Le Portefeuille (Adolphe DE LEUVEN - Armand D'ARTOIS - Philippe-Auguste-Alfred PITTAUD DE FORGES)

Comédie en deux actes, mêlée de couplets.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre des Nouveautés, le 29 décembre 1827.

 

Personnages

 

M. GERMILLY, banquier

CAROLINE, sa nièce

DURMER, agent d’affaires

ERNEST NORVILLE, commis de M. Germilly

JEAN GUILLARD, cocher de cabriolet

JEANNETTE GIRAUT, prétendue de Guillard

MADAME CAGIN, garde-malade

MADAME RAYMOND, fruitière

LE PÈRE CAPRON, joueur de violon

UN AVOUÉ

UN DOMESTIQUE

UN NOTAIRE

PARENTS et AMIS DE MONSIEUR GERMILLY

VOISINES DE JEANNETTE

AMIS DE GUILLARD

 

La scène se passe à Paris, rue du Faubourg-Saint-Honoré ; le premier acte dans la chambre de Jeannette, le second acte dans l’hôtel de M. Germilly

 

 

ACTE I

 

Le théâtre représente une petite chambre mansardée, au fond une porte et une fenêtre ; à gauche des acteurs, une porte donnant dans une autre chambre ; à droite, une cheminée à grand manteau ; près de la cheminée, une table sur laquelle se trouvent des fers à repasser, et un coussin vert pour piquer de la dentelle ; à gauche, une autre table. Quelques chaises communes. Il y a du feu dans la cheminée, et devant une rôtissoire. Au fond, du côté opposé à la fenêtre, divers ustensiles de ménage.

 

 

Scène première

 

JEANNETTE, seule

 

Elle sort de la chambre à gauche avec une lumière qu’elle pose sur la table.

Ah !... enfui v’là ma toilette achevée... maintenant M’sieur Guillard peut venir quand il voudra. Dire pourtant que c’est demain que nous allons nous marier... Oh ! mon Dieu oui !... pas plus tard que demain à neuf heures, et ce soir, le repas des fiançailles. C’est drôle, tout de même... à l’approche de ce moment que j’ai tant désiré, j’sens là quelque chose... comme qui dirait... C’est pas de la crainte ni du regret... j’suis bien sûre d’être heureuse avec mon Guillard... il est si bon !... C’est égal, ça fait toujours un effet.

Elle va à la cheminée, attise le feu et tourne le rôti.

Mais voyez s’il arrivera...

Regardant à sa montre.

Déjà onze heures ; il m’avait pourtant bien promis de venir sitôt qu’il aurait fini sa journée... il est capable de faire encore des courses jusqu’à minuit. Ces hommes, ça ne pense à rien... s’fatiguer comme ça, la veille de ses noces !... si ça a du bon sens !

Courant à la porte.

Il me semble que j’l’entends. Oui ! c’est lui ; ah ben ! j’vas joliment le gronder.

 

 

Scène II

 

JEANNETTE, GUILLARD

 

GUILLARD.

Air des deux Artistes. (Miller.)

Joyeux cocher et franc gaillard,
En arrièr’ laissant la tristesse,
Pour chérir amis et maîtresse
Jean Guillard, Jean Guillard
N’est jamais en retard ;
Jean Gaillard, Jean Guillard
N’ pass’ pas pour un traînard !

Près de toi, ma petit’ Jeannette,
Je pense au bonheur qui m’attend ;
Demain, dans ta gentill’ chambrette,
Quel beau jour pour le sentiment !
Un heureux mariage
Enfin va nous unir ;
Faut avoir du courage,
Sans ça j’ pleur’rais d’plaisir.

Parlé.

J’ pleurerais comme un enfant... Ah ! bah !...

Joyeux cocher, etc.

Deuxième couplet.

Qui, l’ bonheur me donn’ la berlue,
Je n’ sais plus c’ que j’ fais ni c’ que j’ dis ;
Depuis c’ matin je m’ tromp’ de rue,
Moi qui connais si bien Paris.
Tantôt un bourgeois m’crie,
En dormant à moitié :
« Vite à l’académie ! »
Je l’ mène... à la pitié.

Parlé.

Et ce soir j’ai oublié d’allumer mes lanternes... Ah ! tiens, tant pire.

Joyeux cocher, etc.

JEANNETTE.

C’est égal, monsieur... vous avez beau dire... j’ai cru que vous n’arriveriez jamais ! Fi, que c’est vilain de se faire attendre comme ça !

GUILLARD.

Ne te fâche pas, ma petite Jeannette, ce n’est pas de ma faute va... si tu voyais l’embarras qu’il y a en bas, la rue... j’ai été plus d’une demi-heure avant de pouvoir passer...

JEANNETTE.

Qu’est-ce que c’est donc que c’t’embarras ?...

GUILLARD.

Tiens ! c’est rapport au mariage de la nièce de ce fameux banquier dont l’hôtel est en face... M. Germilly, je crois qu’on l’appelle...

JEANNETTE.

Ah ! oui, je sais... J’ai travaillé pour la demoiselle ; j’ai encore de l’ouvrage à elle...on en fait d’ fameux récits dans le quartier.

GUILLARD.

Il paraît que ça sera fièrement beau, tout de même ? la porte est illuminée ; il y a au moins quarante voitures de maîtres et un piquet de cavalerie... c’est superbe à voir. Ils étaient là tous qui me criaient : « à la file, à la file le cabriolet d’place ! Cocher, on va prendre votr’ numéro, vous mettre en fourrière »... Bah ! j’ t’en moque ! J’ai fouetté Noirot, je me suis faufilé sans accrocher personne : guide à droite, guide à gauche... et me voilà... Ah ! à propos de ça, approche donc un peu la chandelle.

JEANNETTE, lui montrant la table.

La v’là ; pourquoi donc faire ?...

GUILLARD, tirant de sa poche un portefeuille et s’approchant de la table.

Oh ! rien... c’est pour regarder un portefeuille qu’un bourgeois a oublié ce soir dans mon cabriolet.

JEANNETTE.

Un portefeuille ! voyons. Oh ! qu’il est joli, il est tout doré...

GUILLARD.

Vrai cuir de Russie, ma foi. Examinons à qui que ça peut être.

JEANNETTE

Comment, monsieur Guillard, vous allez l’ouvrir ?... mais c’est indiscret.

GUILLARD.

Tiens ! est-ce que je peux faire autrement ? l’bourgeois qui l’a perdu m’a pris sur la place de l’Odéon, et s’est fait descendre au Palais-Royal. Comme il faisait nuit, j’ n’ai pas assez ben vu sa figure pour être à même de le reconnaître. Tout ça fait que je ne sais pas où le reporter, ce portefeuille, et il faut ben que je regarde dedans pour avoir quelques indications.

JEANNETTE.

C’est vrai, au fait, je n’avais pas songé à tout ça.

GUILLARD, ouvrant le portefeuille et en tirant plusieurs papiers.

Justement, voilà mon affaire...une lettre décachetée ; elle doit être à l’adresse du propriétaire du portefeuille. Voyons...

Il lit.

À monsieur, monsieur Louis Durmer, rue Mazarine, n° 28.

Réfléchissant.

Attends donc... Durmer !... il me semble que je connais ça... Eh ! oui. C’est le nom de famille de ce fourrier... tu te rappelles...

JEANNETTE.

Qui ça ?

GUILLARD.

Eh ! tu sais bien... quand j’étais au service... ce fourrier de mon régiment... Je t’ai conté cette histoire-là plus de vingt fois.

JEANNETTE.

Ah ! oui ; c’est vrai !... Eh bien ! est-ce que c’est le même ?

GUILLARD.

Ah ! bah ! le bourgeois que j’ai mené avait bien la tenue d’un ancien fourrier ! Si t’avais vu quel genre !... l’habit noir, les gants blancs ; le quiroga et le chapeau qui se plie comme un mouchoir...

Mettant le portefeuille dans sa poche et reprenant sa casquette.

Mais c’est égal... je vais toujours reporter le portefeuille à cette adresse-là, et si ce n’est pas la sienne, on pourra peut-être me l’indiquer.

JEANNETTE.

Comment, monsieur, vous allez encore sortir ?

GUILLARD.

Il le faut bien... Vois-tu, Jeannette, dans notre état l’exactitude et la probité avant tout. Qui sait ? c’ bourgeois a peut-être besoin de son portefeuille à l’heure qu’il est... il sera bien aise de le retrouver...

JEANNETTE.

Ah ben oui !... à c’t’heure-ci !

GUILLARD.

Je ne serai pas long-temps, va... c’est à deux pas... d’ailleurs faut toujours que j’aille ramener mon cabriolet chez le maître. Mais console-toi, demain je ne m’en irai pas comme ça.

La poussant du coude.

Dis donc, Jeannette, demain, à pareille heure... hein !... Ah ben ! faut pas être honteuse pour ça... tu seras madame Guillard, ma femme, ma propriété, quoi !...

JEANNETTE.

Ah ! quand j’y pense... je me dis qu’il faut que vous soyez ben bon, ben généreux d’épouser une pauvre fille comme moi qui n’a rien, vous, monsieur Guillard, qui avez un si bon état sur le pavé de Paris, cocher de cabriolet !

GUILLARD.

Et toi, donc ?... c’est ça que t’en as un mauvais, d’état... raccommodeuse de dentelles... faiseuse de reprises perdues... Et quand même tu n’en aurais pas d’état... est-ce que tu crois que je t’abandonnerais... toi, la fille de mon pauvre pays Giraut ? qui était porteur d’eau... et qui t’a confiée à moi eu mourant ?... Oh Dieu ! c’pauvre Giraut !... il me semble encore que je le vois !... « Guillard, qu’il me dit, dit-il, en me tendant la main... Guillard, ça va mal, mon garçon... j’sens bien que j’ai plus guère de temps à vivre... il n’y a plus d’eau dans la fontaine... tu as toujours eu de l’amitié pour moi pendant ma vie... eh bien ! promets-moi de me rendre un dernier service après ma mort... V’là ma petite fille... » T’étais là à genoux, que tu pleurais auprès du lit, toi... « Elle va rester seule au monde, sans parents, sans appui ; je te la confie... deviens son second père, son protecteur... c’est le seul héritage que je te laisse... j’espère que tu ne le refuseras pas... et si un jour... »

La regardant.

Eh bien, quoi !... voilà que tu pleures, toi...

S’essuyant les yeux.

Allons donc, Jeannette... que diable ! on est homme, ou on ne l’est pas !

JEANNETTE.

C’est plus fort que moi, monsieur Guillard... quand je pense à mon pauvre père, et surtout à la manière dont vous avez rempli ses dernières intentions en recueillant la petite orpheline...

GUILLARD.

Chut !... ne parlons pas d’ça... Qui est-ce qui n’en aurait pas fait autant à ma place ?... D’ailleurs, vois-tu, ma petite Jeannette...

Air : Ce bon Falbert.

Quand de ton pèr’ j’acceptai l’héritage,
Je promis bien de le fair’ fructifier,
Et je sens là, j’te jure, assez d’courage
Pour bien remplir ma charge d’héritier.
Pourvu qu’par toi notre famill’ s’augmente,
Tous les neuf mois, d’un marmot bien portant,
J’dirai : le ciel a comblé mon attente,
C’t héritag’là me rapport’ cent pour cent.

Ah ! dame ! nous ne roulerons pas sur l’or ; mais c’est égal, va, nous ne chômerons pas. J’ai vingt-huit ans, de bons bras, du courage ; avec ça on va loin... et puis, comme dit la chanson :

Air : Ronde du départ pour Saint-Malo.

Les pauvres gens :
Sont des bons enfants ;
Ils s’aiment entre eux,
Ils sont heureux.

Des soucis je n’en ai guère.
Moi, je me fie au destin,
J’travaill’ gaiement et j’espère,
Chaqu’ jour amèn’ra son pain.

ENSEMBLE.

Les pauvres gens, etc.

GUILLARD.

C’ gros monsieur qui fait figure
S’croit le droit de prendre un air ;
Moi j’ pass’ ma vie en voiture...
Et je n’en suis pas plus fier.

ENSEMBLE.

Les pauvres gens, etc.

GUILLARD.

Ce courtier redout’ sans cesse
De voir baisser les effets ;
Moi, je ne crains que la baisse...
Des courses d’cabriolets.

ENSEMBLE.

Les pauvres gens, etc.

GUILLARD.

Et lorsque la vieille parque
M’ dira : faut fair’ le trajet ;
Caron, jusque dans ta barque
J’ f’rai gaiement claquer mon fouet.

ENSEMBLE.

Les pauvres gens, etc.

GUILLARD.

Ah ! çà, tu as fini tous tes petits préparatifs pour notre souper ?... tuas fait toutes tes invitations, n’est-ce pas ?

JEANNETTE.

Oui ; nous aurons d’abord madame Cagin, la garde-malade d’ici-dessous ; madame Raymond, la fruitière du marché Saint-Honoré ; la petite à la portière, et la voisine de dessus notre carré.

GUILLARD.

Oh ! Dieu ! ca fait de fameuses jacasses tout ça ; ta Cagin surtout, quel moulin à paroles !... Moi, j’ai invité : d’abord, M. l’inspecteur de la place où je stationne habituellement... une autorité, vois-tu, ça rendra la réunion plus imposante. Après ça, Coqueret, un confrère à moi ; Jamard, un cocher de fiacre ; le grand Lacaille, le petit Poulot, et le vieux père Capron, avec son violon, pour faire danser ; tous lurons qui boivent sèche ; et qui n’engendrent pas de mélancolie.

JEANNETTE.

Tant de monde que ça ?... ça va nous faire une fameuse dépense !

GUILLARD.

Ah ! tiens... à bas l’économie pour aujourd’hui... D’ailleurs, je suis calé, va ; j’ai été, ce matin, faire le relevé de mon compte à la caisse d’épargnes ; devine combien que j’ai... c’est-à-dire que nous avons.

JEANNETTE.

Dame ! cent écus ?...

GUILLARD.

Ah ! bah !

JEANNETTE.

P’t’-être six cents francs ?

GUILLARD.

Ah ! bah !... Treize cent vingt-cinq francs de capitaux... ce qui fait soixante-six francs vingt-cinq centimes de rente.

JEANNETTE.

Tant que ça ?...

GUILLARD.

Oh ! mon Dieu, oui ; tu vois que nous pouvons nous permettre un extra... Tant pis, faut rire... sacrifions le fond des vingt-cinq centimes de rente... gala complet ; l’amour, l’amitié, la gaieté, la bonne chère... tout le tremblement, quoi !

Air du ballet de Cendrillon.

Je pars ; bientôt je r’viendrai près de toi ;
Le devoir veut qu’à l’instant je te quitte ;
En attendant mon retour, pense à moi,
Ça te fera passer le temps plus vite.

J’vais au galop mettre mon animal,
Qui n’est pas dans les haridelles ;
Et tu verras qu’au maîtr’ comme au cheval
Le dieu d’Amour prêt’ra ses ailes.

Parlé.

Tiens, c’est gentil !

ENSEMBLE.

Je pars, etc.

JEANNETTE.

Pars, mais bientôt reviens auprès de moi ;
Le devoir veut qu’à l’instant il me quitte ;
En attendant ton r’tour j’ penserons à toi,
Ça me fera passer le temps plus vite...

Guillard embrasse Jeannette et sort ; elle la suit jusque sut le carré.

 

 

Scène III

 

JEANNETTE, seule

 

Adieu, M ‘sieur Guillard, adieu, mon petit Jean ; ne sois pas longtemps.

Revenant.

Ah ! le brave homme ! J’espère que voilà un brave homme ! Par exemple, si celui-là ne fait pas un bon mari... Dieu ! que j’suis contente !

Air d’Ad. Adam. (M. Botte.)

Oui, ce gentil mariage
Demain comblera mes vœux ;
Dans notre petit ménage
Que nous allons être heureux !

Entre nous jamais d’orage,
Il est si bon et si doux !
Quoiqu’il soit cocher, je gage
Que j’mènerai mon époux.

Oui, ce gentil, etc.

D’ richess’ nous n’en aurons guère ;
Mais près d’l’homm’ qui nous a plu,
L’amour voilà l’ nécessaire,
Tout l’ reste est du superflu.

Oui, ce gentil mariage, etc.

Ah çà ! ne nous amusons pas... les amis vont venir... Dépêchons-nous de ranger tout cela.

Elle range tous les objets qui sont sur la table.

Justement, voilà déjà du monde qui nous arrive.

 

 

Scène IV

 

JEANNETTE, MADAME CAGIN, UN COCHER DE FIACRE, UN COCHER DE CABRIOLET, MADAME RAYMOND et UNE VOISINE, ensuite LE PÈRE CAPRON, un violon sous le bras, UNE VOISINE et TROIS AUTRES AMIS, tous avec des bouquets

 

MADAME CAGIN, LES DEUX COCHERS et LES VOISINES.

Air du Maçon. (La dispute.)

C’est demain le grand jour,
L’hymen récompense l’amour ;
Vous vous mariez... chacun son tour.
Four ce lien charmant,
Recevez nos vœux franchement
Et notre compliment.

LES AUTRES AMIS, entrant.

C’est demain le grand jour, etc.

Donnant leurs bouquets.

V’là mon bouquet, (bis) j’vous l’offre de bon cœur ;
Prenez, prenez... ça vous port’ra bonheur.

JEANNETTE.

Bonjour, madame Cagin ! bonjour, madame Raymond ! bonjour, Toinette ! bonjour, vous autres !

MADAME CAGIN.

Eh bien, ma petite ! c’est donc enfin pour demain le oui fatal ?

JEANNETTE.

Mon Dieu, oui.

MADAME CAGIN.

Oh ! comme elle vous dit cela ! Avez-vous remarqué, mesdames, quel gros soupir ? Ah ! du reste, ça ne m’étonne pas... le mariage, ça fait toujours un effet aux jeunes filles... Je dois savoir ce que c’est ; on n’en est pas à son troisième mari sans avoir éprouvé toutes les émotions du sentiment. Dieu ! ai-je soupiré ! ai-je soupiré !... avec ça, que les hommes sont de grands trompeurs ! comme je l’ai lu hier au soir dans Cœlina ou l’Enfant du mystère de M. Ducray-Duminil. Ah ! çà, ma petite, j’espère bien que ce n’est pas contre votre inclination que vous allez vous marier ?

JEANNETTE.

Contre mon inclination ! M. Guillard est mon bienfaiteur ; il m’aime, je l’aime aussi ; nous sommes tous deux nos maîtres, et personne ne pourrait nous contraindre...

MADAME CAGIN.

À la bonne heure. Oh ! Dieu de Dieu ! c’est qu’au jour d’aujourd’hui, on voit des choses si tristes pour l’humanité... des unions mal assorties, des pères dénaturés, des mères qui ont le cœur de forcer les sentiments de leurs pauvres enfants ; comme si on était le maître de ça ! Aussi ça fait des ménages, des grabuges !... Vous ne lisez pas la gazette des tribunaux, mesdames ?... Il y a le perruquier d’en bas qui me la prête ; j’la lis tous les soirs avant de me coucher... ça me donne des cauchemars... Dites donc, à propos de ça, vous ne savez pas, mesdames ?

TOUTES, se rapprochant.

Non... qu’est-ce qu’il y a ?...

MADAME CAGIN.

Vous connaissez bien le banquier d’en face ?

JEANNETTE.

Monsieur Germilly ?

MADAME CAGIN.

Juste... Eh bien ! il marie sa nièce.

MADAME RAYMOND.

Tiens ! cette nouvelle !... On ne parle que de ça depuis huit jours dans le quartier... J’ai été avec ces dames du marché porter des bouquets à la demoiselle ; on nous a fait voir la corbeille... c’est magnifique.

MADAME GAGIN.

Hein ! j’crois bien ! la corbeille... le futur a de quoi la payer... Un homme qui vous a des cabriolets, des billets de banque et des gants glacés, et qui donne des pièces de dix sous aux pauvres... Madame Gémissant, la concierge du n° 30, m’a dit que c’était un prince suisse.

MADAME RAYMOND.

Du tout, du tout... il est marron à la Bourse.

JEANNETTE.

Marron ! Oh ! la drôle d’état !

MADAME CAGIN.

Mais, c’est égal ; comme je l’ai lu dans l’Homme des Ruines de M. Dinocourt : « la richesse ne fait pas le bonheur, » et pour en revenir à ce que nous disions, il paraît que la jeune personne ne se soucie pas du prétendu.

TOUTES.

Bah !

MADAME CAGIN.

Oui... et bien mieux que ça... on dit qu’elle en aime un autre. Enfin, la crémière qui lui porte son lait d’ânesse tous les matins, car la pauvre enfant a la poitrine d’une délicatesse... La crémière, comme je vous disais, l’a vue aujourd’hui qui pleurait... qui pleurait... une vraie Madeleine, quoi ! Vous pensez bien qu’une jeune fille qui pleure comme ça un jour de noce, on sait ce que ça veut dire. Mais ça n’est pas tout ; comme la laitière descendait, elle a rencontré, dans le collidor, monsieur Ernest, le premier commis de M. Germilly ?... vous savez bien ce beau brun ?... Eh bien ! il était pâle comme vot’ tabelier, et il avait les yeux rouges comme un lapin blanc.

JEANNETTE.

Ah ! ce pauvre jeune homme !

MADAME RATMOND.

C’est ça... le commis aime la demoiselle de la maison.

MADAME CAGIN.

Et comme il n’a rien, être lui passe devant le nez, comme de juste.

JEANNETTE.

Mais, dites donc... au lieu de bavarder comme ça ; vous feriez bien mieux de m’aider... Guillard va rentrer ; il n’aime pas à attendre le souper.

MADAME CAGIN.

C’est ça ! il fait déjà son tyran ! Oh ! ma petite, si j’ai un conseil à vous donner, c’est de ne pas vous laisser mener, d’abord.

Les autres femmes vont et viennent, placent sur la table des piles d’assiettes ; madame Cagin s’approche de la cheminée et ouvre la rôtissoire qui est devant le feu.

Qu’est-ce que vous avez là, mon ange ? C’est une oie ! Dieu ! la belle oie... elle embaume. Qu’est-ce que vous avez payé ça, mon cœur ? Je parie qu’on vous aura surfaite ; au prix où est la volaille, on ne peut pas en approcher. Eh bien ! vous me croirez si vous voulez, chez les gens du cintième... vous savez bien, ce petit tailleur sans ouvrage, qui a plus souvent les bras croisés que les jambes... ils en mangent au moins deux fois par semaine. Enfin, j’en suis bien sûre, il y a Azor, mon Azor qui, pas plus tard qu’hier, a trouvé une patte de dinde sur leur paillasson !... Si ça ne fait pas suer !...

JEANNETTE.

Allons, allons, v’là les cancans ! je ne puis pas les souffrir. Oh ! j’les haïs...

Tout en parlant elle retire le rôti du feu.

Maintenant que le souper est prêt, en attendant Guillard, faut nous mettre en train... ça lui fera plaisir. Allons, père Capron, une petite ronde.

TOUTES.

C’est ça ! bonne idée !

MADAME CAGIN.

Dites donc, père Capron, savez-vous cette nouvelle air : Portrait charmant...

Elle chante.

LE PÈRE CAPRON.

Allons donc ! un air de romance pour danser ? On voit bien que vous ne savez pas la gamme ? J’vas vous exécuter du plus neuf. En place !...

TOUS.

En place !...

Le père Capron monte sur une chaise et joue du violon.

CHŒUR.

Air de ta Servante justifiée.

Allons gaiement
En avant,
En avant ;
Vive la danse !
Qu’on s’élance !
En cadence
Allons gaiement...

On frappe très fort à la porte ; ils s’interrompent tout à coup.

Morceau d’ensemble.

Air nouveau de M. Béancour.

MADAME CAGIN.

Mais écoutez... qui peut frapper ainsi ?

JEANNETTE.

Eh ! mais, c’est mon Guillard peut-être...

MADAME CAGIN.

Déjà... voyez, il frappe en maître ;
Ma chère enfant, c’est ton mari.

JEANNETTE, allant ouvrir.

Ce cher Guillard... il a fait diligence.

Elle ouvre la porte et pousse un cri d’effroi en apercevant Guillard très pâle et très en désordre ; son habit est défait.

 

 

Scène V

 

LES MÊMES, GUILLARD jette sa veste sur une chaise

 

Suite du morceau.

JEANNETTE.

Grands Dieux !

MADAME CAGIN.

Comme il est fait !

JEANNETTE.

Guillard !...

GUILLARD.

Faites silence,
Ici plus de jeux, plus de danse...

Tout le monde entoure Guillard.

JEANNETTE.

Qu’a-t-il donc... je me meurs d’effroi !
Guillard, mon ami, réponds-moi !

TOUTES LES FEMMES, avec volubilité.

Parlez, parlez, parlez, répondez-moi !
Parlez, parlez, ah ! calmez notre effroi...

GUILLARD, les faisant taire.

Vous allez le savoir, mais surtout du silence.

Il sort.

TOUS.

Malgré moi je frémis d’avance...
Silence ! silence !

Guillard rentre avec un autre homme qui l’aide à porter une jeune fille évanouie ; autant qu’on peut en juger malgré le désordre de ses vêtements, elle est en costume de bal très élégant. Guillard la transporte dans la chambre de Jeannette et revient en scène bientôt après.

JEANNETTE et LES AUTRES, courant à la porte de la chambre.

Une femme, grands Dieux ! elle est évanouie...

MADAME CAGIN.

Ses habits sont mouillés...

TOUS.

Par quel événement ?

GUILLARD, revenant.

Vous saurez tout dans un moment,
Songeons au plus pressé... à vos soins je confie
Les jours de cette pauvre enfant.
Dans cett’ chambre, près d’ell’ rendez-vous à l’instant :
Puissiez-vous lui sauver la vie !...

ENSEMBLE.

Voisines, je compte sur vous ;
Il faut, en redoublant de zèle,
À cette chère demoiselle
Prodiguer les soins les plus doux.

JEANNETTE.

Guillard, tu peux compter sur nous ;
Nous allons, redoublant de zèle,
À cette pauvre demoiselle
Prodiguer les soins les plus doux...

Ensemble.

LES AUTRES FEMMES.

Ah ! vous pouvez compter sur nous :
Nous allons, etc.

LES HOMMES.

Voisines, je compte sur vous :
Il faut, etc.

TOUS.

Silence ! silence ! { retirons-nous
                             { retirez-vous.

Toutes les femmes entrent dans la chambre de Jeannette.

 

 

Scène VI

 

GUILLARD, LES HOMMES

 

GUILLARD.

Ah ! quelle nuit ! quelle nuit !

LE PÈRE CAPRON.

C’pauvre Guillard !... c’est qu’il est tout trempé aussi... viens donc te sécher, mon garçon... par le froid qu’il fait...

GUILLARD.

Eh ! il s’agit bien de moi... quand c’te jeune fille... quel bonheur pourtant que je me sois trouvé là... deux minutes plus tard c’était fini...

 

 

Scène VII

 

GUILLARD, LES HOMMES, JEANNETTE

 

JEANNETTE, accourant.

Ah ! mon Dieu, mon Dieu ! quel événement !

GUILLARD, effrayé.

Quoi donc ? serait-elle ?...

JEANNETTE.

Non... non... Dieu merci, elle respire, et madame Cagin qui se connaît un peu en médecine a déclaré qu’il n’y avait pas.de danger... mais il y a bien autre chose... cette jeune fille, à qui je devine bien que tu viens de sauver la vie... sais-tu qui c’est ?

GUILLARD.

Non.

JEANNETTE.

C’est mademoiselle Caroline Germilly...

GUILLARD.

Quoi !... la nièce du banquier d’en face... celle qui devait signer son contrat à ce soir !

JEANNETTE.

Juste.

GUILLARD.

Ah ! miséricorde !... quel coup de fondre ça va être pour toute cette famille... et son prétendu donc... ô Dieu ! Jeannette, si une chose comme ça m’arrivait...

JEANNETTE.

Mais enfin comment cet accident-là...

GUILLARD.

Écoutez et jugez... je venais de quitter Jeannette pour aller faire une course rue Mazarine, et je traversais la place Louis XV en me dirigeant vers le quai d’Orsay... je pensais à toi, à notre mariage... au bonheur qui nous attend ; et sans y prendre garde, j’avais laissé la bride sur le cou de Noirot, qui, s’apercevant de ma distraction, s’en allait au petit pas... tout à coup j’vois quelque chose de blanc passer rapidement à côté de mon cabriolet... je regarde... c’était une femme... il faisait clair de lune, et je distingue une robe de bal, des fleurs dans les cheveux, un riche collier au cou... diable ! que je me dis, voilà un drôle de costume pour courir les rues à l’heure qu’il est... ça n’est pas naturel !... j’prévois queuqu’malheur... Guillard, mon garçon, faut la suivre... et clac !... un coup de fouet à Noirot et nous v’là sur ses traces... elle allait... ah ! fallait voir quel train !... mon animal ne pouvait pas la suivre... voilà que j’entends un cri... à ce moment-là, j’arrivais sur le pont, et j’aperçois de loin la jeune dame arrêtée par deux hommes... je vole à son secours... ils s’enfuient à mon approche ; mais, en un clin d’œil, v’lan ! la pauvre jeune fille s’élance dans la rivière...

JEANNETTE.

Ah ! mon Dieu !

GUILLARD.

Air de Marianne.

À ce spectacl’ rien ne m’arrête,
Sans craindr’ les suit’s de l’évén’ment,
Mettre habit bas, donner un’ tête,
Fut pour moi l’affair’ d’un moment.
Contr’ l’ond’ profonde,
Et furibonde,
Avec effort
J’ lutt’ sans rien voir d’abord ;
Enfin un’ lame
M’apport’ d’un’ femme
Le corps flottant,
Je l’ saisis à l’instant ;
L’ péril était grand quand j’y pense ;
Mais j’ me disais, en le bravant :
Jeannett’ m’aim’ra p’t êtr’ plus qu’avant :
Ça s’ra ma récompense.

JEANNETTE, s’essuyant les yeux.

Guillard... vous êtes un brave homme... tenez, embrassez-moi... ça s’ra un à-compte sur le mariage... tant pire...

GUILLARD.

Bien vrai... qu’est-ce qu’on ne ferait pas pour mériter c’prix-là.

Il l’embrasse, et les autres l’entourent en lui serrant la main.

JEANNETTE, allant regarder à la porte de la chambre.

Ah ça ! main tenant qu’on doit avoir changé les vêtements de cette pauvre demoiselle, je vais la faire transporter ici auprès du feu pour tâcher de la ranimer...

Elle rentre dans l’autre chambre.

C’est ça... Quant à vous, mes amis, je n’ai pas besoin de vous dire que notre petite fête est remise à un autre jour... pour l’instant, vous comprenez que la présence de tant de monde pourrait gêner cette pauvre jeune fille... ainsi...

LE PÈRE CAPRON.

Oh ! c’est tout simple... il ne faut pas s’gêner avec les amis... nous nous en allons.

GUILLARD, leur donnant des-poignées de mains et les reconduisant.

Ça s’ra pour une autrefois... vous comprenez... le plus tôt possible...

TOUS.

Au revoir ! au revoir !...

Ils sortent.

 

 

Scène VIII

 

GUILLARD, MADAME CAGIN, puis CAROLINE, JEANNETTE, MADAME RAYMOND, VOISINES

 

Elles entrent en soutenant Caroline, qui n’a pas encore entièrement repris connaissance et qui est vêtue d’un déshabillé à Jeannette.

GUILLARD.

Eh bien ! madame Cagin, ça commence-t-il à mieux aller ?...

MADAME CAGIN.

Certainement... certainement... dès qu’elle aura repris un peu de chaleur il n’y paraîtra plus...

Aux voisines.

placez-la bien à côté du feu... là... c’est ça... Pauvre jeunesse !... elle peut se vanter de m’avoir fait une fameuse souleur... j’en suis tout estomachée.

Caroline est placée sur une chaise près du feu ; toutes les femmes l’entourent.

JEANNETTE.

Dites donc, madame Cagin... si on lui frottait les tempes avec du vinaigre ?...

MADAME CAGIN.

Laissez donc avec votr’ vinaigre... pour lui brûler sa jolie petite peau blanche... avec ça que c’est d’un corrosive !... attendez... j’ai là quelque chose qui vaut mieux que ça...

Tirant un flacon de sa poche.

C’est mon flacon d’eau de milice, j’en porte toujours sur moi... dans mon état c’est indispensable ; ça ferait revenir un mort...

Elle fait respirer son flacon à Caroline qui fait un mouvement.

Tenez... voyez-vous l’effet...déjà ses couleurs reparaissent, sa respiration s’anime...

Avec joie.

ne faites pas de bruit... la voilà qui va parler.

JEANNETTE.

Oh ! quel bonheur !

CAROLINE, revenant à elle peu à peu, d’une voix très faible d’abord.

Où suis-je ?... que m’est-il arrivé ?... mon oncle... Ernest !...

MADAME CAGIN.

Voyez-vous... elle parle de monsieur Ernest... quand je vous disais...

JEANNETTE.

Rassurez-vous, mademoiselle... vous êtes entourée d’amis.

CAROLINE, regardant autour d’elle.

Qui me parle ?

La reconnaissant.

Ah ! c’est toi, bonne Jeannette...

JEANNETTE, avec joie.

Elle me reconnaît... Eh ! oui, mademoiselle, c’est moi

Prenant Guillard par la main.

et v’là Jean Guillard, mon prétendu... c’est lui qui tout à l’heure...

CAROLINE.

Tout à l’heure, en effet... je me rappelle... il me semble que j’ai fait un rêve affreux.

GUILLARD, exprimant l’eau de ses habits, à part.

Elle appelle ça un rêve !

Haut.

Dam’, mam’selle, c’est pas pour me vanter... mais je me suis trouvé là à point nommé pour prévenir un grand malheur.

MADAME CAGIN.

C’est vrai aussi... jeune et jolie comme ça, risquer de se périr... je vous demande si ça a du bon sens.

CAROLINE.

Mes amis... je le sais... j’ai commis une faute... mais hélas ! je suis plus à plaindre qu’à blâmer... Quand on m’a retirée de pension, il y a huit jours, on m’a présenté celui qui devait être mon mari... je ne l’avais jamais vu, et d’ailleurs...

Baissant les yeux.

je ne pouvais pas l’aimer, puisque déjà mon cœur avait parlé pour un autre...

MADAME CAGIN, aux voisines.

Oui... toujours le monsieur Ernest en question.

JEANNETTE.

Mais, mam’selle, pourquoi n’avez-vous pas tout avoué à monsieur Votre oncle ?...

CAROLINE.

Oh ! je ne l’aurais jamais osé... J’ai caché mon chagrin à tous les yeux. Enfin, le jour fatal est arrivé j’ai vu que mon malheur était certain alors le désespoir s’est emparé de moi... Ce soir, pendant le bal, j’ai demandé à me retirer un instant... et, sans être aperçue, j’ai quitté l’hôtel... Je voulais me rendre chez une parente de mon père... tout à coup deux hommes me barrent le passage... la frayeur m’égare... et je ne me souviens plus du reste...

GUILLARD, s’essuyant les yeux.

Mam’selle, c’est donc un homme bien terrible que ce prétendu ?... Est-ce qu’il n’y aurait pas moyen de lui faire entendre raison ?... Au bout du compte, on n’épouse pas une fille malgré elle...

CAROLINE.

Jamais je ne me suis trouvée seule avec monsieur Durmer... et d’ailleurs...

GUILLARD, vivement.

Attendez donc... attendez donc !... comment avez-vous dit ?... monsieur Durmer ?

CAROLINE.

Oui... c’est le nom de mon prétendu.

GUILLARD, prenant vivement dans la poche de sa veste, le portefeuille et l’ouvrant.

Louis Durmer... rue Mazarine, n° 28.

CAROLINE.

Oui... d’où savez-vous ?...

GUILLARD, parcourant des papiers du portefeuille.

Oh ! quelle découverte !

CAROLINE.

Que signifie ?...

JEANNETTE.

Eh bien ! quoi donc que vous avez découvert, mon ami ?

MADAME CAGIN.

C’est vrai... dites-lui donc qu’il s’explique... depuis une heure qu’il est là à nous tenir le bec dans l’eau avec ses exclamations.

GUILLARD, qui a continué de parcourir les papiers, à Caroline.

Soyez calme, mam’selle... laissez-moi faire... l’essentiel à c’t’heure est d’aller rassurer votr’ famille, qui doit être dans une fameuse inquiétude... Voyons, à quelle heure devait-on signer votre contrat ?...

CAROLINE.

Après le bal... à une heure...

GUILLARD, regardant à sa montre.

Il est minuit passé... c’est bien, nous sommes en mesure... le temps d’aller jusque chez moi m’changer et prendre une tenue décente... et je suis auprès de votre oncle... Oh ! fiez-vous à moi... j’lui parlerai... et de la bonne encre encore...

CAROLINE.

Excellent homme !... mais que lui direz-vous ?

GUILLARD.

C’que je lui dirai, mam’selle... j’en sais rien... c’est-à-dire, si... je lui dirai : monsieur Germilly, vous êtes banquier, vous êtes riche... vous avez de la fortune... Moi, je suis cocher... cocher de cabriolet, n° 155... stationné au faubourg du Roule ; vous êtes un brave homme... moi aussi... vous avez une nièce et vous êtes son oncle... et la nature... la tendresse paternelle... Enfin, suffit... il me comprendra...

MADAME CAGIN, aux voisines.

Ça s’ra difficile ; par exemple, s’il lui fait un galimatias comme ça... Il ferait bien mieux de m’envoyer, moi...

GUILLARD.

Oui, pour tout gâter !... Quant à toi, Jeannette, je te confie mam’selle ; j’n’ai pas besoin de te dire d’en avoir bien soin... Soyez tranquilles, tous... je ne larderai pas à revenir vous apporter de bonnes nouvelles...

On entend dans le lointain un air de contredanse.

Eh ! tenez... c’est la musique du bal qui parvient jusqu’à nous... ils dansent encore là-bas ; ils ne se doutent pas de ce qui s’est passé... dans un instant ils ne seront pas si gais... Allons, du courage, mam’selle Caroline, du courage... et rappelez-vous bien ce que je vous ai déjà dit.

MADAME CAGIN.

Mais vous ne lui avez rien dit.

GUILLARD.

C’est égal... bavarde !...

Air : Si le métier des armes.

Oui, comptez sur mon zèle ;
Je pourrai vous servir :
À votre sort fidèle,
J’espère l’adoucir ;
Ayez bonne espérance,
En ce jour un ami
Veut dans votre souffrance
Vous offrir son appui.

ENSEMBLE.

Oui, comptez sur mon zèle,
Je pourrai, etc.

JEANNETTE, MADAME CAGIN et LES AUTRES VOISINES.

Oui, comptez sur son zèle,
Il pourra vous servir :
À votre sort fidèle,
Il saura l’adoucir.
Ayez bonne espérance,
En ce jour un ami
Veut dans votre souffrance
Vous offrir son appui.

CAROLINE.

Je compte sur son zèle...
Puisqu’il veut me servir ;
Mais à mon sort fidèle,
Pourra-t-il l’adoucir ?...
Oui, j’ai bonne espérance,
En ce jour un ami
Promet à ma souffrance
Ses soins et son appui.

Guillard embrasse Jeannette et sort, en encourageant Caroline. Jeannette, madame Cagin et les autres femmes entourent Caroline ; la toile baisse.

 

 

ACTE II

 

Le théâtre représente un riche salon ; trois portes au fond s’ouvrant sur une salle de bal, deux autres latérales. À droite, une table de jeu ; à gauche, une autre table avec tout ce qu’il faut pour écrire.

 

 

Scène première

 

DURMER, ERNEST, DANSEURS, DANSEUSES, JOUEURS, etc.

 

Au lever du rideau, on valse dans le fond, le bal est très animé. La table de jeu est entourée de parieurs. Un domestique fait la ronde avec un plateau de verres de punch, etc. Ernest va et vient ; il a l’air triste et préoccupé.

DURMER.

Air : Valse d’Amédée de Beauplan. (Paysan perverti.)

Sachons bien saisir
L’instant du plaisir,
Et dans ce séjour,
Amis, jusqu’au jour,
Près de l’écarté,
Près de la beauté,
Tentons tour à tour
Le sort et l’Amour !

Un dicton trompeur
Veut nous faire peur ;
Amis, croyez-moi,
Soyons sans effroi !
Le jeu m’a traité
En enfant gâté,
Et je fus toujours
Heureux en amours !... 

Prenant un verre de punch.

Timides amants,
Joueurs trop prudents,
Goûtez sans retard
Ce divin nectar,
Et de votre sein
Vous verrez soudain
Sa douce chaleur
Bannir la frayeur.

CHŒUR.

Sachons bien saisir, etc.

DURMER, qui s’est rapproché de la table de jeu.

Le roi !... et nous avons la vole... cartes sur table... il me revient dix louis.

UN DOMESTIQUE, entrant.

Le souper est servi.

Il sort.

DURMER, aux joueurs.

Excellente nouvelle ! maintenant, messieurs, soyons galants... la main aux dames... et allons souper... le jeu me donne un appétit d’enfer.

UN JOUEUR, avec humeur.

Je crois bien... vous gagnez toujours !

DURMER, riant.

Allons, mauvais joueur... vous prendrez votre revanche dans votre étude... quand on est avoué, les clients ne font jamais de levée.

CHŒUR.

Sachons bien saisir, etc.

Tout le monde sort ; les portes du fond se ferment ; la musique cesse insensiblement, Ernest revient en scène ayant l’air très agité.

 

 

Scène II

 

ERNEST, seul

 

Je l’ai cherchée vainement dans toutes les salles du bal... ah ! sans doute elle est auprès de M. Germilly, son oncle, qui la dispose à la signature du contrat ! Dans une heure, son sort sera lié à celui d’un autre... et pourtant, Caroline m’aime ! elle avait juré de n’être qu’à moi, et l’espoir de la méritée un jour soutenait mon courage ! Imprudent ! j’oubliais que l’or est tout... et moi, pauvre commis, sans autre soutien que mon travail...Il faut que je m’éloigne ! je ne serai pas le témoin du bonheur de ce Durmer.

 

 

Scène III

 

ERNEST, M. GERMILLY

 

M. Germilly sort de son cabinet à gauche ; et sonne un domestique qui paraît aussitôt.

GERMILLY.

Dites à M. Durmer que je le prie de quitter un instant le souper et de venir dans mon cabinet...

Le domestique sort. Apercevant Ernest.

Eh bien ! Ernest, que faites-vous donc là, tout seul... Pourquoi n’avez-vous pas suivi nos convives ?

ERNEST, troublé.

Pardonnez-moi, monsieur... il fait si chaud dans ces salons !... J’ai voulu respirer un instant !...

GERMILLY, lui prenant ta main.

Ernest !... j’ai de grands reproches à vous faire !...

ERNEST.

À moi, monsieur ?...

GERMILLY.

Oui... depuis quelque temps, j’ai remarqué que vous n’étiez plus le même... vous êtes devenu triste, inquiet... soucieux !... Vous avez des chagrins !... et vous m’en faites mystère !... C’est mal, Ernest... c’est très mal ; je croyais avoir droit à plus de confiance de votre part...

Gaiement.

Aussi, pour vous punir, je devrais remettre à un autre jour la bonne nouvelle que j’ai à vous annoncer.

Ernest fait un geste de surprise.

Mais aujourd’hui, je veux que tout le monde soit content autour de moi... Ernest, votre zèle et votre activité soutenus méritent une récompense... À dater de ce jour, je double vos appointements et vous donne un intérêt dans ma maison.

ERNEST.

Quoi ! monsieur...

GERMILLY.

Ne me remerciez pas, mon ami... je ne fais que remplir un devoir.

Air d’Aristipe.

Du commerçant la carrière est commune,
Avec honneur j’ai su la parcourir :
Et lorsqu’enfin j’ai trouvé la fortune,
Dans le repos je pourrais en jouir ;
Mais le commerce a ses dangers, sans doute,
Pour s’égarer que de sentiers trompeurs !
Vieux pèlerin, je reste sur la route
Pour y guider les jeunes voyageurs !

UN DOMESTIQUE, annonçant.

Monsieur Durmer !

Il sort.

ERNEST, à part.

Ah ! ce nom me rappelle que je dois à jamais quitter ces lieux !

 

 

Scène IV

 

ERNEST, M. GERMILLY, DURMER, un peu gris

 

DURMER.

Vous le voyez...je me rends à vos ordres... mais en vérité c’est une tyrannie ! On n’arrache pas ainsi un homme aimable aux plaisirs de la société pour lui parler d’affaires au moment où l’on se met à table... Après ça, vous me direz que c’est le grand genre, de signer un contrat de mariage à une heure du matin, après un bal... Je le sais fort bien ; aussi je me résigne... Mais je ne vois pas ma jolie future !...

GERMILLY.

Ma nièce a désiré se retirer quelques instants dans son appartement... une migraine...

DURMER.

Oui... je comprends !... l’émotion !... Cette chère Caroline... elle est d’une candeur... d’une innocence... Ah ! monsieur Germilly, vous me donnez là un vrai trésor !

Lorgnant Ernest.

Mais, j’aperçois M. Ernest, je crois... Ah ! mon dieu ! quelle physionomie sinistre !

À part.

Je crois bien, un rival désappointé... en vérité, ces petits commis ne doutent de rien...

GERMILLY.

Oui, c’est l’observation que je lui faisais tout à l’heure ; mais il s’obstine à me taire la cause de son chagrin.

DURMER.

Je parie que je la devine... notre jeune ami aura tenté la fortune à l’écarté... Nous avons aujourd’hui des amis qui retournent les rois avec une grâce !...

ERNEST, se contraignant.

Vous vous trompez, monsieur, je ne joue jamais.

DURMER.

C’est comme moi... j’abhorre les cartes... mais on se doit à la société, aux dames aimables surtout... « M. Durmer ! un louis de mon côté... M. Durmer, deux louis à faire ! » avec un accent !... ces dames ont la voix si douce quand elles demandent de l’argent... Ah ! à propos de cela, je vous fais mon compliment ! votre fête est ravissante... des fleurs partout, des toilettes d’un éclat !... des femmes d’une beauté... tout Rossini en contredanses... et un souper !... ah ! par exemple, ce bal-là vous fera honneur, je vous en réponds !

GERMILLY, riant.

Ce cher Durmer !... tenez, Ernest, voilà un modèle à suivre... même dans les circonstances les plus sérieuses, il est toujours d’une gaîté, d’une frivolité.

DURMER.

C’est ça, on est frivole parce qu’on a du goût... moi, j’aime le bal de passion ; c’est mon élément... d’abord ce n’est que là que je traite mes affaires de Bourse... Dieu ! un bal ! c’est un tableau si gai, si mouvant... et puis, quel champ fertile pour un observateur !

Air de Doche fils.

De Collinet la douce mélodie
Déjà du bal
A donné le signal ;
J’observe alors au gré de mon envie,
Car c’est un vrai panorama moral.
Voyez là-bas, cette Agnès si timide,
Pendant la valse elle a souri soudain ;
Heureux cent fois le danseur qui la guide,
En rougissant elle a pressé sa main.
Là, près d’une belle,
Un vieillard en vain se morfond ;
Car elle est rebelle,
Et l’orchestre seul lui répond :

Tra, la, la, etc.

Le punch circule et la gaieté s’anime ;
Le jeu s’échauffe, on double les paris ;
Le sort cruel fait plus d’une victime :
L’or en monceau vient couvrir le tapis.
Bref, un bal peut fournir mainte épigramme :
Du vieux notaire admirez l’air confus,
Son premier clerc a fait valser sa femme,
Et l’écarté fait danser ses écus.
Déjà de l’aurore :
L’airain annonce le retour,
Chacun jusqu’au jour,
Dans ses songes redit encore :

Tra, la, la, etc.

GERMILLY.

À merveille, mon cher Durmer... Mais pour l’instant nous avons à nous occuper d’affaires plus sérieuses ; le notaire dresse le contrat dans mon cabinet... si vous voulez venir en prendre lecture...

DURMER.

Comment donc !de tout mon cœur... je suis à vous... Au revoir, monsieur Ernest !

Au moment d’entrer dans le cabinet, il se retourne, regarde Ernest, hausse les épaules et s’en va, en fredonnant l’air de la Dame blanche.

Douze cents francs d’appointements, etc.

 

 

Scène V

 

ERNEST, seul

 

Quelle fatuité ! quelle insolence ! Ah ! que je lui chercherais querelle de bon cœur ! Mais faire un éclat dans cette maison où j’ai été traité avec tant de bienveillance... jamais... tout est fini pour moi... au moins qu’un dernier adieu !...

Il se met à la table pour écrire ; au même instant on entend Guillard qui se dispute dans la coulisse.

Quel est ce bruit ?

 

 

Scène VI

 

ERNEST, GUILLARD, endimanché

 

GUILLARD, à la cantonade.

Je vous dis que j’entrerai, oui j’entrerai... qu’est-ce que c’est donc que ça... laquais !... escogriffes !... quand je vous dis qu’il faut que je parle à monsieur Durmer.

S’avançant.

Dieu ! que c’te livrée est malhonnête... et ce grand chasseur avec ses plumes de coq, ses moustaches et sa lardoire au côté... il croyait me faire peur !

Apercevant Ernest qui l’examine avec étonnement.

Ah ! voilà quelqu’un de la maison... Pardon, notr’ bourgeois,, excusez, si je vous dérange... c’est pas vous qu’êtes monsieur Durmer ?

ERNEST.

Non, mon ami... Mais vous avez mal choisi votre temps, car il est occupé en ce moment d’une affaire importante.

GUILLARD.

Oh ! c’est égal... l’affaire qui m’amène est ben autrement conséquente !

À part.

Si ce n’était pas mon homme, pourtant...

ERNEST.

Il ne va pas tarder, sans doute, à se rendre ici ; attendez un instant.

Il va pour sortir.

GUILLARD, l’arrêtant.

Où allez-vous donc ?

ERNEST, étonné.

Vous le voyez, je m’en vais.

GUILLARD.

Vous éloigner ! vous !...en ce moment...pardon, bourgeois, ça ne se peut pas.

ERNEST, plus étonné.

Cela ne se peut pas !

GUILLARD.

Tenez... vous êtes un brave jeune homme... quoique je ne sois qu’un pauvre diable, vous m’avez reçu avec politesse ; vous ne m’avez pas rudoyé comme ces grands laquais qui sont à la porte...Eh bien ! je veux vous prouver que je sais reconnaître les bons procédés !

L’amenant mystérieusement sur le devant du théâtre.

Si je ne me trompe pas, à votr’ figure douce et triste, je vous r’connais, quoique je ne vous aie jamais vu... vous êtes monsieur Ernest ?

ERNEST.

En vérité, cet homme...

GUILLARD.

Je suis un drôle de corps, n’est-ce pas... c’est égal, si vous voulez en croire un conseil d’ami, restez... il peut arriver ici des choses... On voulait vous faire de la peine ; mais je suis là... entendez-vous, monsieur Ernest, je suis là...

Il veut prendre la main d’Ernest, qui la retire involontairement.

Excusez, monsieur Ernest, je m’oubliais !... pourtant, il ne faut pas rougir de me serrer la main... elle est un peu rude, c’est vrai...mais avant d’manier le fouet, elle a pressé la poignée d’un sabre !

ERNEST, lui prenant la main.

Croyez, mon ami !...

GUILLARD.

Oh ! je sais bien que vous avez un bon cœur, que vous n’êtes pas fier comm’ tant d’autres... aussi, suffit... je m’entends...Surtout, ne vous éloignez pas... espérance, confiance, comme dit la chanson. On vient... attention !

Il se retire à l’écart, Germilly, Durmer et le notaire entrent par la droite ; la porte du fond s’ouvre et un domestique introduit successivement les personnes qui doivent assister à la signature du contrat. Guillard, qui se tient dans un coin, regarde Durmer dès qu’il entre, et s’écrie à part.

C’est lui !

 

 

Scène VII

 

ERNEST, GUILLARD, GERMILLY, DURMER, LE NOTAIRE, PARENTS et AMIS

 

CHŒUR.

Air de Rossini.

Chantons l’hymen et les amours !
Ce mariage
Présage
À ces amants les plus beaux jours.
Vivent l’hymen et les amours !

DURMER.

Quel bonheur est le mien !
L’amour dans ce lien
Va me combler de bien !

GUILLARD, à part.

Bien ! bien !
J’ crois bien qu’ tu n’auras rien.

CHŒUR.

Chantons l’hymen et les amours ! etc.

DURMER.

En vérité, monsieur Germilly, vous êtes en affaires d’une rondeur... il faut vous laisser agir comme vous l’entendez !

GERMILLY.

Ne parions plus de cela, mon ami !

DURMER.

Si fait, si fait, parlons-en... je suis fier de proclamer votre générosité... une dot superbe... des espérances magnifiques... Je vais vous remettre le dédit de cent mille écus par lequel nous étions liés.

GERMILLY, refusant.

Vous me le rendrez après la signature du contrat.

GUILLARD, à part.

Oui, compte sur le dédit !

DURMER.

Aussi, entre nous, c’est à la vie, à la mort !

GERMILLY.

Je ne doute pas de votre cœur, mon cher ami, rendez ma nièce heureuse et je serai trop payé de ce que j’ai fait.

DURMER.

Heureuse ! cette chère Caroline ! ah !...je vous le promets !

GUILLARD, à part.

Quel enjôleur !

ERNEST, à part.

Ah ! que je souffre !

DURMER.

Je vous le jure, devant nos excellents parents...nos bons amis !

Il leur prend la main, et arrive vis-à-vis de Guillard qu’il examine un instant avec stupéfaction.

Que vois-je !... par quel hasard ?...

GUILLARD, à part.

Bon... voilà ma figure qui produit son effet !

DURMER, à part.

Serait-ce un parent de ma future ? Impossible...

Appelant Germilly, qui cause avec le notaire.

Dites donc, monsieur Germilly,

Lui montrant Guillard.

il y a là un visage...

GERMILLY.

Quel est cet homme ?

ERNEST.

Il désire vous parler, il dit qu’une affaire très importante...

DURMER.

Il est inouï qu’on ait l’audace de s’introduire ainsi sans façon...

GERMILLY.

En effet, mon ami, ce n’est pas le moment, revenez demain.

GUILLARD, s’avançant.

Pardon... mais demain, voyez-vous... il ne serait plus temps.

DURMER, avec dureté.

Il est incroyable, qu’on soit ainsi persécuté jusque chez soi. Encore une fois, nous sommes en affaire de famille.

Regardant Ernest et Guillard.

Les étrangers doivent comprendre qu’ils sont de trop ici...

À Guillard.

Allons... l’ami, il faut vous retirer.

GUILLARD.

Doucement... doucement ! ne vous échauffez pas comme ça, vous allez vous faire mal... D’abord, je crois qu’ici, il n’y a que monsieur Germilly qui a le droit de donner des ordres... et quant à l’affaire qui vous rassemble... j’la connais... il s’agit d’un contrat de mariage...

DURMER.

Eh bien !...

GUILLARD.

Eh ben !... c’est pourquoi je rente.

GERMILLY.

Ah ! c’est trop fort !...

GUILLARD.

Ne vous fâchez pas, monsieur Germilly... aussi bien, tous ces préparatifs sont inutiles, et ce que vous avez de mieux à faire, c’est de congédier tout votre beau monde et de déchirer le contrat que tient monsieur le notaire.

GERMILLY.

Que signifie ?...

GUILLARD, très froidement.

Sans doute... pour qu’un contrat soit valable, ne faut-il pas que la mariée vienne y signer ?

Regardant autour de lui.

et je ne la vois pas !...

GERMILLY.

Que voulez-vous dire ? On va prévenir ma nièce !

GUILLARD.

C’est inutile.

GERMILLY, DURMER, ERNEST.

Comment ?

GUILLARD.

Écoutez, monsieur Germilly... vous êtes un homme respectable... vous faites du bien aux pauvres de l’arrondissement... tous les mercredis, entre onze heures et midi... tout le monde vous aime dans le quartier... et moi-même, qui vous parle, s’il s’en trouvait seulement un assez hardi pour soutenir le contraire, il aurait affaire à moi.

GERMILLY.

Enfin, où voulez-vous en venir ?

GUILLARD.

J’en veux venir à vous dire, que toute votre bienfaisance, toute votre probité ne vous ont pas empêché de vous rendre coupable d’une grande faute.

GERMILLY.

Coupable !...

GUILLARD.

Ah ! je sais bien que ça vous étonne d’entendre la vérité... vous n’êtes pas accoutumés à ça, vous autres banquiers, surtout de la part d’un pauvre diable comme moi... d’un cocher de cabriolet... mais c’est comme ça... Oui, monsieur Germilly, une fois dans votre vie, et sans doute c’est la seule ; vous vous êtes montré dur, injuste, cruel ! et envers qui ! envers une pauvre enfant, que tout vous ordonnait de chérir, de protéger... envers votre propre sang... votre nièce enfin.

GERMILLY, troublé.

Ma nièce !... je ne vous comprends pas...

GUILLARD.

Quand vous lui avez annoncé ce mariage, dont j’vois ici les apprêts... avez-vous consulté ses inclinations, en lui présentant le mari que v’là,

Il montre Durmer.

vous êtes-vous informé si elle n’aimait pas d’un autre côté ?...

Il regarde Ernest.

DURMER.

Mais ce drôle-là...

GUILLARD, se contraignant.

Ah ! drôle !... ce n’est pas du tout drôle pour vous, ce que j’dis.

GERMILLY, plus troublé.

Jamais ma nièce ne m’a témoigné la moindre répugnance.

GUILLARD, avec force.

Peut-être n’avez-vous pas voulu deviner la sienne... aussi... qu’est-il arrivé ?... La pauvre enfant, n’osant pas vous ouvrir son cœur, renfermait son désespoir, et tandis que vous vous apprêtiez à signer ce contrat qui devait faire son malheur... tandis que tout le monde ici se livrait à la joie... Savez-vous où je l’ai trouvée votre nièce ?

GERMILLY, DURMER, ERNEST, très agités.

Eh bien !...

GUILLARD.

Dans la rivière...

CHŒUR GÉNÉRAL.

Air : Fragment du final du deuxième acte de Marie. (Hérold.)

Ô ciel ! quelle
Nouvelle !
Nous la perdons et pour toujours !

GUILLARD.

Laissez-moi finir de grâce.
Pour fuir le sort qui la menace,
Dans cett’ nuit, sans nul secours,
Sa perte, hélas ! pour toujours
Semblait prochaine
Et certaine ;
Mais l’ ciel veillait sur ses jours.

CHŒUR.

Ô Dieux ! que dites-vous ! quel bonheur extrême !
Quoi ! le ciel vint à son secours !

GUILLARD.

Le ciel et moi... c’est tout d’même.

À Germilly.

Votr’ nièce est là près de vous,
La porte en face, au cinquième,
Au d’ssus d’ l’entresol, chez nous.

Germilly et Ernest sortent précipitamment.

Ensemble.

DURMER.

Près d’elle, près d’elle,
Courez tous avec zèle.
Hélas ! peut-être ce malheur
Ravit tout espoir à mon cœur.

GUILLARD.

Près d’elle, près d’elle,
Gourez tous avec zèle.
Allez dissiper sa frayeur,
Et rendre l’espoir à son cœur.

LES PARENTS et LES AMIS.

Près d’elle, près d’elle,
Courons tous avec zèle.
Allons dissiper sa frayeur,
Et rendre l’espoir à son cœur.

Tout le monde sort en désordre, excepté Durmer et Guillard.

 

 

Scène VIII

 

DURMER, GUILLARD

 

Durmer reste sur le devant du théâtre et paraît réfléchir profondément. Guillard le regarde un instant en silence.

GUILLARD.

Eh ben !... vous ne suivez pas tes autres ?

DURMER, tiré de sa rêverie, fait un geste d’impatience.

Ah !...

Il va pour sortir.

GUILLARD, le retenant.

J’ai deux mots à vous dire eu particulier.

DURMER.

À moi !

GUILLARD.

Oui, à vous...

Se croisant les bras.

Dites-moi... monsieur Durmer, me reconnaissez-vous ?

DURMER, avec dédain.

Mais je ne pense pas vous avoir jamais vu !

GUILLARD.

Ah ! c’est singulier... J’aurais cru pourtant que ce n’était pas la première fois... Après ça, on peut se tromper, il n’y a pas d’affront !... c’est que je vas vous dire...

Le regardant avec beaucoup d’attention.

Il y a quatre ans environ, quand je servais dans le 22e d’infanterie légère.

DURMER, avec un mouvement de surprise involontaire.

Le 22e, dites-vous ?

GUILLARD.

Oui... le 22e, il arriva une aventure... Tenez, pendant que nous sommes seuls, il faut que je vous conte ça.

DURMER.

À quoi bon !...

GUILLARD, d’un air indifférent.

L’histoire de causer... oh ! soyez tranquille, ça n’sera pas long !... Figurez-vous qu’à l’époque dont j’vous parle... j’étais sergent, alors... nous avions au régiment un fourrier, beau garçon, ma foi... d’ votr’ taille à peu près... toujours une tenue soignée... linge fin, des p’tites moustaches blondes, tournure d’officier enfin... mais c’était là toutes ses bonnes qualités... car, du reste, il était querelleur, libertin, joueur... oh ! joueur... c’n’était pas une passion chez lui, c’était une rage, et cette rage lui fit délivrer un congé illimité par son colonel,

qui, dit-on, eut pitié de sa jeunesse...

DURMER, troublé.

Quel souvenir !

GUILLARD.

Hein !... suis-je encore drôle ?... Mais tout ça n’est rien, parce que, comme on dit, il faut que jeunesse se passe... depuis ce temps-là, je n’avais pas en tendu parler d’mon ancien fourrier. Voilà qu’au moment où j’y pensais le moins, j’apprends qu’il a fait un héritage... trois cent... quatre cent mille francs... un’ bonne journée enfin... ça n’pouvait manquer d’aller bon train avec le jeu, la bourse et les danseuses de l’opéra... Pour se tirer d’embarras, il a fait comme tant d’autres ; à mesure que sa fortune diminuait, il a augmenté sa dépense, a ébloui un brave homme trop confiant, a obtenu la main de sa nièce... et allait l’épouser, lorsque je me suis trouvé jeté à la traverse de tout ça par un coup de la providence, ou plutôt par une course de cabriolet...

Changeant de ton et saisissant la main de Durmer.

Eh bien, monsieur Durmer !... que dis-tu de cette histoire ? Reconnais-tu Jean Guillard, à présent ?...

DURMER.

Oui, je vous reconnais... mais quel a été voire but en venant ici ?...

GUILLARD.

J’ai sauvé la pauvre jeune personne d’un grand danger... J’viens l’arrachera un plus grand encore, celui de devenir la femme d’un joueur !

DURMER.

Et par quel moyen prétendez-vous empêcher ce mariage ?

GUILLARD.

Par quel moyen !

Tirant le portefeuille de sa poche.

Tiens... ce portefeuille !... il est à toi... le reconnais-tu ?

DURMER, avec effroi.

Je suis perdu !

GUILLARD.

Oh ! il contient de jolies choses ! des cartes rouges et noires, des billets d’une demoiselle Aspasie ! des mémoires de modistes, une contrainte par corps et autres gentillesses !... Il est défait, qu’avec tout ça, j’pourrais te causer du désagrément... mais je ne le ferai pas... parce que je suis sûr que tu seras raisonnable... que tu te conduiras comme un bon garçon...

DURMER.

Comment l’entendez-vous ?...

GUILLARD.

Voyons, Durmer, parlons raison ; tu sais que nous avons été amis, camarades ; j’étais sergent et toi fourrier... Après ce qui vient de se passer, tu dois être bien persuadé que mademoiselle Caroline ne t’aime pas... Toi, de ton côté, ça n’est pas l’amour qui t’étouffe... c’était donc uniquement pour sa fortune... que tu l’épousais ?... mais un mariage d’intérêt, vois-tu, ça ne réussit pas toujours et pourtant, dans le grand monde, c’est reçu... on appelle ça faire un’ fin... Moi, j’ai pas d’esprit, pas d’éducation... mais j’ai un gros bon sens qui me trompe rarement, et qui me dit que celui qui épouse une femme malgré elle et par intérêt... est un malhonnête homme...

Durmer fait un mouvement... Guillard s’en aperçoit et reprend.

Oui, un malhonnête homme... j’ai lâché le mot et je ne le reprendrai pas... Peut-être à défaut du mariage, comptes-tu au nombre des ressources qui te restent, ce dédit de cent mille écus dont tu parlais tout à l’heure... mais tu te garderas bien d’en faire usage... car, si tu en touches un seul mot, c’est guerre ouverte entre nous... À l’instant même, moi, je livre ton portefeuille à monsieur Germilly... il verra alors à qui il a affaire...

DURMER.

Vous oseriez !...

GUILLARD.

Allons, Durmer, un bon mouvement ; si tu savais l’ bonheur qu’il y a à être honnête homme, à pouvoir se dire : personne ne peut me reprocher de lui avoir fait le plus petit tort...

TOUT LE MONDE, dans la coulisse.

La voilà !... la voilà !...

GUILLARD, regardant.

Tiens... ce sont les parents qui reviennent... soignons le dénouement !... comme tu agiras... j’agirai...

Il lui montre le portefeuille.

Ainsi, songe au portefeuille.

 

 

Scène IX

 

DURMER, GUILLARD, GERMILLY, CAROLINE, ERNEST, JEANNETTE, PARENTS et AMIS

 

CHŒUR.

Air du Valet de Chambre.

Elle est sauvée ! ah ! quelle ivresse...
Cet époux qu’on lui destinait
Ne pouvait avoir sa tendresse,
C’était un autre qu’elle aimait.

À la fin du chœur, Caroline arrive vêtue d’une robe blanche, elle est soutenue par Germilly et Jeannette.

JEANNETTE.

Du courage, mam’selle !

CAROLINE, voulant se jeter aux pieds de son oncle.

Mon oncle !

GERMILLY.

Dans mes bras, chère enfant !

À Guillard.

Mon ami ! en lui sauvant la vie, vous m’avez épargné des regrets bien amers... et toute ma fortune...

GUILLARD.

Fi donc... M. Germilly, n’parlez donc pas de ça... Nous autres pauvres gens, quand nous obligeons, c’est de tout cœur, et sans intérêt... Ne dirait-on pas à vous entendre, que j’ai fait queuqu’chose de merveilleux... Je me suis un peu mouillé... v’là tout.

JEANNETTE.

Ça se séchera à notre feu... et pourvu que c’te chère demoiselle soit heureuse, nous serons trop payés... N’est-ce pas, Guillard ?

GUILLARD.

Le bonheur de toute la famille ne dépend plus que de monsieur Durmer !

DURMER, vivement.

De moi ?

GUILLARD, bas.

Certainement... si vous renoncez à la main de mademoiselle Caroline !

Il lui montre le portefeuille.

DURMER, à part.

Maudit portefeuille !...

Haut, avec embarras.

Il est vrai qu’après ce qui s’est passé, je ne crois pas...

GUILLARD, achevant la phrase.

Qu’il soit prudent d’épouser, n’est-ce pas ?... c’est bien... c’est d’un homme qui voit juste...

GERMILLY.

Mais nous avons un dédit...

DURMER.

Ah ! quant au dédit... il me semble que j’ai le droit...

GUILLARD, lui montrant le portefeuille.

Tu te trompes, il est là le dédit !

DURMER, se reprenant.

Que j’ai le droit d’y renoncer aussi.

GUILLARD, bas.

Allons donc...

Il rend à Durmer le portefeuille.

DURMER, à part.

Coquin d’honnête homme !... va...

Haut, à Germilly, en lui remettant le dédit qu’il a pris dans le portefeuille.

Et c’est avec le plaisir le plus vif que je vous prie de le recevoir.

GERMILLY.

Je n’en attendais pas moins...

DURMER met le portefeuille dans sa poche, et frappant dessus, dit à Germilly.

Ma récompense est là.

GERMILLY.

Ernest, je devrais vous en vouloir de m’avoir caché vos sentiments ; mais ce jour doit être celui de l’indulgence : maintenant que monsieur m’a rendu ma parole, je vous permets d’espérer.

ERNEST.

Ah ! monsieur !

DURMER.

Tout le monde en aurait fait autant à ma place.

GUILLARD.

À la bonne heure... voilà comme on arrange vivement les affaires... je les conduis comme mon cabriolet...

À Durmer.

Qu’en dites-vous, monsieur Durmer ?...

DURMER, à demi-voix.

Je dis, que tu es adroit !...

GUILLARD, de même.

Non, comme vous le disiez tout à l’heure, je suis drôle !... Ah ! çà, à présent, tout l’monde est content ici... on n’a plus besoin de nous.

Prenant le bras de Jeannette.

Serviteur à toute la compagnie ! Allons nous mettre à table, nous autres !...

GERMILLY.

Quoi ! vous nous quittez déjà !...

GUILLARD.

Oh ! ne nous retenez pas... nous serions trop gênés au milieu de votr’ beau monde... notre joie est bruyante, voyez-vous... nous aimons à rire à notre aise... d’ailleurs, nous sommes habitués à notr’ mansarde !... Ainsi, croyez-moi, laissez-nous partir, et si un de ces jours vous n’êtes pas trop effrayés de monter à un cintième, venez visiter notr’ petit ménage... vous trouv’rez d’ braves gens, bien unis, bien laborieux, et des cœurs toujours disposés à vous rendre service.

CAROLINE.

Oui, mes bons amis, j’irai... j’irai vous porter la corbeille de mariage...

GUILLARD.

Mademoiselle, ça ne se refuse pas... c’est trop juste !...

Final.

Air de M. Blanchard.

Ensemble.

GUILLARD, JEANNETTE.

Ici tout le monde est heureux ;
Sans tarder davantage,
Nous pouvons retourner joyeux
Dans notr’ petit ménage.

GERMILLY, CAROLINE, ERNEST, chœur.

Grâce à lui, nous sommes heureux ;
Sans tarder davantage,
Ils vont s’en retourner joyeux
Dans leur petit ménage.

GUILLARD, au public.

Air : du Piège.

Pour vous, Messieurs, j’s’rai toujours prêt,
À faire la plus longue course :
Venez ; souvent prendr’ mon cabriolet,
J’ vous attendrai plac’ de la Bourse.
Vous ne me verrez pas broncher,
Et j’irai bon train pour vous plaire ;
Mais que ce soir le pauvr’ cocher
Par vous n’ soit pas mis en fourrière. (bis.)

CHŒUR GÉNÉRAL.

Ici tout le monde est heureux, etc.
Grâce à lui, nous sommes heureux, etc.

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