Le Mari de la veuve (Auguste ANICET-BOURGEOIS - Alexandre DUMAS Père - Eugène DURIEU)
Drame en un acte, en prose.
Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre-Français, le 4 avril 1832.
Personnages
DE VERTPRÉ
LÉON AUVRAY, futur de Pauline
MADAME DE VERTPRÉ
PAULINE, nièce de madame de Vertpré
HÉLÈNE, femme de chambre
Dans une maison de campagne des environs de Paris.
Un petit salon-boudoir. Sur le premier plan, à gauche du spectateur, une porte communiquant à l’appartement de madame de Vertpré. À droite, sur le même plan, la porte de l’appartement de Pauline. Sur le second plan, à droite, une cheminée avec du feu. Au fond, une double porte communiquant au dehors. Dans l’angle à droite, une seconde porte. Dans l’angle opposé, une fenêtre donnant sur le parc. Sur le devant de la scène, à droite, une table, et, dessus, un album ouvert et un crayon. Au lever du rideau, on entend sonner deux fois dans la chambre de madame de Vertpré, puis répéter avec impatience le mot : Hélène ! Hélène !
Scène première
MADAME DE VERTPRÉ, HÉLÈNE
Madame de Vertpré entre d’un côté, tandis qu’Hélène entre de l’autre. Madame de Vertpré est en costume du matin ; elle jette sur un fauteuil une écharpe qu’elle tient à la main.
MADAME DE VERTPRÉ.
Eh bien, mademoiselle, je sonne, j’appelle, et vous ne venez pas. Que faisiez-vous donc, s’il vous plaît ?
HÉLÈNE.
J’habillais mademoiselle Pauline.
MADAME DE VERTPRÉ.
Descendez chercher mes lettres ; j’en attends une avec impatience, et je viens de voir entrer le facteur.
HÉLÈNE, ouvrant la porte pour descendre.
Voici Joseph qui les monte, les lettres.
MADAME DE VERTPRÉ.
Prenez-les et donnez-les-moi. C’est bien.
HÉLÈNE.
Puis-je retourner auprès de mademoiselle Pauline ?
MADAME DE VERTPRÉ.
Non, restez.
Lisant les adresses.
« Madame de Vertpré. »
Elle jette la lettre.
« Madame Adèle de Vertpré. » C’est son écriture.
Elle l’ouvre.
Aujourd’hui !... il arrive aujourd’hui ! Cher Paul !... Venez, Hélène, et écoutez bien ce que je vais vous dire ; ce matin, un monsieur de trente-cinq à trente-six ans se présentera pour me parler ; si je suis avec quelqu’un, vous me préviendrez ; si je suis seule, vous le ferez entrer.
HÉLÈNE.
Madame veut-elle me dire son nom ?
MADAME DE VERTPRÉ.
C’est inutile, vous le reconnaîtrez sans qu’il se nomme. Excepté M. Léon Auvray, fiancé de Pauline, qui vient nous voir tous les jours à cette campagne, je ne reçois personne ; ainsi...
HÉLÈNE.
Si je me trompais, alors madame ne m’en voudrait pas ?
MADAME DE VERTPRÉ.
Des cheveux bruns, des yeux noirs, taille moyenne ; voilà son signalement, retenez-le.
HÉLÈNE.
Si M. Léon était avec madame, cela ne ferait rien ?
MADAME DE VERTPRÉ.
Non, sans doute.
HÉLÈNE.
Mais si madame était à sa toilette ?
MADAME DE VERTPRÉ.
Vous le conduiriez près de moi ?
HÉLÈNE.
Sans prévenir madame ?
MADAME DE VERTPRÉ.
Sans me prévenir.
HÉLÈNE.
Je demande pardon à madame de tontes mes questions ; mais madame n’a pas l’habitude de recevoir tout le monde.
MADAME DE VERTPRÉ.
La personne que j’attends n’est pas tout le monde.
HÉLÈNE.
Je voulais dire les étrangers.
MADAME DE VERTPRÉ.
Ce monsieur n’est point un étranger.
HÉLÈNE, s’en allant.
Madame peut être tranquille, aussitôt que son parent sera arrivé...
MADAME DE VERTPRÉ.
Je n’attends pas de parents.
HÉLÈNE, avec finesse.
Alors, je devine.
MADAME DE VERTPRÉ.
Vous devinez fort mal.
HÉLÈNE.
C’est...
MADAME DE VERTPRÉ.
Mon mari, mademoiselle.
HÉLÈNE.
Le mari de madame ? Mais tout le monde la croit veuve.
MADAME DE VERTPRÉ.
Mais tout le monde se trompe. Maintenant, écoutez : comme vos questions indiscrètes, vos suppositions plus indiscrètes encore m’ont forcée envers vous à une confidence que je ne comptais pas vous faire, vous aurez la bonté de garder le silence, ou, à la moindre indiscrétion, vous entendez, à la moindre, je serais obligée de vous renvoyer, Hélène, et cela malgré l’affection que je vous porte ; car ce secret n’est point à moi seule, et il pourrait compromettre une personne qui m’est plus chère que moi-même.
HÉLÈNE.
Oh ! madame, soyez sûre !...
MADAME DE VERTPRÉ.
C’est bien. Vous voilà prévenue, ainsi soyez discrète. On monte.
Elle entre à moitié dans sa chambre.
Voyez qui c’est.
HÉLÈNE, regardant.
M. Léon ! Faut-il dire que madame n’y est pas ?
MADAME DE VERTPRÉ.
Non, dites-lui de m’attendre ; puis vous viendrez me donner mon chapeau.
Elle rentre chez elle.
Scène II
HÉLÈNE, LÉON
LÉON, frappant à la porte qui est dans l’angle à droite.
Puis-je entrer ?
HÉLÈNE.
Oui.
LÉON, entr’ouvrant la porte.
Seule ?
HÉLÈNE.
Seule.
LÉON.
Il me semblait avoir entendu la voix de madame de Vertpré.
HÉLÈNE.
Elle était là tout à l’heure, et, en vous entendant...
LÉON.
Elle est rentrée dans sa chambre ce qui veut dire qu’elle ne me recevra pas ce matin.
HÉLÈNE.
Eh bien, au contraire, elle vous prie d’attendre que sa toilette soit achevée.
LÉON.
Elle t’a dit cela ?
HÉLÈNE.
Oui, monsieur.
Elle se dispose à entrer chez madame de Vertpré.
LÉON, l’arrêtant par le bout de l’écharpe qu’elle a prise sur le fauteuil où madame de Vertpré l’avait laissée, et s’asseyant.
Écoute, Hélène.
HÉLÈNE.
Quoi ?
LÉON.
Madame de Vertpré t’a parlé de moi ? – Écoute donc !
HÉLÈNE.
À l’instant.
LÉON, jouant avec l’écharpe, et la baisant.
Et elle te disait ?...
HÉLÈNE.
Qu’est-ce que vous faites donc ?
LÉON.
À qui cette écharpe ?
HÉLÈNE.
À ma maîtresse.
LÉON.
Et elle a touché son cou, ses épaules ! Je l’envie et je la baise.
HÉLÈNE.
Mais, monsieur, ce n’est pas l’écharpe que vous baisez ; ce sont mes mains !
LÉON, se levant.
C’est que tes mains sont jolies, Hélène.
HÉLÈNE.
Vous êtes fou.
LÉON.
Je suis amoureux.
HÉLÈNE.
De mes mains ?
LÉON.
Un peu ; de ta maîtresse beaucoup.
HÉLÈNE, à part.
Pauvre jeune homme !
Haut.
Et mademoiselle Pauline, votre fiancée ?
LÉON.
C’est une charmante personne.
HÉLÈNE.
Que vous aimez aussi ?
LÉON.
Comme une sœur.
HÉLÈNE.
Cela ne fora pas son compte ; car je crois qu’elle vous aime autrement qu’un frère.
LÉON.
Tiens, voilà ce qui m’inquiète, et me rend parfois si triste.
HÉLÈNE, riant.
Vous ? Ah ! par exemple !
LÉON.
Mais aussi, comment diable madame de Vertpré ne réfléchit-elle pas que, pour marier sa nièce, c’est un mauvais moyen que de la prendre auprès d’elle ? Certainement, avant d’avoir vu ta maîtresse, j’aimais Pauline de toute mon âme... mais, depuis cette époque, depuis que je les vois toutes deux à côté l’une de l’autre, malgré moi je fais des comparaisons... Elles sont jolies toutes deux ; mais madame de Vertpré a dans sa beauté quelque chose de plus piquant... Toutes deux sont pétillantes d’esprit ; mais l’esprit de madame de Vertpré est complété par l’usage du monde, qui manque à Pauline... Chacune d’elles a un excellent caractère ; mais, pour un rien, Pauline se fâche et boude ; madame de Vertpré, au contraire, est toute et toujours gracieuse... Pauline m’aime, je le sais ; mais, sans fatuité, madame de Vertpré ne me déteste pas ; elle m’accorde hautement le titre d’ami, et un autre que moi, en récapitulant nos promenades, nos causeries, les petits services qu’à chaque instant elle me demande, et que je suis si heureux de lui rendre, un autre que moi... Eh bien, cela te fait rire ?
HÉLÈNE.
Auriez-vous la prétention d’épouser madame de Vertpré, par hasard ?
LÉON.
Pourquoi pas ?
HÉLÈNE.
Pardon, mais c’est que...
Elle rit.
LÉON.
N’est-elle pas veuve ?
HÉLÈNE.
Ah ! c’est vrai ; je l’oubliais.
On sonne chez madame de Vertpré.
Voyez, voilà qu’on m’appelle ; je bavarde avec vous et je vais être grondée.
LÉON.
Tu diras à ta maîtresse que je t’ai retenue pour te dire qu’elle est charmante, et elle te pardonnera.
HÉLÈNE.
Soyez tranquille.
Elle entre chez madame de Vertpré.
Scène III
LÉON, puis PAULINE
LÉON.
Il n’y a pas de mal à conter ses secrets à la femme de chambre, la maîtresse en apprend toujours quelque chose. Ainsi elle avait prévu que je viendrais, et elle avait dit que je restasse ! C’est que c’est long une toilette de femme ! Si du moins il y avait ici un journal. Ah ! l’album de madame de Vertpré. Une page blanche, un crayon, l’album ouvert... C’est un défi.
Il prend le crayon et écrit. Pendant ce temps, Pauline entre sur la pointe du pied, s’avance derrière la chaise de Léon, et lit par-dessus ton épaule droite.
PAULINE, lisant.
Oh ! n’abrège jamais ces heures que j’envie !
LÉON, fermant vivement l’album.
Ah ! c’est vous !
PAULINE.
Je vous effraye ?
LÉON.
Vous ne le croyez pas.
PAULINE.
Qu’écrivez-vous ?
LÉON.
Rien.
PAULINE.
Des vers ?
LÉON.
De souvenir.
PAULINE.
Pour qui ?
LÉON.
Vous le demandez !
PAULINE.
Voyons-les.
LÉON.
Mais non.
PAULINE.
Mais si, je vous en prie, monsieur Léon ; je me fâche !
LÉON.
J’aurais voulu les finir avant de les montrer... à vous surtout, Pauline.
PAULINE.
Ce sera votre première pensée, et c’est toujours la meilleure.
Elle prend l’album et lit.
Oh ! n’abrège jamais ces heures que j’envie !
De me les accorder Dieu te fit le pouvoir :
T’entendre est mon bonheur, et te voir est ma vie,
Laisse-moi t’entendre et te voir !
Répétant.
« T’entendre et te voir ! »
LÉON.
La poésie à sa langue à elle : on tutoie Dieu, et Dieu ne s’en fâche pas.
PAULINE.
C’est vrai,
Elle lui tend la main.
et je ne serai pas plus susceptible que lui.
Elle continue.
Si tu veux de mon front écarter le nuage,
Comme l’air en passant chasse l’ombre des cieux.
Les yeux fixés aux miens, laisse sur mon visage
Passer tes longs et noirs cheveux.
Comment, monsieur !...
LÉON.
Ah ! oui, cieux et cheveux : la rime n’est pas riche, n’est-ce pas ? Je vous disais bien qu’il fallait que ces vers fussent corrigés.
PAULINE.
Mais ce n’est pas cela.
LÉON.
Qu’est-ce donc ?
PAULINE.
Passer tes longs et noirs cheveux.
Mes noirs cheveux !
LÉON, à part.
Ah ! bénédiction ! elle est blonde ! et d’un blond superbe encore !
Haut.
Mon Dieu ! mais c’est que...
PAULINE.
C’est que ces vers étaient pour une autre, voilà tout.
LÉON.
Je vous jure...
PAULINE.
Au fait, pourquoi ces vers seraient-ils pour moi ? et pourquoi me feriez-vous des vers ?
LÉON.
Mais c’est une distraction inconcevable ; je voulais écrire blonds. Le crayon m’a tourné entre les doigts.
PAULINE, avec amertume.
Ah ! oui, longs et blonds. Vous avez raison, monsieur, ces vers ont besoin d’être corrigés, leur harmonie est étrange.
Elle remet l’album à Léon.
LÉON, à part.
Décidément, je m’embrouille.
Haut.
Pauline...
PAULINE.
Oh ! faites attention que vous me parlez en prose, monsieur.
LÉON.
Mademoiselle... Allons, voilà qu’elle pleure.
PAULINE, sanglotant.
Du tout, je ne pleure pas, vous vous trompez.
LÉON.
Au diable la poésie ! par exemple, c’est bien la première et la dernière fois... Écoutez-moi. Ces vers...
PAULINE.
Mais qui vous parle encore de ces vers ? Mais je n’y pense plus, à ces vers ! Je... je... Oh ! mon Dieu, que je suis malheureuse !
Elle se jette dans on fauteuil.
LÉON.
Je vous en prie, je vous en supplie.
PAULINE.
Laissez-moi, vous m’impatientez et je vous déteste ; ne suis-je pas menu ; libre de pleurer si je suis triste ? Mais c’est de la tyrannie.
S’élançant dans les bras de madame de Vertpré qui entre.
Oh ! ma tante, ma tante !
Scène IV
PAULINE, MADAME DE VERTPRÉ, LÉON
MADAME DE VERTPRÉ.
Qu’as-tu donc ?
PAULINE.
Ah ! je suis bien malheureuse !
LÉON, saluant.
Madame !...
MADAME DE VERTPRÉ.
Je vous remercie, monsieur Léon, de m’avoir attendue. Qu’est-ce, Pauline ? Encore une querelle, une bouderie ?
PAULINE.
Oh ! cette fois, il n’y a pas de ma faute, ma tante ; si vous saviez...
MADAME DE VERTPRÉ, à Léon.
Avez-vous pensé à moi ?
LÉON.
À vous ? Toujours.
MADAME DE VERTPRÉ.
Quand je dis à moi, c’est à ma commission que je veux dire.
LÉON.
À votre portrait ? Le voici, madame, délicieux de beauté, éclatant de fraîcheur, et cependant si fort au-dessous...
MADAME DE VERTPRÉ.
Flatteur ! donnez-le-moi.
LÉON, lui donnant le portrait.
Déjà !
MADAME DE VERTPRÉ.
Regarde donc, Pauline ; trouves-tu qu’il me ressemble ?
PAULINE, sans regarder.
Oui, ma tante.
MADAME DE VERTPRÉ.
Dis donc, est-ce que tu crois que tu l’as vu ? Tu boudes, Pauline ! Viens avec nous, cela te distraira.
PAULINE.
Merci.
LÉON.
Vous sortez, madame ?
MADAME DE VERTPRÉ.
Oui, voilà pourquoi je vous ai fait prier de m’attendre ; j’ai besoin de votre bras.
PAULINE.
C’est cela, il ne restera même pas pour que je le gronde. Oh ! je suis bien sacrifiée.
LÉON.
Et où allons-nous ?
MADAME DE VERTPRÉ.
Sur la grande route : j’attends une personne que je n’ai pas revue depuis longtemps, que j’ai grande envie de revoir, et je vais au-devant...
LÉON.
De lui ou d’elle ?
MADAME DE VERTPRÉ, avec intention.
De lui.
LÉON, jalousant.
Ah !... Vous avez remarqué le temps ?
MADAME DE VERTPRÉ, remontant la scène et allant vers la fenêtre.
Un peu couvert.
LÉON.
Noir comme de l’encre.
MADAME DE VERTPRÉ.
Vous craignez la pluie, et vous refusez d’être mon chevalier ?
LÉON.
Moi, madame ?
MADAME DE VERTPRÉ.
Je réclame de vous un service, et, lorsqu’il s’agit de me le rendre, quelques gouttes d’eau vous font peur.
LÉON.
Quelques gouttes d’eau me font peur ? Mais je traverserais pour vous le détroit de Sestos !... Partons, madame, partons.
MADAME DE VERTPRÉ.
Décidément, Pauline, tu ne viens pas ?
PAULINE.
Décidément, ma tante, je reste.
MADAME DE VERTPRÉ.
Eh bien, écoute : il va me raconter la cause de votre querelle, je le gronderai, et je le ramènerai soumis et repentant. Adieu, chère enfant.
Elle l’embrasse.
PAULINE.
Adieu, ma tante.
LÉON.
Au revoir, mademoiselle...
PAULINE.
Au revoir, monsieur.
Léon et madame de Vertpré sortent.
Scène V
PAULINE, puis HÉLÈNE
PAULINE.
Oui, grondez-le, ma tante ; mais il me semble que c’était à moi de le gronder et non pas à vous. Avec vous, il est toujours aimable, empressé, galant ; mais, avec moi, comme je dois être sa femme, il est bien aise de ne pas feindre.
Allant vers la table sur laquelle est l’album qu’elle prend.
Des vers !... ils sont jolis, ses vers ! Un avocat qui veut faire le poète ! Et moi, folle, qui avais, cru qu’ils étaient pour moi, et qui les trouvais charmants !... Ah ! mon Dieu, voilà le feuillet déchiré ! Bah !... il n’y a pas grand mal, il les récrira sur un autre... Ah ! oui, mais derrière, une aquarelle de Decamps ! Mon Dieu, que va dire ma tante ?... Comment écrit-on des vers derrière une aquarelle aussi ? Comme il y en a plusieurs, peut-être ne s’en apercevra-t-elle pas... Oui, mais, si elle la retrouve chez moi... Tant pis ! vers et aquarelle au feu !
La feuille de papier brûle.
Oh ! j’y pense, le dessin n’était que collé sur la feuille : on aurait pu le replacer sur une autre.
Elle essaye de la retirer du feu.
Allons, voilà que je me brûle ! Mais je ne sais ce que je fais, je suis folle, j’ai la tête perdue...
HÉLÈNE, entrant.
Oh ! mon Dieu, quel chagrin !
PAULINE.
Oui, j’ai du chagrin ; oui, je suis malheureuse, mais j’aurai du courage et je ne l’aimerai plus !
HÉLÈNE.
Et pourquoi ne l’aimeriez-vous plus ?
PAULINE.
Parce qu’il en aime une autre. Conçois-tu, Hélène ? aimer une brune, une femme qui a les cheveux noirs, quel mauvais goût !
HÉLÈNE, se regardant dans une glace.
Mais non, il me semble que ce n’est pas trop laid !
PAULINE, se reprenant.
Oh ! mais, toi, Hélène, tu as les cheveux noirs... d’un très beau noir.
HÉLÈNE.
Et madame de Vertpré, votre tante, a les cheveux noirs aussi.
PAULINE.
Tiens, c’est vrai, ma tante...
HÉLÈNE.
Elle est jolie, votre tante.
PAULINE.
Oh ! mon Dieu, tu as raison, Hélène ; ma tante est brune, elle est jolie, elle est veuve, à peine si elle a quelques années de plus que moi : ces vers étaient sur l’album de ma tante : les mille soins, les mille complaisances qu’il a pour elle, leurs entretiens, leurs promenades... Dans ce moment... mais dans ce moment encore, ils sont ensemble. Oh ! Hélène, il aime ma tante, c’est ma tante qu’il épousera.
HÉLÈNE.
Écoutez, il est possible que M. Léon aime madame de Vertpré ; mais je vous réponds qu’il ne l’épousera pas, moi.
PAULINE.
Tu en es sûre ?
HÉLÈNE.
Très sûre.
PAULINE.
Et comment cela ? Dis-le moi, je t’en prie, ma petite Hélène.
HÉLÈNE.
Parce que madame de Vertpré n’est pas...
À part.
Ah ! mon Dieu, qu’allais-je dire !
PAULINE.
N’est pas, quoi ?
HÉLÈNE.
Voilà ce qu’il m’est défendu de vous apprendre ; mais, tenez, il y a un Dieu pour les amants, et voilà qu’il vous venge.
PAULINE.
Comment cela ?
HÉLÈNE.
Voyez-vous la pluie ?
PAULINE.
Eh bien ?
HÉLÈNE.
Ne m’avez-vous pas dit qu’ils étaient à la promenade ?
PAULINE, allant vers la fenêtre.
Oh ! oui, c’est vrai qu’ils vont être mouillés, trempés jusqu’aux os, et j’en suis contente, j’en suis enchantée... Regarde, regarde donc ! Hélène, les vois-tu revenir ? Comme ils courent !... Le chapeau de Léon s’envole... Qu’ils sont amusants !... quelle excellente pluie !
HÉLÈNE.
Qui trempe sa tante et son fiancé... Excellent petit cœur !
PAULINE, riant.
Ce n’est pas cela du tout, mademoiselle ; c’est qu’il y avait très longtemps qu’il n’avait tombé d’eau, que la terre était desséchée, et que cette averse était très nécessaire à la récolte.
Elle se sauve en riant.
HÉLÈNE.
Petite folle qui rit et pleure à la fois... Que M. Léon en trouve beaucoup comme cela.
Scène VI
HÉLÈNE, MADAME DE VERTPRÉ, LÉON
Trempés tous deux, ils entrent vivement.
MADAME DE VERTPRÉ.
Hélène ! Hélène ! vite, à moi !
LÉON, se secouant.
Je vous l’avais bien dit ; ce n’est pas ma faute.
MADAME DE VERTPRÉ.
Eh bien, le grand malheur ! je changerai de robe, voilà tout. Venez, Hélène. Oh ! j’ai froid, vite, vite !
Elle entre avec Hélène dans sa chambre.
Scène VII
LÉON, seul
Vous changerez de robe, c’est très bien ; mais, moi, je ne changerai pas d’habit... et cela par une excellente raison... Au diable la promenade !... c’est que je suis tout trempé... Elle a froid !... moi aussi, pardieu ! je grelotte...
S’arrêtant devant le feu.
Du reste, je suis bien bon de me gêner... Voilà du feu, et je suis tout seul... Pendant qu’elle change de robe, je ne vois pas trop pourquoi je me priverais de faire sécher mon habit... Oui... c’est une excellente idée...
Il défait son habit, le met devant le feu sur le des d’une chaise, et se place à califourchon sur la chaise.
Là ! ne perdons pas de vue la porte de la chambre, et, au moindre bruit... Ma foi, si le monsieur au-devant duquel nous allions est en route de ce temps-là, je lui en fais mon compliment bien sincère... et, s’il arrive par le parc, il serait bien aimable de me rapporter mon chapeau.
Il se retourne en entendant entrer quelqu’un.
Qu’est-ce ?
Scène VIII
DE VERTPRÉ, LÉON
Un Domestique suit de Vertpré, avec un sac de nuit qu’il pose sur une chaise, et sort. Léon, le dos tourné à la porte, n’aperçoit pas ce jeu de scène.
DE VERTPRÉ.
Pardon, monsieur, je me trompe probablement.
LÉON, sans se déranger.
C’est possible, monsieur.
DE VERTPRÉ.
Je croyais entrer chez madame de Vertpré.
LÉON.
Vous y êtes.
DE VERTPRÉ.
Mais elle n’y est pas, sans doute ?
LÉON, montrant la chambre de madame de Vertpré.
Si fait, elle est là.
DE VERTPRÉ, allant vers la porte.
Merci...
LÉON, l’arrêtant.
Pardon ! c’est qu’elle change de robe.
DE VERTPRÉ.
Ah ! et vous changez d’habit, vous, à ce qu’il paraît ?
LÉON.
Non, je n’ai pas le bonheur d’en avoir un de rechange, et je me contente de le faire sécher. Il faut vous dire que nous venons tous les deux d’être mouillés jusqu’aux os... Vous permettez, n’est-ce pas ?
Il se remet à la cheminée.
DE VERTPRÉ.
Comment donc !...
À part.
Qui diable est ce monsieur qui se met si à l’aise chez moi ?
LÉON.
Vous n’êtes pas mouillé, vous ?
DE VERTPRÉ.
Je suis venu de Paris en cabriolet ; j’étais très pressé de voir madame de Vertpré.
LÉON.
Ah ! oui ; n’est-ce pas vous qu’elle attend ? Oui, oui, elle attend un monsieur. Je vais la prévenir.
Il va vers la chambre de madame de Vertpré.
DE VERTPRÉ.
Comment ! vous allez entrer ainsi chez madame de Vertpré pendant qu’elle change de robe ?
LÉON.
Non, je vais lui dire à travers la porte.
DE VERTPRÉ.
Merci, j’attendrai.
LÉON.
Alors, donnez-vous la peine de vous asseoir.
DE VERTPRÉ.
Vous êtes trop bon... Ainsi, madame de Vertpré vous a dit qu’elle m’attendait ?
LÉON.
Oui, ce matin, elle a parlé de cela en l’air.
DE VERTPRÉ.
Elle a ajouté que c’était pour affaire pressante ?
LÉON.
Non, elle n’a pas ajouté cela.
Il sonne ; un Domestique entre.
Joseph, du bois.
DE VERTPRÉ, à part.
Très bien !
Haut.
Monsieur, l’affaire dont je dois entretenir madame de Vertpré est secrète.
LÉON.
Cela se peut, monsieur.
DE VERTPRÉ.
Ce qui fait qu’à moins que vous ne soyez son mari...
LÉON.
Je n’ai pas cet honneur, monsieur.
DE VERTPRÉ.
J’oserai attendre de votre discrétion...
LÉON.
Que je me relire, n’est-ce pas ?
DE VERTPRÉ.
Si vous aviez cette complaisance...
LÉON.
Dites-moi, est-ce que vous en avez pour longtemps ?
DE VERTPRÉ.
Pourquoi cela ?
LÉON.
Ah ! c’est que vous dérangeriez toute notre journée.
DE VERTPRÉ.
J’abrégerai.
LÉON.
Merci, vous serez fort aimable.
Il va pour sortir.
DE VERTPRÉ.
Et votre habit ?
LÉON, revenant et emportant son habit.
Je vais achever de le faire sécher chez Hélène.
Scène IX
DE VERTPRÉ, puis MADAME DE VERTPRÉ
DE VERTPRÉ, regardant Léon qui s’éloigne.
Voilà un jeune homme fort original, et, si j’étais jaloux... Maintenant qu’il est parti, je crois que je puis entrer chez ma femme.
Il frappe à la porte.
MADAME DE VERTPRÉ, de sa chambre.
Ne vous impatientez pas, Léon, je suis prête.
DE VERTPRÉ.
Léon !... Eh ! pardieu ! madame, ce n’est pas Léon, c’est moi.
MADAME DE VERTPRÉ.
Ah ! c’est sa voix !
Elle s’élance sur le théâtre.
Cher ami, cher Paul, avec quelle impatience je t’attendais !
DE VERTPRÉ.
Vraiment, Adèle ?
MADAME DE VERTPRÉ.
Oh ! oui.
DE VERTPRÉ.
Allons, embrasse-moi donc alors... Que tu es belle toujours, chère amie !... Et tu pensais à moi ?
MADAME DE VERTPRÉ.
Depuis que j’ai reçu ta lettre qui m’annonçait ton arrivée au Havre, je compte les heures, les minutes, et, sans cet étrange secret que tu me recommandes, j’aurais parlé à tout le monde de mon bonheur.
DE VERTPRÉ.
Ce secret est encore nécessaire... Mais, dis-moi, quel est ce ?...
MADAME DE VERTPRÉ.
Mais les circonstances politiques sont bien changées !
DE VERTPRÉ.
Changées, changées... – Il y avait ici, quand je suis arrivé, un jeune...
MADAME DE VERTPRÉ.
Ta traversée a été heureuse ?
DE VERTPRÉ.
Dix-huit jours de New-York au Havre. – Ce jeune homme qui était ?...
MADAME DE VERTPRÉ.
C’est égal, cela t’a fatigué, et tu as besoin de repos. Je vais donner des ordres...
DE VERTPRÉ.
Non, je t’assure, je ne me sens pas la moindre lassitude. J’ai trouvé en arrivant ici un jeune homme...
MADAME DE VERTPRÉ.
Ah ! oui, Léon.
DE VERTPRÉ.
Qu’est-ce que c’est que Léon ?
MADAME DE VERTPRÉ.
Un jeune homme charmant.
DE VERTPRÉ.
Je l’ai vu, et, là-dessus, mon avis...
MADAME DE VERTPRÉ.
Plein d’esprit.
DE VERTPRÉ.
Je lui ai parlé, et cependant...
MADAME DE VERTPRÉ.
Avocat distingué.
DE VERTPRÉ.
Est-ce que vous avez des procès, madame de Vertpré ?
MADAME DE VERTPRÉ.
Non, monsieur ; mais j’ai une nièce.
DE VERTPRÉ.
Après ?
MADAME DE VERTPRÉ.
Une nièce à marier.
DE VERTPRÉ.
Et ce jeune homme ?
MADAME DE VERTPRÉ.
Vient ici pour Pauline.
DE VERTPRÉ.
Voulez-vous que je vous dise ?
MADAME DE VERTPRÉ.
Moi, mon ami ? Ah !
DE VERTPRÉ.
C’est que c’est fort délicat, ce que je vais vous dire.
MADAME DE VERTPRÉ.
N’importe.
DE VERTPRÉ.
Je n’ai fait qu’apercevoir ce jeune homme, je ne lui ai dit que quatre paroles...
MADAME DE VERTPRÉ.
Eh bien ?
DE VERTPRÉ.
Eh bien, je jurerais qu’il ne vient pas ici pour Pauline.
MADAME DE VERTPRÉ.
Par exemple !... et pour qui donc ?
DE VERTPRÉ.
Pour une femme charmante, belle comme un ange, fraîche comme une jeune fille, et spirituelle à elle seule comme tous les avocats du monde : pour madame veuve Adèle de Vertpré, ma femme.
MADAME DE VERTPRÉ.
Oh ! mais vous êtes fou, mon pauvre Paul ! vous faites dix-huit cents lieues pour me revoir, dites-vous, et, en arrivant, au lieu de me parler de vous, de votre voyage, des motifs qui vous font continuer de désirer que le bruit de votre mort soit répandu...
DE VERTPRÉ.
Plus tard, chère amie, je te parlerai de tout cela ; mais, pour le moment, vois-tu, j’ai une idée fixe : M. Léon...
MADAME DE VERTPRÉ.
Vient ici pour Pauline.
DE VERTPRÉ.
Je ne demande pas mieux que de le croire ; mais...
MADAME DE VERTPRÉ.
Vous en voulez la preuve ?
DE VERTPRÉ.
La preuve ne m’en serait pas désagréable... et tout de suite, si cela est possible.
MADAME DE VERTPRÉ.
Eh bien, monsieur, puisque c’est là ce qui vous occupe le plus en me revoyant, je vais vous la donner, cette preuve... Voyons, que puis-je faire ?... Ah ! tenez, cachez-vous là.
Elle indique la porte de sa chambre.
DE VERTPRÉ.
Ensuite ?
MADAME DE VERTPRÉ.
Je le ferai venir, je lui dirai de s’expliquer sur ses intentions, et vous l’entendrez me répéter l’aveu de son amour pour Pauline et me demander sa main.
DE VERTPRÉ.
Ce sera très bien.
MADAME DE VERTPRÉ.
Je ne l’ai pas vu, je ne le verrai pas ; je vais le faire appeler, et, séance tenante, nous prenons jour pour le contrat de mariage.
DE VERTPRÉ.
Je le signerai avec plaisir.
MADAME DE VERTPRÉ, sonnant.
Hélène !
Hélène entre.
Prévenez M. Léon que je désire lui parler, et annoncez-le quand il viendra.
Hélène sort.
DE VERTPRÉ.
Merveilleusement, chère amie.
MADAME DE VERTPRÉ.
Et, après cette preuve, vous me permettrez sans doute de vous en vouloir tout à mon aise ?
DE VERTPRÉ.
Vous êtes la meilleure des femmes.
MADAME DE VERTPRÉ.
Vous êtes un jaloux.
DE VERTPRÉ.
Moi !
MADAME DE VERTPRÉ.
Et vous mériteriez que je ne vous donnasse point...
DE VERTPRÉ.
Quoi ?
MADAME DE VERTPRÉ, lui montrant le portrait que lui a donné Léon.
Voyez !
DE VERTPRÉ, prenant le portrait.
Ton portrait ! ah !
MADAME DE VERTPRÉ.
Que j’ai fait faire pour vous, et que j’ai fait mettre exprès dans la même boîte que le vôtre, afin que, dans l’absence même, nous fussions réunis.
DE VERTPRÉ.
Vous êtes toute charmante, et je serai enchanté d’avoir eu tort dans mes conjectures pour vous demander pardon et vous baiser les pieds.
MADAME DE VERTPRÉ.
Alors, à genoux !
DE VERTPRÉ.
Après l’entrevue !
MADAME DE VERTPRÉ.
Incrédule !
HÉLÈNE, annonçant.
M. Léon.
MADAME DE VBRTPRÉ.
Vite dans ce cabinet, et écoutez de toutes vos oreilles.
DE VERTPRÉ.
Je ne perdrai pas un mot de l’entretien, je t’en réponds.
MADAME DE VERTPRÉ.
C’est bien : vous allez voir qui il aime.
De Vertpré entre dans le cabinet à gauche.
Hélène, faites entrer et laissez-nous.
Scène X
MADAME DE VERTPRÉ, LÉON, DE VERTPRÉ, caché dans le cabinet
LÉON.
Combien je vous rends grâce, madame, de m’avoir fait appeler aussitôt que vous avez été débarrassée de votre fâcheux !
MADAME DE VERTPRÉ.
Comment, monsieur ?
LÉON.
Il vous a bien ennuyée, n’est-ce pas ? Je m’en doutais. Il n’a pas l’air amusant du tout.
MADAME DE VERTPRÉ.
Mais, monsieur, vous ne connaissez pas la personne...
LÉON.
Et je ne me sens aucune envie de faire sa connaissance.
MADAME DE VERTPRÉ.
Brisons là-dessus, s’il vous plaît ; je vous ai prié de venir pour vous parler d’autre chose.
LÉON.
Je vous écoute, madame.
MADAME DE VERTPRÉ.
Depuis deux mois, monsieur, vous venez ici tous les jours.
LÉON.
Et ce n’est pas encore assez souvent, madame.
MADAME DE VERTPRÉ.
Vous avez dû vous apercevoir que vous étiez reçu avec plaisir ?
LÉON.
Je l’ai espéré quelquefois, madame.
MADAME DE VERTPRÉ.
Le titre auquel vous vous présentiez me faisait un devoir de vous accueillir ainsi ; mais ne vous semble-t-il pas à vous-même que le temps est aujourd’hui veau de parler plus formellement de vos projets ?
LÉON.
Oh ! madame, je tremble.
MADAME DE VERTPRÉ.
Vous ! jeune, possédant un état distingué, d’une famille honorable et riche, vous ne pouvez pas craindre un refus ?
LÉON.
Oh ! madame, dites-vous ce que vous pensez ?
MADAME DE VERTPRÉ.
Il y a plus, c’est que je crois dire ce que pense Pauline.
LÉON.
Il ne s’agit malheureusement pas de Pauline, madame.
MADAME DE VERTPRÉ.
Comment, monsieur ?
LÉON.
Quand je suis venu chez vous, et que vous avez bien voulu m’y recevoir, je connaissais mademoiselle Pauline et ne croyais pas qu’il pût exister une femme qui l’emportât sur elle en grâce, en esprit, en beauté. Je vous ai vue, madame, j’ai eu le bonheur de passer deux mois près de vous, et j’ai été détrompé.
MADAME DE VERTPRÉ.
Oh ! que me dites-vous ?
LÉON.
C’est vous qui m’y forcez, madame ; moi le premier, je n’aurais osé vous parler de mon amour... non, je l’aurais enfermé dans mon cœur, et, si vous ne l’aviez pas lu dans mes yeux, deviné dans le tremblement de ma voix, je vous l’aurais laissé ignorer ; mais je me serais du moins enivré du plaisir de vous voir, du bonheur de vous entendre ; j’aurais...
De Vertpré entr’ouvre la porte pour mieux entendre, et la referme presque aussitôt, de crainte d’être aperçu. Ce jeu se répète durant toute la scène.
MADAME DE VERTPRÉ.
Taisez-vous, monsieur, taisez-vous !
LÉON.
Maintenant, il est trop tard : cet aveu serait une offense, sans ce que j’ai à vous dire encore. Vous parliez de mon état, de ma famille, de ma fortune ; vous les regardiez comme des titres à l’amour d’une femme ; eh bien, nom, état, fortune, partagez tout, madame, je vous le demande à genoux... Ah ! vous m’avez dit que je ne devais pas craindre un refus.
MADAME DE VERTPRÉ.
Mais, moi, monsieur, je ne puis.
LÉON.
N’êtes-vous pas veuve ? n’êtes-vous pas libre ? Oh ! votre main, votre main chérie !
MADAME DE VERTPRÉ.
Monsieur, comment ai-je pu mériter que vous oubliiez à ce point ?...
LÉON.
Je n’oublie pas, madame, je me souviens, au contraire...
MADAME DE VERTPRÉ.
Et de quoi ?
LÉON.
C’est de la fatuité peut-être... mais j’avais cru que ces légers services que vous demandiez plutôt à moi qu’à un autre... j’avais espéré que des heures entières passées ensemble s’étaient écoulées pour tous deux avec une rapidité presque égale... quelques mots affectueux...
MADAME DE VERTPRÉ.
Oh ! mais, monsieur, ces légers services, ces conversations, ces mots affectueux, tout cela, oh ! tout cela, s’adressait à l’ami.
LÉON.
Il y a cruauté à une femme de votre âge de choisir des amis du mien. L’ami d’une femme jeune et jolie doit avoir au moins soixante ans.
MADAME DE VERTPRÉ.
Vous raillez, monsieur ?
LÉON, tombant à genoux.
Non, madame, j’implore.
MADAME DE VERTPRÉ.
Ah ! c’est trop fort ! laissez-moi ; sortez, sortez.
LÉON.
Je ne me retirerai pas que...
MADAME DE VERTPRÉ.
Faudra-t-il que je vous cède la place ?
LÉON.
J’obéis, madame ; mais j’espère que, plus tard...
MADAME DE VERTPRÉ.
Jamais !
LÉON.
Oh ! madame, jamais !
MADAME DE VERTPRÉ.
Encore une fois, laissez-moi, monsieur.
LÉON.
Je me retire.
À part, en sortant.
Le diable m’emporte si j’y comprends quelque chose !
Scène XI
DE VERTPRÉ, sortant du cabinet, MADAME DE VERTPRÉ, stupéfaite
Ils se regardent quelque temps sans rien dire.
DE VERTPRÉ, sur le seuil de la porte.
Eh bien, madame ?
MADAME DE VERTPRÉ.
Eh bien, monsieur, que voulez-vous que je vous dise ?
DE VERTPRÉ.
Effectivement, ce jeune homme venait ici pour Pauline.
MADAME DE VERTPRÉ.
Ah ! monsieur, de la générosité, je vous en prie.
DE VERTPRÉ.
Savez-vous qu’il était temps que cela finit ; j’entendais fort bien de ce cabinet ; mais je voyais fort mal, et, au train dont allaient les choses...
MADAME DE VERTPRÉ.
Grâce, je vous en supplie.
DE VERTPRÉ.
Oui, oui, vous avez raison, ce n’est point à vous que je dois en vouloir ; cependant je ne suis pas fâché d’être arrivé.
MADAME DE VERTPRÉ.
Je vais fermer ma porte à ce jeune homme.
DE VERTPRÉ.
Quelle folie ! t’en faire un ennemi ?... Non, non.
MADAME DE VERTPRÉ.
Quelle est donc votre intention ?
DE VERTPRÉ.
Je le verrai.
MADAME DE VERTPRÉ.
Une querelle ?
DE VERTPRÉ.
Une explication tout au plus.
MADAME DE VERTPRÉ.
Et vous lui direz ?...
DE VERTPRÉ.
Qui je suis.
MADAME DE VERTPRÉ.
Et votre incognito ?
DE VERTPRÉ.
J’y renonce.
MADAME DE VERTPRÉ.
Mais vous vous exposez en le perdant !
DE VERTPRÉ.
Je ne m’expose à rien en le gardant, n’est-ce pas ?
MADAME DE VERTPRÉ.
Vous ne pensez pas qu’un pareil fat ?...
DE VERTPRÉ.
Non, je ne le pense pas ; j’aime à ne pas le penser, du moins... et, après notre entrevue...
Il va pour sortir, madame de Vertpré le retient.
MADAME DE VERTPRÉ.
Mon ami, je vous en conjure !...
DE VERTPRÉ.
Écoute, chère Adèle, je n’ai pas troublé ton tête-à-tête, ne dérange pas le mien. Ce jeune homme est au jardin, je vais le joindre.
MADAME DE VERTPRÉ.
Paul, cher Paul !
DE VERTPRÉ.
Madame, m’arrêter plus longtemps serait me faire croire que vous craignez cette entrevue encore plus pour vous que pour moi, et ce n’est pas votre intention, n’est-ce pas ?
MADAME DE VERTPRÉ.
Oh ! non, certes.
DE VERTPRÉ, gaiement.
Alors, au revoir, cher ange.
Il sort.
Scène XII
MADAME DE VERTPRÉ, seule
Que va-t-il faire ? Il ne faut qu’un mot ironique de l’un pour blesser l’autre. Si je pouvais voir Léon, je lui dirais de se contenir par amitié pour moi ; qu’à cette condition je lui pardonnerais sa folle conduite... Comment pouvais-je penser que ces mille riens qui formaient nos relations encourageaient son amour ?... Mon Dieu ! que faire ?...
Remontant la scène.
Ah ! voilà Léon dans le jardin, les yeux fixés sur cette fenêtre... et mon mari de ce côté qui le cherche. Léon m’a vue ! Le voilà qui me fait des signes ; quelle présomption !... Mais c’est qu’il faut que je l’appelle avec tout cela ! Il n’a pas l’air de douter...
Elle fait signe de la tête.
Oui, oui... il vient, le fat ! Et mon mari qui l’a aperçu et qui accourt par l’autre allée !... Ils vont prendre chacun l’escalier opposé, ils se rencontreront ici... et moi au milieu d’eux... Mais c’est impossible ! j’en deviendrai folle. Voilà Léon qui monte en fredonnant... J’entends les pas de Paul... Quelle ridicule position ! Les voici... Ma foi ! je me sauve.
Elle sort.
Scène XIII
LÉON, DE VERTPRÉ
Ils entrent chacun par l’une des portes du fond.
DE VERTPRÉ, s’essuyant le front.
J’arrive à temps.
LÉON.
Encore ce monsieur ! Ah çà ! mais il y met de l’acharnement.
DE VERTPRÉ, essoufflé.
Monsieur !
LÉON, essoufflé.
Monsieur !
DE VERTPRÉ.
C’est vous qui couriez dans l’allée à gauche ?
LÉON.
Et vous dans l’allée à droite ?
DE VERTPRÉ.
Moi-même.
LÉON.
Je vous en fais mon compliment : vous avez d’excellentes jambes.
DE VERTPRÉ.
Mais il me semble que les vôtres ne vous refusent pas du tout le service.
LÉON.
Dites-moi, sans indiscrétion, est-ce que vos affaires vous retiendront longtemps ici ?
DE VERTPRÉ.
Et vous, monsieur ?
LÉON.
Oh ! moi, j’y demeure presque.
DE VERTPRÉ.
Et moi, je vais y demeurer tout à fait.
LÉON.
Chez madame de Vertpré ?
DE VERTPRÉ.
Chez madame de Vertpré. Vous permettez ?
Il tire une robe de chambre de son sac de nuit.
Je suis tout en nage, et...
LÉON.
Que diable faites-vous donc ?
DE VERTPRÉ.
Je prends possession.
LÉON.
De cette chambre ?
DE VERTPRÉ.
Certainement.
LÉON.
Mais elle touche à celle de madame de Vertpré.
DE VERTPRÉ.
Raison de plus.
LÉON.
Et vous allez vous y mettre en robe de chambre ?
DE VERTPRÉ.
Je vous y ai bien trouvé en chemise.
LÉON.
Monsieur, je ne souffrirai pas...
DE VERTPRÉ.
Alors, vous êtes plus susceptible que moi ; car, moi, j’ai souffert.
LÉON.
Raillez-vous quelquefois, monsieur ?
DE VERTPRÉ.
Pour n’en pas perdre l’habitude.
LÉON.
Et quand cette envie vous prend, vous vous attaquez ?...
DE VERTPRÉ.
À tout le monde, et de préférence à mes rivaux, monsieur.
LÉON.
C’est-à-dire, monsieur, que vous avouez ?...
DE VERTPRÉ.
Que je suis votre rival !... J’ai cette impudence.
LÉON.
Je n’ai pas besoin de vous dire que je ne céderai pas.
DE VERTPRÉ.
Ni moi non plus.
LÉON.
Je ne connais alors qu’un moyen...
DE VERTPRÉ.
Je comprends, je comprends.
LÉON.
Et vous l’adoptez ?
DE VERTPRÉ.
Je ne l’adopte pas.
LÉON.
Monsieur !...
DE VERTPRÉ.
Écoutez : que voulons-nous tous les deux ? Réussir, n’est-ce pas ? Eh bien, si l’un de nous deux peut arriver à son but sans tuer l’autre... il me semble qu’être éconduit et recevoir un coup d’épée par-dessus le marché, ce serait du luxe.
LÉON.
Ainsi, nous allons chacun de notre côté ?...
DE VERTPRÉ.
Faisons mieux.
LÉON.
J’écoute.
DE VERTPRÉ.
Une proposition.
LÉON.
Dites, dites.
DE VERTPRÉ.
Que celui de nous deux qui est le moins avancé dans les bonnes grâces de madame de Vertpré... C’est de madame de Vertpré que vous êtes amoureux, n’est-ce pas ?
LÉON.
Oui, monsieur.
DE VERTPRÉ.
Très bien !... très bien !... Que le moins avancé, dis-je, cède la place à l’autre.
LÉON.
Mais qui fera foi ?
DE VERTPRÉ.
Vous êtes homme d’honneur, je m’en rapporte à votre parole.
LÉON.
Je vous remercie de votre confiance ; mais j’avoue...
DE VERTPRÉ.
Que vous ne m’accordez pas la vôtre ? Soit. Je donnerai des preuves, moi.
LÉON.
Pardieu ! c’est trop fort.
DE VERTPRÉ.
Acceptez-vous ?
LÉON.
J’accepte.
DE VERTPRÉ.
Et vous me direz tout ?
LÉON, tendant la main.
Parole d’honneur.
DE VERTPRÉ, lui donnant une poignée demain.
Allons, dites, et dites tout.
LÉON, à part.
Voilà un monsieur passablement fat !
DE VERTPRÉ.
Eh bien ?
LÉON.
Eh bien, monsieur, madame de Vertpré, sans doute à titre d’ami, remarquez bien que je n’ai pas, comme vous, tant de confiance en moi-même, accepte souvent mes services. À la promenade, c’est mon bras qu’elle choisit de préférence ; une main posée sur un bras glisse facilement dans une autre main, et, lorsque cela arrive par hasard à celle de madame de Vertpré, notre conversation la préoccupe assez pour qu’elle l’y laisse, et plus d’une fois...
DE VERTPRÉ.
Plus d’une fois ?
LÉON.
Je l’ai pressée dans les miennes sans qu’elle songeât à la retirer.
DE VERTPRÉ.
Et elle ne pressait pas la vôtre, elle ?
LÉON.
Non, monsieur, je dois le dire.
DE VERTPRÉ.
Eh bien, je dois vous dire, moi, qu’en pareille circonstance, elle pressait la mienne... et très tendrement encore.
LÉON, surpris.
Très tendrement ?
DE VERTPRÉ.
Si tendrement, qu’un jour un anneau que lui avait donné son mari...
LÉON.
M. de Vertpré ?
DE VERTPRÉ.
M. de Vertpré... m’est resté entre les mains.
LÉON.
Et qu’a-t-elle fait ?
DE VERTPRÉ.
Elle l’y a laissé.
LÉON.
La preuve ?
DE VERTPRÉ, lui montrant l’anneau.
Le voici.
LÉON.
Je vois bien un anneau ; mais...
DE VERTPRÉ, ouvrant l’anneau.
Regardez.
LÉON, lisant.
« Adèle, Paul. »
DE VERTPRÉ.
Sont-ce bien là leurs deux noms de baptême ?
LÉON, un peu déconcerté.
Je l’avoue, je suis battu.
DE VERTPRÉ.
À un autre !
LÉON.
Madame de Vertpré a fait faire son portrait.
DE VERTPRÉ.
Ah ! ah !
LÉON.
Une miniature charmante, d’une ressemblance parfaite...
DE VERTPRÉ.
Après ?
LÉON.
Eh bien, madame de Vertpré m’a chargé de l’aller prendre chez le peintre, et aujourd’hui, quand je le lui ai rendu, elle m’a demandé comment je le trouvais, de manière à me faire croire...
DE VERTPRÉ.
Quoi ?
LÉON.
Qu’il ne tarderait pas à être offert à la personne à qui il est destiné.
DE VERTPRÉ.
Et cette personne ?
LÉON.
C’est ma fête demain, monsieur.
DE VERTPRÉ.
Et la mienne aujourd’hui ; vous voyez qu’on me l’a souhaitée.
Il lui montre le portrait.
LÉON, au comble de la surprise.
Ah !
DE VERTPRÉ.
Continuez, monsieur.
LÉON.
Ma foi, s’il en est ainsi... je vais tout vous dire !
DE VERTPRÉ, s’essuyant le front.
Je suis préparé.
LÉON.
Madame de Vertpré aime la lecture ; souvent, le soir, quand la porte est fermée pour tout le monde, quand Pauline s’est retirée, nous choisissons dans la bibliothèque quelques poésies d’André Chénier ou de Lamartine ; nous ouvrons quelque roman de Nodier ou de Victor Hugo ; et ce sont les pages les plus tendres, les vers les plus délirants que nous cherchons. Puis le livre se ferme, nos paroles succèdent à celles de ces grands auteurs, et elles conservent, sinon le talent, du moins la teinte de leurs ouvrages ; ainsi le temps, si long pour les autres, le temps passe, le temps vole pour nous, et...
DE VERTPRÉ.
Et quoi ? Faites-moi donc le plaisir d’achever.
LÉON.
Minuit sonne.
DE VERTPRÉ.
Minuit sonne...
LÉON.
Nous nous promettons pour le lendemain une aussi douce soirée... et je me retire.
DE VERTPRÉ.
Eh bien, moi, monsieur, c’est exactement la même chose, excepté...
LÉON.
Excepté quoi ?
DE VERTPRÉ.
Excepté que je reste.
LÉON, s’échauffant.
Monsieur, c’est une infâme calomnie, et vous me rendrez raison de l’insulte que vous faites à la plus pure des femmes !
DE VERTPRÉ.
Très bien, jeune homme !
LÉON.
À celle qui, rare entre toutes, n’a pas dans sa vie une pensée coupable à se reprocher... même en rêve !
DE VERTPRÉ.
Bravo !
LÉON.
De la seule femme enfin de l’honneur de laquelle je répondrais sur ma vie !
DE VERTPRÉ.
Permettez que je vous embrasse.
LÉON, le repoussant.
Oh ! ne raillons pas, monsieur ; vous m’avez offert des preuves, eh bien, j’en exige à l’instant, à la minute.
DE VERTPRÉ.
Diable ! mais de pareilles preuves sont difficiles à fournir.
LÉON.
Je vous préviens cependant qu’il m’en faudra, monsieur.
DE VERTPRÉ.
Une lettre...
LÉON.
Peut être supposée, et, d’ailleurs, je ne connais pas son écriture, je ne crois pas m’être vanté qu’elle m’ait écrit. Autre chose, monsieur !... autre chose !...
DE VERTPRÉ.
Ah ! pardieu !
Il tire le portrait de sa poche.
LÉON.
Eh bien ?... Son portrait, je l’ai déjà vu.
DE VERTPRÉ.
Poussez ce petit ressort.
LÉON.
Ce portrait ne prouve rien, monsieur.
DE VERTPRÉ.
Poussez !
LÉON, stupéfait.
Le vôtre.
DE VERTPRÉ.
Lisez !
LÉON.
« Donné à mon Adèle, le 28 juin 1825, jour de mon mariage. »
DE VERTPRÉ.
Le trouvez-vous ressemblant ?
LÉON.
Le peintre vous a diablement flatté, monsieur.
DE VERTPRÉ.
Cependant vous m’avez reconnu tout de suite.
LÉON.
Ainsi vous vous nommez ?...
DE VERTPRÉ.
Paul de Vertpré.
LÉON.
Et vous n’êtes pas mort ?
DE VERTPRÉ.
Voyez si je vous en impose.
LÉON.
Ainsi le bruit qu’on avait répandu ?...
DE VERTPRÉ.
Était nécessité par les circonstances.
LÉON.
Et madame de Vertpré savait que vous étiez vivant ?
DE VERTPRÉ.
Je ne le lui ai jamais laissé oublier, je vous prie de le croire.
LÉON.
Alors elle se moquait de moi ?
DE VERTPRÉ, riant.
Mais... j’en ai peur.
LÉON.
C’est bien... je me vengerai.
DE VERTPRÉ, avec inquiétude.
Comment cela ?
LÉON.
Je m’entends.
DE VERTPRÉ.
Plaît-il ?
LÉON.
Tout le monde trouvera que j’ai raison.
DE VERTPRÉ.
Du tout, monsieur ; tout le monde vous donnera tort.
LÉON.
Peu m’importe !
DE VERTPRÉ.
Vous perdrez votre temps.
LÉON.
Je suis jeune.
DE VERTPRÉ.
Vous vous lasserez.
LÉON.
J’ai de la patience.
DE VERTPRÉ.
Mais c’est de l’entêtement ! Moi, monsieur, je ne vous ai rien fait.
LÉON.
Aussi je ne vous en veux pas, à vous.
DE VERTPRÉ.
C’est bien heureux !
LÉON.
Non, vous êtes un brave homme ! c’est de votre femme que je veux me venger.
DE VERTPRÉ.
Prenez garde, monsieur l’avocat, que nous sommes mariés sous le régime de la communauté.
LÉON.
Ça m’est égal.
DE VERTPRÉ.
Mais ça ne me l’est pas, à moi.
LÉON.
Tant pis !
DE VERTPRÉ.
Ah çà ! vous êtes fou.
LÉON.
Non, monsieur, je suis piqué ; on a sa réputation de jeune homme...
DE VERTPRÉ.
Après ?
LÉON.
Et on tient à la conserver.
DE VERTPRÉ.
Et moi, monsieur, ma réputation de mari, croyez-vous que je la veuille perdre ?
LÉON.
Ce n’est pas que je l’aime, au moins, votre femme !
DE VERTPRÉ.
Et vous avez raison.
LÉON.
Je la déteste.
DE VERTPRÉ.
À la bonne heure.
LÉON.
Mais c’est égal, je me sacrifierai.
DE VERTPRÉ.
Vous êtes trop bon.
LÉON.
Une coquette !
DE VERTPRÉ.
Ah ! oui, par exemple.
LÉON.
Qui se trouve jolie...
DE VERTPRÉ.
Et qui ne l’est pas.
LÉON.
Si, monsieur, elle l’est... Vous ne viendrez pas m’apprendre... Mais un caractère !...
DE VERTPRÉ.
Atroce.
LÉON.
Mais c’est qu’elle croit que je l’aime.
DE VERTPRÉ.
Pourquoi diable le lui avez-vous dit ?
LÉON.
Je mentais ! C’est Pauline que j’aime... Quelle différence entre elles deux ! Pauline si pure, si douce, si naïve, qui pleurerait d’avance à la seule idée de me faire un chagrin ! Pauline, qu’elle a pu croire que j’oubliais pour elle !... Oh ! elle saura que je ne l’ai pas aimée une minute !... elle le saura !
DE VERTPRÉ.
Tout de suite, tout de suite.
LÉON.
Oui, monsieur... plus tard.
DE VERTPRÉ.
Et, en attendant, vous la laisserez jouir de sa conquête, se vanter de vous retenir près d’elle comme un enfant ; vous donnerez le temps à Pauline de s’apercevoir de votre indifférence et d’en aimer un autre.
LÉON.
Vous avez raison, elle serait trop fière.
DE VERTPRÉ.
Écoutez : mieux que cela.
LÉON.
Qu’y à-t-il à faire ?
DE VERTPRÉ.
Tenez, je ne vous connais que depuis un instant ; mais vous êtes bon, vous avez l’âme candide, vous êtes un excellent jeune homme et je vous aime comme un frère.
LÉON.
Merci.
DE VERTPRÉ.
Et je me ligue avec vous contre ma femme.
LÉON.
Voyons.
DE VERTPRÉ.
À votre place, voici ce que je ferais.
LÉON.
Parlez.
DE VERTPRÉ.
Je demanderais à madame de Vertpré une entrevue.
LÉON.
Je le veux bien.
DE VERTPRÉ.
Devant son mari, ça me serait égal.
LÉON.
Non, j’aime mieux qu’elle soit seule.
DE VERTPRÉ.
Eh bien, seule ; ça m’est encore égal... et je lui dirais que ce que j’ai fait n’était qu’un jeu, pour me moquer d’elle ; que je ne l’ai jamais aimée, que je ne l’aimerai jamais ; que c’est Pauline seule, – suivez bien ce que je vous dis, – que c’est Pauline seule que j’aime, et la preuve, c’est que je la lui demande pour femme.
LÉON.
Si elle me la refuse ?
DE VERTPRÉ.
Je vous la donnerai, moi.
LÉON.
Permettez que je réfléchisse.
DE VERTPRÉ.
Non, voyez-vous, ces choses-là veulent être faites tout de suite, enlevées clans un moment de colère, parce qu’alors, on y met une verve, une vérité qui ne permettent pas de douter de la franchise des sentiments. Pauline est une charmante enfant, vous allez voir.
Il sonne ; Hélène paraît.
Hélène, dites à Pauline que son oncle n’est pas mort, qu’il est arrivé, et qu’elle vienne.
Hélène sort.
Je vais me faire reconnaitre à elle, je lui dirai vos intentions.
LÉON.
Monsieur...
DE VERTPRÉ.
Je les approuve, elles sont pures... Je veux vous voir heureux, mon jeune ami, et cela le plus tôt possible : vous le méritez si bien ! Voici Pauline.
Scène XIV
LÉON, DE VERTPRÉ, PAULINE, entrant toute joyeuse
PAULINE.
Oh ! mon oncle, mon bon oncle, j’apprends que vous n’êtes pas mort ; que je suis heureuse ! que je suis contente !
DE VERTPRÉ.
Et moi aussi, je suis coulent et joyeux, et je ne suis pas le seul.
PAULINE.
Comment ?
DE VERTPRÉ.
Tiens, voilà Léon qui est dans le délice.
À Léon.
Remettez-vous, Léon, c’est décidé : rien ne s’opposera à votre bonheur.
PAULINE.
Que dites-vous, mon oncle ?
DE VERTPRÉ.
Je dis que ce jeune homme t’adore.
PAULINE.
Et moi, je le déteste.
DE VERTPRÉ.
Qu’est-ce que tu dis là ? Un amour si pur, si vrai, si ardent !... Mais parlez donc un peu, vous aussi ! Ne me disiez-vous pas tout à l’heure ?...
LÉON.
Que j’aimais mademoiselle.
DE VERTPRÉ.
Que vous l’aimiez ?... Vous disiez que vous en étiez fou, que vous ne pouviez pas vivre sans elle, que vous vous brûleriez la cervelle si vous ne l’obteniez pas... C’est à peu près cela que vous avez dit, n’est-ce pas ?
LÉON.
Pas tout à fait ; mais...
DE VERTPRÉ.
Entends-tu ? il répète qu’il se brûlerait la cervelle... Malheureux jeune homme, un suicide !... y avez vous bien songé ?
PAULINE.
Comment, Léon, vous m’aimez à ce point ?
LÉON.
Oh ! plus que vous ne pouvez l’imaginer.
DE VERTPRÉ.
Et il ajoutait : « Je voudrais qu’elle fût là pour tombera ses pieds. »
À Léon.
À genoux !
À Pauline.
Qu’il n’y aurait de bonheur pour lui que lorsqu’il aurait obtenu de ta bouche...
À Léon.
À genoux !...
À Pauline.
L’aveu qu’il était payé de retour ; et tu ne peux pas le lui refuser, Pauline, car c’est un amour véritable, cela se voit, cela se sent, et tu répondrais de sa mort.
À Léon.
Mais à genoux donc !
Léon tombe à genoux.
PAULINE.
Ah ! si je le croyais !
LÉON.
Croyez-le, car votre oncle vous dit la vérité tout entière, et j’ai encore mille choses, moi, mille choses à vous dire.
PAULINE.
Et moi, Léon, je n’en ai qu’une.
LÉON.
Dites donc !
PAULINE.
Je vous aime.
DE VERTPRÉ, avec solennité.
Enfants,
Il saisit leurs mains.
je vous unis.
À part.
Ce n’est pas sans peine.
PAULINE, à de Vertpré.
Mon oncle, ma tante seule peut disposer de ma main ; elle est ma seconde mère, et je n’appartiendrai qu’à l’homme de son choix.
DE VERTPRÉ.
C’est très bien ! conte-lui tout cela, et nous allons chercher le notaire, nous.
LÉON.
Ah ! laissez-nous un peu ensemble.
DE VERTPRÉ.
Non, non, voyez-vous, ces choses-là, il faut les terminer séance tenante.
À part.
On ne sait pas ce qui peut arriver.
Prenant Léon à part.
Et maintenant, mon neveu, tu nos vengé qu’à moitié.
Haut.
Il te reste à demander la main de Pauline à sa tante, et à lui dire... Tu sais ce que tu as à lui dire, du reste.
LÉON.
Soyez tranquille. Au revoir, chère Pauline ; je vous quitte, mais pour m’occuper de notre bonheur, et le hâter autant que possible.
PAULINE.
Vous ne reviendrez jamais assez vite.
Scène XV
PAULINE, puis MADAME DE VERTPRÉ
PAULINE.
Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! que je suis heureuse ! Qui aurait cru cela ? Mon oncle qui est assez bon pour n’être pas mort, et qui revient des États-Unis pour me marier ; Léon qui m’aime, qui n’aime que moi !... Ce n’était pas vrai, les cheveux noirs... c’est moi qui suis une boudeuse... Ce pauvre garçon qui a été mouillé... mouillé !...
MADAME DE VERTPRÉ, entrant précipitamment.
Où sont-ils ?
PAULINE.
Sortis ensemble.
MADAME DE VERTPRÉ.
Grand Dieu ! il faut les empêcher !
PAULINE.
Non, ma tante, ne les empêchez pas.
MADAME DE VERTPRÉ.
Mais, malheureuse, s’ils allaient se battre.
PAULINE.
Chez le notaire ?
MADAME DE VERTPRÉ.
Comment ?
PAULINE.
Ils vont le chercher pour mon contrat de mariage.
MADAME DE VERTPRÉ.
Ils ne se querellaient donc pas en sortant ?
PAULINE.
Ils se tutoyaient.
MADAME DE VERTPRÉ.
Vraiment !
PAULINE.
Et je suis bien contente ! Léon...
MADAME DE VERTPRÉ.
M’a bien l’air d’un fou, ma chère enfant.
PAULINE.
Du tout, ma tante. Il m’adore... Je vous assure qu’il a toute sa raison...
MADAME DE VERTPRÉ.
Je veux dire qu’il me fait l’effet d’un homme bien léger.
PAULINE.
Je ne sais ; mais il m’a juré qu’il n’aimait que moi, qu’il n’avait jamais aimé que moi. Est-ce de la légèreté cela, ma tante ?
MADAME DE VERTPRÉ.
Et où t’a-t-il fait ce serment ?
PAULINE.
Ici, à mes genoux.
MADAME DE VERTPRÉ.
Pauvre enfant !
PAULINE.
Plaît-il, ma tante ?
MADAME DE VERTPRÉ, à part.
Peut-être devrais-je lui dire qu’il y a une heure, ici, à mes genoux, à moi !... Oh ! non, pourquoi l’affliger d’une folie ?
PAULINE.
À quoi pensez-vous, ma tante ?
MADAME DE VERTPRÉ.
À ce que tu viens de me dire. Et tu as engagé ta main ?
PAULINE.
Ma main ? C’est vous qui en disposerez, et je l’ai dit à mon oncle et à Léon.
MADAME DE VERTPRÉ.
Si bien que Léon... ?
PAULINE.
Va venir vous la demander.
MADAME DE VERTPRÉ.
D’accord avec mon mari ?
PAULINE.
Très d’accord ; c’est mon oncle qui l’y excite.
MADAME DE VERTPRÉ.
Et M. de Vertpré n’est pas plus mort pour Léon que pour toi ?
PAULINE.
Très vivant pour tous deux.
MADAME DE VERTPRÉ.
Je voudrais bien de l’encre et une plume.
PAULINE.
Voulez-vous que je sonne ?
MADAME DE VERTPRÉ.
Non ; va me les chercher dans ma chambre.
PAULINE.
Vous allez lui écrire ?
MADAME DE VERTPRÉ.
Ne t’inquiète pas.
Pauline sort.
Ah ! messieurs, il paraît que c’est une ligue, et que vous vous entendez à merveille !... Mon mari, je conçois qu’il presse ce mariage ; mais Léon, qui tantôt... Il a besoin d’une leçon, ce jeune homme, elle ne lui manquera pas, et, s’il désire véritablement épouser Pauline... Et mon mari que j’oublie !... c’est injuste ! il mérite aussi une punition pour sa jalousie : il l’aura.
PAULINE, rentrant et posant l’encrier sur la table.
Tenez, ma tante, voici. Qu’allez-vous faire ?
MADAME DE VERTPRÉ.
Écoute, Pauline, c’est une chose sérieuse qu’un lien qui nous prend toute notre vie pour la donner à un autre, qu’un lien que la mort seule peut rompre, une fois que les hommes l’ont formé.
PAULINE.
Oh ! oui, c’est un bonheur céleste.
MADAME DE VERTPRÉ.
Ou un malheur éternel.
PAULINE.
Comment ?
MADAME DE VERTPRÉ.
Eh bien, Pauline, il ne faudrait pas livrer ainsi au hasard toutes les espérances de ton âge. On entre dans la vie par les années riantes et heureuses, ne les abrège pas, chère enfant.
PAULINE.
Vous m’effrayez ! refusez-vous de consentir à mon mariage ?
MADAME DE VERTPRÉ.
Non, non ; mais, auparavant, je veux tenter une épreuve.
PAULINE.
Sur Léon ?
MADAME DE VERTPRÉ.
Sur Léon. Veux-tu tout remettre en mes mains ?
PAULINE.
Tout ce que vous avez fait jusqu’ici n’a-t-il pas été pour mon bonheur ?
MADAME DE VERTPRÉ.
Je veux continuer. Il ne connaît pas ton écriture ?
PAULINE.
Non.
MADAME DE VERTPRÉ.
Ni la mienne. Bien ! Mets-toi là et écris.
PAULINE.
J’obéis.
MADAME DE VERTPRÉ, dictant.
« Restée seule en vous quittant, j’ai presque eu du remords de la manière dont j’avais reçu d’abord l’aveu d’un amour qui paraissait si vrai et si passionné. »
PAULINE.
C’est vrai, cela, ma tante ; car je lui ai dit que je le détestais.
MADAME DE VERTPRÉ, dictant.
« Mais il en est ainsi du cœur d’une femme : rarement il lui est permis d’exprimer tout ce qu’elle éprouve. Il faut, quand on est homme, plaindre et pardonner. »
PAULINE.
Je comprends bien moins la fin.
MADAME DE VERTPRÉ, souriant.
Oh ! ça ne fait rien, ça. – Donne-moi cette lettre, et va m’attendre dans mon appartement.
PAULINE.
Combien vous faudra-t-il de temps pour votre épreuve ?
MADAME DE VERTPRÉ,
se mettant à la table que vient de quitter Pauline, et cachetant la lettre.
Un quart d’heure.
PAULINE, à part.
Bon ! je reviendrai dans dix minutes.
Elle sort.
MADAME DE VERTPRÉ.
Il était temps, voici Léon.
Scène XVI
LÉON, MADAME DE VERTPRÉ
LÉON, entrant en parlant à M. de Vertpré.
Soyez tranquille, mon cher oncle, je sais ce que j’ai à dire.
MADAME DE VERTPRÉ, à part.
Et moi aussi.
Elle se lève d’un air troublé et serre la lettre dans sa main.
LÉON, se retournant, et à part.
Madame de Vertpré !...
Haut.
Pardon d’être entré ainsi, madame ; mais je vous croyais chez vous. D’ailleurs, j’étais avec monsieur votre mari, c’est mon excuse.
MADAME DE VERTPRÉ.
Puis vous pensiez trouver ici une autre personne, n’est-ce pas ?
LÉON.
Non, c’est vous que je cherchais, madame. – Madame...
À part.
Diable ! c’est plus difficile à entamer que je ne croyais.
Haut.
Vous avez dû me trouver bien fat et bien ridicule ?
MADAME DE VERTPRÉ.
Je vous ai trouvé imprudent, du moins.
LÉON.
Et vous m’avez bien puni de mon imprudence. Je vous en remercie, madame ; dans les maladies désespérées, il faut employer les remèdes violents : j’ai souffert, mais j’ai été guéri...
MADAME DE VERTPRÉ.
Je me félicite, monsieur, d’avoir fait une cure si merveilleuse et surtout si prompte.
LÉON.
Votre sévérité, madame, en ne me laissant aucun espoir...
MADAME DE VERTPRÉ.
Ai-je donc été si sévère ?
LÉON.
Mais, à moins que de me faire mettre à la porte par vos gens, je ne vois pas trop...
MADAME DE VERTPRÉ.
Vous ignorez dans quelle position j’étais, et que mon mari, caché dans ce cabinet, écoutait notre entretien et devait me forcer à la prudence.
LÉON, étonné.
M. de Vertpré était là ? Ah !... Je disais donc, madame, que cette sévérité... car vous avez été très sévère... m’avait éclairé sur mes véritables sentiments. Mon amour-propre blessé m’a fait voir clair dans mon propre cœur. Oui, j’avais été fasciné, entraîné par le charme de votre conversation, par ce je ne sais quoi qui attire à vous les yeux et les pensées ; mais ce sentiment était superficiel, il avait laissé au fond de mon cœur, intact, entier, l’amour que j’avais pour Pauline, et, quand vous avez eu pitié de ma folie, elle a disparu comme un songe pour ne plus revenir.
MADAME DE VERTPRÉ.
Voilà le second aveu que vous me faites aujourd’hui, monsieur ; le second est au moins aussi étrange que le premier, et peut-être le moment est-il encore plus mal choisi pour le faire.
LÉON.
Que dites-vous ?
MADAME DE VERTPRÉ.
Je dis, monsieur, que, si vous n’êtes bien égoïste, vous êtes du moins bien léger.
LÉON.
Moi, madame ?
MADAME DE VERTPRÉ.
Qu’il est bon pour soi de jouer avec de pareils sentiments, lorsqu’on est sûr de s’en débarrasser aussitôt qu’ils nous pèsent, de les rejeter à notre volonté, comme un fardeau qui nous lasse ; mais j’ajouterai que Dieu n’a pas donné à toutes les créatures sorties de ses mains votre philosophie et votre force.
Elle se détourne pour sourire. Le même jeu se continue pendant tout le reste de la scène.
LÉON.
Je vous demande pardon, madame ; mais...
MADAME DE VERTPRÉ.
Et si, au lieu de suivre votre exemple, la femme à qui vous vous adresseriez pour jouer ce jeu prenait au sérieux, ce qui paraît n’être chez vous qu’une plaisanterie ; si elle n’avait pas su distinguer dans vos yeux tendrement fixés sur elle, dans votre voix tremblante, lorsque vous lui parliez, cet art du comédien qui fait qu’en vous le faux ressemble si parfaitement au vrai ; si, franche et naïve, elle avait laissé son cœur confiant s’abandonner à toutes les espérances d’un amour qui nait ; si chaque jour avait ajouté à ses espérances ; si cet amour, l’amour d’une femme ! s’était glissé dans tout son être, emparé de toute sa vie, s’il était devenu son culte, son seul dieu dans ce monde, et que vous vinssiez alors lui dire, à elle, ce que vous venez de m’avouer, à moi, oh ! dites, monsieur, ne serait-ce pas à en devenir folle, à en mourir ?
LÉON, dans le dernier embarras.
Oh ! mais... cela n’est pas, madame !
MADAME DE VERTPRÉ.
Cela pouvait être, monsieur.
LÉON.
Vous m’avez bien effrayé avec cette plaisanterie.
MADAME DE VERTPRÉ.
Ai-je plaisanté ? Je croyais avoir souffert. Pardon, je me trompais.
LÉON.
Mais, madame, ces reproches que vous me faites, Pauline aussi pourrait me les faire.
MADAME DE VERTPRÉ.
Je le sais. Croyez-vous, monsieur, que cela vous rende plus excusable ?
LÉON.
Mais, madame, vous m’en dites trop ou trop peu.
MADAME DE VERTPRÉ, feignant le plus grand trouble.
Cette lettre, qui devait vous être remise lorsque je vous ai rencontré ici, vous parlera plus clairement que je ne puis le faire.
Elle lui tend la lettre.
LÉON, hésitant.
Une lettre ?
MADAME DE VERTPRÉ.
Refuserez-vous de la lire ?
LÉON, la prenant.
Refuser ? Non, non, au contraire, je suis bien heureux.
MADAME DE VERTPRÉ.
Dites bien cruel !
Elle rentre en riant à la dérobée.
Scène XVII
LÉON, seul
Il tombe accablé sur un fauteuil.
Oui, le fait est que j’ai été bien cruel, et sans m’en douter encore. Dieu me pardonne ! Me voilà bien entre deux amours comme ceux-là... C’est qu’il n’y a pas eu moyen de lui dire un mot de mon mariage. Une lettre !
Il la regarde avec effroi.
Mais c’est que je ne l’aime plus du tout, moi ; je ne sais pas comment cela s’est fait. Une lettre ; allons, du courage, il faut la lire : « Restée seule en vous quittant, j’ai presque eu du remords de la manière dont j’avais d’abord reçu l’aveu d’un amour qui paraissait si vrai et si passionné. » Oh ! il n’y a pas de doute ! Continuons !
Il s’essuie le front.
« Mais il en est ainsi du cœur d’une femme : rarement il lui est permis d’exprimer tout ce qu’elle éprouve ! » J’espère que c’est clair, cela ! « Il faut, quand on est homme, plaindre et pardonner. » Oui, certes, je me plains, mais je ne me pardonne pas.
Il retombe sur sa chaise.
Est-on plus malheureux ! mais c’est de la fatalité ! Oh ! les femmes ! les femmes ! c’est affreux, quand on y songe ! Madame de Vertpré trahir son mari, un homme charmant... plein d’esprit... de franchise... aussi jeune que moi ; car il n’a pas quarante ans, et j’en ai plus de vingt... Et pour qui ? Pour... Certainement, c’est flatteur pour moi ; n’importe, je ne dois pas le souffrir. Mais que faire ?
Se relevant vivement.
Mon oncle qui va venir me demander le résultat ; il est joli, le résultat ! Enfin, moi, je ne puis pas lui dire... J’aime mieux qu’il l’apprenne par un autre, et, ma foi !...
Il va pour se sauver par la porte du fond et s’arrête.
Ah ! le voilà en bas sur la terrasse... Si je descends par cette porte ou par l’autre, il va me voir... Est-ce qu’il n’y a pas moyen de m’échapper ? Par là !... Ah ! oui, c’est l’appartement de Pauline ; qu’est-ce que je lui dirai si je la rencontre ? Cette porte !... Elle conduit chez madame de Vertpré ; si je la vois, décidément il faudra une réponse à cette lettre. Ah çà ! mais je suis cerné, moi !... Ah ! cette fenêtre, qui donne sur le parc ? Un peu haute ; mais, ma foi, c’est sur le gazon.
Pendant qu’il monte sur la fenêtre, M. de Vertpré entre doucement, et, le voyant prêt à sauter, il l’arrête par le part de son habit. Tous les deux se regardent.
Scène XVIII
LÉON, DE VERTPRÉ
DE VERTPRÉ.
Que diable fais-tu là ?
LÉON, descendant de la fenêtre.
Moi ? Rien, mon oncle ; je prends l’air.
DE VERTPRÉ.
Eh bien, l’entrevue ?
LÉON, à part.
Ah ! oui, l’entrevue, nous y voilà.
DE VERTPRÉ.
La scène a-t-elle été chaude ?
LÉON.
Très chaude.
DE VERTPRÉ.
Raconte-moi ça.
LÉON.
Laissez-moi m’en aller, mon oncle.
DE VERTPRÉ, le retenant.
Comment !
LÉON.
Je vous en prie ; vous n’en serez pas fâché.
DE VERTPRÉ.
Mais du tout.
LÉON.
Vous voulez que je reste ?
DE VERTPRÉ.
Je l’exige.
LÉON, à part.
On ne peut pas fuir sa destinée.
DE VERTPRÉ.
Tu dis ?
LÉON.
Mon pauvre oncle !
DE VERTPRÉ.
Hein ?
LÉON.
Vous me faites de la peine.
DE VERTPRÉ.
Plaît-il ?
LÉON.
Car enfin vous êtes bon, et vous méritez d’être aimé.
DE VERTPRÉ.
Allons, allons, au fait.
LÉON.
Mais ne voyez-vous pas que c’est le fait qui m’embarrasse ?
DE VERTPRÉ.
Qu’est-ce que ça veut dire ? Est-ce qu’elle t’a refusé Pauline ?
LÉON.
Pardieu !
DE VERTPRÉ.
Comment, pardieu ? Voilà un pardieu qui est bien bizarre.
LÉON.
Mais, franchement, peut-elle me la donner ? De pareils sacrifices sont au-dessus de la force d’une femme.
DE VERTPRÉ.
Allons, quand tu voudras t’expliquer...
LÉON.
Mais vous ne me comprenez donc pas ?
DE VERTPRÉ.
Quoi ?
LÉON.
Vous ne comprenez donc pas que votre femme ?... Mais c’est très difficile à dire à un mari, ces choses-là, et vous devriez m’épargner le désagrément... Non ? Eh bien, mon oncle, votre femme m’aime, voilà tout !...
DE VERTPRÉ.
Ah ! voilà tout ?... Ah çà ! mais tu es... tu es... aliéné, j’espère ?
LÉON.
Non, mon oncle, je suis... je suis très mortifié.
DE VERTPRÉ.
Et moi, donc ! il me semble !... Mais, ce matin, j’ai entendu... j’étais là...
LÉON.
Eh bien, c’est justement cela. Ce matin, vous étiez là, et on savait que vous étiez là ; ce soir, vous n’y étiez plus, et on savait que vous n’y étiez plus.
DE VERTPRÉ, regardant d’un air hébété.
Bah !
LÉON.
C’est votre faute aussi, mon oncle ; c’est vous qui êtes cause de tout cela ; a-t-on jamais vu se faire passer pour mort ! Je vous demande un peu s’il existe dans le monde des circonstances capables de faire adopter une pareille résolution à un mari ? Mais dites-moi donc un peu ce qui vous y forçait ?
DE VERTPRÉ.
Oui, le moment est bien choisi, n’est-ce pas, pour te faire ce récit ?
LÉON.
C’est vous qui nous avez conduits où nous sommes. Vous avez voulu que j’eusse une entrevue avec votre femme ; eh bien, je l’ai eue, cette entrevue... et je vous pardonne.
DE VERTPRÉ.
Il me pardonne ! eh bien, il est excellent, lui !
LÉON.
Oui ; car vous ne pouviez pas deviner le résultat.
DE VERTPRÉ.
Le résultat ?
LÉON.
Il vous était impossible de penser qu’on me donnerait à entendre aussi clairement...
DE VERTPRÉ.
On t’a donné à entendre clairement ?
LÉON.
Oh ! si cela se fût arrêté là, il y avait encore moyen d’éluder.
DE VERTPRÉ.
Ah ! ça ne s’est pas arrêté là ?
LÉON.
Non, non, mon oncle, cela a été plus loin.
DE VERTPRÉ.
Dis-moi donc vite jusqu’où cela a été ?
LÉON.
Je ne le devrais pas, peut-être ; car un homme d’honneur doit garder de pareils secrets, si ce n’est pour lui, du moins pour la femme qui les lui a confiés ; mais...
DE VERTPRÉ.
Mais nous nous sommes donné notre parole de tout nous dire.
LÉON.
Je le sais, et c’est cette parole qui faisait que j’aimais mieux m’en aller par la fenêtre.
DE VERTPRÉ.
Jeune homme, au nom de cette parole que j’ai respectée, moi, puisque je vous ai tout dit, au nom de l’honneur, je vous adjure...
LÉON.
Vous vous souvenez, mon oncle... ce matin, je vous disais que je ne connaissais pas l’écriture de votre femme.
DE VERTPRÉ.
Eh bien ?
LÉON.
Eh bien, ce soir, je la connais.
DE VERTPRÉ.
Elle t’a écrit ?
LÉON.
Elle m’a écrit.
DE VERTPRÉ.
Cela ne se peut pas.
LÉON.
Cela ne se peut pas ? C’est inouï ! ils sont tous comme cela.
DE VERTPRÉ.
Tu dis cela pour m’effrayer. C’est une plaisanterie ! allons, allons, c’est une plaisanterie, n’est-ce pas ?
LÉON.
Oui, je suis bien en train de plaisanter ! Vous mériteriez que je vous montrasse sa lettre.
DE VERTPRÉ.
Je t’en défie !
LÉON, montrant la main gauche arec laquelle il la serre.
Eh bien, mon oncle, tenez, je ne puis vous la laisser lire, mais la voilà !
DE VERTPRÉ, s’avançant pour la prendre.
La voilà ! Léon, au nom de l’honneur de ton oncle si gravement compromis, car il est gravement compromis, l’honneur de ton oncle, tu n’en doutes pas ?
LÉON.
Non, mon oncle, je n’en doute pas.
DE VERTPRÉ.
Remets-moi cette lettre, je t’en supplie.
LÉON.
Impossible !
DE VERTPRÉ.
Mais elle contient donc des choses ?...
LÉON.
Elle en contient.
DE VERTPRÉ.
Plus fortes que celles que tu m’as dites ?
LÉON.
Oh ! non.
DE VERTPRÉ.
Eh bien ?
LÉON.
Mais une lettre, mon oncle, c’est une preuve ; est-ce à moi de vous la donner ?
DE VERTPRÉ.
Je te la rendrai, parole d’honneur.
Il la lui enlève.
Je la tiens !
LÉON.
Mon oncle ! mon oncle !
DE VERTPRÉ.
Laissez-moi, je serai prudent. Que vais-je lire ?
Il tombe anéanti dans un fauteuil.
LÉON, se parlant à lui-même.
Quelle bizarrerie ! je vous le demande ! attendre le retour de son mari, lorsque, me voyant tous les jours tête à tête, il lui était si facile...
DE VERTPRÉ, se levant vivement.
Qu’est-ce que tu dis donc là, toi ?
LÉON.
Pardon, pardon ! mais je suis désespéré, car enfin, si elle me refuse Pauline...
DE VERTPRÉ.
Pauline ? Tu penses à te marier, avec mon exemple sous les yeux ? Non, non, je ne le souffrirai pas.
LÉON.
Mon oncle, mon oncle ! si vous m’exaspérez...
Avec intention.
Je suis capable de tout, je vous en préviens.
DE VERTPRÉ.
Jeune homme ! jeune homme ! Léon, mon neveu, veux-tu donc me faire mourir ? ne vois-tu pas que je suis hors de moi, que je ne sais ce que dis ?
LÉON.
Ah ! c’est vrai ! Pauvre oncle ! pardon ! pardon !
DE VERTPRÉ.
Ah !
Ils se jettent dans les bras l’un de l’autre, et s’embrassent à plusieurs reprises.
Allons, du courage !
Il ouvre la lettre dans la plus grande agitation ; puis, à mesure qu’il lit, sa figure devient riante.
L’écriture de Pauline !... Qu’est-ce que cela signifie ? Tu es sûr que c’est ma femme qui t’a remis cette lettre ?
LÉON.
Il en doute !
DE VERTPRÉ.
Alors, je comprends.
LÉON.
Pauvre homme ! il comprend ! C’est affreux !
De Vertpré rit.
Dans quelle agitation il est !
De Vertpré remonte la scène.
Que va-t-il faire ? où va-t-il ?... Mon oncle, je vous en supplie, pas d’imprudence !
DE VERTPRÉ.
Sois tranquille.
LÉON.
Cette lettre, au moins, rendez-moi cette lettre.
DE VERTPRÉ.
Je te la rendrai devant ma femme.
Scène XIX
LÉON, DE VERTPRÉ, MADAME DE VERTPRÉ, PAULINE
MADAME DE VERTPRÉ, paraissant avec Pauline à la porte de son appartement.
Nous voici.
LÉON.
Elles écoutaient toutes deux.
DE VERTPRÉ, allant à sa femme et l’amenant par le bras sur le devant de la scène.
Madame, quand désormais Pauline écrira des lettres, priez-la de les signer, et vous m’épargnerez une des scènes les plus chagrinantes qui me soient arrivées de ma vie.
MADAME DE VERTPRÉ.
Cela vous apprendra à être jaloux.
DE VERTPRÉ.
Moi, jaloux ?... Si on peut dire ! Pauline...
En remettant la lettre.
rends cette lettre à monsieur.
LÉON.
Comment ! cette lettre ?...
PAULINE.
Est de moi. Êtes-vous fâché, monsieur, que je vous aie écrit ?
LÉON.
Oh !
À madame de Vertpré.
Ainsi, madame, vous ne m’aimez pas ?
MADAME DE VERTPRÉ, gaiement.
Pas le moins du monde, monsieur ; mais je devais une leçon à un étourdi.
LÉON.
Oh ! que je vous remercie ! Mais cette scène ?
MADAME DE VERTPRÉ.
Ne m’avez-vous pas dit vous-même que les reproches que je vous faisais, Pauline pouvait vous les faire aussi ? J’étais son fondé de pouvoirs.
LÉON.
Ah ! puis-je du moins espérer ?...
MADAME DE VERTPRÉ.
Vous ne le méritez guère ; cependant,
Regardant Pauline.
nous voulons bien croire que vous ne mentiez pas lorsque, ce matin, vous lui disiez que vous ne m’aimeriez jamais et n’aviez jamais aimé qu’elle.
LÉON.
Ainsi, Pauline ?...
MADAME DE VERTPRÉ.
Vous appartient.
DE VERTPRÉ.
Elle t’appartient, mon neveu. Et dire que tout cela n’est arrivé que par la nécessité où j’étais de me faire passer pour mort !
LÉON.
Ah ! maintenant, j’espère que vous allez nous en dire la cause.
DE VERTPRÉ.
Rien de plus juste. Imagine-toi...
Tout le monde l’écoute.
HÉLÈNE, entrant.
Monsieur, c’est le notaire et le contrat.
DE VERTPRÉ.
Je te conterai cela demain.