Les Ennemis de la maison (Camille DOUCET)

Comédie en trois actes et en vers.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le théâtre de l’Odéon, le 6 décembre 1850.

 

Personnages

 

REYNAL, notaire à Paris

MAURICE DESBRISSEAUX

LE COMTE OSCAR DE SAINT-REMY

LA BARONNE DE BEAUPRÉ

MADAME REYNAL

HÉLÈNE, sœur de Reynal

FANCHETTE

 

La scène se passe à Enghien.

 

 

ACTE I

 

Une salle élégante, au rez-de-chaussée, donnant sur le lac par un petit pont tenant à la porte du fond. Deux portes à droite, et une à gauche ; une console au premier plan à gauche ; une table sur le devant et un canapé à droite.

 

 

Scène première

 

REYNAL, seul

 

Il tient une boîte à pistolets d’une main et de l’autre une lettre ouverte. Il lit.

« Étoile de ma vie, idole de mon âme,

« Chère Adèle !... » Le comte est l’amant de ma femme !

C’est lui, bien sûr ! Au fait, pour quelle autre raison

Vivrait-il, du matin au soir, dans ma maison ?

Il ne se cache pas pour entrer... au contraire...

À moins de m’avertir, il ne pouvait mieux faire.

Fou que je suis !... Jadis monsieur de Saint-Remy

N’était que mon client... j’en ai fait mon ami.

Du lion à la mode au lieu de prendre ombrage,

J’ai moi-même enfermé le lion dans ma cage.

Enghien lui déplaisait... moi, j’habitais Enghien...

J’ai voulu qu’il louât un chalet près du mien.

Rien qu’à l’empressement qu’il mettait à se rendre,

J’aurais pu, moins aveugle, aisément tout comprendre :

Un homme aussi couru, sans de graves raisons,

Ne se condamne pas à pécher des poissons ;

Et depuis quatre mois, dans une paix profonde,

Chez moi ce sot plaisir absorbe tout le monde ;

Mais je n’ai rien compris, rien vu, rien deviné !

Au divin célibat notaire destiné,

Sans femme, sans amis et sans inquiétude,

J’étais heureux avec ma sœur et mon étude...

Tout autre se serait contenté de cela ;

Mais le bon sens se tut et l’orgueil seul parla.

Chez mon meilleur client, le général d’Hormille,

Du baron de Beaupré je rencontrai la fille ;

Avant même de rendre hommage à sa beauté,

Son nom, son noble nom flatta ma vanité.

À mieux que moi sans doute elle pouvait prétendre ;

Mais, n’ayant point de dot, elle daigna me prendre.

Dès lors, dans mon salon de notaire à Paris,

On n’entra plus à moins d’être comte ou marquis.

Madame de Beaupré, ma noble belle-mère,

Entretenant en moi cette absurde chimère,

Fit tant que, des grandeurs pour suivre le chemin,

J’oubliai le bonheur que j’avais sous la main.

Ma femme... ce n’est pas sa faute, je l’adore...

Avec elle et ma sœur, tout irait bien encore ;

Ce serait si gentil de vivre tous les trois

À Paris, simplement, comme de bons bourgeois !

Mais la mode le veut, la vanité l’ordonne,

Il faut s’expatrier du printemps à l’automne ;

Et tandis que monsieur, pendant six jours entiers,

Fait pour un peu d’argent le plus sot des métiers,

Il relègue bien loin de chez lui sa compagne,

Pour qu’on dise : Reynal a maison de campagne !

Reynal n’est qu’un niais... Il a tort d’être fier ;

Sa maison sur le lac d’Enghien coûte trop cher,

Si dans cette maison, dont il jouit à peine,

Ouvrier sans dimanche, une fois par semaine,

Ses plus nobles amis le remplacent si bien,

Qu’un jour, innocemment, sans se douter de rien,

Il trouve ces beaux vers adressés à sa femme :

« Étoile de ma vie, idole de mon âme ! »

Oh ! depuis ce matin, que de réflexions

Ont rabattu l’orgueil de mes illusions !...

Monsieur le comte Oscar de Saint-Remy, je jure...

Il se trouve en face d’une glace placée sur la console.

Mon pauvre ami Reynal, quelle triste figure !

Il ouvre la boîte.

Ces pistolets sont beaux ; mais ça ne suffît pas.

Je suis fait pour manquer mon homme à quinze pas,

Tandis que lui, ce comte... Enfin, voyons Adèle.

Il sonne.

Il doit être très fort.

 

 

Scène II

 

REYNAL, FANCHETTE

 

REYNAL.

Ma femme... que fait-elle ?

FANCHETTE.

Madame est sur le lac.

REYNAL.

Seule ?

FANCHETTE.

Par quel hasard,

Monsieur...

REYNAL.

Madame est-seule ?

FANCHETTE.

Avec monsieur Oscar.

REYNAL, à part.

Je l’aurais parié.

FANCHETTE, voulant sortir.

Je vais...

REYNAL.

C’est inutile !

FANCHETTE.

Monsieur est donc entré par la porte de l’île ?...

On n’attendait Monsieur que demain, samedi.

REYNAL.

Que fait ma belle-mère ?

FANCHETTE.

Il est presque midi,

Elle dort... c’est bon genre !

REYNAL.

À midi, dans sa chambre,

Dans son lit, par un temps superbe, au vingt septembre !

De ce bon genre-là je me lasse à la fin.

On ne l’attendra pas pour déjeuner ; j’ai faim !

Qu’elle dorme !... Et ma sœur, dort-elle aussi ?

Il ôte son paletot dans la poche duquel sont les vers, et le jette à Fanchette.

FANCHETTE.

Non, certes ;

Tous les jours sa fenêtre est la première ouverte...

Elle travaille en haut du matin jusqu’au soir.

REYNAL, à part.

Chère enfant !

Haut.

Laissez-moi.

FANCHETTE.

Si Monsieur veut la voir...

REYNAL.

Non, pas encore. Allez... n’avertissez personne.

FANCHETTE.

Madame de Beaupré va sonner... midi sonne.

On entend sonner.

Là !...

Regardant Reynal.

Pour avoir quitté l’étude un vendredi,

Sur quelle herbe a-t-il donc marché ? C’est bien hardi.

Le voilà dans ses nerfs et dans son humeur... jaune ;

Je ne m’y frotte plus, je sais ce qu’en vaut l’aune.

Pauvre homme ! j’en ai vu rarement de meilleurs ;

Mais dans cette maison rien ne va comme ailleurs.

Monsieur Reynal est doux comme un mouton ; sa femme

Est charmante... et monsieur fait endiabler madame !

REYNAL.

Encore ici !

FANCHETTE.

J’y vais.

Elle sort.

 

 

Scène III

 

REYNAL, puis HÉLÈNE

 

REYNAL.

Le comte me tuera !...

Et tout le monde, au lieu de me plaindre... en rira !

Un malheureux mari qui succombe à la peine,

C’est risible, en effet... après cinq mois !... Hélène !

Chère enfant...

HÉLÈNE.

J’étais loin de t’attendre aujourd’hui.

Adèle va monter ; elle pêche...

REYNAL.

Avec qui ?

HÉLÈNE.

Toute seule.

REYNAL.

Ah !...

HÉLÈNE.

Monsieur Oscar est auprès d’elle ;

Mais ça ne compte pas. Sur la ligne d’Adèle

Il veille de loin, met le ver à l’hameçon,

Et, quand le poisson mord, décroche le poisson ;

C’est son métier.

REYNAL.

Enfant !...

HÉLÈNE.

L’ennuyeux personnage !

Adèle ne peut pas le souffrir.

REYNAL, à part.

Heureux âge !...

 

 

Scène IV

 

HÉLÈNE, REYNAL, OSCAR, ADÈLE, puis MADAME DE BEAUPRÉ

 

OSCAR, dans la coulisse, à droite.

Venez donc... venez donc... on n’attend plus que vous.

REYNAL, à part.

Les voilà !

OSCAR, entrant.

Tiens, Reynal !

ADÈLE, à Reynal.

Comment, monsieur, c’est vous ?

REYNAL.

Moi-même !...

OSCAR.

Il était temps !... C’est à midi qu’on tire

Mes verveux... Nous partions pour les voir...

ADÈLE.

C’est-à-dire...

OSCAR, voyant les pistolets.

Ah ! ah ! maître Reynal !...

HÉLÈNE, à part.

Ciel !

OSCAR.

Qu’est-ce que cela

Chassez-vous au client avec ces bijoux-là ?

Moi qui précisément vous prépare une affaire...

REYNAL.

D’honneur ?

OSCAR.

Presque... d’argent ! Pistolets de notaire.

Ils sont charmants... et n’ont jamais servi...

REYNAL.

Plus bas !...

Les vôtres valent mieux ?

OSCAR.

Parbleu !

À part.

Je n’en ai pas.

En route !

REYNAL, à part.

Ferrailleur !

ADÈLE.

Ma mère où donc est-elle ?

MADAME DE BEAUPRÉ, entrant,

Moi ?... Que vois-je ? Reynal ! Bonjour ; bonjour Adèle

De quoi s’agissait-il ?

OSCAR.

C’est le jour des verveux.

Si vous voulez venir les voir ?

MADAME DE BEAUPRÉ.

Si je le veux !

ADÈLE.

Mais...

MADAME DE BEAUPRÉ.

J’adore la pêche, et j’y suis fort habile.

C’est une passion qui date de Trouville.

Dans le canot-major d’un bâtiment royal

Nous péchions tous les jours.

ADÈLE, bas.

Ma mère...

MADAME DE BEAUPRÉ.

Allons, Reynal !

ADÈLE, à Reynal.

Vous ne venez pas ?

REYNAL.

Non.

ADÈLE.

Voulez-vous que je reste ?

REYNAL.

Le comte vous attend, allez.

À part.

Je le déteste.

ADÈLE, s’éloignant.

J’obéis.

REYNAL, à part.

Elle y va !

ADÈLE, à part, après quelque hésitation.

C’est le dernier moyen...

À Hélène.

Viens-tu, petite sœur ?

HÉLÈNE.

Non, merci, merci bien !

Oscar, Adèle et madame de Beaupré sortent par le fond.

 

 

Scène V

 

REYNAL, HÉLÈNE

 

REYNAL.

J’avais, certainement, mille choses à dire ;

Et je n’ai rien trouvé, pas un mot ! Doit-il rire,

Ce fat de Saint-Remy !... Je suis sûr qu’à présent

Ils se moquent entr’eux du mari complaisant,

Dont le premier venu, sans même qu’il réclame,

Pour ses menus plaisirs peut emprunter la femme.

Et penser que je suis sottement resté là !...

Aussi, comment prévoir ?... J’entre, et chacun s’en va,

Sans demander ce qui m’amène.

HÉLÈNE, à part.

Pauvre frère !...

REYNAL.

C’est la faute du comte et de ma belle-mère.

Adèle fût restée... Adèle vaut mieux qu’eux...

Je les éloignerai d’Adèle tous les deux !

On me l’a dit cent fois, avant mon mariage,

Les mères, les amis, gâtent tout en ménage,

Ma belle mère abuse, et cela me déplaît,

Quant au comte... Il a l’air très fort au pistolet !...

Tant pis, je saurai bien...

On sonne.

Allons, voilà qu’on sonne !

Il se retourne et aperçoit sa sœur.

Hélène... je n’y suis pour personne... personne !

Dis... ce que tu voudras... je ne veux pas les voir.

Je suis sorti... je suis...

Hélène sort.

Je suis au désespoir !

L’amitié ne vaut rien, et son nom seul m’irrite ;

J’exècre tout le monde.

HÉLÈNE, dans la coulisse.

Au contraire, entrez vite.

 

 

Scène VI

 

REYNAL, HÉLÈNE, MAURICE

 

REYNAL.

Plaît-il ? Je n’y suis pas. Si l’on entre, je sors.

HÉLÈNE.

C’est un ami.

REYNAL.

Raison de plus !... mets-le dehors.

HÉLÈNE.

Ingrat ! Regarde donc.

Maurice paraît.

REYNAL.

Que vois-je ?... Quelle joie !...

MAURICE.

Cher ami !

REYNAL, l’embrassant.

Cher cousin !... c’est le ciel qui t’envoie.

MAURICE.

Le ciel !...

REYNAL.

Si tu savais combien je suis heureux !

MAURICE, regardant Hélène.

Je le crois... ton bonheur, cher cousin, saute aux yeux.

Reçois les compliments que ce bonheur réclame ;

Je ne puis en douter, en regardant madame.

REYNAL.

Madame !... Elle !...

HÉLÈNE, à Maurice.

Je suis fière de votre erreur.

Madame !... Cher cousin, je ne suis que sa sœur.

REYNAL.

Hélène.

MAURICE.

Se peut-il ? cette petite Hélène...

REYNAL.

Quinze ans.

HÉLÈNE.

Seize, monsieur... la semaine prochaine.

MAURICE.

Comme la voilà grande et belle !

REYNAL, à Hélène.

Sors un peu.

À Maurice.

Une enfant !

MAURICE, à Hélène.

Pour son frère on l’est toujours.

HÉLÈNE, à Maurice.

Adieu !

MAURICE.

Au revoir.

HÉLÈNE, bas.

Vous pouvez nous rendre un grand service...

Je vous expliquerai cela, monsieur Maurice.

MAURICE.

Quoi ! vous vous souvenez encore de mon nom ?

HÉLÈNE.

Je crois bien !

Bas.

Consolez mon frère.

MAURICE.

Qu’a-t-il donc ?

HÉLÈNE, bas.

Je ne sais trop en quoi sa tristesse consiste :

Mais tout ce dont je suis sûre... c’est qu’il est triste...

Vous aussi !

MAURICE, tristement.

Moi !

HÉLÈNE.

La mer m’effraie horriblement.

Y retournerez-vous encor ?

MAURICE.

Certainement.

Hélène sort.

 

 

Scène VII

 

REYNAL, MAURICE

 

REYNAL, à part, au fond.

Ils ne reviennent pas... c’est étrange !

MAURICE, à lui-même.

Oui, sans doute,

La route que je suis est une triste route,

Sur son rivage heureux j’espérais m’arrêter,

Mais il la faut reprendre, et ne la plus quitter.

REYNAL.

Les garçons, qui n’ont pas de femmes, sont bien sages...

N’est-il pas vrai ?

MAURICE.

Pardon, j’étais dans les nuages.

Ils se regardent en face, puis se détournent.

REYNAL, à part.

Pauvre Maurice !... est-il changé depuis deux ans !

MAURICE, à part.

Pauvre Reynal ! Il a déjà des cheveux blancs !

REYNAL, à part.

Ces malheureux marins !...

MAURICE, à part.

Ces malheureux notaires !...

REYNAL, à part.

La mer les tue.

MAURICE, à part.

Ils sont tués par les affaires.

Haut.

Tu devrais voyager, Reynal.

REYNAL.

Si tu m’en crois,

Tu te reposeras pendant cinq ou six mois.

MAURICE.

Avant cinq ou six jours, je repars pour Marseille ;

Viens avec moi.

REYNAL.

Merci !

MAURICE.

Viens, je te le conseille.

REYNAL.

Et mes clients, mon cher... et ma femme ? Je suis...

MAURICE.

Je le sais. Ce matin on me l’a dit... Depuis...

REYNAL.

Depuis bientôt cinq mois c’est une chose faite.

MAURICE.

Et tu te plains !... Ta femme est donc ?...

REYNAL.

Elle est parfaite !

Mais... Au fait, j’oubliais... quelle distraction !

On doit trouver tout bien dans ta position...

Ce que tu m’as écrit à ton dernier voyage...

MAURICE.

Plaît-il ?

REYNAL.

Je m’en souviens. À quand le mariage ?

MAURICE.

Des Indes dans huit jours je reprends le chemin.

REYNAL.

Quoi !

MAURICE.

C’est d’un exilé que tu serres la main.

Pour la dernière fois, prêt à quitter la France,

Je t’apportais, ami, ma triste confidence...

Chez toi, pour te revoir, t’embrasser et partir,

J’ai couru ce matin... tu venais de sortir.

Grâce au chemin de fer, j’ai volé sur tes traces ;

Et maintenant, adieu !

REYNAL, le retenant.

Fi donc ! quoi que tu fasses,

Je me garderai bien de te laisser aller.

D’ailleurs, n’avons-nous pas des comptes à régler ?

De l’ami, du cousin, si la voix est suspecte,

Le notaire a des droits qu’il faut que l’on respecte.

Je te dois de l’argent.

MAURICE.

Bast !

REYNAL.

Je t’en dois beaucoup...

Bon gré, mal gré, mon cher, je te remettrai tout.

Le vieux docteur Reynal, ton grand-oncle et le nôtre,

T’a laissé la moitié de ses biens... à nous l’autre :

Deux cent bons mille francs pour ta part en écus ;

Cent mille pour ma sœur, et pour moi le surplus.

MAURICE.

Cela m’est bien égal.

REYNAL.

C’est toujours bon à prendre.

On t’avait donc promis ?...

MAURICE.

De m’aimer... de m’attendre...

Alors, j’étais parti plein d’espoir, plein d’ardeur ;

Un nom béni chantait clans le fond de mon cœur.

Au milieu des écueils et des périls sans nombre

Une étoile toujours brillait dans mon ciel sombre...

Toujours mes yeux cherchaient sur des bords inconnus

L’heureux port où déjà l’on ne m’attendait plus !

C’est juste !... j’étais pauvre et lieutenant à peine...

Peut-être eût-on voulu du riche capitaine !...

REYNAL.

Capitaine !... mon cher, tu te consoleras !

Apercevant sa décoration.

Et ce petit ruban que je ne voyais pas !

Bravo !... La pauvre femme a fait une folie...

On te regrettera.

MAURICE.

J’aime mieux qu’on m’oublie.

Quand je revins, avant le moment convenu,

Sans m’avoir seulement par un mot prévenu,

Celle que j’aime encor plus que je ne la blâme,

Depuis longtemps déjà d’un autre était la femme.

REYNAL.

D’un sot, probablement.

MAURICE.

On me l’a dit.

REYNAL.

Crois-moi,

Le sot qui te l’a prise est plus volé que toi.

Ces positions-là, mon cher, sont très communes ;

De beaucoup de maris j’ai vu les infortunes,

Et je ne connais rien de plus désobligeant

Que d’être, par sa femme, aimé pour son argent !

La mienne n’avait rien... qu’un grand nom, l’habitude

Du luxe, du plaisir... Moi, j’avais mon étude,

J’étais riche... entre nous, crois-tu, de bonne foi,

Que sans cela jamais elle eût voulu de moi ?

Elle a fait... ce que font les autres... c’est l’usage,

Comme on traite une affaire, on traite un mariage ;

Quant à l’amour, il vient plus tard, ou ne vient pas.

Monsieur demeure en haut... madame loge en bas...

Monsieur n’est pas content... madame est mécontente ;

Souvent madame pleure, et monsieur s’en tourmente...

Voilà précisément notre histoire à tous deux ;

Ma femme est malheureuse, et je suis malheureux.

Ainsi, console-toi ; ma part vaut bien la tienne ;

Avant, après... toujours il faut que l’on y vienne :

Et, tandis que l’amant, comme toi dédaigné,

Est fier au moins d’avoir un moment seul régné ;

L’infortuné mari qui n’a pas connu même

La douce illusion de croire un jour qu’on l’aime,

Se trouve tout à coup réduit à soupirer...

Devant des pistolets... qu’il ne sait pas tirer !

MAURICE.

Que dis-tu ?

REYNAL.

J’en suis là, mon pauvre ami.

MAURICE

Ta femme...

REYNAL.

« Étoile de ma vie, idole de mon âme !... »

Voilà les jolis vers qu’un de mes bons amis,

Le premier, le meilleur... où donc les ai-je mis ?...

Et je ne dirais rien !

MAURICE.

Reynal, je t’en conjure...

REYNAL.

Tu veux...

MAURICE.

Non... comme toi je ressens ton injure ;

Mais avant de se plaindre, avant de s’emporter,

Il faut, je crois...

REYNAL.

Tu crois qu’il faut encor douter.

« Étoile de ma vie !... »

MAURICE.

As-tu des preuves ?

REYNAL.

Diable !

Cela ne suffit pas ?

MAURICE.

Sans doute... il est probable

Que ton ami... Pourtant, tu le sais comme moi,

Nous avons mille fois écrit ça...

REYNAL.

Pas moi... toi !

MAURICE.

Et de mes mauvais vers, de ta mauvaise prose,

Il ne résultait rien, ou du moins peu de chose.

Tant qu’un amant écrit, il n’est pas dangereux ;

On supprime cela dès que l’on est heureux.

REYNAL.

Alors je dois bénir ces vers dont l’impudence...

Maurice, j’avais mieux reçu ta confidence.

MAURICE.

Ah ! de mon amitié ne doute pas ainsi !

J’étais prêt à partir, Reynal... je reste ici.

Ta femme est ma cousine, un insolent l’offense,

Sois tranquille... c’est moi qui prendrai sa défense

S’il est vrai que le fat, dans un lâche dessein...

Je sais me battre, moi.

REYNAL.

Que dis-tu, cher cousin ?

MAURICE.

Je voudrais que ce fût...

REYNAL.

Hein ?

MAURICE.

Pour avoir en face

Un homme à qui parler, un homme à qui...

REYNAL.

De grâce

Prends garde... Je le crois très bon tireur.

MAURICE.

Tant mieux.

REYNAL.

Il faudrait voir pourtant, avant tout, de nos yeux...

Toi-même tu m’as dit, Maurice, que peut-être...

MAURICE.

La vérité sera facile à reconnaître.

Veux-tu t’en rapporter à moi ?

REYNAL.

Complètement ;

Mais plus de duel, fi ! c’est un vieux dénouement.

Dans son fourreau, cousin, rengaine ton épée.

Ma loyale amitié par le comte est trompée,

Soit ; je vais me venger de lui sans coup férir,

Et ta présence ici suffit pour le punir.

J’en mourrais de chagrin si j’étais à sa place :

Voir un joli garçon plein d’esprit, plein de grâce,

Près de celle que j’aime, installé devant moi !

Oui, je veux qu’à son tour il soit jaloux... de toi.

MAURICE.

Hein ?

REYNAL.

Je te recommande aussi ma belle-mère...

J’en possède une...

MAURICE.

Alors, je connais ton affaire.

Pauvre ami !

REYNAL.

Tu connais ma belle-mère ?

MAURICE.

Non...

Mais ce type est perdu de réputation.

Il me semble la voir, longue, raide, revêche,

Jaune et ridée... hein ?

REYNAL.

Non... jeune encore, encor fraîche.

MAURICE.

Dans ton ménage, ainsi qu’autrefois dans le sien,

S’occupant de tout ?

REYNAL.

Non, ne s’occupant de rien.

MAURICE.

Sotte ?

REYNAL.

Non, bel esprit.

MAURICE.

C’est plus désagréable.

REYNAL.

Non... véritablement, elle est assez aimable.

MAURICE.

Est-ce qu’elle jouerait à la bouillotte ?

REYNAL.

Non !

Au contraire...

MAURICE.

En ce cas, de quoi te plains-tu donc ?

À tout ce que je dis tu réponds : au contraire.

Est-elle avare ?

REYNAL.

Non... elle est... ma belle-mère !...

Je n’en dis pas de mal, du reste, tant s’en faut !

Elle a d’autres vertus ; mais elle a ce défaut.

Fidèle à ses devoirs de mère de famille,

Elle a bien élevé, bien marié sa fille ;

Mais, depuis !... en mes mains abdiquant le pouvoir,

On dirait qu’elle fait semblant de ne rien voir.

Sans être tout à fait légère, elle est frivole ;

Elle aime ce niais de comte... elle en raffole.

Jadis, elle eût compris que chez soi, sans danger,

On ne peut recevoir toujours un étranger ;

Elle eût habilement su le mettre en demeure

D’épouser, ou sinon de déguerpir sur l’heure...

Maintenant, ma maison livrée aux ennemis,

Semble une auberge ouverte où chacun est admis.

Ma belle-mère est loin de vouloir me déplaire ;

Mais... mais, je te l’ai dit, elle est ma belle-mère !

De même que le comte est mon ami... mortel !

Quand tu te marieras, aux deux coins de l’autel,

Tu verras là, les yeux et le cœur pleins de joie,

Deux êtres, deux vautours, inclinés sur leur proie,

Qui, depuis ce moment, sans trêve, sans pitié,

Te feront repentir de t’être marié !

De ta femme et de toi maîtres plus que toi-même,

Ils prendront ton repos, ton temps, tout ce qu’on aime,

Ta liberté d’esprit, ta liberté de cœur,

Ta gaîté, ton amour... peut-être ton honneur !

Ta vie était heureuse, ils la rendront amère :

L’un sera ton ami, l’autre ta belle-mère.

Épouse une orpheline et ferme ta maison,

Tu ne risqueras rien... Si fait, reste garçon !

MAURICE.

C’est probable. Mais toi, ta souffrance m’afflige...

Ce que tu dis...

REYNAL.

Est vrai.

MAURICE.

Pourtant...

REYNAL.

C’est vrai, te dis-je.

Ris tant que tu voudras de mes préventions ;

C’est de la vérité que toujours nous rions.

Jusques à ce matin, confiant et sincère,

J’étais mari facile et gendre débonnaire ;

Je croyais, pauvre sot ! je ne sais pas pourquoi,

Faire une exception à la commune loi !

Je vivais... ennuyé, mais tranquille ; sans crainte

Du coup dont mon bonheur a ressenti l’atteinte...

Je n’accusais personne, et traitais en amis

Ceux qui devaient m’aimer, qui me l’avaient promis.

J’étais fou... Des amis !

MAURICE, à part.

Il est toujours le même !

Haut.

Reynal, écoute-moi : tu sais combien je t’aime ;

Au collège, jadis, et jusque dans nos jeux,

On te reprochait d’être inquiet, ombrageux...

REYNAL.

Moi !

MAURICE.

Crains...

REYNAL.

Je ne crains rien. Tout ce que je désire,

Puisque contre moi seul ici chacun conspire,

Puisque le comte plaît à madame Reynal,

Puisque ma belle-mère approuve mon rival...

MAURICE.

Elle ?

REYNAL.

Oui... non... c’est-à-dire, elle aime ce qui brille...

En venant pour la voir, le comte voit sa fille...

Ce qui fait qu’au total, c’est elle, exprès ou non,

Qui couvre l’ennemi de sa protection.

Donc, je veux à tout prix me débarrasser d’elle,

Et de lui !... Pour cela, je compte sur ton zèle.

Tu m’aimes, je le sais... toi, tu me l’as prouvé...

Tout ce que tu feras d’avance est approuvé.

MAURICE.

À madame Reynal tu me permets de plaire ?

REYNAL.

Je t’y force.

MAURICE, riant.

C’est dit !

REYNAL.

Chut !

HÉLÈNE, en dehors.

Mon frère, mon frère,

Les voilà tous !

Elle entre.

REYNAL, gaiement.

Enfin !

HÉLÈNE, à part.

Moi, qui leur reprochais

Tout à l’heure d’avoir l’air triste !

 

 

Scène VIII

 

REYNAL, MAURICE, ADÈLE, MADAME DE BEAUPRÉ, OSCAR, HÉLÈNE

 

OSCAR, au fond, sortant de la barque.

Vingt brochets !

Et dix-sept barbillons !

REYNAL, bas à Maurice.

C’est notre homme !

OSCAR, donnant la main à Adèle qui sort de la barque.

Madame...

À Reynal.

Pends-toi, brave Reynal !

MAURICE, reconnaissant Adèle.

Que vois-je ?

REYNAL, bas à Maurice.

C’est ma femme.

MAURICE, à part.

Sa femme !

HÉLÈNE, à part.

Qu’a-t-il donc ?

REYNAL, bas à Maurice.

Madame de Beaupré,

Ma belle-mère ! Viens.

MADAME DE BEAUPRÉ.

Je recommencerai ;

C’était fort amusant !

À Oscar.

Cher comte...

REYNAL, bas à Maurice.

Elle est en verve.

MADAME DE BEAUPRÉ, à Oscar.

Vous nous restez... Hélène, allez dire qu’on serve...

Je meurs de faim.

HÉLÈNE.

Depuis une heure tout est prêt.

REYNAL, bas à Maurice.

À notre tour.

MAURICE, bas.

Je crois que... peut-être... Il faudrait...

Si tu t’étais trompé ?...

REYNAL, bas.

Tant mieux !

Le présentant.

Il nous arrive,

Et je vous le présente, un aimable convive...

Mon ami, mon cousin...

ADÈLE, reconnaissant Maurice.

Dieu !

MADAME DE BEAUPRÉ.

Que vois-je ?

HÉLÈNE, à part.

Elle aussi !

REYNAL.

Maurice Desbrisseaux... Nous le gardons ici...

Il vient... je ne sais d’où... des Indes...

ADÈLE, à part.

Quelle épreuve !

REYNAL.

Du Malabar.

OSCAR, à Maurice.

Vraiment ! Avez-vous vu sa veuve ?

MAURICE.

Plaît-il ?

OSCAR.

On m’avait dit... ce pays est cité...

MAURICE.

Oui, Monsieur a raison... pour sa fidélité.

Mouvement d’Adèle

HÉLÈNE, à part.

Encor !

REYNAL.

Sans avoir pris le temps de vous connaître,

Il voulait s’en aller...

MAURICE.

Je l’aurais dû peut-être.

REYNAL.

Mais il reste...

MAURICE.

Je crains...

REYNAL.

Et restera longtemps.

Songez donc... un cousin... absent depuis deux ans !

MAURICE.

Le temps t’a paru long ; car mon dernier voyage

A duré dix-sept mois... dix-sept, pas davantage

REYNAL.

On compte double, au moins, les campagnes sur mer !

OSCAR.

Ah ! Monsieur est marin ?

REYNAL.

Capitaine, mon cher,

Et décoré !... De plus, dix mille francs de rente ;

Ce qui fait bien !... De plus, mon cousin, je m’en vante !

De plus...

MADAME DE BEAUPRÉ.

De plus, Monsieur meurt sans doute de faim ?

OSCAR.

C’est juste.

MADAME DE BEAUPRÉ.

Au déjeuner il faut penser enfin.

OSCAR, offrant la main à Hélène.

Oserai-je ?...

HÉLÈNE, refusant.

Merci... non, merci.

OSCAR, à Adèle.

Belle dame...

MAURICE, à Oscar.

Pardon... C’est un honneur qu’avant vous je réclame.

À Adèle.

Vous ferez bien cela pour un... cousin nouveau.

Il lui prend la main et sort avec elle.

OSCAR, à part.

Maudit marin !

À madame de Beaupré.

Madame...

Il sort avec elle.

HÉLÈNE, qui les a examines, à part.

Il la connaît.

 

 

Scène IX

 

REYNAL, HÉLÈNE

 

REYNAL.

Bravo !

Ce n’est plus à moi seul que vous avez affaire,

Monsieur le don Juan !... Moquez-vous du notaire ;

De ses pistolets neufs riez, si vous voulez ;

J’ai là quelqu’un qui vaut mieux que vous ne valez ;

Quelqu’un qui, vous battant avec vos propres armes,

Vous fera payer cher mes soupçons, mes alarmes ;

Quelqu’un qu’on trouvera charmant, qui le sera !

Plus que vous, devant vous, et qui vous chassera.

Je l’espère... Oui, bientôt de vous je serai quitte,

Sans bruit, sans pistolets, grâce à son seul mérite,

Grâce à sa bonne mine et grâce à son esprit.

La raison du plus fort... La Fontaine l’a dit.

Apercevant Hélène.

Tiens, c’est toi !

HÉLÈNE.

La Fontaine a dit ailleurs, mon frère :

« Le pot de fer, un jour, brisa le pot de terre. »

REYNAL.

Sans doute.

HÉLÈNE.

J’en conclus que les faibles ont tort

D’invoquer fièrement la raison du plus fort...

Contre le pot de fer, qui rit de sa sottise,

Le pot de terre en vain veut lutter...

REYNAL.

Il se brise.

C’est ce que je disais tout à l’heure avant toi :

La raison du plus fort... et le plus fort, c’est moi !

Ils sortent.

 

 

ACTE II

 

Même décor.

 

 

Scène première

 

OSCAR, entrant

 

Personne ! La maison est sens dessus dessous ;

Ce diable de marin nous bouleverse tous.

J’aurais pourtant besoin de savoir...

Il regarde au fond et appelle.

Ah ! Fanchette !

Reynal et lui, bien sûr, ont quelque chose en tête...

Ils ne peuvent pas être arrivés par hasard

Tous deux, l’un de Paris, l’autre du Malabar,

Juste le même jour, ensemble, à la même heure...

Et moi, qui bêtement depuis un mois me leurre,

Qui crois que tout le monde, intérieurement,

Pour demander ma main n’attend qu’un bon moment ;

Voilà que tout à coup un autre me remplace :

On le fête, on l’installe ; et c’est moi que l’on chasse !

 

 

Scène II

 

OSCAR, FANCHETTE

 

FANCHETTE.

Monsieur...

OSCAR, sans la voir.

Tant qu’a duré ce déjeuner maudit,

Reynal, pour m’irriter, en a-t-il assez dit !

M’a-t-il assez criblé de bons mots... détestables !

A-t-il assez vanté les amis véritables ;

Toujours en regardant son marin !

FANCHETTE, à part.

Qu’a-t-il donc ?

OSCAR.

« Le bonheur est enfin entré dans ma maison ! »

Et cætera.

FANCHETTE.

Monsieur...

OSCAR.

Sa pauvre belle-mère,

L’a-t-il traitée aussi d’assez rude manière !

Dois-je encor m’exposer à sa mauvaise humeur ?

Dois-je ?... Si j’étais sur, à peu près, que sa sœur...

Mais au fait, pourquoi pas ? C’est bien hardi ; n’importe !

Rentrons par la fenêtre ; on m’a fermé la porte.

Il écrit.

Fanchette, ce billet ne contient rien de mal.

FANCHETTE.

J’aime à le croire.

À part.

Et puis, cela m’est bien égal.

OSCAR.

Il faut qu’avant ce soir, mademoiselle Hélène...

Prends bien garde surtout que l’on ne te surprenne.

FANCHETTE.

Fi donc ! un billet doux !

OSCAR, à part.

J’étais bien plus heureux ;

Je péchais à mon aise avant d’être amoureux ;

Des orages du cœur j’ignorais les secousses.

FANCHETTE, à part.

Pauvre homme !

OSCAR, à part.

J’étais né pour les passions... douces.

À Fanchette.

Qu’est-ce que l’on a fait depuis le déjeuner ?

FANCHETTE.

Depuis votre départ ?

OSCAR.

Oui... cherche.

FANCHETTE.

On a dîné ;

Voilà tout... Maintenant, pour aller à la fête,

À moins qu’on n’ait changé de projet, on s’apprête.

Madame avec sa mère est enfermée ici...

Je ne sais ce qu’elle a, mais je crains... Les voici.

Elle sort.

 

 

Scène III

 

REYNAL, MAURICE, OSCAR, MADAME DE BEAUPRÉ, ADÈLE, HÉLÈNE

 

MADAME DE BEAUPRÉ, bas à Adèle, en entrant par la droite.

Il faut le renvoyer... et j’en fais mon affaire.

MAURICE, bas à Reynal, en entrant par le fond.

Sois tranquille... à tout prix je saurai t’en défaire.

MADAME DE BEAUPRÉ, à Adèle.

Laisse-moi.

MAURICE, à Reynal.

Laisse-nous.

HÉLÈNE, entrant par la droite.

Que disent-ils tout bas ?

OSCAR, saluant.

Mesdames, j’ai...

MADAME DE BEAUPRÉ, à Oscar.

Bonjour, cher comte.

Bas à Adèle.

Prends son bras.

OSCAR, à Adèle.

Vous allez donc au bal ?

ADÈLE, hésitant.

Mais... avec vous... sans doute.

REYNAL, à part.

Hein ?

MAURICE, à part.

Plaît-il ?

MADAME DE BEAUPRÉ.

Vous pouvez toujours vous mettre en route ;

J’arriverai là-bas en même temps que vous.

ADÈLE, à Oscar.

Qu’en dites-vous, monsieur le comte, partons-nous ?

OSCAR.

Je crois bien.

Ils sortent.

REYNAL, bas à Maurice.

Ils s’en vont !

MAURICE, bas à Reynal.

Suis-les... Ta sœur nous gêne,

Emmène-la.

À Madame de Beaupré.

J’attends Madame.

REYNAL.

Viens, Hélène.

MADAME DE BEAUPRÉ, à part.

Pauvres hommes ! on fait tout ce que l’on veut d’eux...

À nous deux, maintenant !

MAURICE, à part.

Maintenant, à nous deux !

 

 

Scène IV

 

MAURICE, MADAME DE BEAUPRÉ

 

MADAME DE BEAUPRÉ.

Enfin, nous voilà seuls... Vous m’avez devinée...

J’ai bien souffert pendant cette longue journée !

Pour serrer votre main, mon bon, mon noble ami,

Ma main à tout moment se tendait à demi ;

Et, malgré moi, toujours une trop juste crainte

D’un silence cruel m’imposait la contrainte.

Mais enfin, sans qu’on ait les yeux fixés sur moi,

Nous pouvons nous parler à cœur ouvert.

MAURICE.

De quoi ?

MADAME DE BEAUPRÉ.

De ces jours d’autrefois dont notre âme est remplie,

Qu’on regrette longtemps, que jamais on n’oublie,

Du passé.

MAURICE.

Le passé, Madame, à l’avenir

Avait promis beaucoup, et n’a rien su tenir ;

N’en parlons plus. Mon Dieu ! que voulez-vous, Madame,

La femme que j’aimais de Reynal est la femme ;

Tout est là... Contenons des regrets superflus ;

Le passé... le passé mentait... n’en parlons plus !

Je pourrais, comme un autre, à la rigueur me plaindre ;

Mais madame Reynal de moi n’a rien à craindre.

C’est moi qui, seul, eus tort ; c’est moi qui follement

Pris trop au sérieux un frivole serment ;

C’est moi qui, sur les flots poursuivant un doux songe,

Crus que c’était l’espoir, quand c’était le mensonge ;

C’est moi qui, malheureux de si tôt m’éveiller,

Pleure encore mon rêve, au lieu de l’oublier.

MADAME DE BEAUPRÉ.

Personne n’est coupable, et vous moins que personne ;

La raison seule eut tort... que l’amour lui pardonne.

MAURICE.

Madame...

MADAME DE BEAUPRÉ.

On ne fait pas toujours ce que l’on veut ;

La vie est un devoir qu’on remplit comme on peut.

S’il est des cœurs constants, il en est d’infidèles...

Vous ne le savez pas... mais les femmes !... Pour elles,

Attendre un peu, souvent c’est attendre toujours ;

Jouer à ce jeu-là, c’est perdre ses beaux jours.

Aussi, j’ai cru pouvoir mettre sans injustice

Le bonheur de ma fille au-dessus d’un caprice.

Vous juriez en parlant d’être dans dix-huit mois...

Et vous avez tenu parole, je le vois...

Riche en position, en fortune, en mérite ;

Mais j’ai trouvé quelqu’un qui l’était tout de suite.

MAURICE.

Ainsi, c’est vous, Madame...

MADAME DE BEAUPRÉ.

Oui, c’est moi. Plaignez-vous ;

Vous avez, j’en conviens, des armes contre nous...

Punissez-moi, Monsieur, d’un instant de faiblesse ;

Mon amitié pour vous égara ma sagesse...

À l’heure du départ, oubliant mon devoir,

J’allais vous dire adieu ; je vous dis : au revoir !

Il faut plaindre parfois les mères de famille ;

Je ne vous trompai pas : je vis pleurer ma fille.

Dix mois plus tard... Si cher que soit un souvenir,

Dix mois, c’est quelque chose, il faut en convenir...

Par mille empêchements, je le sais, retenues,

Vos lettres jusqu’à nous n’étaient point parvenues ;

Je devais en souffrir plus tard cruellement.

Mais enfin, mettez-vous à ma place un moment :

Vous étiez loin de nous, bien loin, monsieur Maurice ;

Votre cause en mon cœur n’avait plus de complice.

Le temps d’Adèle même avait séché les yeux...

Je plaidai contre vous souvent, et de mon mieux ;

Je fis faire à ma fille une instructive étude

Au livre de l’amour et de l’ingratitude :

Je lui persuadai, tout en vous défendant,

Que trop compter sur vous ne serait pas prudent ;

Que le meilleur amant, choisi dans un grand nombre,

Pour la réalité quitte volontiers l’ombre.

Qu’en dix-huit mois on est aisément oublié ;

Que vous reviendriez peut-être marié !

Que pour nous la fortune avait été cruelle,

Que mon bonheur enfin pouvait dépendre d’elle...

Au bout de quinze jours, qu’elle me demanda,

Je lui dis qu’il fallait céder... elle céda.

De nos torts envers vous voilà l’histoire vraie...

J’ajoute qu’aujourd’hui votre retour m’effraie...

De son côté, ma fille... et vous l’épargnerez...

Craint le reproche amer que vous lui préparez...

MAURICE.

Moi !

MADAME DE BEAUPRÉ.

Vous déroberez, n’est-ce pas, à sa vue,

Un amant qui la juge, un témoin qui la tue...

Reynal est votre ami, votre parent... songez

Combien, par cela seul, déjà vous vous vengez.

Vous regretteriez trop de troubler davantage

Le bonheur, ou du moins la paix de son ménage.

Nos vœux, nos souvenirs, vous suivront loin d’ici...

Vous partirez bientôt... demain... ce soir ?... Merci !

MAURICE.

Je comprends qu’un retour imprévu, regrettable,

Pour madame Reynal soit un coup qui l’accable.

Elle aurait pu, peut-être, en songeant au passé,

Trouver que son secret n’était pas mal placé ;

Mais, je le vois, son cœur en cette circonstance,

S’il eut peu de mémoire, a beaucoup de prudence.

Je ne la blâme pas... je ne puis qu’accepter

L’arrêt que vous venez vous-même de dicter ;

Et, si je m’en croyais, bientôt, je le proteste,

J’aurais comblé vos vœux en partant... Mais je reste.

MADAME DE BEAUPRÉ.

Vous restez !

MAURICE.

Jusqu’au bout permettez, s’il vous plaît,

Que je parle à mon tour, comme vous l’avez fait.

Certes, je ne veux pas... en vain on le redoute,

Troubler par ma présence un bonheur... dont je doute ;

Encor moins demander à celle que j’aimais,

Compte d’un fol amour importun désormais.

Quand la fatalité dans ces lieux nous rapproche,

Le respect sur ma lèvre enchaîne le reproche...

Je reste cependant, malgré vous, malgré moi ;

Et, si vous l’ordonnez, je vous dirai pourquoi.

Reynal... je suis fâché d’avoir à le défendre ;

Mais il fut mon ami dès l’âge le plus tendre,

Il est le seul parent qui me reste aujourd’hui :

Si j’étais malheureux, je compterais sur lui.

Quand Reynal, en revanche, a besoin d’un service,

Quand il est malheureux, il compte sur Maurice !

MADAME DE BEAUPRÉ.

Mais...

MAURICE.

C’est le premier mot qu’il m’ait dit ce matin.

Son esprit est troublé, son cœur est incertain...

Bref, il est malheureux !... À tort ou non, Madame,

Il croit avoir, il a des soupçons...

MADAME DE BEAUPRÉ.

Sur sa femme ?

MAURICE.

Je ne dis pas cela... Mais monsieur Saint-Remy,

Qui ne vous quitte pas...

MADAME DE BEAUPRÉ.

Est son meilleur ami ;

C’est pour lui... pour lui seul qu’il vient...

MAURICE.

Il le regrette.

MADAME DE BEAUPRÉ.

Et sa présence ici...

MAURICE.

Lui paraît indiscrète.

MADAME DE BEAUPRÉ.

Monsieur !

MAURICE.

Ce n’est pas moi qui parle ; c’est Reynal.

MADAME DE BEAUPRÉ.

Reynal, jusqu’à ce jour, n’a rien vu là de mal :

Et s’il se plaint, il n’a qu’à se plaindre lui-même ;

On ne recevra plus chez lui les gens qu’il aime ;

Ma fille n’y tient pas, ni moi... dites-le-lui,

Puisque vous nous servez d’interprète aujourd’hui.

Ajoutez, de ma part, qu’insulter une femme,

N’est pas d’un galant homme. Adieu, Monsieur !

MAURICE.

Madame,

C’est moi que l’on insulte, en me traitant ainsi !

Au nom de Reynal seul j’ai parlé jusqu’ici ;

Mais l’indignation, dont je ne suis pas maître,

Veut que la vérité se fasse enfin connaître !

Vous croyez... Et c’est moi qu’on ose soupçonner,

Lorsque je ne savais que plaindre et pardonner,

Vous croyez qu’à Reynal, exploitant sa souffrance,

J’ai misérablement inspiré ma vengeance ?

D’autres se trouveraient vengés suffisamment

En voyant le mari trompé comme l’amant ;

Mais je rougirais, moi, de ce calcul infâme ;

Je ne me venge pas... je suis jaloux, Madame !

Qu’on oublie un amant pour un mari, c’est bien,

L’amour y perd un peu, mais l’honneur n’y perd rien.

J’ai bravement subi les premières épreuves ;

Mais maintenant...

MADAME DE BEAUPRÉ.

Reynal se trompe.

MAURICE.

Il a des preuves !

MADAME DE BEAUPRÉ.

Vous avez vu...

MAURICE.

Lui-même a, ce matin, trouvé

Une lettre, des vers, qui n’ont que trop prouvé...

MADAME DE BEAUPRÉ.

Ma fille est sous ma garde !

MAURICE.

Eh ! madame, à Trouville

Vous la gardiez de même, et c’était inutile.

MADAME BE BEAUPRÉ.

Ah ! vous me punissez, Monsieur, cruellement.

MAURICE.

J’ai tort... pardonnez-moi... j’ai tort, certainement.

Quand vous ne méritez que ma reconnaissance,

De vos bontés pour moi j’accuse l’indulgence ;

Madame, votre accueil, que je devrais bénir,

Est et sera toujours cher à mon souvenir ;

Sans jamais abuser de cet accueil de mère,

Du bonheur, près de vous, je rêvais la chimère ;

Se préparant de même un douloureux regret,

Quelque autre, comme moi, peut rêver en secret.

Si Reynal se trompait, d’ailleurs... il aime Adèle...

Il craint de ne pas être apprécié par elle ;

Ce funeste billet égarant sa raison,

Il ne s’arrête plus de soupçon en soupçon.

Autant que je l’ai pu, j’ai calmé sa colère ;

Et si je ne craignais encor de vous déplaire...

MADAME DE BEAUPRÉ.

Parlez.

MAURICE.

Je vous dirais qu’on peut facilement

Rendre à tous le repos et le bonheur.

MADAME DE BEAUPRÉ.

Comment ?

MAURICE.

Chez une jeune femme, on vient peu d’ordinaire,

Si l’on n’y doit trouver son mari ni sa mère ;

Et peut-être Reynal craindrait moins Saint-Remy,

Si vous n’étiez pas là pour couvrir l’ennemi.

MADAME DE BEAUPRÉ.

Il pense donc.

MAURICE.

Sait-il lui-même ce qu’il pense !

Vous pourriez tout sauver par quelques jours d’absence ;

Les maris sont souvent ombrageux et jaloux ;

Le mot de belle-mère est effrayant pour nous.

Adèle, dites-vous, réclame un sacrifice ;

Qu’un intérêt si grand, si cher nous réunisse.

Tout ce que de sa part vous exigiez ici,

J’ai promis à Reynal de l’exiger aussi ;

Elle veut mon départ, lui... désire le vôtre :

Soumettons-nous, Madame, et partons l’un et l’autre.

L’exil ne durera pour vous que peu de jours...

MADAME DE BEAUPRÉ.

Je partirai demain.

MAURICE.

Moi, ce soir... pour toujours !

 

 

Scène V

 

MADAME DE BEAUPRÉ, MAURICE, HÉLÈNE

 

HÉLÈNE, entrant au fond.

Ah ! vous voilà, cousin... C’est vraiment très aimable...

À part.

Je les gêne.

MAURICE.

La fête... était...

HÉLÈNE.

Insupportable.

Et vous avez bien fait de vous en dispenser.

MADAME DE BEAUPRÉ.

Mais nous en arrivons ; nous avons vu danser.

HÉLÈNE.

J’ai bien cherché pourtant...

MADAME DE BEAUPRÉ.

Vous avez pris, sans cloute,

Par le lac...

HÉLÈNE.

En effet.

MADAME DE BEAUPRÉ.

Nous, par la grande route.

HÉLÈNE, à part.

Ce n’est pas vrai.

Haut.

Pendant que vous vous amusiez,

Je m’ennuyais beaucoup, quoi que vous en disiez.

Monsieur Oscar n’a pas quitté la pauvre Adèle ;

De son côté, mon frère était toujours près d’elle,

Comme un vilain jaloux, la suivant pas à pas ;

Sans s’occuper de moi, qui, pendue à son bras,

Maudissais les maris de tout mon cœur.

MADAME DE BEAUPRÉ.

Hélène !

HÉLÈNE, à Maurice.

Vous vaudrez mieux que lui, cousin, j’en suis certaine.

Nous venons de laisser enfin au bord de l’eau

Monsieur Oscar, avec son éternel bateau ;

Et puisque, grâce au ciel, m’en voilà délivrée,

Je ne veux plus le voir de toute la soirée...

Jouissez-en ! Mon cœur a reconnu son pas,

Je me sauve... bonsoir.

À Maurice.

Vous devez être las...

Quand on a tant couru.

MAURICE.

Vous m’en voulez ?

HÉLÈNE.

Peut-être.

Non... à demain... Ce bal, cousin, ce bal champêtre,

Vous l’avez donc trouvé...

MAURICE.

Charmant.

HÉLÈNE, à madame de Beaupré.

Et vous ?

MADAME DE BEAUPRÉ.

Très beau.

HÉLÈNE, à part.

Ils ne sont pas sortis... il n’a pas son chapeau !

Chacun son tour...

Haut.

Voici ma vengeance qui monte.

Elle sort.

 

 

Scène VI

 

MADAME DE BEAUPRÉ, MAURICE

 

Un domestique apporte le thé, qu’il pose sur la table à gauche.

MAURICE.

Madame...

MADAME DE BEAUPRÉ.

Je vais donc lui parler, à ce comte !

MAURICE.

Non. Croyez-moi, Madame, un mot peut tout brouiller.

La vérité m’effraie, et doit vous effrayer.

Cette enfant vous l’a dit... devant tous, devant elle,

Il n’a pas un moment quitté le bras d’Adèle,

Tandis qu’à ses côtés, Reynal...

 

 

Scène VII

 

MADAME DE BEAUPRÉ, MAURICE, OSCAR

 

OSCAR, entrant.

Ah ! diable...

MADAME DE BEAUPRÉ.

Eh bien,

Qu’avez-vous donc, monsieur Oscar ?

OSCAR.

Moi, je n’ai rien...

Je cherchais...

MAURICE.

Qui ?

MADAME DE BEAUPRÉ.

Reynal, sans doute ?

OSCAR.

Non, Madame...

Il est dans le jardin... je crois...

MAURICE.

Avec sa femme ?

OSCAR, voulant sortir.

S’il vous savait ici...

MADAME DE BEAUPRÉ, au domestique.

Prévenez-les, Victor.

Victor sort.

Une tasse de thé, monsieur Maurice.

OSCAR, prenant la tasse.

Encor.

MAURICE, à part.

Plus je le vois, et plus je la trouve coupable.

 

 

Scène VIII

 

MADAME DE BEAUPRÉ, MAURICE, OSCAR, REYNAL, ADÈLE

 

MADAME DE BEAUPRÉ, à Reynal.

Arrivez donc, Monsieur, on vous attend...

REYNAL, regardant Oscar.

À table.

À part, regardant madame de Beaupré.

Elle est vexée !

ADÈLE, à part, regardant Maurice.

Il a des larmes dans les yeux !

REYNAL, à Maurice et à madame de Beaupré.

Ah çà, qu’êtes-vous donc devenus tous les deux ?

Le soir, au clair de lune, on gèle... mais on cause

Tout bas...

À Adèle.

J’avais encore à vous dire autre chose.

ADÈLE.

Plus tard.

REYNAL, bas, à Maurice.

Eh bien ?

ADÈLE, bas, à madame de Beaupré.

Eh bien, ma mère ?...

MAURICE, bas, à Reynal.

Elle s’en va.

REYNAL, bas.

Vrai... Quand ?

MAURICE, bas.

Demain.

REYNAL, à part.

Enfin !

MADAME DE BEAUPRÉ, bas, à Adèle.

Il part ce soir.

ADÈLE, à part.

Déjà !

OSCAR, à Reynal.

Pardon...

MAURICE, bas, à Reynal.

De son départ ne disons rien encore...

Peut-être vaut-il mieux que sa fille l’ignore.

OSCAR, à Reynal.

Je voudrais vous parler demain.

REYNAL.

Ah ! volontiers.

MADAME DE BEAUPRÉ, à Oscar.

Je croyais que demain pour Londres vous partiez.

OSCAR.

Pour Londres !

MADAME DE BEAUPRÉ.

Je croyais qu’une affaire pressée...

OSCAR.

Pour Londres... Je n’en ai jamais eu la pensée.

MAURICE, bas, à Adèle.

J’ai promis de partir, et partirai dans peu...

Accordez-moi du moins un mot, un seul...

ADÈLE, tristement.

Adieu.

OSCAR, à part.

Qu’est-ce qu’elle veut donc que j’aille faire à Londres ?

MADAME DE BEAUPRÉ, bas, à Oscar.

Je sais tout.

OSCAR.

Vous savez...

MADAME DE BEAUPRÉ, de même.

Qu’avez-vous à répondre ?

Ce n’est pas bien... c’est mal, monsieur de Saint-Remy ;

Vous, que chacun de nous traitait comme un ami.

OSCAR.

Madame...

MADAME DE BEAUPRÉ, de même.

Oser aimer !

OSCAR.

Madame...

MADAME DE BEAUPRÉ, de même.

Oser écrire !

OSCAR, à part.

Je suis pris.

Haut.

Mille fois j’ai voulu tout vous dire.

MADAME DE BEAUPRÉ.

À moi !

OSCAR, à part.

Comment si vite a-t-elle pu savoir... ?

Il veut parler, madame de Beaupré lui lance un regard sévère. À Reynal.

À demain, n’est-ce pas ?

REYNAL.

À vos ordres... Bonsoir.

OSCAR, saluant Adèle.

Madame...

ADÈLE, avec bonté.

Vous partez, Monsieur, pour l’Angleterre ?

Pourquoi de ce projet nous avoir fait mystère ?

Aux amis qui s’en vont on songe avec regret...

OSCAR, à part.

Allons... c’est un complot.

Il salue Reynal.

REYNAL.

Vous partez ?

OSCAR, après, un moment de silence.

En effet !

J’ai l’honneur...

À lui-même.

J’en serai pour le port de ma lettre...

Je le dois à Fanchette, et vais le lui remettre.

Il sort.

 

 

Scène IX

 

MADAME DE BEAUPRÉ, MAURICE, REYNAL, ADÈLE

 

MAURICE, à lui-même.

« Aux amis qui s’en vont on songe avec regret... »

Est-ce au comte, est-ce à moi qu’Adèle... ? Elle pleurait !

REYNAL, à part.

Et d’un... Bon !

MADAME DE BEAUPRÉ.

Nous rentrons... ma fille est fatiguée...

Bas, à Adèle.

Chère enfant, tâche donc de paraître plus gaie !

ADÈLE.

Vous voulez...

MADAME DE BEAUPRÉ.

Je te plains ; mais il le faut. Bonsoir.

Adèle sort par la droite.

 

 

Scène X

 

MADAME DE BEAUPRÉ, MAURICE, REYNAL

 

MADAME DE BEAUPRÉ, à Reynal.

Adieu... votre bonheur est mon premier devoir.

À Maurice.

Je vous verrai demain ?

MAURICE.

À Paris.

MADAME DE BEAUPRÉ.

Je l’espère.

À Reynal.

Je ne vous en veux pas... Contre une belle-mère

On a des préjugés... injustes quelquefois ;

De vingt ans de tendresse on craint les anciens droits,

On a tort. Sans combattre, abandonnant la place,

L’ennemi se retire, et le soupçon s’efface.

Quand je ne serai plus toujours là, sur vos pas,

Vous m’aimerez un peu... Je ne vous en veux pas !

Elle sort.

 

 

Scène XI

 

MAURICE, REYNAL

 

REYNAL.

Je ne vous en veux pas !... Merci... L’idée est bonne !

Mais ils s’en vont tous deux, à tous deux je pardonne ;

Ils s’en vont !... Comment, diable, as-tu pu d’un seul coup.

Ils avaient cependant l’air de tenir beaucoup !

Quand un ami s’adresse à vous pour un service,

Vous ne marchandez pas, capitaine Maurice.

J’allais trop loin pourtant... Tout ce que tu m’as dit

M’est revenu, depuis ce matin, à l’esprit.

Ma femme est très aimable, et si le comte l’aime,

Il n’en résulte pas qu’elle fasse de même.

Tout à l’heure, en rentrant, quand nous avons causé,

Je voulais tout lui dire... et je n’ai pas osé.

Mais maintenant, je vais être toujours près d’elle,

Et je suis sûr qu’alors... j’en suis sûr... pauvre Adèle !

Pour ne pas l’exposer à de nouveaux dangers,

Fermons porte et fenêtre à tous les étrangers.

Que personne... personne... ami ni belle-mère,

Ne puisse pénétrer dans notre sanctuaire !

Nous vivrons désormais tout seuls, Adèle et moi,

Comme deux tourtereaux, avec ma sœur... et toi.

Certainement... ici je t’installe, à la place

De ceux qui me portaient ombrage, et que je chasse !

C’est à toi que je dois mon bonheur ; et je veux,

Pour en jouir deux fois, en jouir sous tes yeux.

Donc, je te garde... à moins que tu ne nous détestes,

Tu resteras chez nous... c’est convenu, tu restes !

MAURICE.

Je le voudrais ; mais tout me force à m’éloigner ;

La raison parle, ami, je dois me résigner.

Pour toi, dorénavant, je n’ai plus rien à faire ;

Laisse-moi donc partir... il le faut.

REYNAL.

Au contraire !

MAURICE.

C’est mal ; mais sous mes yeux je ne pourrais pas voir

Un bonheur dont j’avais... dont j’ai perdu l’espoir.

REYNAL.

Pourquoi donc ?

MAURICE.

J’ai besoin que le temps, que l’absence

Rende à mon cœur troublé la force et l’innocence.

Je sens là quelquefois des mouvements mauvais

Dont je ne suis pas maître, et qui... si tu savais !

REYNAL.

Je sais, je sais, Monsieur, que vous n’êtes pas sage,

Et qu’un marin devrait avoir plus de courage ;

On t’a trompé ! Mon Dieu ! ça se voit tous les jours...

Tu te consoleras avec d’autres amours.

Si de te marier la rage te possède,

C’est un mal ; mais un mal dont on a le remède.

À force de chercher, on te déterrera

Quelque honnête personne... et l’on te guérira.

MAURICE.

Nous en reparlerons.

REYNAL.

Demain.

MAURICE.

Reynal... écoute :

Ton amitié me touche extrêmement, sans doute ;

Je t’ai fait lire au fond de mon cœur tourmenté,

Mais je ne t’ai pas dit toute la vérité :

Celle qui m’oublia, que je croyais perdue...

Elle était à ce bal... ce soir je l’ai revue !

REYNAL.

Eh bien ?

MAURICE.

Eh bien ! je puis la revoir chaque jour ;

Je puis, en la voyant, m’oublier à mon tour.

REYNAL.

Eh bien ?

MAURICE.

Dans son ménage, honnête et respectable,

Si j’entre vertueux... j’en puis sortir coupable.

REYNAL.

Eh bien ?

MAURICE.

Je veux partir !

REYNAL, à part.

Vient-il du Malabar ?

Haut.

La nuit porte conseil... bonne nuit, il est tard ;

Va dormir, cousin ; rêve à la charmante ingrate

Qui de t’avoir encor congédié se flatte ;

Et qui, sans un regret pour son honnête amant,

Près de quelque mari dort amoureusement...

Va !

MAURICE.

Reynal, si tu veux que de moi je réponde...

REYNAL.

Je n’y tiens pas du tout... Ta chambre est la seconde,

Là... dans le corridor... tu sais ?...

MAURICE, à part.

Tous ces maris !

REYNAL.

À demain... Le sommeil calmera tes esprits.

Si tu t’en vas, un autre aura moins de scrupules.

Au livre, déjà plein, des maris ridicules,

Ton rival veut s’inscrire, et ne le pourrait pas !

Fi, Monsieur ! Bonne nuit... Tu me la montreras !

Il sort.

 

 

Scène XII

 

MAURICE, seul

 

Allons, décidément l’honnête homme a beau faire,

À la tentation il a beau se soustraire ;

Il a beau fuir le mal, de peur de succomber,

Ces malheureux maris l’y font toujours tomber !

Celui-là qui, tantôt, trop méfiant peut-être,

Dans tout ce qui l’entoure ici voyait un traître,

Quand d’un danger réel je lui parle ce soir,

Ne veut plus rien entendre et ne veut plus rien voir ;

Il rit, et moi...

Apercevant Oscar et Fanchette qui entrent par la droite.

Que vois-je ?

Il va se cacher au fond.

 

 

Scène XIII

 

MAURICE, OSCAR, FANCHETTE

 

OSCAR.

Oui, parbleu ! c’est ma lettre !

FANCHETTE.

À ma maîtresse encor je n’ai pu la remettre.

OSCAR, regardant la lettre.

Intacte !

MAURICE, à part.

Et j’hésitais !

OSCAR.

Mais, s’il en est ainsi,

Madame de Beaupré ne sait rien.

FANCHETTE.

Dieu merci !

Madame de Beaupré ne sait rien, et pour cause...

La fine mouche, ayant soupçonné quelque chose,

Aux dépens de Monsieur a voulu s’amuser :

Elle a plaidé le faux, pour vous faire jaser.

Voilà tout !

OSCAR.

Comme un sot je me suis laissé battre !

FANCHETTE.

Mais ne vous rendez pas au moins sans vous débattre.

Croyez-moi, le succès est sûr, si vous voulez :

Fanchette s’y connaît... n’écrivez plus... parlez !

OSCAR.

Et moi qui la cherchais pour l’accabler d’injures !

Créature charmante entre les créatures,

Pardon !

Lui donnant de l’argent.

Prends... prends encor...

FANCHETTE.

Monsieur n’est plus fâché ?

OSCAR.

Je crois bien !... Et cela par-dessus le marché.

Il l’embrasse.

FANCHETTE, à part.

Comme il y va !

MAURICE, au fond, à part.

Le lâche !

FANCHETTE, s’en allant.

Adieu, monsieur le comte !

OSCAR.

Nous recommencerons demain... C’est un à-compte.

Il fait nuit.

 

 

Scène XIV

 

MAURICE, OSCAR

 

MAURICE.

Demain, dites-vous ?

OSCAR.

Tiens !

MAURICE.

Ils dorment... pas de bruit !

Vous ne partez donc plus pour Londres cette nuit ?

OSCAR.

Mais...

MAURICE.

Je sais tout.

OSCAR.

Encor !

MAURICE.

Tout !

OSCAR, à part.

C’est une gageure !

MAURICE.

Vous l’aimez !

OSCAR.

Mais, Monsieur...

MAURICE.

Vous l’aimez !

OSCAR

Je vous jure...

D’ailleurs, au fait... à moins que vous-même...

MAURICE.

Plus bas !

OSCAR.

Vrai ?

MAURICE.

Je vous répondrai demain... à quinze pas !

Vous êtes bon tireur, je le sais...

OSCAR.

C’est-à-dire...

MAURICE.

Tant mieux !

OSCAR.

Décidément, Monsieur, c’est assez rire !

Votre arrivée ici nous a tous rendus fous...

Qu’est-ce que vous voulez ? nous battre ? Battons-nous !

Je suis mauvais tireur, oui, Monsieur ! mais n’importe !

À demain, à demain !

À part.

Que le diable t’emporte !

Il sort.

 

 

Scène XV

 

MAURICE, seul, puis HÉLÈNE

 

MAURICE.

Pour faire le Caton, venez donc de bien loin !

Je partais... en pleurant ; le ciel m’en est témoin.

Malgré les sots discours de ce mari crédule,

Plus aveugle que lui, plus que lui ridicule,

Je partais, je livrais la place à l’ennemi...

Non, vrai Dieu !... Gare à vous, monsieur de Saint-Remy !

Vous m’avez trompé tous... vous me rendrez tous compte

De mon bonheur perdu, de mes pleurs, de ma honte ;

D’un amour qu’en mon cœur l’honneur seul étouffait,

Et dont je vais savoir ce que vous avez fait !

L’intérêt de Reynal n’est plus ce qui m’occupe,

Des meilleurs sentiments je suis las d’être dupe.

C’est lui qui l’a voulu... malgré moi, l’insensé !

À l’oubli du devoir c’est lui qui m’a poussé !

Avec tout vain scrupule il faut que j’en finisse...

Il faut qu’à l’instant...

Il veut entrer chez Adèle ; Hélène sort de la chambre de sa sœur un bougeoir à la main.

Ciel !

HÉLÈNE.

Bonsoir, monsieur Maurice !

 

 

ACTE III

 

Même décor.

 

 

Scène première

 

MAURICE

 

Quelle nuit ! quelle nuit !... sans cesse, à chaque instant,

Je croyais la revoir devant moi, cette enfant

Dont l’apparition, si terrible et si prompte,

Pour la première fois m’a fait rougir de honte.

Elle sait tout ! En vain je voudrais en douter,

Elle avait des soupçons et devait écouter.

Elle sait tout !... Comment affronter sa présence ?

C’est impossible... Il faut m’éloigner en silence.

Cette lettre, pourtant, qui toujours me poursuit,

Que moi-même j’ai vue hier soir, cette nuit...

Elle n’est pas encore entre les mains d’Adèle,

Et j’empêcherai bien... Fanchette, enfin, c’est elle !

Contenons-nous...

 

 

Scène II

 

MAURICE, FANCHETTE

 

FANCHETTE, à part.

Écrire... un homme comme lui !

Autrefois, c’était bon... c’est stupide aujourd’hui ;

Mais puisqu’il a payé, je ne suis pas Fanchette,

Ou sa commission sera faite, et bien faite.

MAURICE.

Bonjour.

FANCHETTE.

Bonjour, Monsieur.

MAURICE.

Bonjour, ma belle enfant.

Où vas-lu donc ?

FANCHETTE.

Pardon... ma maîtresse m’attend...

MAURICE.

Je le sais... pour avoir cette petite lettre,

Que nous cachons ici...

FANCHETTE.

Moi, Monsieur ?

MAURICE.

Là, peut-être...

FANCHETTE.

Non, Monsieur.

MAURICE, trouvant la lettre.

Justement... la voilà.

FANCHETTE.

Permettez...

MAURICE, à part.

Je la tiens ! je la tiens !

FANCHETTE.

Rendez-la-moi.

MAURICE.

Sortez !

FANCHETTE.

Pas du tout ! J’ai promis, je dois...

MAURICE.

Vous devez faire

Ce que je vous ordonne, et bien vite... et vous taire !

Sortez !

FANCHETTE, à part.

Ce pauvre comte ! Il est deux fois volé...

Je n’ai guère gagné son argent... Mais je l’ai.

Elle sort.

 

 

Scène III

 

MAURICE, seul

 

De mon emportement je n’ai pas été maître,

Fou que je suis... Avant de tenir cette lettre,

Je conservais encore un doute puéril...

Lisant la suscription.

« Mademoiselle Hélène. » Hélène !... se peut-il !

Hélène !... Mais alors le comte... devant l’autre

Il oserait !... Le fat, qui fait le bon apôtre !

Qui cette nuit encor... Reynal avait raison :

Femme, ami, serviteurs, ici, dans sa maison,

Jusques à cette enfant si jeune, si novice,

Ils le trahissent tous !

 

 

Scène IV

 

MAURICE, HÉLÈNE

 

HÉLÈNE.

Bonjour, monsieur Maurice.

MAURICE, à part.

C’est elle !

HÉLÈNE.

Eh bien ?

MAURICE.

Plaît-il ?

HÉLÈNE.

Vous m’accueillez ainsi

C’est aimable !

MAURICE.

Pardon... Mais je songeais...

HÉLÈNE.

Merci.

MAURICE.

Je songeais, en voyant sur ce charmant visage,

Des plus douces vertus se refléter l’image,

Qu’un soupçon jusqu’à vous ne pouvait parvenir.

HÉLÈNE.

Un soupçon... Quel soupçon ?

MAURICE.

Hélène, on peut venir.

Cette lettre est pour vous... Adieu, prenez-la vite.

HÉLÈNE.

Pourquoi donc, mon cousin, me l’avez-vous écrite ?

MAURICE.

Moi ?... Mais elle n’est pas de moi.

HÉLÈNE.

Vraiment ? De qui ?

MAURICE.

Vous me le demandez, Hélène... Elle est de lui !

HÉLÈNE.

De lui !

MAURICE.

Du comte Oscar.

HÉLÈNE.

Du comte... cette lettre !...

MAURICE.

Fanchette, en la gardant, pouvait vous compromettre ;

Je m’en suis emparé, pour vous, pour votre honneur.

HÉLÈNE.

Je ne vous comprends pas ; mais vous me laites peur.

Vous m’accusez trop vite, et j’en suis affligée ;

Je ne mérite pas d’être si mal jugée.

MAURICE.

Mais...

HÉLÈNE.

Quant au comte Oscar, qui vous semble suspect ;

Il m’a toujours traitée avec plus de respect.

Je ne sais aujourd’hui ce qu’il a pu m’écrire...

Voici sa lettre... ayez la bonté de la lire.

MAURICE.

Moi !

HÉLÈNE.

Vous êtes l’ami de mon frère... et le mien.

Je n’ai jamais rien fait de mal, croyez-le bien.

MAURICE.

Je vous crois, je vous crois ! Vous avez un cœur d’ange !

 

 

Scène V

 

MAURICE, HÉLÈNE, OSCAR

 

OSCAR, à Maurice.

Monsieur, je viens me mettre à vos ordres.

HÉLÈNE.

Qu’entends-je ?

Vous battre... Vous voulez vous battre !...

MAURICE.

Pas du tout !

OSCAR.

Si fait ! Je suis lancé... nous irons jusqu’au bout !

MAURICE.

Mais, Monsieur, permettez...

OSCAR.

Je ne veux pas permettre !

À part.

Cela fait bien ! Elle est troublée... elle a ma lettre !

HÉLÈNE, à Maurice.

Et c’est pour moi... Messieurs, vous ne vous battrez pas.

Mon frère d’un seul mot désarmera vos bras.

Quelque malentendu sans doute vous divise ;

Expliquez-vous ici tous deux avec franchise.

À Oscar.

Vous, que jusqu’à présent j’ai toujours vu si bon,

Vous avez tort...

À Maurice.

Et vous, vous avez trop raison !

Remettez à Monsieur, sans y voir une injure,

Ce billet qui, je crois, est de son écriture...

À Oscar.

Je ne l’ai pas ouvert, et ne pouvais l’ouvrir.

MAURICE.

Soit...

À Oscar.

Tenez, séducteur...

HÉLÈNE, à Maurice.

C’est assez le punir.

OSCAR.

Séducteur !... séducteur !... Je suis très pacifique,

Monsieur ; mais, quand on veut me piquer... on me pique.

Tout à l’heure Reynal, sans me dire pourquoi,

M’a traité comme vous de séducteur... oui, moi !

Qui n’ai, sachez-le bien, que d’honnêtes pensées ;

Et ces injures-là me sont mal adressées !

Quant à ces méchants vers, dont il me croit l’auteur,

Et qu’il a dans ma main glissés avec fureur,

Ils ne sont pas de moi ; non, Monsieur, au contraire ;

Je n’en ai jamais fait... Je ne sais pas en faire !...

MAURICE.

Reynal m’a dit pourtant...

OSCAR.

Pardon... vous m’outragez !

Voilà mon écriture et mon style... jugez !

Il lui montre sa lettre à Hélène, et les vers.

MAURICE, voyant les vers.

Que vois-je ?

HÉLÈNE, à Maurice.

Qu’avez-vous ?

MAURICE.

Rien.

À part.

Je ne puis le croire...

Ces vers... ces anciens vers si loin de ma mémoire,

Ce sont eux !

OSCAR, à Hélène.

Vous m’avez traité cruellement !

HÉLÈNE, à Oscar.

M’auriez-vous conseillé, vous, d’agir autrement ?

OSCAR.

Mais...

MAURICE, à part.

Et je l’accusais... Que faire ? que résoudre ?

La vérité sur moi tombe comme la foudre.

OSCAR, à Maurice.

Eh bien ?

MAURICE.

Je suis à vous, monsieur de Saint-Remy.

HÉLÈNE, à Oscar.

Si je vous demandais un service d’ami ?

OSCAR.

Parlez.

MAURICE, à part.

Je ne puis plus contre lui me défendre...

Quand c’est moi...

HÉLÈNE, à Oscar, montrant Maurice.

Revenez tout à l’heure le prendre.

OSCAR.

Quoi ! vous voulez...

HÉLÈNE.

De grâce, éloignez-vous un peu.

OSCAR.

Mais que pensera-t-il ?

HÉLÈNE.

Soyez tranquille... Adieu.

Oscar sort.

 

 

Scène VI

 

MAURICE, HÉLÈNE

 

MAURICE.

Eh bien...

HÉLÈNE.

Il est parti.

MAURICE.

Pourquoi ?

HÉLÈNE.

Parce qu’il m’aime...

Sans rien me demander, sans rien espérer même.

Il reviendra bientôt... C’est un homme loyal...

Faible, mais bon. Au lieu de rassurer Reynal,

Comment permettez-vous que, sans raison, mon frère

Insulte son ami, chasse sa belle-mère !

Tous les deux, ce matin, vont s’éloigner d’ici...

Vous servez mal mon frère, en le servant ainsi ;

Croyez-moi, croyez-moi ! Nous avons là, nous autres,

Au fond du cœur des yeux qui voient mieux que les vôtres

Je ne suis, pour Reynal, encore qu’une enfant ;

Mais il souffre, sa sœur le plaint... et le défend.

D’un ami, d’une mère, il maudit la présence...

Le danger qu’il redoute est ailleurs qu’il ne pense.

Cherchez et combattez, sans vous occuper d’eux,

Un ennemi plus fort, s’il n’était généreux !

MAURICE, à part.

Que dit-elle ?

HÉLÈNE.

Ma sœur, dans le fond de son âme,

D’un tendre souvenir a mal éteint la flamme ;

En vain elle travaille à briser ce lien

Avec la probité d’une femme de bien ;

De celui qu’on aima, par qui l’on fut choisie,

L’absence et le malheur doublent la poésie,

Et contre un tel rival redouté, mais chéri,

Comment pourrait lutter la prose d’un mari ?

Pour cela seulement Reynal a besoin d’aide ;

Vous connaissez le mal, trouvez-en le remède ;

Tâchez de découvrir cet inconnu charmant

Qu’on accuse à regret, qu’on proscrit en l’aimant.

Pour qu’à nos yeux humains son prestige s’altère,

Faites-le de son ciel tomber sur notre terre ;

Faites que, dépouillé de sa divinité,

Le rêve ne soit plus qu’une réalité,

Malheureux, on le pleure... absent, on le regrette...

En un simple mortel changez-moi ce poète.

Ôtez-lui du malheur le prisme puéril ;

Qu’il ne reprenne plus la route de l’exil ;

Que, rendu parmi nous à la vie ordinaire,

Il soit tout bonnement heureux... comme un notaire.

Enfin si, par hasard, plus puissante que vous,

L’illusion encor résiste à tant de coups,

Pour faner du héros la dernière couronne,

Cherchez-lui quelque jeune et gentille personne

Qui, n’exigeant pas plus qu’on ne peut lui donner,

Voudra ne rien savoir... ou bien tout pardonner ;

Qui, bravement soumise à ses devoirs d’épouse,

D’un regret, au besoin, ne sera pas jalouse,

Et se fera peut-être un plaisir, un bonheur,

De servir au vaincu d’ange consolateur !

Voilà mon plan... comment le trouvez-vous ?

MAURICE.

J’admire

L’innocente bonté qui ne sait pas maudire !

Au fond d’un noble cœur qui près de vous soutirait,

Vous avez découvert le plus triste secret ;

Mais, loin de vous armer d’une rigueur vulgaire,

Vous ne déclarez pas, vous détournez la guerre...

C’est bien ! j’en suis touché plus encor que surpris,

Sauvons-la ! comme vous, je le veux à tout prix ;

Enlevons au passé, déjà sans espérance,

Tout, jusqu’à ce bonheur d’en souffrir en silence...

Sacrifions sans peur, sans regret, sans pitié,

Celui qu’un peu d’amour d’avance a trop payé.

Désormais, au repos de la femme qu’il aime,

Il est prêt, j’en suis sûr, à s’immoler lui-même ;

Mais, par un souvenir quand tous deux sont blessés,

Ne le marions pas... Qu’il parte, c’est assez !

HÉLÈNE.

Supposons cependant qu’une autre un jour lui plaise.

MAURICE.

À lui !...

HÉLÈNE.

Vous en parlez, cousin, bien à votre aise...

Ne vous portez pas trop caution pour autrui ;

Je ne répondrais pas de vous, plus que de lui.

Voulez-vous que, brûlant d’une flamme éternelle,

Il soit de la constance un malheureux modèle !

À quoi bon ? Tous les jours on le voit à Paris,

Les amants consolés sont les meilleurs maris.

Pauvre garçon ! bientôt, dans son intérêt même,

Dans l’intérêt surtout de la femme qu’il aime,

Il se consolera, s’il le faut... Et je crois

Qu’il le faut.

 

 

Scène VII

 

REYNAL, MAURICE, HÉLÈNE

 

REYNAL, à part.

Bien ! Tous deux causant à demi-voix...

MAURICE, à part.

Reynal !

REYNAL, à part.

Maurice ému... ma sœur intimidée...

Est-ce que le gaillard m’aurait pris mon idée ?...

Voyons.

Haut.

Bonjour, cousin... Bonjour, petite sœur.

HÉLÈNE.

Bonjour.

REYNAL, bas à Hélène.

Un beau garçon !

Bas à Maurice.

Un ange de douceur...

Déjà seize ans... très bonne à marier... J’y pense...

Cent mille écus de dot, comptant... sans espérance !

Haut.

Je suis le plus heureux des hommes ce matin :

J’ai fait des rêves d’or, de soie et de satin...

Je me disais qu’à l’âge où tous les deux vous êtes...

À part.

Il a compris... ça va comme sur des roulettes...

Haut.

Vous causiez gentiment lorsque je suis entré...

Bas à Hélène.

Qu’est-ce qu’il te disait ?...

Haut.

Ce soir, je reviendrai.

HÉLÈNE.

Ce soir... Où vas-tu donc ?

REYNAL.

Et mes clients, ma chère !

Veille à mon déjeuner.

Hélène sort. À Maurice.

Veille à ma belle-mère...

Elle part, et, ma foi, je ne veux pas la voir.

MAURICE.

Pardon ; mais je ne puis...

REYNAL.

Nous serons seuls ce soir.

Le comte est déjà loin... ses vers l’ont mis en fuite.

MAURICE.

Le comte !

REYNAL.

Je n’ai plus à craindre sa visite ;

Le reste maintenant ne dépend que de toi.

Adèle va venir ; dis-lui du bien de moi :

Dis-lui... je n’ose plus le lui dire moi-même,

Que je l’aime beaucoup... C’est vrai, va, que je l’aime...

MAURICE, à part.

Quel supplice !

REYNAL.

Hier soir j’ai déjà commencé.

La voilà...

 

 

Scène VIII

 

REYNAL, MAURICE, ADÈLE, HÉLÈNE

 

ADÈLE, à Reynal.

Vous partez, Monsieur ?

REYNAL.

J’y suis forcé ;

Mais vous gardez Maurice... À ce soir, chère amie...

HÉLÈNE, rentrant, à Reynal.

Ton déjeuner est prêt.

ADÈLE, bas à Reynal.

Restez, je vous en prie.

REYNAL.

Impossible.

À Hélène.

Viens-tu ?

ADÈLE.

Mais elle est bien ici.

REYNAL.

Nous avons à causer tous les deux.

HÉLÈNE.

Me voici.

REYNAL, à Adèle et à Maurice.

Restez... Je ne veux pas que personne vous gène ;

Ma maison jusqu’ici d’importuns fut trop pleine :

M’en voilà délivré pour toujours... grâce à Dieu !

À Adèle.

Maurice vous dira...

À Maurice.

N’est-ce pas ?

À Adèle.

Sans adieu.

Bas à Maurice.

Sois éloquent, sois beau, sois sublime !

ADÈLE, à part.

Je tremble...

Haut à Reynal.

Je voudrais...

REYNAL.

Non... je tiens à vous laisser ensemble.

Il sort avec Hélène.

 

 

Scène IX

 

MAURICE, ADÈLE

 

ADÈLE, à part.

Seule... seule avec lui ! Mon Dieu je meurs d’effroi !...

C’est ma punition !

MAURICE, avec bonté.

Vous avez peur de moi.

ADÈLE.

Que dites-vous ?

MAURICE.

Je dis, et c’est mon seul reproche,

Que, bien loin de trembler hier à mon approche,

La femme de Reynal, d’un cœur plus affermi,

Devait tendre la main à son meilleur ami.

ADÈLE.

Grand Dieu !

MAURICE.

Je dis encor que si quelqu’un, plus qu’elle,

Devait ne pas douter de moi... c’était Adèle !

ADÈLE, lui tendant la main.

Maurice...

MAURICE.

Je sais tout : vos combats, vos tourments,

Vos regrets... aussi doux pour moi que vos serments !

Résignons-nous sans plainte aux coups d’un sort contraire.

Votre mère a bien fait, puisqu’elle a cru bien faire.

Des larmes de vos yeux ne doivent plus couler :

À force de bonheur il faut me consoler.

Soyez heureuse, Adèle... Heureuse pour moi-même !

Reynal est honnête homme... il mérite qu’on l’aime.

Comme tous les maris, il est un peu jaloux ;

Mais j’ai lu dans son cœur, son cœur est plein de vous.

ADÈLE.

Il vous a dit...

MAURICE.

Hier, quand je pouvais l’entendre ;

Quand à la vérité j’étais loin de m’attendre ;

Quand je ne savais pas, qu’en écoutant Reynal,

J’étais le confident de mon heureux rival ;

Il me parlait de vous, qu’il aime, qu’il adore...

Tout à l’heure, en sortant, il m’en parlait encore,

Il me chargeait... moi... moi, qui l’ai promis hier,

Et qui tiens mon serment, quoiqu’il m’en coûte cher,

De dessiller vos yeux, de chasser le nuage

Qui troubla trop longtemps la paix de son ménage.

Un malentendu seul vous sépare, dit-il,

Et met de tous les deux le bonheur en péril...

Enfin, Reynal vous aime et de toute son âme...

Voilà ce que j’avais à vous dire, Madame.

ADÈLE.

Vous pleurez !

MAURICE.

Non... j’ai fait mon devoir...

ADÈLE.

Vous pleurez !

MAURICE.

Quand vous connaîtrez mieux Reynal, vous l’aimerez.

Peut-être a-t-il raison... peut-être quand personne

Ne le gênera plus...

ADÈLE.

Oui, je sais qu’il soupçonne,

Bien à tort, croyez-moi, ma mère et son ami.

Ma mère !...

MAURICE.

Tous les deux partent dès aujourd’hui.

ADÈLE.

Ils partent, dites-vous ?... Cela ne peut pas être !

MAURICE.

De ses transports jaloux Reynal n’était plus maître.

ADÈLE.

Ainsi, sans que personne ait daigné m’avertir,

Ma mère est, de chez moi, condamnée à sortir !

Et votre noble cœur n’a pas compris, Maurice,

Que c’était un affront... bien plus... une injustice !

Je ne sais quels soupçons troublent monsieur Reynal...

Il a tort d’en avoir qui me fassent du mal...

La vérité pour nous est bien assez cruelle...

J’ai bien assez souffert, croyez-moi !...

MAURICE.

Vous, Adèle ?

ADÈLE.

Quand mon dernier appui maintenant est chassé,

Qui me consolera du présent... du passé !

MAURICE.

Le passé, dites-vous ? oh passé plein de charmes !

Ne nous consolons pas... laissons couler nos larmes !

Mon cœur, que j’étouffais pour mieux le contenir,

Bondit d’impatience à ce cher souvenir !

Je reprends tous les droits que j’avais sur le vôtre...

Je mentais, je mentais en parlant pour un autre ;

Croyez à mes serments... je les ai tenus tous !...

Croyez...

ADÈLE.

Non, désormais, je n’ai plus peur de vous !

L’amour perd son danger dès qu’il devient coupable...

Votre douleur, Maurice, était plus redoutable.

Restez auprès de nous si vous le désirez ;

Vous êtes notre ami, toujours vous le serez ;

Le cousin de Reynal n’est pas de ceux qu’on chasse ;

Le craindre, ce serait l’offenser.

MAURICE.

Grâce, grâce !

Si vous saviez !... En moi triomphent, tour à tour,

L’amour sur la raison... la raison sur l’amour.

De tous les sentiments également capable,

Je suis bon et mauvais... innocent et coupable ;

Pour la dernière fois, je le jure à vos pieds,

Mes torts, je les confesse... ils seront expiés.

Savoir Adèle heureuse est tout ce qui me reste...

Je vous épargnerai ma présence funeste ;

Trop heureux, en mourant, le cœur tourné vers vous,

Si j’obtiens mon pardon, que j’implore à genoux !

OSCAR, en dehors, à gauche.

Oui, je le sais.

ADÈLE.

Ô ciel ! c’est le comte ! que faire...

Nos pleurs nous trahiraient... Adieu !

MADAME DE BEAUPRÉ, en dehors, à droite.

J’y vais.

ADÈLE.

Ma mère !

MAURICE.

Impossible !

ADÈLE.

C’est elle !... Elle dont le soupçon

Contre tous deux, hélas, aurait trop de raison.

Ils vont me trouver seule avec vous, éperdue !

Où me cacher ?

MAURICE, montrant la chambre à coucher d’Adèle.

Ici.

ADÈLE.

Non... non... Je suis perdue !

MAURICE.

Calmez-vous !

ADÈLE.

Me calmer... Et vous êtes tremblant !

MAURICE, montrant la porte du fond.

Ah ! là.

Il s’y précipite et ouvre. On voit Hélène faisant semblant de dessiner.

MAURICE et ADÈLE.

Grand Dieu !

 

 

Scène X

 

MAURICE, ADÈLE, MADAME DE BEAUPRÉ, HÉLÈNE, OSCAR

 

MADAME DE BEAUPRÉ.

Que vois-je !

HÉLÈNE, montrant son dessin à Maurice.

Est-ce bien ressemblant

OSCAR, bas à Maurice.

Pour la seconde fois, Monsieur, je viens...

MAURICE, bas.

Silence...

Tout à l’heure.

MADAME DE BEAUPRÉ, à Adèle.

Je pars pour une courte absence.

Adieu...

À Maurice.

Je vous croyais à Paris.

MAURICE.

J’y serai

Avant ce soir.

MADAME DE BEAUPRÉ.

De là j’irai jusqu’à Beaupré.

ADÈLE.

Vous, ma mère, et pourquoi ?

MADAME DE BEAUPRÉ.

Je ne puis te répondre ;

Reynal te le dira.

À Oscar.

Je vous croyais à Londres.

OSCAR, à part.

Elle y tient !

MAURICE, à Adèle.

Je n’ai pas été maître de moi ;

Mais la raison l’emporte, il faut subir sa loi.

Quand mon cœur s’égarait, elle s’est fait entendre,

Et je vous prouverai que j’ai su la comprendre.

Devant Reynal, qui vient, et devant vous je veux...

 

 

Scène XI

 

MAURICE, ADÈLE, MADAME DE BEAUPRÉ, HÉLÈNE, OSCAR, REYNAL

 

REYNAL.

Ah ! le bon déjeuner... Encore ici, tous deux !

À Oscar, gravement.

« Étoile de ma vie, idole de mon âme,

« Chère Adèle... »

ADÈLE, à part.

Grand dieu !

MAURICE.

Reynal...

REYNAL, à Adèle.

Restez, Madame !

Dis-leur à tous, dis-leur par quelle indignité

Un dangereux ami...

MADAME DE BEAUPRÉ.

Mais...

MAURICE.

C’est la vérité.

Oui, Reynal a raison, il n’est plus temps de teindre.

Un dangereux ami, qu’il faut punir... et plaindre ;

Dans un ménage heureux, qui l’eût été du moins,

Qui va l’être bientôt, vous en serez témoins,

Apporta trop longtemps, malgré lui, je l’accorde,

Le trouble, le soupçon et presque la discorde.

REYNAL.

Cher ami...

MAURICE, à Reynal.

C’est à moi que tu t’es confié ?

REYNAL.

Certainement...

MAURICE.

Tu crois à ma vieille amitié ?

REYNAL.

Sans doute ; c’est sur toi, sur toi seul que je compte.

MAURICE, allant à Oscar.

Pour Reynal et pour moi, pardon, monsieur le comte.

OSCAR.

Hein ?

REYNAL.

Plaît-il ?

MAURICE, à Reynal.

D’anciens vers qu’il fallait dédaigner,

Contre un ami fidèle ont paru témoigner.

À madame Reynal personne, je le jure,

N’aurait osé jamais en adresser l’injure.

Je comprends qu’autrefois quelqu’un ait espéré

Plaire à mademoiselle Adèle de Beaupré...

REYNAL.

Autrefois...

MAURICE.

Pour cela serait-il raisonnable.

D’accuser tout le monde, excepté le coupable...

À l’exil éternel, franchement résolu,

Il allait s’éloigner...

À Reynal.

Tu ne l’as pas voulu.

Désormais de son cœur la blessure est guérie ;

Il fait mieux que partir... il reste... et se marie...

À Hélène.

Si vous pensez encor que ce soit un bonheur

De servir au vaincu d’ange consolateur.

HÉLÈNE.

Malheureux, on le pleure... absent, on le regrette...

En un simple mortel je change le poète.

REYNAL.

Quoi ! comment... Mais alors...

MAURICE.

Abjure tout soupçon ;

Tu n’avais d’ennemis que toi dans ta maison.

MADAME DE BEAUPRÉ.

Croyez-le, croyez-nous, chacun ici vous aime.

OSCAR, à part.

Dans mes propres filets je me suis pris moi-même :

Fanchette avait raison.

REYNAL, à part.

S’il m’avait écouté,

Avec mes beaux conseils... je l’aurais mérité.

À Maurice.

Pauvre garçon ! tu prends le parti le plus sage :

On a de bons moments, au total, en ménage.

Montrant Hélène

Tu la veux ?... la voilà.

Aux autres.

J’étais un peu jaloux ;

Mais je ne le suis plus. Pardon ! pardon... Et vous,

Ma belle-mère, vous, l’âme de la famille...

MADAME DE BEAUPRÉ.

Je reviendrai.

REYNAL.

Comment ! vous quittez votre fille !

MADAME DE BEAUPRÉ.

Oui, je vous reviendrai, mais plus tard, de grand cœur,

Quand vous serez enfin sûr de votre bonheur ;

Quand vous ne craindrez plus une influence amie,

Qui ne trahit jamais, quoique souvent trahie.

Quand je ne serai plus toujours là, sur vos pas,

Vous m’aimerez un peu ; je ne vous en veux pas.

Vous savez... tout se calme ici-bas ; c’est l’usage :

L’ardent amour conduit au grave mariage,

La folie au bon sens, la haine à l’amitié ;

Bon ou mauvais, le rêve est toujours oublié ;

Dans la réalité toujours on se repose ;

Tout se commence en vers, et tout s’achève en prose

À propos, j’oubliais que je pars... il le faut ;

Mais, les absents ont tort... je reviendrai bientôt.

REYNAL.

Revenez, revenez... on n’est heureux qu’ensemble.

MADAME DE BEAUPRÉ.

Jusqu’à ce qu’un mari jaloux...

HÉLÈNE.

Qui te ressemble...

REYNAL.

Ait la sottise, un jour, de chasser, sans raison,

D’excellents ennemis... qui gardaient sa maison !

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