La Vertu de Célimène (Henri MEILHAC)

Comédie en cinq actes.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Gymnase, le 1er mai 1861.

 

Personnages

 

LE MARQUIS DE MERCEY, 48 ans

ALBERT DE WOËLL, 34 ans

LE BARON DE CASTELLAS, 58 ans

BERNHEIM, 30 ans

PAUL, 22 ans

JEAN, domestique du marquis, 30 ans

PIERRE, domestique de Castellas

LA MARQUISE DE MERCEY, 28 ans

LÉONIE, sa nièce, 18 ans

FRANCINE, femme de chambre de la marquise, 18 ans

 

 

ACTE I

 

Un salon octogone chez la marquise, ouvrant au fond sur une terrasse vitrée : portes latérales ; à gauche, canapé ; à droite, table avec tapis ; pan coupé à gauche, fenêtre, pan coupé, à droite, piano.

 

 

Scène première

 

FRANCINE, une feuille de papier buvard à la main

 

Quelle admirable invention que ces buvards !... Un petit gribouillis...

Lisant.

« Je n’aime et je n’aimerai jamais que vous. » Très distinct cela. On lit parfaitement en lisant à l’envers. Je préférerais : Je n’aime et je n’aimerai jamais que toi. Enfin, tel que cela est, c’est bon à garder. La lettre était adressée à M. Bernheim. Voilà ce qui m’étonne... moi, j’aurais cru...

 

 

Scène II

 

FRANCINE, JEAN

 

JEAN.

Ah ! je vous trouve, Francine.

FRANCINE.

N’est-ce pas M. Bernheim qui vient d’arriver ?

JEAN.

Si fait, Francine : il a rencontré M. le marquis dans le parc, et il se promène avec lui.

FRANCINE.

Allez dire à M. Bernheim de venir tout de suite ; madame la marquise a besoin de lui.

JEAN.

J’irai le chercher tout à l’heure, Francine. Puisque je vous tiens, il faut que je vous demande un conseil.

FRANCINE, passant devant lui.

Un conseil à moi, vous ?

JEAN.

Il y a des sujets sur lesquels la femme la plus sotte... et vous n’êtes pas cette femme-là ; Francine en sait plus que l’homme le plus spirituel.

FRANCINE, riant.

Et vous n’êtes pas cet homme ?...

JEAN.

Ne riez pas ; il s’agit de choses graves.

FRANCINE.

En effet, vous avez l’air navré. Je vous écoute.

JEAN.

Vous savez que je vous aime, Francine, et que je dois vous épouser dès que je me serai procuré, par mon intelligence, la somme que vous avez fixée, et à laquelle vous tenez ; car vous êtes ambitieuse.

FRANCINE.

Assurément : il ne faut pas, une fois mariés, avoir l’air de petits employés.

JEAN.

C’est tout à fait mon avis ; mais si vous ne me tirez d’affaire, j’ai bien peur qu’il ne faille renoncer à tous ces projets... et qu’il n’y ait plus ni somme, ni mariage.

FRANCINE.

Pourquoi ?...

JEAN.

Parce que j’ai commis certaine peccadille que l’on découvrira fort vite... et alors, vous comprenez ?...

FRANCINE.

Il faut avouer avant que l’on découvre...

JEAN.

J’y avais pensé ; mais en avouant, je voudrais bien être sûr qu’on me pardonnera, et qu’il ne m’arrivera rien de désagréable.

FRANCINE.

Hum !

JEAN.

Donnez-moi un conseil, Francine, que feriez-vous à ma place ?

FRANCINE.

Moi, en pareil cas, j’ai un système : quand j’ai commis quelque maladresse, quelque peccadille, je tâche de la cacher jusqu’à ce que madame ait une émotion assez violente... J’avoue ; alors madame me répond : « Qu’est-ce que cela me fait ?... » Dans un pareil moment !... l’aveu n’en est pas moins fait. Tâchez donc d’attendre que M. le marquis ait une émotion... Avouez alors : la petite émotion causée par votre aveu passera inaperçue à côté d’une plus forte.

JEAN.

Il y a une difficulté.

FRANCINE.

Laquelle ?

JEAN.

C’est que, deux émotions survenant, il serait fort possible que ce fût celle de mon aveu qui l’emportât sur l’autre.

FRANCINE.

C’est donc bien grave ?

JEAN.

Jugez-en, Francine... Hier, M. le marquis m’a chargé de porter, de sa part, un magnifique bracelet à mademoiselle Esther... une blonde qui a des yeux noirs, et qui joue la comédie aux Variétés. Il faut vous dire, Francine, qu’avant de vous connaître et de vous aimer, j’avais une faiblesse : il m’arrivait assez souvent de mettre de côté mes habits de domestique et de m’habiller comme tout le monde. Alors, j’avais tout à fait l’air d’un maître. Je dois même avouer, toute modestie à part, que je connais beaucoup de maîtres qui n’auraient pas... Aussi les femmes...

FRANCINE.

Comment, vous venez me raconter...

JEAN.

Je vous ai dit, Francine, que c’était avant de vous aimer.

FRANCINE.

Enfin !

JEAN.

Les femmes me remarquaient... J’allais chez elles... et, là, j’avais tant de choses à leur dire, que j’oubliais naturellement de leur dire que j’étais domestique. Voyez-vous d’ici mon ahurissement quand M. le marquis me donna le nom d’Esther ?... Elle était justement une de celles... qui... autrefois Francine... autrefois... Porter le bracelet en livrée, c’était impossible ; mon amour-propre se révoltait. Je m’habillai en maître : jamais je n’avais eu l’air si anglais ; je mis le bracelet dans ma poche... et j’arrivai chez Esther.

FRANCINE.

Je commence à entrevoir.

JEAN.

Elle me reçut à merveille, et, tout d’abord, me parla d’une histoire que je lui avais racontée... autrefois, Francine... autrefois... et qui l’avait fait beaucoup rire. La conversation, une fois mise sur ce ton, rendait l’aveu que j’aurais dû faire très difficile... je ne le fis pas. Je ne parlai pas de M. le marquis, et ne parlai que de moi... et ce malheureux bracelet...

FRANCINE.

Vous l’avez donné pour votre compte ?

JEAN.

Justement !... Voilà ma peccadille.

FRANCINE.

Le fait est que c’est grave.

JEAN.

Pensez-vous que votre système puisse s’appliquer ?...

FRANCINE.

Sans doute, sans doute ; mais il faudra une terrible émotion !

JEAN.

N’est-ce pas ?... Et le mal est que je ne connais pas de personne plus difficile à émouvoir que M. le marquis. Il rit toujours et se moque de tout. Il y a dix-huit mois que je suis chez lui, et je ne me rappelle pas...

FRANCINE.

Bon, bon !... cela ne prouve rien... ne désespérez pas, et allez dire à M. Bernheim...

Ils remontent.

JEAN.

C’est inutile, le voici qui vient avec M. le marquis. Il n’a pas du tout l’air ému, M. le marquis ; non-seulement il n’a pas l’air ému, mais il rit aux éclats, selon sa déplorable habitude... Quel homme ! quel homme !

Il sort par le fond.

 

 

Scène III

 

LE MARQUIS, BERNHEIM, FRANCINE

 

LE MARQUIS.

En vérité, la marquise s’occupe de toi ?...

BERNHEIM.

Oui ! Tu auras beau rire, elle ne peut pas se passer...

FRANCINE, à Bernheim.

Monsieur, madame vous attend avec impatience.

BERNHEIM.

La, vois-tu ?...

Fausse sortie.

FRANCINE.

Pardonnez-moi, monsieur, madame ne désire pas vous parler, elle m’a simplement chargée de vous demander, dès que vous seriez arrivé, l’album de costumes que vous deviez lui apporter.

BERNHEIM.

Ah !... Eh bien, cet album, je ne l’ai pas. C’est madame de Marsailles qui l’a ; mais j’ai écrit, et je pense que madame la marquise recevra l’album avant deux heures.

FRANCINE.

C’est bien, monsieur.

BERNHEIM.

Avant deux heures... j’en suis à peu près sûr.

Francine sort à droite.

 

 

Scène IV

 

LE MARQUIS, BERNHEIM

 

LE MARQUIS, assis sur le canapé.

On ne peut se passer de toi ; mais on te ferme la porte au nez.

BERNHEIM.

C’est parce qu’on savait que tu étais là !

LE MARQUIS.

Crois-tu ?... Qu’est-ce que c’est que cet album ?...

BERNHEIM, s’asseyant.

La duchesse d’Ost a eu l’idée de faire jouer chez elle cette fantaisie qui, l’été dernier, a eu tant de succès aux Variétés. – C’est une course aux costumes. La marquise, qui doit jouer une fée, n’en dort pas. Ma qualité de peintre m’a valu l’honneur d’être pris pour conseiller intime.

LE MARQUIS.

Décidément, tu avais raison ; vous êtes fort bien en semble.

BERNHEIM.

Et cela ne t’inquiète pas ?...

LE MARQUIS.

Cela ne m’inquiète pas ; et si tu veux que je te parle avec une franchise entière, ce que tu me dis m’est tout à fait agréable.

BERNHEIM.

Par exemple !

LE MARQUIS.

Tout à fait agréable, je le répète, et tu vas me comprendre. Tu sais combien j’ai horreur des choses graves, de tout ce qui peut me tourmenter ; eh bien, ce matin, je me suis levé avec deux pensées fort sérieuses : la première, c’est la tristesse croissante de ma nièce Léonie.

BERNHEIM.

Tu t’en es aperçu ?...

LE MARQUIS.

Oui, et je compte lui en parler tout à l’heure. Ma seconde pensée sérieuse, c’est que depuis longtemps, contrairement à ses habitudes, la marquise ne s’occupait de personne. Défaut d’occupation est un grand défaut chez une femme comme la marquise. Quand elle ne s’occupe pas, elle songe, et quand elle songe... Eh bien, mon ami, voyant que la marquise ne s’occupait pas, il m’était venu une idée extravagante, folle, absurde...

BERNHEIM.

Laquelle ?...

LE MARQUIS.

C’est que la marquise songeait. Je ne sais comment cela avait pu m’entrer dans la tête ; mais enfin ça y était entré. Voilà pourquoi tu m’es très agréable en me disant et en me prouvant qu’elle s’occupe de toi.

BERNHEIM.

Grand merci !... C’est ton mérite qui te rassure ?

LE MARQUIS.

Pour cela, non.

BERNHEIM.

Mais alors, si ce n’est pas ton mérite, c’est mon absence de mérite à moi. – C’est humiliant.

LE MARQUIS.

Pas cela non plus. Je te mets aussi haut que je me mets bas moi-même. Je sais que tu es artiste, ce qui te permet de posséder un salon qui ne ressemble pas à tous les salons, attendu qu’il a la prétention d’être un atelier... On peut y fureter beaucoup et y voler un peu, ce qui est amusant. Et puis, comme peintre, tu as une qualité rare et prodigieuse. C’est même, entre nous, la seule que je reconnaisse bien sérieusement.

BERNHEIM.

Laquelle ?...

LE MARQUIS.

Tu es venu au monde avec soixante mille livres de rentes !...

Il se lève et passe à droite.

BERNHEIM.

Bon, moque-toi de moi, c’est ton droit de mari ; mais je n’irais pas bien loin pour te prouver que la marquise n’est pas de ton avis.

LE MARQUIS.

Comment ?...

BERNHEIM.

Tiens ! voilà ce qu’elle m’a écrit en me demandant cet album.

Il prend une lettre et lit.

« J’ai une façon à moi de juger les hommes de talent ; je les juge d’après la rapidité et l’intelligence avec lesquelles ils s’acquittent des commissions que je leur donne. De ce côté, vous êtes parfait. Ainsi, on aura beau parler de la couleur de celui-ci et du dessin de celui-là, je déclare que, comme peintre, je n’aime et je n’aimerai jamais que vous... » C’est signé !

LE MARQUIS.

Eh bien, voilà un compliment qui n’empêchera pas Delacroix de dormir, et qui, moi, me laisse parfaitement tranquille.

BERNHEIM, se levant.

Mais enfin, réponds-moi !... Qui est-ce qui te donne cette tranquillité !...

LE MARQUIS.

Mais la vertu de la marquise.

BERNHEIM.

Ah !

LE MARQUIS.

Il me semble que c’est assez.

BERNHEIM.

Sans doute, sans doute !... Mais enfin, il y a des vertus qui... Celle de madame de Larnage, par exemple...

LE MARQUIS.

Ah ! tu prononces là un nom... Qu’est-ce que tu sais ?... que dit-on de madame de Larnage ?...

BERNHEIM.

Tu ne sais rien, toi ?...

LE MARQUIS.

Je sais que son mari a annoncé qu’il allait faire un voyage assez long.

BERNHEIM.

Voilà tout ?...

LE MARQUIS.

Est-ce que cela n’est pas exact ?...

BERNHEIM.

Si fait ; mais c’est le parce que de cette histoire qui est intéressant. On dit que si de Larnage s’en va, c’est qu’il a fini par découvrir certaines choses, et que ce départ n’est qu’une séparation sans scandale.

LE MARQUIS.

Est-ce qu’il y a des preuves ?

BERNHEIM.

Non, mais voilà ce qu’on dit.

LE MARQUIS.

Et de Larnage, découvrant ce que tu dis, aurait pris les choses aussi doucement ?... Hum !

BERNHEIM.

De Larnage a eu peur d’ajouter un ridicule à un autre. Que faire contre le baron de Castellas, contre un séducteur qui se retranche derrière sa couronne de cheveux blancs ?

LE MARQUIS.

Ah çà ! c’est donc décidément M. de Castellas qui passe pour être l’amant ?...

BERNHEIM.

Il y a un an que M. de Castellas affiche benoîtement madame de Larnage ; qu’elle se laisse afficher. Elle vient de quitter Paris. Il paraît que, depuis son départ, le baron reçoit les compliments de condoléance avec une mine désolée qui est tout à fait réjouissante à voir.

LE MARQUIS.

Vraiment ?

BERNHEIM.

On me l’a dit.

LE MARQUIS.

Nous pourrons en juger nous-mêmes ; le baron de Castellas déjeune avec nous ce matin, et passera, sans doute, la journée ici.

BERNHEIM.

Comment se fait-il ?...

LE MARQUIS.

Il vient comme voisin. Tu sais que M. de Larnage avait une maison de campagne à côté de la mienne ; il n’y a pas plus de cinq cents pas entre les deux. En partant, il l’a cédée au baron ; cela m’empêche de croire à la véracité des bruits que tu me rapportes : le mari n’aurait pas cédé sa maison de campagne à l’amant de...

BERNHEIM.

Je répète ce que j’ai entendu dire. Quant à moi, je ne crois guère... au succès de ce vieux fou de Castellas ; je croirais plutôt qu’il jouait auprès de madame de Larnage un rôle équivalent à celui de Fortunio, dans la comédie d’Alfred de Musset.

LE MARQUIS, riant.

Tu croirais cela ?...

BERNHEIM.

Seulement, un Fortunio d’un certain âge.

LE MARQUIS, riant.

Oh ! tu es beau, va !

BERNHEIM.

Qu’est-ce que tu as à rire ?

LE MARQUIS.

Moi, je ne ris pas.

BERNHEIM.

Est-ce que tu sais la vérité sur ce sujet ?...

LE MARQUIS.

Je ne sais rien absolument.

BERNHEIM.

Cependant, tu as un air...

LE MARQUIS.

Rien, te dis-je, je ne sais rien !...

BERNHEIM.

Ah, pardieu ! il serait plaisant que toi, qui m’interroges...

 

 

Scène V

 

BERNHEIM, LE MARQUIS, PAUL, JEAN

 

PAUL, entrant du fond, suivi de Jean.

Bonjour, messieurs.

LE MARQUIS.

Bonjour, Paul.

PAUL.

Jean, faites dire à madame la marquise que je suis arrivé ; voilà tout, cela suffira.

LE MARQUIS, à Bernheim.

Ah ! je te trouve admirable avec ton Fortunio d’un certain âge.

BERNHEIM.

Mais, enfin...

JEAN, regardant rire le marquis.

Une émotion à cet homme-là ? Jamais ! jamais !

Il entre chez la marquise à droite.

LE MARQUIS.

Vous croyez que l’on vous recevra, mon pauvre Paul ? Je vous préviens que l’on n’a pas voulu de Bernheim.

PAUL.

Oh ! moi, c’est différent !

BERNHEIM.

Diable !

PAUL.

J’ai été chargé d’une mission très délicate.

BERNHEIM.

À propos de costume, je parie ?...

PAUL.

Justement. J’apporte la réponse... On le sait, et je suis sûr que l’on me recevra... et tout de suite. Je l’espère bien, car je compte, une fois cette réponse donnée, aller me promener un peu dans la campagne, et étudier mon rôle en attendant le déjeuner.

BERNHEIM.

Vous avez un rôle ?...

PAUL.

Oui, dans la pièce que l’on jouera chez madame la duchesse d’Ost. Je joue le rôle du prince Diamant. C’est madame la marquise qui me l’a fait donner.

BERNHEIM.

Décidément, mon cher, M. de Clèves me paraît être, au moins, aussi bien que moi...

LE MARQUIS.

Et il ne m’inquiète pas plus que toi. D’abord, il y a toujours ce que je t’ai dit qui me rassure... et puis Paul est d’une jeunesse qui me garantit.

PAUL.

Doucement, monsieur, doucement !... Quand on est jeune, en supposant que l’on manquât d’imagination, on aurait toujours pour soi l’expérience des autres. Je sais pas mal de tours que l’on peut jouer aux paris qui ont de jolies femmes... et, tenez, ma collection s’est enrichie hier soir d’une nouvelle anecdote...

BERNHEIM.

Contez-nous cela.

PAUL.

Je ne vous dirai pas les noms !...

LE MARQUIS.

Vous avez raison : il faut être discret.

PAUL.

Oui, oui ! et puis je ne les sais pas. Pour bien comprendre mon histoire, il faudrait un petit plan. Cela roule sur deux maisons de campagne bâties dans la même avenue, du même côté, et dont les deux entrées se ressemblent beaucoup.

LE MARQUIS.

Comment ?...

JEAN, entrant.

Madame la marquise attend M. de Clèves...

PAUL.

Ah ! pardon...

LE MARQUIS.

Continuez, Paul, vous disiez ?...

PAUL.

Impossible, l’on m’attend ; vous avez entendu. Je vous raconterai cela dans un autre moment.

 

 

Scène VI

 

BERNHEIM, LE MARQUIS, JEAN

 

BERNHEIM.

Qu’est-ce que tu as donc, tu as l’air ému ?

JEAN, sur la terrasse, se retournant.

Ému !

LE MARQUIS.

Moi ? Pas le moins du monde.

JEAN.

Ça m’étonnait aussi.

Il sort.

LE MARQUIS.

Seulement, cette histoire commencée par Paul... j’en connais une à peu près semblable... et je croyais être le seul...

BERNHEIM.

Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?

LE MARQUIS.

Je ne tiens pas à la faire courir.

BERNHEIM.

Voilà une belle discrétion, puisque Paul la connaît : tu peux être bien sûr que tout le monde la saura dans vingt-quatre heures.

LE MARQUIS.

Je lui dirai de se taire, et je lui demanderai de qui il la tient.

JEAN, entrant.

M. le baron de Castellas.

 

 

Scène VII

 

BERNHEIM, LE MARQUIS, JEAN, CASTELLAS

 

LE MARQUIS.

Monsieur le baron, je vous remercie infiniment de l’honneur que vous me faites !

CASTELLAS.

Monsieur le marquis, c’est moi qui suis tout à fait enchanté !...

LE MARQUIS.

Jean !

JEAN.

Monsieur ?

LE MARQUIS.

Faites dire à madame la marquise que le baron de Castellas est ici.

Jean sort.

CASTELLAS.

Je ne sais si mes souvenirs me trompent ; mais est-ce que ce garçon n’a pas été domestique chez M. de Larnage ?

LE MARQUIS.

Vos souvenirs ne vous trompent pas... Il était chez M. de Larnage, il y a un peu plus d’un an. Une faute, pour la quelle, moi, je suis assez indulgent, l’a fait renvoyer ; c’est alors qu’il est entré à mon service.

On s’assied.

CASTELLAS.

Il n’y a pas longtemps que vous êtes ici ?

LE MARQUIS.

Il y a quinze jours.

CASTELLAS.

C’est la première fois que vous habitez cette maison ?

LE MARQUIS.

Oui ! Je l’ai fait bâtir il y a deux ans ; mais l’été der nier la marquise a voulu voyager.

CASTELLAS.

Nous serons donc voisins tout cet été, puisque, pendant son absence, qui doit être un peu longue, de Larnage me cède sa maison.

LE MARQUIS.

J’en serai tout à fait ravi, quant à moi ; j’espère que vous me ferez l’honneur de venir souvent ici. Vous y trouverez des personnes que vous connaissez. Je n’ai pas à vous présenter M. Jacques Bernheim.

CASTELLAS.

Oh ! je connais monsieur, et je connais ses œuvres.

LE MARQUIS.

Nous avons aussi M. Paul de Virieux.

CASTELLAS.

Le neveu de M. de Virieux qui est ministre ?

LE MARQUIS.

Justement.

CASTELLAS.

Un garçon adorable ! Je le vois très souvent. J’espérais aussi rencontrer chez vous le fils d’un de mes meilleurs amis... M. Albert de Woëll.

LE MARQUIS.

Vous le connaissez ?

CASTELLAS.

Lui, fort peu ; mais le père était lié avec moi, comme le fils l’est avec vous. N’ai-je pas entendu parler d’un projet de mariage entre M. de Woëll et mademoiselle Léonie de Mercey, votre nièce ?

LE MARQUIS.

Oui, ce mariage a été décidé par mon frère, Léonie était encore enfant. C’est chez mon frère que j’ai connu Albert.

CASTELLAS.

Le verrai-je aujourd’hui ?

LE MARQUIS.

Certainement. Il est question pour lui d’une mission fort belle et assez périlleuse. Il est allé ce matin à Paris pour en parler avec le ministre... tenez, avec l’oncle de Paul.

 

 

Scène VIII

 

BERNHEIM, LE MARQUIS, JEAN, CASTELLAS, LA MARQUISE, PAUL

 

LA MARQUISE, au dehors, à droite.

Vous devriez mourir de honte !

PAUL, au dehors.

Mais, cependant, marquise...

LA MARQUISE.

Allez étudier votre rôle.

Elle entre. On se lève.

Monsieur le baron, soyez le bienvenu ici. J’espère que l’on vous y verra souvent ?

CASTELLAS.

Madame la marquise, je suis confus en vérité.

LA MARQUISE, passant devant lui, au fond.

Eh bien, monsieur Bernheim, il n’est pas encore arrivé, cet album ?

BERNHEIM.

Il arrivera tout à l’heure.

LA MARQUISE.

Tout à l’heure... tout à l’heure...

LE MARQUIS.

Il paraît que l’on s’occupe terriblement de cette représentation ; moi, cela m’inquiéterait beaucoup si je devais y avoir un rôle...

On s’assied, Bernheim reste debout derrière le canapé de la marquise.

LA MARQUISE.

Nous tâcherons de faire de notre mieux. Vous serez là pour m’applaudir, monsieur de Castellas ?...

CASTELLAS.

Oh ! maintenant, ces divertissements...

LA MARQUISE.

Ah ! pardon ! j’oubliais que vous venez d’être frappé... et que le départ de madame de Larnage... C’est cela, n’est ce pas ?...

CASTELLAS.

Oui, l’on ne voit pas briser une si longue amitié sans souffrir beaucoup... et alors...

LA MARQUISE.

Vous avez raison.

CASTELLAS.

Ah !

LA MARQUISE.

Ah !

CASTELLAS.

Je vous remercie, madame, de n’avoir pas souri au mot amitié.

LA MARQUISE.

Oh ! monsieur le baron, pouvez-vous croire...

CASTELLAS.

J’ignore ce que le monde a pu dire... il parle un peu légèrement, et calomnie quelquefois quand il ne croit que médire. Je ne sais ce qu’on a dit ; mais, quoi qu’on ait pu dire, il n’en est pas moins vrai qu’il n’y a jamais rien eu dans cette liaison...

LA MARQUISE.

Le monde est méchant.

CASTELLAS.

Bien méchant, madame.

BERNHEIM.

Mais il y a quelque chose qui peut le faire excuser, c’est que vous avez une terrible réputation, baron, et que tant de victoires passées ont pu faire croire à une victoire de plus.

CASTELLAS.

Vous me flattez, monsieur ; mais le monde devrait au moins être raisonnable, et reconnaître qu’à mon âge il est difficile...

BERNHEIM, à part.

Ah ! son âge, nous y voilà !

LA MARQUISE.

Il ne s’agit pas de votre âge, baron, et ce n’est pas là, je pense, qu’il faut chercher le motif de la vertu de ma dame de Larnage. Il n’y a rien de plus ordinaire que de voir un homme nous rendre des soins, et nous, être satisfaites de ces soins sans y attacher autrement d’importance.

BERNHEIM.

Pardonnez-moi, marquise... mais qu’appelez-vous rendre des soins ?... L’homme qui vous donne sa vie vous rend des soins... faut-il n’y pas attacher d’importance ?... Rendre des soins, voilà une phrase bien vague !

LA MARQUISE.

Donner sa vie, voilà une phrase bien commune et bien usée ! Nous savons tout ce qu’elle veut dire. Vous savez tous à quoi elle vous engage. Un homme nous donne son existence, il est vrai, et cette existence nous appartient tant qu’il n’a rien à faire ; mais vienne le moment où quelque chose l’appelle... un mariage avantageux ou une position à obtenir, ou un souper à faire avec le scandale en vogue... quelque chose de sérieux enfin... l’esclave se redresse et brise agréablement sa chaine... Je ne dis pas que l’esclave n’ait pas raison ; mais laissez-moi croire que les femmes auraient grand tort de prendre au sérieux une pareille plaisanterie.

LE MARQUIS, à Bernheim.

Tâche de méditer cela, toi !

LA MARQUISE, allant au marquis ; on se lève.

Vous riez, monsieur ?

LE MARQUIS.

Je ne ris pas... je trouve ce que vous dites fort instructif, et je conseille à Jacques d’en profiter.

LA MARQUISE.

Que M. Bernheim en profite, il fera bien... Les hommes, chacun en particulier, savent bien à quoi s’en tenir sur cette grande complaisance qu’ils vous reconnaissent ; mais cela ne les empêche pas de continuer à en parler... et vous verrez des gens qui ont passé vingt ans de leur existence à se casser le nez contre notre vertu, et qui ne s’en font pas moins les uns aux autres la gracieuseté de se prêter des bonnes fortunes. Je trouve que cela est injuste et ridicule.

CASTELLAS.

Tout à fait ridicule.

Le marquis et Bernheim remontent.

LA MARQUISE.

Où est allée madame de Larnage ?

CASTELLAS.

En Lorraine.

LA MARQUISE.

Vous ne la suivez pas ?...

CASTELLAS.

Voilà où les calomnies du monde ont de déplorables résultats. Après ce qu’on a dit, vrai ou faux, il m’est impossible, M. de Larnage absent...

LA MARQUISE.

Cette idée que vous avez eue de venir vous loger dans la maison qu’elle occupait est une bonne idée... et vous trouverez sans doute quelque consolation à revoir seul les endroits où vous avez passé ensemble de si agréables moments.

CASTELLAS.

Vous dites là une chose bien vraie, et, ma foi, peu s’en faut que je ne trouve cette consolation ici...

LA MARQUISE.

Je ne vous comprends pas...

CASTELLAS.

Je ne sais comment sont disposées les deux maisons, la vôtre et la mienne ; mais il y a évidemment une ressemblance... En entrant ici, j’ai regardé à plusieurs reprises, il ma semblé que je rentrais chez M. de Larnage, chez moi, par conséquent, et ici encore, cette terrasse vitrée qui est placée absolument...

Il remonte ; le marquis inquiet est descendu.

BERNHEIM, à part.

Ah bah !

LA MARQUISE.

C’est assez bizarre.

CASTELLAS.

Il n’y a pas jusque dans les meubles et dans l’arrangement de ces meubles...

LA MARQUISE.

C’est tout à fait bizarre.

LE MARQUIS.

Mon Dieu, c’est assez naturel. Quand j’ai fait bâtir cette maison, il y a environ deux ans, j’avais justement le même architecte que de Larnage... et comme je voyais qu’il avait fait une fort jolie chose, je n’ai rien trouvé de mieux que d’imiter, avec de légères modifications...

CASTELLAS.

Ah ! très légères...

LA MARQUISE.

Voilà pour la maison ; mais pour les meubles ?

LE MARQUIS.

Oh ! pour les meubles...

LA MARQUISE.

Peut-être aviez-vous le même tapissier que M. de Larnage, et n’avez-vous rien trouvé de mieux.

CASTELLAS.

De Larnage avait beaucoup de goût.

BERNHEIM.

Ah çà ! mais cette histoire de Paul...

CASTELLAS, à Bernheim.

Qu’avez-vous donc, monsieur ?

BERNHEIM.

Moi ? Rien du tout.

CASTELLAS.

Il me semblait que vous...

BERNHEIM.

Je n’ai absolument rien.

CASTELLAS.

Peut-être ai-je dit quelque chose... Il arrive souvent que l’on dit dans la conversation, sans s’en apercevoir... Je ne croyais pas cependant...

BERNHEIM.

Rassurez-vous, monsieur : vous n’avez rien dit... rien du tout, je vous affirme...

LA MARQUISE.

Mais vous, marquis, vous avez quelque chose ?

LE MARQUIS.

Que voulez-vous que j’aie ?

LA MARQUISE.

Évidemment...

LE MARQUIS.

Je vous jure...

LA MARQUISE, à Castellas, allant à lui.

Allons, ces messieurs ont sans doute entre eux deux quelque secret auquel ils n’ont point envie de nous initier. Laissons-les ; donnez-moi votre bras, nous allons causer de madame de Larnage ensemble.

LE MARQUIS.

Mais, marquise, nous n’avons aucun secret.

LA MARQUISE.

Peut-être le jardinier de M. de Larnage avait-il aussi beaucoup de goût, et remarquerons-nous dans le parc la même ressemblance... nous allons voir cela.

CASTELLAS.

Madame...

Il sort avec la marquise par le fond.

 

 

Scène IX

 

LE MARQUIS, BERNHEIM

 

BERNHEIM.

Ah ! tu vas m’expliquer, maintenant ?...

LE MARQUIS.

Je ne vais rien l’expliquer du tout. Tu vas courir après la marquise et rompre le tête-à-tête.

BERNHEIM.

L’histoire de Paul... ces deux maisons... et ce qu’on vient de dire... tu es mêlé là-dedans, je soupçonne...

LE MARQUIS, le faisant remonter.

Et bien, si tu soupçonnes, toi, la marquise, qui est infiniment plus fine que toi, et qui est ma femme, doit déjà savoir au moins la moitié de la vérité.

BERNHEIM.

Il y a donc une vérité ?

LE MARQUIS.

Va donc vite... et si l’on te renvoie, ne te laisse pas renvoyer.

BERNHEIM.

Mademoiselle Léonie !

LÉONIE, entrant de la gauche.

Bonjour, monsieur Bernheim.

LE MARQUIS.

Je vais lui parler, sauve-toi !

 

 

Scène X

 

LÉONIE, LE MARQUIS

 

LÉONIE.

Ma tante n’est pas ici ?

LE MARQUIS.

Elle est dans le parc, tu la rejoindras tout à l’heure. Nous avons à causer tous les deux.

LÉONIE.

Qu’y a-t-il donc ?

LE MARQUIS.

J’ai un grand défaut, mignonne, qui est de ne pas m’occuper assez de ce qui se passe chez moi. Si bien que lorsque je finis par me douter qu’il s’y passe quelque chose, il est à peu près sûr que ce quelque chose s’y passe depuis longtemps. Si je m’aperçois par exemple que ma nièce Léonie est triste, il est à présumer que cette tristesse ne date pas du jour où je l’ai remarquée, et que ma pauvre Léonie a eu le temps de passer par tous les degrés qui conduisent de la tristesse à la désolation.

LÉONIE.

Vous vous êtes aperçu ?...

LE MARQUIS.

Oui ! Et je me suis vite demandé quel pouvait être le motif... Le départ d’Albert a été naturellement la première réponse.

LÉONIE.

Oh ! mon oncle !

LE MARQUIS.

Ce n’est pas cela ?...

LÉONIE.

Si Albert nous quitte, c’est pour aller ajouter quelque chose à la réputation qu’il a déjà su acquérir. L’orgueil que j’éprouve à voir grandir cette réputation est plus fort que la tristesse que peut me causer son départ... et si c’était le contraire, si la tristesse l’emportait... je le saurais si bien cacher, mon cher oncle, que vous ne vous en apercevriez pas, fussiez-vous aussi attentif à ce qui se passe autour de vous que vous prétendez y être indifférent.

LE MARQUIS.

Voilà justement ce que je me suis dit : Ce ne peut pas être le départ d’Albert ! Et j’ai continué à chercher ; mais j’avoue que je ne trouve rien !...

LÉONIE.

C’est pourtant bien simple.

LE MARQUIS.

Comment ?...

LÉONIE.

Il faut tout bonnement admettre que je ne suis pas triste du tout, mon oncle, et que vous vous êtes trompé.

LE MARQUIS.

Je ne puis pas admettre cela.

LÉONIE.

Oh !

LE MARQUIS.

Je ne le puis pas ! Si j’ai le défaut que je t’ai dit, j’ai aussi un mérite, qui est d’avoir des yeux excellents. Je vois les choses un peu trop tard, peut-être ; mais je les vois bien. Si j’ai remarqué ta tristesse, c’est que cette tristesse existe, et depuis longtemps, sans doute. Il est donc nécessaire que tu me dises d’où elle vient, afin que je la fasse cesser.

LÉONIE.

Mais, mon oncle, je ne puis vous dire que ce que je vous ai dit : vous vous êtes trompé.

LE MARQUIS.

Oh ! je n’aime pas cela.

 

 

Scène XI

 

LÉONIE, LE MARQUIS, JEAN

 

LE MARQUIS.

Hein ? que me veut-on ?...

JEAN.

Monsieur, je ne serais pas entré ; mais il paraît que c’est très important et très pressé...

LE MARQUIS.

Quoi ?...

JEAN.

C’est un billet qu’une espèce de paysan m’a remis.

LE MARQUIS.

Donnez donc !

Il lit.

Ah ! mon Dieu !

JEAN.

Il paraît que c’est grave.

LE MARQUIS, à Jean.

Vous avez vu M. Bernheim ?... Eh bien, qu’est-ce que vous faites là ?...

JEAN.

C’est que monsieur à l’air ému.

LE MARQUIS.

Eh bien ?...

JEAN.

Et dans le cas où monsieur serait ému...

LE MARQUIS.

Mais il est fou...

JEAN, à part.

Ce n’est pas le moment !

LE MARQUIS.

Cette figure... si j’avais envie de rire !... Je vous ai de mandé si vous aviez vu M. Bernheim ?...

JEAN.

Oui, je viens de rencontrer M. Bernheim avec madame la marquise dans le parc.

LE MARQUIS.

Priez-le de venir tout de suite.

JEAN.

Oui, monsieur.

À part.

Il est décidément très difficile à appliquer, le système de Francine.

Il sort.

 

 

Scène XII

 

LE MARQUIS, LÉONIE

 

LE MARQUIS, remontant avec Léonie.

Nous reprendrons cette conversation, mignonne ; mais il faudra me faire une autre réponse.

LÉONIE.

Je ne puis pourtant pas vous dire...

LE MARQUIS.

Si tu ne parles pas... je finirai bien par deviner... À quelle heure Albert doit-il revenir ici ?...

LÉONIE.

Dans dix minutes. Baptiste est allé le chercher à la station... il doit être sur le chemin.

LE MARQUIS.

Je vais aller au-devant de lui.

LÉONIE.

Au-devant d’Albert ?

LE MARQUIS.

Oui, Eh bien ?...

LÉONIE.

Je ne veux pas que vous lui parliez, mon oncle, je ne veux pas !...

LE MARQUIS.

Ah çà ! mais c’est d’Albert qu’il s’agit décidément... et ce n’est pas à cause de son départ.

LÉONIE.

Je mourrais de honte... s’il savait...

LE MARQUIS.

C’est donc bien grave !... Est-ce parce qu’au moment de te quitter, il ne semble pas lui-même... Oh ! tu te trompes, sans doute... nous verrons ça !

 

 

Scène XIII

 

LE MARQUIS, LÉONIE, BERNHEIM

 

BERNHEIM.

Tu te moques de moi... tu me fais partir... et puis tu me rappelles...

LE MARQUIS.

Allons, embrasse-moi, mignonne !...

LÉONIE.

Qu’avez-vous donc, mon oncle ?...

LE MARQUIS.

Rien. Albert l’adore... Des préoccupations à cause de la mission dont il va être chargé... Ces hommes qui font quelque chose sont insupportables ; mais ce n’est rien... je lui parlerai. Va retrouver ta tante, ce n’est rien.

Léonie sort.

 

 

Scène XIV

 

BERNHEIM, LE MARQUIS

 

BERNHEIM.

Mais qu’y a-t-il ?...

LE MARQUIS.

Tiens, lis.

BERNHEIM.

Oh !

LE MARQUIS.

Qu’est-ce que tu en dis ?...

BERNHEIM.

Ainsi j’avais deviné... Le baron ne servait qu’à masquer une autre personne, et, cette autre personne ?...

LE MARQUIS.

C’était moi... Tu avais parfaitement désigné le baron, un Fortunio d’un certain âge, tout le monde s’y est trompé.

BERNHEIM.

Excepté le mari.

LE MARQUIS.

Oui, excepté le mari, qui s’avise de découvrir les choses six mois après qu’elles sont finies... Comme c’est amusant...

BERNHEIM.

Ah ! pauvre baron !

LE MARQUIS.

Tu trouves cela drôle, toi ?

BERNHEIM.

Non ! Au fait, pas trop drôle ; mais le baron...

LE MARQUIS.

Pardon, il ne convient pas de nous faire attendre... nous prendrons Albert en chemin.

 

 

Scène XV

 

BERNHEIM, LE MARQUIS, CASTELLAS, PAUL

 

PAUL.

Venez, baron, venez ! Il s’agit de choses graves.

CASTELLAS, au marquis.

Eh ! monsieur le marquis, dites-moi.

LE MARQUIS.

Oh ! monsieur le baron, pardonnez-moi, je suis à vous dans un instant. Viens, Bernheim.

PAUL.

Où diable courez-vous ?

BERNHEIM.

Tout à l’heure, monsieur, nous sommes extraordinaire ment pressés.

 

 

Scène XVI

 

CASTELLAS, PAUL

 

CASTELLAS.

Qu’est-ce qu’ils ont ?

PAUL.

Laissez-les aller ; il vaut mieux que nous soyons seuls, pour que je vous dise ce que j’ai à vous dire.

CASTELLAS.

Je suppose qu’il s’agit de choses graves... sans cela, vous n’auriez pas pris sur vous de m’arracher à la conversation de madame la marquise.

PAUL.

Assurément, il s’agit de choses très graves pour vous.

CASTELLAS.

Parlez donc !

PAUL.

Je parle. Hier, je me trouvais au ministère quand de Larnage est venu faire ses adieux à ses amis.

CASTELLAS.

Eh bien ?

PAUL.

Eh bien, il avait une si singulière figure, que quelqu’un a dit : « On pourrait croire qu’enfin la vérité lui a crevé les yeux, et qu’il soupçonne la liaison de sa femme avec le baron de Castellas ! »

CASTELLAS.

Comment, il soupçonne la liaison ?

PAUL.

Voilà ce qu’on a dit.

CASTELLAS.

Il n’y a rien à soupçonner.

PAUL.

On affirmait que de Larnage paraissait avoir un projet en tête, on ne se trompait pas... Je le sais, maintenant.

CASTELLAS.

Comment ?

PAUL.

Tout à l’heure, je suis sorti pour étudier mon rôle, le prince Diamant. J’errais dans la campagne, parce que, dans la campagne, on est mieux... À cinq cents pas d’ici, dans une allée du bois, j’aperçois une voiture arrêtée... près de cette voiture, Larnage... Il parlait à un paysan... Il lui donna une lettre ; le paysan s’en va alors. Larnage se promène quelques moments avec une sorte de fureur. Moi, je le regardais ; puis il entre dans le fourré, et, à travers les branches, je l’aperçois qui examine deux épées qu’il venait d’apporter.

CASTELLAS.

Deux épées !

PAUL.

Alors, j’ai tout compris. Larnage n’aura pas voulu faire de bruit. Sa femme part, et, le jour même de son départ, il vous vient délicatement proposer un duel... Il vous tue et il continue sa route... C’est parfait ?

CASTELLAS.

Vous dites que c’est parfait !

PAUL.

J’ai voulu vous avertir, voilà pourquoi je suis revenu tout de suite... Parce qu’enfin, on a beau être brave, il ne faut pas être pris à l’improviste.

CASTELLAS.

Un paysan, avez-vous dit ?

PAUL.

Il devrait déjà être ici ; mais il a été chez vous bord ; c’est de là qu’il viendra ici... Le retard est expliqué.

CASTELLAS.

Mais je ne sais pas trop de quoi Larnage peut se fâcher ; car, enfin, il n’y a rien...

PAUL.

Ce n’est pas à moi qu’il faut dire cela...

CASTELLAS.

Mais, cependant, je jure...

PAUL.

Oh ! vous jurerez à de Larnage tout ce que vous voudrez ; mais je doute fort qu’il vous croie... le bruit est accrédité.

CASTELLAS.

Et un bruit !... Qu’est-ce qu’un bruit ? Je démentais tout à l’heure...

PAUL.

Vous n’avez pas toujours démenti.

CASTELLAS.

Je lui prouverai qu’il a tort.

PAUL.

Difficilement. Lors même que la chose ne serait pas vraie, ce dont je doute, vous avez une terrible réputation, mon cher baron, on connaît vos tours.

CASTELLAS.

Ah !

PAUL.

À propos de tours, tenez, en attendant que l’homme vienne avec son papier, il faut que je vous en raconte un qu’une certaine Esther m’a raconté hier soir.

CASTELLAS.

Je suis bien en train d’entendre.

PAUL, allant s’asseoir sur le canapé.

Vous me direz s’il est à la hauteur des vôtres... Vous verrez, c’est très amusant ! Et puis, ça vous empêchera de piétiner...

CASTELLAS.

Je piétine ?...

PAUL.

Oui, c’est l’impatience. – Voilà mon tour. Je ne vous dirai pas les noms ; d’ailleurs, je ne les sais pas. Il y avait une fois un homme qui avait une maison de campagne aux environs de Paris, et une jolie femme... Un autre homme était amoureux de la jolie femme. Celle-ci se lais sait faire la cour et résistait. L’amoureux, qui était naturellement l’ami du mari, se faisait bâtir une maison de campagne à côté de la maison de son ami... Tout en faisant bâtir, il félicitait le mari sur son goût... Tout en félicitant, il faisait faire, à sa maison à lui... une entrée tout à fait pareille, par laquelle la jolie femme avait l’habitude de passer : même grille, même péristyle, conduisant à une chambre presque pareille... on eût pu s’y tromper... si bien qu’un jour que la dame rentrait seule à la campagne le cocher qui la conduisait s’y trompa.

CASTELLAS, venant vivement s’asseoir près de lui.

Hein ?

PAUL.

Qu’avez-vous donc ?

CASTELLAS.

Je n’ai rien, continuez.

À part.

Cette ressemblance que je remarquais tout à l’heure ?... – Continuez.

PAUL, se levant ; Castellas se lève aussi.

Vous écoutez, maintenant ? Je vous avais bien dit, c’est très amusant ! Ce cocher donc se trompa. La dame, croyant rentrer au bercail, entra dans le repaire du loup. Elle s’en aperçut vite assurément ; mais il était trop tard, le loup était là... il avait de l’esprit et de grandes dents... Voilà l’histoire telle qu’on me l’a contée. Si elle vous paraît in vraisemblable, notez qu’il faisait nuit... et puis, je ne vous empêche pas de supposer que la dame y a mis de la bonne volonté. Toujours est-il qu’elle pardonna. Le cocher, qui n’y voyait pas clair, fut renvoyé.

CASTELLAS.

Et ?...

Entre Jean, une lettre à la main.

PAUL.

Mon histoire a servi à vous faire prendre patience... Voici maintenant les affaires sérieuses.

 

 

Scène XVII

 

CASTELLAS, PAUL, JEAN

 

CASTELLAS, prenant brusquement la lettre.

Ah ! Jean, donnez-moi cela !

JEAN.

Eh ! monsieur, que faites-vous, monsieur ?

CASTELLAS.

N’est-ce pas pour moi ?

JEAN.

C’est une lettre qui vient d’arriver pour madame la marquise. Je la lui porte.

PAUL.

Mais est-ce qu’un paysan ne vous a pas remis un papier ?

JEAN.

Si fait, monsieur.

PAUL.

Pour monsieur le baron ?

JEAN.

Non, pour monsieur le marquis ; je le lui ai donné.

PAUL.

Au marquis ? Vous vous êtes trompé.

JEAN.

Je suis bien sûr de ne pas m’être trompé.

Au baron.

Ma lettre, monsieur ?

PAUL, passant derrière.

À quel propos de Larnage aurait-il écrit au marquis ?

CASTELLAS, à Paul.

Ne me disiez-vous pas que le domestique avait été renvoyé ?... Ce domestique, dans votre histoire...

PAUL.

Oui, l’on m’a dit le prétexte... le drôle était d’une complexion amoureuse... une absence trop longue...

CASTELLAS, à Jean.

Non ami, vous avez été au service de M. de Larnage ?

JEAN.

Oui, monsieur. J’y ai vu souvent monsieur de baron.

CASTELLAS.

Vous étiez cocher, si je me souviens bien ?

JEAN.

Oui, monsieur ; je le suis aussi chez M. le marquis, lorsque Baptiste à trop bu, ce qui lui arrive quelque fois.

CASTELLAS.

Vous avez été renvoyé ?...

JEAN.

J’ai toujours été trop tendre, monsieur... une femme...

CASTELLAS.

Voici votre lettre.

JEAN.

Elle est un peu fripée.

CASTELLAS.

Dites que je l’avais prise, je vous excuserai.

JEAN.

Quel dommage que ce ne soit pas à lui !... En voilà un qui est complètement ému.

Il sort.

 

 

Scène XVIII

 

PAUL, CASTELLAS

 

PAUL.

Ah çà ! dans quelle aventure est-ce que je suis en train de patauger, moi ?... Je sens bien que je suis en train de patauger, mais...

CASTELLAS.

Oh ! comme ce marquis s’est moqué de moi ! Il était l’amant, tandis que moi, je ne servais... Et demain, quand tout le monde saura...

PAUL.

Hum ! hum !

CASTELLAS.

Je me vengerai, certes, je me vengerai !

 

 

Scène XIX

 

PAUL, CASTELLAS, LA MARQUISE, LÉONIE

 

LA MARQUISE.

Ah çà ! qu’est-ce que cela veut dire, cette lettre froissée que l’on me remet ?

CASTELLAS.

Ah ! madame, c’est moi...

LA MARQUISE.

Et cette explication que me donne Jean sur un billet que vous attendiez et qui a été donné au marquis ?...

CASTELLAS.

Je ne sais...

LÉONIE, à Paul.

Où est mon oncle ?

PAUL.

Je l’ai aperçu tout à l’heure... mais...

CASTELLAS.

Monsieur Paul vous dira peut-être...

PAUL.

Oh ! moi, pas du tout.

CASTELLAS.

Cette rencontre que vous avez faite, pourtant... M. de Larnage.

LA MARQUISE.

Le marquis est avec M. de Larnage ?

PAUL.

Moi, je ne dis pas cela. Je ne suis pas sûr du tout d’avoir reconnu...

Au baron.

Que diable ! baron, on ne fait pas des choses comme cela !

La marquise a remontée.

LA MARQUISE.

Il faut savoir où est le marquis.

 

 

Scène XXI

 

PAUL, CASTELLAS, LA MARQUISE, LÉONIE, LE MARQUIS, BERNHEIM

 

LE MARQUIS.

Eh ! mon Dieu ! me voici.

LA MARQUISE.

D’où venez-vous donc ?... mais qu’avez-vous ?... vous êtes blessé ?...

LÉONIE.

Blessé !...

LE MARQUIS.

Égratigné, tout au plus !... Vous me feriez rire avec vos frayeurs... Nous marchions le long d’un talus, j’ai glissé, une branche m’a effleuré le bras.

LA MARQUISE.

Oh ! ce n’est pas autre chose ?

LE MARQUIS.

Pas autre chose, une égratignure... un enfant ne s’en occuperait pas.

 

 

Scène XXII

 

PAUL, CASTELLAS, LA MARQUISE, LÉONIE, LE MARQUIS, BERNHEIM, ALBERT

 

LA MARQUISE.

Comment arrivez-vous si tard, monsieur ?

ALBERT.

J’ai rencontré Henri qui m’a emmené avec lui.

LA MARQUISE.

Ah !

Elle descend.

LE MARQUIS, bas à Albert.

De Larnage ?

ALBERT.

Peu de chose. Il a pu continuer son chemin... Et toi ?

LE MARQUIS.

Moi ? Rien du tout.

LÉONIE, à Albert, qui est descendu.

Vous avez parlé au ministre ?

ALBERT, embarrassé.

Je n’ai pu lui parler, Léonie, mais je lui ai écrit. – Monsieur de Castellas !...

CASTELLAS.

Votre père était de mes meilleurs amis, monsieur.

ALBERT.

Il m’a souvent parlé de vous, monsieur le baron.

Ils remontent.

LE MARQUIS, qui est descendu.

En effet, mignonne, en effet... Il devrait faire plus attention.

LA MARQUISE.

Henri !

LE MARQUIS.

Vous m’appelez ?

LA MARQUISE.

Oui ! Écoutez-moi !... Est-ce que c’est bien vrai, cette histoire de talus, de branche qui vous a écorché ?

LE MARQUIS.

Mais, sans doute.

LA MARQUISE.

C’est fâcheux ! Moi, sur certains indices, j’avais bâti une autre histoire bien plus drôle. Par exemple, si mon histoire, à moi, était la vraie, je vous engagerais à vous défier du baron.

LE MARQUIS.

Je ne comprends pas.

LA MARQUISE.

Là, sérieusement... Vous avez dit la vérité ?

LE MARQUIS.

Demandez à Bernheim.

LA MARQUISE.

Oh ! la belle garantie !

LE MARQUIS.

Demandez à Albert ; il ne ment jamais, lui !

LA MARQUISE.

Le mot est flatteur pour M. Bernheim. Je vous prends au mot, et je veux bien interroger M. de Woëll.

LE MARQUIS.

C’est très facile. Albert, viens un peu ici !

ALBERT.

Que me voulez-vous, madame ?

LA MARQUISE, à Henri.

Oh ! mais vous allez le souffler ?

LE MARQUIS.

Oh ! non.

LA MARQUISE.

Ou lui faire des signes ?... Allez-vous-en plus loin... plus loin encore.

LE MARQUIS.

Suis-je assez loin, maintenant ?

LA MARQUISE.

Oui ! mais ne le regardez pas.

À Albert.

Qu’est-ce que cet accident ?...

ALBERT.

Ne vous l’a-t-on pas dit ?

LA MARQUISE.

Ne pas mentir est bien... dire la vérité serait encore mieux. Pourquoi ne me dites-vous pas que mon mari vient de se battre avec M. de Larnage, et que ce duel a eu lieu parce que mon mari a été l’amant de madame de Larnage. Vous devriez me le dire au plus vite, puisque vous dites que vous m’aimez et que vous voulez que je vous aime.

ALBERT.

Je veux que vous m’aimiez à cause de l’amour que j’ai pour vous... et non à cause des torts que peut avoir Henri. Quel rôle voulez-vous donc me faire jouer ?

LA MARQUISE.

Cela est bien ! Vous êtes tel que je veux que vous soyez.

ALBERT.

Pourquoi alors me faire souffrir ainsi ?... Qu’a donc fait M. Bernheim pour que, depuis quelques jours...

LE MARQUIS, se retournant en riant.

Eh bien, puis-je me retourner, maintenant ?

LA MARQUISE.

Oui !

LE MARQUIS.

Et me rapprocher ?

LA MARQUISE.

Oh ! parfaitement.

LE MARQUIS, descendant.

Il vous a dit ?...

LA MARQUISE.

La même chose que vous.

Elle remonte.

LE MARQUIS.

Vous voyez bien.

BERNHEIM.

Oh ! marquise, je vous signalé une chose extraordinaire.

LA MARQUISE.

Laquelle ?...

BERNHEIM.

Voilà cinq minutes que je supplie M. Paul de me raconter une histoire qu’il sait, et il refuse, parce qu’il ne veut plus parler légèrement.

LA MARQUISE.

Eh ! mais, c’est très bien, monsieur de Clèves... et j’ai justement un moyen de vous récompenser.

PAUL.

Moi, marquise ?

LA MARQUISE.

Monsieur Bernheim, vous savez que je ne n’ai pas reçu cet album ; mais j’ai reçu une lettre de madame de Marsailles, la lettre que vous avez froissée, baron ; madame de Marsailles me dit avoir besoin de l’album pour quelques jours.

BERNHEIM.

Vraiment ?... Oh ! je suis désolé !

LA MARQUISE.

Elle a quarante-neuf ans... si elle cherche un costume qui lui en ôte trente... cela pourra durer... Il faut aller tout de suite chez madame de Marsailles, Paul, et me rap porter cet album.

PAUL.

Ah !

LA MARQUISE.

Ne revenez pas sans l’album.

PAUL.

C’est là la récompense ?

JEAN, entrant de la gauche.

Madame la marquise est servie.

PAUL.

Ah ! le déjeuner.

LA MARQUISE.

Allez vite, n’est-ce pas ? Allez vite !

PAUL.

Avant de déjeuner ?

LA MARQUISE.

Oh ! vous déjeunerez à Paris, quand vous aurez l’album... je vous en prie, cela est important !

PAUL.

Je pars, marquise.

À part.

La mission chez Esther... ce n’était pas désagréable... mais madame de Marsailles... si elle donne l’album...

LA MARQUISE.

Eh bien ?...

PAUL.

Je pars, marquise, je pars.

Il sort par le fond, les autres personnages par la gauche.

JEAN, à part.

J’ai eu un moment de joie ; M. le marquis était blessé, ça aurait pu l’émouvoir... mais la blessure ne signifie rien ! Je n’ai pas de bonheur.

 

 

ACTE II

 

Un salon donnant sur un jardin, chez le marquis. Canapé à gauche, guéridon à droite.

 

 

Scène première

 

LE MARQUIS, LA MARQUISE, LÉONIE, BERNHEIM, CASTELLAS, ALBERT

 

On entre de la gauche.

BERNHEIM, après avoir conduit Léonie au canapé.

Et maintenant que nous avons déjeuné, me sera-t-il permis de plaindre un absent ?

LA MARQUISE, quittant le bras de Castellas.

Qui donc ?

BERNHEIM.

Ce pauvre Paul !

LA MARQUISE, s’asseyant près du guéridon.

C’est bien à vous d’élever la voix ! Aurait-il été obligé d’aller chercher cet album, si vous me l’aviez apporté comme vous me l’aviez promis ?

LE MARQUIS.

Le pauvre garçon a eu, je crois, envie de désobéir. Il fallait qu’il eût un terrible appétit pour cela. Votre tyrannie va un peu loin, marquise : passe pour exiger des gens les complaisances que tout homme bien né sera heureux d’avoir pour une femme, mais il faut y mettre un peu de pitié, au moins, et laisser aux gens le temps de déjeuner.

LA MARQUISE.

D’abord, avant de le plaindre, ce pauvre Paul, il faudrait être bien sûr que ma tyrannie le rend malheureux, ce dont je doute ; et puis le grand mal qu’il y a à s’emparer de l’existence de Paul. Et à quoi servirait-il, s’il ne servait pas à aller chercher les albums dont j’ai besoin ? Il y a beaucoup de jeunes gens comme lui qui seraient d’ailleurs parfaitement inutiles, si nous ne trouvions pas moyen de les employer quelquefois.

Tous sont assis.

CASTELLAS.

Mon Dieu ! je passe condamnation pour M. Paul.

LA MARQUISE.

Et vous avez bien raison, allez...

CASTELLAS.

Mais, ce qu’il y a de vraiment déplorable, c’est que cette excessive coquetterie... je pense qu’on peut appeler le mal par son nom...

LA MARQUISE.

Appelez, baron... appelez...

CASTELLAS.

C’est que cette coquetterie, ne s’arrêtant pas toujours aux gens d’une valeur charmante sans doute, mais peut être un peu superficielle, arrive jusqu’à s’attaquer à des gens d’un mérite sérieux, réel, incontestable, comme Albert de Woëll, par exemple...

ALBERT.

Ah ! je vous en supplie, monsieur le baron, ne parlons pas de mon mérite ; vous m’accablez, en vérité.

CASTELLAS.

Je dis ce que je pense...

ALBERT.

Je vous remercie de le penser, mais vous savez que les compliments ont une qualité qui est de donner l’air très spirituel à la personne qui les fait ; ils ont aussi un défaut, qui est de donner une figure assez niaise à celui qui les écoute. Pardonnez un peu de modestie à un homme qui tient à avoir le moins possible l’air embarrassé.

LE MARQUIS.

Et puis, permettez-moi de vous dire, mon cher baron, que vous avez poussé la discussion un peu trop loin, et qu’ainsi vous avez risqué d’arriver à une idée fausse. Les hommes de mérite ont quelque chose qui les met au- dessus des atteintes de la coquetterie, c’est leur mérite même, la coquetterie le sait bien, et elle n’essaye pas ses griffes sur de pareilles gens.

LA MARQUISE.

Oh ! que voilà bien une phrase de mari !

LE MARQUIS.

Vous trouvez, marquise ?

LA MARQUISE.

Mais ne comprenez-vous pas que si la difficulté est aussi grande que vous dites, c’est cette difficulté justement qui doit tenter, et que la coquetterie essaye surtout ses griffes sur les gens qui semblent être au-dessus de ses atteintes.

LE MARQUIS.

Tant pis pour elle, marquise, car elle doit s’exposer à de singuliers mécomptes : les gens comme Albert, puis qu’on l’a nommé, ont pour se défendre des travaux à faire, des devoirs à accomplir. Paul peut sacrifier son inutilité, Bernheim peut au besoin sacrifier sa peinture, les gens comme Albert ne sacrifient pas la tâche qu’ils ont à remplir.

LA MARQUISE, à Albert.

Qu’est-ce que vous en dites, vous ?

 

 

Scène II

 

LE MARQUIS, LA MARQUISE, LÉONIE, BERNHEIM, CASTELLAS, ALBERT, PAUL

 

PAUL.

Marquise, voilà l’album !

Albert se lève.

LA MARQUISE.

Ah ! enfin !

PAUL.

Je suis heureux...

LA MARQUISE.

Vous l’avez eu facilement ?...

PAUL.

Pas très facilement, non, marquise...

LA MARQUISE.

Avez-vous eu le temps de déjeuner, au moins ?...

PAUL.

Oui, j’ai eu le temps.

LA MARQUISE.

Avant d’avoir l’album ?

PAUL.

Oh ! non... j’ai voulu d’abord... mais après, j’ai songé que mon oncle, le ministre, était écrasé de travaux et déjeunait tard... En effet, je suis arrivé à temps, j’ai déjeuné avec lui.

ALBERT, à Paul.

Vous avez vu votre oncle ?

PAUL.

Oui, il m’a même chargé de te dire en particulier certaines choses à propos de ta démission.

Tous se lèvent, excepté la marquise.

CASTELLAS.

Hein ?

LE MARQUIS.

Tu donnes ta démission !

ALBERT.

Oui, j’y suis forcé... Je t’expliquerai...

LÉONIE, à part.

Ah ! c’est trop, en vérité, c’est trop...

LE MARQUIS.

En effet, mignonne, cela est plus grave que je ne pensais ; il n’y a pas de temps à perdre.

Moment de gêne.

ALBERT, prenant le bras de Paul.

Puisqu’on vous avait recommandé de me parler en particulier... vous auriez bien fait de ne pas dire ce mot là tout haut. Voulez-vous me répéter ce qu’on vous a dit ?...

Ils sortent.

CASTELLAS, à part.

La marquise n’a pas été étonnée...

BERNHEIM, à Castellas, l’emmenant.

Avez-vous lu l’histoire de ce juge qui, chaque fois qu’il découvrait une sottise ou un délit, commençait l’information par ces mots... « Où est la femme ? »

CASTELLAS.

Oui, il me semble...

BERNHEIM.

Un homme fort sage que ce juge, un homme fort sage !...

Ils sortent.

 

 

Scène III

 

LÉONIE, LE MARQUIS, LA MARQUISE

 

LE MARQUIS.

Voyons, mignonne, voyons...

LA MARQUISE.

Qu’y a-t-il ?

LE MARQUIS.

Eh ! ne voyez-vous pas... il y a que Léonie... et je comprends cela moi-même, à ce mot de démission... Et moi qui ai cru un moment que c’était le départ d’Albert...

LÉONIE.

Oh !...

LE MARQUIS, à Léonie.

Au contraire, c’est parce qu’il ne part pas...

LÉONIE.

Oh ! jamais je n’aurais pu supposer qu’on oserait aller jusqu’à... Oh ! qu’il ne songe plus à moi... qu’il oublie !... Je pourrai ne rien dire... mais le voir renoncer...

LA MARQUISE.

Eh, mon Dieu !... ma chère enfant, il ne faut pas prendre les choses si au tragique ; une démission envoyée se retire...

LÉONIE, au marquis.

Vous la lui ferez retirer ?...

LA MARQUISE.

Vous avez dix-huit ans, et vous croyez que parce qu’un homme a dit qu’il ferait une chose... Plus tard... vous verrez... Quant à ne plus songer à vous... quant à oublier... ne vous alarmez pas ; il reviendra près de vous, n’en doutez pas... plus tendre, plus empressé ; il reviendra bientôt... il vous aime...

LÉONIE.

Oui... il m’aime, je le sais.

LA MARQUISE.

Vous le savez ?

LÉONIE.

Oui, il m’aime, et cet amour est certes assez fort pour que personne ne le puisse briser...

LA MARQUISE.

Voilà des paroles quelque peu ambitieuses...

LÉONIE.

Je suis sûre de ce que je dis...

LA MARQUISE.

Sûre ?

LÉONIE.

À ce point que si une autre femme croyait être aimée par Albert...

LA MARQUISE, se levant.

Eh bien ?

LÉONIE.

Je lui dirais qu’elle se trompe.

LA MARQUISE, souriant.

Oh !...

LÉONIE.

Et il viendrait un jour où cette femme reconnaîtrait que j’ai dit la vérité.

LA MARQUISE.

Et peut-on savoir ce qui vous rend si sûre de cet amour ?

LÉONIE.

La certitude d’en être digne...

LA MARQUISE.

Mais si vous avez une telle confiance...

LÉONIE.

Une confiance absolue.

LE MARQUIS.

Et tu as raison, mignonne, tu as raison.

LA MARQUISE.

Je ne vois pas ce qui peut vous inquiéter, alors...

LÉONIE.

Vous ne le voyez pas ?

LA MARQUISE.

Non...

LÉONIE.

J’aurais pensé que cela était moins difficile à voir... Je sais bien que ce sentiment auquel Albert obéit maintenant ne peut avoir de force que pendant un instant, mais vous voyez qu’un instant suffit pour faire beaucoup de mal : une occasion de se bien conduire s’offre à lui, il la repousse ; plus tard, il la regrettera ; cette occasion en sera-t-elle moins perdue ?... Voilà ce qui peut m’inquiéter et ce qui m’inquiète. On peut faire tourner les choses de façon à ce que cet amour même dont je suis sûre soit un malheur... on peut nous séparer... si on ne peut pas fermer les yeux d’Albert pour toujours, on peut les lui fermer pendant assez de temps... et quand il les rouvrira, quand il s’apercevra que c’est moi qu’il aime et non une autre, il sera trop tard, sans doute, et cet amour, qui au rait dû être le bonheur de notre existence, en sera...

LE MARQUIS.

Remets-toi, mignonne. Tu as raison d’avoir foi quand même dans la tendresse d’Albert ; mais tu as tort de croire que l’on vous séparera : il t’aime, et l’on ne vous séparera pas. La marquise et moi, nous saurons bien empêcher... Tu ne doutes pas, sans doute ?...

LÉONIE.

Je ne doute pas de vous, mon oncle.

LE MARQUIS.

Ni de ta tante, j’imagine ?

LÉONIE, se jetant dans ses bras.

Ah ! s’il ne s’était agi que de mes souffrances à moi, je n’aurais rien dit ; mais le voir perdre sa vie, savoir qu’il sera malheureux, désespéré... Oh ! c’est trop ! c’est trop ! Je n’ai pas eu la force...

LE MARQUIS.

Allons, allons ! tu es souffrante... donne-moi le bras, mignonne, je parlerai à Albert tout à l’heure. En supposant même qu’on lui ait fermé les yeux, il ne sera pas difficile...

Le marquis et Léonie sortent.

 

 

Scène IV

 

LA MARQUISE

 

Comme cela rend jolie un peu de colère !... Cette figure pâle, ces yeux qui brillaient... En vérité, ce serait dommage ! Certainement, mignonne, on vous le rendra, votre Amadis, on vous le rendra, d’autant plus qu’il commence à aller un peu loin ; et puis, on ne veut pas que vous soyez malheureuse... Mais vous mériteriez bien une leçon de modestie ; c’est moi qu’il aime et non une autre... Ah ! si l’on voulait !...

Feuilletant l’album.

Il n’y a rien de bon dans ces costumes. En vérité, je ne sais pas pourquoi je fais attention à ce Bernheim ; il n’a aucun talent, ceci est incontestable, aucun talent...

Entre Paul.

 

 

Scène V

 

LA MARQUISE, PAUL

 

LA MARQUISE.

C’est vous, Paul ? Qu’avez-vous donc fait de M. de Woëll ?

PAUL.

Il causait avec moi, et, tout d’un coup, il m’a quitté pour aller chercher quelque chose dans son appartement.

LA MARQUISE.

Quoi ?

PAUL.

Je ne sais pas.

LA MARQUISE.

N’avez-vous pas rencontré le marquis et Léonie ?

PAUL.

Si fait ! ils se trouvaient justement dans l’allée que nous suivions ; c’est en les apercevant que M. de Woëll a rebroussé chemin... Comment savez-vous cela ?

LA MARQUISE, s’asseyant sur le canapé.

Qu’est-ce que le ministre vous a dit à propos de la démission de M. de Woëll ?

PAUL.

Mon oncle est furieux... M. de Woëll s’est justement avisé de faire cette belle équipée au moment où on allait lui confier une mission difficile et fort importante. D’abord mon oncle a parlé doucement, il n’a rien obtenu ; alors, il s’est fâché tout rouge, et il m’a chargé de dire à M. de Woëll que si, aujourd’hui, avant dix heures, cette démission n’était pas retirée par lui, elle serait acceptée irrévocablement, et que la mission serait donnée à un autre...

LA MARQUISE.

Voilà tout ?

PAUL.

Voilà tout. Maintenant, marquise, je vous supplie de ne pas en parler ; je m’étais engagé à ne le dire à personne.

LA MARQUISE.

Vous vous étiez engagé ?

PAUL.

Oui.

LA MARQUISE.

Eh bien, alors, pourquoi m’avoir dit tout de suite...

PAUL.

Mais c’était vous qui m’interrogiez, est-ce que vous pouvez supposer qu’il vous arrive de me demander quelque chose et que moi je refuse ?...

LA MARQUISE.

En vérité, Paul !

PAUL, s’asseyant sur une chaise près de la marquise.

Ah ! si vous saviez ! Quand je suis près de vous...

LA MARQUISE.

Il faut avoir un peu plus de volonté, Paul, il le faut ; cela est bon, si vous tenez à plaire...

PAUL.

Certes, je tiens à... mais je serais sûr de plaire en vous désobéissant, que je n’en aurais pas la force ; il m’est impossible de résister à un mot, à un regard de vous ; peut être ai-je hésité un moment quand vous m’avez envoyé chercher cet album, mais c’est que j’avais si faim !

LA MARQUISE.

Vous savez que je n’ai rien, trouvé du tout dans cet album.

PAUL.

Oh ! marquise, je suis désolé...

LA MARQUISE.

Vous avez eu de la peine à l’avoir, m’avez-vous dit... Est-ce que madame de Marsailles a été désagréable ?

PAUL.

Non, marquise, pas précisément désagréable.

LA MARQUISE.

Et quand je pense qu’on vous a plaint.

PAUL.

Pas désagréable, au contraire, et voilà justement...

LA MARQUISE.

Oui, à cause des quarante-neuf ans, je comprends ; vous aimiez mieux la mission chez cette demoiselle Esther ?...

PAUL.

Oh !...

LA MARQUISE.

Là, dites la vérité !

PAUL.

Oui, marquise.

LA MARQUISE.

Est-ce que vraiment cette demoiselle a osé jouer ce rôle de fée avec le costume que vous avez osé me dire ?...

PAUL.

Dame ! marquise, la pièce a été donnée en été ; et puis, le costume est fort joli...

LA MARQUISE.

Vous avez vu jouer la pièce ?

PAUL.

Non, mais, hier, j’ai pu juger de l’effet...

LA MARQUISE.

Ce qui me plaît en vous, c’est que vous parlez de ce que vous éprouvez près de moi.

PAUL.

Oh ! oui, marquise, si vous pouviez savoir...

LA MARQUISE.

Et que cela ne vous empêche pas de me raconter naïvement les histoires les plus extravagantes...

PAUL.

Comment ! Vous m’en voulez, de...

LA MARQUISE.

Fi, monsieur ! cela révolte...

PAUL.

Mais c’est vous qui m’avez envoyé, c’est vous qui m’avez donné l’ordre... c’est vous...

LA MARQUISE, se levant.

La bonne physionomie ! Vous avez l’air aussi penaud que le malheureux assassin du roi Pyrrhus...

PAUL, se levant.

Le roi Pyrrhus, marquise ?...

LA MARQUISE.

Oui. Vous ne savez pas... ce qui me plaît encore en vous, Paul, c’est que vous n’avez pas une de ces fausses ignorances comme tout le monde en a aujourd’hui, vous êtes vraiment ignorant comme on l’était au bon temps...

PAUL.

Je suis bien content d’être ignorant, si cela vous amuse...

LA MARQUISE.

Ah ! voilà une jolie phrase, plus d’un savant ne l’eût pas trouvée...

PAUL.

Vous ne m’en voulez plus ?...

LA MARQUISE.

De quoi ?...

PAUL.

De ce qu’hier soir...

LA MARQUISE.

Non, Paul, je ne vous en veux plus. Je monterai à cheval tout à l’heure, M. de Woëll m’accompagne, vous viendrez avec nous...

PAUL.

Ah ! marquise, je vais veiller à ce que votre cheval soit sellé avec soin...

Entre Albert.

 

 

Scène VI

 

LA MARQUISE, PAUL, ALBERT

 

LA MARQUISE.

Qu’êtes-vous allé chercher chez vous ?

ALBERT.

Chez moi ?

LA MARQUISE.

M. de Clèves m’a dit que vous l’aviez quitté...

ALBERT.

Oh ! c’était peu important : je suis allé prendre ma cravache et mes gants, ne sortons-nous pas ?

LA MARQUISE.

Si fait !

PAUL, à Albert.

Monsieur de Woëll, je crois que nous sommes assez liés pour que je vous dise quelque chose...

ALBERT.

Quoi donc, Paul ?

PAUL.

Il y a plusieurs jours que j’y pense ; je ne savais pas trop si je pouvais me permettre... Cependant, toute réflexion faite, je crois que nous sommes assez liés pour que j’ose parler, et que vous ne le preniez pas mal...

ALBERT.

Parlez donc, je vous en prie.

PAUL.

Qu’est-ce que vous tenez là, à la main ?

ALBERT.

À la main ?

PAUL.

Oui,

ALBERT.

Mais ce sont des gants.

PAUL.

Sérieusement, monsieur de Woëll, est-ce que vous croyez que ce sont-là des gants ?

ALBERT.

Qu’est-ce que c’est ?

PAUL.

Oui, dans un certain sens, je sais bien que l’on peut dire... Mais sont-ce des gants pour monter à cheval, voilà la question !

ALBERT.

Vous trouvez ?...

PAUL.

Je vous montrerai des gants pour monter à cheval ; mais quant à ce que vous tenez là... Encore une fois, je vous demande pardon de cette observation. Vous ne m’en voulez pas ?...

ALBERT.

Pas du tout, et toutes les fois que je commettrai une faute de ce genre, je vous serai obligé de m’en avertir.

PAUL.

Je n’y manquerai pas.

Il sort.

 

 

Scène VII

 

ALBERT, LA MARQUISE

 

LA MARQUISE.

Cette démission, vous l’avez donc donnée sérieusement ?

ALBERT.

Avez-vous pensé que je l’avais donnée pour la reprendre, et que j’avais joué une comédie ?

LA MARQUISE.

Non, certes ; mais une résolution de cette importance...

ALBERT.

Vous avez dit que, sans doute, j’avais plus d’ambition que d’amour, et que s’il se présentait une occasion d’acquérir un peu de réputation, vous étiez sûre aussitôt de ne plus rien être pour moi.

LA MARQUISE.

Je n’ai pas dit cela...

ALBERT.

Vous l’avez fait entendre, au moins... Mais, n’en eussiez vous pas parlé, n’y eussiez-vous même pas songé, il eût suffi que l’idée me vînt que vous y pouviez songer, et que, peut-être, cette preuve, après toutes les autres, était nécessaire pour vous empêcher de douter de moi.

LA MARQUISE.

Qui vous dit que je doute de vous ?

ALBERT.

Et, si vous ne doutiez pas, quelle raison auriez-vous pour agir de façon à ce que, moi, je doute toujours.

LA MARQUISE.

Ah ! c’est là que vous en voulez venir ?... C’est vous qui doutez... et non pas moi. J’attendais cela... Et de quoi doutez-vous, s’il vous plaît ?

ALBERT.

Je suis bien sûr que je vous aime... mais qu’est-ce qui m’assure que vous m’aimez ? Quand je suis près de vous, je n’ai plus d’ambition, j’oublie jusqu’à mes remords, jus qu’à ce perpétuel mensonge dans lequel je suis force de vivre ; une seule pensée me possède, je vous aime... Tout cela je le sais, tout cela se passe en moi, et je n’ai qu’à y regarder pour en être sûr ; mais qui peut me répondre de ce qui se passe en vous ? Je vois bien mille liens qui m’enchainent à vous, je n’en vois pas un seul qui vous attache à moi ; ma vie entière est à vous, je ne suis pas maitre d’une parcelle de la vôtre, et si demain, si tout à l’heure, il vous plaisait de me dire que rien n’existe entre nous, et que je ne suis pas autre chose pour vous que le premier venu...

LA MARQUISE.

Ah ! si vous croyez cela...

ALBERT.

Non, je ne le crois pas... Si je le croyais... je ne le crois pas, je sais bien que c’est impossible... mais si l’on peut empêcher une pensée folle de se fixer dans le cerveau, empêche-t-on qu’elle ne le traverse ? Quelquefois je vous écoute, et je ris quand vous parlez de Paul, ou d’un autre de ces pantins que vous vous amusez à faire danser au bout d’un fil ; je ris, et tout à coup je m’arrête... Au bout de ce fil que tient votre main, ce n’est plus la figure de Paul que j’aperçois, c’est la mienne, et je me dis qu’a près tout j’ai peut-être grand tort de rire, et qu’il ne m’est pas prouvé que je ne joue pas près de vous un rôle absolument pareil à celui de cet homme de qui je me moque.

LA MARQUISE.

Ce que vous me dites là est on ne peut plus charmant ; vous me tenez singulièrement compte des considérations par-dessus lesquelles j’ai été obligée de passer pour vous faire connaître quels sentiments j’ai pour vous.

ALBERT.

Oh ! j’ai tort, sans doute, et quand cette pensée absurde se loge dans ma tête, il suffit, pour l’en chasser, d’une parole que vous m’adressez, d’un regard que vous laissez tomber sur moi ; assurément je suis fou, je n’ai rien à craindre, si je suis le seul à qui vous parliez ainsi, le seul que vous regardiez de cette façon ; mais que voulez-vous que je croie, si ce regard, si ces paroles, je m’aperçois que vous les avez pour un autre ?

LA MARQUISE.

Pour un autre !

ALBERT.

Oui. Ah ! ne me dites pas non, je vous ai bien observés depuis quinze jours... vous et ce Bernheim...

LA MARQUISE.

Ah !...

ALBERT.

Vous êtes avec lui ce que vous étiez avec moi... Ne me dites pas non !... Lui ne se cache guère, et vous, vous essaieriez vainement de vous cacher ; songez bien qu’il n’y a pas une minute dans ma vie qui ne soit occupée par vous... Vous ne dites pas un mot, vous ne faites pas un geste qui ne se grave là, et qui n’y reste... J’entends le mouvement de vos lèvres... Je suis sûr de ce que je dis, ne me dites pas que cela n’est pas.

LA MARQUISE.

Je vous dirai que cela est, si vous le voulez.

ALBERT.

Ah ! voilà bien la réponse que je devais attendre : je puis croire ce que je voudrai, n’est-ce pas ? et vous ne vous souciez guère de ce que je puis croire ? Ah ! Louise ! est-ce que vous ne devriez pas vous en soucier ?... Je ne vous parle pas comme il faudrait, peut-être... Pardonnez-moi... j’ai tort de vous accuser... je dois avoir tort ; une parole de vous suffirait pour me le prouver ; cette parole, pourquoi la refusez-vous ?

LA MARQUISE.

Que puis-je faire à cela, moi ? Suis-je responsable de ce que vous vous mettez dans la tête ? Ce que vous croyez pour M. Bernheim, demain, peut-être, vous le croirez pour un autre. Que puis-je dire qui vous prouve que vous avez tort ? Ai-je un moyen pour vous empêcher de croire telle chose, et pour vous forcer à croire telle autre ?...

ALBERT.

Oui, vous en avez un.

LA MARQUISE.

En vérité ?

ALBERT.

Vous avez un moyen pour que je ne sois plus jaloux la Bernheim, ni d’aucun autre, un moyen pour que je sois sûr de vous, et que je ne doute pas plus de votre sincérité que je ne doute de la mienne !

LA MARQUISE.

Et quel est ce moyen ? Je ne vous cache pas que je serais curieuse de le connaître.

ALBERT.

Ah ! Louise ! Louise ! si vous m’aimiez !

LA MARQUISE, passant devant lui.

Avouez que vous n’avez pas la tête bien à vous, maintenant, et qu’il y a des instants où vous perdez la raison.

ALBERT.

Mais que voulez-vous, enfin ? Quel témoignage exigez-vous, quel sacrifice faut-il vous faire ?

LA MARQUISE.

Quel sacrifice, dites-vous ? Je ne vous comprends pas, je ne vous ai jamais demandé de sacrifice, je ne vous en demande pas.

ALBERT.

Ah ! cela est vrai, vous ne devez rien demander ; demander quelque chose, ce serait s’engager...

LA MARQUISE.

M’engager ! m’engager à quoi ?... Quelles singulières paroles me faites-vous entendre, et qu’est-ce que c’est donc que votre amour ?

ALBERT.

Eh ! c’est de l’amour !

La marquise fait un mouvement.

Oh ! je vous en prie, Louise, que craignez-vous ! Ai-je besoin de vous parler de mon respect ? Ne vous en ai-je pas donné assez de preuves ?

LA MARQUISE.

Mais il me semble que, pour m’y faire croire mainte nant, une preuve de plus ne viendrait pas mal !...

ALBERT.

Ah ! Louise ! Louise !

LA MARQUISE.

Vous êtes fou ! Comment une pareille idée vous est-elle venue ? comment avez-vous pu croire, qu’entre M. Bernheim et vous ?...

ALBERT.

Bernheim !

LA MARQUISE.

N’est-ce pas de lui que nous parlions !

ALBERT.

Ah !

LA MARQUISE.

Allons, je veux faire quelque chose pour vous... Je veux vous rassurer : je vous jure que je n’aime ni M. Bernheim, ni M. de Clèves... ni...

ALBERT.

Ni moi, peut-être ?...

LA MARQUISE.

Voulez-vous que cela soit convenu ?

ALBERT.

Ah ! vous vous jouez trop de moi, Louise, vous vous jouez trop de moi !

 

 

Scène VIII

 

LA MARQUISE, LE MARQUIS, ALBERT

 

LE MARQUIS.

C’est toi que je cherche, j’ai à te parler, et le plus tôt sera le mieux.

ALBERT.

Tout de suite, si tu le veux... De quoi as-tu à me parler ?

LE MARQUIS.

Mais... de ce dont la marquise te parlait probablement.

LA MARQUISE, au marquis.

Comment va Léonie ?

LE MARQUIS.

Mieux, je l’ai rassurée...

LA MARQUISE, remontant.

Si sérieux que soit ce que vous avez à dire à M. de Woëll, ne le gardez pas trop longtemps... vous savez que je vais sortir et qu’il m’accompagne... Vous ne venez pas avec nous ?

LE MARQUIS.

Non... mon bras me fait un peu souffrir.

LA MARQUISE.

Pas sérieusement, au moins ?

LE MARQUIS.

Non, Louise, pas sérieusement.

LA MARQUISE.

Voilà ce que c’est que de glisser le long des talus ; il faudra, une autre fois, tacher d’être plus adroit.

Elle sort.

 

 

Scène IX

 

ALBERT, LE MARQUIS

 

Ils s’asseyent sur le canapé.

LE MARQUIS.

Écoute-moi, Albert, mon frère aîné, en mourant, t’avait désigné pour être le mari de Léonie ; tu t’étais laissé désigner d’assez bonne grâce, et jusqu’à présent, je veux dire jusqu’à une époque que je ne peux pas fixer, puisque je ne me suis véritablement aperçu des choses que tout à l’heure, tu avais paru être dans les mêmes intentions.

ALBERT.

Je ne dis pas le contraire.

LE MARQUIS.

Aujourd’hui, ces intentions se sont modifiées...

ALBERT.

Mon Dieu ! Henri...

LE MARQUIS.

Oh ! je te prie, avant tout, de ne pas te troubler ; je ne te blâme pas, je t’interroge ; tu as à me répondre des choses parfaitement justes. Les engagements d’enfance ne sont pas toujours sérieux : tu avais cru aimer Léonie, tu t’aperçois que tu ne l’aimes pas, tu renonces à sa main, c’est fort honnête, c’est parfait ! Est-ce bien cela que tu veux me répondre ?...

ALBERT.

Oui, c’est bien cela !

LE MARQUIS.

C’est bien simple, et il n’y avait pas besoin de te troubler pour cela. Autre chose maintenant. Tu es dans une position magnifique, tu as devant toi un avenir plus beau encore ; tu brises cette position, tu renonces à cet avenir, et tu donnes ta démission !... et cela, juste au moment où l’on a besoin de toi !...

ALBERT.

Ah ! pour ma démission, je t’ai dit que je t’expliquerais...

LE MARQUIS.

Encore son air embarrassé ! Il est cependant bien facile de répondre : tu donnes ta démission, parce que tu as envie de vivre pour toi et non pour les autres, ce que ta fortune te permet de faire ; et tu as certes donné assez de preuves de mérite et de courage pour avoir le droit de donner cette démission, quand il te plaît, n’est-ce pas ?

ALBERT.

Oui, tu as à peu près dit ce que j’aurais répondu...

LE MARQUIS.

Eh bien, voilà qui est dit ! Il n’est pas beaucoup dans mon caractère d’adresser des reproches aux gens, et, d’ailleurs, je n’ai pas à t’en adresser ; je t’ai dit ce que j’avais à te dire, c’est fini !

ALBERT.

C’est fini ?

LE MARQUIS.

Assurément ! Ne m’as-tu pas répondu, ou plutôt ne me suis-je pas, en ton nom, répondu moi-même de la façon la plus satisfaisante ?

ALBERT.

Alors ?...

LE MARQUIS.

Alors, de quelle femme es-tu l’amant ?

ALBERT.

Tu dis ?

LE MARQUIS.

Je te demande de quelle femme tu es l’amant ? la question est assez nette. En sommes-nous encore à nous ca cher quelque chose l’un à l’autre ?

ALBERT.

Il y a de ces choses que l’on cache à tout le monde.

LE MARQUIS.

Hum ! tu ne la nommes pas... à moi ?... Est-ce qu’elle serait ?... Cela me surprend, à en juger par les sacrifices que tu fais pour elle... J’aurais pensé que pas une ne pouvait être plus agréable à avouer...

ALBERT.

Henri ! je ne permettrais pas...

LE MARQUIS.

Oh ! oh ! tu te fâches ! Voilà qui est grave.

ALBERT.

Laissons cela...

LE MARQUIS.

Je ne connais guère qu’une sorte de gens qui s’indignent sérieusement quand on les soupçonne d’avoir une maîtresse, ce sont les gens qui ont des maîtresses dont ils ne sont pas...

ALBERT.

Je ne suis l’amant d’aucune femme !

LE MARQUIS.

Justement, c’est ce que j’allais dire : qui ont des maîtresses dont ils ne sont pas les amants...

ALBERT.

Henri !

LE MARQUIS.

Il en est peut-être là, le malheureux ! Tiens ! donne-moi ta parole que tu es sûr d’être aimé, et je comprends tout... Dis-moi que tu renonces à une jeune fille qui t’aime, que tu la vois souffrir et que tu détournes la tête, dis-moi que tu brises ton avenir... il y a des femmes qui valent cela... mais donne-moi ta parole que tu es sûr d’être aimé !...

ALBERT.

Je t’ai dit que je n’étais pas...

LE MARQUIS.

Eh ! tu me l’aurais donnée mille fois pour une, cette parole, si tu avais eu l’ombre d’une certitude... J’ai mal posé ma question, je recommence : qu’elle est la femme qui se moque de toi en te laissant espérer que tu seras son amant ?

ALBERT.

Hein ?

LE MARQUIS.

La question est mieux comme cela.

ALBERT.

En vérité, tu me crois trop niais...

LE MARQUIS.

Eh ! si tu étais un niais, j’aurais moins peur ! Mais il y a cent façons d’être bête, mon ami ; les imbéciles n’en emploient qu’une, ce qui fait qu’il en reste quatre-vingt-dix neuf pour les gens d’esprit. Tu n’es pas un niais, tu es un homme de mérite ; mais dans quelles griffes es-tu tombé, mon pauvre homme de mérite ? Veux-tu que je te dise où tu vas, et ce qui t’attend ?

ALBERT.

Oh !

LE MARQUIS.

Eh ! oui, penses-tu que je ne le connaisse pas, ton bonheur ? Je le connais mot par mot, geste par geste, emportement par emportement ; la femme que tu ne veux pas me nommer, je la vois, au visage près, bien entendu... Je la vois, et je l’entends ; elle s’est plainte à toi de la banalité des gens qui l’entouraient, n’est-ce pas ? Elle avait lu Musset, et elle se souvenait de la paraphrase de don Juan. Elle aussi, elle appelait son rêve, ce n’était jamais lui ; mais toi, au moins, tu lui ressemblais, cela t’a flatté, toi ; tu as trouvé la femme une grande, parce qu’elle te trouvait grand ; elle te créait dieu, tu l’as improvisée déesse ; c’était le moins que tu pusses faire ; c’est là qu’on t’attendait... Du coup, tu es devenu un homme, et un homme comme les autres...

ALBERT.

Le joli roman que tu fais là...

LE MARQUIS.

Oh ! que tu sais bien que ce n’est pas un roman ! Une fois là, l’on t’a fait gentiment traverser les diverses évolutions de la passion, comme un écuyer traverse des cerceaux de papier, et la dame de rire ; car rien n’est amusant comme de voir sauter un homme de mérite... d’autant plus amusant, que les hommes de mérite sont généralement maladroits, et qu’ils sautent mal ; mais on a beau sauter mal, on ne veut pas sauter pour rien... Tu te plaignais sans doute, et tu demandais au moins le prix de cette gymnastique ! Oh ! ne me dis pas non, je ne te croirais pas... Ah ! mon pauvre ami, c’est là que la dame a été véritablement heureuse !

ALBERT.

Mon Dieu, Henri, tu as une façon de plaisanter... c’est celle de ton monde, mais je ne suis pas de ce monde-là, moi, tu le sais, et je souffre réellement en t’entendant...

LE MARQUIS.

Tu souffres parce que je dis la vérité ! Oh ! je les connais les accès de dignité que l’on t’oppose, et les querelles qui naissent on ne sait de quoi... Toi, tu cherches à les apaiser, tu prouves que tu n’es pas coupable, coupable de quoi ? tu n’en sais rien, ni elle non plus... De quoi s’agissait-il ? De tout, hors de ce que tu voulais... Reviens-y maintenant si tu le peux ! et puis les raisonnements sur le véritable amour qui consiste à ne rien exiger, et sur le véritable appétit qui consiste à ne pas manger ; et tu es de cet avis-là, toi, et tu jures, le cœur plein de désirs, que tu ne désires rien, et tu protestes de ton respect, et la dame de rire...

ALBERT, se levant.

Ah ! Henri ! si tu savais !

LE MARQUIS, se levant.

Tu ne dis plus que c’est un roman, maintenant ! Combien les femmes ont-elles de façons de répondre non à ce que tu demandes, je l’ignore ; mais si tu les notes, tu les connaîtras toutes... car on ne t’en épargnera aucune. Tu dois, toi, avoir de superbes fureurs, tu dois pleurer et menacer, et jeter la tête en arrière : voilà ce que les femmes cherchent, et celle qui te tient est bien tombée, si elle est nerveuse... et je parierais qu’elle l’est. Quand on t’aura dit non de toutes les façons, mon ami, on te le dira de la bonne, et celle-là sera la dernière ; quand, fatigué de servir de jouet à Célimène, qui s’ennuie, tu t’aviseras de parler haut et de vouloir, Célimène deviendra sérieuse à son tour, et, comme suprême argument, te jettera au nez sa vertu... Sais-tu ce que c’est que cette vertu-là ?

ALBERT.

Non ; mais décidément on gagne beaucoup à causer avec un philosophe comme toi, et je serai enchanté de m’instruire...

LE MARQUIS.

Ah ! pardieu ! tu es à bonne école, et la vertu dont je te parle, j’ai d’excellentes raisons pour la connaître...

ALBERT.

Je t’écoute, alors.

LE MARQUIS.

Depuis que ce monde est monde, l’homme a perfectionné une foule de choses, et très bien ; la femme, elle, repliée sur elle-même, n’a jamais été occupée qu’à en perfectionner une seule... elle perfectionne la femme ; ce perfectionnement incessant consiste à modifier certaines choses en les augmentant ou en les diminuant : une des choses que les femmes ont le plus modifiées, c’est leur vertu, ça n’a pas été en augmentant. Je suppose que cette vertu a d’abord été un cercle d’un rayon convenable, et capable de renfermer un nombre honnête de devoirs : les femmes, je veux dire celles dont nous parlons, ont examiné ce cercle, et l’ont trouvé trop grand ; elles en ont tracé un plus petit, elles ont dit : « Voici notre vertu, nous ne serons plus astreintes à faire ce qui est en dehors de cette nouvelle ligne ; quant à ce qui est en dedans, il faut nous y tenir. » Mon Dieu, ce nouveau cercle était encore raisonnable ; mais, une fois mises en goût, ces femmes ne se sont pas arrêtées, elles ont continué à perfectionner et à rogner... si bien que, de perfectionnement en perfectionnement, de rognure en rognure, ce malheureux cercle est arrivé à ne plus être qu’un point. Par exemple, une fois là, les femmes, toujours celles dont nous parlons, ont déclaré qu’elles s’y cramponnaient, qu’on ne les en ferait pas démordre, et qu’à cette condition, elles se raient et devraient être considérées comme absolument vertueuses.

ALBERT.

Et de quelles femmes parles-tu ? Cette vertu-là...

LE MARQUIS.

Ah ! mon ami, n’en dis pas de mal de cette vertu-là, elle est très agréable pour les maris et tout à fait propre à les rassurer. Par exemple, elle est déplorable pour les amants ; prends-y bien garde, Albert. Autrefois, t’enlever à un amour sacré, briser ton avenir, cela eût été dans le cercle, ça n’y est plus maintenant ; les femmes le peuvent faire et elles le font, mais ne t’avise pas de demander le prix de ces sacrifices. Tu resteras avec ton existence per due ; Célimène, avec sa vertu triomphante ; et de quoi te plaindras-tu ? qu’auras-tu à lui reprocher ? Elle te répondra que tu n’avais qu’à ne pas faire ce que tu as fait, et que jamais elle ne t’a demandé aucun sacrifice ; ce qui sera parfaitement vrai. Tu as pâli ! Ai-je deviné ? Ah ! je te plaindrais ; il n’y a pas de plus infernale coquetterie, que celle qui ne demande rien, qui ne refuse rien. L’homme cherche lui-même ce qu’il pourrait donner. Est-ce cela ? dit-il, et il apporte sa fortune, il apporte sa vie ; il s’arracherait le cœur si cela se pouvait faire, et il l’apporterait ! Est-ce cela ? Quand tout est donné, Célimène répond qu’elle ne sait pas de quoi on lui parle, qu’elle n’a rien demandé du tout, et cela dit, elle s’en va au bal, et son adorateur reste là tout à fait malheureux et un peu ridicule...

ALBERT.

Ah ! quant à cela...

LE MARQUIS.

C’est ce que je ne veux pas, parce que je suis ton ami ; je te tirerai de là... Tu ne veux pas me dire le nom de ta Célimène ?

ALBERT.

D’abord, je n’aime personne ; il n’y a donc pas de nom...

LE MARQUIS.

Bien, cela.

ALBERT.

Et puis, en supposant qu’il y en ait un, est-ce que tu le dirais, si tu étais à ma place ?

LE MARQUIS.

Si j’étais à ta place et si tu étais à la mienne, si tu me voyais dans la position où je te vois, tu chercherais par tous les moyens possibles à m’en tirer, c’est ce que je jure de faire ; je ne m’arrêterai pas que je ne sache le nom de cette femme.

 

 

Scène X

 

ALBERT, LE MARQUIS, LA MARQUISE

 

LA MARQUISE.

Eh bien, avez-vous dit ?

LE MARQUIS.

Oui, j’ai tout dit, marquise, et vous arrivez à merveille, vous pouvez me donner un bon avis...

LA MARQUISE.

Sur quoi ?

LE MARQUIS.

Vous avez entendu aussi bien que nous. Albert donne sa démission, il renonce à la main de Léonie.

LA MARQUISE.

Oh !

LE MARQUIS.

Vous voyez ce qu’il y a là-dessous ?

LA MARQUISE.

Qu’y a-t-il ?

LE MARQUIS.

Eh ! il y a une femme. Qu’avez-vous donc fait de votre perspicacité ?...

LA MARQUISE.

En ! oui, il y a une femme, c’est bien simple. Je croyais qu’il fallait deviner une chose énorme.

LE MARQUIS.

Il faut sauver Albert. Cette femme se moque de lui.

LA MARQUISE.

Vous croyez ?

LE MARQUIS.

Je le parierais. Albert ne veut pas la nommer ; cependant, il faut que je la connaisse.

LA MARQUISE.

Si vous voulez découvrir la ne, il ne faut pas la prévenir, il ne fallait même pas prévenir M. de Woëll, parce qu’une fois prévenus, ils se cacheront.

LE MARQUIS.

Oh ! je sais bien qu’ils se cacheront, mais j’espère que cela ne m’empêchera pas d’arriver ; ainsi, tenez, je sais déjà quelque chose sur la femme...

LA MARQUISE.

Quoi donc ?...

LE MARQUIS.

Je sais que c’est une femme tout à fait nulle ; je n’ose pas dire sotte, mais...

LA MARQUISE.

Vraiment !...

LE MARQUIS.

Mon Dieu, oui...

LA MARQUISE.

Comment avez-vous trouvé cela ?

LE MARQUIS.

Par la déduction. Albert a de l’intelligence et beaucoup ; la femme qui le tient n’en a pas ou en a fort peu, c’est aussi simple que cela.

LA MARQUISE.

Ah ! mais, vous êtes très fort...

LE MARQUIS.

Assez fort pour être à peu près sûr de trouver. Si je ne trouve pas, Bernheim, que j’aperçois là-bas, trouvera...

ALBERT.

Bernheim !

LE MARQUIS.

Oui, il est ton ami comme moi ; je vais lui parler et le lancer sur ton secret.

 

 

Scène XI

 

LA MARQUISE, ALBERT

 

ALBERT.

Que comptez-vous faire, Louise ?

LA MARQUISE.

Ce que je compte faire ?

ALBERT.

Il faut prendre une résolution. Vous voyez que l’on cherche notre secret, que l’on est sur la trace ; vous voyez que demain, que tout à l’heure, peut-être, Henri peut sa voir...

LA MARQUISE.

Vous croyez qu’il trouvera, vous ?

ALBERT.

Vous avez entendu, et vous n’êtes pas plus émue, vous ? et vous riez ?

LA MARQUISE.

Moi, je crois qu’il ne trouvera pas.

ALBERT.

Mais s’il trouve, enfin, s’il découvre ?

LA MARQUISE.

S’il découvre ? Que découvrira-t-il, après tout ?...

ALBERT.

Comment ?...

LA MARQUISE.

Il me semble qu’il n’y a rien dans tout cela...

ALBERT.

Ah ! c’est vrai, je n’y pensais plus... Il n’y a rien à dé couvrir, rien du tout ; j’avais grand tort de craindre, il n’y a rien à découvrir, vous avez raison...

LA MARQUISE.

Qu’avez-vous encore ?

Entrent Bernheim et Castellas.

 

 

Scène XII

 

LA MARQUISE, ALBERT, BERNHEIM, CASTELLAS

 

BERNHEIM.

Je viens vous prévenir, monsieur de Woëll, que Henri vient de me charger de la plus singulière commission...

LA MARQUISE.

Nous savons de quoi il s’agit. Et vous avez accepté ?...

BERNHEIM.

Sans hésiter ! C’est une dette que j’acquitte. Quand je suis allé en Égypte, M. de Woëll m’a sauvé, je m’étais laissé prendre aux larmes... LA MARQUISE.

D’un crocodile ?

BERNHEIM.

Non, marquise, d’une Parisienne qui voyageait... Là bas, comme ici, c’est ce qu’il y a au monde de plus dangereux...

CASTELLAS, à Albert.

Il faut pardonner un excès de zèle à qui nous aime... M. de Mercey paraît vous aimer singulièrement.

LA MARQUISE, bas, à Bernheim.

Ainsi, vous allez aider le marquis... N’y a-t-il vraiment là que de la reconnaissance, n’y faut-il pas voir un peu d’intérêt personnel ?

BERNHEIM.

Quel intérêt voulez-vous ? Je suis bien sûr, que cette femme, ce n’est pas vous.

LA MARQUISE.

Pourquoi en êtes-vous sûr ?

BERNHEIM.

Pourquoi ?

LA MARQUISE.

Oui, pourquoi ?

BERNHEIM.

Parce que je vous adore, marquise, et que le propre des adorations sérieuses étant de nous faire deviner les gens qui nous inquiètent et de nous les faire exécrer, si vous étiez cette femme, je détesterais M. de Woëll.

LA MARQUISE.

Et vous ne le détestez pas ?

BERNHEIM.

Pas du tout, au contraire. Donc !...

LA MARQUISE.

Donc, je ne suis pas la femme que vous cherchez. C’est parfaitement raisonné.

ALBERT, à part, regardant Bernheim et passant devant Castellas.

Oh ! devant moi...

CASTELLAS, à Albert.

Un homme d’un charmant esprit que M. Bernheim ; la marquise paraît trouver un grand plaisir à sa conversation.

LA MARQUISE, remontant.

Et que comptez-vous faire pour découvrir cette femme ?

BERNHEIM.

Moi ? J’ai tout bonnement dit à Henri de m’envoyer Jean...

LA MARQUISE.

Jean !... un domestique ! Vous allez interroger ?...

BERNHEIM.

Oh ! un artiste peut se permettre cela ; et puis, je parierais que le premier qui a dit qu’il n’était pas convenable d’interroger les domestiques était un homme qui avait beaucoup de secrets à cacher. Quoi qu’on en dise, je pense qu’il n’y a pas de meilleur moyen, quand on tient à savoir...

ALBERT, sèchement.

Je ne suis pas de cet avis...

BERNHEIM.

Oh ! vous, mon cher ami, vous n’avez pas voix délibérative, vous êtes justement l’homme qui a un secret.

ALBERT.

Je n’ai pas de secret à cacher ; si j’en avais, je saurais m’arranger de façon à ce qu’un domestique...

BERNHEIM.

Oh ! je crois que vous vous trompez... Vous cacherez vos secrets à tout le monde, excepté aux domestiques, à tous les domestiques, excepté à Jean. Je le crois d’une rouerie exceptionnelle ; s’il y a quelque chose à savoir sur vous, il le sait ; s’il le sait, il me le dira ; oh ! pour de l’argent, bien entendu, pour beaucoup d’argent !

ALBERT.

Je ne suis pas de cet avis. Jean est un fort honnête homme.

BERNHEIM.

Vous trouvez ?

ALBERT.

Oui ; je trouve aussi que, même sur un domestique, il y a certaines accusations qu’on a tort de porter à la légère.

BERNHEIM, étonné.

Voilà un domestique chaleureusement défendu... Vous montez toujours Colomba, marquise ?

LA MARQUISE.

Oui, toujours.

BERNHEIM.

Quelle singulière passion avez-vous pour les chevaux arabes ! Les chevaux anglais valent infiniment mieux !...

ALBERT.

Ce n’est pas mon avis.

BERNHEIM, à part.

Ah çà ! mais c’est un parti pris !

Haut.

Vous êtes rare ment de mon avis, aujourd’hui.

ALBERT.

Cela tient sans doute à ce qu’aujourd’hui vous dites des choses directement contraires à mes opinions.

BERNHEIM.

Je respecte fort vos opinions. Cela ne m’empêchera pas de dire que la grâce du cheval arabe est affectée, théâtrale, de mauvais goût ; enfin, on ne peut appeler gracieux que ce qui est distingué : c’est ce qui fait la supériorité du cheval anglais.

ALBERT, sec.

Je ne puis que répéter ce que j’ai dit : je ne suis pas de cet avis. Le cheval arabe est charmant ; je ne sais rien de plus souverainement disgracieux que le cheval anglais.

Entre Paul.

 

 

Scène XIII

 

LA MARQUISE, ALBERT, BERNHEIM, CASTELLAS, PAUL

 

PAUL.

Ah ! monsieur de Woëll, je vous demande pardon d’entrer un peu brusquement dans la conversation ; mais vous dites justement le contraire de ce que vous disiez il y a trois jours.

ALBERT.

Vous vous trompez, je crois.

PAUL.

Oh ! non, je ne me trompe pas.

ALBERT.

Vous aurez mal entendu.

Albert remonte.

PAUL.

Je ne pense pas avoir mal entendu ; du reste, il n’y a rien de plus ordinaire que de changer d’avis, moi-même cela m’arrive souvent, parce que j’oublie le lendemain ce que j’ai dit la veille...

LA MARQUISE.

C’est une raison !

PAUL.

Marquise, je viens vous dire que les chevaux sont prêts...

LA MARQUISE.

Partons, alors, monsieur de Woëll ; donnez-moi votre bras...

ALBERT.

Mais si je ne me trompe, voici M. de Clèves qui est prêt pour vous accompagner.

LA MARQUISE.

Monsieur vient avec nous ?

PAUL, montrant ses gants.

Regardez, monsieur de Woëll, voici des gants pour monter à cheval...

ALBERT.

Alors puisque vous n’êtes pas seule, je vous prierai de me permettre de ne pas sortir maintenant avec vous... J’ai à m’occuper...

LA MARQUISE.

Je n’insiste pas ; je sais que vos occupations, à vous, sont sérieuses... Vous me donnerez au moins la main lorsque je monterai à cheval...

ALBERT.

J’aurai à vous parler, Louise, quand vous serez revenue...

LA MARQUISE, prenant son bras.

Voilà une figure gracieuse... En vérité il ne leur sera pas difficile de découvrir si vous ne savez pas plus... À tout à l’heure, messieurs, je veux vous retrouver ici !... Nous vous suivons, monsieur de Clèves !

PAUL.

Marquise !...

Ils sortent.

 

 

Scène XIV

 

BERNHEIM, CASTELLAS

 

BERNHEIM.

Qu’est-ce que cela veut dire ?... ces contradictions ! Vous n’avez pas remarqué ?

CASTELLAS.

J’ai simplement remarqué que M. de Woëll ne pensait pas comme vous...

BERNHEIM.

Voilà tout ?

CASTELLAS.

Voilà tout ! Du reste, je trouve qu’il avait tort, moi : sur les chevaux anglais, je suis tout à fait de votre avis.

BERNHEIM.

Mais l’aigreur mal déguisée qu’il n’a cessé de mettre...

CASTELLAS.

Un peu de jalousie peut-être.

BERNHEIM.

Vous dites ?

CASTELLAS.

L’amitié a sa jalousie comme l’amour ; peut-être que M. de Woëll occupait dans l’amitié de madame de Mercey une place...

BERNHEIM.

Albert jaloux de moi ! Mais alors cette femme...

CASTELLAS.

Et qu’il a cru, en voyant quels progrès vous faisiez...

BERNHEIM.

Qu’est-ce que j’entrevois ? Et si c’était vrai ! et si Henri allait se douter !...

Entre Jean.

 

 

Scène XV

 

BERNHEIM, CASTELLAS, JEAN

 

JEAN, à Bernheim.

M. le marquis m’a dit, monsieur...

BERNHEIM.

Où est-il, M. le marquis ?

JEAN.

Il est dans le parc avec mademoiselle Léonie...

BERNHEIM.

Ah ! son moyen... En effet, Léonie aime Albert, elle aura dû s’apercevoir... Si elle allait parler !... Monsieur le baron, pardonnez-moi, il faut que j’aille trouver tout de suite...

CASTELLAS.

Ne vous gênez pas pour moi, je vous en prie, ne vous gênez aucunement.

 

 

Scène XVI

 

JEAN, CASTELLAS

 

JEAN.

Je croyais que M. Bernheim avait à me parler !

CASTELLAS.

Oh ! plus maintenant peut-être ; du reste, il paraît avoir de vous une excellente opinion, beaucoup d’intelligence, dit-il !

JEAN.

Il est bien bon...

CASTELLAS.

Avec une pareille intelligence, il est fâcheux de rester domestique.

JEAN.

Oh ! ce n’est pas un mauvais état.

CASTELLAS.

Sans doute, sans doute, la domesticité conduit à tout ; mais il faut savoir la quitter à propos...

JEAN.

Oh ! je ne suis pas ambitieux.

CASTELLAS.

Vous avez tort : quand on est intelligent, on doit compter sur la fortune ; elle n’est pas si aveugle qu’on veut bien le dire, elle ne se trompe pas toujours de porte.

JEAN.

Vous dites, monsieur ?

CASTELLAS.

Je dis que la fortune ne se trompe pas toujours de porte. Ah ! vous avez remarqué, à cause de ce qui vous est arrivé !... Oh ! je ne vous le reprochais pas : il faisait nuit, les deux portes se ressemblaient, peut-être étiez-vous à moitié endormi... cela n’a rien d’étonnant ; ça vous est arrivé une première fois, ça pourrait vous arriver une seconde.

JEAN.

Une seconde !

CASTELLAS.

Très intelligent, disait M. Bernheim, et capable, si l’on se trouvait avoir besoin de lui ; oh ! pour de l’argent, bien entendu, pour beaucoup d’argent, je ne l’ai pas oublié !

JEAN.

Mais que voulez-vous dire, monsieur le baron ?

CASTELLAS.

Je veux dire ce que je dis, apparemment... Allons un peu voir si ce cher marquis a trouvé la femme qu’il cherchait.

Il sort. Francine entre avec précaution.

 

 

Scène XVII

 

JEAN, FRANCINE

 

FRANCINE.

Eh bien ?...

JEAN.

Eh bien, voilà un honnête homme qui paraît me vouloir décidément beaucoup de bien.

FRANCINE.

Prenez garde ! il a une bien mauvaise figure... Mais, le marquis, lui avez-vous parlé ?...

JEAN.

Pas encore, j’attends l’émotion, et je crois qu’il faudra que je la fasse naitre moi-même.

FRANCINE.

Pour cela, je puis vous donner quelque chose qui vous servira.

JEAN.

Quoi donc ?

FRANCINE.

Un petit papier rouge qui, dans les mains d’un habile homme... Vous verrez... vous verrez...

 

 

ACTE III

 

Décor du deuxième acte.

 

 

Scène première

 

LE MARQUIS, LÉONIE

 

LE MARQUIS.

Je te ferai remarquer, mignonne, que ce que tu dis ne ressemble pas du tout à ce que tu disais il y a une heure.

LÉONIE.

Il ne faut pas tenir compte de ce que j’ai dit dans un moment d’emportement.

LE MARQUIS.

Tu étais sûre de son amour !

LÉONIE.

Je me trompais.

LE MARQUIS.

Tu en étais sûre !... Et cet amour, disais-tu, était assez fort pour que rien ne le pût briser.

LÉONIE.

C’était un accès d’orgueil, mon oncle, un accès ridicule... et je vous supplie d’oublier...

LE MARQUIS.

Ce n’était pas un accès d’orgueil, tu ne te trompais pas... Tu disais la vérité, alors, et, maintenant, tu ne la dis plus.

LÉONIE.

Mon oncle !

LE MARQUIS.

Il t’aime ! Tu avais raison de le dire ; tu avais raison aussi de dire que les choses pouvaient tourner de telle façon, que cet amour même deviendrait un malheur !

LÉONIE.

Eh ! que pouvons-nous faire ?...

LE MARQUIS.

Rien, assurément, si tu t’obstines à ne pas me dire le nom de cette femme ; mais, si tu me le dis, nous nous défendrons, mignonne, et nous nous défendrons si bien...

LÉONIE.

Sais-je seulement s’il y a une femme ?

LE MARQUIS.

Tu voudrais me faire croire maintenant que tu ne le sais pas ! Oh ! je me rappelle trop bien ta colère... quand ce matin tu défiais...

LÉONIE.

Je vous ai dit que ce matin je n’avais pas la tête à moi, mon oncle, et qu’il ne fallait pas vous souvenir...

LE MARQUIS.

Tu sais que c’est une femme qui éloigne Albert de toi... tu le sais... et tu ne pourrais pas dire le nom ?... Allons donc ! c’est impossible !

LÉONIE.

Vous voyez bien que cela est, cependant.

LE MARQUIS.

Je vois... Viens ici, regarde-moi bien en face... – Encore une fois, ce nom, tu ne le sais pas ?...

LÉONIE.

Je ne le sais pas, mon oncle.

LE MARQUIS.

Ah !... Eh bien, je ne te crois pas ! Tu ne serais pas une femme toi-même, si tu ne t’étais pas aperçue...

LÉONIE.

Je me suis fort bien aperçue de l’éloignement d’Albert, et, dans le premier moment, j’ai pu chercher à qui je m’en prendrais... au lieu de m’en prendre à moi-même. Si nous avions été moins aveuglés, moi, par mon amour-propre... et vous, par l’affection que vous me portez, peut-être serions-nous revenus à des sentiments plus humbles et plus vrais, et aurions-nous consenti à admettre qu’Albert s’éloignait sans que personne eût pris la peine de l’arracher d’auprès de moi ?

LE MARQUIS.

Voilà une délicatesse que je ne comprends guère... S’il ne suffit pas de te rappeler qu’il s’agit de ton bonheur pour te décider à parler autrement, songe qu’il s’agit aussi de celui d’Albert... Il n’y a que deux façons d’aimer : une qui nous sauve, une qui nous perd. Si Albert ne revient pas à toi, s’il va où cette femme l’entraine... il est perdu !

LÉONIE.

Vous aussi, n’est-ce pas, vous croyez qu’il est perdu ?...

LE MARQUIS.

Sauve-le, en me disant ce nom.

LÉONIE.

Je ne le sais pas.

LE MARQUIS.

Tu ne m’aimes donc pas, Léonie ?...

LÉONIE.

Je ne vous aime pas, moi ?...

LE MARQUIS.

Si tu m’aimes, il faut me le prouver. – Je n’ai pas toujours fait ce qui convient... et, comme tous les grands pécheurs, il y a un objet auquel je m’attache avec une certaine superstition. Cet objet, mignonne, c’est ton bon heur. Il me semble que si tu es heureuse, je ne suis pas tout à fait coupable... mais, si tu t’avises de ne pas l’être, qu’est-ce que je penserai de moi ? Je n’aurai donc plus de vertu du tout ? Tu ne voudras pas cela... tu parleras !

LÉONIE.

Oh ! mon oncle, pensez-vous que si je pouvais répondre... je n’aurais pas déjà répondu ?

LE MARQUIS.

Qu’est-ce donc qui t’en empêche ?

LÉONIE.

Je ne puis pas vous dire ce nom, je ne le sais pas.

LE MARQUIS.

Voilà ce que je ne croirai jamais ! Je croirai que tu as une raison pour ne pas parler... et cette raison...

LÉONIE.

Oh ! je vous jure...

 

 

Scène II

 

LE MARQUIS, LÉONIE, BERNHEIM

 

LE MARQUIS.

Ah !...

À Léonie.

C’est bien, mignonne, je tâcherai de me passer de toi, puisque tu refuses.

LÉONIE.

Ne songez plus à ce que j’ai dit ce matin, mon oncle... rien de ce que j’ai dit ne vaut la peine...

LE MARQUIS.

Rentre chez toi, mon enfant.

Elle sort par la droite.

 

 

Scène III

 

LE MARQUIS, BERNHEIM

 

BERNHEIM.

C’était ton moyen ?

LE MARQUIS.

 Oui, j’avais pensé que, Léonie aimant Albert, ses yeux avaient dû être meilleurs que les nôtres, et qu’en l’interrogeant, je finirais par lui faire dire...

BERNHEIM.

Eh bien ?...

LE MARQUIS.

Eh bien, je m’étais trompé !... Léonie ne m’a rien dit du tout. Il paraît que toi tu as été plus heureux ?...

BERNHEIM.

Comment ! moi ? Pas du tout.

LE MARQUIS.

Ah !... En te voyant arriver comme un fou, je supposais...

BERNHEIM.

Je suis arrivé un peu brusquement, c’est vrai... mais c’était pour te dire...

LE MARQUIS.

Que tu n’avais pas trouvé ?...

BERNHEIM.

Oui, d’abord... et puis que j’avais réfléchi...

LE MARQUIS.

Oh ! oh ! Et quelles réflexions as-tu faites ?

BERNHEIM.

J’ai pensé que, sans doute, nous exagérions le péril... il n’y a peut-être rien du tout. On peut très bien expliquer la conduite d’Albert sans qu’il soit nécessaire de supposer...

LE MARQUIS.

Je sais cela.

BERNHEIM.

Et puis, même, s’il y a quelque chose... ce quelque chose n’a probablement que très peu de gravité, et on se moquerait de nous, si...

LE MARQUIS.

Ton avis est, enfin ?

BERNHEIM.

De ne plus nous en occuper.

LE MARQUIS.

Ne nous en occupons plus, alors.

BERNHEIM.

C’est cela, ne nous en occupons plus.

LE MARQUIS, s’asseyant.

Mon ami, il y a eu, dans le siècle passé, un lieutenant de police, M. de Sartines, je crois, qui fit avec un sien ami le pari suivant : Tous les soirs, l’ami allait fort mystérieusement chez une femme... M. de Sartines paria qu’il saurait chez laquelle. Il lança ses limiers... Contrairement à leur habitude, les limiers revinrent sans qu’aucun pût dire le nom de la femme... Alors, M. de Sartines...

BERNHEIM.

Paya le pari ?

LE MARQUIS.

Non !... Il pensa qu’il était impossible que tous ses agents eussent été mis en défaut ; qu’ils savaient ce nom sans doute, et qu’ils n’osaient pas le lui dire. Il se dit qu’il n’y avait qu’une femme au monde dont on n’osât pas lui dire le nom, à lui... et que cette femme était la sienne. Le pari était gagné.

BERNHEIM.

Ah !

LE MARQUIS.

M. de Sartines ne raisonnait pas trop mal !

BERNHEIM.

Tu conclus ?...

LE MARQUIS.

Très naturellement. Je suis sûr que Léonie sait le nom que je cherche ; je crois que tu t’en doutes... Cependant, elle ne parle pas... tu te tais... personne n’ouvrira la bouche... cela suffit ; il ne faut pas chercher plus loin la femme... C’est la femme de M. de Sartines.

Il s’est levé.

BERNHEIM, à part.

Il y est.

LE MARQUIS.

Comment faut-il prendre cela, hein ?

BERNHEIM.

Dame ! moi... tu sais... j’attends, d’abord... pour voir quelle figure tu feras.

LE MARQUIS.

Tu ne le risques pas, toi ?

BERNHEIM.

Non, je me réserve.

LE MARQUIS.

Ma foi, prenons-le spirituellement.

BERNHEIM.

C’est ce qui vaut le mieux.

LE MARQUIS.

Certainement. Je ne suis pas inquiet ; il y a toujours sa vertu qui me rassure... tu sais... la vertu...

BERNHEIM.

Oui, je sais... tu m’as dit...

LE MARQUIS.

Mais ça ne fait rien ; le coup a été violent !

BERNHEIM.

Ainsi, tu peux croire qu’Albert ?...

LE MARQUIS.

Albert ?... Je parierais bien que ce n’est pas lui le plus coupable... mais la marquise... – Voilà donc de quoi elle s’occupait pendant que je m’étonnais de ne la voir occupée de rien !... Comme j’avais raison de ne pas être tranquille !... – Il va falloir que je lui parle.

BERNHEIM.

Cela me paraît indispensable.

LE MARQUIS.

Et sérieusement !...

BERNHEIM.

Sérieusement, sans doute.

Il remonte.

LE MARQUIS.

Quelle position pour un homme qui a horreur des choses graves !... Je crains de trouver le pli d’une rose dans mon lit, et j’y trouve un pavé.

BERNHEIM.

Voilà la marquise qui vient de rentrer.

LE MARQUIS.

Déjà !...

BERNHEIM.

Te voilà bien effrayé. Il me semble que ce que tu as a lui dire est très simple...

LE MARQUIS.

Hein ! J’ai bien peur que les choses d’aillent pas toutes seules. Au premier mot que je dirai et qui aura l’air d’un reproche... elle est très capable de me parler de mes torts, à moi... et alors...

BERNHEIM.

Alors ?...

LE MARQUIS.

Alors, si j’attends qu’elle ait fini, ce que j’ai à lui dire pourra se trouver indéfiniment ajourné.

BERNHEIM.

Pas de reproches alors... des conseils.

LE MARQUIS.

Et puis, il y a entre Louise et moi certaines conventions... tacites, bien entendu... tacites, mais réelles. Je laisse une certaine liberté à son imagination, en échange, de la liberté qu’elle laisse...

BERNHEIM.

À la tienne...

LE MARQUIS.

Oui... Mauvaise position, mon ami, mauvaise position !

BERNHEIM.

Il faut le décider, cependant.

LE MARQUIS.

Je suis tout à fait décidé, pardieu ! mais j’ai une peur effroyable !... Allons marcher un peu, je préparerai mon exorde...

 

 

Scène IV

 

LE MARQUIS, BERNHEIM, JEAN

 

JEAN, à part.

Pour le coup, je le tiens !

LE MARQUIS.

Que voulez-vous ?...

JEAN.

Je désirerais dire à monsieur le marquis quelque chose.

LE MARQUIS.

Oh ! plus tard.

JEAN.

Je tiendrais à parler tout de suite à monsieur le marquis... Monsieur le marquis m’avait envoyé chez ma demoiselle Esther...

LE MARQUIS.

Esther ! Tu veux donc être mis à la porte ?...

JEAN.

Ah !

BERNHEIM.

Qu’y a-t-il ?...

LE MARQUIS.

Il vient me parler d’Esther !... d’Esther !... et cela au moment même où je déplore que mon imagination m’ait entrainé quelquefois...

BERNHEIM.

Il est incontestable qu’il tombe mal !

LA MARQUISE, paraît à la cantonade.

Je compte sur vous, baron.

JEAN, à part.

Joli en théorie, le moyen de Francine, très joli en théorie... Mais quand on arrive à la pratique...

Il sort.

 

 

Scène V

 

LE MARQUIS, BERNHEIM, JEAN, LA MARQUISE

 

LE MARQUIS.

Votre promenade n’a pas été longue...

LA MARQUISE, passant.

Non ! J’ai réfléchi qu’il fallait que je prisse un parti pour ce costume. Vous savez, monsieur Bernheim, qu’il n’y a décidément rien dans votre album. Heureusement je me suis rappelée que vous aviez voyagé dans tous les pays du monde, et que vous en aviez rapporté des étoffes splendides ; j’ai résolu que, ce soir, nous irions chez vous, et que nous mettrions tout sens dessus dessous jusqu’à ce que j’aie trouvé ce qu’il me faut.

BERNHEIM.

Voilà une charmante idée... mais il faut que j’aille...

LA MARQUISE.

Vous n’avez pas besoin de vous déranger ; Paul est allé porter vos ordres, et l’on nous attendra.

LE MARQUIS.

Vous avez renvoyé Paul à Paris ?

LA MARQUISE.

Ma foi, oui : pendant qu’il était à cheval, deux ou trois lieues de plus ou de moins...

LE MARQUIS.

Oh ! marquise ! marquise !

LA MARQUISE.

Il était enchanté !... Il est entendu que j’emmène tout le monde... vous, M. de Woëll et le baron, qui a beaucoup de goût, m’a-t-on dit, et qui me donnera son avis.

Elle sort.

BERNHEIM.

Je suis à vos ordres, madame.

Bas au marquis.

Allons, il le faut, je vous laisse.

 

 

Scène VI

 

LA MARQUISE, LE MARQUIS

 

LA MARQUISE.

Maintenant, marquis, je vous avouerai que c’est la curiosité qui m’a ramenée. Je brûlais de savoir si vous aviez trouvé la femme... vous savez, la femme pour qui M. de Woëll...

LE MARQUIS.

Ah ! vous vous intéressez ?

LA MARQUISE.

Plus que vous, maintenant !... Peut-être avez-vous déjà renoncé ?...

LE MARQUIS.

Non, je n’ai pas renoncé... Je crois que j’ai trouvé !

LA MARQUISE.

Vous aviez déjà un commencement... vous saviez que c’était une sotte !

LE MARQUIS.

Oh ! je me trompais !...

LA MARQUISE.

Vraiment !...

LE MARQUIS.

C’était au contraire une femme très spirituelle.

LA MARQUISE.

Oh ! oh ! voilà un changement... Très spirituelle, dites-vous ?

LE MARQUIS.

Ni plus, ni moins spirituelle que vous, marquise, puisque c’est vous...

LA MARQUISE.

Est-ce vous qui avez trouvé ?

LE MARQUIS.

Oui !

LA MARQUISE.

Alors, pourquoi dit-on que les maris sont les seuls ?

LE MARQUIS.

Enfin, c’était vous !

LA MARQUISE.

C’était moi.

LE MARQUIS.

Ma foi, marquise, quelque habitude que j’aie prise avec vous de m’attendre à des choses passablement surprenantes, je dois avouer que, cette fois, j’ai été étonné.

LA MARQUISE.

C’est un grand honneur pour moi ! Je ne me serais pas flattée de produire cet effet avec un homme qui ne doit pas s’étonner facilement, si l’on en juge par le nombre prodigieux d’aventures curieuses qu’il pourrait...

LE MARQUIS, allant au fond chercher un siège.

Ne parlons pas de moi... parlons d’Albert. Voulez-vous que nous causions un peu, et que nous causions sérieusement ?

LA MARQUISE.

Sérieusement.

LE MARQUIS.

Très sérieusement ?

LA MARQUISE.

Est-ce que vous croyez que vous pourrez...

LE MARQUIS.

J’essayerai.

LA MARQUISE.

Il faut voir cela.

Ils s’asseyent.

LE MARQUIS.

Qu’est-ce que vous comptez faire d’Albert ?...

LA MARQUISE.

Ce que je compte faire ?

LE MARQUIS.

Oui.

LA MARQUISE.

Mais, je compte faire d’Albert le mari de Léonie.

LE MARQUIS.

Ah !

LA MARQUISE.

N’est-ce pas ce que vous comptiez faire de lui vous-même ?...

LE MARQUIS.

Si fait ! si fait !... Mais avouez que vous lui faites prendre un chemin un peu long pour le mener là.

LA MARQUISE.

L’observation vient un peu tard, puisqu’Albert est arrivé au bout de ce chemin...

LE MARQUIS.

Ah ! il est arrivé ?...

LA MARQUISE.

Oui ! Je me propose d’avoir avec M. de Woëll une conversation au moins aussi sérieuse que la nôtre en ce mo ment. Léonie peut se rassurer. Elle m’avait répondu d’une si singulière façon, qu’un moment cela m’avait donné envie de prolonger... mais je ne suis pas méchante.

LE MARQUIS.

C’est vrai !... Et voilà ce qu’il y a d’effrayant, c’est que vous n’êtes pas méchante.

LA MARQUISE.

Je ne le suis pas. Mais je ne vois pas du tout ce que cela a d’effrayant.

LE MARQUIS.

Et quand comptez-vous parler à Albert ?

LA MARQUISE.

Mais, je ne sais pas. Dans huit jours peut-être... ou bien demain... ou aujourd’hui, tout de suite si vous voulez.

LE MARQUIS.

D’abord, j’aime mieux tout de suite.

LA MARQUISE.

Vous avez peur ?

LE MARQUIS.

Cela dépend de la façon dont vous l’entendez... dans un certain sens, marquise, je n’ai pas peur.

LA MARQUISE.

Voilà que vous riez... prenez garde, vous allez cesser d’être sérieux.

LE MARQUIS.

Et qu’allez-vous dire à Albert ?... Nous sommes là sur un terrain brûlant ; il vous aime !

LA MARQUISE.

Je lui dirai qu’il ne faut plus m’aimer.

LE MARQUIS.

Ah ! ah !

LA MARQUISE.

N’est-ce pas ce qu’il y a de plus simple ?

LE MARQUIS.

Si fait... Il vous aime, vous lui dites qu’il ne faut plus vous aimer... on ne peut, en effet, rien imaginer de plus simple... Mais c’est justement cette extrême simplicité qui m’inquiète.

LA MARQUISE.

Comment ?...

LE MARQUIS.

Vous croyez qu’une fois que vous lui aurez dit cette phrase très simple, tout sera terminé ?... Il ne vous vient pas un instant à l’esprit qu’il puisse vous accuser... se révolter ?...

LA MARQUISE.

Et pourquoi se révolterait-il ?... De quoi aurait-il à m’accuser ?

LE MARQUIS.

Le terrain devient de plus en plus brûlant... Mais, voyons, si Albert est arrivé à vous aimer ainsi, il faut que vous ne vous soyez guère opposée à cet amour... il faut même...

LA MARQUISE.

Des reproches ?...

LE MARQUIS.

Oh ! non, je ne m’y risquerais pas... je ne vous fais pas de reproches... Je n’en fais même pas à Albert ; vous m’avouerez que, cependant... il vous aime, et je me doute de ce que l’amour peut être chez un homme comme lui... Autant vaudrait adresser des reproches à un homme emporté par un torrent... Mais il a été un temps où Albert ne vous aimait pas : c’est de ce temps-là que je parle ; Albert était un homme d’honneur, il était mon ami... il devait épouser Léonie. Voilà bien des raisons pour éviter le torrent, et je doute fort qu’il s’y soit jeté lui-même.

LA MARQUISE.

Supposez alors que le torrent à fait tout au rebours de la montagne célèbre. Voyant que Mahomet ne venait pas au torrent, le torrent sera allé à Mahomet.

LE MARQUIS, se levant.

Il y a des gens que l’on pourrait défier de dire une seule phrase spirituelle. Je vous défierais bien, vous, d’en dire une qui ne le serait pas.

LA MARQUISE.

Croyez-vous ?

LE MARQUIS.

Je le crois si bien, que j’offre de vous donner ce qu’il vous plaira, si vous me dites, là, tout de suite, une phrase, une seule, toute simple et toute bête.

LA MARQUISE.

Oh ! par exemple !

LE MARQUIS.

Essayez un peu, voyons !...

LA MARQUISE.

Ah ! si vous me poussez comme cela... il faut me laisser un peu de temps.

LE MARQUIS.

Vous voyez bien, c’est de l’esprit cela... il ne faut pas vous demander autre chose.

LA MARQUISE.

C’est un compliment que vous me faites là !

Elle se lève.

LE MARQUIS.

Ah ! si vous prenez cela pour un compliment... l’esprit quand même, l’esprit toujours, et à la place de tout... Voilà votre vice à vous, à moi et à bien d’autres... J’avais de l’esprit, le jour où je vous ai épousée.

LA MARQUISE.

Mais...

LE MARQUIS.

J’aurais dû avoir autre chose. J’avais de l’esprit le lendemain... toujours de la même façon, et c’est là que le mal a commencé. Au lieu d’entrer, moi, dans une nouvelle existence, j’ai trouvé plus commode de vous faire entrer dans la mienne ; peut-être ai-je donné plus d’élégance, plus de distinction à mes plaisirs d’autrefois, je ne les ai pas changés en vous y associant, et j’ai cru que, vous, la marquise de Mercey, vous, ma femme, vous n’étiez pas faite pour autre chose que pour me donner, enfin, ce que j’avais cherché vainement dans la banalité des maîtresses.

LA MARQUISE.

Eh bien ?...

LE MARQUIS.

Et cette insulte, marquise, car c’était une insulte... Vous souriez... vous trouvez que non ?... Cette insulte ne vous a pas offensée... Vous avez accepté cette existence... et, il faut bien le dire... vous y avez mordu à belles dents !

LA MARQUISE.

C’est parfaitement vrai ! Mais pourquoi me dites-vous cela d’un ton lugubre ? Je ne vois pas ce qu’il y a de mal là-dedans.

LE MARQUIS.

Il faut qu’il y en ait cependant... car, si tout cela était bien, je n’en serais pas puni comme je le suis aujourd’hui.

LA MARQUISE.

Comment, puni ?

LE MARQUIS.

Et très cruellement puni, marquise ; je m’aperçois que je suis arrivé à faire de vous une femme déplorable.

LA MARQUISE.

Hein ?

LE MARQUIS.

Positivement, marquise. Je vois très clairement que vous avez besoin d’être changée du tout en tout ; que vous ne pouvez l’être que par une révolution complète... par une grande leçon ; et c’est là qu’est le châtiment. Je vois aussi que ce n’est pas par moi que cette leçon peut être donnée, ce qui pourtant serait dans mon rôle de mari : je vous ai parfaitement prémunie contre tous les gens qui plaisantent en parlant... je n’ai pas prévu le cas où vous en rencontreriez un qui penserait ce qu’il dit.

LA MARQUISE.

Mais, qu’avez-vous, Henri ?... Si la chose n’était pas si parfaitement invraisemblable, je croirais que vous êtes ému ; pourquoi ne me connaissez-vous pas ?... Ce que vous avez découvert aujourd’hui pour M. de Woëll, ne vous est-il pas déjà arrivé de vous en apercevoir pour d’autres ?... Vous m’avez fait l’honneur de ne pas vous en inquiéter autrement, et vous avez bien fait.

LE MARQUIS.

Ah ! ce n’est pas la même chose. Vous vous obstinez à ne faire aucune différence entre Albert et les gens...

LA MARQUISE.

Eh !... ne vous obstinez donc pas, vous, à faire de lui un héros de roman... Albert est un homme d’une grande valeur, je le reconnais ; mais c’est un homme comme les autres. Après avoir fait les mêmes protestations, il fera ce que font les autres... après m’avoir donné sa vie, il la reprendra tout bonnement.

LE MARQUIS.

Vous pensez cela ?...

LA MARQUISE.

Certes, vous n’avez pas le sens commun avec vos terreurs... Le voici, taisez-vous ! Je vais lui parler !

 

 

Scène VII

 

LA MARQUISE, LE MARQUIS, ALBERT

 

LE MARQUIS.

Où est Bernheim, le sais-tu ?

ALBERT.

Non Je sors de chez moi.

LE MARQUIS.

Et que faisais-tu, enfermé chez toi ?

ALBERT.

J’avais deux ou trois lettres à écrire.

LE MARQUIS.

Tu sais que nous allons tous, ce soir, chez Bernheim ?

ALBERT.

Chez Bernheim !

LE MARQUIS.

Oui. C’est la marquise qui a décidé cela... Moi, j’obéis comme les autres ; tu viendras avec nous ?

ALBERT.

Sans doute.

 

 

Scène VIII

 

ALBERT, LA MARQUISE

 

LA MARQUISE.

Pourquoi ne m’avez-vous pas accompagnée, Albert ? Ces deux ou trois lettres que vous aviez à écrire étaient donc bien importantes ?...

ALBERT.

Oui, bien importantes.

LA MARQUISE.

Votre démission, peut-être ? Il s’agissait...

ALBERT.

Justement.

LA MARQUISE.

Vous l’avez retirée ?...

ALBERT.

Je ne l’ai pas retirée. – Écoutez-moi, Louise : votre mari, sans deviner quelle femme j’aimais, a deviné mon amour. Je ne vous répéterai pas ce que j’ai été forcé d’en tendre... je ne pouvais pas répondre... Henri a une terrible éloquence, quand il raille... Un instant, je l’avoue, il est arrivé à me faire croire qu’il disait vrai... J’ai douté, en l’écoutant, de la femme que j’aimais... Mais une fois seul, j’ai réfléchi ; je me suis rappelé ce qui s’était passé entre elle et moi... Ce souvenir a suffi pour triompher de toutes les railleries... pour chasser tous les doutes... Je vous aime et j’ai pleine confiance en vous. Pour mieux vous appartenir, j’avais renoncé à la main de Léonie, renoncé à l’avenir que l’on me promettait. Ce que j’avais fait, les lettres que je viens d’écrire le confirment et le rendent irrévocable. J’ai brisé tous les liens qui pouvaient m’attacher à quelque chose qui ne fût pas vous.

LA MARQUISE.

Vous avez fait cela ?

ALBERT.

N’avais-je pas fait plus, le jour où, après vous avoir dit que je vous aimais, j’ai continué à serrer la main de Léonie. Je ne me sens pas la force de mentir plus longtemps... Un crime vaut mieux qu’une lâcheté. On peut pardonner à la passion qui se montre et éclate au grand jour... celle qui se cache n’inspire que le mépris. Vous m’aimez, puisque vous m’avez permis de vous aimer. Confiez-vous à moi... soyez à moi comme je suis à vous.

LA MARQUISE.

C’est votre existence que vous m’offrez !...

ALBERT.

Oui ! en échange de la vôtre.

LA MARQUISE.

Ah ça ! vous m’aimez donc véritablement ?

ALBERT.

Si je vous aime !... Vous me demandez si je vous...

LA MARQUISE.

Non, je vous crois, vous êtes sincère évidemment, très sincère maintenant ; je ne puis en douter.

ALBERT.

Vous ne répondez pas !

LA MARQUISE, passant devant lui.

Si fait, si fait ! – Mais il y a une telle différence de ton entre ce que je viens d’entendre et ce que je vais répondre, que j’hésite.

ALBERT.

Comment ?...

LA MARQUISE.

Il nous faut un peu redescendre sur la terre, mon ami.

ALBERT.

Que voulez-vous dire ? Vous restez calme, tandis que moi...

LA MARQUISE, s’asseyant sur le canapé.

Il est fort heureux qu’il y en ait un de nous deux qui reste calme... sans cela nous ferions de belles affaires !

Elle lui montre un siège.

Écoutez-moi à votre tour, Albert... Je pense qu’il est bon, toutes fois qu’on prend une résolution, de s’occuper un peu de ce qui arrivera le lendemain du jour où elle aura été prise...

ALBERT.

Eh bien ?

LA MARQUISE.

Eh bien, je vous avoue que la résolution dont vous me parlez me paraît devoir être suivie d’un lendemain inquiétant.

ALBERT.

Vous dites ?...

LA MARQUISE.

J’avais songé, moi, à en prendre une autre.

ALBERT.

Laquelle ?... Je ne serais pas fâché...

LA MARQUISE.

Voyons, écoutez-moi tranquillement.

ALBERT.

Je vous écoute tranquillement. Cette résolution ?...

LA MARQUISE.

Je ne vous parlerai que du lendemain qui devait la suivre. Ce lendemain arrivé, vous étiez le mari de Léonie.

ALBERT.

Le mari de Léonie ?

LA MARQUISE.

Vous occupiez la position due à votre mérite.

ALBERT.

Louise !

LA MARQUISE.

Ah ! vous avez promis de m’écouter...

ALBERT.

Mais vous, Louise, vous ?

LA MARQUISE.

Moi ?...

ALBERT.

Oui, vous. Pendant que j’occupais la position due à mon mérite, pendant que j’étais le mari de Léonie, vous...

LA MARQUISE.

Moi ? Je vous voyais heureux. J’étais heureuse de ce bonheur...

ALBERT.

C’est une plaisanterie, n’est-ce pas ?...

LA MARQUISE.

Une plaisanterie ! Ai-je dit cela tout à l’heure, quand vous m’avez proposé...

ALBERT, se levant.

Non, vous ne parlez pas sérieusement, je ne veux pas croire...

Il marche avec agitation.

LA MARQUISE.

Oh ! d’abord, défaites-vous de ces façons ! Marcher ainsi à grands pas et parler trop haut, cela peut avoir son originalité en de certains moments ; mais, maintenant, te nez-vous tranquille... et parlez plus bas.

ALBERT, se rasseyant.

Je parlerai aussi bas que vous voudrez ; mais, vous m’entendrez, Louise, vous m’entendrez !

LA MARQUISE.

Je vous entendrai, certainement, si vous dites des choses raisonnables.

ALBERT.

Des choses raisonnables !... Allons, c’est impossible !... Vous n’avez pas dit ce que j’ai entendu ! Des choses raisonnables, quand tout d’un coup vous venez m’annoncer !...

LA MARQUISE.

Je vous l’aurais annoncé autrement, sans doute ; mais je vous ai vu dans de si singulières idées !...

ALBERT.

Singulières... parce que je n’ai pas voulu croire...

LA MARQUISE.

J’ai brusqué un peu, et j’ai bien fait. Ce que je vous ai dit aujourd’hui, n’aurait-il pas fallu vous le dire un jour ou l’autre ?

Elle se lève et passe devant lui.

ALBERT.

Un jour ou l’autre ?

Il se lève.

LA MARQUISE.

Certes !

ALBERT.

Vous saviez, qu’un jour ou l’autre, vous me parleriez comme vous me parlez maintenant ?...

LA MARQUISE.

Assurément.

ALBERT.

Oh ! voilà qui est plus fort que tout ! Vous le saviez et vous m’avez laissé !... Vous m’avez laissé vous aimer... et vous étiez décidée à faire ce que vous faites aujourd’hui ?... Vous saviez qu’un jour vous me diriez : « Il faut oublier ce qui s’est passé entre nous. Tout cela n’était qu’un jeu ? »

LA MARQUISE.

Mais, qu’espérez-vous donc ?

ALBERT.

Oh !

 

 

Scène IX

 

ALBERT, LA MARQUISE, LÉONIE

 

LA MARQUISE.

Comment êtes-vous maintenant, Léonie ?

LÉONIE.

Oh ! bien, ma tante.

LA MARQUISE.

Vous m’avez affligée en me parlant tout à l’heure comme vous l’avez fait ; il ne faut pas douter de l’affection que je vous porte.

LÉONIE.

Je n’en doute pas. Et s’il y a, dans la façon dont je vous ai parlé, quelque chose qui vous ait pu faire de la peine, je vous prie de me le pardonner.

LA MARQUISE.

Ne parlons plus de cela. Donnez-moi votre bras... Vous êtes un peu faible encore...

LÉONIE.

Albert vous a-t-il promis de retirer sa démission ?...

LA MARQUISE.

Je ne lui ai pas parlé...

LÉONIE.

Il vous eût écoutée, cependant...

LA MARQUISE.

Parlez-lui-en vous-même ; il vous écoutera.

LÉONIE.

Albert !...

ALBERT.

Léonie ?...

LÉONIE.

Est-ce que vous vous êtes occupé de cette démission ?

ALBERT.

De cette ?... Non, pas encore.

LÉONIE.

Vous vous en occuperez, n’est-ce pas ?... Vous savez qu’en persistant dans cette résolution, vous affligeriez tous ceux qui s’intéressent à vous.

ALBERT.

Je m’en occuperai.

LÉONIE.

Bientôt ?...

ALBERT.

Oh ! j’ai le temps encore.

LA MARQUISE.

Pas trop de temps, puisque le ministre a déclaré que, si cette démission n’était pas retirée ce soir, elle serait irrévocablement acceptée.

LÉONIE.

Ce soir...

LA MARQUISE.

Rien n’est perdu. Monsieur de Woëll viendra à Paris avec nous... Dans la soirée, il ira chez le ministre.

LÉONIE.

Vous irez, Albert ?

LA MARQUISE.

M. de Woëll ira.

LÉONIE.

Vous me le promettez ?

LA MARQUISE.

Sans doute, Léonie, M. de Woëll nous le promet.

Elles sortent par la droite.

 

 

Scène X

 

ALBERT, seul

 

Henri les connaît bien ! Il ne s’est pas trompé d’un mot !... Tout ce qu’il m’a prédit... tout... D’un côté, la vertu triomphante... de l’autre... de l’autre, une douleur horrible... et le ridicule !... Oh ! pour cela, non ! Elle s’est jouée de moi, bien ; mais, tout n’est pas fini... nous verrons... Jamais je n’aurais cru que l’on pouvait souffrir ainsi ! Il me semble que tout se brise en moi !...

 

 

Scène XI

 

CASTELLAS, ALBERT

 

CASTELLAS.

Je suis heureux de vous rencontrer, monsieur... Je n’ai, jusqu’à présent, pas pu trouver une minute pour vous parler de l’affection que je portais à votre père, et du plaisir que j’aurais à reporter cette affection sur vous.

ALBERT.

Monsieur le baron...

CASTELLAS.

Je vous prie de voir dans mes paroles autre chose qu’une protestation banale... Ce qui est à moi est à vous... Vous savez que j’occupe, tout près d’ici, une maison assez agréable... S’il vous plaisait de venir vous y établir...

ALBERT.

Chez vous ?...

CASTELLAS.

Oui, chez moi... Ce n’est pas très loin...

ALBERT.

Mais, puisque je suis logé ici.

CASTELLAS.

Je sais bien... je sais bien... Mais, dans le cas où quel que circonstance vous obligerait à ne plus loger ici...

ALBERT.

Vous dites ?...

CASTELLAS.

On aime, dans le premier moment, à s’éloigner de l’en droit où l’on a été frappé par une grande douleur.

ALBERT.

Monsieur...

CASTELLAS.

Oh ! je ne vous demande rien... Je me mêle peu des affaires d’autrui... Les miennes me suffisent... Je ne vous demande rien ; mais, j’ai des yeux... Vous avez la figure bouleversée !... Il n’est pas difficile, en vous voyant, de deviner... Mon âge, et l’amitié qui m’unissait à votre père, n’autorisent à vous parler ainsi. Tâchez de vous remettre.

ALBERT.

Ah !

CASTELLAS.

En vérité, il est heureux que vous ne songiez à vous venger de personne.

ALBERT.

Me venger ?...

CASTELLAS.

Oui, il est heureux que vous n’y songiez pas ! Avec une pareille figure, vous avertiriez tout de suite les gens... ils se tiendraient sur leurs gardes.

ALBERT.

Me venger !

CASTELLAS.

Il faut, quand on y songe, cacher soigneusement le désir qu’on en a... il faut prendre une figure calme, indifférente... Vous n’avez pas à vous venger ; mais vous tenez peut-être à éviter les questions. Pour cela, ce qu’il y a de mieux à faire est encore... Remettez-vous ! le marquis vient de ce côté.

ALBERT.

Henri !

CASTELLAS.

Il est fort spirituel, ce cher marquis, mais quelque peu indiscret, avec sa manie de sauver les gens malgré eux ; s’il vous voit ainsi, il ne va pas manquer... Remettez vous i mais remettez-vous donc !

ALBERT.

Est-ce que l’on voit encore ?

CASTELLAS.

À la bonne heure ! N’essayez pas de sourire, cela paraîtrait invraisemblable... Là ! c’est bien, n’oubliez-pas ce que je vous ai dit. Je mets ma maison à votre disposition ; ce soir, si vous voulez... Moi, à votre place, j’irais ce soir.

 

 

Scène XII

 

CASTELLAS, ALBERT, LE MARQUIS, LA MARQUISE, LÉONIE, BERNHEIM

 

LE MARQUIS, à Léonie.

Il ne faut pas nous laisser abattre, mignonne, il faut lutter et gagner la bataille.

LÉONIE.

Je tâcherai, mon oncle.

LE MARQUIS.

Vous voici de retour, baron ?

CASTELLAS.

Je n’avais garde de manquer.

BERNHEIM, à la marquise.

Vous verrez que cette visite me portera bonheur,

Montrant le marquis.

et qu’en dépit de ses épigrammes, je ferai un chef-d’œuvre.

ALBERT, à part.

Bernheim ! Si Henri n’était qu’un niais avec tout son esprit ; si elle aimait...

LA MARQUISE, au marquis.

Vous voyez bien qu’il est très calme.

LE MARQUIS.

Je vois qu’il est très pâle !

FRANCINE.

Madame, la voiture est attelée.

LA MARQUISE.

Vous m’attendrez, Francine.

FRANCINE.

Oui, madame.

LE MARQUIS.

Comment nous arrangeons-nous ? Il y a quatre places dans la voiture.

CASTELLAS.

M. de Woëll accepte une place dans mon coupé...

LA MARQUISE.

Partons, alors !

On sort par le fond à gauche.

CASTELLAS, à Albert, allant lui tendre le bras.

Voilà encore que vous vous laissez abattre !... Pendant la route, je vous raconterai une histoire pour vous distraire...

ALBERT.

Une histoire !... Je ne suis guère disposé...

CASTELLAS.

Oh ! quand M. de Clèves me l’a racontée, je n’étais guère entrain, moi, non plus, d’écouter des histoires... mais ça n’a rien fait... Au troisième mot, je me suis mis à écouter ; vous verrez, je parie que vous écouterez aussi.

Ils sortent les derniers.

 

 

ACTE IV

 

Salon chez Bernheim, ouvrant au fond, par une arcade garnie de rideaux de velours, sur un atelier de peintre ; divan circulaire au milieu, vers la droite ; table à gauche ; objets d’art, tableaux, bustes, etc.

 

 

Scène première

 

Dans l’atelier, BERNHEIM, LÉONIE, CASTELLAS, dans le salon, LE MARQUIS, parlant à Paul qui sort à droite, LA MARQUISE, ALBERT, assis à droite, examinant un album

 

LA MARQUISE.

Eh bien, êtes-vous de mon avis, maintenant ?... Vous avez eu tout le temps d’examiner Albert ?...

LE MARQUIS.

Oui !

LA MARQUISE.

Il est d’une tranquillité qui m’humilie !

LE MARQUIS.

Il m’a, en effet, paru assez calme.

LA MARQUISE.

Vous voyez bien que j’avais raison, et qu’il n’y avait rien à craindre.

LE MARQUIS.

Je suis forcé de reconnaître que, jusqu’à présent... Eh bien, ma foi, j’espérais un antre dénouement.

LA MARQUISE.

On dirait que vous êtes fâché ?...

LE MARQUIS.

Assurément non, je ne suis pas fâché... je suis enchanté même... mais, enfin, j’espérais que, de cette situation, il sortirait quelque chose... qui n’en est pas sorti... Il y avait là un bon gros nuage qui semblait me promettre un coup de tonnerre... Les coups de tonnerre ont quelquefois du bon, marquise... un coup de tonnerre aurait pu vous changer... Je persiste à croire que vous avez besoin...

LA MARQUISE.

Le jour où la foudre se donnera la peine de tomber pour me changer, marquis, tâchez de ne pas être trop loin ; vous pourrez profiter...

LE MARQUIS, remontant.

Des reproches ?... Je me sauve !

Entre Paul.

 

 

Scène II

 

BERNHEIM, LÉONIE, CASTELLAS, dans l’atelier, LE MARQUIS, LA MARQUISE, ALBERT, PAUL

 

PAUL.

On vient de faire dire à Jean que vous le demandiez.

LE MARQUIS.

Je vous remercie, Paul.

LA MARQUISE.

Vous allez sortir ?...

LE MARQUIS.

Oui !

LA MARQUISE.

Nous ne vous attendons pas, alors ?...

LE MARQUIS.

Je serai peut-être revenu avant votre départ ; mais n’attendez pas !

La marquise va dans l’atelier. Albert la suit.

 

 

Scène III

 

LE MARQUIS, PAUL

 

PAUL.

Marquis, laissez-moi vous prier, encore une fois, de ne pas m’en vouloir ; si j’avais su... je vous jure...

LE MARQUIS.

Ce n’est rien ; puisque la marquise avait envie de connaître le costume d’Esther, il a bien fallu que vous...

PAUL.

Ah ! cette Esther ! Elle est bien jolie, surtout dans ce costume-là... mais c’est égal, si j’avais pu m’imaginer...

LE MARQUIS.

Je vous dis que ce n’est rien.

PAUL.

Ah ! si !...

LE MARQUIS.

Ne vous a-t-elle pas parlé d’un bracelet qu’elle avait reçu ?...

PAUL.

Si fait ! un bracelet superbe qu’un Anglais lui a apporté.

LE MARQUIS.

Un Anglais ?...

PAUL.

Oui ! C’est cet Anglais, il paraît, qui lui a raconté l’histoire des deux maisons de campagne.

LE MARQUIS.

Si je comprends un mot !...

PAUL.

Cette histoire que j’ai si malencontreusement répétée au baron... Jamais je ne me pardonnerai !

LE MARQUIS.

Ne vous désolez pas ; moi, je vous pardonne très volontiers.

PAUL.

Je ne sais à quoi tient que je ne me passe au travers du corps une des armes de M. Bernheim.

LE MARQUIS.

Esther ne s’en consolerait pas.

PAUL.

N’avez-vous rien à me demander, maintenant ?...

LE MARQUIS.

La première fois que la marquise vous chargera d’une mission pareille, je vous demande de m’en prévenir d’abord.

PAUL.

Jamais je ne me le pardonnerai, marquis, jamais !

Il sort.

 

 

Scène IV

 

LE MARQUIS, JEAN

 

LE MARQUIS.

Vous avez porté le bracelet, hier, rue de la Madeleine ?...

JEAN.

Mon Dieu, monsieur...

LE MARQUIS.

Vous l’avez porté ?...

JEAN.

Oui, monsieur.

LE MARQUIS.

On vous a dit ?...

JEAN.

On m’a dit que l’on était bien heureuse de me voir.

LE MARQUIS.

Hein ?...

JEAN.

Vous comprenez, monsieur, quand on porte un bracelet, on est généralement bien reçu.

LE MARQUIS.

Allez me chercher une voiture.

JEAN.

Une voiture, monsieur ?...

LE MARQUIS.

Oui, une voiture... – Vous ne comprenez pas ?...

JEAN.

Est-ce que monsieur irait chez mademoiselle Esther ?...

LE MARQUIS.

Vous dites ?...

JEAN, à part.

Il y va !...

Haut.

C’est que monsieur...

LE MARQUIS.

Qu’est-ce que vous étiez en train de faire, quand on vous a dit que je vous demandais ?...

JEAN.

J’étais en train de diner avec Pierre, le domestique de M. de Castellas, et Baptiste.

LE MARQUIS.

Ah ! c’est donc cela... Vous avez tort de boire avec Baptiste, il a une autre tête que la vôtre.

JEAN.

Ah ! monsieur peut-il croire...

LE MARQUIS.

Allez me chercher une voiture ; quand elle sera en bas, vous me préviendrez.

Il sort.

 

 

Scène V

 

JEAN

 

Il y va !... Il devient très difficile, maintenant, de différer l’aveu. Bon, quand il montera dans la voiture, c’est moi qui tiendrai la portière... il sera temps alors...

 

 

Scène VI

 

CASTELLAS, JEAN

 

CASTELLAS.

Le marquis va s’en aller ?...

JEAN.

Oui, monsieur.

CASTELLAS.

Où va-t-il ?...

JEAN.

Je ne sais pas au juste, monsieur ; mais j’ai une peur effroyable qu’il n’ait envie d’aller chez certaine personne...

CASTELLAS.

Il ne faut pas qu’il aille chez cette personne.

JEAN.

Pour cela, monsieur, c’est entièrement mon avis.

CASTELLAS.

Il faut qu’il reste.

JEAN.

Il restera.

CASTELLAS.

Vous avez un moyen ?...

JEAN.

J’en ai un. M. le marquis m’a dit d’aller lui chercher une voiture.

CASTELLAS.

Et la sienne ?...

JEAN.

Il la laisse à madame la marquise et à mademoiselle Léonie.

CASTELLAS, à part.

Et elles retourneraient ensemble ? Ce n’est pas cela que je veux.

JEAN.

Je vais chercher cette voiture, monsieur ; mais au moment où M. le marquis voudra y monter, je lui dirai quelque chose qui le fera revenir ici...

CASTELLAS.

Quoi donc ?...

JEAN.

Oh ! je ne sais pas encore, monsieur ; mais je chercherai, j’inventerai... J’ai du temps devant moi, le temps que je mettrai à chercher la voiture.

CASTELLAS.

Vous êtes bien sûr, au moins, de trouver quelque chose ?...

JEAN.

Tout à fait sûr... Monsieur le baron sait que l’on peut compter sur moi !

CASTELLAS.

Je sais qu’il s’agit de votre intérêt, et que vous n’êtes pas un sot... Je pense que vous ne laisserez pas échapper une occasion, cela me rassure.

JEAN.

Je remercie monsieur le baron.

CASTELLAS.

Et Baptiste ?

JEAN.

Baptiste continue à boire avec Pierre. Votre domestique non plus n’est pas un sot ; dans dix minutes, Baptiste sera ivre-mort.

CASTELLAS.

Bien !

JEAN.

Je vais chercher la voiture.

CASTELLAS.

Ne laissez pas partir le marquis, au moins.

JEAN.

Il n’y a pas de danger.

Il sort.

 

 

Scène VII

 

CASTELLAS

 

Ce serait à merveille si l’on n’avait qu’à payer ces gens-là. Le mal est qu’on est obligé de leur parler. Heureusement celui-là est dans ma main... Si j’étais aussi sûr d’Albert que de lui... Je l’ai bien observé, cet Albert...

 

 

Scène VIII

 

ALBERT, BERNHEIM, CASTELLAS

 

ALBERT, au fond, à Bernheim.

En vérité, mon ami, vous croyez cela ?...

BERNHEIM.

Je le crois tout à fait, mon cher Albert.

CASTELLAS, s’asseyant sur le divan.

Il dissimule d’une façon surprenante... ou sa colère a été de bien courte durée !...

Prenant un papier.

J’ai là de quoi la rallumer, en tout cas.

BERNHEIM.

Il y a une question que vous avez envie de m’adresser, elle brûle vos lèvres.

ALBERT.

Quelle question ? Voyons ?

BERNHEIM.

Vous avez envie de me demander si je suis, oui ou non, l’amant de madame de Mercey ?

CASTELLAS.

Oh !

BERNHEIM.

Tiens ! vous êtes ici, baron ? Je ne vous apercevais pas.

ALBERT.

Vous pensez que c’est là ?...

BERNHEIM.

Il y a une heure que vous tournez autour de la phrase, je crois même que vous l’aviez commencée tout à l’heure, quand le marquis, en entrant, vous à interrompu.

ALBERT.

Le marquis ne nous entend pas ?

BERNHEIM.

Et vous me le demandez ?...

ALBERT.

Quand cela serait ? N’est-ce pas l’habitude, entre garçons, de se faire, après dîner, de singulières confidences ? Nous sommes entre garçons ; nous avons, grâce à votre cuisinier, parfaitement dîné : c’est le moment ou jamais, ce me semble, de dire un peu de mal des femmes... si tant est que ce soit dire du mal...

Il prend un couteau sur la table.

BERNHEIM.

Vous me le demandez, enfin ?...

ALBERT.

Si je vous le demandais ?...

BERNHEIM.

Si vous me le demandiez ?... Je vous répondrais...

ALBERT.

Vous me répondriez ?

BERNHEIM.

Savez-vous que je serais singulièrement inquiet, si j’avais à vous répondre oui ; vous avez, en posant ces questions-là, une façon de jouer avec ce qui tombe sous la main...

ALBERT.

Moi ?...

BERNHEIM.

Oui, vous.

ALBERT.

Ah ! cette arme... je la trouve fort jolie !

BERNHEIM.

Vous ne la reconnaissez pas ?

ALBERT.

Pas du tout.

BERNHEIM.

C’est vous qui me l’avez donnée quand je suis allé en Égypte ; elle est, en effet, fort jolie ; mais je m’étonne que vous ne la reconnaissiez pas.

ALBERT, jetant l’arme.

Vous me répondriez ?...

BERNHEIM.

Eh ! pardieu ! je vous répondrais que je ne suis pas l’amant de madame de Mercey, et que je m’attends bien à ne l’être jamais.

ALBERT.

Ah !

BERNHEIM.

Et ce que je dis là, je le dis aussi sérieusement que possible.

ALBERT.

Mais, cependant... je puis tout dire, n’est-ce pas ?...

BERNHEIM.

Tout absolument ; nous sommes entre garçons, et nous avons bien dîné.

ALBERT.

Eh bien, il m’est arrivé de surprendre, entre la marquise et vous, des regards, des sourires d’intelligence.

BERNHEIM.

Cela est bien possible.

ALBERT.

Des paroles échangées à voix basse...

BERNHEIM.

Je ne dis pas le contraire.

ALBERT.

Rencontraient... et que...

Castellas se lève.

BERNHEIM, passant à droite.

Quelquefois même, il m’a semblé que vos mains se – Oh ! par exemple, ceci n’est pas, et je crois bien que, pour ce dernier coup de pinceau, c’est un autre que moi qui vous a servi de modèle.

ALBERT.

Ah !

BERNHEIM.

Le dernier trait est inexact ; il serait vrai, du reste, que cela ne modifierait en rien la réponse que je vous ai faite.

ALBERT.

Comment !... J’aurais cru... Il ne faut pas vous moquer de moi... j’arrive de loin et je n’ai guère vécu dans votre monde ; j’aurais cru que de telles façons d’être équivalaient à des engagements ; qu’une telle conduite imposait à l’homme qui en était l’objet certains devoirs, et lui donnait des droits...

BERNHEIM.

Des droits !... – Il y a huit jours, mon cher Albert, j’ai répété un grand duo avec la duchesse d’Ost. Je lui ai juré, pendant une heure, que je l’adorais ; elle m’a juré, elle, que son bonheur suprême serait de mourir dans mes bras.

ALBERT.

Eh bien ?...

BERNHEIM.

Eh bien, si, le lendemain du duo, j’étais allé rappeler à la duchesse ses serments de la veille ; si je lui avais parlé de mes droits ; si je lui avais ouvert mes bras, en l’invitant à y mourir, que pensez-vous qu’elle m’aurait répondu ?...

ALBERT.

Et quel rapport y a-t-il entre un duo et ?...

BERNHEIM.

Et ce qui s’est passé entre madame de Mercey et moi ?... Un rapport très simple. C’est absolument la même chose : j’ai chanté un duo avec elle, d’autres l’avaient chanté avant moi, d’autres, sans doute, le chanteront après.

ALBERT.

Un duo ?...

BERNHEIM.

Dans le monde, on n’a généralement rien à se dire ; si l’on ne se disait rien, ce silence serait glacial et gênant : on a trouvé bon de le remplacer par un peu de musique, par un air de contredanse assez semblable à celui sur le quel les courtisans du duc de Mantoue parlent et gesticulent au premier acte de Rigoletto... – Tra, la, la, la... C’est cet air de contredanse que l’on appelle la conversation. « Madame, croyez à mon amour. – Monsieur, croyez à mon dévouement... Tra, la, la, la, la... » Chacun chante sa partie, et, après avoir chanté, demande sa voiture et s’en va se coucher.

ALBERT.

Est-ce vrai ?...

BERNHEIM.

Absolument vrai ! Demandez à M. de Castellas.

ALBERT.

Vous m’apprenez des choses singulières.

 

 

Scène IX

 

ALBERT, BERNHEIM, CASTELLAS, PAUL

 

PAUL.

Monsieur Bernheim !...

BERNHEIM.

Est-ce que la marquise a besoin de moi ?...

PAUL.

Non ; c’est moi qui aurais besoin de vous ; pendant que ces dames examinent les étoffes que vous avez rapportées des Indes, il m’est venu une idée.

BERNHEIM.

Profitons-en, Paul, dépêchons-nous d’en profiter.

PAUL.

Je pense, moi, que les choses sérieuses doivent être traitées sérieusement.

BERNHEIM.

C’est là votre idée ?...

PAUL.

Non, mais rien n’est plus sérieux pour moi que le costume que je porterai le jour où je jouerai le prince Diamant.

BERNHEIM.

Je croyais vous en avoir montré un qui vous convenait, un costume persan.

PAUL.

Il m’a paru fort joli, je ne dis pas le contraire, et je vous remercie... Mais regarder un costume, palper l’étoffe, et, sans autre formalité, déclarer que ce costume ira bien, est-ce le fait d’un homme sage ? Je ne le pense pas.

BERNHEIM.

Le fait est que l’homme vraiment sage...

PAUL.

Il me semble, à moi, que l’homme vraiment sage est celui qui, avant de déclarer que ce costume ira bien, essaye le costume.

BERNHEIM.

Il faut essayer le costume, Paul, vous avez raison.

PAUL.

Voilà mon idée... Je voudrais essayer tout de suite : madame de Mercey et mademoiselle Léonie me verraient habillé en prince Diamant, et pourraient faire leurs observations.

BERNHEIM.

Je vais vous donner le costume, Paul, et, s’il faut que quelqu’un vous aide à vous habiller, je suis là.

PAUL.

Vous êtes parfait, monsieur Bernheim, vous êtes parfait !

BERNHEIM.

Pardonnez-moi, messieurs.

 

 

Scène X

 

CASTELLAS, ALBERT

 

CASTELLAS.

Il est fâcheux que l’on ait interrompu M. Bernheim, il était en train de vous dire de fort jolies choses.

ALBERT.

Des choses vraies, n’est-ce pas ?...

CASTELLAS.

Il a dû vous arriver, dans vos courses à travers l’Égypte, de pousser du pied les débris de ces temples où un voile seulement séparait ceux qui apportaient pieusement leurs offrandes de ceux plus avancés qui les dévoraient. Le monde ressemble un peu à ces temples. Celui qui y met le pied pour la première fois est d’abord reçu dans une grande salle, il regarde et voit des gens qui se saluent, qui changent de place, qui dansent ou qui prennent des glaces... Il écoute et entend parler du temps qu’il fait, de telle ou telle toilette... du cours de la rente ou du crime à la mode, propos insignifiant, masquant des pensées plus insignifiantes encore. – J’ai connu des gens qui, pendant trente, quarante, cinquante ans, sont allés dans le monde tous les soirs, et qui se sont promenés imperturbablement dans la première salle, sans se douter un instant qu’à côté d’eux, derrière le rideau... Le monde les aime, ces gens-là ; il se moque bien un peu d’eux, mais il les aime... Par exemple, il respecte plus les autres, ceux qui, du premier coup, vont au rideau qui est au fond de cette salle et qui disent : « Nous avons vu ce qui se passait de ce côté-ci, voyons donc un peu ce qui se passe de l’autre... »

ALBERT.

Et qu’est-ce qu’ils voient, ceux qui soulèvent ?...

CASTELLAS.

Ils voient le monde... Non pas tel qu’il se montre aux niais ou à ceux qu’aveugle une loyauté insensée ; mais le monde tel qu’il est ! – Tout alors leur est expliqué ; ils saisissent des pensées terriblement sérieuses, sous ces phrases dont la banalité les étonnait tout à l’heure... et ces paroles d’opéra-comique leur laissent deviner de bien rudes comédies ! – Dans ces deux hommes qui se serrent la main, ils en voient un qui a fait à l’autre une offense mortelle ; ils devinent dans le sourire de l’offensé une haine implacable, et la promesse d’une vengeance qui frappera tôt ou tard ; et qui, le jour où elle frappera, tuera ! Voilà le monde. Vous avez traversé la première salle, et vous y avez entendu dire que le marquis de Mercey s’était égratigné en glissant le long d’un talus. – Soulevez le rideau, et entrez dans la seconde... On vous dira, là, que le marquis a été blessé en se battant... qu’il s’est battu avec M. de Larnage... avec M. de Larnage, à qui il avait volé sa femme... vous savez comment ? On a vous dit, dans la première salle, que la marquise de Mercey, qui sait qu’elle est jolie, aimait sans doute à se l’entendre dire par M. Bernheim, comme elle aime à se l’entendre dire par les autres... ne vous arrêtez pas... entrez dans la seconde...

ALBERT.

Et l’on me dira ?...

CASTELLAS.

Il faut se méfier des mouvements oratoires... en voici un qui m’a entrainé un peu loin... On vous dira dans la seconde salle, ce qu’on vous aura dit dans la première.

ALBERT.

Oh ! ce n’est pas cela que vous vouliez...

CASTELLAS.

Oh ! oh ! vous me paraissiez tout à l’heure avoir mieux profité de mes conseils... vous étiez calme... et maintenant...

ALBERT.

Que dirait-on sur la marquise ?

CASTELLAS.

Mais rien, encore une fois ; rien du tout !

ALBERT.

Alors, pourquoi venez-vous... à l’instant ?...

CASTELLAS.

Diable de mouvement ! Vous me mettez là dans une position singulière ; si je ne vous dis rien à présent, vous allez supposer qu’il s’agit...

ALBERT.

Il y a donc quelque chose ?...

CASTELLAS.

Cela dépend de ce que vous entendez.

ALBERT.

Quelque chose qui prouve que la marquise aime Bernheim... qui prouve qu’elle aime quelqu’un ?

CASTELLAS.

Qui prouve... qui prouve... Comme vous y allez, vous !

ALBERT.

Qu’y a-t-il enfin ?...

CASTELLAS.

J’hésiterais moins, si je vous voyais disposé à prendre les choses autrement. – Une plaisanterie, bien... mais je ne voudrais pas !... Ah ! j’aurais été plus à mon aise, tout à l’heure, quand vous parliez de dire du mal des femmes après dîner.

ALBERT.

Je prendrai les choses comme vous voudrez.

CASTELLAS.

Pour cela, j’en suis ! Ces dames, quand elles sont seules, ne se gênent pas pour se moquer de nous... nous pouvons bien, de notre côté... – Dans ce que je pourrais vous montrer, il y a peut-être de quoi nous faire rire un peu... oui, il y a de quoi nous faire rire ; mais, il n’y a certes pas de quoi...

ALBERT.

Je rirai, alors.

CASTELLAS.

Ah ! si vous me le promettez...

ALBERT.

Je vous le promets, je rirai... je ne demande pas mieux !

CASTELLAS.

À la bonne heure !... La marquise avait écrit à Bernheim...

ALBERT.

Bernheim ?...

CASTELLAS.

Oui. – Quand elle a eu écrit, elle a mis la lettre dans son buvard, elle a appuyé... la dernière phrase de la lettre s’est trouvée imprimée alors sur la feuille du buvard... et...

ALBERT.

Et ?...

CASTELLAS.

Et cette feuille m’est tombée dans les mains...

Lui donnant.

Pouvez-vous lire ?... C’est à l’envers qu’il faut lire.

ALBERT.

« Je n’aime et je n’aimerai jamais... » C’est à Bernheim que cela a été écrit ?

CASTELLAS.

Oui, à Bernheim.

ALBERT, lisant.

« Je n’aime et n’aimerai jamais que vous. »

 

 

Scène XI

 

CASTELLAS, ALBERT, JEAN

 

JEAN, bas, à Castellas.

La voiture est là ; mais j’ai trouvé ce que je dois dire à M. le marquis pour l’empêcher de partir.

CASTELLAS.

Vous êtes sûr ?...

JEAN.

Je suis aussi sûr qu’il ne partira pis, que je suis sûr que ce n’est pas Baptiste qui, ce soir, reconduira madame la marquise à la campagne.

CASTELLAS.

C’est fait ?...

JEAN.

Il est ivre-mort, monsieur le baron, ivre-mort.

CASTELLAS.

Ah ! voilà un accident fâcheux.

ALBERT.

Comment ?...

CASTELLAS.

Pierre, mon domestique, a grisé le cocher de M. de Mercey, si bien grisé, il paraît, que ce cocher est incapable...

JEAN.

Oh ! le mal n’est pas grand, je connais les chevaux aussi bien que Baptiste.

CASTELLAS.

C’est vrai, et cela me console un peu, Jean est lui-même un excellent cocher : c’est lui qui reconduira madame la marquise ; car il se peut fort bien... que la marquise parte seule...

LE MARQUIS.

Eh bien, cette voiture ?

JEAN.

Pour le coup, voici le moment de parler... Parlons !

Il sort.

 

 

Scène XII

 

ALBERT, CASTELLAS

 

ALBERT.

Comment avez-vous ce papier ?

CASTELLAS.

Comment j’ai ?...

ALBERT.

Oui.

CASTELLAS.

Il y a ici un garçon que je connais, depuis longtemps, et qui a eu souvent à se louer de moi... alors...

ALBERT.

Jean, n’est-ce pas ?...

CASTELLAS.

Vous avez deviné.

ALBERT.

Vous aviez raison tout à l’heure, dans votre définition du monde... et je crois qu’il ne faudrait pas aller bien loin pour trouver cet homme offensé qui cache dans son sourire une haine mortelle et la menace d’une vengeance implacable.

CASTELLAS.

Ai-je dit cela ?... J’ai parlé au hasard.

ALBERT.

Je ne crois pas que vous parliez souvent au hasard, baron ; je crois surtout que rien, dans ce que vous me dites depuis deux heures, n’a été dit au hasard... La pro position que vous m’avez faite de rentrer ce soir chez vous, l’histoire que vous m’avez contée.

CASTELLAS.

Je vous ai proposé de rentrer ce soir chez moi, parce que cela est commode pour vous, et ne me gêne aucunement. Je vous ai raconté une histoire, parce que vous étiez triste, et que j’ai voulu vous distraire ; il n’y a là dedans que de la conversation, de la musique, comme dit M. Bernheim... mes paroles auraient pu être chantées au lieu d’être dites.

Il sort.

ALBERT.

Ce papier... est-ce une preuve, après tout, est-ce une preuve ?...

 

 

Scène XIII

 

LA MARQUISE, ALBERT

 

LA MARQUISE.

Je vous croyais parti, Albert ; c’est M. de Castellas qui vient de me dire...

ALBERT.

M. de Castellas, il vous a dit ?...

CASTELLAS.

C’est à dix heures que vous devez avoir retiré cette démission...

ALBERT.

Il n’est pas dix heures encore !

LA MARQUISE.

Il n’en est pas loin, sans doute... et vous feriez bien...

ALBERT.

Vous aimez quelqu’un, Louise ?...

LA MARQUISE.

Hein ?...

ALBERT.

Vous aimez quelqu’un ?...

LA MARQUISE.

Qu’appelez-vous aimer ?... le mot aimer a une infinité de sens... Me demandez-vous si j’ai de l’affection pour quelqu’un ?... J’en ai beaucoup pour vous, d’abord, et puis...

ALBERT.

Je vous demande si vous avez de l’amour pour quelqu’un ?...

LA MARQUISE.

De l’amour ?...

ALBERT.

Oui. Le mot n’a qu’un sens, je présume.

LA MARQUISE.

Oh ! je croyais en avoir fini.

ALBERT.

Louise !

LA MARQUISE.

Je n’ai rien à vous répondre.

ALBERT.

Ah ! j’espère encore cependant que vous me répondrez... Écoutez-moi bien : je suis sur le point de céder à une épouvantable tentation.

LA MARQUISE.

Qu’êtes-vous tenté de faire ?

ALBERT.

Une chose telle que si je la fais, je me tuerai certainement pour me punir de l’avoir faite.

LA MARQUISE.

Et je suis pour quelque chose dans cette tentation ?

ALBERT.

Pour tout ?

LA MARQUISE, passant devant lui.

Si je vous dis que je n’ai d’amour pour personne, vous croirez peut-être que c’est la crainte qui me fait parler... je vous le dis cependant.

ALBERT.

Si c’était la crainte qui vous eût fait parler, je crois que vous ne m’auriez pas répondu ce que vous venez de me dire.

LA MARQUISE.

Je ne vous comprends pas.

ALBERT.

Mais je crois aussi que vous ne m’avez pas répondu la vérité.

LA MARQUISE.

Comment ?

ALBERT.

Louise, je vous en supplie avouez !... Avouez ! j’ai presque une preuve dans la main.

LA MARQUISE.

Une preuve ?

ALBERT.

Oui !

LA MARQUISE.

Une preuve de mon amour pour quelqu’un ?

ALBERT.

Oui !

LA MARQUISE.

Ma foi, je me déclare curieuse de la connaître... Qu’avez-vous dans la main ?

ALBERT, lui montrant le papier.

Lisez cette phrase ; elle a été écrite par vous à Bernheim.

LA MARQUISE.

Toujours Bernheim !

ALBERT.

Lisez !

LA MARQUISE.

Qu’est-ce que c’est que cela ?...

Lisant.

« Je n’aime et n’aimerai jamais que vous !... » Ah ! ah !

Elle éclate de rire.

ALBERT.

Vous riez ?

LA MARQUISE.

Ma foi, ce n’est pas de ma faute.

ALBERT.

Vous riez ?

LA MARQUISE.

Je vous demande bien pardon ; mais, en vérité, si Othello, au moment d’étouffer Desdémone, s’était avisé de lui montrer... je suis sûre que Desdémone, qui pour tant se trouvait dans une position grave, n’aurait pas pu s’empêcher... Ah ! ah ! ah ! Je vous avoue que, d’abord, vous m’avez un peu effrayée... et puis, voilà que vous terminez par...

ALBERT.

Il paraît que ma preuve...

LA MARQUISE.

En général, votre preuve prouve qu’il faut se défier des buvards... dans le présent, elle ne prouve pas autre chose !... Cette phrase, je me la rappelle très bien ; mais si, au lieu de n’avoir qu’une phrase, vous aviez eu toute la lettre, vous auriez vu...

ALBERT.

Oh ! je ne demande pas d’explication, votre gaieté me suffit.

LA MARQUISE.

Si vous n’avez pas d’autre raison pour être persuadé que j’aime quelqu’un...

ALBERT.

Je n’en ai pas d’autres... et je vois bien maintenant que vous n’aimez personne.

LA MARQUISE.

Tant mieux !... Alors ?...

ALBERT.

Tant pis pour vous, Louise, au contraire, tant pis pour vous !

LA MARQUISE.

Vous dites ?...

ALBERT.

Je dis qu’il eût mieux valu pour vous que ce chiffon de papier, au lieu de vous paraître une chose grotesque, fût pour vous une chose effrayante.

LA MARQUISE.

Comment ?

ALBERT.

Il eût mieux valu pour vous qu’au lieu de vous faire rire, il vous fit trembler... Ah ! si c’eût été une preuve véritablement, si vous aviez été confondue, si vous aviez pâli, si vous m’aviez crié : « Eh bien, oui, j’aime, et si je vous ai fait jouer un rôle ridicule, infâme, c’est que j’ai mais, et que, pour sauver mon amour, il fallait vous faire jouer ce rôle. »

LA MARQUISE.

Mais si je vous avais dit cela... je serais...

ALBERT.

Si vous m’aviez dit cela, j’aurais ressenti une terrible souffrance, une effroyable colère.

LOUISE.

Perdez-vous la tête ?... Si quelqu’un !...

ALBERT.

Mais je n’aurais pas éprouvé ce sentiment que j’éprouve en face de vous... j’aurais compris, au moins, quelque chose d’humain... Mais rien ! rien !... – Si vous m’aviez crié : « J’en aime un autre, » je vous aurais maudite, je vous aurais tuée peut-être.

LA MARQUISE.

Albert !

ALBERT.

Mais je n’aurais pas songé à vous punir comme j’y suis résolu maintenant, et comme je vous punirai.

LA MARQUISE.

Ah ! mais ceci est plus que de l’extravagance ; vous devenez fou décidément, monsieur de Woëll.

ALBERT.

Rien, mon Dieu !... rien !

 

 

Scène XIV

 

LA MARQUISE, ALBERT, PAUL

 

PAUL.

Qu’est-ce que vous dites de mon costume ?...

LA MARQUISE, se remettant.

Il est charmant, Paul, votre costume, il est charmant !

PAUL.

N’est-ce pas ?...

LA MARQUISE.

Seulement, le col monte un peu trop haut.

PAUL.

Vous trouvez ?...

LA MARQUISE.

Oui. Venez un peu ; agenouillez-vous là.

PAUL.

Me voici, marquise, me voici.

Il s’agenouille.

LA MARQUISE.

Là !... Il faut un peu dégager... N’est-ce pas votre avis, monsieur de Woëll ?

ALBERT.

Parfaitement. Je trouve aussi que la coiffure est un peu trop enfoncée.

LA MARQUISE.

Croyez-vous ? En effet, un peu trop, vous avez raison.

ALBERT.

Ce qu’il y a de plus gracieux, quand on a votre âge, Paul, c’est la pureté du front ; il ne faut pas le cacher.

PAUL.

Oh ! monsieur !

LA MARQUISE.

Ne bougez pas, Paul.

PAUL.

Ah ! marquise !

ALBERT.

Ne bougez pas ! nous allons corriger cela !

PAUL.

Ah ! monsieur !

LA MARQUISE, bas à Albert.

Je vous aime mieux comme cela ; mais beaucoup mieux que tout à l’heure... Vous aviez l’air...

ALBERT, bas.

C’est que maintenant j’ai pris un parti.

LA MARQUISE.

Un parti ?... Tenez-vous donc, Paul !

ALBERT.

Oui, un parti.

LA MARQUISE.

Relativement à moi ?...

ALBERT.

Relativement à vous.

À Paul.

Vous allez vous faire tirer les cheveux !

LA MARQUISE.

Encore une vilaine phrase !... Vous ferez tant, que, cette nuit, je ne dormirai pas tranquille...

ALBERT.

En effet, je crois que cette nuit vous ne dormirez pas tranquille.

LA MARQUISE.

Ah !

PAUL.

Vous dites ?...

ALBERT.

Rien du tout, Paul.

PAUL.

Je croyais que vous disiez...

LA MARQUISE.

Nous ne disons rien. – Maintenant, vous êtes très bien, il n’y a plus rien à reprendre.

PAUL.

Regardez bien.

LA MARQUISE.

Nous avons beau regarder... Léonie vous a-t-elle vu ?

PAUL.

Pas encore.

LA MARQUISE.

Venez vous montrer à elle, cela la mettra de bonne humeur... Il est dix heures bientôt, monsieur de Woëll. – Je vais, moi, repartir pour la campagne. Serez-vous notre hôte pour ce soir ?...

ALBERT.

Non, madame, pas ce soir... je ne pourrai pas retourner...

LA MARQUISE.

À bientôt, alors !

ALBERT.

À bientôt, madame !

LA MARQUISE.

Venez, Paul ; ne courez donc pas comme cela ! Quand on a un costume pareil, il faut marcher posément.

PAUL.

Comme cela, marquise ?...

LA MARQUISE.

C’est un peu mieux.

Ils sortent.

 

 

Scène XV

 

ALBERT, puis CASTELLAS, puis LÉONIE

 

ALBERT.

Aussi peu émue que s’il ne s’était rien passé... aussi indifférente... aussi futile !

CASTELLAS, entrant.

Eh bien ?...

ALBERT.

Eh bien, vous m’avez proposé de mettre ce soir votre maison de campagne à ma disposition ?

CASTELLAS.

Vous acceptez ?...

ALBERT.

Oui.

CASTELLAS.

Ah !

ALBERT.

C’est ce soir, n’est-ce pas ?...

CASTELLAS.

Oui, ce soir ! Partez vite ! prenez mon coupé ! Pierre, mon domestique, est prévenu, il vous obéira.

LÉONIE, entrant.

Vous allez chez le ministre, Albert ?...

ALBERT.

Léonie !

LÉONIE.

Vous ne répondez pas !

ALBERT.

Cette parole est peut-être la dernière que je vous adresserai, je ne veux pas que cette parole soit un mensonge... Je n’irai pas chez le ministre.

LÉONIE.

Vous renoncez à cette mission ?

ALBERT.

Oui !

LÉONIE.

Elle était belle, cependant, c’est vous qui l’avez dit ; on eût encore une fois parlé de vous comme j’en ai si souvent entendu parler.

ALBERT, passant devant elle.

Que m’importe !

LÉONIE.

Il faut partir ! Ces louanges qui vous sont dues, je ne veux pas qu’un autre les obtienne. C’est vous-même qui m’avez parlé de cette mission, des dangers que vous auriez à courir et de la gloire qui, après ces dangers courus, vous attendait sans doute... Partez ! Là-bas, en face du devoir, en face du péril, vous redeviendrez ce que vous étiez autrefois !... ne brisez pas votre avenir !... partez ! faites ce que l’on attend de vous, je ne vous demande que cela... que je vous sache grand, je serai heureuse.

ALBERT.

N’essayez pas une tâche impossible, Léonie. Vous ne me déciderez pas à partir, ma résolution est prise.

LÉONIE.

Où allez-vous, Albert ?...

ALBERT.

Adieu, Léonie !

LÉONIE.

Albert !

ALBERT.

Adieu !

Il sort.

 

 

Scène XVI

 

CASTELLAS, LÉONIE

 

LÉONIE.

Où va-t-il ?...

CASTELLAS.

Je ne sais... Oh ! ne désespérez pas, mademoiselle ; c’est un accès de fièvre, quelque chose d’irrésistible, mais qui ne durera pas ; et demain sans doute...

LÉONIE.

Demain !... Mais puisque c’est ce soir que cette démission doit être retirée.

CASTELLAS.

Ce soir ?...

LÉONIE.

Oui !

CASTELLAS.

Il est malheureusement certain que M. de Woëll n’ira pas ce soir chez le ministre ; mais si quelqu’un y allait à sa place ?...

LÉONIE.

Quelqu’un ?...

CASTELLAS.

Oui... quelqu’un qui serait sûr d’être écouté... quelqu’un à qui l’avenir de M. de Woëll appartiendrait près que... et qui aurait le droit...

LÉONIE.

Oh ! je vous comprends, monsieur. 

CASTELLAS.

Rien n’est perdu, je crois, si vous faites ce que je vous dis.

LÉONIE.

Je le ferai, monsieur, et je vous remercie du plus profond de mon cœur.

CASTELLAS, embarrassé.

Vous me remerciez ?

LÉONIE.

Sans doute ! N’est-ce pas vous qui...

CASTELLAS.

Je vous en prie, ne me remerciez pas...

 

 

Scène XVII

 

CASTELLAS, LÉONIE, LE MARQUIS

 

CASTELLAS.

Le marquis ! Décidément, Jean est un habile homme !

LÉONIE.

Oh ! mon cher oncle... Albert nous a trompés, il ne va pas chez le ministre... il ne retire pas sa démission ; Albert est perdu, si nous ne le sauvons pas !

LE MARQUIS.

Eh ! que veux-tu ?...

LÉONIE.

Je veux suivre le conseil que vous m’avez donné... Je veux lutter... lutter pour le sauver... et vaincre.

LE MARQUIS.

Quel moyen as-tu d’empêcher ?

LÉONIE.

Le ministre connaissait mon père, il vous connaît... il sait qu’Albert devait être mon mari... il faut que vous me conduisiez chez le ministre, mon oncle ; je le supplierai de me rendre cette démission, à moi, et il me la rendra quand je lui redemanderai l’honneur de celui dont je dois porter le nom.

LE MARQUIS.

Cette idée est belle, Léonie ! C’est à toi qu’elle est venue ?...

LÉONIE.

Hélas, non ! Je voudrais bien que ce fût à moi ; mais c’est M. le baron qui m’a dit...

LE MARQUIS.

C’est vous, baron ?...

CASTELLAS.

Oh ! mademoiselle m’a bien aidé un peu...

LE MARQUIS.

C’est une belle idée, baron, je le répète, une idée belle et grande... Donnez-moi la main ?

CASTELLAS.

Ah !

LE MARQUIS.

Vous refusez de me donner la main ?

CASTELLAS.

Cela ne vaut pas...

LÉONIE.

Vous consentez, mon oncle ?

LE MARQUIS.

Certainement ! Tu m’en voudrais trop si je refusais ; et M. le baron serait capable de m’en vouloir aussi !...

 

 

Scène XVIII

 

CASTELLAS, LÉONIE, LE MARQUIS, LA MARQUISE, BERNHEIM

 

LA MARQUISE.

Nous partons, n’est-ce pas, Léonie ?

Au marquis.

Tiens, vous voilà de retour, marquis ? Nous partons tous les trois alors ?...

LE MARQUIS.

Non, marquise, vous partez toute seule.

LA MARQUISE.

Comment, toute seule ?

LE MARQUIS.

Oui, toute seule, attendu que j’emmène Léonie.

LA MARQUISE.

Vous emmenez Léonie ?...

LE MARQUIS.

Tout de suite.

LA MARQUISE.

Je ne puis pas aller, moi, où elle va avec vous ?...

CASTELLAS.

Que dit-elle ?

LE MARQUIS.

Non, marquise, il vaut mieux que vous n’y veniez pas.

LÉONIE, bas, à la marquise.

Vous aviez répondu de l’avenir d’Albert... dans une heure, cependant, si je ne réussis pas, cet avenir sera perdu !... Je vais, à mon tour, essayer de le sauver... Ne trouvez-vous pas juste que je ne partage cette tâche avec personne ?... N’est-ce pas là au moins un bonheur que vous voulez me laisser tout entier ?...

LA MARQUISE.

Je partirai donc toute seule, alors.

Jean entre à droite.

CASTELLAS, à part.

Seule ! et c’est Jean qui conduit !

LA MARQUISE.

La voiture est attelée ?

JEAN.

Oui, madame.

BERNHEIM.

Vous permettez bien, madame, pour vous remercier de l’honneur que vous m’avez fait ce soir, que je vous accompagne jusqu’à votre voiture ?

LA MARQUISE.

Je vous remercie ; au revoir, baron !

CASTELLAS.

Madame !...

LE MARQUIS, bas, à Bernheim.

Prends ton chapeau !

BERNHEIM.

Mais...

LE MARQUIS.

Prends donc, imbécile !

BERNHEIM.

Je le prendrai... Je reviens, baron.

On se dirige vers la porte de droite.

CASTELLAS.

Moi, j’attends que M. de Clèves ait ôté son costume de prince Diamant. Nous nous en irons ensemble.

LE MARQUIS.

Vous ne retournez donc pas à la campagne, baron ?...

CASTELLAS.

Non, je reste à Paris.

LE MARQUIS.

Vous avez tort de ne pas retourner ; peut-être, en votre absence, se passe-t-il en votre maison des choses curieuses...

CASTELLAS.

Est-ce que Jean lui aurait dit ?...

LE MARQUIS.

En tout cas, si elles en valent la peine, je viendrai vous les raconter. Au revoir, baron !

Il sort.

 

 

ACTE V

 

Même décor qu’au premier acte.

 

 

Scène première

 

ALBERT, PIERRE

 

ALBERT.

Nous sommes dans la maison du baron ?

PIERRE.

Mais, oui, monsieur.

ALBERT.

Le fait est que voilà une étrange ressemblance.

PIERRE.

Vous trouvez qu’elle ressemble un peu à celle de M. le marquis de Mercey ? Jean, qui est mon ami, m’a parlé de cette particularité.

ALBERT.

Il est impossible de distinguer...

PIERRE.

Oh ! je crois qu’en plein jour on distinguerait très bien, et même, à l’extérieur, il y a des différences... Monsieur n’a pas vu ?

ALBERT.

Non, pas du tout.

PIERRE.

C’est que monsieur pensait à autre chose, sans doute, sans cela...

ALBERT.

Et ces livres... ces cahiers de musique... qui se trouvent justement placés...

PIERRE.

Ces livres et ces cahiers de musique sont à la place où les a laissés M. le baron ; il est venu ici aujourd’hui, et, pendant une heure, il a rangé...

ALBERT.

Une voiture, je crois !...

PIERRE, regardant à la fenêtre.

Oui, monsieur... une voiture... Elle s’est arrêtée devant la porte.

ALBERT.

Ah !

PIERRE.

Une femme en descend.

ALBERT.

Est-ce qu’elle a regardé ?...

PIERRE, allant sur la terrasse.

Non, monsieur... La grille s’est ouverte... elle vient.

ALBERT.

Laissez-moi !

Pierre sort.

 

 

Scène II

 

ALBERT, seul

 

Si, au moment d’entrer, elle allait s’apercevoir !... Je suis fou... moi, qui étais prévenu, je ne me suis pas aperçu moi-même... La voici !

 

 

Scène III

 

ALBERT, LA MARQUISE

 

LA MARQUISE.

C’est bien Jean... Il fait froid ce soir. Comment Francine ne vient-elle pas ?... Francine !... Francine !...

Elle va à la porte de droite qu’elle trouve fermée.

ALBERT.

Oh ! n’appelez pas, madame.

Il va fermer la porte du fond.

LA MARQUISE.

Monsieur de Woëll !

ALBERT.

Moi-même, madame.

LA MARQUISE.

Je croyais que vous ne deviez pas... Que faites-vous ?...

ALBERT.

Je ferme la porte.

LA MARQUISE.

Hein ?...

ALBERT.

Et je mets la clef dans ma poche...

LA MARQUISE.

Qu’est-ce que cela veut dire ?... Francine !...

ALBERT.

Encore une fois, n’appelez pas... Francine a une excellente raison pour ne pas venir : elle n’est pas ici.

LA MARQUISE.

Comment ?...

ALBERT.

Elle est chez vous.

LA MARQUISE.

Chez moi ?...

ALBERT.

Oui. Vous n’êtes pas ici chez vous.

LA MARQUISE.

Qu’est-ce que c’est que cette plaisanterie ?...

ALBERT.

Je ne sais si j’ai l’air de plaisanter, madame ; si j’en ai l’air, cela m’étonne !

LA MARQUISE.

Je ne suis pas chez moi ?...

ALBERT.

Non. Vous êtes chez le baron de Castellas.

LA MARQUISE.

Chez le baron ?...

ALBERT.

Dans la maison de M. de Larnage.

LA MARQUISE, passant devant lui.

Oh !

ALBERT.

N’avez-vous pas entendu dire aujourd’hui que cette maison ressemblait singulièrement à la vôtre ?... Vous pouvez maintenant juger vous-même de l’exactitude de cette ressemblance...

LA MARQUISE, à la porte de gauche qui est fermée.

C’est impossible !... Francine ! Francine !...

ALBERT.

Elle ne vous entend pas.

LA MARQUISE, à la fenêtre.

Jean !...

ALBERT.

Pour celui-là, il vous entend peut-être ; mais comme, ce soir, c’est à moi qu’il obéit, et non à vous... même, s’il vous entend, il ne viendra pas.

LA MARQUISE.

Vous n’avez pas commis une pareille infamie !...

ALBERT.

Je vous ai dit, madame, que j’étais tenté de faire une chose telle, qu’après l’avoir faite, je me tuerais pour me punir.

LA MARQUISE.

Vous tuer ?...

ALBERT.

Oui !... Vous comprenez que, lorsqu’on a pris une résolution de cette importance, on ne recule guère.

LA MARQUISE.

Oh ! j’appellerai, on m’entendra !

ALBERT.

Appelez, si vous voulez. J’attendrai que vous soyez fatiguée... et que, vous étant fatiguée, vous n’appeliez plus.

LA MARQUISE.

C’est bien, monsieur.

ALBERT.

Vous vous résignez ? Vous avez raison.

LA MARQUISE.

Albert, je vous en prie, donnez-moi cette clef.

ALBERT.

Oh ! oh ! pas avant de vous avoir dit ce que j’ai à vous dire.

LA MARQUISE.

Albert, je vous en prie, ne vous déshonorez pas !

ALBERT.

Si je me déshonore, je me punirai, je vous l’ai dit ; je me punirai, et ce sera justice : après le crime, le châtiment. C’est pour cela que vous êtes ici.

LA MARQUISE.

Moi ?...

ALBERT.

Oui, vous, qui avez commis une infamie cent fois plus grande que celle que je commets maintenant[1] !... Oh ! ne répondez pas, si vous voulez... pourvu que vous écoutiez... n’écoutez pas, pourvu que vous entendiez... Cette infamie a commencé le jour où nous nous sommes trouvés en face l’un de l’autre pour la première fois ; le jour où Henri, me présentant à vous, qui portiez son nom de puis trois ans, vous a dit : « Voilà mon meilleur ami ; voilà celui qui doit être le mari de celle que j’aime comme j’aimerais ma fille !... » Le jour où, après avoir compté tous les obstacles qui nous séparaient, vous vous êtes dit en souriant que vous les briseriez, et que j’étais, non pas à cause de moi, mais à cause de ces obstacles même, une proie qu’une femme comme vous ne devait pas laisser échapper.

LA MARQUISE.

Cela n’est pas !

ALBERT.

Cela n’est pas !... Mais je vous ai dit que nous étions seuls, que personne ne nous entendait !... Qui donc voulez-vous tromper ici ?... Ce n’est pas vous, sans doute ?... Est-ce moi ?... – Ah ! hier, vous auriez pu l’essayer encore ; hier, vous m’auriez dit que rien de ce que j’avais vu n’existait réellement, je vous aurais crue... Je vous aimais, hier ; aujourd’hui, je ne vous aime plus ! Vous entendez, je ne vous aime plus ! – Cela n’est pas !... Vous osez dire cela n’est pas !... Lequel de nous deux est donc allé à l’autre ?... Est-ce moi qui, avec des réticences et des silences éloquents, me suis plaint du brillant isolement dans lequel je vivais ?... Est-ce moi qui vous ai parlé du besoin que toute créature humaine éprouve d’être aimée... et du tourment de deux âmes qui, emportées dans ces sens différents, se rencontrent un instant dans leur course, s’aiment, se séparent et se regrettent éternellement ?... C’étaient là vos phrases, et moi, en les écoutant... Est-ce moi qui vous parlais de vos travaux, et qui, lorsque vous racontiez les dangers que vous aviez courus, me détournais pour cacher une pâleur absente ? Ah ! vous ne niez plus, Louise, vous ne niez plus ! et vous faites bien ! Pensez-vous que j’aie oublié un seul de ces moments dont le souvenir me brûle encore, maintenant que je ne vous aime plus, et fait encore refluer tout mon sang vers mon cœur ?... Avouez au moins que j’ai bien lutté... avouez qu’avant de me rendre, je me suis cramponné à mon honneur d’une façon désespérée... J’ai été vaincu, cela est vrai ! Un jour, éperdu, placé entre ma conscience et ce bonheur, que je croyais naïvement que vous me demandiez... je vous ai sacrifié ma conscience ; je suis tombé à vos pieds en vous criant : Je serai infâme, je le sais ; mais s’il faut, pour vous rendre heureuse, une adoration immense, absolue, soyez heureuse !... Je vous aime comme vous voulez être aimée... Ce jour-là, j’ai été vaincu ; mais avouez que je m’étais bien défendu, et que la victoire vous a coûté terriblement d’efforts, et terriblement d’hypocrisies !

LA MARQUISE.

Albert !

ALBERT.

Comme je vous ai aimée !... Et vous... je ne puis douter, et cependant la chose est tellement monstrueuse, qu’en la voyant là, sous les yeux, je me révolte, et que j’essaye... Et cependant je sais bien que c’est vrai ; pendant que mon âme débordait, pendant que je me trainais à vos pieds... et qu’avec des sanglots et des cris, je vous jurais que jamais femme n’avait été aimée comme je vous aimais... vous m’écoutiez, vous, et vous me regardiez froidement... Cela vous amusait comme les grimaces d’un acteur, que, de votre loge, vous voyez se démener sur la scène... Et c’est pour cela que je vais donner ma vie ! et c’est pour cela que vous m’avez fait trahir !... Vous n’éprouviez rien... et vous aviez l’air ému, cependant... votre regard s’animait... votre voix s’embarrassait, et lorsque je serrais votre main, je la sentais frémir dans la mienne !... Men songe que tout cela ! Votre regard mentait, votre bouche mentait, votre main mentait, tout en vous mentait !... tout !

LA MARQUISE.

Albert !

ALBERT.

Oh ! comme vous avez eu raison de rire quand je vous ai soupçonnée d’aimer quelqu’un... C’était, en effet, une chose bien risible que de soupçonner qu’il pouvait y avoir en vous... Rien ! n’est-ce pas ?... rien !... ni le mal, ni le bien ! rien !... Et c’est à vous que j’ai demandé... Ah ! quelle femme êtes-vous donc pour que votre cœur ne se soit pas échauffé à ce foyer d’amour qui me dévorait, pour que la flamme vous ai enveloppée sans se faire sentir à vous ?... Quelle femme êtes-vous donc pour que vous ayez pu être aimée ainsi, et ne pas aimer ?

LA MARQUISE.

Albert !...

Elle est assise sur le canapé.

ALBERT.

Un de mes ancêtres aimait une femme, Louise ; il alla la trouver, et, lui remettant son épée : « Désormais, lui dit-il, cette épée est à vous ; non, à moi. Je la tirerai du fourreau seulement quand vous me le direz, et, où vous me direz de frapper, je frapperai. » La femme accepta, toutes les fois qu’il y avait une noble cause à défendre, un beau fait d’armes à accomplir, c’était elle qui lui ordonnait de tirer cette épée du fourreau et de frapper. Bien souvent, mon père m’a conté cette histoire : « Celui-là, me disait il, est le plus grand de nous tous, et, s’il est le plus grand, c’est que c’est celui de nous tous qui a le plus aimé la femme qu’il avait choisie... » Louise, je vous ai plus aimée que mon ancêtre n’aimait cette femme. Ce qu’il a fait, je l’ai fait aussi : j’ai mis ma vie dans vos mains, et je vous ai dit : Elle n’est plus à moi, elle est à vous, faites-en selon votre volonté. Qu’en avez-vous fait, Louise ?... qu’en avez-vous fait ?...Et cependant, je puis dire sans orgueil qu’il y avait quelque chose à en faire.

LA MARQUISE.

Ah ! par pitié, Albert, par pitié !...

ALBERT.

Qu’avez-vous fait de moi ?... Où m’avez-vous conduit ?...

LA MARQUISE.

Écoutez-moi... je ne mérite pas...

ALBERT, s’asseyant et lui prenant les mains.

Ah ! vous avez peur !...

LA MARQUISE.

Albert !...

ALBERT.

Vous avez peur !

LA MARQUISE, se levant.

Vous m’avez accusée... je veux me défendre !

ALBERT.

Ah ! vous répondez maintenant ?...

LA MARQUISE.

Oui !

ALBERT, lui tenant toujours les mains.

Qu’avez-vous donc fait de votre orgueil de tout à l’heure et de ce silence dédaigneux ?... et de ces regards de reine outragée ?... Plus rien !... Vous avez peur !

LA MARQUISE.

Non, je n’ai pas peur ; mais je ne veux pas que vous croyiez... Je ne suis pas...

ALBERT.

Eh ! ne cherchez donc pas de prétextes, et laissez-moi ma vengeance toute entière !... Vous avez peur !

LA MARQUISE.

Par pitié !...

ALBERT, se levant et la faisant passer.

Allons, rassurez-vous. Tenez, j’ai pitié de vous ; voici la clef, emportez-la d’ici, cette vertu précieuse, emportez la, partez...

LA MARQUISE.

Je ne partirai pas avant que vous ayez...

ALBERT.

Toutes ces paroles sont inutiles...

LA MARQUISE.

Je veux me justifier, Albert !...

ALBERT.

Vous justifier ?...

LA MARQUISE.

Oh ! je ne nie rien ! je ne prétends rien nier ! Tout ce que vous avez dit est vrai. C’est moi qui suis allée à vous... c’est moi ; mais je vous jure que je ne pouvais soupçonner le mal que j’allais vous faire. Il y a une heure encore, Albert, je ne croyais pas au mal que je vous ai fait.

ALBERT.

Oh !

LA MARQUISE.

Cela vous paraît impossible. Cela est pourtant... C’est tout à l’heure, en vous écoutant, que j’ai compris pour la première fois que vous disiez vrai ; c’est pour la première fois que j’ai compris que vous m’aviez aimée... que j’ai compris que l’on aimait !

ALBERT.

Je vous ai dit que vous pouviez partir.

LA MARQUISE.

Pour la première fois, j’ai senti une souffrance réelle sous vos plaintes, une colère réelle sous vos menaces. Pardonnez-moi ! songez au monde dans lequel je vis, et dans lequel j’ai toujours vécu. J’étais enfant quand ma mère est morte... mon père était le compagnon du marquis. Un jour, à la fin d’un repas, il me proposa de l’épouser... Le marquis ajouta je ne sais quelle plaisanterie... je me mis à rire : voilà comment je me suis mariée. Prenez les gens qui m’entourent, et citez-m’en un qui ait pu me faire croire à l’existence de ces sentiments que jamais je n’avais soupçonnés, et que vous venez, vous, de me révéler. Citez-m’en un seul, et je n’ai rien à répondre... et j’ai mérité tout ce que vous m’avez dit. Mais vous n’en trouverez pas un !... je ne suis pas allée à vous froidement pour vous perdre... pour vous tuer... Si je n’ai rien répondu quand vous m’avez parlé de me sacrifier votre avenir, c’est que je n’ai pas cru à ce sacrifice... si je n’ai rien répondu quand vous avez parlé de mourir, c’est que je n’ai pas... Ah ! cela est misérable, je le sens bien ; mais j’étais ainsi, je ne le nie pas... je ne croyais pas chez les autres à ces dévouements immenses dont je me sentais incapable. Dites cela si vous le voulez, dites qu’une femme comme moi ne mérite pas qu’un homme comme vous laisse tomber un regard sur elle... dites que j’étais une créature petite, mesquine et nulle... mais ne dites pas que j’étais une créature infâme !... Cela n’est pas, Albert ! cela n’est pas !...

ALBERT.

Il n’y a pas de temps à perdre, Louise, partez !

LA MARQUISE.

Vous ne me croyez pas ?

ALBERT.

Votre voiture vous attend, vous serez chez vous tout à l’heure.

LA MARQUISE.

Vous ne me croyez pas ?...

ALBERT.

Partez donc ! vous voyez bien que je ne veux pas que vous vous perdiez.

LA MARQUISE.

Dites-moi que vous me croyez, et je pars.

ALBERT.

Je ne vous crois pas.

LA MARQUISE.

Albert...

ALBERT.

Eh ! que vous importe que je vous croie ou que je ne vous croie pas ?... Il vous importe que l’on ne sache pas que vous vous êtes arrêtée dans cette maison ; soyez tranquille, on ne le saura pas... Vous n’avez pas d’indiscrétion à craindre... les précautions sont prises,

LA MARQUISE.

Y a-t-il un moyen pour vous convaincre ?...

ALBERT.

Il n’y en a pas.

LA MARQUISE.

Vous ne voulez pas me croire ?... vous ne voulez pas me pardonner ?...

ALBERT.

Une seule chose eût pu vous faire pardonner ce que vous avez fait... une seule.

LA MARQUISE.

Laquelle ?...

ALBERT.

Il eût fallu aimer.

LA MARQUISE, remonte.

Donnez-moi la clef de cette porte ?...

ALBERT.

La voici.

LA MARQUISE.

Une dernière fois, vous ne me croyez pas ?

ALBERT.

Non !

LA MARQUISE.

Vous m’avez demandé ma vie en échange de la vôtre, Albert ?...

Elle jette la clef par la fenêtre.

ALBERT.

Qu’avez-vous fait ?... La clef ?...

LA MARQUISE.

Je l’ai jetée. Me croyez-vous, maintenant ?

ALBERT.

Louise ! Louise !

 

 

Scène IV

 

ALBERT, LA MARQUISE, LE MARQUIS

 

LE MARQUIS.

Je vous remercie fort de m’avoir jeté une clef... N’est-ce pas une clef que vous m’avez jetée ? Mais il m’eût fallu du temps pour la trouver ; j’en avais une autre sur moi, heureusement.

LA MARQUISE, tombant sur le canapé.

Je suis perdue !

ALBERT, au marquis.

Tu n’auras pas à me tuer de ta main, je t’épargnerai au moins cela.

LE MARQUIS.

Te tuer ?...

LA MARQUISE.

Henri !

LE MARQUIS.

Oh ! oh ! tu prends les choses un peu gravement ce me semble ?... Te tuer !... Certes, je m’attendais à te trouver mortifié de la plaisanterie que je t’ai faite... mais pas au point...

ALBERT.

De la plaisanterie ?

LE MARQUIS.

Sans doute. J’ai appris que, ce soir, tu avais l’intention d’aller chez le baron de Castellas au lieu de venir chez moi, où tu demeures... cela m’a étonné ; et je me suis permis de te faire enlever. Voilà la plaisanterie, c’est toi qui as été enlevé.

ALBERT.

Comment ?

LE MARQUIS.

J’ai fait, par l’intermédiaire de Jean, offrir une bonne somme au domestique du baron ; au lieu de te mener chez son maître, il l’a mené chez moi, et comme les deux maisons se ressemblent...

ALBERT.

Je suis ici chez toi ?

LE MARQUIS.

Il me semble que cela est évident, puisque la marquise y est aussi !

LA MARQUISE.

Ah ! Henri... puisque vous saviez, pourquoi avez-vous joué ainsi ?

LE MARQUIS.

Le coup de tonnerre, marquise, le coup de tonnerre... j’y tenais. Vous devez être contente, du reste ; quand la foudre est tombée, je ne me trouvais pas loin, et je profiterai, sans doute... Bien m’en a pris... Tu continues à faire une bien sombre figure, Albert, est-ce que tu m’en veux ?... Plaisanterie que tout cela... pure plaisanterie ! Que veux tu... j’aime à rester dans la comédie, moi ; j’y ai parfois quelque peine, et je suis obligé de faire de grands efforts pour cela...

ALBERT.

Demain, Henri, je partirai.

LE MARQUIS.

Tu partiras ?... Et où iras-tu ?

LA MARQUISE.

Où vous savez qu’il y a pour vous de belles choses à faire. C’est là qu’il faut aller. – Lorsque vous y serez, monsieur de Woëll, et que vous vous rappellerez notre monde, que vous venez de traverser, peut-être votre es prit évoquera-t-il le souvenir d’une de ces femmes que vous y aurez rencontrée, et dont la pensée va du bal de la veille au bal du lendemain, sans jamais franchir ces deux limites... pauvre souvenir, émotion bien misérable, à côté des émotions profondes au milieu desquelles vous vivrez !... Votre esprit s’en écartera dédaigneusement...

 

 

Scène V

 

ALBERT, LA MARQUISE, LE MARQUIS, LÉONIE, BERNHEIM

 

LA MARQUISE.

Mais il s’attachera à une autre image plus belle et plus grave... et sans doute, en s’y attachant, finira-t-il par y découvrir quelques traits de cette femme dont vous me parliez tout à l’heure... de cette femme qui, lorsqu’il y avait une belle action à accomplir, prenait elle-même l’épée de votre ancêtre et la lui mettait dans les mains...

LÉONIE.

Voici votre démission, Albert. Je suis allée la redemander au ministre, il me l’a rendue...

ALBERT.

Vous, Léonie ! C’est vous qui, pendant que je me perdais ?...

LÉONIE.

J’ai pensé que c’était mon devoir...

ALBERT, déchirant la démission.

Ah ! Léonie, tout ce que je ferai de bien, je le ferai en prononçant votre nom. À chaque danger que j’affronterai, ce sera votre nom...

Il s’arrête en regardant la marquise.

LA MARQUISE.

Je vous ai fait beaucoup de mal, Léonie !...

LÉONIE.

Ô ma tante !

LA MARQUISE.

Il ne doit pas vous être difficile de pardonner maintenant. Vous ne vous trompiez pas... c’est vous qu’il aime !

LÉONIE.

Je vous en supplie !

LA MARQUISE.

C’est pour vous qu’il reviendra.

Entrent Jean et Francine par la droite.

JEAN.

Et moi, monsieur ?

LE MARQUIS.

Ah ! c’est vous ?

JEAN.

Il n’y a rien pour moi ?

LE MARQUIS.

Il y a ce que j’ai dit... puisque je l’ai dit...

FRANCINE, à Jean.

Votre pardon ?

JEAN.

Oui, mon pardon, et ce qu’il faut pour nous marier... trois mille francs.

FRANCINE.

Trois mille francs, un jour où on enlève madame ? C’est bien peu ; une pareille émotion !...

JEAN.

Vous avez raison, Francine, la prochaine fois, je demanderai le double !

Le marquis a tendu la main à Albert, qui serre aussi la main de Bernheim, salue et sort.


[1] Elle passe devant lui en levant les épaules.

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