Les Honnêtes femmes (Henry BECQUE)
Comédie en un acte.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Gymnase, le 1er janvier 1880.
Personnages
LAMBERT
MADAME CHEVALIER
GENEVIÈVE
LOUISE
La scène se passe à Fontainebleau, de nos jours.
Le théâtre représente un salon donnant sur un parc. Au fond, deux portes-fenêtres séparées par une console, la console est surmontée d’une glace sans tain et garnie de fleurs. Portes latérales, à deux battants. En scène, sur la gauche, au premier plan, une table entre deux fauteuils se faisant vis-à-vis ; sur cette table et sur les sièges voisins, des robes, des vêtements d’enfant, du linge de toute sorte. En scène également, à droite, au premier plan, un canapé ; près du canapé, un guéridon ; sur le guéridon, un plateau avec une bouteille, deux verres et une assiette de pâtisseries. Meubles et objets luxueux qui figurent une pièce élégante et ordonnée.
Scène première
MADAME CHEVALIER, puis LOUISE
Au lever du rideau, Mme Chevalier, installée près de la table, dans le fauteuil à gauche et les pieds sur une chaise, travaille.
LOUISE, entrant et s’approchant.
M. Lambert, madame.
MADAME CHEVALIER.
Qu’il entre.
La rappelant.
Louise !
LOUISE.
Madame ?
MADAME CHEVALIER.
Les enfants sont bien ?
LOUISE.
Oui, madame.
MADAME CHEVALIER.
Qu’est-ce qu’ils font ?
LOUISE.
Ils jouent.
MADAME CHEVALIER.
Vous ne les perdez pas de vue ?
LOUISE.
Non, madame.
MADAME CHEVALIER.
Faites entrer.
Scène II
MADAME CHEVALIER, LAMBERT
LAMBERT, allant à Mme Chevalier, qui lui donne la main.
Comment allez-vous, madame ?
MADAME CHEVALIER.
Paisiblement, vous voyez.
LAMBERT.
Je ne vous dérange pas ?
MADAME CHEVALIER.
Vous me faites plaisir.
Montrant le fauteuil à droite de la table.
Qu’est-ce qu’il y a sur ce fauteuil ?
LAMBERT.
Des serviettes.
MADAME CHEVALIER.
Marquées ?
LAMBERT.
Marquées.
MADAME CHEVALIER.
Posez-les là... là... là... et asseyez-vous. Vous me regardez. Je suis bonne, n’est-ce pas, au milieu de toutes mes hardes ?
LAMBERT.
Vous travaillez donc quelquefois ?
MADAME CHEVALIER.
Quelquefois ? Toujours ! J’ourle, je marque, je mets des pièces, je fais tout chez moi... excepté les torchons. Pourquoi pas les torchons comme le reste, c’est bien un préjugé. Si je n’avais pas cette sagesse, ma maison serait jolie avec deux enfants qui occupent la femme de chambre du matin au soir. Et ils usent, ces marmots, ils usent ! Quand les bras me tombent, que ma tête s’engourdit et que je sens que je vais m’endormir,
Montrant le guéridon.
je trempe le bout d’un biscuit dans un demi-verre de ce petit vin blanc, la seule boisson qui me dise quelque chose. Vous allez y goûter avec moi.
LAMBERT.
Je vous remercie.
MADAME CHEVALIER.
Laissez-vous faire.
LAMBERT.
Plus tard.
MADAME CHEVALIER.
C’est là. Quand vous en voudrez, vous le direz.
Pause.
LAMBERT.
Me voici heureux, madame.
MADAME CHEVALIER.
De quoi ?
LAMBERT.
De me trouver où je suis. On est bien chez vous, on y respire.
MADAME CHEVALIER.
Venez quand vous voudrez, je ne ferme pas ma porte.
LAMBERT.
Quelle bonne chance j’ai eue, en venant passer l’été ici, de rencontrer une femme comme vous. C’est bien bonnet de coton ici, convenez-en.
Mme Chevalier ne répond pas.
Il est certain que vous seule m’y avez retenu.
MADAME CHEVALIER.
Je m’en félicite, vous ne deviez pas nous quitter.
LAMBERT.
Vous ne faites rien pour plaire et vous n’en plaisez que davantage.
MADAME CHEVALIER.
Je suis naturelle. Il y a quelques bonnes gens encore, pas beaucoup, qui aiment cette note-là.
LAMBERT.
Les adorateurs ne vous manquent pas pourtant.
MADAME CHEVALIER.
J’en ai un, je le sais.
Mouvement de Lambert.
Le général. Nous sommes très bons amis ensemble et nous nous entendons parfaitement. Il me conte quelquefois des histoires, le général, qu’il pourrait garder pour lui. Mais il est vieux, il voit que je l’écoute, et, si j’ai le malheur de rire, il va, il va, on ne peut plus l’arrêter. – Êtes-vous retourné chez les Langlois, depuis leur fête ?
LAMBERT.
Je m’y ennuie.
MADAME CHEVALIER.
Ah ! – Et la famille Rousselin, l’avez-vous vue ?
LAMBERT.
Elle m’assomme, la famille Rousselin.
MADAME CHEVALIER.
Oh ! – Mme Papillon ?
LAMBERT.
Je ne la salue plus.
MADAME CHEVALIER.
Très bien. Qu’est-ce que dit votre tante de tout ça ?
LAMBERT.
Nous ne nous parlons pas pour le moment.
MADAME CHEVALIER.
C’est complet. Prenez garde, monsieur Lambert, prenez garde, vous resterez garçon.
LAMBERT.
Soit ! je resterai garçon ! On n’en vit pas plus mal.
MADAME CHEVALIER.
Ni mieux. Je vous donne tort, moi, vous savez. Qu’est-ce que vous reprochez à notre petite société de Fontainebleau ? Elle est simple, gaie, heureuse ; elle a été parfaite pour vous, parfaite. Mais voilà. Quand on a pris l’habitude d’un certain monde, on se trouve dépaysé et mal en train dans l’autre.
LAMBERT.
Non.
MADAME CHEVALIER.
Si. On repousse de haut des obligations même agréables, après avoir accepté ailleurs les servitudes les plus révoltantes.
LAMBERT.
Non
MADAME CHEVALIER.
Si. Ailleurs on était aimable, galant, prodigue ; il semble qu’avec nous on n’ait plus qu’à se fermer la bouche, et à faire des économies.
LAMBERT.
Non.
MADAME CHEVALIER.
Si. Voyons, monsieur Lambert, un peu de franchise, je ne vous trahirai pas. Est-ce qu’elles sont bien extraordinaires, toutes vos cocotes ?
LAMBERT.
Extraordinaires, oui, madame.
MADAME CHEVALIER.
L’hiver dernier, mon mari m’a menée au Palais-Royal, nous en avions une dans la loge à côté de la nôtre. Je ne mens pas. Il est bien venu la voir une vingtaine de jeunes gens. Les jeunes gens aujourd’hui se montrent en public avec ces femmes-là. L’un lui a apporté des fleurs, un autre des bonbons, un autre un éventail et elle les recevait, leurs personnes et leurs cadeaux, avec des airs d’impératrice ! Ils l’appelaient... Esther, la connaissez-vous ?
LAMBERT.
Esther !... Une grande... très sèche et très maquillée... qui a des cheveux magnifiques. Elle ne compte pas.
MADAME CHEVALIER.
Comment, elle ne compte pas ! Il paraît que vous faites des différences entre les unes et les autres. Pourquoi Mlle Esther ne compte-t-elle pas ? Dites. Dites-moi, ça ne fait rien.
Il se lève et lui parle à l’oreille.
Vraiment ! Tout le monde ! Je la plains alors, la pauvre enfant !
LAMBERT.
Vous avez donc causé avec ma tante ?
MADAME CHEVALIER.
Oui.
LAMBERT.
Que vous a-t-elle dit ?
MADAME CHEVALIER.
Ça vous intrigue ?
LAMBERT.
Elle me plaisante et me maltraite partout.
MADAME CHEVALIER.
Nulle part. Ce serait bien maladroit, avouez-le, pour une femme qui ne songe qu’à vous marier.
LAMBERT.
Vous l’approuvez ?
MADAME CHEVALIER.
Assurément. Pourquoi ne faites-vous pas ce plaisir à votre tante, en accomplissant pour vous-même le plus sage de tous les actes ?
LAMBERT.
J’hésite. Je me tâte.
La regardant.
J’ai une raison peut-être.
MADAME CHEVALIER.
Laquelle ?
LAMBERT.
Vous ne la soupçonnez pas un peu ?
MADAME CHEVALIER.
Pas le moins du monde.
LAMBERT.
Je pourrais rencontrer une vraie femme... qui vaudrait mieux que son existence et que son entourage... et qui voudrait se créer une affection.
MADAME CHEVALIER.
Toujours des cocotes ! Vous n’en sortirez pas.
LAMBERT.
Mon Dieu, madame, quelle opinion avez-vous donc de moi ? Je ne suis pas un prud’homme, mais je ne suis pas un outrancier non plus. J’ai fait quelques folies, lorsque j’étais très jeune, et elles m’ont coûté fort cher, ce qui ne m’a pas donné envie de continuer. Je connais un peu le monde parisien, par mes amis, par les journaux, par mon cercle, un cercle fort modeste où je dîne plutôt qu’ailleurs et où je ne joue jamais. Je vais au théâtre, je vois des tableaux, j’achète quelques livres, on ne peut pas se conduire plus raisonnablement. Cette existence a peut-être ses jours de soleil et ses jours d’orage...
MADAME CHEVALIER, l’interrompant.
Taisez-vous un peu.
LAMBERT.
Qu’est-ce qu’il y a ?
MADAME CHEVALIER.
Vous n’avez rien entendu ?
LAMBERT.
Rien.
MADAME CHEVALIER.
Je me serai trompée. Je croyais que mes enfants m’appelaient. Continuez.
LAMBERT.
Cette existence, je vous disais, a peut-être ses jours de soleil...
On entend les voix de deux enfants qui crient en pleurant : « Maman, Maman. »
MADAME CHEVALIER.
Voyez-vous, je savais bien que ces enfants demandaient leur mère.
Se levant.
Vous permettez ? Je vais voir ce qui se passe et je reviens.
Scène III
LAMBERT
Est-elle honnête ? C’est probable. Ne l’est-elle pas ? C’est possible. On rencontre tant de femmes aujourd’hui, échevelées et pot-au-feu, qui trompent si parfaitement bien leur monde. Je piétine sur place. J’en dis assez pour qu’elle me devine et pas assez pour qu’elle se prononce. Aventurez-vous donc avec une personne comme celle-là. Elle vous reçoit... ce n’est pas au milieu de ses chiffons qu’elle vous reçoit... c’est entre deux piles de serviettes ; à droite, celles qui sont marquées, à gauche, celles qui ne le sont pas. De la bonne grâce, oui, beaucoup de bonne grâce, mais pas de coquetterie. Des amitiés, mais pas d’avances. Elle ne veut pas ou elle ne sait pas faire une véritable avance. On est interrompu tout à coup par des moucherons qui piaillent, quand le moment psychologique serait peut-être venu de pousser une charge à fond de train. La voici.
Scène IV
LAMBERT, MADAME CHEVALIER
LAMBERT.
Eh bien, madame, ces enfants...
MADAME CHEVALIER.
Ne m’en parlez pas. Je crois qu’ils le font exprès et qu’ils ne crient que pour me déranger. Ils sont si jeunes, on ne peut pas les punir ; quand on les gronde, ça n’en finit plus ; la femme de chambre vient de les porter sur leur lit, c’est un moment de repos pour tout le monde.
Tout en parlant, Mme Chevalier, qui est venue se placer près du guéridon, a débouché la bouteille et rempli les deux verres.
Cette fois, monsieur Lambert, vous ne pourrez pas me refuser.
LAMBERT, allant à elle.
Puisque vous le voulez, madame...
MADAME CHEVALIER, en lui donnant un verre.
Il est gentil, n’est-ce pas, mon petit vin ?
LAMBERT.
Quand vous le servez surtout.
MADAME CHEVALIER.
Merci.
Lui présentant l’assiette de pâtisseries.
Un gâteau ?
LAMBERT.
Non, pas de gâteau.
MADAME CHEVALIER.
Allons, trinquons un peu, à l’ancienne mode.
Ils choquent leurs verres.
On me dit souvent que je tiens de ma grand’mère, et en effet je regrette plus d’une bonne habitude de son temps.
LAMBERT.
Vous êtes la grâce en personne.
MADAME CHEVALIER.
Quelle plaisanterie !
LAMBERT.
Si, si. Je m’y connais un peu.
MADAME CHEVALIER.
C’est bien flatteur alors.
LAMBERT.
Que de jolies choses ! L’ensemble, les détails, tout est exquis.
MADAME CHEVALIER.
Cessez. Vous ne pouvez pas rester trois quarts d’heure auprès d’une femme sans arriver aux compliments.
LAMBERT.
Je n’y arrive pas, je m’y arrête.
MADAME CHEVALIER.
C’est assez maintenant. Et puis ce n’est pas l’heure. Attendez que votre tante nous fasse danser chez elle, j’écouterai tout ce que vous voudrez, entre deux figures.
Elle retourne à la table et y fait quelques petits rangements.
LAMBERT, qui est venu se placer derrière elle.
Si l’on nous avait vus trinquer ensemble ?
MADAME CHEVALIER, après un mouvement de surprise.
On le pouvait bien facilement.
LAMBERT.
Qu’est-ce qu’on aurait pensé ?
MADAME CHEVALIER.
On aurait ri peut-être. On aurait dit : Voilà des personnes qui ne se font pas de bile et qui trinquent dans le milieu de la journée.
LAMBERT.
Croyez-vous ? Une femme si jeune et si jolie...
MADAME CHEVALIER.
Je suis une ménagère.
LAMBERT.
Qui reçoit si bien un homme... présentable.
MADAME CHEVALIER.
Vous êtes un ami.
LAMBERT.
On n’aurait pas soupçonné entre eux un bout de roman ?
MADAME CHEVALIER, froidement.
On se serait trompé, voilà tout.
Il la quitte, se montre impatienté, prend une détermination et se rapproche d’elle.
LAMBERT.
Je me demande s’il faudra tomber à vos genoux pour que vous vous aperceviez de quelque chose.
MADAME CHEVALIER.
C’est inutile. Je viens de vous comprendre. À quoi pensez-vous donc ? Je suis mariée. Je le suis depuis six ans sans que personne encore m’ait contrainte à le lui rappeler. Vous convoitez la femme d’un autre et vous rêvez d’intrigue auprès d’une mère de famille. J’ai eu tort avec vous de ne pas prévoir ce qui m’arrive. J’aurais dû ne vous recevoir qu’à moitié et à distance. J’aurais dû me rendre compte de vos visites et ne pas me tromper sur tous ces compliments qui ne me paraissaient que prétentieux et fades. Nos relations, monsieur Lambert, s’arrêteront là. Je tiens à vivre avec tous ceux qui m’approchent en parfaite innocence, et je veux que dans leur conduite comme dans la mienne il n’y ait ni équivoque, ni sous-entendu, pas la plus petite incertitude.
Lambert, très décontenancé, ne sait que dire ; il fait un pas vers elle, elle l’invite à se retirer.
LAMBERT, allant à la table où il a posé son chapeau.
Est-elle honnête ?
Scène V
LAMBERT, MADAME CHEVALIER, LOUISE
LOUISE.
Mlle Dupont, madame.
MADAME CHEVALIER, étonnée.
Geneviève ?
LOUISE.
Oui, madame.
MADAME CHEVALIER.
Avec sa mère alors ?
LOUISE.
Non, madame, avec sa gouvernante.
MADAME CHEVALIER, montrant la porte de droite.
Elle est là ?
LOUISE.
Oui, madame.
MADAME CHEVALIER, allant à la porte.
Entre donc, mon enfant, entre donc.
Scène VI
LAMBERT, MADAME CHEVALIER, LOUISE, GENEVIÈVE, en costume de voyage, un sac à la main
GENEVIÈVE.
Bonjour, madame.
MADAME CHEVALIER.
C’est toi !... Mais que je t’embrasse d’abord.
GENEVIÈVE.
Vous êtes surprise ?
MADAME CHEVALIER.
Un peu.
GENEVIÈVE.
Pour rien au monde, je n’aurais laissé passer cette année sans voir Mme Chevalier, de Fontainebleau.
MADAME CHEVALIER.
Tu es bien gentille, bien gentille ; il fallait décider ta mère à t’accompagner.
GENEVIÈVE.
Elle ne pouvait pas. Son mari, sa maison... et puis deux personnes qui seraient tombées subitement dans la vôtre. J’ai une lettre de maman... si je ne l’ai pas perdue... qui vous demande l’hospitalité pour moi.
MADAME CHEVALIER.
Elle n’avait pas besoin de me l’écrire.
GENEVIÈVE, lui donnant la lettre.
Lisez-la. – Louise !
LOUISE.
Mademoiselle ?
GENEVIÈVE.
Les enfants vont bien ?
LOUISE.
Oui, mademoiselle.
GENEVIÈVE.
Qu’est-ce qu’ils font ?
LOUISE.
Ils dorment.
GENEVIÈVE.
Vous ne leur direz pas que je suis là, je veux les surprendre moi-même.
MADAME CHEVALIER, lisant la lettre.
« Ma bonne amie, ma fille me tourmente depuis longtemps pour aller passer quelques jours avec toi et je n’ai pas osé lui refuser cette distraction, elle en a si peu, malgré l’embarras que cette grande enfant va te causer. Je lui ai bien recommandé d’être paisible, de retenir sa langue le plus possible, et de mettre son séjour à profit en s’imprégnant de ton admirable raison.
« Ma Geneviève, chère et bonne amie, est entrée dans sa vingt et unième année, et, quoique je pleure bien souvent en cachette, en pensant qu’il faudra me séparer d’elle, le moment est venu de songer à la marier. À bon entendeur, salut. »
Mme Chevalier plie la lettre et en se retournant elle aperçoit Lambert et Geneviève qui échangent un salut.
Eh bien ! voilà l’affaire ! Ils se conviennent parfaitement l’un et l’autre.
GENEVIÈVE.
Vous voulez bien me garder, madame ?
MADAME CHEVALIER.
Certainement je veux te garder, un mois, deux mois, tant que tu ne t’ennuieras pas avec nous.
GENEVIÈVE.
Merci. Quel est ce monsieur ?
MADAME CHEVALIER.
Un voisin.
GENEVIÈVE.
Marié ?
MADAME CHEVALIER.
Oui, marié. Comment le trouves-tu ?
GENEVIÈVE.
Ordinaire.
MADAME CHEVALIER.
Ordinaire. Voyez-vous ça, mademoiselle ! Je t’ai trompée, c’est un garçon, regarde-le mieux.
GENEVIÈVE.
Il est bien.
MADAME CHEVALIER.
Donne-moi ce sac. Ote ton chapeau.
Elle lui enlève son chapeau, la recoiffe et la rajuste.
Tu vas te reposer un instant pendant que j’irai avec Louise te préparer ta chambrette.
Allant à Lambert embarrassé de son approche ; en souriant.
Restez.
Étonnement de Lambert. En souriant toujours.
J’ai changé d’avis. Je veux que vous restiez maintenant.
LAMBERT.
Tiens ! tiens ! Elle s’humanise !
Scène VII
LAMBERT, GENEVIÈVE
GENEVIÈVE.
Vous connaissez beaucoup Mme Chevalier ?
LAMBERT.
Je l’ai vue fréquemment, mademoiselle, depuis mon séjour ici.
GENEVIÈVE.
Quelle charmante femme, n’est-ce pas ?
LAMBERT.
Tout à fait charmante.
GENEVIÈVE.
Et heureuse !
LAMBERT.
L’est-elle bien réellement ?
GENEVIÈVE.
Heureuse ! Heureuse ! Heureuse !
LAMBERT.
Je croyais que Mme Chevalier se laissait vivre, sans trop regretter ce qui lui manque.
GENEVIÈVE.
Qu’est-ce qui lui manque ? Tout ce qu’une femme peut désirer, elle l’a. Une position honorable et solide ; un mari qu’elle mène par le bout du nez ; deux enfants, un garçon et une fille. Vous les connaissez, ses enfants, vous avez joué avec eux, des amours.
LAMBERT.
Oui. J’ai aperçu dernièrement Mlle Berthe qui donnait une raclée à son frère.
GENEVIÈVE.
Elle le bat comme plâtre. Deux amours !
LAMBERT.
Ces petits bambins vont être bien contents, mademoiselle, en voyant arriver une bonne amie pour eux.
GENEVIÈVE.
Oh ! une très bonne amie ! J’aime beaucoup Mme Chevalier, beaucoup, c’est une seconde maman pour moi ; il me semble pourtant que j’aime encore mieux Gaston et sa sœur. Je ne les ai pas beaucoup vus depuis qu’ils sont au monde et je pense constamment à eux. Si on s’attache autant aux enfants des autres, comment doit-on aimer les siens, je suis bien curieuse de le savoir.
LAMBERT.
Vous le saurez plus tard.
GENEVIÈVE.
Certainement.
LAMBERT.
Et vous serez, on le voit, une excellente mère.
GENEVIÈVE.
On le voit, n’est-ce pas ? Quel plaisir vous me faites en me disant cela ! Serai-je une excellente femme, c’est une autre affaire. Je pense beaucoup à me marier, naturellement, comme toutes les jeunes filles, mais quelle conduite tiendrai-je dans mon intérieur, je ne le sais pas bien. Je ne sais pas non plus quel est le mari que je désire. Un jour, je le veux brun, maigre, sérieux, et il sera le maître chez lui, c’est décidé. Le lendemain, je penche pour un blond, un peu gros, un bon vivant, qui me laissera la haute main sur tout. Finalement, j’épouserai celui qu’on me présentera. C’est si peu de chose, un mari, dans un ménage ! Il va, il sort, il s’absente, il a des occupations, des rendez-vous, on ne l’a jamais. Regardez Mme Chevalier avec le sien, elle ne le voit pour ainsi dire pas.
LAMBERT.
Son grand bonheur vient peut-être de là.
GENEVIÈVE.
Peut-être ! – C’est très mal ce que vous me faites dire, très mal.
LAMBERT.
Bah ! Les maris ont si bon caractère.
GENEVIÈVE.
Pas toujours ! Pas toujours ! Je les ai observés autour de moi, les maris, les vieux et les jeunes. Il y en a de bien maussades, qui grognent perpétuellement chez eux, et, lorsqu’on les voit dehors, ils ne se ressemblent plus. Approuvez-vous ça ? Il y en a de cachottiers qui ont des clefs à eux et qui ne parlent jamais de leurs affaires. Nous ne sommes pas des servantes, nous sommes des compagnes. Il y en a aussi qui regardent d’autres femmes lorsque la leur est là. C’est très blessant. Et si la pauvre petite n’est pas jolie, jolie, jolie, elle fait des réflexions qui ne sont pas couleur de rose.
LAMBERT.
On se console avec les enfants.
GENEVIÈVE.
Vous avez raison. Les enfants pour une femme, c’est la moitié de sa vie. Elle a aimé ses parents dans la première, elle aime ses enfants dans la seconde ; qu’est-ce que c’est que tout le reste ?
LAMBERT.
Il y a la toilette aussi qui intéresse bien un peu.
GENEVIÈVE.
La toilette... oui... on y pense... aux commencements de saison.
LAMBERT.
Et puis... et puis...
Il imite avec sa bouche le bruit d’une personne qui parle, qui parle, qui parle.
GENEVIÈVE.
Ça, ça compte davantage. Une femme ne pourrait pas vivre, si elle ne pouvait pas parler. Nous avons toutes besoin de parler, toutes. Mme Chevalier elle-même, qui me reproche avec maman d’être bavarde, elle aime bien aussi à faire la conversation. Il est vrai qu’elle y apporte tant de jugement. Quelle charmante femme, n’est-ce pas ?
LAMBERT.
Tout à fait charmante.
GENEVIÈVE.
Et heureuse !
Lambert sourit.
C’est juste. Je l’ai déjà dit. Voilà l’écueil, quand on parle beaucoup, on se répète. Une jeune fille surtout, les grands sujets lui sont défendus.
Scène VIII
LAMBERT, GENEVIÈVE, MADAME CHEVALIER
MADAME CHEVALIER.
Allons, Geneviève, Louise t’attend pour te conduire chez toi. Si tu veux te recoiffer, mon enfant, et changer de robe, tu n’as pas de temps à perdre. Vous prendrez les enfants, vous descendrez des ombrelles, des chapeaux de paille, tout ce qu’il faut, et nous irons faire une visite à la tante de monsieur.
Lambert sourit.
Scène IX
LAMBERT, MADAME CHEVALIER
MADAME CHEVALIER.
J’ai été sotte tout à l’heure... je suis montée sur mes grands chevaux... on ne se fâche pas, parce qu’on lui a plu, avec un aimable garçon qu’on estime et qu’on apprécie soi-même.
LAMBERT, à part.
Ça marche.
MADAME CHEVALIER.
Mon mari aussi a beaucoup d’amitié pour vous.
LAMBERT, à part.
Parfait ! Parfait !
MADAME CHEVALIER.
Tout le monde vous aime. C’est ce qui me dispose si bien en votre faveur, quoique je ne vous connaisse pas encore suffisamment.
LAMBERT, à part.
Elle est perdue.
MADAME CHEVALIER.
Asseyez-vous.
Il s’assied sur le canapé. Allant à lui.
Poussez-vous un peu pour me faire une place...
Il se recule à peine.
Plus loin.
LAMBERT.
Je vais trop vite.
Pause
MADAME CHEVALIER.
Quel âge avez-vous ?
LAMBERT, étonné, après un petit sourire.
Trente ans.
MADAME CHEVALIER.
Pas plus ?
LAMBERT.
Pas plus.
MADAME CHEVALIER.
Trente ans. L’âge est bien. Votre santé est bonne ?
LAMBERT, même jeu.
Excellente.
MADAME CHEVALIER.
Vous ne me trompez pas ?
LAMBERT.
Je suis... très robuste.
MADAME CHEVALIER.
Vous possédez ?...
Étonnement de Lambert, avec une nuance d’effroi.
Je vous demande ce que vous possédez. Un chiffre exact.
LAMBERT.
Cent mille francs... et quelques petites choses.
MADAME CHEVALIER.
Disons cent mille francs. En valeurs sûres et négociables ?
LAMBERT.
En valeurs sûres et négociables.
MADAME CHEVALIER.
C’est bien. Je ne parle pas de votre tante, ça viendra quand ça viendra.
Elle se rapproche de lui avec amitié ; il se recule avec une épouvante comique.
Monsieur Lambert, je vous ai trouvé une femme.
LAMBERT, stupéfait et accablé.
Comment, madame, vous m’avez retenu...
MADAME CHEVALIER.
Pour vous marier, oui. Il me semble que mon interrogatoire était très clair.
LAMBERT.
Oh§ très clair assurément.
MADAME CHEVALIER.
Et j’ajouterai bien naturel... après votre entrevue avec cette jeune fille.
LAMBERT.
Mais, madame...
MADAME CHEVALIER.
Écoutez-moi. Est-ce que vous n’êtes pas las et honteux, à votre âge, de courailler encore comme un véritable gamin ? Est-ce qu’en voyant à tous vos amis femme, enfants, maison montée, un intérieur enfin, vous ne faites pas une comparaison pénible entre leur existence et la vôtre ? Est-ce qu’il ne faut pas toujours en venir là, au mariage, sous peine de tomber dans quelque liaison inavouable, qui a mille fois ses inconvénients sans avoir un seul de ses avantages ?
LAMBERT.
Vous avez la voix de ma tante en ce moment.
MADAME CHEVALIER.
Quel ensemble de sécurités pour un homme, lorsque la personne qu’il épouse est bien de son monde, et que toutes les convenances d’âge, de famille, d’argent, se trouvent réunies.
LAMBERT.
La voix de ma tante !
MADAME CHEVALIER.
Présentement, il ne s’agit pas d’une jeune fille en l’air, qui habiterait Bordeaux ou Amsterdam, et qu’on vous destinerait de cinq cents lieues. Vous connaissez votre prétendue, vous venez de la voir, vous lui avez parlé. Il est impossible que vous portiez sur elle un jugement défavorable. Répondez.
LAMBERT.
Mon Dieu, madame, cette jeune fille ne m’a ni plu ni déplu.
MADAME CHEVALIER.
C’est énorme, ça, énorme.
LAMBERT.
Quant à l’impression que j’ai pu lui faire moi-même...
MADAME CHEVALIER.
Vous l’avez frappée.
LAMBERT.
Ah !
MADAME CHEVALIER.
Frappée.
LAMBERT.
Elle vous l’a dit ?
MADAME CHEVALIER.
Non, une jeune fille ne dit jamais de ces choses-là. Mais ou je me trompe fort ou vous l’avez frappée bien vivement. Ne répétez pas cela, n’est-ce pas ?
LAMBERT.
Oh ! madame.
MADAME CHEVALIER.
Remarquez bien, monsieur Lambert, qu’en vous proposant ma petite Geneviève... Geneviève, quel joli nom !... je travaille pour vous et non pas pour elle. Ce n’est pas un rossignol que je cherche à placer, loin de là. Geneviève est très recherchée, elle a refusé plusieurs partis, et des partis, permettez-moi de vous le dire, beaucoup plus brillants que le vôtre.
LAMBERT.
En quoi ?
MADAME CHEVALIER.
En tout, je ne vous le cache pas, en tout.
Un temps.
LAMBERT.
Elle apporte ?
MADAME CHEVALIER.
Vous entreriez dans une famille honorable.
LAMBERT.
Oui, c’est quelque chose. Elle apporte ?
MADAME CHEVALIER.
Et quelle éducation ! La meilleure, une éducation de province.
LAMBERT.
Oui, on est plus tranquille. Elle apporte ?
MADAME CHEVALIER.
Elle apporte deux cent mille francs, je ne vous l’ai pas dit ?
LAMBERT.
Deux cent mille francs ?
MADAME CHEVALIER.
Deux cent mille francs !
LAMBERT.
En valeurs sûres et négociables ?
MADAME CHEVALIER.
En valeurs sûres et négociables. C’est une dot.
LAMBERT.
C’est une dot.
Il se lève comme un homme indécis et violenté ; pause.
MADAME CHEVALIER, se levant à son tour.
Eh bien, monsieur Lambert, ce mariage est-il fait ?
LAMBERT.
Pas encore, madame.
MADAME CHEVALIER.
C’est bien long ! Pourquoi ?
LAMBERT.
Je me tâte.
MADAME CHEVALIER.
Vous ne pouvez pas vous tâter éternellement.
LAMBERT.
La jeune fille est charmante, je la vois mieux maintenant, elle a beaucoup de choses pour elle ; mais, si je l’épouse, je serai marié, n’est-ce pas ?
MADAME CHEVALIER.
C’est bien sûr. Un mariage de deux cent mille francs ne se refuse pas d’habitude... et je n’ai pas voulu vous parler des espérances.
LAMBERT.
J’y songe ; je les ai évaluées déjà approximativement.
MADAME CHEVALIER.
Concluons alors.
LAMBERT.
Concluons, concluons. Je vois bien les raisons qui pourraient me décider, mais je vois aussi celles qui me retiennent.
MADAME CHEVALIER.
Lesquelles ?
LAMBERT.
Il me semble que je suis encore jeune.
MADAME CHEVALIER.
Tous les hommes le croient jusqu’à soixante ans.
LAMBERT.
J’ai une tante, vous le savez ; me charger encore d’une belle-mère...
MADAME CHEVALIER.
Oh ! pas ça, pas ça.
LAMBERT.
À peine si Mlle Geneviève et moi nous nous sommes trouvés ensemble.
MADAME CHEVALIER.
Bah§ Vous aurez bien le temps de vous connaître.
LAMBERT.
Êtes-vous certaine qu’une jeune personne frivole, superficielle, sans sérieux dans l’esprit, c’est de son âge, s’accordera avec un homme du mien ?
MADAME CHEVALIER.
L’équilibre se fait bien vite, allez.
LAMBERT.
Et puis une éducation de province, avec mes habitudes un peu passionnées...
MADAME CHEVALIER.
Le mariage vous calmera. Il paraît que c’est son office.
LAMBERT.
Cette jeune fille me le faisait comprendre elle-même, son mari ne comptera pas pour elle.
MADAME CHEVALIER.
C’est une enfant qui ne sait rien encore, vous l’aurez toujours pendue à votre cou.
LAMBERT.
Mais, madame, prenez garde, vous dites le blanc, vous dites le noir...
MADAME CHEVALIER.
Eh ! oui, monsieur, je dis blanc, je dis noir, je ne fais pas plus attention à ce que je vous réponds qu’à ce que vous me demandez. Voulez-vous savoir pourquoi ? Parce qu’il y a de tout dans le mariage et que sans le mariage il n’y a rien. Êtes-vous satisfait ?
Pause.
Vous épouserez Mlle Esther.
LAMBERT.
Non, madame.
MADAME CHEVALIER.
Vous épouserez Mlle Esther.
LAMBERT.
Non, madame.
MADAME CHEVALIER.
Vous épouserez Mlle Esther.
LAMBERT.
Non, madame, non.
Pause.
MADAME CHEVALIER, allant à lui, avec volubilité.
Je parle à un homme judicieux, n’est-ce pas ?
LAMBERT.
Bien sûr.
MADAME CHEVALIER.
Qui apprécie une existence régulière ?
LAMBERT.
Évidemment.
MADAME CHEVALIER.
Que le mariage seul peut lui donner ?
LAMBERT.
Sans contredit.
MADAME CHEVALIER.
Celui que je vous propose est raisonnable ?
LAMBERT.
Certainement.
MADAME CHEVALIER.
Avantageux ?
LAMBERT.
Avantageux.
MADAME CHEVALIER.
Et très convenable sous tous les rapports ?
LAMBERT.
Il l’est.
MADAME CHEVALIER.
Vous dites oui alors ?
LAMBERT.
Je ne dis pas oui.
MADAME CHEVALIER.
Mais vous ne dites pas non ?
LAMBERT.
Je ne dis pas non. Je vais voir, je réfléchirai.
MADAME CHEVALIER.
Qu’est-ce qu’il vous faut de temps ? Vingt-quatre heures ? Voulez-vous plus ? Voulez-vous deux jours ? Soit ! Prenez deux jours pleins, ça vaudra mieux. De cette manière, il n’y aura pas surprise de votre part ni pression de la mienne.
Pause.
LAMBERT.
Je ne suis pas bien triomphant, madame, vous devez le penser.
MADAME CHEVALIER.
Pourquoi ?
LAMBERT.
Pourquoi ? Je veux bien que le mariage soit préférable à l’amour, mais se présenter pour l’un et être renvoyé à l’autre il n’y a rien de plus désagréable.
MADAME CHEVALIER.
Vous revenez là-dessus !
LAMBERT.
En passant seulement.
MADAME CHEVALIER.
C’est déjà trop.
LAMBERT.
On parle souvent de l’imagination des femmes, il ne faudrait pas juger de la leur sur la vôtre.
MADAME CHEVALIER.
Qui sait ?
LAMBERT.
Je n’ai pas réussi alors à vous enflammer.
MADAME CHEVALIER.
C’est plus probable. Vous me plairez peut-être beaucoup dans votre ménage, mais je ne vous ai jamais vu dans le mien.
LAMBERT.
Je vous trouvais parfaite.
MADAME CHEVALIER.
Pourquoi pas ?
LAMBERT.
Vous m’aviez conquis entièrement.
MADAME CHEVALIER.
La belle avance !
LAMBERT.
Je vous aurais peut-être aimée toujours.
MADAME CHEVALIER.
Ne regrettez rien, croyez-moi. Félicitez-vous plutôt d’avoir rencontré une brave et sage amie qui vous pousse, un peu rudement peut-être, dans votre chemin. Je sais ce qu’il vous faut, mieux que vous-même. Un âge arrive, n’est-ce pas vrai, où le plaisir devient ennui, il répugne presque ; on ne se passionne plus pour des coureuses. Le vilain monde a perdu de son entrain et montre la corde. Ce jour-là, les hommes bien nés, vous êtes du nombre, se retournent instinctivement vers les maisons honnêtes. En entrant dans la mienne, vous lui avez demandé ce qu’elle ne pouvait pas contenir pour vous. Faites-vous-en une autre, à son image. Mme Chevalier n’y sera pas, Mme Lambert y sera ; c’est la même chose, nous nous ressemblons toutes. Vous posséderez avec elle, et bien plus légitimement, tout ce que vous espériez avec moi. Cette femme que vous aimez ici, que vous trouvez simple, franche, bonne, qui vous paraît si désirable dans son intérieur où l’on respire, vous ne voyez donc pas que c’est la vôtre !
À ce moment, par une des portes-fenêtres, on voit approcher Geneviève qui porte le garçon de Mme Chevalier sur son bras droit et tient la petite fille de la main gauche ; Louise est derrière, étendant sur eux une ombrelle. Toilettes claires et pimpantes pour compléter un tableau séduisant. Mme Chevalier continue.
Tournez-vous et regardez ce petit groupe qui vient nous chercher si à propos. La voilà, cette jeune fille, qui sera votre femme demain. Est-elle fraîche, et rose, et candide ! Quel bon petit cœur sommeille sous cette poitrine de vingt ans. On vous donne deux cent mille francs avec cette enfant-là, c’est une honte, vous devriez les refuser. Voyez un peu, elle fait déjà son apprentissage de mère. Supposez que ces deux enfants, au lieu d’être à moi, soient à vous, et vous comprendrez alors tout ce qu’il y a de tendresse et de joie aussi bien que de dignité et de bon sens dans l’avenir où je vous conduis. Allons, vous êtes convaincu. Vous ne me demandez plus quarante-huit heures ni vingt-quatre, parce qu’il ne faut qu’une minute pour décider du bonheur de toute sa vie.
Scène X
LAMBERT, MADAME CHEVALIER, GENEVIÈVE, LOUISE, LES ENFANTS
GENEVIÈVE.
Nous voilà.
MADAME CHEVALIER.
Remets ces enfants à leur bonne et approche un peu. Je te présente M. Lambert, un de nos bons amis, que tu auras ce soir pour voisin de table.
Lambert et Geneviève se saluent.
Ta gouvernante est encore là ?
GENEVIÈVE.
Oui, madame, elle attend l’heure de repartir.
MADAME CHEVALIER.
Je vais lui donner une lettre pour ta mère.
Elle va à la table, et, pendant que Lambert cause à voix basse avec Geneviève, les enfants près d’eux, elle écrit la lettre suivante.
« Ma chère amie, deux lignes seulement pour t’annoncer l’arrivée de Geneviève, et te faire part de son prochain mariage, si tu achèves ce que mon admirable raison a commencé.
« J’avais justement chez moi un jeune homme, incertain sur sa vocation, qui hésitait entre les rôles d’amoureux et l’emploi de mari. Il est sympathique. »
S’interrompant pour regarder Lambert.
Pas de charme.
Reprenant sa lettre.
« très convenable, »
S’interrompant encore.
aucun éclat.
Reprenant sa lettre.
« plein de bonnes qualités que le mariage développera. »
S’interrompant encore.
Voilà celui qui voulait me faire oublier mes devoirs
Reprenant sa lettre.
« Et il rendra sa femme très heureuse ! »