La Perle de Marienbourg (Adolphe DE LEUVEN - Emmanuel THÉAULON - Philippe-Auguste-Alfred PITTAUD DE FORGES)

Comédie-anecdote, mêlée de chant, en deux journées.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Vaudeville, le 11 octobre 1828.

 

Personnages de la première journée

 

FALBERT, jeune Colonel au service de France (Uniforme de colonel d’infanterie légère de 1808 ; un manteau)

LE MAJOR COMTE DURLACH, Gouverneur de Marienbourg (Uniforme de major Prussien)

JULIA, surnommée la Perle de Marienbourg (Toilette simple, mais élégante ; robe de velours noir avec une fourrure)

HERMINE, sa Sœur (Robe garnie de fourrures)

MAURICE, Cousin des deux sœurs (Costume d’un étudiant des universités allemandes ; pantalon bouffant ; brodequins ; redingote très courte et très pincée à la taille ; casquette de cuir à petite visière)

UN CAPORAL PRUSSIEN

SOLDATS PRUSSIENS

HABITANTS DE LA VILLE

 

La Scène se passe en Prusse, dans la ville de Marienbourg.

 

Personnages de la deuxième journée

 

FALBERT, Général au service de France (Polonaise bleue, cordon de commandeur de la Légion d’Honneur, chapeau d’officier-général)

JULIA (Robe du matin bleu-clair ; un bonnet tombant un peu sur les yeux ; les cheveux relevés en bandeau ; pas de rouge)

HERMINE (Toilette du matin très simple)

MAURICE (Uniforme de fourrier d’infanterie française)

LISBETH, Femme-de-Chambre

OFFICIERS FRANÇAIS

AMIS

DOMESTIQUES

 

La Scène se passe encore dans la ville de Marienbourg, mais six mois se sont écoulés depuis la première journée ; pendant ce temps les Français ont fait le blocus de la place.

 

 

PREMIÈRE JOURNÉE

 

Le Théâtre représente un jardin ; dans le fond une grille derrière laquelle on aperçoit les remparts de la ville ; à droite, un berceau et un banc ; à gauche, l’entrée de la maison et un pavillon qui s’avance sur la scène ; la fenêtre de ce pavillon est ouverte vis-à-vis du public, et l’on remarque dans l’intérieur une table sur laquelle se trouvent des livres et tout ce qu’il faut pour écrire.

 

 

Scène première

 

MAURICE, UN CAPORAL PRUSSIEN

 

Au lever du rideau, Maurice l’arme au bras, vient de faire l’exercice au commandement du caporal.

MAURICE.

Bien ! mon vieux Frantz, bien... notre leçon a été bonne aujourd’hui ; dans peu je ferai honneur à mon maître ; tiens, voilà ton cachet... à demain la troisième leçon.

Frantz sort par la grille du fond, qui reste ouverte.

Ces fusils prussiens sont lourds en diable ; c’est égal, on s’y fait !... Si ma petite Hermine me voyait, elle me gronderait encore ; mais elle a beau dire, les livres ça m’ennuie... le titre de docteur ne me tente pas... celui de soldat me plaît... au diable la robe noire et vive l’état militaire !...

Air : clic clac.

Ran plan, ran† c’est le bruit que j’aime ;
Ce bruit
Me poursuit
Pendant le jour et la nuit
Même.
Ran plan, ran plan, le bonheur suprême,
Et de combattre pour l’état.

Dans sa garnison près des belles,
On rit, on danse, on fait l’amour,
On ne trouve point de cruelles ;
Mais quel est ce bruit ? le tambour...
Ran plan, ran plan, c’est le bruit que j’aime, etc.

Quand le signal se fait entendre
Et qu’il excite notre ardeur,
Qu’il est doux de pouvoir descendre
Dans une plaine en tirailleur.
Pif pan, pif pan, c’est le bruit que j’aime, etc.

Tandis qu’on tire dans la plaine
Pour déloger les bataillons,
Renversant les gens par centaine,
Le canon gronde sur les monts...
Pon ! pon ! pon ! pon ! c’est le bruit, etc.

Bientôt, reprenant sa revanche,
On a repoussé le vainqueur,
Et c’est alors à l’arme blanche
Que l’on enlève une hauteur...
Clic, clic, clic, clic, c’est le bruit que j’aime, etc.

Couvert de poussière et de gloire,
On campe au champ d’honneur, enfin,
Et pour célébrer la victoire,
Le clairon retentit soudain ;
Tron, tron, tron, tron, c’est le bruit que j’aime ;
Ce bruit
Me poursuit
Pendant le jour et la nuit
Même.
Tron, tron, tron, tron, le bonheur suprême,
C’est d’être soldat
Et combattre pour l’état !

 

 

Scène II

 

MAURICE, HERMINE

 

Hermine est sortie de la maison à la fin du couplet précédent, et s’approche doucement de Maurice.

HERMINE.

Ah ! je vous y prends encore. Monsieur...

MAURICE.

Tiens... c’est vous, petite cousine !

HERMINE.

Que faites vous ici, je vous le demande ? ne devriez-vous pas plutôt étudier votre grec et votre latin ?... mais non, vous êtes d’une paresse !... et depuis votre retour de l’université de Leipsick, je suis sûre que vous n’avez pas ouvert un livre.

MAURICE.

C’est juste !... mais en revanche j’ai ouvert plus de cent fois le bassinet de mon fusil ; je sais la charge en douze temps, voulez vous voir ?

HERMINE.

Eh ! non, monsieur, non !... vous savez bien que votre cousine Julia déteste tout ce qui peut lui rappeler que nous sommes en guerre.

MAURICE.

La guerre est pourtant une bien jolie chose ; j’étais hier sur le rempart, lorsque la garnison française a été forcée d’évacuer Marienbourg, après trois mois de siège ; dieu ! que c’était beau à voir défiler, et comme c’est heureux pour les Prussiens, que la famine s’en soit mêlée... quand ces enragés de Français sont quelque part, il n’y a que ça qui puisse les forcer d’en sortir... et encore ce n’est jamais qu’à la dernière extrémité ; je m’estime bien heureux de n’être entré dans Marienbourg, qu’avec les convois de vivres...

HERMINE.

Par exemple, mon cousin, ce n’est point là le langage d’un soldat...

MAURICE.

Dame ! je ne suis encore qu’étudiant... et alors j’aime au tant dîner tous les jours ; quand je serai militaire, c’est différent...

HERMINE.

Vous voulez donc être militaire, décidément ?

MAURICE.

Un peu plus tôt, ou un peu plus tard... en Prusse, vous le savez, il faut que tout le monde y passe... et comme j’ai des dispositions pour la partie... je veux commencer de bonne heure pour faire promptement mon chemin.

HERMINE.

Plût au ciel, mon cousin, que vous fussiez plus avancé...

MAURICE.

J’entends, pour être votre mari ?...

HERMINE.

Non... mais pour être notre protecteur... deux jeunes orphelines, qui n’ont pour appui qu’une vieille parente infirme.

MAURICE.

Hermine... est-ce que quelqu’un songerait à vous tourmenter ?... si je le croyais...

Il prend son fusil.

HERMINE.

Ce n’est qu’une crainte peut-être frivole... mais ce comte Durlach, ce major Prussien qui s’est emparé de la ville.

MAURICE.

Eh bien !...

HERMINE.

Il y commandait avant l’arrivée des Français... il aimait ma sœur, il en fut dédaigné... et peut-être dans sa colère...

MAURICE.

Dame, aussi... pourquoi ma cousine a-t-elle dédaigné un gouverneur, un major, un ami du roi Frédéric-Guillaume... je l’ai toujours dit... ma cousine Julia est trop fière, et parce qu’on l’a appelée la perle de Marienbourg...

HERMINE.

Julia fière !... elle, si bonne, si douce... ma sœur est belle, mais c’est encore moins par ses charmes que par ses qualités et ses vertus, qu’elle a mérité le nom brillant qu’on lui donne.

MAURICE.

C’est fort bien... mais elle a refusé les plus beaux partis de la Prusse... des comtes, des ambassadeurs, un Prince... c’est une véritable folie... et quel tort ça me fait ; si ma cousine avait épousé un Prince... ce Prince serait mon cousin, mon avancement était sûr...

HERMINE.

Vraiment, ne faut-il pas que ma sœur se sacrifie à l’avancement de Monsieur ?

MAURICE.

Je suis bien sûr que vous n’hésiteriez pas, vous, petite cousine ?

HERMINE,

Comment, mon cousin, vous voudriez que pour vous procurer de l’avancement, j’en épousasse un autre ?

MAURICE.

Ma foi, je suis assez ambitieux pour ça.

HERMINE.

Vous ne m’aimez donc pas ?

MAURICE.

Si... mais ça ne peut pas se comparer... vous m’aimez, vous, petite cousine, vous me l’avez dit... tandis que ma cousine Julia n’aime personne.

HERMINE.

Et qui vous l’a dit, cousin, qu’elle n’aimait personne ?... si vous saviez... si je pouvais vous dire...

MAURICE.

Silence ! la voici... comme elle est triste... elle parle toute seule... écoutons...

 

 

Scène III

 

MAURICE, HERMINE, JULIA, sortant de la maison

 

HERMINE.

Air : de Wallace (Catel).

Du tourment qui me dévore,
Quand donc verrai-je la fin ?
Loin de celui que j’adore,
Je succombe au noir chagrin.
À chaque instant je soupire,
En invoquant son retour,
Et dans mon triste délire,
Je ne vis que pour l’amour !...

MAURICE, surpris.

Pour l’amour ?

HERMINE.

Pour l’amour !

ENSEMBLE.

Et dans { son  } triste délire,
             { mon }
Je suis   {t out à mon } amour,
Elle est  {
Oui tout à { mon } amour
                { son   }

Julia s’assied pensive sous le berceau.

MAURICE.

Quoi ! petite cousine, cette bonne Julia que je croyais si indifférente...

HERMINE.

Elle aime... comme un autre.

MAURICE.

Et plus qu’un autre à ce qu’il me paraît... quel est donc l’heureux mortel ?...

HERMINE.

Silence... vous saurez tout... mais plus tard.

Elle va vers le berceau.

MAURICE, à part.

Du moment qu’elle aime, elle a bien fait de refuser... je suis pour le sentiment...

JULIA, se levant.

C’est toi, ma sœur ?

HERMINE.

Oui, je suis là avec notre cousin Maurice.

JULIA.

Bonjour, Maurice.

MAURICE.

Bonjour, belle cousine. Vous êtes encore triste aujourd’hui, et pourtant vous devriez être plus satisfaite que tout le monde de la retraite des Français et de l’arrivée des Prussiens... les Français sont à craindre pour les jolies femmes, tandis que les Prussiens, ce n’est pas dangereux du tout...

HERMINE, bas.

Vous tairez-vous, maudit bavard.

MAURICE.

D’abord, moi, je suis enchanté que les Français soient partis... je n’aime pas les Français... et si le roi de Prusse avait seulement six cent mille hommes comme moi... ils auraient bientôt évacué l’Allemagne.

HERMINE.

Qui ça ?... les six cent mille hommes ?...

MAURICE.

Non... les Français !

HERMINE, bas.

Mais taisez-vous donc, Maurice, taisez-vous donc...

JULIA.

Hermine... la garnison française est-elle toujours campée sous nos murs ?

HERMINE.

Toujours, et l’on prétend qu’un corps considérable de troupes, commandées par le maréchal Masséna, marche à grands pas sur Marienbourg.

JULIA, avec joie.

Serait-il vrai ?

MAURICE.

Oh ! quel conte !... on vous a trompée, ma cousine, moi qui ai lu la Gazette de Berlin, je puis vous certifier...

HERMINE.

Mon cousin, vous ne savez ce que vous dites.

À part.

Je fais tout pour la consoler... et ce maladroit... il est vrai qu’il ignore...

On entend un roulement de tambour.

MAURICE.

Dieu ! le tambour.

Ranplan, ranplan, c’est le bruit que j’aime.

HERMINE, revenant.

Ah ! mon Dieu, ma sœur, c’est une publication militaire... et le gouverneur vient par ici...

JULIA.

Le gouverneur ! rentrons, Hermine...

HERMINE.

Il n’est plus temps, ma sœur... il nous a vues.

MAURICE, à part.

Ce pauvre gouverneur... encore un soupirant malheureux !

 

 

Scène IV

 

MAURICE, JULIA, HERMINE, sur le devant de la scène, UN CAPORAL, UN TAMBOUR, SOLDATS et HABITANS DE LA VILLE, de l’autre coté de la grille, ensuite LE MAJOR DURLACH

 

CHŒUR.

Air : De la muette de Portici.

Accourons tous ! que nous veut-on ?
C’est une proclamation.
Écoutons bien ce qu’on dira,
Ensuite on s’y conformera...
Écoutons bien
Ne disons rien.

Le peuple entoure le caporal, le tambour et les soldats.

LE CAPORAL, ouvre un papier et lit après un roulement de tambour.

« Considérant les dangers auxquels la place de Marienbourg est exposée, par les intelligences que les Français peuvent avoir conservées dans la ville, Nous, major Durlach, gouverneur de ladite place de Marienbourg, chevalier de l’ordre royal de l’aigle rouge, avons arrêté ce qui suit :

« À dater de ce jour, tout français surpris dans ces murs sera regardé comme espion, traité comme tel, et fusillé dans les vingt-quatre heures »

MAURICE.

C’est juste !

Roulement de tambour.

LE MAJOR, arrivant.

Faites connaître cette proclamation à tous les habitants de Marienbourg, et qu’elle soit affichée dans toute la ville... Allez...

Le caporal sort avec le peuple qui reprend le chœur.

Quelle rigueur, qu’exige-t-on ?
C’est, etc.

 

 

Scène V

 

LE MAJOR, JULIA, HERMINE, MAURICE

 

LE MAJOR, s’avançant vers Julia.

Pardon, mesdames, de ne pas vous avoir plus tôt présenté mon hommage ; mais le service avant tout...

JULIA.

Qu’y a-t-il donc de nouveau, monsieur le Commandant ? cette proclamation est d’une sévérité !...

LE MAJOR.

Bien nécessaire, mademoiselle ; les Français sont restés longtemps dans Marienbourg, et les habitants de cette ville, par un sentiment que l’honneur réprouve, n’ont pas manifesté une joie bien vive de leur départ. La troupe que je commande, d’ailleurs, est peu nombreuse ; nos fortifications ont beaucoup souffert, et l’intérêt de l’état m’ordonne d’être sévère, inexorable... Mais je ne vois pas ici madame de Wislhen, votre respectable parente.

JULIA.

Elle ne quitte plus ses appartements.

LE MAJOR.

Demain j’irai lui présenter mes respects... ce soir il est trop tard, je présume, pour être admis chez elle... d’ailleurs, il faut en ce moment que je m’occupe de former une garde urbaine pour veiller à la tranquillité de la ville... je n’y admettrai que les habitants de bonne volonté.

MAURICE.

Alors... me voilà, moi.

LE MAJOR.

Quel est ce jeune homme ?

MAURICE.

Un véritable prussien... qui ne demande qu’à servir pour le roi de Prusse...

HERMINE.

C’est notre cousin, monsieur le Major, un brave garçon...

MAURICE.

Qui revient de l’Université de Leipsick, et qui n’attend que l’occasion de se distinguer ; j’ai déjà mon fusil.

Il le prend.

LE MAJOR.

Ah ! vous voulez servir... j’y consens ; rendez-vous au Gouvernement.

MAURICE, à Hermine.

Ma cousine, vous demandiez un protecteur, le voilà tout trouvé et ma gloire commence...

Il sort.

 

 

Scène VI

 

LE MAJOR, JULIA, HERMINE

 

LE MAJOR.

Puisque ce jeune homme est votre parent, mesdemoiselles, ma protection lui est acquise désormais...

JULIA.

Tant de bonté, monsieur le Gouverneur...

LE GOUVERNEUR.

Son zèle et son courage me plaisent ; mais puisque le sort des combats m’a ramené dans cette ville, oserais-je vous de mander, aimable Julia, si vous avez daigné réfléchir à la proposition que je vous fis avant mon départ...

HERMINE, à part.

Il paraît qu’il y songe toujours...

LE MAJOR.

Vous ne répondez pas ?... auriez-vous oublié déjà ?... alors permettez-moi de m’expliquer avec toute la franchise d’un soldat... vous êtes orpheline, libre de votre choix... moi j’ai quarante ans, des titres, des honneurs, de la considération, une grande fortune, je vous offre tout cela... voilà ma proposition, mademoiselle... elle est claire et précise... vous aviez, il y a six mois, éludé votre réponse, j’ai battu l’en nemi pour venir vous la demander...

JULIA.

Monsieur le major...

LE MAJOR.

Expliquez-vous mademoiselle.

JULIA.

Ma franchise égalera la vôtre... votre offre m’honore... mais l’amour seul pourrait payer vos bienfaits...

LE MAJOR.

Et vous n’avez point d’amour pour moi ?

JULIA, avec embarras.

J’ai pour vous beaucoup d’estime...

LE MAJOR, avec dépit.

Je vous entends, mademoiselle, pardon de n’avoir pas compris plus tôt... nous autres vieux soldats, nous entendons peu toutes ces finesses... au reste, un refus de votre part ne doit pas m’étonner... quand on a rejeté comme vous l’avez fait, les plus beaux partis... quand on a vu à ses pieds les hommes les plus marquants de notre époque par leur fortune ou leurs talents... il y aurait de la présomption de ma part à concevoir la plus légère espérance ; pourtant prenez-y garde, mademoiselle... vous êtes jeune, belle, c’est vrai, mais la beauté passe, l’âge arrive, on se repent d’avoir été dédaigneuse... et souvent...

JULIA, avec fierté.

Monsieur !...

LE MAJOR, avec un dépit plus marqué.

Après tout, la fierté n’est peut-être pas le seul motif de vos refus, et, s’il faut en croire les bruits qui circulent... pendant mon absence, un jeune officier français...

HERMINE, à part.

Quoi ! l’on saurait...

JULIA, avec dignité.

C’en est assez, monsieur le major, je me retire... et je veux oublier ce qu’un tel langage a de cruel et d’offensant, pour ne me souvenir que de la généreuse protection que vous avez bien voulu m’offrir...

Air : De Léocadie.

Mon refus peut-être vous blesse,
C’est le sort qu’il faut accuser,
Et de votre âme la noblesse
Quelque jour saura m’excuser.

Ensemble.

LE MAJOR, à part.

Ah ! cette injure
Remplit mon cœur
Et tout m’assure
De mon malheur.

JULIA, HERMINE.

Ah ! cette injure
Remplit son cœur,
Et tout m’assure
De sa rigueur.

 

 

Scène VII

 

LE MAJOR, seul, les regardant sortir

 

Pendant la scène précédente et celle-ci, le jour baisse graduellement. Se promenant à grands pas.

Un refus... moi le major Durlach... un refus positif... aussi de quoi vais-je m’aviser ?... devenir amoureux d’une femme qu’on a surnommée la Perle de Marienbourg... mon langage l’a blessée... j’ai eu tort... mais s’il est vrai qu’elle aime un officier français... j’aurais un rival... si je pouvais découvrir...

 

 

Scène VIII

 

LE MAJOR, MAURICE

 

MAURICE, avec un sabre, une giberne et son fusil.

Ils m’ont donné un équipement complet là-bas... il n’y manque plus que l’uniforme...

LE MAJOR.

Ah !... ce jeune homme !... il me paraît simple, naïf...

MAURICE.

C’est encore le gouverneur... il faut lui présenter les armes, pour lui faire voir que je sais la manœuvre...

Il lui présente les armes.

LE MAJOR.

C’est fort bien, monsieur Maurice, c’est fort bien, et votre zèle aura sa récompense... vous arrivez même fort à propos en ce moment... j’ai un poste important à vous confier... êtes vous discret ?...

MAURICE.

Comme la femme d’un ambassadeur.

LE MAJOR.

Eh bien ! apprenez que je viens de découvrir un complot qui ne tend à rien moins qu’à l’enlèvement de votre cousine.

MAURICE.

Laquelle ?...

LE MAJOR.

L’aînée... celle qu’on a surnommée la perle de Marienbourg.

MAURICE.

Ah ! voilà qui me rassure... j’ai cru qu’il s’agissait de ma petite Hermine...

LE MAJOR.

Pour déjouer cette trame, vous allez vous mettre en faction dans l’angle de ce rempart ; de là, vous pourrez aisément distinguer toutes les personnes qui s’approcheront de cette maison.

MAURICE.

Et alors... je ferai feu sur elles...

LE MAJOR.

Non pas... comme vous y allez !...

MAURICE.

Dame ! si ce sont des Français... ils seront tous fusillés... d’après l’ordonnance.

LE MAJOR.

Oui, mais les lois...

MAURICE.

Ah ! les lois... c’est juste !... il faudra donc que je les arrête...

LE MAJOR.

Seul !... ce serait difficile... il faut agir avec prudence... dès que vous verrez quelque inconnu...

MAURICE.

Quelque inconnu... que je ne connaîtrai pas...

LE MAJOR.

Vous viendrez sur-le-champ m’avertir... en secret...

MAURICE.

Alors, il ne faudra pas donner l’alerte.

LE MAJOR.

Gardez vous en bien, et même, pour plus de sûreté, je vous défends d’avertir vos deux cousines du danger qu’elles vont courir...

MAURICE.

Je vous obéirai, monsieur le major ; quoique je ne sois qu’une recrue, je connais la discipline militaire.

LE MAJOR.

C’est bien... si je suis content de vous...

MAURICE, à part.

Si j’allais débuter par être officier...

LE MAJOR.

Je vous nommerai caporal dans la garde urbaine.

MAURICE.

C’est toujours ça...

LE MAJOR.

Adieu, monsieur Maurice, vigilance, prudence...

MAURICE,

Et diligence... je ferai mon devoir... en conscience.

Le Major s’éloigne après avoir jeté les yeux sur la maison ; l’orchestre joue en sourdine l’air mystérieux du MULETIER jusqu’à la fin de cette scène.

MAURICE.

Et nous... mettons-nous au poste que le gouverneur m’a donné ; ah ! ils veulent enlever ma cousine, ils ne sont pas dégoûtés... heureusement je suis là... hein !... je crois qu’on marche près d’ici... vigilance...

Il se met à l’écart, la musique continue ; Falbert entre couvert d’un manteau ; il a l’uniforme de colonel.

 

 

Scène IX

 

FALBERT, MAURICE, caché

 

FALBERT.

Voici la demeure de Julia... respirons un moment avant d’y pénétrer.

Il s’assied sous le berceau et ôte son manteau.

MAURICE.

C’est un Français... prudence !...

FALBERT.

Il faut que cette nuit même, Julia soit à moi...

MAURICE.

C’est le complot dont a parlé le gouverneur... diligence !...

Il s’esquive et disparaît.

 

 

Scène X

 

FALBERT, ensuite JULIA

 

FALBERT.

Personne ne m’a vu... au camp mon absence ne sera pas remarquée... je serai revenu avant le point du jour, et je puis me livrer sans crainte au bonheur de revoir Julia ; mais comment la faire prévenir de mon arrivée ?... comment pénétrer jusqu’à elle ?

Air : D’Héloïse.

Je revois donc ce fortuné séjour
Où me retient une si noble chaîne,
Heureux berceaux témoins de notre amour,
De Julia vous entendez la peine ;
Plus de tourments, doux objet de ma foi,
Plus de tourments, Falbert est près de toi.

Ici Julia entre dans le pavillon avec une lumière et se place à la table.

J’aperçois de la lumière dans ce pavillon !... une femme !...

JULIA, à elle-même.

Falbert ! Falbert !

FALBERT.

C’est elle !...

JULIA.

Même Air.

Auprès de lui mes jours étaient heureux,
Et l’avenir me semblait plein de charmes ;
Il est parti, depuis ce jour affreux,
Ah ! dans ces lieux que j’ai versé de larmes !

FALBERT.

Plus de tourments, doux objet de ma foi,
Plus de tourments, Falbert est près de toi.

JULIA.

Dieu ! qu’ai-je entendu ? cette voix...

S’élançant hors du pavillon.

Falbert, est-ce vous ?

FALBERT.

Oui, c’est Falbert qui n’a pas eu la force de s’éloigner...

JULIA.

Mon ami, je n’espérais pas vous revoir sitôt ;  

Frappée d’une idée subite.

mais répondez, comment vous trouvez-vous dans Marienbourg ?

FALBERT.

Je n’ai pas encore quitté la ville... caché à tous les yeux, j’ai attendu la nuit...

JULIA.

Grand dieu ! que dites-vous ? je vous croyais chargé d’une mission auprès du gouverneur... Falbert, ignorez-vous donc les dangers auxquels vous vous exposez ?

FALBERT.

Des dangers !... eussent-ils été cent fois plus grands, le les aurais tous bravés pour me rapprocher de vous...

JULIA.

Mon ami, s’il est vrai que j’aie quelque pouvoir sur vous, cédez à ma prière... vous m’avez revue... votre présence a calmé pour un instant mes vives inquiétudes, ne les rendez pas plus affreuses en prolongeant votre séjour ici... je vous en conjure, partez !... le moindre retard peut vous perdre... partez à l’instant même... je le veux... je l’ordonne... je vous en supplie...

FALBERT.

Partir !... m’éloigner encore de vous sans avoir irrévocablement fixé notre sort... Non... non... Julia, c’est impossible.

JULIA.

Quel est votre projet ?

FALBERT.

Écoutez-moi... Les chances de la guerre sont bien incertaines... elles peuvent nous séparer pour longtemps... je crois aux assurances que vous m’avez données de votre amour, mais aucun lien ne nous unit encore... Julia, vous l’avouerai-je ?... Loin de vous la vie m’est à charge... mille fantômes assiègent mon imagination... je songe aux dangers sans nombre auxquels vous exposent votre isolement, votre jeunesse, les hommages dont vous êtes entourée... et ma vie est un tourment continuel... cette situation est intolérable... un mot de vous peut la faire cesser...

JULIA.

Expliquez-vous...

FALBERT.

Il faut qu’un serment solennel nous enchaîne à jamais... il faut que cette nuit même je devienne votre époux.

JULIA.

Mon époux !

FALBERT.

Ne me refusez pas, ne me laissez point partir sans que j’aie obtenu ce titre si cher et si sacré... fier de le posséder, au milieu des combats, je sens qu’il doublera ma force et mon courage... et si le sort trahit mes espérances... si je dois bientôt succomber...

JULIA.

Mon ami, écartez ces funestes images... je dois vous parler avec franchise : cette union, Julia la désire autant que vous... mais, dans cette ville, une telle cérémonie ne pourrait manquer d’avoir d’indiscrets témoins... vous seriez peut-être reconnus. Oh ! non... ne vous exposez pas à un si grand péril... je dois vous refuser et vous supplier de partir sans plus de retard...

FALBERT.

Vos craintes sont frivoles, Julia ; apprenez que j’ai tout prévu... tout préparé... Un vieux pasteur que j’ai connu pendant notre séjour dans cette ville, demeure près d’ici ; il connaît mon amour, il l’approuve et veut le bénir, il nous attend, Julia...

Air : De Téniers.

Si tu fuis cette heureuse chaîne,
Si je ne suis pour toi qu’un étranger,
De l’ennemi bravant ici la haine,
Je cours m’exposer au danger.
À mon destin si tu veux être unie,
Dès ce moment, au gré de ton désir,
Falbert prendra soin de sa vie,
Puisqu’elle doit t’appartenir.

JULIA.

Eh bien... je ne résiste plus, je te suis... mais je t’en conjure... évite avec soin tous les regards... songe que ta vie est désormais la mienne.

FALBERT.

Air : Fragment du final du premier acte de Léocadie.

Hâtons-nous !

JULIA, écoutant.

Du silence !

FALBERT.

Calme-toi !

JULIA.

Parle bas !...
Vers ces lieux on s’avance.

Courant regarder au fond et dans le plus grand trouble.

Des soldats ! des soldats !

FALBERT.

Partons ! partons !

JULIA.

La fuite est impossible.
Ah ! malheureuse, je frémis.

Entraînant Falbert et lui montrant le pavillon.

Là !...

FALBERT, refusant de se cacher.

Non !

JULIA.

Ne sois pas insensible,
N’expose pas des jours chéris,
Ô mon Falbert !...

FALBERT.

Julia, j’obéis.

Il entre dans le pavillon dont il ferme la porte sur lui.

JULIA.

Ah ! je tremble, quelle imprudence,
Pour mon âme quel coup affreux.

 

 

Scène XI

 

JULIA, MAURICE, LE MAJOR, SOLDATS dont deux portants des torches, ensuite HERMINE

 

Les soldats restent de l’autre côté de la grille.

LE MAJOR.

Un français, ah ! quelle insolence,
Un français serait en ces lieux !
Dans mon cœur quel soupçon !

MAURICE.

Il examinait la maison.

JULIA.

Ici que prétendez vous faire ?

LE MAJOR.

Visitons bien ce pavillon.

JULIA, le repoussant.

Arrêtez !

LE MAJOR.

Madame ?

MAURICE.

Mais pourquoi donc ce mystère ?

LE MAJOR, avec colère.

Il le faut !...

JULIA.

Arrêtez...vous êtes chez moi.
Falbert ! ah ! quel effroi !

Ensemble.

JULIA, HERMINE.

Pour l’avenir plus d’espérance,
Le malheureux, ah ! je frémis.
Le voilà donc en la puissance
De ses plus cruels ennemis.

FALBERT, paraissant dans le pavillon.

Pour l’avenir plus d’espérance,
Hélas ! tous mes vœux sont trahis,
Me voilà donc en la puissance
De mes plus cruels ennemis.

LE MAJOR, MAURICE.

Pourquoi ce trouble en ma présence...
Serait-ce un de nos ennemis ?
Ah ! d’une pareille insolence
Bientôt il recevrait le prix.

À la fin de l’ensemble le major va pour entrer dans le pavillon, Falbert ouvre la porte et paraît.

 

 

Scène XII

 

LES MÊMES, FALBERT

 

LE MAJOR.

Un officier français !

À part.

ainsi, mademoiselle, c’est en donnant asile à nos ennemis...

FALBERT.

Arrêtez, monsieur, n’accusez personne que moi... mademoiselle ignorait mon projet... et c’est même contre son gré que je suis ici... d’ailleurs mes motifs...

LE MAJOR, regardant Julia.

Vos motifs, monsieur... je les devine... mais on peut en supposer d’autres...

FALBERT.

L’habit que je porte...

LE MAJOR.

L’habit le plus honorable cache souvent un traître...

FALBERT, portant vivement la main à son épée.

Monsieur !...

JULIA.

Falbert !... monsieur le major !

LE MAJOR.

Ne craignez rien, mademoiselle, je suis de sang froid.

MAURICE, à part.

Elle prend sa défense...

LE MAJOR.

Je veux bien croire, monsieur, que ce n’est point pour jouer un rôle indigne d’un soldat, que vous vous êtes introduit dans cette place... mais les apparences sont contre vous... vous connaissez la rigueur des lois militaires... demain vous paraîtrez devant un conseil de guerre.

JULIA, atterrée.

Un conseil de guerre !...

HERMINE.

Grand dieu !

MAURICE, bas à Hermine.

Vous le connaissez donc ?

HERMINE.

C’est l’amant de Julia !...

MAURICE, stupéfait.

Hein !

JULIA.

Monsieur le Major, n’est-il aucun moyen ? ah ! je tombe à vos genoux !...

FALBERT, l’arrêtant.

Julia !... que faites-vous ! montrez plus de courage... imitez moi... la fatalité nous poursuit... cette nuit j’espérais obtenir un titre bien cher... ce bonheur était trop grand pour moi... il faut y renoncer... résignons-nous !...

JULIA.

Falbert !...

FALBERT.

Monsieur le gouverneur, je ne m’abaisserai pas à demander grâce... si j’ai commis une faute, j’en subirai les conséquences, mes compagnons d’armes sauront me venger...

Air : Aux braves hussards du cinquième.

Je me flattais, peut-être aujourd’hui même,
De tomber en servant l’état,
Mais il m’est doux dans mon malheur extrême,
De périr encore en soldat.
Quand on a servi ma patrie
Avec amour, avec valeur,
Le plomb mortel peut nous ôter la vie,
Il ne peut nous ravir l’honneur.

LE MAJOR, à part.

Il m’en coûte... mais il faut un exemple...

MAURICE, à part.

Je ne m’en consolerai jamais.

LE MAJOR, qui remonte la scène.

Soldats !

JULIA.

Arrêtez, monsieur le major... arrêtez...

À part.

il est perdu, si l’on sait dans la ville... il ne me reste qu’un moyen de le sauver...

Haut.

Falbert, ma sœur, laissez-moi seule avec monsieur le major...

FALBERT.

Julia, que prétendez-vous faire ?

JULIA, au major.

Accordez-moi de grâce un moment d’entretien.

LE MAJOR.

Mademoiselle, je dois avant tout m’assurer de la personne...

JULIA.

Que craignez-vous ? cette maison n’est-elle pas entourée par vos soldats ?

FALBERT.

Monsieur, je suis votre prisonnier, et je vous donne ma parole...

LE MAJOR.

Il suffit...

FALBERT, regardant Julia.

Je ne sais si je dois...

Hermine l’entraine.

JULIA.

Falbert, je vous en supplie... dans un instant vous pourrez revenir.

FALBERT.

Allons !

Il suit Hermine, mais en hésitant toujours.

MAURICE, à part.

Faut-il avoir du guignon... pour ma première faction... une bévue semblable... ils ne m’en feront pas faire d’autre... je déserte...

Il sort.

 

 

Scène XIII

 

JULIA, LE MAJOR

 

Le major s’est rapproché des soldats dans le fond ; il leur fait un signe et ils s’éloignent.

LE MAJOR, revenant sur le devant de la scène.

Je suis prêt à vous entendre, mademoiselle.

JULIA.

Monsieur le Major... les instants sont précieux... Vous m’avez offert votre appui, votre protection... jamais ils ne me seront plus nécessaires qu’aujourd’hui...

LE MAJOR, sévèrement.

Pour vous, mademoiselle, sans doute... mais quant à ce Français...

JULIA.

Eh quoi ! n’est-il donc plus d’espoir ? et sera-t-il traîné devant un conseil de guerre, qui d’avance a prononcé sa condamnation ?...

LE MAJOR.

Mademoiselle... notre justice...

JULIA.

Et s’il n’a pas rejoint l’armée française avant le jour... il est accusé de désertion... déshonoré... Monsieur le Major, j’en appelle à votre honneur, à votre humanité... oui, oui, je vous connais bien ; vous vous montrerez généreux envers un ennemi sans défense... vous ne le perdrez pas... vous le laisserez retourner parmi les siens.

LE MAJOR, d’abord avec quelque émotion.

Mademoiselle... certainement, je voudrais pouvoir... mais l’audace de ces Français exige un exemple terrible... le sort a fait tomber celui-ci entre nos mains... et ma responsabilité...

JULIA.

Est à couvert... Personne dans la ville ne soupçonne ce qui s’est passé... cet événement peut demeurer secret... vos soldats eux-mêmes croiront facilement à une fausse alerte.

LE MAJOR, avec fermeté.

Encore une fois, Mademoiselle... ce que vous me demandez est impossible, c’est trop de retard et je vais...

JULIA.

Eh bien ! puisque vous êtes insensible à mes larmes, à mes prières, il me reste un moyen auquel, je l’espère, vous ne résisterez pas.

LE MAJOR.

Mademoiselle ?...

JULIA, avec délire.

Il n’y a qu’un instant... à cette place... vous m’avez demandé ma main...

LE MAJOR.

Achevez !

JULIA.

Sauvez ce Français... à ce prix...

LE MAJOR, ému, à part.

Il se pourrait... Pauvre jeune fille... elle m’attendrit !... Ce sacrifice...

Haut.

Écoutez, Mademoiselle ; je ne ferai pas ici parade de sentiments héroïques... je suis franc... le prix que vous m’offrez est trop beau pour être refusé...

JULIA, avec joie.

Il sera sauvé !...

LE MAJOR.

Oui, Mademoiselle... mais je n’abuserai pas de votre situation... je sauverai ce jeune Français, auquel vous prenez un si vif intérêt... Et bien ! après... si, à force de soins et de tendresse, je puis parvenir à toucher votre cœur... alors seulement je réclamerai l’exécution de votre promesse.

Tirant plusieurs papiers d’un portefeuille.

Tenez... prenez l’un de ces sauf-conduits... les noms sont en blanc... maintenant qu’il s’éloigne, qu’il parte ; dans tous les cas possibles, sa vie et sa liberté sont assurés !...

JULIA, saisissant le papier.

Ô mon Dieu !... je te rends grâce.

LE MAJOR, se retirant dans le fond.

Surtout de la discrétion !...

JULIA.

Ah : ne craignez rien !... il n’accepterait pas s’il pouvait soupçonner...

Falbert et Hermine paraissent par la gauche.

 

 

Scène XIV

 

JULIA, FALBERT, HERMINE, LE MAJOR

 

JULIA, s’élançant vers Falbert.

Mes amis, venez !... partagez ma joie... Monsieur Falbert, vous êtes libre !...

FALBERT.

Julia... expliquez-moi !...

JULIA, embarrassée.

Monsieur le Major s’est laissé toucher par mes prières, par mes larmes...

HERMINE.

Ah ! Monsieur le major, voilà un trait !...

Se retournant.

mais où est donc Maurice à présent ?...

JULIA, à Falbert à mi-voix.

Mon ami... il faut fuir... il faut nous séparer à l’instant même...

Lui donnant un papier.

prenez ce sauf-conduit...

FALBERT.

Partir, Julia, partir ! quand j’ignore...

On entend le canon.

LE MAJOR.

C’est le canon du camp français...

FALBERT.

Dieu ! le canon du lever de l’aurore !...

Final de M. Doche fils.

C’en est fait ! il n’est plus d’espoir,
Je dois me rendre à mon devoir...

Ensemble.

Il faut partir, cruelle absence !
Loin de ces lieux plus de bonheur ;
Mais je dois souffrir en silence,
Il faut obéir à l’honneur.

JULIA.

Il va partir, cruelle absence !
Hélas ! pour moi plus de bonheur ;
Mais j’ai sauvé son existence,
Ce départ le rend à l’honneur.

HERMINE.

Il va partir... en son absence
Ah ! que de chagrin pour ma sœur,
Mais j’espère que sa présence,
Nous rendra bientôt le bonheur.

LE MAJOR.

Il va partir, douce espérance,
Fait déjà palpiter mon cœur,
Oui, j’espère que son absence,
Ici me portera bonheur.

LE MAJOR, s’avançant.

Déjà l’horizon se colore...
Tous les instants sont précieux...

FALBERT, à Julia.

Hélas ! vous reverrai-je encore ?

JULIA, cherchant à le rassurer.

Espérons des temps plus heureux...
Oui nous nous reverrons encore !...

LE MAJOR.

Sans plus tarder il faut quitter ces lieux !...

FALBERT.

Quitter ces lieux !
Partir encore... ah ! malheureux !

HERMINE, à Julia.

Au rempart je vais le conduire,

À part.

Maurice est parti sans rien dire.

Elle va prendre le manteau qui est resté sous le berceau, et le donne à Falbert.

FALBERT, voulant revenir.

Ah Julia, jamais !...

JULIA, s’éloignant.

Adieu ?

LE MAJOR, se plaçant entre eux.

Allons, allons, partez !... fuyez ce lieu.
Mais silence !
De la prudence !

Ensemble.

FALBERT.

Adieu !
Il faut partir ! cruelle absence, etc.
Adieu ! adieu !

JULIA.

Il va partir ! cruelle absence, etc.
Adieu ! adieu !

HERMINE.

Il va partir ! en son absence, etc.
Adieu ! adieu !

LE MAJOR.

Il va partir ! douce espérance ! etc.
Adieu ! adieu !

Falbert s’éloigne, Julia rentre dans le pavillon, en lui faisant encore des signes d’adieu.

 

 

DEUXIÈME JOURNÉE

 

Le Théâtre représente un salon avec deux fenêtres au fond ; à gauche, l’entrée de l’appartement de Julia ; à droite, une autre porte près de laquelle est placée une Psyché : du même côté, sur le premier plan, un secrétaire devant lequel est un fauteuil.

 

 

Scène première

 

LISBETH, écoutant à la fenêtre, HERMINE, sortant avec précaution de la chambre de sa sœur

 

HERMINE.

Ma sœur repose, je puis la laisser seule un instant.

S’avançant.

Eh bien, Lisbeth, quelles nouvelles ?

LISBETH.

Je n’entends plus rien, Mademoiselle ; le canon a tout-à-fait cessé... et le bruit court dans la ville que c’est le dernier assaut ; enfin, les Prussiens vont capituler, et nous allons voir les Français dans Marienbourg.

HERMINE.

Ah ! Dieu soit loué !... Depuis que nous sommes assiégés, j’ai cru vingt fois que je mourrais d’inquiétude et d’ennui.

LISBETH.

Il est sûr, Mademoiselle, que vous avez fait preuve de courage : continuellement au chevet de votre sœur, pendant cette longue et douloureuse maladie, ni les veilles, ni les craintes de la contagion, n’ont pu ralentir votre généreux dévouement...

HERMINE.

Pauvre sœur !... en six mois, que d’émotions douloureuses !... séparée de celui qu’elle aimait... forcée de faire une promesse de mariage au major Durlach, elle allait l’épouser, lorsqu’il perdit la vie dans une sortie qu’il fit à la tête de la garnison. Depuis ce temps, Julia, livrée sans réserve aux plus vives inquiétudes, devint la proie d’un mal brûlant qui frappe rarement, sans laisser des traces irréparables... tu ne l’as pas vue, toi, dans tout l’éclat de sa beauté... on la citait partout... Dans nos promenades, la foule se pressait sur ses pas... on l’appelait la perle de Marienbourg ; hélas ! combien elle est changée !...

LISBETH.

Mais enfin mademoiselle, elle est sauvée... et c’est à vos soins qu’elle doit la vie.

HERMINE,

Oui... tu as raison, et cette idée là me fait du bien, et puis ce n’est pas au moment où les médecins viennent de lui permettre de faire sa première sortie, qu’il convient de lui montrer des visages tristes... j’ai d’ailleurs un autre sujet de joie... si les Français rentrent dans la ville, je reverrai Maurice... qui sert dans la brigade de monsieur Falbert.

LISBETH.

Quoi ! il a pris du service dans les troupes Françaises ?

HERMINE.

Oui, par désespoir... Il y a six mois, Maurice faillit devenir la cause d’un grand malheur, et craignant nos reproches, il quitta la ville... depuis, nous n’avions plus eu de ses nouvelles, lorsque, ces jours derniers, nous avons reçu une lettre qui nous apprend qu’il s’est distingué dans la dernière bataille ; se distinguer parmi les Français... c’est bien quelque chose... Aussi ; comme j’aurai du plaisir à le revoir, ce cher Maurice... mais Julia va venir dans ce salon... hâte-toi, Lisbeth, de faire enlever cette glace... c’est l’ordre précis des médecins... ce qu’ils redoutent le plus pour Julia, c’est la première impression que pourrait lui causer le changement de ses traits.

LISBETH.

Ah ! je comprends.

Elle sonne, deux domestiques entrent.

Fritz, emportez cette psyché ; maintenant mademoiselle, je vais dans le voisinage pour tâcher d’avoir quelques nouvelles.

HERMINE.

Et moi, j’attends ici ma pauvre Julia.

Lisbeth sort avec les domestiques qui emportent la psyché.

 

 

Scène II

 

HERMINE, seule

 

J’ai beau chercher à me tranquilliser, je ne suis pas encore sans inquiétude ; tout ce que nous savons par la lettre de Maurice, c’est que monsieur Falbert est devenu général, mais depuis, il y a eu plusieurs combats terribles ; et je tremble !... ah ! Maurice a beau dire, c’est une cruelle chose que la guerre.

Air : Tyrolienne de madame Malibran.

Reviendra-t-il auprès de son amie ?
Que de regrets depuis qu’il nous quitta !
Reviendra-t-il pour embellir ma vie ?
Son souvenir est toujours resté là !...
Ah ! ah ! ah ! etc.

Aux jours passés de notre heureuse enfance,
Il me jurait éternelle amitié ;
Mais, dans les camps, un serment de constance,
On me l’a dit, est bien vite oublié !...
Ah ! ah ! ah ! etc.

 

 

Scène III

 

HERMINE, LISBETH, accourant

 

LISBETH.

Mademoiselle ! mademoiselle ! grande nouvelle !... pendant que nous étions bien tranquilles ici, la capitulation se signait, et voilà les Français qui entrent dans la ville par toutes les portes.

HERMINE, avec joie.

Vraiment !

On entend le tambour battre dans le lointain.

LISBETH.

Tenez... entendez-vous ?... ils vont passer sous nos fenêtres.

Elle court ouvrir les fenêtres.

HERMINE, s’appuyant contre la table avec émotion.

Les Français ! ah ! comme le cœur me bat !...

LISBETH, à la fenêtre.

Les voici !... les voici... ah ! mademoiselle, le superbe coup d’œil !...

Pendant le commencement de cette scène, le bruit du tambour s’est approché de plus en plus ; au moment où Hermine se place à la fenêtre, le tambour cesse, et une musique militaire exécute un air qui doit être le prélude et le motif du morceau suivant.

HERMINE.

Air nouveau de M. Doche fils.

Le tambour a cessé, la musique commence ;
Écoutons bien ces accords ravissants.
Oui, je les reconnais, ce sont des airs de France.
Quel doux transport vient agiter mes sens !

Ici le chant cesse, et la musique fait entendre une ritournelle gracieuse, après laquelle Hermine et Lisbeth reprennent ensemble.

HERMINE.

Trop cruel et doux souvenir
Du bonheur de ma sœur chérie,
Hélas ! dans mon âme attendrie
Tu fais naître à la fois les regrets, le plaisir.

LISBETH.

Trop cruel, trop doux souvenir,
Du bonheur d’une sœur chérie
Hélas ! dans son âme attendrie,
Tu fais naître à la fois les regrets, le plaisir.

LISBETH.

Mais déjà la cavalerie
S’avance en brillants escadrons,
De cette phalange aguerrie
Entendez-vous retentir les clairons ?

L’attirant à la fenêtre.

Voyez, mademoiselle,
Que cette troupe est belle !
Écoutez ces accents,
Comme ils sont ravissants !

Ritournelle de trompettes.

REPRISE DU DUO.

Trop cruel, trop doux souvenir, etc.

La musique s’affaiblit par degré, et se perd dans le lointain.

HERMINE, tristement.

Ils s’éloignent... et je n’ai vu personne... Falbert ! Maurice !

LISBETH, qui est restée à la fenêtre.

Mademoiselle ! mademoiselle ! un jeune soldat accourt de ce côté...

HERMINE, regardant.

Un soldat !... ah ! c’est lui, c’est Maurice... Lisbeth, cours à sa rencontre... conduis-le ici... il faut que je lui parle avant que ma sœur ne le voie... va...

Au moment où Lisbeth va pour sortir, Maurice paraît à la porte.

LISBETH.

C’est inutile... le voici lui-même.

Elle sort.

 

 

Scène IV

 

HERMINE, MAURICE, en uniforme complet de fourrier d’un régiment français

 

HERMINE.

Maurice ! c’est toi...

Ils s’embrassent.

MAURICE.

Air de Rossini (Le Barbier.)

Oui, je reviens de la guerre,
Ma chère,
Enfin,
Me voilà de retour, me voilà,
Là !

HERMINE.

Heureux destin !
Jour prospère !
C’est mon cousin,
Le voilà de retour, le voilà,
Là !...

MAURICE.

Plein de ta douce image,
Sans peur j’ai combattu...
Dans ce noble équipage
Comment me trouves-tu ?

HERMINE.

Fort bien vraiment !

MAURICE.

C’est charmant ! c’est charmant !

ENSEMBLE.

Bonheur extrême,
Celui { que j’aime,
Celle {
Est près de moi...
Quel doux émoi !
Pour moi !
Bonheur extrême,
{ Celui qui t’aime,  }
{ Celui que j’aime, }
Revient ici,
Oui c’est bien lui, le voici ! le voici.

HERMINE.

Mais je suis trop bonne, monsieur, de vous montrer tout le plaisir que me cause votre retour... je devrais bien plutôt vous gronder... partir ainsi sans rien dire à personne... ah c’est affreux !

MAURICE.

J’étais si confus de la sottise que j’avais faite... j’étais parti dans l’intention d’aller m’engager à Berlin, dans la garde du Roi, où l’on reçoit tous les beaux hommes ; à deux lieues d’ici, je vais tomber dans un bivouac Français... on me prend pour un espion... et, le lendemain, on me mène au conseil de guerre, où mon affaire était claire... quand je reconnais dans l’un de mes juges précisément l’officier que j’avais fait arrêter ici ; alors pour ma défense, je dis que j’étais le cousin de la Perle de Marienbourg ; vous devinez bien que je gagnai tout de suite mon procès ; j’allais reprendre la route de Berlin... le colonel Falbert me proposa de rester avec lui.. j’hésitai, parce qu’au fond j’étais bon Prussien ; mais ma foi, le colonel était si poli, les Français si bons enfants, que je me laissai gagner ; j’entrai comme soldat dans un régiment de troupe légère, et j’y ai toujours fait mon service avec un zèle et une exactitude qui m’ont valu l’avancement que vous voyez... les galons de fourrier... rien que ça...

HERMINE.

Et c’était en combattant...

MAURICE.

Oh ! contre les Russes et les Autrichiens, je me battais comme un Français ; il n’en était pas de même, quand venait le tour des Prussiens, car je me disais... un coup de fusil de plus ou de moins, ne fera pas grand chose à la France... alors je tirais pour gagner les onze sous par jour qu’on me donnait, mais j’avais le soin d’ôter les balles de mes cartouches ; de cette façon, je puis bien avoir fait peur à mes concitoyens, mais à coup sûr, je ne leur ai pas fait de mal.

HERMINE.

Ce bon Maurice... mais monsieur Falbert... nous apportez-vous enfin de ses nouvelles... nous le ramenez-vous ?...

MAURICE.

Sans doute... je ne l’ai pas quitté un seul instant pendant toute la campagne... mais je ne vois pas ma cousine Julia... je gage que je vais encore la trouver embellie, quand je suis parti, c’était une Perle, ça doit être à présent pour le moins un diamant.

HERMINE, avec embarras.

Embellie ! embellie ! je vais annoncer à ma sœur...

MAURICE.

J’y vais moi-même, car j’ai une lettre de mon général à lui remettre.

Il va pour entrer dans l’appartement de Julia, Hermine l’arrête avec embarras.

HERMINE, se ravisant.

Une lettre... Mais si monsieur Falbert est de retour pour quoi écrit-il à ma sœur au lieu de venir lui-même ?

MAURICE, embarrassé.

Pourquoi il écrit à votre sœur ?... C’est juste... Ah ! je vais vous dire, d’abord, ce n’est pas lui qui a écrit ; c’est moi... il a dicté...

HERMINE.

Ah ! mon dieu ! aurait-il perdu un bras ?...

MAURICE.

Non... Au fait, tenez, petite cousine, je puis bien vous raconter ça, à vous... Apprenez donc que dans un des derniers combats, au moment où la victoire allait se déclarer en notre faveur, mon général s’aperçoit que sa brigade commençait à plier... malgré le feu meurtrier qui éclaircissait les rangs des Français, M. Falbert s’élance pour rallier ses soldats... tout à coup un boulet...

HERMINE, l’interrompant.

Un instant... j’entends du bruit dans l’appartement de ma sœur... oui... c’est elle... elle va sortir... éloignons-nous. Votre retour imprévu pourrait lui causer une émotion funeste... il vaut mieux l’y préparer... venez achever de m’instruire...

Air : du comte Ory.

La voici,
Par ici,
Retirons nous vite,
On évite
Son regard,
Elle le désire, car
La douleur,
Le malheur,
Ont passé sur elle.

MAURICE.

Quelle est donc sa peine ?

HERMINE, lui montrant sa sœur dans la coulisse.

Tiens.

MAURICE, regardant.

Ah ! pauvre cousine !

HERMINE, l’entraînant.

Viens.

Ils sortent.

 

 

Scène V

 

JULIA, sortant de son appartement

 

Elle est d’une pâleur extrême, ses cheveux sont relevés en bandeau

Quel bruit confus est parvenu jusqu’à moi ? On dirait qu’un grand mouvement s’opère dans la ville... tout à l’heure... ces tambours... cette musique militaire... il m’a semblé reconnaître... mais non... c’est encore un rêve de mon imagination... si les Français étaient rentrés dans Marienbourg... Falbert serait déjà près de moi... Falbert !... qu’ai-je dit ?... puis-je encore désirer son retour ?... Ah ! je dois plutôt craindre d’offrir à ces regards ce visage flétri par mes longues souffrances... L’autre jour, lorsque ma sœur consultait le médecin... « Elle est sauvé, a-t-il dit, mais sa beauté est perdue sans retour... » Ils me croyaient endormie... Eh bien ! je l’ai entendu cet arrêt cruel...

Regardant autour d’elle.

et cette précaution qu’ils ont prise, d’éloigner de moi tout ce qui pourrait réfléchir mes traits... je suis donc bien changée !... Pendant que je suis seule... je puis m’assurer moi-même... Justement, dans ce secrétaire dont j’ai la clé... allons...

Elle tire de son sein la clé du secrétaire, va l’ouvrir précipitamment et y prend un petit miroir qu’elle tient quelque temps à la main sans oser le regarder ; une musique mélancolique occupe la scène pendant ce jeu muet.

Air : Soldat Français.

Quand je doutais des flatteurs dont toujours
Jadis je marchais entourée,
 À ce miroir ici j’avais recours,
Et soudain j’étais rassurée...
Auprès de lui, moins affermi,
Mon cœur cherche encore un refuge,
Mais à la place d’un ami,
Dans ce miroir autrefois tant chéri,
Je tremble de trouver un juge.

Allons... sachons enfin...

Après quelques mouvements d’hésitation, elle se décide à jeter un coup d’œil sur le miroir, puis tout à coup elle le repousse sur la table, et tombe dans un fauteuil en se cachant le visage, et s’écriant d’une voix étouffée.

Oh ! oui, c’en est fait !... il ne pourra plus m’aimer...

Au même instant, Hermine paraît au fond et accourt auprès de sa sœur.

 

 

Scène VI

 

JULIA, HERMINE

 

HERMIME, effrayée.

Ma sœur... qu’as-tu ?

Apercevant le miroir.

Dieu ! un miroir !... ce que nous redoutions le plus...

JULIA, à part.

Cachons-lui ma faiblesse !

Haut.

Ce n’est rien, chère Hermine... Tout à l’heure je suis sortie de mon appartement... le grand air m’a saisie... et...

HERMINE.

Remets-toi ma sœur... je t’apporte une bonne nouvelle...

JULIA.

Falbert serait-il de retour ?...

HERMINE.

Bientôt il sera près de toi... J’ai déjà vu Maurice... il a apporté cette lettre...

JULIA.

Une lettre !... que signifie ?... donne...

Prenant la lettre.

je tremble de l’ouvrir...

HERMINE, à part.

Pauvre Falbert !... si jeune encore !... Taisons-nous... j’ai promis à Maurice de garder le secret...

JULIA, vivement.

Cet écrit n’est pas de sa main...

HERMINE.

Non... il est blessé... au bras...

JULIA.

Blessé... et tu ne m’en as rien dit.

Elle lit rapidement.

« Chère Julia, la victoire me ramène enfin dans ces murs que je quittai, il y a six mois, d’une manière si cruelle... Dans mon impatience j’aurais voulu voler aussitôt à vos pieds, mais les suites d’une blessure grave enchaînent encore ma volonté...

S’interrompant.

une blessure grave ! » Grand dieu ! je me soutiens à peine

Lisant.

« Depuis notre séparation, j’ai appris ce que vous avez fait pour sauver mes jours... pourquoi faut-il qu’au moment d’être réuni à vous, une pensée bien amère empoisonne mon bonheur !... Je vous dois l’honneur et la vie, et peut-être n’est-il plus en mon pouvoir de reconnaître d’aussi grands bienfaits ; je brûle de me retrouver auprès de vous, et peut-être cet entretien doit il être le dernier !... je n’ose m’expliquer d’avantage ; je n’attends qu’un mot de vous pour me présenter, si je le reçois, avant une heure mon sort sera fixé.

« Signé le général Falbert. »

HERMINE.

Eh bien : quelle réponse faut-il lui porter ?

JULIA, réfléchissant.

Il n’attend qu’un mot de moi, et avant une heure son sort sera fixé !... Que veut-il dire ? saurait-il déjà ?... oui... oui... je n’en puis douter... chaque mot de sa lettre me confirme cette idée... Il n’ignore plus que j’ai perdu cette beauté qui naguère encore avait captivé ses regards !...

HERMINE.

Pauvre sœur !... comme elle se tourmente... si elle savait...

JULIA, avec agitation.

Oh ! non... non... je ne puis le voir... sa pitié me tuerait... Retourne vers lui, chère Hermine... dis lui qu’il s’éloigne, qu’il fuie une infortunée... désormais... je ne puis être à lui... je connais la générosité de son cœur... il me plaindrait... mais il ne pourrait plus m’aimer comme autrefois.

HERMINE.

Ma sœur, tu t’alarmes à tort... s’il ignorait ta funeste aventure... si lui-même était malheureux... qu’il eût besoin de ton amitié, de tes consolations... alors serait-il généreux à toi de refuser de le voir ? Ne croirait-il pas à son tour que tu as cessé de l’aimer ?...

JULIA, vivement.

Que dis-tu ?...

HERMINE.

Ce n’est qu’une supposition... mais enfin...

JULIA.

Eh bien !... oui... je le recevrai... je m’armerai de courage contre ce premier regard si pénible à soutenir... Il verra qu’il ne peut entrer dans mon cœur d’autre sentiment que l’amour le plus tendre, le plus dévoué... et, après cette entrevue... s’il n’a plus pour moi qu’une froide amitié... au moins je lui aurai fait le dernier sacrifice... le plus grand peut-être que puisse faire une femme... celui de ma vanité... Va le chercher, ma sœur... dis-lui que je l’attends...

Hermine sort.

 

 

Scène VII

 

JULIA, seule

 

Il va venir...

Frappée d’une idée subite.

Si je pouvais encore...

Elle s’assied près du secrétaire, prend son miroir d’une main et arrange ses cheveux de l’autre.

Air : nouveau de M. Doche fils.

Essayons, essayons... peut-être la parure,
Va-t-elle ranimer mon regard et mes traits,
Vain espoir ! vain espoir ! je lis sur ma figure
Qu’il me faut renoncer à plaire désormais...
C’en est fait, plus d’espoir,
Et je vais... je vais le revoir...

Prenant une rose.

Plaçons là cette fleur charmante,

La jetant.

Elle rappellerait que j’avais sa fraîcheur.

Prenant une aigrette.

Posons sur mes cheveux cette aigrette brillante.

La jetant.

Son éclat ferait mieux ressortir ma pâleur.
Ces perles et cet or... cette riche dentelle,
Qui me paraient jadis sans me rendre plus belle...
Essayons, essayons, etc.

On entend dans le lointain battre aux champs.

Dieu ! c’est lui qui vient... on lui rend les honneurs dus à son rang... à sa renommée... Ah ! si j’étais encore belle...

 

 

Scène VIII

 

JULIA, HERMINE, puis FALBERT et MAURICE

 

Falbert est conduit par Maurice.

Quatuor.

Fragment de la Dame Blanche. (Boyeldieu.)

JULIA.

Je l’entends qui s’avance,
Que je crains sa présence !
De regret et d’espérance
Je sens palpiter mon cœur.

Ensemble.

HERMINE, à sa sœur.

Le voilà qui s’avance,
Ne crains pas sa présence,
Ici la seule espérance
Doit faire battre ton cœur.

FALBERT.

Vers elle je m’avance,
Mais je crains sa présence,
Ici la douce espérance,
Ne fait pas battre mon cœur.

MAURICE, à Falbert.

Venez en sa présence,
Ayez bonne espérance,
Ici j’en ai l’assurance,
Vous trouverez le bonheur.

MAURICE et HERMINE.

Mais pendant cet instant si doux,
Laissons-les seuls... éloignons-nous.

Julia est à gauche appuyée contre un fauteuil et n’osant lever les yeux vers Falbert. Maurice conduit ce dernier jusqu’au milieu du Théâtre, et se retire doucement avec Hermine.

 

 

Scène IX

 

JULIA, FALBERT

 

FALBERT, avec émotion.

Julia !

JULIA, de même.

Falbert !

À part.

je n’ose tourner mes regards vers lui !

Haut, et d’une voix plus émue.

vous m’avez demandé un entretien, j’ai dû me rendre à vos désirs... maintenant... je suis prête à vous entendre.

FALBERT, douloureusement.

Quel accueil !... Julia ! est-ce bien vous qui me parlez ainsi ?

JULIA.

Et quel autre langage pouvez-vous attendre de moi ne m’avez-vous pas écrit que vous veniez avec l’intention de m’adresser de derniers adieux ?

FALBERT.

De derniers adieux ! ah ! ce mot me rend à moi-même...excusez mes reproches... oui, je savais bien que je ne devais plus prétendre au bonheur d’être à vous... pourtant je l’avouerai, je n’étais pas préparé à cette cruelle froideur... j’espérais en vous quittant pour toujours, emporter au moins vos regrets.

JULIA, étonnée.

Emporter mes regrets... je ne vous comprends pas... n’est-ce pas vous qui voulez partir... me fuir à jamais ?

FALBERT.

Et n’y suis-je pas forcé puisqu’aucun mot de vous ne me retient ?

JULIA.

Qu’entends-je ?

FALBERT.

Air : de la haine d’une femme.

Jadis hélas ! pour vous comprendre
Un regard de vous m’eut suffi,
Mais ce doux moyen de s’entendre,
Un sort cruel me l’a ravi...
Frappé par le destin contraire,
Dois-je perdre aussi le seul bien
Qui m’attache encore à la terre ?

JULIA, à part.

Grand dieu ! quel est donc ce mystère ?

FALBERT.

Tu ne dis rien, (bis)
Il faut te fuir, je le sens bien.

Pendant ce couplet, l’émotion et l’étonnement de Julia ont été toujours en croissant ; à la fin, frappée d’une idée subite, elle s’écrie.

JULIA.

Quel soupçon !...

Elle s’approche rapidement de lui, le regarde attentivement de très près et pousse un cri d’effroi.

Grand dieu !... aveugle !...

FALBERT.

Quoi, Julia, vous ignoriez encore !...

JULIA, très vivement.

Air : de Céline.

Dissipez ma frayeur mortelle,
Mon ami n’est-il plus d’espoir ?...

FALBERT.

Oui, mon infortune est cruelle,
Hélas ! je ne puis plus vous voir...

JULIA, lui prenant la main.

Falbert, dans ce revers funeste,
Julia sera votre appui...

À part sans quitter la main de Falbert.

Ah ! du moins un bonheur me reste,
Mes traits n’ont pas changé pour lui !

Haut.

Mon ami... pardonnez-moi... je suis bien coupable... je croyais que vous aviez cessé de m’aimer...

FALBERT.

Hélas ! moi seul, dans ma triste situation, je devais craindre...

JULIA.

Nous étions abusés tous deux... Mon dieu ! tu nous réunis pour toujours... je serai son soutien... son guide...

S’élançant dans les bras de Falbert.

Falbert ! mon ami ! mon époux !...

FALBERT, avec ivresse.

Chère Julia !... dois-je accepter un si grand sacrifice ?...

JULIA.

Et qui vous dit que ce soit un sacrifice ? qui vous dit que je sois généreuse ! Falbert ! sans ce malheur que tu déplores... peut-être n’eussions-nous jamais été unis...

FALBERT.

Que dites-vous ?

JULIA.

Plus tard, vous saurez... aujourd’hui ne songeons qu’au bonheur de nous retrouver ensemble.

 

 

Scène X

 

JULIA, FALBERT, HERMINE

 

Hermine s’arrête un instant au fond pour les regarder, et fait un geste de joie en les voyant se donner la main, puis elle accourt auprès de sa sœur.

HERMINE.

Ma sœur... ma sœur... tous nos amis sont là... ils ont appris le retour de M. Falbert et les compagnons d’armes du général conduits par Maurice...

JULIA.

Qu’ils entrent... Sans eux ma joie ne serait pas complète...

 

 

Scène XI

 

JULIA, FALBERT, HERMINE, MAURICE, LISBETH, OFFICIERS

 

CHŒUR.

Air : de M. Doche fils.

Pour célébrer le fils de la victoire,
Unissons tous nos efforts en ce jour ;
De son malheur, consolé par la gloire,
Qu’il soit encor consolé par l’amour.

Une musique militaire, qui est censée dans la rue, accompagne ce Chœur.

JULIA.

Mes bons amis... je vous remercie de vos vœux pour lui... prenez part à mon bonheur... j’ai retrouvé celui dont l’absence m’avait coûté tant de larmes ;  

Prenant Falbert par la main et le présentant à tout le monde.

je vous présente mon époux...

FALBERT.

Chère Julia, nous irons faire ce mariage en France...

JULIA.

Mon ami, c’est moi qui vous y conduirai...

REPRISE DU CHŒUR.

Pour célébrer le fils de la victoire,
Unissons tous nos efforts en ce jour,
De son malheur, consolé par la gloire,
Qu’il soit encor consolé par l’amour.

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