Legras, vous êtes d’accord. M. Tavernier vous donnera vingt-cinq francs.

LEGRAS.

C’est dit ?

TAVERNIER.

Soit.

LEGRAS, allant à Cerfbier.

C’est un homme, vous savez. Vous m’avez amené chez un homme ! J’aime ça !

CERFBIER.

Maintenant, Legras, j’ai un mot à dire à M. Tavernier, laissez-nous causer ensemble.

LEGRAS.

Je vous quitte. Est-ce que vous avez conté à M. Tavernier l’affaire des Valenciennes ?

CERFBIER.

Je la lui dirai.

LEGRAS.

Au revoir, monsieur Tavernier, vous serez content de moi. Demandez donc à M. Cerfbier qu’il vous conte l’histoire des Valenciennes.

À Cerfbier.

Je crois que ce jour-là vous m’auriez donné votre fille en mariage. Quinze mille actions que M. Cerfbier m’avait chargé de lui vendre. Ça ne valait rien. C’était de la saloperie. Et je te leur en flanquais des paquets de vingt-cinq, et de cinquante, et de deux cents. À une heure la faillite était déclarée, à trois heures j’en vendais encore. J’en ferai autant pour vous, monsieur Tavernier. Au revoir, Messieurs.

Il sort.

 

 

Scène XI

 

TAVERNIER, CERFBIER

 

TAVERNIER.

Je vous écoute, Cerfbier.

CERFBIER.

J’ai donc fait au Comptoir la proposition dont vous m’aviez chargé ; elle a rencontré d’abord une opposition très vive.

TAVERNIER.

Pourquoi ?

CERFBIER.

On trouvait que le Comptoir était déjà chargé de papier et que le moment n’était pas opportun pour l’intéresser dans une nouvelle affaire[20]. J’ai dit ce qu’il fallait dire et l’on est revenu à d’autres sentiments. Bref le Comptoir vous prend deux mille actions et vous lui faites une petite bonification sans importance. C’est bien ce que vous désiriez ?

TAVERNIER.

Parfaitement. Je vous suis bien reconnaissant, mon cher Cerfbier.

CERFBIER.

Ne me remerciez pas. Comment comptez-vous me régler ma commission ?

TAVERNIER.

C’est juste. J’ai une commission à vous payer. Qu’est-ce que vous me demandez ?

CERFBIER.

Vingt mille.

TAVERNIER.

Vingt mille, soit. Je ne discute pas. Le Comptoir pourrait les déduire de la somme qu’il me versera.

CERFBIER.

Non. Le Comptoir est une personne et M. Cerfbier en est une autre.

TAVERNIER.

Quand voulez-vous toucher cet argent ?

CERFBIER.

Mais il y a une règle pour les commissions ; elles se paient de suite. Suivons la règle.

TAVERNIER.

Eh bien, apportez-moi vous-même la lettre du Comptoir et nous terminerons le tout ensemble.

CERFBIER.

C’est entendu. Je vous laisse. J’ai un rendez-vous au tribunal de commerce.

Il sort. Tavernier sonne ; Picot entre.

 

 

Scène XII

 

TAVERNIER, PICOT

 

TAVERNIER.

Est-ce qu’il y a du monde qui m’attend ?

PICOT.

Oui, Monsieur, ces messieurs de la Presse que vous avez renvoyés à cinq heures.

TAVERNIER.

C’est bien. Je vais les recevoir. Vous introduirez ces messieurs l’un après l’autre.

Un temps.

Pas ici, Picot, dans mon cabinet.

 

 

ACTE III[21]

 

LA CRÉMAILLÈRE

 

 

Scène première

 

ÉLISE, seule

 

Allons ! Voilà ma fille qui triomphe ! Tavernier le lui a donné, son hôtel ! C’est la première affaire de la Banque Napolitaine ! Quel dommage que les gogos ne puissent pas voir ce qu’on fait de leur argent !

 

 

Scène II

 

ÉLISE, MARIE

 

MARIE.

Qu’est-ce que c’est que cette toilette ? Est-ce que tu vas à un enterrement ?

ÉLISE.

J’ai la toilette qui convient à mon âge et à ma position ; tu ne voudrais pas m’apprendre ce que je dois me mettre. Je suis d’une époque où les femmes s’habillaient ; aujourd’hui, elles se déshabillent, c’est un autre genre.

MARIE.

Fais ce que tu voudras. Tu iras peut-être te coucher de bonne heure ?

ÉLISE.

Le plus tôt que je pourrai.

 

 

Scène III

 

ÉLISE, MARIE, PIERRE, une lettre à la main

 

MARIE.

Qu’est-ce que c’est que ça, Pierre ?

PIERRE.

C’est une lettre qu’on vient d’apporter pour Madame.

MARIE.

Eh bien, Pierre, vous n’êtes pas dans vos bureaux en ce moment ; vous êtes chez moi et, chez moi, on a l’habitude de me présenter mes lettres sur un plateau.

PIERRE.

C’est bien, Madame, je m’en souviendrai.

MARIE.

Allez chercher votre plateau, allez.

Pierre sort.

 

 

Scène IV

 

ÉLISE, MARIE

 

ÉLISE.

Comment ? Tu vas faire revenir cet homme !

MARIE.

Mêle-toi de ce qui te regarde. Je le connais, M. Pierre, je sais bien ce qu’il pense. Tous ces gens-là, c’est de la canaille qui nous méprise, toi et moi.

 

 

Scène V

 

LES MÊMES, DUBLER, ZOÉ

 

MARIE.

C’est bien, Dubler. Vous arrivez le premier dans le cas où l’on aurait besoin de vous : je vous ferai donner de l’augmentation.

DUBLER.

Toujours gracieuse !

ZOÉ.

Si on pouvait seulement nous payer régulièrement, nous n’en demanderions pas davantage, n’est-ce pas, Charles ?

DUBLER.

Oui, mon enfant.

MARIE.

Mademoiselle Zoé a bien voulu se déranger.

ZOÉ.

On m’a dit que j’étais de la noce.

MARIE.

Éloignez-vous, Dubler, que je dise deux mots à votre maîtresse.

DUBLER.

Vous allez me la gâter.

Il s’éloigne.

MARIE.

Dites-moi, ma petite, j’espère bien que vous n’êtes pas venue ce soir avec des intentions.

ZOÉ.

Quelles intentions pourrais-je avoir ?

MARIE.

Vous êtes ici dans le monde.

ZOÉ.

C’est bien ce que je me disais quand je suis entrée. De la tenue, Zoé, te voilà dans le monde, ma fille.

MARIE.

Je sais que vous êtes très drôle ; un de vos amants me l’a dit.

ZOÉ.

Lequel ?

MARIE.

Tâchez de vous tenir ; ma maison n’est pas un bastringue et je vous prie de la respecter.

ZOÉ.

Je la respecterai, Madame, je demanderai les grands prix.

Elle va retrouver Dubler.

MARIE.

C’est vrai qu’elle est drôle. Il paraît qu’elle aime ce Dubler et qu’elle lui est fidèle.

 

 

Scène VI

 

LES MÊMES, PIERRE, un plateau à la main

 

MARIE, prenant la lettre.

C’est bien, Pierre.

PIERRE.

Les musiciens viennent d’arriver, Madame.

MARIE.

Qu’ils montent. Prévenez M. Tavernier que les tziganes sont là et qu’on l’attend pour les installer.

PIERRE.

Oui, Madame.

Il sort.

 

 

Scène VII

 

LES MÊMES, moins PIERRE

 

MARIE, ouvrant la lettre.

Sabine ! Qu’est-ce qu’elle m’écrit ?

Excuse-moi, ma chère Marie, si je ne viens pas à ta crémaillère. Cerfbier me l’a expressément défendu. Il paraît que je ne suis pas assez convenable. Cerfbier m’a expliqué que, par considération pour Tavernier, l’homme du jour, il ne pouvait conduire chez toi que sa maîtresse légitime. Tu comprends. La vieille Antoine a voulu prendre ma place et Cerfbier, qui ne sait rien lui refuser, m’a sacrifiée indignement. Lucien est désolé de ce contretemps et me charge de te le dire. Bien entendu, je le garde avec moi. Nous irons un instant au Moulin-Rouge voir ce que c’est que cette fête pour les victimes de Madagascar et nous rentrerons nous coucher bien bourgeoisement. Ton amie pour la vie, Sabine.

En voilà une idée qu’a Cerfbier de m’amener cette chipie qui ne voit plus aucune de nous. Elle ne pouvait pas rester où elle est ?

 

 

Scène VIII

 

LES MÊMES, LES TZIGANES

 

MARIE.

Bonjour, Messieurs. C’est vous qui êtes les tziganes ?

LE CHEF

Oui, Madame.

MARIE.

Je croyais que vous aviez un costume.

LE CHEF

Non, Madame.

MARIE.

Vous ne portez jamais de costume ?

LE CHEF

Jamais.

MARIE.

Je ne serais pas contente, vous savez, si vous alliez ailleurs avec un costume et que vous ne l’ayez pas mis pour venir chez moi.

LE CHEF, après avoir ri avec ses camarades.

Les tziganes dont vous parlez n’existent plus depuis longtemps nous sommes une compagnie de tziganes parisiens.

MARIE.

C’est bien. Je m’en informerai.

Leur montrant Tavernier qui vient d’entrer.

Suivez ce monsieur ; c’est lui qui s’occupera de vous.

Ils sortent. Descendant la scène.

Tzigane ou non, il est rudement joli, ce garçon-là.

 

 

Scène IX

 

LES MÊMES, MONT-LES-AIGLES, BETTINA

 

BETTINA, éblouissante.

Bonjour, Madame.

MARIE.

Cristi, comme nous sommes élégante. Tu as là une robe de trois mille francs.

BETTINA.

Je ne sais pas. J’ai demandé ce qu’il y avait de plus cher.

MARIE.

C’est le marquis à lui tout seul qui te donne des robes de ce prix-là ?

BETTINA.

Oh ! je ne le trompe pas encore.

MARIE.

Eh bien ? Regrettes-tu, maintenant, d’avoir suivi mes conseils ? Tu pouvais rencontrer un homme plus riche et plus sérieux que le marquis, mais tu pouvais l’attendre aussi.

BETTINA.

Ça viendra.

MARIE.

Te voilà cotée pour toute la vie, si tu ne fais pas de sottises.

BETTINA.

Je voudrais aimer quelqu’un.

MARIE.

Va-t’en, petite peste. Tu es plus corrompue, à ton âge, qu’une vieille bique de soixante ans.

Elle la quitte.

Je vais voir les tziganes !

Elle sort.

 

 

Scène X

 

LES MÊMES, moins MARIE

 

BETTINA, à Mont-les-Aigles, après avoir frappé du pied.

Pstt ! Pstt ! Voulez-vous me donner votre bras et faire la promenade ensemble ?

MONT-LES-AIGLES.

Je vous ai amenée, ma chère enfant, je ne pourrais plus que vous embarrasser. Ouvrez vos ailes, croyez-moi. Causez, riez, dansez, soupez, amusez-vous tant que vous pourrez ! Vous êtes libre jusqu’à demain cinq heures.

BETTINA, lui tendant le front.

Adieu, papa !

À Tavernier qui entre.

Bonsoir, petit Tavernier.

Elle sort.

 

 

Scène XI

 

LES MÊMES, TAVERNIER

 

TAVERNIER.

Encore une folie, marquis.

MONT-LES-AIGLES.

À qui la faute ? Pourquoi mon ami, monsieur Tavernier, fonde-t-il une banque et y reçoit-il des chanteuses ?

TAVERNIER.

Cette gypsy va mettre la main sur vous et vous coûtera des sommes folles.

MONT-LES-AIGLES.

Ne croyez pas ça. Savez-vous ce que je fais pour elle en ce moment ? Je lui apprends à manger. Ils vivent de rien, ces Hongrois, de rien !

TAVERNIER.

Qu’est-ce qu’est devenu son compagnon ?

MONT-LES-AIGLES.

Je l’ai pris provisoirement à mon service. Il me sert de comptable. C’est un garçon de mérite et qui fera parler de lui un jour.

TAVERNIER.

La femme vous trompera et l’homme vous volera.

MONT-LES-AIGLES.

À la grâce de Dieu !

 

 

Scène XII

 

LES MÊMES, VACHON, LA BARONNE

 

TAVERNIER.

Bonjour, baronne.

LA BARONNE.

Je ne suis plus baronne, mon cher. J’ai fait des aveux complets à Vachon qui m’a pardonné cette sottise. Nous sommes bien plus heureux, maintenant. Ça me gênait et lui aussi ! Où est Marie ?

TAVERNIER.

Je l’ai laissée avec les tziganes.

LA BARONNE.

La voici.

 

 

Scène XIII

 

LES MÊMES, MARIE

 

LA BARONNE.

Bonsoir, ma chère.

MARIE.

Veux-tu voir un joli garçon ?

LA BARONNE.

Je ne demande pas mieux. Où est-il, ton joli garçon ?

MARIE.

Va-t’en à l’estrade et regarde les tziganes, c’est celui qui les commande.

LA BARONNE.

Parfaitement.

Elle regarde Tavernier en riant et sort,

 

 

Scène XIV

 

LES MÊMES, CERFBIER, MADAME ANTOINE

 

MARIE.

Excuse-moi. Je n’ai pas une grande habitude des femmes vertueuses, je ne sais pas ce qu’il faut leur dire

MADAME ANTOINE.

Comment vas-tu ?

MARIE.

Pas mal, je te remercie. Je me suis assez bien portée depuis cinq ans.

MADAME ANTOINE.

C’est vrai. Voilà près de cinq ans que nous ne nous sommes vues.

MARIE.

Ah ça qu’est-ce qui t’a pris de nous planter là, moi d’abord, tes amis des deux sexes, et tout le bataclan, pour aller te coffrer à Auteuil, dans une bicoque de deux sous où je mourrais avant d’entrer.

MADAME ANTOINE.

C’était une idée à moi que j’avais depuis longtemps.

MARIE.

Elle n’est pas venue plutôt à Cerfbier, cette idée-là ?

MADAME ANTOINE.

Non.

MARIE.

Tu as fait ce qu’on fait pour un amant ; ça dure six mois et encore ! Mais les exigences d’un Cerfbier, les convenances de M. Cerfbier, on n’en tient pas compte. Tu ne dois pas t’illusionner beaucoup sur Cerfbier, un insouciant, un coureur, un homme qu’on ne tient pas et qui t’a trompée plus de cent fois sans que tu l’aies su.

MADAME ANTOINE.

Je le savais. Cerfbier m’a toujours tout dit.

MARIE.

Tout ?

MADAME ANTOINE.

Oui, tout. Si j’avais écouté Cerfbier, je ne serais pas à Auteuil en ce moment ; je serais avenue du Bois-de-Boulogne et j’habiterais son hôtel avec lui. Je connais beaucoup de femmes qui le lui ont demandé sans l’obtenir ; il me l’a offert à moi et je n’ai pas voulu.

MARIE.

Alors, tu te trouves bien comme tu es ?

MADAME ANTOINE.

Je suis très heureuse.

MARIE.

Qu’est-ce qu’on nous dit donc ? Qu’une femme qui a fait la noce ne peut plus s’en passer.

MADAME ANTOINE.

Si elle est seule, c’est possible. Quand on a un enfant, je t’assure qu’on n’y pense plus.

MARIE.

Cependant, tu as bien eu la curiosité de venir ce soir.

MADAME ANTOINE.

C’est Cerfbier Qui me l’a demandé. Il veut que l’on nous voie quelquefois ensemble ; qu’on sache que nous ne sommes pas séparés et que nous ne le serons jamais. Cerfbier a de l’estime pour moi et j’en suis très fière.

MARIE.

Poseuse ! Je te demande pardon. J’ai à m’occuper de cinq cents personnes qui vont venir ici avec d’autres idées. Elles se fichent un peu de l’estime, celles-là. Tiens, voilà maman que tu connais, amusez-vous bien ensemble.

Elle sort.

 

 

Scène XV

 

MADAME ANTOINE, ÉLISE

 

MADAME ANTOINE.

Bonsoir, Élise.

ÉLISE.

Comment, Marthe, c’est vous ! Vous avez donc quitté Auteuil ?

MADAME ANTOINE.

Pour ce soir seulement.

ÉLISE.

Vous saviez que Marie donnait une fête ?

MADAME ANTOINE.

M. Cerfbier me l’avait dit et il m’a priée de l’accompagner.

ÉLISE.

Il a bien fait, Cerfbier ; je suis bien contente de vous voir.

MADAME ANTOINE.

Vous êtes toujours si bonne.

ÉLISE.

Et vous ne vous ennuyez pas, là-bas ?

MADAME ANTOINE.

Pas une minute.

ÉLISE.

Qu’est-ce que vous faites ?

MADAME ANTOINE.

Rien. Je pense à ma fille, ça me suffit.

ÉLISE.

C’est vrai. Vous avez une fille. Elle doit être grande maintenant

MADAME ANTOINE.

Assez grande.

ÉLISE.

Où est-elle ?

MADAME ANTOINE.

Au Sacré-Cœur.

ÉLISE.

Mazette ! ma petite, comme vous y allez ! Au Sacré-Cœur ?

MADAME ANTOINE.

Oui.

ÉLISE.

On a dû vous demander les yeux de la tête ?

MADAME ANTOINE.

Non. Le prix ordinaire.

ÉLISE.

Vous aviez donc quelque prêtre dans votre manche ?

MADAME ANTOINE.

Personne.

ÉLISE.

Y a une histoire là-dessous !

MADAME ANTOINE.

Oui, il y a une histoire. Vous savez peut-être, ma bonne Élise, que la vie que j’ai menée me fait horreur. Dès que j’ai été mère, je n’ai plus eu qu’une pensée. Je ne voulais pas que ma fille tourne mal. Je passais des heures entières assise dans mon fauteuil avec cette idée fixe devant les yeux. Il faut croire que mes yeux, dans ces moments-là, n’étaient pas tendres, et que j’aurai dit quelque chose de trop. Plus tard, quand Berthe a eu quat : e ans, toutes les fois qu’elle me voyait prendre un fauteuil, cette enfant me tirait par ma robe en me disant : « Ne pense pas, petite mère, bébé ne tournera pas mal. »

ÉLISE.

Oh ! la mignonne !

MADAME ANTOINE.

Tant qu’elle a été petite, je n’étais pas embarrassée. Je la levais, je la couchais, nous jouions ensemble, elle ne voyait jamais rien de mal chez moi et je ne la confiais jamais aux autres. J’ai marché comme ça jusqu’à sa première communion. Mais après, après, il fallait bien prendre un parti et m’occuper de l’éducation de mon enfant. J’ai fait alors une démarche, je vais vous dire laquelle, et je rage encore rien que d’y penser. J’avais rencontré autrefois un journaliste qui avait été d’abord professeur, et qui devait, il me semble, me donner un bon conseil. Je vais le voir. Ah ! ma chère, j’ai bien compris cette fois que les hommes ne nous aiment pas. Ils ne pensent qu’à leur sale plaisir avec nous. J’explique à celui-ci que j’ai une fille, que ma position me permet de la bien élever et que je tiens avant tout à en faire une honnête femme. Il ne m’écoutait pas. Il me faisait des yeux, l’imbécile ; je lui aurais pouffé de rire au nez dans un autre moment. Enfin, un peu impatientée, je lui dis : « Réfléchissez ; prenez quelques jours pour me répondre ; qui me conseillera si ce n’est vous qui avez été dans l’enseignement ? » – « Mettez-la au Conservatoire, c’est encore ce qu’il y a de mieux pour elle. » Voilà ce que cet homme m’a répondu. Je l’aurais tué. Je n’ai fait qu’un bond de chez lui chez moi ; ma fille m’attendait ; je me suis jetée sur elle en lui criant : « Non, non, tu n’iras pas au Conservatoire ; j’aimerais mieux te perdre que de te voir là ! »

ÉLISE.

Et que vous aviez raison, ma chère ! J’y ai mis Marie, au Conservatoire, je l’ai regretté huit jours après.

MADAME ANTOINE.

J’ai reçu alors à Auteuil, où l’on ne sait pas ce que je suis, ni ce que j’ai fait, une demande d’aumône qui venait justement de la maison du Sacré-Cœur. La maison faisait une quête pour les filles abandonnées. Qu’est-ce qui m’a pris, je ne pourrais pas vous le dire. J’ai écrit à la supérieure que le sort d’une enfant était entre ses mains et que je la priais de me recevoir. Le soir même, j’avais la réponse. On m’informait que la supérieure m’attendrait le lendemain à quatre heures et on me recommandait d’être exacte. Ah ! ma chère ! quelle nuit j’ai passée ! Celle-là me comptera, si Dieu est juste, et elle en effacera bien d’autres. Le lendemain j’étais là. On m’introduit chez la supérieure. La peur me prend ; je me jette à ses genoux en fondant en larmes. Je me remets et je lui dis : «Ayez pitié de moi. J’ai fait un coup de tête étant jeune, je suis tombée dans le vice et je ne pouvais plus en sortir. Enfin, j’ai rencontré un honnête homme. Il était marié ; j’ai vécu quinze ans avec lui sans le tromper une seule fois. J’ai une fille. Personne ne la connaît. Personne ne s’est encore occupé d’elle. Prenez-la. Élevez-la. Vous l’élèverez comme vous voudrez. Si je ne dois plus la voir, je ne la verrai plus. Si elle veut plus tard rester avec vous, vous la garderez. J’aime mieux tout, tout, j’aime mieux qu’elle soit religieuse que d’être une catin comme sa mère ! »

ÉLISE.

Vous avez dit catin à la supérieure ?

MADAME ANTOINE.

Oui, ma chère, je l’ai dit !

ÉLISE.

Elle s’est signée ?

MADAME ANTOINE.

Non. Elle a souri saintement. Je vais vous dire, maintenant, les paroles de la supérieure ; je m’en souviendrai toute ma vie : « C’est bien, nous allons prendre votre enfant. Nous ne vous séparerons pas d’elle. Vous la verrez comme les autres mères. Quand elle partira en vacances, vous viendrez me voir et je vous dirai ce qu’il faut faire. Si elle se trouve bien avec nous et que la vocation se déclare en elle, on verra. Mais nous ne tenons pas à faire des religieuses. Nous voulons que nos enfants, en sortant de chez nous, soient des épouses modèles et des mères de famille. » Hein ? ma chère, est-ce beau ? Et comme c’était dit ! On aurait cru entendre de la musique. Les femmes comme ça, c’est l’honneur de notre sexe ! L’honneur de notre sexe !

ÉLISE.

Et Berthe ? Elle se trouve bien ?

MADAME ANTOINE.

À merveille.

ÉLISE.

Est-ce qu’elle a la vocation ?

MADAME ANTOINE.

Non. Ma fille est pieuse ; elle fait ses devoirs de religion avec plaisir ; mais elle n’a pas la vocation. J’aime mieux ça.

ÉLISE.

Je vous fais bien mes compliments, ma chère amie. Pour votre fille et pour vous, il ne pouvait rien arriver de plus heureux. Si l’on m’avait dit il y a cinq minutes que j’entendrais parler du Sacré-Cœur ici, je ne l’aurais pas cru. Vous comptez peut-être danser ce soir ?

MADAME ANTOINE.

Moi ? Danser ! Je n’y pense guère.

ÉLISE.

Est-ce que cette fête vous amuse ?

MADAME ANTOINE.

Pas le moins du monde.

ÉLISE.

Venez avec moi dans ma chambre. Nous prendrons de l’excellent thé, je le fais moi-même, et nous bavarderons jusqu’au moment de votre départ.

MADAME ANTOINE.

Ça me va très bien[22].

 

 

Scène XVI

 

LES MÊMES, TOTO et APOLLON

 

TOTO, montrant Élise à Apollon.

Tu vois bien cette dame. Veux-tu que je te présente à elle. C’est Mme Cardinal.

Élise, après un regard de colère sur Toto, entraîne Mme Antoine.

APOLLON.

Eh bien ! Je te quitte.

TOTO.

C’est juste. Tu hennis déjà.

APOLLON.

À demain.

TOTO.

Je la connais, celle-là. Tu me la fais chaque fois.

APOLLON.

Je ne comprends pas.

TOTO.

Grand bêta ! Trouve-la donc d’abord, la femme, avant de me dire à demain.

APOLLON.

Je suis attendu chez moi.

TOTO.

À quelle heure ?

APOLLON.

À l’heure où je rentrerai.

TOTO.

Tais-toi donc, Jupillon ! Tu resteras ici le dernier et tu feras chou blanc comme à ton habitude.

APOLLON.

Avec ça que toutes ces roulures sont bien difficiles.

TOTO.

Oui et non. Fais donc comme moi. Ne t’emballe pas. Est-ce que tu me vois jamais m’emballer ? Les femmes, ça s’attend on les laisse venir. Et quand le moment est venu, crac, on leur met la main dessus.

 

 

Scène XVII

 

LES MÊMES, MARIE

 

MARIE.

Bonsoir.

TOTO.

Ne le retiens pas. Il a déjà tombé une femme.

MARIE.

C’est vrai ?

APOLLON.

Toto est insupportable.

MARIE.

Écoutez. Voilà une belle occasion de montrer vos talents. Il y a ici une Hongroise, jeune, jolie, et vicieuse comme pas une. Si vous êtes malin, vous l’aurez.

APOLLON.

J’y cours.

MARIE.

Elle ne demande que de l’amour, c’est votre affaire.

À Toto.

J’espère que tu seras sage et que tu vas laisser mes amies tranquilles.

TOTO.

Tu sais. Il y a de ces politesses qu’on ne peut guère refuser.

MARIE.

Eh bien ? J’en ai assez d’un amant aussi poli que toi. Je te préviens. Si je te vois tourner autour d’une femme, faire le monsieur qui veut et qui ne veut pas, je connais bien ton genre, je te chasse de chez moi à l’instant même.

...

...

TOTO.

Ah ! Voilà Mont-les-Oies ! Il n’y a pas de bonne fête sans lui. Bonjour, Mont-les-Oies.

MONT-LES-AIGLES.

Bonjour, vaurien. C’est vous justement que je cherchais.

TOTO.

Vous avez oublié votre bourse ?

MONT-LES-AIGLES.

Soyez sérieux une minute, voulez-vous, et répondez à ma question.

TOTO.

Je t’écoute.

MONT-LES-AIGLES.

Qu’est-ce que c’est qu’un M. Cerfbier que j’ai rencontré depuis peu et qui paraît se plaire dans ma société ?

TOTO.

Ne vous montez pas, Mont-les-Oies, c’est inutile. Il n’y a rien à faire avec Cerfbier. On ne le tape pas de cent sous.

MONT-LES-AIGLES.

Qu’est-ce que vous me répondez là ? Vous avez bien de l’esprit, mon cher enfant, mais où diable avez-vous été élevé ? Votre mère faisait des ménages bien certainement. Je vous demande ce que fait M. Cerfbier, quelle est sa profession ? Il me paraît un fort galant homme et qui vit très largement.

TOTO.

C’est un filou, Cerfbier.

MONT-LES-AIGLES.

Bien. Il vous a pris quelque chose ?

TOTO.

Ah ça d’où sortez-vous ? Vous ne connaissez pas Cerfbier, la grosse tête du Comptoir Européen. Il ne se fait pas une sale affaire à la Bourse sans qu’il y soit mêlé.

MONT-LES-AIGLES.

Je suis très indulgent, je vous dirai, pour les hommes de finance. J’ai connu autrefois Isaac Salmon, qui était un ami de l’humanité et qui mettait tout le monde dedans.

TOTO.

Il y a une blague qui court sur Cerfbier et qui est bien drôle. La connaissez-vous ?

MONT-LES-AIGLES.

Contez-la-moi.

TOTO.

On dit qu’il a été arrêté en venant au monde.

MONT-LES-AIGLES.

La plaisanterie est excellente en effet. Est-elle justifiée ?

TOTO.

Voici ce que je peux vous dire, pour mon compte... ce que j’ai vu, vous entendez. Il y a trois ans, un de mes amis m’entraîne à une chasse, qui est divisée en plusieurs parts. Nous arrivons et nous trouvons huit à neuf personnes. Cerfbier était du nombre. Au moment où nous prenions nos places, nous n’avions pas encore tiré un coup de fusil, trois hommes se présentent et enjambent la haie. Nous leur faisons signe de se retirer, que nous sommes là chez nous. L’un des trois se détache, vient à nous, se découvre très poliment et nous dit : « Lequel de vous, Messieurs, est M. Cerfbier ? – C’est moi », dit Cerfbier en s’approchant. L’autre reprend : « Je suis porteur d’un ordre d’arrestation contre vous. – C’est bien, dit Cerfbier, je vous suis. » Il nous salue et il s’en va avec le commissaire. Qu’est-ce que vous dites de ça ? On l’a arrêté en pleine chasse.

MONT-LES-AIGLES.

Ah ! que c’est parisien !

...

...

TAVERNIER.

Ah ! C’est trop fort ! Lombard ! Qu’est-ce qu’il veut ? Cherchez M. Dubler. Qu’il demande à M. Lombard ce qu’il me veut et qu’il revienne me le dire.

...

...

TAVERNIER.

Écoute ce que je vais te dire et ne saute pas si c’est possible.

MARIE.

Qu’est-ce qu’il y a ?

TAVERNIER.

M. Lombard, le commissaire de police, vient de me demander à entrer.

MARIE.

Eh bien ? Qu’il entre ! S’il veut voir des femmes !

TAVERNIER.

Bête ! On ne pense jamais qu’aux femmes avec toi. M. Lombard cherche quelqu’un qui est peut-être ici pour l’arrêter.

MARIE.

En effet. C’est tout autre chose.

Bas.

Tu n’es pas inquiet ?

TAVERNIER.

Il ne s’agit pas de moi en ce moment.

MARIE.

Et qui supposes-tu ?

TAVERNIER.

Est-ce que je sais ? Nous sommes tous dans les affaires.

...

...

CERFBIER.

C’est bien. Je suis à vous. Puis-je dire un mot à une personne qui est ici ?

LOMBARD.

J’ai les ordres les plus sévères.

CERFBIER.

Je n’insiste pas. Ayez l’obligeance de dire à Marthe que mon ami, M. Jackson, m’a fait demander ; elle comprendra ce que ça veut dire. Qu’elle rentre chez elle et qu’elle ne s’inquiète pas. J’irai la voir demain. Je vous suis.

MARIE.

Très chic, Cerfbier.

...

...

MARIE.

Où étais-tu donc ?

MADAME ANTOINE.

Avec Élise.

MARIE.

Dans sa chambre ?

MADAME ANTOINE.

Oui.

MARIE.

Tu ne sais rien, alors ?

MADAME ANTOINE.

Rien.

MARIE.

On est venu arrêter Cerfbier.

MADAME ANTOINE.

Ici ?

MARIE.

Oui, ici.

MADAME ANTOINE.

Pauvre ami. Toujours ses opinions politiques !

MARIE.

C’est agréable pour moi, tu en conviendras. Ça fait bien, une arrestation dans une crémaillère !

MADAME ANTOINE.

Cerfbier n’a rien à craindre.

MARIE.

On dit toujours ça.

MADAME ANTOINE.

Adieu, Marie.

MARIE.

Bonsoir. Vous auriez mieux fait de ne pas vous déranger.

 

 

ACTE IV

 

Le décor du premier acte.

 

 

Scène première

 

PIERRE, CRETET

 

CRETET, paraissant, un journal à la main, de la porte.

Je vous salue, monsieur Pierre.

PIERRE, se retournant.

Vous voilà, vous !

CRETET.

Si je suis de trop, dans c’te baraque, dites-le-moi.

PIERRE.

Entrez un petit instant puisque vous êtes venu jusqu’ici.

CRETET, entrant et allant à lui.

Bonjour, monsieur Pierre.

PIERRE.

Bonjour, monsieur Cretet.

CRETET.

La santé est bonne ?

PIERRE.

Elle n’est ni bonne ni mauvaise. Je m’en vais tous les jours un peu.

CRETET.

Pas d’église surtout, hein ?

Le quittant.

Eh bien, monsieur Pierre, vous êtes content, ce matin, de votre république conservatrice.

PIERRE.

Qu’est-ce que vous lui reprochez encore ?

CRETET.

Vingt-cinq mois de prison à trois anarchistes, pour avoir fait des expériences scientifiques !

PIERRE.

Tenez, monsieur Cretet, parlons d’autre chose, ça vaudra mieux. Vous voilà donc tout à fait fâché avec la maison ?

CRETET.

Oui.

PIERRE.

Et vous attaquez sérieusement M. Tavernier devant les tribunaux ?

CRETET.

Oui. Je n’aime pas qu’on se fiche de moi et qu’on me donne de mauvaises raisons. Si M. Tavernier m’avait dit franchement : « C’est vrai, Cretet, j’avais besoin d’argent, j’ai vendu vos Ville de Paris. » Je lui aurais répondu : « Monsieur Tavernier, vous ne savez pas l’embarras où vous me mettez. Je tenais à ces obligations comme à la prunelle de mes yeux. C’est fait, c’est fait ; n’en parlons plus. » Mais que ce loup-cervier de la finance me reproche ma faillite, la plus belle action de ma vie, une faillite que j’ai prise à mon compte pour obliger une pauvre petite malheureuse qui se voyait déjà à Saint-Lazare ou à la Nouvelle-Calédonie, elle est trop raide, celle-là, elle ne peut pas passer si facilement.

Revenant à Pierre.

Qu’est-ce qu’il a dit, M. Tavernier, en recevant mon assignation ?

PIERRE.

M. Tavernier se moque bien de votre assignation. Il ne l’a pas seulement regardée.

CRETET.

C’est de la blague, ça ! M. Dubler l’a regardée, lui ?

PIERRE.

M. Dubler n’est pas venu depuis plusieurs jours.

CRETET.

Pourquoi ?

PIERRE.

Il est malade.

CRETET.

Qu’est-ce qu’il a ?... Ah ! il est malade, M. Dubler, et il n’est pas venu depuis plusieurs jours. Dites donc, monsieur Pierre, est-ce que...

PIERRE.

Qu’est-ce que vous allez chercher ? M. Dubler n’est pas malade. Il a eu une petite pique avec M. Tavernier et il en profite pour prendre des vacances. Voilà.

CRETET, le quittant.

...Vingt-cinq mois de prison pour des expériences privées ! On ne pourra plus causer chez soi en république.

PIERRE.

Donnez-moi des nouvelles de la voisine, monsieur Cretet.

CRETET.

La voisine est toujours grosse et grasse, comme vous l’avez connue.

PIERRE.

Et vous continuez de la fréquenter ?

CRETET.

Je sors de ses bras, c’est le cas de le dire. Elle me gobe, hein, cette créature-là.

PIERRE.

Je crois que vous l’avez rendue folle avec votre politique.

CRETET.

C’est une femme, voyez-vous, je lui tendrais une coupe de poison et je lui dirais : « Avale-moi ça », elle n’en laisserait pas une goutte.

PIERRE.

Vous auriez dû l’épouser depuis longtemps.

CRETET.

C’est bien ce qu’elle veut, la mâtine. Toutes ces grandes colères que vous lui avez vues viennent de là.

PIERRE.

Pourquoi ne l’épousez-vous pas ? Vous lui plaisez, on ne peut pas dire le contraire, et elle a bien quelques petites choses à elle.

CRETET.

Jamais. Ma maîtresse, oui ! Ma femme, non ! On a des principes, monsieur Pierre. J’ai inscrit dans mon programme l’union libre et il n’y a pas de Dalila qui me ferait manquer à mon programme.

 

 

Scène II

 

PIERRE, CRETET, VACHON

 

VACHON.

M. Tavernier va bien, Pierre ?

PIERRE.

Oui, monsieur Vachon.

VACHON.

Savez-vous où je pourrais le voir aujourd’hui ?

PIERRE.

Monsieur sera ici dans un instant. Il a fait dire qu’il viendrait de bonne heure.

VACHON.

C’est bien. Je vais l’attendre alors.

PIERRE.

Comme monsieur voudra.

VACHON, surpris.

Bonjour, Cretet.

CRETET.

Monsieur le député, je suis votre serviteur.

VACHON.

On peut s’approcher de vous, Cretet ; vous n’avez pas quelque bombe dans vos poches ?

CRETET.

Riez, monsieur Vachon, riez. C’est peut-être votre Chambre de bourgeois et de renégats qui sautera la première.

VACHON.

Qu’est-ce qui vous amène ainsi ?

CRETET.

Rien. Une méchante affaire sans intérêt. Vous êtes un ami de la maison ?

VACHON.

Précisément. J’aime beaucoup M. Tavernier qui a des idées très neuves, très avancées en matière de crédit.

CRETET.

Je vous crois. Elle ne va pas bien fort en ce moment, la banque de votre ami.

VACHON.

Elle se relèvera.

CRETET.

Tant mieux. Allons, au revoir, monsieur Vachon, je me sauve.

VACHON.

Qu’est-ce qui vous presse ? Restez donc. Vous ne craignez pas d’être vu avec un opportuniste.

CRETET.

Opportuniste ou radical, nous ne faisons plus de différence. Ce n’est qu’une question de portefeuilles à débattre entre vous.

VACHON.

C’est vrai. Nous ne sommes pas aussi divisés que le parti socialiste. Voyons, Cretet, dites-moi ça. Qu’est-ce que vous êtes aujourd’hui, dans le parti socialiste, de groupes et de sous-groupes qui vous mangez le nez ? Une cinquantaine ?

CRETET.

Mettez-en le double, si vous voulez. Après ? Est-ce qu’on ne peut pas avoir des avis différents sur la réorganisation de la société ? Je crois que la question en vaut la peine. Toutes nos associations, monsieur Vachon, sont d’accord sur un point elles veulent la fin du capital.

VACHON.

Et peut-être celle des capitalistes.

CRETET.

Oui et non. Il ne faut pas nous faire plus méchants que nous ne sommes. La bourgeoisie n’a pas à se plaindre. Elle s’est assez empiffrée depuis cent ans et elle ne pourra pas dire que les avertissements lui aient manqué. Qu’est-ce qui l’empêche de se déposséder volontairement ? Hein ? Qu’elle ait[23] sa nuit du 4 août, c’est son tour. Qu’elle apporte ses rentes, ses propriétés, ses usines, ses fabriques, son encaisse métallique, je vous promets bien qu’on ne touchera pas à un cheveu de sa tête. Mais, si la bourgeoisie tient à ce qu’elle a, si elle veut le garder pour elle et pour ses mioches ad vitam æternam, alors oui, il y aura de la casse. J’ai dit.

Il s’éloigne.

VACHON.

Qu’est-ce que vous faites en ce moment, Cretet ?

CRETET.

Je bavarde dans les réunions publiques.

VACHON.

Ça ne rapporte rien, ça ?

CRETET.

J’ai gagné quelques sous dans les élections, je les mange.

VACHON.

Comment cela ?

CRETET.

Eh oui. Est-ce que nous ne venons pas de faire passer Trouillard à Carcassonne ?... Je crois qu’il tourne déjà.

VACHON.

Un homme comme vous, Cretet, devrait être casé depuis longtemps.

CRETET.

Il me semble...

VACHON.

Votre place est au Conseil municipal.

CRETET.

Oh ! le Conseil ! On n’y envoie plus que des réactionnaires. Bonjour, Messieurs.

Il sort en chantant.

Pour reprendre notre bien
À la classe enrichie...
etc.

 

 

Scène III

 

PIERRE, VACHON

 

VACHON.

Qu’est-ce qu’il vient faire ici, celui-là ?

PIERRE.

Je ne peux pas trop vous dire. Je crois que M. Tavernier et M. Cretet ont une petite difficulté ensemble

VACHON.

Vous êtes un homme de bon sens, vous, Pierre ; vous ne vous laissez pas prendre aux absurdités de la démagogie

PIERRE.

J’en ai entendu bien d’autres. Je faisais partie du onzième, monsieur Vachon, vous ne savez pas ça, quand vous vous y êtes présenté. Qu’est-ce qui aurait cru alors que vous deviendriez si raisonnable ? Voilà M. Tavernier.

 

 

Scène IV

 

PIERRE, VACHON, TAVERNIER

 

TAVERNIER, à Pierre.

M. Dubler ne vient toujours pas ?

PIERRE.

Non, Monsieur.

TAVERNIER.

A-t-il donné de ses nouvelles ?

PIERRE.

Je ne le crois pas.

TAVERNIER.

Il faudra passer chez lui, Pierre.

PIERRE.

C’est bien, Monsieur, j’irai demain matin.

TAVERNIER.

Dites à M. Morin qu’il quitte ce qu’il fait et que je veux lui parler tout de suite.

PIERRE.

Oui, Monsieur.

Il sort. Tavernier va à son bureau, ouvre un tiroir et en retire un registre.

VACHON.

Bonjour, Tavernier.

TAVERNIER, froidement.

Bonjour, Vachon.

VACHON.

Je te dérange.

TAVERNIER.

Tu vas m’attendre bien longtemps.

VACHON.

Ne te gêne pas, fais tes affaires.

 

 

Scène V

 

VACHON, TAVERNIER, MORIN

 

TAVERNIER.

Qu’est-ce que c’est que cet homme que je viens de voir et qui parlait plus haut que vous ? Vous ne devez pas supporter ça. Allons.

MORIN.

C’est le concierge du numéro 26.

TAVERNIER.

Nous avons quelque chose à lui ?

MORIN.

Il a déposé un titre de rente qu’on ne retrouve pas.

TAVERNIER.

Dites-moi son nom.

MORIN.

David.

TAVERNIER, consultant son registre.

Nous avons deux clients, dans la même maison, qui s’appellent David ; l’un est concierge et l’autre cocher ; le concierge a déposé quinze francs de rente 3%.

MORIN.

C’est celui-là.

TAVERNIER.

Faites-le entrer.

MORIN, allant à la porte et appelant.

Monsieur David ? Venez par ici.

TAVERNIER, à Vachon.

Dubler est absent. Il faut que je le remplace et que je fasse tout moi-même

 

 

Scène VI

 

VACHON, TAVERNIER, MORIN, DAVID

 

TAVERNIER.

Qu’est-ce que vous réclamez ?

DAVID.

Vous le savez bien.

TAVERNIER.

Qu’est-ce que vous réclamez ?

DAVID.

Je viens chercher mes économies pour les porter à la Caisse d’épargne.

TAVERNIER.

Je ne vous demande pas ça. Vous avez apporté un titre ici.

DAVID.

Quel titre ? Est-ce que j’ai besoin d’un titre pour reprendre ce qui m’appartient ?

TAVERNIER.

Écoutez ce que je vous dis et tâchez de me comprendre. Quand vous êtes venu la première fois, vous aviez une valeur entre les mains.

DAVID.

Mon certificat.

TAVERNIER.

Oui, votre certificat, ça s’appelle un titre.

DAVID.

Eh bien, je l’ai remis à l’employé qui était là. Attendez donc.

Montrant Vachon.

Je crois bien que c’était à ce monsieur.

Ils rient.

VACHON.

Vous vous trompez, mon ami.

DAVID.

Oh ! j’ai de bons yeux. Je vous remets très bien.

VACHON.

Ah çà ! Voulez-vous prendre garde à ce que vous dites.

DAVID.

Vous savez, vous ne me ferez pas peur. Quand j’ai vu les gens une fois, c’est pour toujours.

TAVERNIER.

Taisez-vous donc. Monsieur est député. Il n’a jamais fait partie de mes bureaux. On vous a donné un reçu ?

DAVID.

Oui.

TAVERNIER.

Où est-il ?

DAVID.

Attendez donc. Qu’est-ce que j’en ai fait de ce reçu ? Il ne peut pas être bien loin : je le tenais à la minute.

À Morin.

Mais je vous l’ai donné à vous, mon reçu.

TAVERNIER.

Vous avez le reçu de monsieur ?

MORIN, riant.

Oui, monsieur Tavernier, je l’ai.

DAVID.

Pourquoi ne le disiez-vous pas tout de suite ?

TAVERNIER.

Qu’est-ce que ça vaut, quinze francs de rente 3 % au cours d’hier ?

DAVID.

Quatre cent soixante-douze francs environ.

TAVERNIER, après avoir écrit.

Passez à la caisse avec ça. On va vous remettre cinq cents francs.

DAVID.

Cinq cents francs ?

TAVERNIER.

Oui.

DAVID.

Je ne partirai pas, je vous en préviens, avant de les avoir reçus.

TAVERNIER.

On va vous remettre cinq cents francs, vous m’entendez, et vous irez les porter à la Caisse d’épargne.

DAVID, après avoir examiné le papier.

Ce sont des malins ; mais je l’ai bien reconnu tout de suite, l’autre, là-bas.

Il sort.

 

 

Scène VII

 

VACHON, TAVERNIER, MORIN

 

TAVERNIER, à Vachon.

Voilà les gens, mon cher, auxquels nous avons affaire tous les jours. Est-ce qu’on serait bien coupable, hein, en faisant sauter leurs quatre sous ? Passons à autre chose. Monsieur Morin, a-t-on retrouvé le syndic de la faillite Cretet ?

MORIN.

Oui, monsieur Tavernier, je l’ai vu.

TAVERNIER.

Vous lui avez expliqué ce que je désirais ?

MORIN.

Il ne le voulait pas d’abord. Il m’a demandé qui est-ce qui lui paierait son opposition. Je lui ai offert trois cents, comme vous me l’aviez dit.

TAVERNIER.

L’affaire est arrangée pour trois cents francs ?

MORIN.

Parfaitement.

TAVERNIER.

C’est bien. Vous me donnerez une note sur l’affaire Cretet et vous y joindrez l’opposition du syndic. Je remettrai le tout moi-même au président.

VACHON.

Tu sais ce que c’est que ce Cretet ? Un anarchiste qui insulte la Chambre dans les réunions publiques et qui nous diffame tous. Si on pouvait le pincer dans une mauvaise histoire et lui faire avoir quelques mois de prison, personne ne s’en plaindrait.

TAVERNIER.

Ça ne me déplairait pas non plus. Monsieur Morin,

Bas.

où est le commandant Richard en ce moment ?

MORIN.

Il est en Chine.

TAVERNIER.

Pour longtemps ?

MORIN.

Pour deux ans.

TAVERNIER.

Est-ce qu’il n’a pas écrit dernièrement ?

MORIN.

Oui, monsieur Tavernier.

TAVERNIER.

Prenez toutes ses valeurs, faites-en un relevé très exact, et vous me les remettrez ensuite.

MORIN.

C’est tout ?

TAVERNIER.

C’est tout. Envoyez-moi Pierre.

 

 

Scène VIII

 

VACHON, TAVERNIER[24]

 

TAVERNIER, allant à Vachon brusquement.

Je suis très pressé, je te préviens, et je n’ai pas le sou. Qu’est-ce que tu as à me dire ?

VACHON.

Je m’en vais alors.

TAVERNIER.

Comme tu voudras.

VACHON.

Ah çà ! tu plaisantes, mon cher. Voilà plus de huit jours que je t’ai écrit et que je cours après toi sans te rencontrer. Tu dois bien te douter qu’il s’agit de choses graves.

TAVERNIER.

Eh bien ? Et moi, est-ce que je n’en ai pas aussi, des choses graves, des affaires un peu plus sérieuses que les tiennes ? Je ne peux pas continuer le métier que je fais et servir de banquier à tout le monde.

PIERRE, entrant.

Monsieur a besoin de moi ?

TAVERNIER.

Oui, Pierre.

Allant à lui.

Qu’est-ce que vous tenez là ?

PIERRE.

Ce sont les valeurs que vous avez demandées à M. Morin et qu’il m’a dit de vous remettre.

TAVERNIER, après avoir pris les valeurs.

Écoutez, Pierre. Ma femme, oui, ma femme va venir ici dans un instant. Je ne veux pas qu’elle attende. Dès qu’elle sera arrivée, vous me préviendrez.

PIERRE.

Soyez tranquille, monsieur, Mme Tavernier n’attendra pas.

TAVERNIER, après avoir déposé les valeurs, revenant à Vachon.

Voyons, ne perdons pas de temps et conte-moi ta petite affaire.

VACHON.

Je suis très embêté, mon cher, très embêté par cette drôlesse que tu connais. Elle a trente ou quarante lettres de moi et elle me menace de les vendre à un journal.

TAVERNIER.

Qu’est-ce qu’il y a donc de si étonnant dans cette correspondance ?

VACHON.

Quand on écrit à une femme, on lui en dit toujours trop. Je me suis aventuré avec celle-là.

TAVERNIER.

Tu l’as appelée baronne, hein, et tu l’as demandée en mariage ?

VACHON.

Je ne me tourmenterais pas pour si peu.

TAVERNIER.

Alors quoi ? Tu lui disais des monstruosités ?

VACHON.

Les monstruosités aujourd’hui ne comptent plus. Voici ce qui s’est passé quand je la quittais pour aller à la Chambre, elle exigeait que je lui écrive pendant la séance. Je ne pouvais pas lui refuser ça. Je me suis laissé aller à lui parler de mes collègues et je les ai beaucoup trop découverts.

TAVERNIER.

Ceux de ton parti ?

VACHON.

Ceux-là surtout. Je les connais mieux que les autres.

TAVERNIER.

Eh bien ? Si elles sont spirituelles et amusantes, tes lettres, elles te feront peut-être du bien plutôt que du mal.

VACHON.

Elles me feront beaucoup de mal. Je passerai pour un calomniateur parce qu’il y a des choses qu’on n’a pas besoin de dire, de collègue à collègue surtout. Je suis entre les mains d’une coquine et elle le comprend parfaitement. Je ne peux même pas m’adresser à la justice. C’est précisément Mufflard, le ministre actuel, que je blague le plus.

TAVERNIER.

Et alors on a pensé à son ami Tavernier et on vient lui demander quelques billets de mille francs pour ravoir ses lettres.

VACHON.

Précisément. Je ne te parle jamais, moi, des services que je t’ai rendus ni de ceux que je pourrai te rendre encore.

TAVERNIER.

Je n’ai pas le sou, je te l’ai dit tout de suite. Je te donnerai trois cents actions, cinq cents actions de la Banque Napolitaine, si tu veux.

VACHON.

Qu’est-ce qu’elles valent ?

TAVERNIER.

Je ne sais pas ce qu’elles valent. On ne peut pas en vendre en ce moment.

VACHON.

C’est du papier que tu me proposes.

TAVERNIER.

C’est du papier aujourd’hui. Ce sera peut-être une fortune demain.

VACHON.

J’ai affaire à une personne très pratique qui ne s’emballera pas sur des actions de la Banque Napolitaine. Plus il y en aura et moins elle y croira. Ton petit journal financier paraît toujours ?

TAVERNIER.

Le Tuteur ?

VACHON.

Oui.

TAVERNIER.

Certainement.

VACHON.

On n’y fait pas de politique ?

TAVERNIER.

Jamais.

VACHON.

C’est un tort.

TAVERNIER.

Pourquoi ?

VACHON.

J’aurais pu t’obtenir quelque chose sur les fonds secrets.

TAVERNIER.

Qu’est-ce que je désire depuis longtemps ? Qu’est-ce que je t’ai demande et qu’est-ce que tu m’as promis ?

VACHON.

Je le sais bien et je m’en occupe plus que tu ne crois. Si Terrier était aux Finances a~ lieu d’être aux Travaux Publics, tu serais décoré depuis longtemps. Tu ne peux être décoré que pour services financiers.

Ils rient.

PIERRE, entrant.

Monsieur.

TAVERNIER.

C’est bien, Pierre, attendez. Il faut que je te renvoie. Je vais essayer de te tirer de là.

VACHON.

Sérieusement ?

TAVERNIER.

Je te le promets.

VACHON.

C’est pressé.

TAVERNIER.

Je t’enverrai un mot ce soir ou demain au café de la Paix. Prends ton chapeau ; tu vas sortir de ce côté.

Il montre la porte à gauche.

VACHON.

Je n’ai jamais cru qu’elle fût baronne. Je ne suis pas un imbécile. Elle me faisait l’effet d’une femme d’esprit qui cherche à s’amuser. Quelle coquine, hein ?

TAVERNIER.

J’espère bien que tu ne la vois plus.

VACHON.

Mais si, mon cher, je dîne ce soir avec elle[25].

...

...

MARIE.

Asseyez-vous, Ismaël.

ISMAËL.

Merci, Madame.

TAVERNIER.

Eh bien ? Je vous écoute.

TOTO.

Qui est-ce qui parle ? Est-ce vous, Mont-les-Oies ?

MONT-LES-OIES.

Vous connaissez l’affaire, mon cher enfant, et vous l’expliquerez très bien.

MARIE.

Parle donc, Toto.

TOTO.

La v’là, l’affaire Tavernier connaît bien certainement le cercle de la rue Montmartre.

TAVERNIER.

Les Décavés.

TOTO.

Les Décavés ! Précisément !

ISMAËL.

Ce sont les ennemis du cercle qui lui ont donné ce nom-là. Pas plus tard qu’hier, un ponte y a perdu cent soixante quinze mille francs.

TOTO.

Laisse-moi parler, mon vieux !

ISMAËL.

Il fallait dire ça.

...

...

 

 

ACTE V

 

Le décor du deuxième acte.

 

 

Scène première

 

CERFBIER, une lettre à la main, MORIN

 

MORIN, entrant par la droite.

Bonjour, monsieur Cerfbier.

CERFBIER.

Bonjour, mon ami. Faites-moi le plaisir de dire à M. Tavernier que je suis là.

MORIN.

M. Tavernier est absent.

CERFBIER.

Comment, absent ? Voici un mot où il me demande de venir le voir aujourd’hui, avant sa séance.

MORIN, après avoir hésité.

M. Tavernier a été appelé chez le juge d’instruction.

CERFBIER, changeant de ton.

C’est différent.

MORIN.

Asseyez-vous, monsieur Cerfbier, et attendez son retour.

CERFBIER.

Ce sera peut-être bien long.

MORIN.

M. Dubler nous donne bien de l’embarras en ce moment.

CERFBIER.

Oui.

MORIN.

Il paraît qu’il est à Bruxelles, et qu’il ne s’y embête pas.

CERFBIER.

C’est bien probable.

MORIN.

M. Tavernier fait tout ce qu’il peut pour le sauver.

CERFBIER.

M. Tavernier a tort. Il faut qu’on prenne M. Dubler et qu’on le condamne très sévèrement. Nous ne pouvons pas être volés par nos commis, ce n’est pas possible. Si les gens que nous employons ne veulent plus être honnêtes, quelle sécurité aurons-nous dans les affaires ?

 

 

Scène II

 

CERFBIER, MORIN, TAVERNIER

 

TAVERNIER, entrant par le fond, très agité.

C’est bien, monsieur Morin, laissez-nous.

Morin sort.

Je vous demande pardon, je vous ai fait attendre.

CERFBIER.

Je venais d’arriver. Qu’est-ce qu’il y a, mon cher Tavernier ?

TAVERNIER.

Excusez-moi. Je voulais parler affaires avec vous, je ne le pourrai plus. Je viens de voir une personne qui a troublé toutes mes idées. Vous m’excusez, n’est-ce pas ?

CERFBIER.

Certainement.

TAVERNIER, allant à lui, à mi-voix.

Vous avez appris ce qui s’est passé, hier, au Crédit National ?

CERFBIER.

Je sais. M. Lafosse, qu’on a relâché dans la soirée, est venu tout me conter.

TAVERNIER.

Lafosse a été relâché ?

CERFBIER.

Oui.

TAVERNIER.

J’en suis bien aise à tous les points de vue. J’ai une séance dans un instant, j’aime mieux qu’elle ait lieu avec lui que sans lui.

CERFBIER.

Je ne pense pas que vous voyiez M. Lafosse ; ses malles étaient déjà faites ; il doit être en route pour l’Espagne.

TAVERNIER.

Pour l’Espagne ?

CERFBIER.

Oui. M. Lafosse m’a expliqué qu’il préférait se rendre en Espagne ; le climat lui convient mieux. Il sera aussi bien là qu’ailleurs pour attendre les événements.

TAVERNIER.

Qu’est-ce que vous dites, Cerfbier, de cette invasion de la police dans un établissement financier ?

CERFBIER.

Je plains le Crédit National de tout mon cœur.

TAVERNIER.

Est-ce le Crédit National et ses administrateurs qu’on a voulu atteindre particulièrement, ou bien sommes-nous tous suspects, comme quelqu’un me le disait tout à l’heure, et allons-nous être poursuivis les uns après les autres ?

CERFBIER.

Il n’y a que ces messieurs du parquet qui pourraient vous répondre là-dessus.

TAVERNIER.

Je me suis trompé dans la composition de mon comité. Je voulais être le maître, j’ai pris les premiers venus, des fantoches...

CERFBIER.

C’est M. de Mont-les-Aigles que vous traitez de fantoche ?

TAVERNIER.

Lui aussi bien que les autres.

CERFBIER.

Il me plaît beaucoup, M. de Mont-les-Aigles. Il m’a fait la surprise dernièrement de venir me voir ; j’ai passé avec lui une matinée fort agréable.

TAVERNIER.

Il vous a demandé de l’argent.

CERFBIER.

Il était très embarrassé, à ce qu’il m’a dit.

TAVERNIER.

Qu’est-ce que vous lui avez donné ?

CERFBIER.

Pas un sou. C’est un charmeur.

TAVERNIER.

J’ai fait une grande faute. J’ai pris avec moi des hommes de bric et de broc et, aujourd’hui, comme quelqu’un vient de m’en faire la remarque, nous ne présentons pas un front de défense bien imposant.

CERFBIER.

Vous devriez voir votre ami, M. Vachon.

TAVERNIER.

Vachon ! Est-ce que le gouvernement compte beaucoup avec lui ?

CERFBIER.

Il est de la boutique, c’est quelque chose.

TAVERNIER, montrant sa boutonnière.

Je lui avais demandé une bêtise qu’on donne maintenant à tout le monde ; il ne me l’a pas obtenue. Et puis Vachon vient d’avoir cette histoire de femme...

CERFBIER.

C’est égal. Vous feriez bien tout de même de l’avertir.

TAVERNIER.

Je suis ruiné, mon cher ami, ruiné par cette catastrophe du Crédit National et elle peut avoir d’autres conséquences beaucoup plus graves.

CERFBIER.

Comment cela ?

TAVERNIER.

Je vous avais dit quelques mots d’une combinaison qui était en train.

CERFBIER.

Oui. Vous cherchiez à fusionner.

TAVERNIER.

Justement. Je cherchais à fusionner. Eh bien, la Banque Napolitaine était à la veille de fusionner avec le Crédit National. Nous avions une société nouvelle, toute prête, que nous allions lancer dans quelques jours, Legras préparait déjà le marché, patatras !

Un temps.

Le Comptoir a-t-il gagné de l’argent avec moi, ou en a-t-il perdu ?

CERFBIER.

Je ne vous comprends pas.

TAVERNIER.

Qu’est-ce qu’il a fait des deux mille actions qu’il avait souscrites ?

CERFBIER.

On les a écoulées tout doucement en province. C’était une bien petite affaire pour le Comptoir qui n’a pas eu à s’en plaindre.

TAVERNIER.

Si j’essayais, en m’effaçant complètement, de m’entendre avec le Comptoir ?

CERFBIER.

Non.

TAVERNIER.

Vous chargeriez-vous de lui porter mes propositions ?

CERFBIER.

Je ne réussirais pas. Le Comptoir, vous le savez, a passé des jours très difficiles. Trois de ses administrateurs, qui étaient très compromis, ont dû se retirer. J’ai été pour quelque chose, je l’avoue, dans cette mesure de sauvetage. Aujourd’hui, le Comptoir est administré aussi prudemment que la Banque de France. Il a à sa tête des hommes qui ne sont plus jeunes, qui sont fort riches et qui ne veulent pas, ça se conçoit, exposer leur honorabilité.

TAVERNIER.

Pourquoi, vous, Cerfbier, ne prendriez-vous pas la Banque Napolitaine ? Avec votre intelligence et vos capitaux, elle deviendrait un instrument de crédit très puissant.

CERFBIER, après avoir dit non de la tête.

J’ai assez travaillé !

 

 

Scène III

 

CERFBIER, TAVERNIER, MORIN

 

TAVERNIER.

Qu’est-ce qu’il y a encore ?

MORIN.

Je voudrais vous dire un mot, monsieur Tavernier.

TAVERNIER.

Je suis occupé en ce moment.

MORIN.

Un seul mot.

TAVERNIER.

Plus tard.

CERFBIER.

Voyez donc ce qu’on vous veut, c’est toujours le plus sage.

TAVERNIER, allant à Morin.

Parlez, monsieur Morin, je vous écoute.

MORIN.

Il y a une femme qui demande absolument à vous voir.

TAVERNIER.

Qu’est-ce que c’est que cette femme ?

MORIN.

Elle pleure ! Elle crie ! Elle se plaint qu’on lui a volé quelque chose. Je crois que vous ferez bien de la recevoir.

TAVERNIER.

Qu’elle attende ! Restez donc, Cerfbier.

CERFBIER.

Non, je vous laisse. Je ne peux vous être bon à rien et nous perdons notre temps l’un et l’autre.

TAVERNIER, le retenant.

Je me demande si c’est cette fusion de la Banque Napolitaine et du Crédit National dont le parquet a eu connaissance et qu’il a voulu empêcher.

CERFBIER

Nous n’avons rien à attendre de la magistrature.

Il sort.

TAVERNIER.

Faites entrer.

MORIN, à la porte de droite.

Entrez, Madame.

Virginie entre.

Voilà M. Tavernier.

Il sort.

 

 

Scène IV

 

TAVERNIER, VIRGINIE

 

VIRGINIE, allant à Tavernier et lui prenant le bras.

C’est bien monsieur Tavernier, argentier, place de la Bourse, numéro 4, que je tiens là ?

TAVERNIER.

C’est lui-même.

VIRGINIE.

Pourquoi n’êtes-vous pas dans vos bureaux ?

TAVERNIER.

Mes bureaux sont ici et place de la Bourse.

VIRGINIE.

Vous êtes bien monsieur Tavernier, il n’y en a pas deux comme vous ?

TAVERNIER.

Je suis M. Tavernier, banquier, place de la Bourse, numéro 4. Après ?

VIRGINIE.

C’est vous que je cherche, alors !

Elle va tomber sur un fauteuil, en entraînant Tavernier avec elle.

Ah ! le gueux ! Ah ! le bandit ! Ah ! le brigand !

TAVERNIER, se dégageant.

Qu’est-ce qu’il y a ?

VIRGINIE.

Ah ! le bandit ! Ah ! le brigand !

TAVERNIER.

Voyons, Madame, de quoi s’agit-il ?

VIRGINIE.

Gueux ! Gueux ! Gueux !

TAVERNIER, impatienté.

Taisez-vous donc !

VIRGINIE.

Qu’est-ce que ça vous fait ? Je ne parle pas de vous. Scélérat !

TAVERNIER.

Eh bien, taisez-vous tout de même. Quelqu’un qui vous entendrait, qui entendrait toutes ces injures, pourrait croire qu’elles me sont adressées.

VIRGINIE.

C’est juste.

Bas.

Gueux ! Gueux !

Se remettant.

Une minute ! Je ne vous demande plus qu’une minute.

Se dégrafant.

Vous allez tout voir et tout savoir. Je ne pourrai jamais ouvrir ma robe.

TAVERNIER.

Est-ce qu’elle va se déshabiller ?

VIRGINIE.

Le papier est là, dans ma poitrine. Il est propre, le billet doux, je m’en souviendrai.

TAVERNIER.

Calmons-nous, n’est-ce pas, et finissons-en.

VIRGINIE a tiré un papier de son corsage et vient le présenter rageusement à Tavernier.

Vous êtes monsieur Tavernier, vous me l’avez dit, vous ne renierez pas votre signature ?

TAVERNIER, après avoir lu le papier.

Où avez-vous pris cela ?

VIRGINIE.

C’est moi maintenant qui ai pris quelque chose ! Vous voulez dire qu’on m’a soufflé mes obligations. Oh ! je sais qui, je sais bien qui, et que je viens de trouver ce papier à la place.

TAVERNIER.

Je comprends, je comprends très bien. Vous êtes la maîtresse...

VIRGINIE.

...de M. Cretet, oui.

Fondant en larmes.

Un apôtre, Monsieur, un apôtre !

TAVERNIER.

Allons, ne pleurez pas. Vous êtes plus heureuse que vous ne le méritez.

VIRGINIE.

Pourquoi ?

TAVERNIER.

Félicitez-vous de ce que vos obligations soient tombées entre mes mains.

VIRGINIE.

Vous allez me les rendre ?

TAVERNIER.

Certainement, je vais vous les rendre.

VIRGINIE.

Tout de suite ?

TAVERNIER.

Tout de suite.

VIRGINIE.

Qu’est-ce que vous me prendrez pour ça ?

TAVERNIER.

Rien.

Il se lève ; elle le regarde en dessous ; il s’éloigne ; elle fait un mouvement pour le rejoindre.

VIRGINIE.

Où allez-vous ?

TAVERNIER.

Je sonne. J’appelle un de mes commis. Je vais envoyer chercher vos obligations. Vous pensez bien que je ne les portais pas sur moi en vous attendant.

VIRGINIE.

C’est juste.

Morin entre.

TAVERNIER, tout en lisant le reçu. Bas.

Courez chez Monteaux, le changeur. Vous lui demanderez pour moi dix Ville de Paris 5 % emprunt 85. Rapportez-les-moi tout de suite. Je les attends.

Morin sort.

Reprenez votre reçu. C’est votre garantie contre moi. Vous devez le garder dans vos mains jusqu’à ce que je vous remette les obligations en échange.

VIRGINIE.

Ah ! Que c’est beau ! Ça remet du baume dans le cœur. Enfin, je ne mourrai donc pas sans avoir vu un honnête homme !

TAVERNIER.

Asseyez-vous là, maintenant, et écrivez ce que je vais vous dire.

VIRGINIE.

Tout ce que vous voudrez, tout.

TAVERNIER.

« Je, soussignée... » Comment vous appelez-vous ?

VIRGINIE.

Virginie Lacerteux[26].

TAVERNIER.

Lacerteux ! Je connais ce nom-là. Il y a une autre femme...

VIRGINIE.

C’est ma sœur.

TAVERNIER.

« Je, soussignée, Virginie Lacerteux, reconnais avoir reçu de M. Tavernier, banquier, place de la Bourse, numéro 4... »

VIRGINIE.

Il en faudrait des banquiers comme vous, on ne leur jetterait pas autant la pierre.

TAVERNIER.

On a tort. Nous nous ressemblons tous.

Continuant.

« ...dix obligations de la Ville de Paris... »

VIRGINIE.

Mes belles petites obligations !...

TAVERNIER.

« ...Qui lui ont été apportées par M. Jules-Hippolyte Cretet... »

VIRGINIE.

Ah ! Hippolyte ! Qu’est-ce que tu as fait là ?

TAVERNIER.

« ...lequel M. Cretet me les avait soustraites... »

VIRGINIE, s’arrêtant.

Vous avez dit ?

TAVERNIER.

« ...lequel M. Cretet me les avait soustraites... »

VIRGINIE, se levant et déchirant le papier.

Je n’écrirai pas ça !

TAVERNIER.

C’est la vérité pourtant.

VIRGINIE.

Je n’écrirai pas ça !

TAVERNIER.

Je ne pourrai pas alors vous rendre vos obligations...

VIRGINIE.

Vous les garderez. Tant pis pour moi ; je savais bien du reste qu’une fois sorties de mes mains, elles seraient perdues d’une manière ou d’une autre...

TAVERNIER.

Comment. Vous allez sacrifier la somme que vous avez là pour un homme qui n’est plus jeune, qui n’est pas beau et qui vous a joué un tour semblable...

VIRGINIE.

Oh ! Je sais bien ce que vous pensez. Vous croyez que j’aime encore M. Cretet. Je n’aime plus M. Cretet. Il a mal agi avec moi. Il ne devait pas me prendre mes obligations. Il devait me les demander. Une femme est toujours fière, quand elle a fait des économies et que l’homme qu’elle aime les lui demande. Je n’aime plus M. Cretet. Je le reverrai peut-être, c’est possible, parce que la nature ne se commande pas. Mais ça ne sera plus de l’amour ; ce sera l’erreur des sens, ce sera du vice ; mais ça ne sera plus de l’amour.

Elle pleure abondamment.

Morin rentre et remet les obligations à Tavernier.

TAVERNIER.

Voici vos obligations qu’on me rapporte.

VIRGINIE, les regardant du coin de l’œil.

Ah ! le gueux !

TAVERNIER, les développant.

Je voudrais bien cependant vous les rendre et en finir avec cette affaire.

VIRGINIE.

Ah ! le brigand !

TAVERNIER.

Faites donc ce que je vous dis. C’est pour moi, cette reconnaissance que je vous demande. Je la mettrai dans ma caisse où personne n’ira la voir.

VIRGINIE, le regardant.

Les petits papiers Dites ça à une autre, monsieur Tavernier, ne dites pas ça à la maîtresse d’un homme politique.

TAVERNIER.

Vous plaisantez. Votre M. Cretet est un farceur, pas autre chose.

VIRGINIE.

Oh ! Je sais bien ! Vous n’êtes pas la première personne à qui je l’entends dire. Il y a si peu de différence entre un farceur et un homme politique. Mais, parce que M. Cretet a fait une faute, il ne faut pas lui enlever son intelligence et ses capacités. M. Cretet n’a rien appris et il sait tout, c’est bien ça un homme politique.

TAVERNIER.

Décidez-vous et finissons-en !

VIRGINIE.

Et puis il y a peut-être un peu de ma faute. M. Cretet est contre la propriété je partageais ses idées, naturellement. Il est si beau quand il tonne contre le capital. Je ne pensais pas au mien, je pensais à celui des autres.

TAVERNIER.

Vos obligations sont ici. Quand vous les voudrez, vous savez le moyen de les avoir.

VIRGINIE.

Monsieur Tavernier, vous allez me rendre mes obligations. Je lis ça sur votre figure. Vous êtes un brave garçon, vous avez une maîtresse, vous en avez peut-être plusieurs. Qu’est-ce que vous penseriez de votre maîtresse si elle se conduisait avec vous comme la dernière des dernières.

TAVERNIER.

Vous avez raison. Vous êtes une brave femme. Tenez, prenez vos titres et sauvez-vous.

Virginie se sauve vers la porte.

Attendez. Regardez un peu si l’on n’a pas fait d’erreur et si ce sont bien vos numéros.

VIRGINIE.

Ça m’est bien égal !

Elle sort.

 

 

FRAGMENTS CONTENUS DANS LE SIXIÈME CAHIER DU MANUSCRIT

 

 

ACTE IV

 

La salle du Conseil.

 

 

SALMON, puis LE BARON

 

SALMON, au baron qui est entré.

Comment allez-vous, mon cher Baron ?

LE BARON.

Je vais très bien, je vous remercie. Je ne vous cacherai pas, mon cher Salmon, que je suis très préoccupé.

SALMON.

De quoi ?

LE BARON.

De ce que nous allons faire, parbleu. Je n’ai pas votre assurance, vous le savez. Causons un peu, voulez-vous ?

SALMON.

Très volontiers.

LE BARON.

Vous nous avez convoqués, n’est-il pas vrai, pour la réorganisation du Comptoir ; en d’autres termes, pour l’augmentation de son capital.

SALMON.

Précisément.

LE BARON.

Le Comptoir, pour dire les choses comme elles sont, n’existe plus. Les cinquante millions qui ont servi à sa fondation sont engloutis ou à peu près. Le peu qui en reste est représenté par des valeurs en déconfiture ou à la veille de l’être. Elles peuvent se relever, soit. La combinaison que vous avez trouvée, et qui est fort simple, consiste à appeler cinquante nouveaux millions garantis par les premiers qui n’existent plus. Vous m’écoutez, n’est-ce pas ?

SALMON.

Je ne perds pas un mot.

LE BARON.

Et vous n’êtes pas effrayé d’une combinaison aussi... je ne voudrais pas employer un mot qui dépassât ma pensée... aussi aventureuse.

SALMON.

Qu’avons-nous à craindre ? Le doublement du capital du Comptoir ne peut avoir lieu sans l’autorisation du ministre. Il nous la donne. Sa responsabilité est donc engagée comme la nôtre.

LE BARON.

Oui, je sais que vous avez eu le bon esprit de mettre le gouvernement de notre côté. Mais le gouvernement connaît-il bien la situation du Comptoir ?

SALMON.

Il la connaît. Je vous en donne ma parole d’honneur.

LE BARON.

Ne jurez pas, c’est inutile. Vous me le dites, je vous crois. Et vous ne craignez pas que, plus tard, dans six mois ou dans deux ans, malgré tous nos efforts et la complicité même du gouvernement, un actionnaire – il n’en faudrait qu’un – un mauvais coucheur, comme on peut en rencontrer, ne nous conduise devant les tribunaux ?

SALMON.

On ne traîne pas devant les tribunaux, mon cher baron, des hommes comme nous, des créateurs industriels qui ont rendu service à leur pays et sont l’honneur de la France.

LE BARON.

C’est bien. Je me tais. Une autre question : il va falloir présenter cette combinaison à nos actionnaires.

SALMON.

Sans doute.

LE BARON.

Leur dirons-nous la vérité ?

SALMON.

Non. Nous ne leur dirons pas la vérité. Ah çà ! mon cher baron, on ne croirait pas, à vous entendre, que vous êtes administrateur du Comptoir depuis sa fondation.

LE BARON.

Si on ne leur dit pas la vérité, qu’est-ce qu’on leur dira ?

SALMON.

J’entends que l’on vote sans bruit et sans discussion.

LE BARON.

Comment ferez-vous ?

SALMON.

En supprimant les actionnaires.

LE BARON.

Bien. Voilà qui coupe court à bien des choses. Et vous pensez que le public apportera son argent ?

SALMON.

Le public, non. Les actionnaires, oui. Écoutez-moi, baron. Si demain le Comptoir ouvrait une souscription publique de deux cent mille actions de cinq cents chacune, il n’obtiendrait pas un sou. Mais en réservant, comme nous allons le faire, les actions nouvelles aux porteurs d’actions anciennes, c’est à qui se jettera dessus. On achètera des anciennes pour avoir des nouvelles. Je connais le public spéculateur, c’est ainsi qu’il est.

...

...

LE REMISIER.

Oui, Monsieur.

CRÉDULE.

Deux mots, je vous prie. Est-il d’usage de se transporter au siège d’une compagnie et d’y demander des renseignements très exacts sur la situation de l’entreprise ?

LE REMISIER.

Cela se fait, Monsieur, mais je ne vous le conseillerais pas. Si l’entreprise est bonne, les employés vous mettront à la porte ; si elle est mauvaise, ils vous jetteront par la fenêtre.

CRÉDULE.

C’est une démarche inutile, alors. Avez-vous une opinion, vous, Monsieur, sur les Coquillages de la Méditerranée ?

LE REMISIER.

Les Coquillages ? Il faut voir cent francs de baisse là-dessus.

CRÉDULE.

Permettez. Les Coquillages, à l’heure qu’il est, ne valent plus que soixante-dix-sept francs cinquante il me paraît bien difficile... Je vois que cette valeur ne vous inspire pas beaucoup de confiance...

LE REMISIER.

Pas plus celle-là que les autres.

CRÉDULE.

Cependant, Monsieur, on ne peut pas toujours conserver son argent sur soi et lorsqu’on a un placement à faire...

LE REMISIER.

Un placement ! Vendez de la rente !

 

 

Scène IV

 

LE BARON, CASTORINI

 

LE BARON.

Bonjour, Castorini. Comment allez-vous, mon bon ami ?

CASTORINI.

Ma santé ne vaut pas le diable, monsieur le baron, je l’échangerais bien contre la vôtre.

LE BARON.

Qu’avez-vous ?

CASTORINI.

Je n’ai rien. Je ne suis pas malade et je ne suis pas bien portant. Je ne digère plus. Je passe des nuits détestables. Je perds les quelques cheveux qui me restaient...

LE BARON.

Je connais ça. Vous n’êtes pas sage. On fait le jeune homme tant qu’on peut jusqu’au jour où l’on constate des bouleversements de mauvais augure. Il faut bien s’arrêter alors. J’ai été comme vous en 6l... je dis bien en 61, l’année où j’ai perdu ma femme. J’ai bien cru que je ne lui survivrais pas.

CASTORINI.

Vous l’aimiez tant.

LE BARON.

Oui, certainement, j’aimais et j’estimais beaucoup la baronne qui avait été, vous ignorez peut-être ce détail, une des plus jolies femmes de son temps. Je n’ai pas encore compris pourquoi, jeune, charmante, très recherchée, elle s’était jetée à corps perdu dans la dévotion et les œuvres de charité. Peut-être s’était-elle aperçue que je la trompais ou bien avait-elle fait un faux pas malheureux qui l’aura dissuadée d’en faire un second ; elle est morte sans me le dire. Que fait la rente ?

CASTORINI.

La rente monte. Est-ce que vous êtes engagé, monsieur le baron ?

LE BARON.

Non. Je ne spécule plus du tout. Je n’étais pas venu à la Bourse depuis... 63, l’année où j’ai perdu la baronne. Vous ne pourriez pas m’envoyer chercher M. Dumont, mon agent de change, que je lui tire un peu les oreilles. Je l’ai chargé d’une babiole et ce lourdaud me fait attendre. À soixante-seize ans, on n’a plus le temps d’attendre.

CASTORINI.

Vous n’avez pas l’âge que vous dites.

LE BARON.

Si. Si. Soixante-seize ans. Ce n’est pas encore la vieillesse, mais bien près. Je ne m’aveugle pas, mon cher Castorini. Il me reste encore deux années, trois au plus, pour faire mes adieux à la société parisienne qui a été toujours si bienveillante pour moi, et, après, bonsoir, messieurs les Parisiens, après, je m’en vais dans le Morbihan faire enrager mes fermiers...

CASTORINI.

Dites-moi, monsieur le baron, si quelques-uns de mes amis, des gens sérieux et bien posés, étaient à la veille de former une société financière et qu’on vous demandât d’entrer dans le conseil d’administration, accepteriez-vous ?

COUTURIER, après avoir branlé la tête de droite à gauche.

Voilà ma réponse. Je ne veux pas connaître l’affaire ni le nom de ses fondateurs. Il suffit que ces messieurs soient vos amis pour que ce soient des gens d’esprit. Dites-leur que je leur souhaite bonne chance et qu’ils ne perdent rien à être privés de mes lumières. On s’est trompé sur mon compte. On a cru, en me voyant faire partie de plusieurs conseils d’administration, que je voulais prendre rang de financier. Je ne suis pas un financier, je ne l’ai jamais été. Je suis un capitaliste. À trente-sept ans, je disposais de douze millions. Douze millions ne se renferment pas dans un tiroir. Il faut bien les placer quelque part. Le raisonnement que je me fis fut celui-ci : « Si je reste dehors, on me mettra dedans. » Passez-moi ce mauvais jeu de mots qui a le mérite de rendre exactement ma pensée. C’est ainsi que j’ai été amené à gérer les capitaux des autres uniquement pour sauvegarder les miens. Ai-je à m’en repentir ? Oui et non. Ma fortune s’en est bien trouvée, je le reconnais. Ma considération n’en a pas souffert. Cependant j’y regarderais à deux fois avant de recommencer. J’ai administré, avec différents collègues que je ne veux pas juger, quatre sociétés. De la première, il n’y a rien à dire. Elle fonctionne. Elle ne rapporte rien, c’est vrai, mais elle fonctionne. Deux autres sont en pleine déconfiture, et nous faisons en ce moment les plus grands efforts pour la quatrième.

CASTORINI.

Est-ce que le Comptoir ?...

COUTURIER

Taisons-nous, mon cher Castorini. Qu’arrivera-t-il du Comptoir, personne ne le sait. J’y suis, j’y reste. J’y reste pour Salmon d’abord, qui n’est peut-être pas sans tache, je vous l’accorde, mais que cependant j’aime beaucoup. C’est une raison. J’en ai une autre. Vous qui connaissez tout le monde, vous connaissez sans doute mon vieil ami Daubenton ?

CASTORINI.

M. Daubenton, des sciences morales ?

LE BARON.

Précisément. Daubenton, depuis trois années, est administrateur du Comptoir Européen. C’est moi qui l’ai mis là. J’ai eu une bonne idée, n’est-ce pas ? Salmon n’en voulait pas d’abord, il a cédé à mes sollicitations. J’étais vraiment affligé de voir un homme de valeur comme Daubenton végéter avec une vingtaine de mille livres de rente. La position d’administrateur, vous le savez, entraîne bien des avantages. Daubenton en a-t-il profité ? Il prétend que non. Sa femme m’a donné à entendre le contraire. Quoi qu’il en soit, je ne peux pas, vous m’entendez bien, je ne peux pas abandonner le Comptoir quand je viens d’y introduire un de mes amis. Ce serait une désertion.

CASTORINI.

On ne vous voit plus à l’Opéra. M. [...], le prince, et moi, nous le constations dernièrement avec regret.

LE BARON.

Ces messieurs sont trop aimables ; je ne les oublie pas non plus. Mais, voyez-vous, l’Opéra, toujours l’Opéra, j’en étais un peu fatigué. Je vais aux Bouffes, je vais aux Bouffes. Vous avez peut-être remarqué, si vous avez vu la pièce nouvelle, sur le devant à droite, c’est là qu’elle se tient ordinairement, une fillette que ses camarades ont surnommée Fleur de péché. C’est pour elle que je suis ici. J’avais voulu d’abord mettre Mlle Fleur de péché dans ses meubles et j’en avais touché un mot à ses parents. Ils ne veulent pas se séparer d’elle. Une installation, au bas mot, m’aurait coûté près de cent n’.ile francs. J’ai pensé alors à employer cette somme en une inscription sur le Grand Livre. Cette fois les parents ont battu des mains. J’ai eu le tort de parler de cette inscription avant de l’avoir dans ma poche. Ces bonnes gens ne savent ce que c’est qu’une inscription. Ils n’en ont jamais vu. Leur impatience est légitime. De quoi ai-je l’air ? D’un aventurier qui a promis une inscription et qui ne l’apporte pas...

 

 

Scène V

 

LES MÊMES, ESTELLE

 

ESTELLE, courant.

Monsieur Couturier. Me remettez-vous, monsieur le baron ?

COUTURIER.

Attendez donc. Comment, c’est vous ? Qu’est-ce que vous faites ici, ma chère enfant ? Où est donc votre mère ?

ESTELLE.

Est-ce que je sais, Monsieur le baron. Maman avait affaire au bureau des transferts. Elle marchait très vite, je la suivais de mon mieux, nous avons été séparées, je ne sais pas comment. Vous seriez bien aimable, monsieur le baron, de courir après elle.

COUTURIER.

Moi, courir, vous n’y pensez pas. Autrefois, j’ai bien couru après elle.

ESTELLE.

Que faire alors ?

 

 

Scène VI

 

LES MÊMES, MADAME DE SAINTE-MARIE

 

MADAME DE SAINTE-MARIE.

Te voilà enfin, ce n’est pas trop tôt. Il faudra peut-être que je te couse à ma robe, maintenant !

ESTELLE.

M. Couturier est là...

MADAME DE SAINTE-MARIE.

Le baron Couturier ?

Allant à lui.

Eh ! bonjour, mon cher baron, est-ce bien réellement vous ?

LE BARON., la saluant.

C’est moi-même. Très heureux de vous toucher la main.

MADAME DE SAINTE-MARIE.

Couvrez-vous, je vous en prie.

LE BARON.

Je n’en ferai rien.

MADAME DE SAINTE-MARIE.

Il faut venir ici, baron, pour vous rencontrer. J’habite toujours mon hôtel des Champs-Élysées

LE BARON.

Délicieuse résidence. Je me la rappelle parfaitement.

MADAME DE SAINTE-MARIE.

Pourquoi ne vous y voit-on jamais ?

LE BARON.

À mon âge, il est temps de se faire oublier.

MADAME DE SAINTE-MARIE.

Parlons-en de votre âge. Vous êtes plus jeune que jamais.

LE BARON., bas.

Si on vous le dit, ma chère amie, n’en croyez rien. De loin, je trompe encore mon monde.

MADAME DE SAINTE-MARIE, bas.

Prenez garde, baron, ma fille est là.

LE BARON., haut.

Donnez-moi des nouvelles de nos amis. Bordereux, comment va-t-il ?

MADAME DE SAINTE-MARIE.

Ah çà ! d’où sortez-vous, baron ? M. de Bordereux est mort.

LE BARON.

Qu’est-ce que vous me dites là ? Mon ami, le vicomte Gaston de Bordereux, est mort ?

MADAME DE SAINTE-MARIE.

Sans doute. M. de Bordereux a été emporté, il y a deux ans, dans un voyage qu’il faisait en Écosse.

LE BARON.

En Écosse ? Dans un voyage ? C’est donc cela que je n’en ai rien su ? Pauvre garçon ! À-t-il laissé quelque chose ?

MADAME DE SAINTE-MARIE.

Il a laissé huit cent mille francs de dettes.

LE BARON.

Ah ! Ah ! Ah ! le pauvre garçon ! le pauvre garçon ! Et Berthier, il n’est pas mort, Berthier ?

MADAME DE SAINTE-MARIE.

M. Berthier se porte à merveille.

LE BARON.

Le voyez-vous quelquefois ?

MADAME DE SAINTE-MARIE.

Je vois M. Berthier tous les jours.

MADAME DE SAINTE-MARIE[27].

Ah ! le coquin ! Dites-lui donc de venir me demander à déjeuner quand il voudra. J’aurai tant de plaisir à me retrouver avec lui.

MADAME DE SAINTE-MARIE.

Non. Je ne vous enverrai pas M. Berthier. Vous me le débaucheriez.

...

...

DUMONT.

Est-ce que tu me trouves bien ridicule ? J’ai été jeune et j’ai fait la noce autant qu’un autre. Je me suis marié ni trop tôt, ni trop tard, j’ai épousé une jeune fille ni bien ni mal, qui avait une dot, bien entendu, et des espérances. Mon mariage a bien tourné. J’ai réalisé les parents de ma femme presque aussitôt et lorsqu’une charge s’est trouvée à vendre, je l’ai achetée. Qu’est-ce que je demande ? De la tranquillité ! Que le gouvernement n’entre pas trop loin et que l’opposition ne nous embête pas. Les honneurs, je m’en moque. J’aurai la croix quand je la voudrai ; je suis maire de Fouilly-les-Oies. J’ai maison de ville et maison des champs, une femme très douce, deux jolis bébés, un bon camarade, Antonia n’est pas autre chose, chez qui je vais fumer un cigare et que je conduis une fois par hasard au Palais-Royal. Je ne vois pas que je sois si ridicule.

...

...

LE REMISIER.

Prenez l’affaire. Elle sera bonne, c’est moi qui vous le dis.

SARAZIN.

On baisse.

LE REMISIER.

On ne baisse pas encore, mais on va baisser. Une petite baisse insensible d’abord jusqu’à ce que la dégringolade arrive ; après la dégringolade, une panique ; et après la panique...

SARAZIN.

Il y aura encore quelque chose ?

LE REMISIER.

Après la panique, une débâcle comme on n’en aura jamais vu.

SARAZIN.

Vous croyez ?

LE REMISIER.

Je ne crois pas j’en suis sûr. Les événements sont là. La France a été insultée.

SARAZIN.

Par qui ?

LE REMISIER.

Par qui ? Par tout le monde. La France a été insultée et je ne suis pas plus chauvin qu’un autre. S’il n’y avait que la France, je ne dirais rien. Mais l’Angleterre aussi a été insultée, et l’Angleterre, quand il s’agit de venger son pavillon, elle n’y regarde pas à une baisse de cinquante pour cent. Croyez-moi, la France et l’Angleterre ont été insultées, prenez l’affaire[28].

...

...


[1] La liste des personnages des Polichinelles n’a pas été établie par l’auteur, à moins qu’elle n’ait disparue dans la mutilation du manuscrit.

[2] Le manuscrit a été recueilli, à la mort de Becque, par Lucien Muhlfeld. Mme Muhlfeld nous atteste qu’alors, il était entier.

[3] Le mot « les » manque dans le manuscrit.

[4] Dans le manuscrit de Becque, on lit ici pour la première fois Desroseaux.

[5] Ces sept mots constituent tout le rôle de Sabine.

[6] À partir de cet endroit le banquier s’appelle de nouveau Tavernier.

[7] Le banquier redevient Desroseaux.

[8] Pendant tout le deuxième acte, le manuscrit porte le nom de Desroseaux.

[9] Ou plutôt Tavernier. Il a là un lapsus calami de l’auteur.

[10] Ce nom de Vermillaud était primitivement, avant Desroseaux, le nom du banquier.

[11] Becque avait d’abord écrit M. Vachon, député des Bouches-du-Rhône. Il a biffé ces derniers mots.

[12] Becque avait ajouté ces mots qu’il a biffés ensuite à l’exception du dernier article qu’on y a introduit bien inutilement.

[13] Version primitive Donnez-moi, Desroseaux.

[14] Becque avait écrit d’abord : C’est un poète : le premier poète de la jeune Hongrie. Il est de toutes les délégations.

[15] Ce qu’aurait « fait l’actrice jouant le petit rôle de Bettina devait, sans doute, dans la pensée de Becque, être déterminé seulement à la mise en scène de la pièce.

[16] Première version : Attendez. Maintenant je vous renvoie tous.

[17] Première version : Allons. Allez-vous-en tous.

[18] Première version : Pouvez-vous me faire remettre mille francs. (et trois mots barrés illisibles). Deuxième version Dites-moi, ami, etc.

[19] Première version : Je ne la garderais pas.

[20] Becque a biffé les répliques suivantes : Un de ces messieurs ne voulait entendre parier de vos actions à aucun prix. Desroseaux Lerizier. – Cerfbier : Lerizier, ou un autre.

[21] Dans les trois derniers actes, le banquier redevient Tavernier dans le manuscrit.

[22] C’est de la scène XV que Becque tira la saynète Madeleine (Madeleine, c’est Mme Antoine) que jouèrent dans le salon de Mme Muhlfeld, Mmes Cécile Sorel et Suzanne Devoyod.

[23] Le mot « ait » manque dans le manuscrit.

[24] Le manuscrit antérieur ajoutait Pierre, avec juste raison, à la liste des personnages.

[25] Du texte qui précède, il résulte que la scène IX se serait passée entre Tavernier et sa femme.

[26] Petit coup de patte aux Goncourt.

[27] Lapsus pour : le Baron.

[28] Les deux derniers fragments diffèrent des autres du sixième cahier, et par le papier, et par l’écriture.

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