La Mort de Molière (Théophile Marion DUMERSAN)

Drame en trois actes.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre Royal de l’Odéon, le 18 février 1830.

 

Personnages

 

LE COMMANDEUR D’ORBESSON

LE VICOMTE DE FOMBREUSE

PIRLON, intrigant hypocrite, même costume que le rôle de Tartuffe

BARON, élève de Molière et comédien

LA THORILIÈRE, acteur comique de la troupe de Molière

MIGNARD, peintre, ami de Molière

UN PAUVRE

LE MARQUIS

LAURENT, valet de Pirlon, veste poire, cheveux plats, petit chapeau rond

PREMIER MÉDECIN

DEUXIÈME MÉDECIN

UN HOMME DU PEUPLE

ANGÉLIQUE, fille d’un riche bourgeois

LAFORÊT, servante de Molière

COMÉDIENS

COMÉDIENNES

HOMMES DU PEUPLE

THALIE (dans l’Épilogue)

 

La scène est à Paris ; elle se passe le 17 et le 18 février 1673.

 

 

ACTE I

 

Le théâtre représente un foyer intérieur attenant au théâtre.

 

 

Scène première

 

LA THORILIÈRE, MIGNARD

 

LA THORILIÈRE.

Ah ! vous voilà, monsieur Mignard ! Eh bien, quand donc aurons-nous le portrait de Molière, pour le placer au milieu de notre foyer ?

MIGNARD.

Un peu de patience, mon cher monsieur La Thorilière, j’ai encore quelques coups de pinceau à donner pour le finir.

LA THORILIÈRE.

Nous l’attendons avec impatience. Vous nous l’aviez promis le mois dernier, et nous comptions l’inaugurer le jour de sa naissance.

MIGNARD.

J’avais autant de désir de le finir que vous en avez de le posséder : mais je ne suis pas encore content de moi.

LA THORILIÈRE.

Les gens de mérite croient toujours avoir mal fait ; comme les hommes sans talent sont contents de tout ce qu’ils font.

MIGNARD.

La physionomie de Molière est difficile à saisir. Il y a dans ses traits un tel mélange de finesse et de bonhomie, d’esprit et de réflexion, de malice et de bienveillance, que quand j’exprime l’un de ces sentiments je détruis l’expression de l’autre. Il y a dans son masque la mobilité du comédien et la gravité du penseur. Ses yeux perçants annoncent son génie observateur, et son regard languissant décèle une mélancolie que je retrouve sur ses lèvres, mêlée avec un sourire moqueur ! Pour réussir complètement à faire ce portrait, il faudrait que mon pinceau fût aussi exercé à rendre les figures, que la plume de Molière est habile à tracer les caractères : et que je peignisse aussi bien les traits extérieurs, qu’il peint savamment les pensées, les habitudes et les mœurs des hommes.

LA THORILIÈRE.

Quand on parle comme vous de son art, on fera difficilement croire que l’on ne soit pas un homme supérieur, et Molière a écrit avec raison dans son poème de la Gloire du Val-de-Grâce :

« Dis-nous, fameux Mignard, par qui le sont versées
« Les charmantes beautés de tes nobles pensées ;
« Et dans quel fonds tu prends cette variété,
« Dont l’esprit est surpris, et l’œil est enchanté. »

MIGNARD.

Son amitié l’a quelquefois aveuglé sur mon compte ; elle date de loin.

LA THORILIÈRE.

Comme toutes ses affections. On peut faire son éloge en disant qu’il a beaucoup de vieux amis.

MIGNARD.

Vous en êtes un, mon cher La Thorilière !

LA THORILIÈRE.

J’ai souvent eu des preuves de sa confiance, et celle de toutes qui m’a le plus flatté c’est d’avoir été choisi par lui pour porter au roi, dans son camp devant la ville de Lille en Flandre, le placet qui sollicitait de ce monarque la permission de jouer le Tartuffe. Ah ! ma foi, ce jour là j’étais presqu’aussi fier qu’un ambassadeur. Figurez-vous un pauvre diable de comédien, habitué à jouer les paysans et les rois de théâtre, transporté tout d’un coup en face d’un roi véritable, et d’un roi qui ne plaisante pas en fait de majesté ! J’arrive au camp avec Lagrange, qui m’avait cédé le premier rôle, attendu qu’id ne joue ordinairement que les amoureux et les confidents, et je pénètre à travers les patrouilles, les canons, les drapeaux, les sentinelles, jusqu’à la tente où le monarque était entouré de princes et de généraux, traçant un plan d’attaque et donnant ses ordres pour prendre la ville d’assaut. Il daigna suspendre ses importants travaux pour jeter un regard sur moi, et avec cet air gracieux qu’il sait si bien prendre quand il lui plaît, il me dit : Eh que vois-je ! est-ce Alexandre ou Lucas ? Sa majesté voulait bien se rappeler que je l’avais quelquefois fait rire...

MIGNARD.

Dans le rôle d’Alexandre ?

LA THORILIÈRE.

Non, dans le Lucas du Médecin malgré lui. Prenant alors l’air le plus noble que je pus trouver, et cher chant les paroles les plus convenables à la situation, je lui présentai le placet de Molière, dans un respectueux silence.

MIGNARD.

Cela n’était pas maladroit.

LA THORILIÈRE.

Avec quel plaisir je vis ce grand monarque signer l’ordre de jouer la comédie de Molière, avec la même plume qui venait de fixer le destin de l’Europe.

MIGNARD.

Ce sujet a quelque chose de piquant, j’en veux faire un tableau.

LA THORILIÈRE.

Grâce à lui la pièce fut jouée, et certes il méritait bien pour cela l’éloge que Molière a fait de lui au dénouement...

Nous vivons sous un prince ennemi de la fraude...

MIGNARD.

Tout le monde l’a applaudi.

LA THORILIÈRE.

Excepté les hypocrites, et surtout un nommé Pirlon, espèce de parasite intrigant qui demeurait à cette époque dans la même maison que Molière, et qui s’est mis en tête que c’était lui qu’il avait joué dans le Tartuffe. Depuis ce temps, Molière n’a pas eu de plus grand ennemi que cet homme.

MIGNARD.

Il faut le mépriser.

LA THORILIÈRE.

Oh ! ça, c’est faire comme tout le monde : mais les insectes qu’on dédaigne vous blessent quelquefois d’un aiguillon empoisonné.

MIGNARD.

Personne n’est à l’abri de leur venin. Ah çà, La Thorilière, je vous quitte, je veux revoir le troisième acte du Malade imaginaire. J’étais fort mal placé à la première représentation. Il y avait tant de monde !

LA THORILIÈRE.

Il y en a encore beaucoup aujourd’hui. Cette pièce aura un grand succès ; mais vous êtes venu trop tard, le troisième acte est près de finir.

MIGNARD.

Il est pourtant de bonne heure.

LA THORILIÈRE.

Molière nous a fait dire qu’il désirait que la comédie commençât aujourd’hui à quatre heures précises...

MIGNARD.

En ce cas je reviendrai un autre jour. Je trouve dans cette pièce des beautés du premier ordre.

 

 

Scène II

 

LA THORILIÈRE, LE COMMANDEUR, MIGNARD

 

LE COMMANDEUR, qui a entendu les derniers mots.

Je pense comme vous, monsieur Mignard.

MIGNARD.

Ah ! c’est vous, monsieur le commandeur.

LE COMMANDEUR.

Je suis l’admirateur de tout ce qui est beau, et par conséquent l’un des vôtres.

MIGNARD.

Monsieur le commandeur est fort indulgent.

LE COMMANDEUR.

Allons, allons, ne faites pas le modeste. Les hommes de talent doivent lever la tête et avoir le sentiment de leur supériorité. On ne ferait rien sans ce noble orgueil qui naît de la conscience de son mérite. Le peintre, le poète, l’homme d’état, le guerrier, savent mieux que le public les droits qu’ils ont à l’applaudissement général, et sans faire notre éloge nous-mêmes, nous savons bien quand nous méritons qu’on le fasse.

LA THORILIÈRE.

On doit être fier d’un suffrage comme le vôtre, monsieur le commandeur.

LE COMMANDEUR.

D’autant mieux que je suis très franc, et que je distribue l’éloge avec autant de facilité que la critique.

LA THORILIÈRE.

Je m’en suis quelquefois aperçu.

LE COMMANDEUR.

Jamais, quand vous jouiez Jodelet ou le Pierrot du Festin de Pierre : mais je vous avouerai que la pourpre romaine vous va moins bien que la casaque, et qu’un sceptre, dans vos mains, m’a souvent fait l’effet d’une marotte.

LA THORILIÈRE.

Grand merci. C’est la faute de mon emploi. Vous savez que celui qui joue les paysans, doit aussi jouer les rois... Je pense que je ne débite pas mal, cependant, ces vers du rôle de Phocas, dans l’Héraclius de monsieur Corneille :

« Crispe, il n’est que trop vrai, la plus belle couronne
« N’a que de faux brillants dont l’éclat l’environne...
« Et celui dont le ciel... »

LE COMMANDEUR.

Vous dites beaucoup mieux, dans Alain de l’École des Femmes :

« La femme est en effet le potage de l’homme,
« Et quand un homme voit... 

LA THORILIÈRE, l’interrompant.

« D’autres hommes par fois, « Qui veulent dans sa soupe aller tremper leurs doigts,
« Il en montre aussitôt une colère extrême ! »

MIGNARD.

Bravo, La Thorilière !

LE COMMANDEUR.

À la bonne heure.

LA THORILIÈRE.

Je dis pourtant cela tout naturellement.

LE COMMANDEUR.

Et voilà le mérite.

LA THORILIÈRE.

Oui, Molière exige que nous jouions tout bonnement comme on parle dans le monde, sans déclamer.

LE COMMANDEUR.

Il a bien raison. Aussi je viens voir sa troupe, et je ne puis souffrir celle de l’Hôtel de Bourgogne, dont les acteurs et les actrices sont toujours montés sur des échasses.

LA THORILIÈRE.

Je vous quitte, monsieur le commandeur, je vais m’habiller pour la cérémonie.

MIGNARD.

Et moi, voir Molière dans sa loge.

 

 

Scène III

 

LE COMMANDEUR

 

Et moi, je vais attendre dans le foyer quelques amateurs, pour savoir s’ils porteront le même jugement que moi de la pièce de Molière... J’en doute. Beaucoup de gens voient le côté comique de ses ouvrages, sans, se douter le moins du monde de la philosophie qu’ils renferment.

 

 

Scène IV

 

LE COMMANDEUR, LE VICOMTE DE FOMBREUSE

 

FOMBREUSE.

Eh, bonjour, commandeur. Où en est la comédie ?

LE COMMANDEUR.

Ah ! c’est vous ! vicomte ! Le troisième acte vient de finir.

FOMBREUSE.

Et vous venez au foyer, causer avec les actrices ?

LE COMMANDEUR.

Vous voyez que j’étais seul. Tout le monde s’habille dans ce moment pour la cérémonie qui doit terminer la pièce.

FOMBREUSE.

N’est-ce pas la quatrième représentation du malade imaginaire, que l’on vient de jouer ?

LE COMMANDEUR.

Oui, la quatrième.

FOMBREUSE.

Et la pièce n’est-elle pas de Molière ?

LE COMMANDEUR.

Précisément.

FOMBREUSE.

Et n’y joue-t-il pas le principal rôle ?

LE COMMANDEUR.

Comme vous dites, vicomte.

FOMBREUSE.

Est-ce un rôle comique ? 

LE COMMANDEUR.

Mais, que diable, vicomte, si vous étiez si curieux de connaitre cette comédie, que ne l’avez-vous écoutée ?

FOMBREUSE.

J’étais venu pour cela : mais j’ai été trop occupé pendant tout le spectacle, pour entendre la pièce.

LE COMMANDEUR.

Fort bien !

FOMBREUSE.

Imaginez, commandeur, qu’en arrivant sur le théâtre, où se trouvaient deux où trois marquis, et plusieurs gens de qualité de mes amis, je jette un coup d’œil sur la salle, et j’aperçois aux premières loges, une jeune personne charmante, que j’idolâtre, que j’ai trop peu d’occasions de voir, et qui était là avec une bonne voisine qui l’avait amenée au spectacle. Vous sentez bien que j’ai quitté sur le champ le théâtre pour monter aux loges : mais avec la voisine, il y avait un mari, espèce d’homme de robe dont la physionomie sévère m’inspirait peu de confiance ; j’allai donc me placer en face, et pendant toute la pièce, j’ai été occupé à regarder ma chère Angélique, à lui faire des mines et à tâcher de comprendre ses regards et ses gestes, qui étaient pour moi autant de messagers d’amour.

LE COMMANDEUR.

Toujours le même ! vous êtes un amant bien discret. Vous avez mis ainsi toute la salle dans votre confidence.

FOMBREUSE.

Du tout, commandeur. Elle et moi pouvions seuls nous entendre ; ne connaissez-vous donc pas ce langage muet par lequel les amants se disent les choses les plus passionnées sans craindre qu’une oreille indiscrète ne les trahisse ?

LE COMMANDEUR.

Oui, mais quand un étourdi comme vous s’avise de parler ce langage, il est entendu de tout le monde. Je vous voyais dans cette loge, faire des signes de la main et de la tête, vous lever, vous rasseoir, envoyer des baisers au bout de vos doigts, et si j’avais été curieux, j’aurais pu voir comme tout le parterre, la personne que vous compromettiez ainsi.

FOMBREUSE.

De sorte que vous ne l’avez pas vue ! Elle est toute aimable, mon cher commandeur ! C’est la fille d’un riche bourgeois de ce quartier. Elle se nomme Angélique, et son père, Dorsan.

LE COMMANDEUR.

Parbleu ! vous avez bien peur qu’on ne l’ignore.

FOMBREUSE.

Au contraire. Je veux garder là-dessus le plus profond secret : mais avec vous, commandeur, il n’y a pas de risques à courir.

LE COMMANDEUR.

Vous le croyez ! et précisément le père est un de mes amis.

FOMBREUSE.

En vérité ! Parbleu, je suis un grand étourdi ! mais votre caractère me rassure. Nous sommes liés ensemble, et je ne vous crois pas capable de trahir l’amitié en me découvrant au père.

LE COMMANDEUR.

Il faut cependant que je la trahisse pour l’un de vous deux. Au fait, vicomte, où vous mènera cette intrigue ?

FOMBREUSE.

Cette petite fille s’est éprise de moi, je ne vois rien de plus naturel que de lui rendre amour pour amour.

LE COMMANDEUR.

Oui, je sais que cette jeune personne a une tête assez romanesque : il suffit pour lui plaire que vous soyez homme de qualité : vous êtes un étourdi, un fou, mais je vous crois de l’honneur, et vous ne voudriez point abuser de son inexpérience.

FOMBREUSE.

Oh ! commandeur, vous êtes bien sévère. Ma foi, je vous avouerai que je n’y fais point tant de façons avec les femmes, et que je ne regarde point comme un déshonneur de les tromper. Au reste, cette petite Angélique est tellement innocente, qu’elle ne comprend pas même le mal qu’il y aurait à se faire enlever, et que si je voulais... Ah ! je vous montrerai ses lettres : mais voici le marquis, changeons de discours, car il est d’une indiscrétion.

LE COMMANDEUR, riant.

Je vous conseille de le blâmer.

 

 

Scène V

 

LE COMMANDEUR, FOMBREUSE, LE MARQUIS

 

LE MARQUIS.

Palsambleu, mes amis, je suis votre serviteur ! Que faites-vous donc dans ce foyer ? Quoi ? il n’y a pas un comédien avec qui l’on puisse causer, pas une dame à qui l’on puisse débiter des galanteries... Je vais à la loge de mademoiselle Molière, lui faire compliment de la manière dont elle a joué son rôle. Vrai ! elle était adorable... comme à son ordinaire, au reste. Molière est fort heureux d’avoir une femme si belle et si habile comédienne.

LE COMMANDEUR.

Le talent et la beauté d’une femme !... Ce n’est pas toujours là ce qui fait le bonheur d’un mari.

LE MARQUIS.

Voilà bien le commandeur avec ses boutades de philosophie ! on dit que c’est lui que Molière a représenté dans son Misanthrope.

LE COMMANDEUR.

Plût au ciel que je ressemblasse au Misanthrope de Molière[1] !

LE MARQUIS.

Ma foi, ses pièces me plaisent beaucoup. Il n’a qu’un tort, c’est de plaisanter les marquis.

LE COMMANDEUR.

Pirlon disait l’autre jour que son seul tort était d’avoir joué les gens de bien.

FOMBREUSE.

Cela ne le regarde pas. Vous connaissez aussi ce misérable Pirlon ?

LE COMMANDEUR.

Comme les juges connaissent les voleurs.

FOMBREUSE.

Je vois avec plaisir que vous lui rendez justice.

LE COMMANDEUR.

Il était dans ce temps-là clerc du procureur qui rapportait un de mes procès. Cauteleux et patelin, sa figure me déplaisait déjà, et ses révérences me le firent prendre en aversion. Je ne fus pas peu surpris quelques années après, de le voir avec une charge dans la robe, et d’entendre dire partout que c’était un homme de bien.

FOMBREUSE.

On le disait trop pour que cela fût.

LE COMMANDEUR.

J’avais toujours jugé que c’était un hypocrite, lors que dernièrement il fut chassé comme tel de la maison d’un de mes amis.

FOMBREUSE.

La chose est singulière, il a été chassé aussi de chez monsieur Dorsan.

LE COMMANDEUR.

C’est l’ami que je voulais dire.

LE MARQUIS.

Ah çà, messieurs, vous causez là, et vous ne vous apercevez pas que l’entr’acte est fort long !

LE COMMANDEUR.

Molière a peut-être besoin de repos ; il a joué son rôle avec une verve, une vérité ! Cependant j’ai cru m’apercevoir qu’il souffrait. Il m’a fait une vive impression lorsqu’il a dit au troisième acte : « N’y a-t-il point quelque danger à contrefaire le mort ? »

LE MARQUIS.

Tenez, voilà Baron qui vient par ici. Nous allons savoir quelque chose.

 

 

Scène VI

 

LE COMMANDEUR, BARON, FOMBREUSE, LE MARQUIS

 

LE MARQUIS.

Eh bien, mon cher Baron, vous tardez beaucoup à nous donner cette cérémonie de la réception d’un médecin, qui doit, dit-on, terminer très gaîment votre pièce du Malade imaginaire.

BARON.

Messieurs, si vous eussiez été au théâtre, vous auriez entendu l’annonce que je viens de faire au public pour le prier de prendre patience quelques instants.

FOMBREUSE.

Pour quelle raison ?

BARON.

Molière vient de se trouver extrêmement indisposé en sortant de scène. Il avait fait de grands efforts pour achever son rôle.

LE COMMANDEUR.

Je m’en suis aperçu.

BARON.

Il s’était senti, ce matin, beaucoup plus incommodé qu’à l’ordinaire de ce mal de poitrine qui, depuis longtemps, l’assujettit à un grand régime.

LE COMMANDEUR.

Il fallait donc qu’il ne jouât point aujourd’hui.

BARON.

C’est ce que nous lui avions conseillé. Nous l’avons tous pressé de prendre au moins un jour de repos : Hé ! nous a-t-il répondu : Que feront tant de pauvres gens qui n’ont que leur journée pour vivre ! Je me reprocherais d’avoir négligé un seul jour de leur donner du pain.

LE MARQUIS.

C’est donc un bon homme que Molière !

BARON.

Son esprit, son génie, si universellement admirés, sont encore au-dessous de sa belle âme.

FOMBREUSE.

Je l’ai entendu dire ; même à la cour.

BARON.

Moi qui vis depuis mon enfance dans l’intimité de Molière ; moi qui le vois à toute heure, je ne l’ai entendu prononcer que de belles paroles, je ne l’ai vu faire que de bonnes actions. Si le mal qui le menace nous l’enlevait, les comédiens perdraient en lui, un ami, un bienfaiteur, un père.

LE MARQUIS.

La comédie perdrait son soutien.

LE COMMANDEUR.

Et le monde perdrait un grand moraliste.

FOMBREUSE.

Le commandeur en revient toujours à sa morale.

LE MARQUIS.

Mais, messieurs, il est possible que nous nous alarmions à tort : Molière n’est peut-être pas aussi mal que vous le pensez.

BARON, avec sensibilité.

Messieurs, puisque vous vous intéressez à lui, permettez-moi de vous ouvrir mon cœur, et de vous dire en confidence ce qui aggrave mes craintes. Depuis quelques jours Molière épanchant dans mon sein toute son âme, m’a témoigné que la vie jusqu’alors mélangée de douleurs et de plaisirs, était devenue pour lui un tissu de peines accablantes, et qu’il ne pouvait plus supporter les chagrins qui le tourmentaient. « Hélas ! m’a-t-il dit hier encore : que l’homme souffre avant que de mourir ! cependant, je sens bien que je finis ! »

LE COMMANDEUR.

Et avec cette pensée, il est monté aujourd’hui sur la scène !

BARON.

Le théâtre est sa vie. Il a embrassé cette carrière, en traîné par un penchant irrésistible... Le public applaudit souvent à ses efforts, il aime à se trouver en a présence.

FOMBREUSE.

Ma foi, je le conçois : un général aimerait à mourir sur son char de triomphe.

LE MARQUIS.

Écartons ces tristes idées. Je ne me doutais guère en venant à la comédie, que nous nous occuperions de choses aussi sérieuses.

LE COMMANDEUR.

Je le crois bien, marquis, vous qui ne réfléchissez jamais.

BARON.

Ah ! voici La Thorilière.

 

 

Scène VII

 

LA THORILIÈRE, LE COMMANDEUR, BARON, FOMBREUSE, LE MARQUIS

 

LA THORILIÈRE, vivement.

Messieurs, Molière se trouve mieux, tout est prêt pour la cérémonie, si vous désirez aller prendre vos places, il est temps.

LE COMMANDEUR.

Molière a tort de jouer ; on n’aurait pas dû finir la pièce.

LA THORILIÈRE.

Molière croirait manquer à son devoir ; il veut absolument paraître, il ose compter sur l’indulgence du public.

BARON.

Allons donc passer nos robes de docteurs pour cette cérémonie. Puisse-t-elle ne pas finir d’une manière lugubre !

LA THORILIÈRE.

Allons donc, Baron, vous voyez tout en noir.

BARON.

Messieurs, je vous salue.

Ils sortent.

LE MARQUIS.

Je vais au théâtre. On m’a parlé d’un latin macaronique qui fait pouffer de rire, d’une musique fort plaisante de Lully, de mortiers, de seringues, ce sera fort divertissant !

Il sort.

FOMBREUSE.

Je retourne dans ma loge, et je serai plus occupé de la charmante Angélique, que de la cérémonie, des médecins et des apothicaires.

Il sort.

 

 

Scène VIII

 

LE COMMANDEUR, avec un sentiment profond

 

Quel contraste ! quelles têtes légères !... Et cet homme à l’agonie qui se joue de la science à laquelle on attribue le droit de commander à la nature... Je ne sais quel pressentiment funeste m’agite ! Ce lieu de plaisirs ! cette scène où depuis quinze ans Molière a excité un rire inextinguible... Cette réunion d’êtres frivoles, incapables de comprendre les leçons que cache sous le masque de Thalie ce comédien philosophe !... Et cette pièce dans laquelle il ne se contente plus de plaisanter la médecine ; mais où il l’attaque avec les armes du raisonnement, et avec toute l’assurance d’une incrédulité calculée... Enfin cette contrefaçon de la mort qui fait le dénouement de sa comédie, deviendrait-elle une effrayante réalité !

On entend commencer au-dehors l’air de la marche de la cérémonie du Malade imaginaire.

 

 

Scène IX

 

LE COMMANDEUR, LAFORÊT

 

LAFORÊT, arrivant tout émue.

Je ne voulais pas le laisser sortir !... mon Dieu ! mon Dieu, que je suis inquiète ! Ah ! si j’avais été là, il ne serait pas rentré sur le théâtre...

LE COMMANDEUR.

De qui parlez-vous, ma bonne ?

LAFORÊT.

De mon maître, de monsieur Molière. On est venu me dire à la maison qu’il se trouvait mal !... et vite j’ai tout quitté pour venir voir ce qu’il en était.

LE COMMANDEUR.

Vous l’aimez donc bien ?

LAFORÊT.

Eh ! quand on le connaît, qui est-ce quine l’aimerait pas ! il est vif, brusque même quelquefois ! mais il ne vous a pas plutôt grondé qu’il vous met un écu dans la main. Il se tue, voyez-vous, monsieur, cet homme-là ! j’ai beau lui donner des conseils, c’est comme si je parlais au mur ! et cependant, il m’en demande, il me consulte ! Oui, monsieur, il me lit ses comédies : il me fait quelquefois crever de rire ! je lui dis souvent : Monsieur, vous travaillez trop ! vous vous échauffez le sang. Laissez-là toutes vos pièces et toutes vos philosophies ! quand vous vous rendrez malade pour amuser les autres, ils riront : mais vous ferez pleurer vos amis.

LE COMMANDEUR.

Vous lui parlez raisonnablement.

LAFORÊT.

Monsieur Chapelle lui dit la même chose, car c’est un fou qui a du bon sens. Il nous laisse dire, et il parle de la gloire, et du bonheur qu’il a de faire vivre tant de monde. C’est vrai qu’il est ben généreux et ben charitable.

LE COMMANDEUR.

On dit qu’il n’est pas heureux dans son intérieur.

LAFORÊT.

Sa femme ne lui rend pas la vie douce. Ça n’est pas pour en dire du mal : elle n’est pas méchante, mais elle est bien étourdie et bien coquette, et puis, not’ maître est jaloux !... lui qui se moque des autres dans ses comédies ! il veut plaire à sa femme, il pense qu’il n’est pas aussi jeune qu’elle : ses complaisances le tueront. Tenez, mon cher monsieur, ses plus grands ennemis, c’est ce qu’il aime le mieux au monde !... sa femme et la comédie ! s’il ne meurt pas de l’une, il mourra de l’autre.

On entend la musique exécuter l’air.

Dignus est intrare
In nostro docto corpore.

On entend aussi rire et applaudir dans la coulisse.

LE COMMANDEUR, écoutant.

Qu’entends-je ?

LAFORÊT.

Ce sont les chansons qu’il fait chanter aux médecins... J’ai vu jouer sa pièce avant hier, et j’ai bien ri... Entendez-vous le public rire aussi, et les applaudissements ! Oh ! mon cher maître, comme il doit être content, car il les aime bien !...

LE COMMANDEUR.

Maintenant, quel profond silence !

On entend un cri déchirant poussé par une voix de femme.

Quel est ce cri !

LAFORÊT.

Ah ! mon Dieu ! c’est la voix de mademoiselle Molière !...

 

 

Scène X

 

LE COMMANDEUR, LAFORÊT, MIGNARD, LA THORILIÈRE

 

Acteurs et actrices arrivant en foule sur la scène, arec les robes de docteurs qu’ils ont dans la cérémonie.

LA THORILIÈRE.

Quel affreux spectacle !

LE MARQUIS.

Quel tableau déchirant !

MIGNARD.

Mon pauvre ami !

LE COMMANDEUR.

Qu’y a-t-il donc ?

LA THORILIÈRE.

Il a voulu reparaître ; au moment où il prononçait juro, la parole lui a manqué, il est tombé en faiblesse, on l’a transporté dans sa loge où il est évanoui.

LAFORÊT, s’écriant.

J’y cours ! mon pauvre maître !mon pauvre maître...

Elle sort.

LA THORILIÈRE.

Il sera victime de son zèle pour ses camarades.

LE COMMANDEUR.

Et sa femme ?

LA THORILIÈRE.

Plusieurs de nos dames s’en sont emparées. Elle montre une vive inquiétude.

LE COMMANDEUR.

Quel bruit dans la salle !

PLUSIEURS VOIX, criant au-dehors.

Des nouvelles de Molière ! des nouvelles de Molière

LA THORILIÈRE.

Voyez comme le public s’intéresse à lui.

 

 

Scène XI

 

LE COMMANDEUR, LAFORÊT, MIGNARD, LA THORILIÈRE, BARON

 

LE COMMANDEUR.

Eh bien, Baron ?

Tout le monde l’entoure.

BARON.

On vient de le transporter chez lui. Il est toujours sans connaissance. Je vais en instruire le public et le remercier de l’intérêt qu’il prend à ce grand homme ! Je ne crains pas de lui donner un titre que la postérité confirmera.

PLUSIEURS VOIX, criant en-dehors.

Des nouvelles de Molière !

BARON.

Je vais parler au public.

 

 

Scène XII

 

LE COMMANDEUR, LAFORÊT, MIGNARD, LA THORILIÈRE, BARON, PIRLON[2]

 

Au moment où Baron va sortir, suivi de tous les acteurs qui sont en scène, PIRLON paraît, et dit d’une voix lugubre.

Il a joué même la mort !... et la mort s’est vengée !

Il traverse la scène et disparaît.

LA THORILIÈRE.

C’est Pirlon !

TOUS.

Pirlon !

Le rideau baisse.

 

 

ACTE II

 

Le théâtre représente la rue Richelieu : au milieu, la fontaine qui divise la rue en deux ailes : celle à gauche du spectateur est la rue Richelieu, celle à droite la rue Traversière. Au premier plan, à gauche, la maison de Molière, au premier plan, à droite, la maison de monsieur Dorsan. Il fait nuit, la scène est éclairée par une lanterne. On voit de la lumière à travers les fenêtres de la maison de Molière.

 

 

Scène première

 

DEUX MÉDECINS

 

Ils arrivent, l’un d’un côté, l’autre de l’autre, et ils se rencontrent au milieu du théâtre.

PREMIER MÉDECIN.

Où courez-vous donc ainsi, monsieur le docteur ?

DEUXIÈME MÉDECIN.

Ah ! c’est vous, confrère, on vient de me venir chercher en grande hâte pour un homme qui se meurt.

PREMIER MÉDECIN.

Et moi aussi.

DEUXIÈME MÉDECIN.

Rue Richelieu, vis-à-vis de la fontaine, ce doit être là.

PREMIER MÉDECIN.

Bon, je vais à côté, chez monsieur Harpin, le receveur des tailles.

DEUXIÈME MÉDECIN.

Diable ! vous êtes heureux, je ne sais, moi, pour qui l’on m’a demandé. J’ai dit que l’on aurait dû aller chercher le médecin ordinaire de cet homme, on m’a répondu qu’il n’en avait pas.

PREMIER MÉDECIN.

Un homme qui n’a pas de médecin !... hem !

 

 

Scène II

 

LES DEUX MÉDECINS, LAFORÊT

 

LAFORÊT, au deuxième médecin.

Ah ! monsieur, c’est vous que je viens d’aller quérir... entrez vite ! mon pauvre maître !

PREMIER MÉDECIN.

Dites donc, ma fille, qui est-il votre maître ?

LAFORÊT.

C’est ce bon monsieur Molière.

DEUXIÈME MÉDECIN.

Molière ! se peut-il ! dois-je y aller ?

PREMIER MÉDECIN.

J’aime mieux que vous y alliez que moi. Adieu, confrère. Je vais chez monsieur Harpin.

LAFORÊT, entraînant l’autre.

Venez donc vite, monsieur ! Au nom du ciel !

 

 

Scène III

 

LE PREMIER MÉDECIN

 

Molière malade ! quel triomphe pour la faculté ! On a beau dire, faire le philosophe, écrire contre la médecine, décrier les médecins, il faut y venir tôt ou tard et passer par nos mains. Allons voir notre receveur des tailles. Il y a là quelque chose à faire ; surtout si la maladie tire en longueur.

 

 

Scène IV

 

LE PREMIER MÉDECIN, PIRLON

 

PIRLON, enveloppé d’un manteau, arrive à pas lents, et se trouvant vis-à-vis du médecin, il lui dit d’une voix sombre.

Molière est-il mort ?

LE MÉDECIN, reculant effrayé, dit après une pause.

Je n’en sais rien !

À part.

Il m’a fait une peur...

Il sort en regardant derrière lui.

 

 

Scène V

 

PIRLON, seul

 

Maudit écrivain, qui fait le moraliste ! ton infâme comédie du Tartuffe m’a perdu !... Je n’ose plus me montrer nulle part... Cet imbécile bourgeois, ce monsieur Dorsan, a cru se reconnaître dans le faible Orgon, et m’a fermé sa maison et sa bourse. Sa fille Angélique m’a dédaigné ; l’orgueil lui fait préférer à moi le vicomte de Fombreuse. Je connais le séducteur, il l’abandonnera, et je serai vengé : mais ma fortune ! Ne perdons pas tout espoir ; j’ai découvert leur projet, et je me jette entre eux pour le faire tourner à mon avantage. J’ai suivi mystérieusement au spectacle la jeune personne. J’ai su intercepter la lettre qu’elle destinait à Fombreuse. L’imprudente se jette dans ses bras... Ce n’est pas lui qu’elle trouvera pour la recevoir... Mais quelqu’un vient ; c’est le commandeur d’Orbesson... Il m’a vu, je ne puis l’éviter.

 

 

Scène VI

 

LE COMMANDEUR, PIRLON

 

LE COMMANDEUR.

Ah ! c’est vous, monsieur Pirlon. Eh bien ! quelle nouvelle de Molière ?

PIRLON, d’un ton sombre.

Il est mort !

LE COMMANDEUR, ému.

Ah ! cela m’affecte vivement.

PIRLON, ironiquement.

Grande perte en effet... Oui, Molière est mort... sur le théâtre... et déjà l’on ose parler de lui élever un monument.

LE COMMANDEUR.

C’était un grand poète.

PIRLON.

Vous voulez donc laisser rendre un hommage publie à un faiseur de comédies !

LE COMMANDEUR.

À Westminster, au milieu des tombeaux des rois, on voit celui de Shakespeare[3]. Je vous quitte, monsieur Pirlon. Je vais souper chez un riche bourgeois du voisinage, monsieur Dorsan... Vous alliez autrefois dans cette maison ?

PIRLON.

Je n’y vais plus. Cet homme a manqué de confiance en moi... Mais quoi, monsieur le commandeur, un homme de votre rang fait société avec un bourgeois !

LE COMMANDEUR.

Monsieur Dorsan est un galant homme, qui a rendu des services à ma famille, et qui du temps des troubles a même accueilli chez lui des gens qui étaient obligés de se cacher.

PIRLON.

Je sais qu’il a donné asile à des proscrits ; c’est agir contre l’autorité, et manquer au roi ; il y avait du danger !

LE COMMANDEUR.

Le roi est généreux, et jamais une action noble ne sera punie par lui.

PIRLON.

C’est possible : mais les agents subalternes ne sont point obligés d’être généreux, et il pouvait craindre... Aussi je l’ai vingt fois averti, et il n’en a pas été plus reconnaissant.

LE COMMANDEUR, ironiquement.

Il aurait dû apprécier votre zèle charitable.

PIRLON.

Obliger son prochain n’est qu’un devoir, et il est doux à remplir.

LE COMMANDEUR.

Adieu, monsieur Pirlon.

Il s’éloigne.

 

 

Scène VII

 

LE COMMANDEUR, PIRLON, UN PAUVRE

 

LE PAUVRE, à Pirlon.

Mon bon monsieur, ayez pitié d’un pauvre homme, et faites-lui la charité, s’il vous plaît.

PIRLON, avec humeur.

On est assailli par ces mendiants ! laissez-moi.

LE PAUVRE.

Jetez sur moi un regard de compassion.

PIRLON, durement.

Vous êtes tous des paresseux ; allez travailler.

LE PAUVRE.

Je ne peux pas travailler, mon cher monsieur, je suis estropie !

PIRLON.

Ils ont tous des prétextes ! je te ferai arrêter.

LE PAUVRE.

Ah ! monsieur, je ne crains pas ça. Je suis connu dans le quartier, et j’ai des pratiques qui répondront de moi. Sans aller plus loin, là, dans la maison de monsieur Molière, on me donne la soupe et de l’argent une fois par semaine.

PIRLON.

Ah ! tu es un protégé de ce comédien ! Retire-toi, te dis-je.

LE PAUVRE.

Ma journée a été mauvaise ; je n’ai pas de quoi manger.

PIRLON, ironiquement.

Vas en demander chez Molière.

LE COMMANDEUR qui allait s’éloigner quand le pauvre est entré, s’est tenu à l’écart et a entendu toute la scène ; il revient sur ses pas et donne une pièce de monnaie au pauvre.

Tiens, mon ami, tu as perdu ton bienfaiteur, je te demande sa survivance.

LE PAUVRE.

Merci, mon bon monsieur ;

À Pirlon.

que le ciel vous bénisse !

Il s’éloigne.

 

 

Scène VIII

 

PIRLON, LE COMMANDEUR

 

PIRLON.

Vous étiez là, monsieur le commandeur ?

LE COMMANDEUR.

Oui, et j’ai vu comment vous exercez la charité, lorsque vous croyez n’avoir point de témoins.

PIRLON, embarrassé.

Il y a tant de mauvais sujets qui cherchent à vous attendrir par une feinte misère, et qui ne méritent aucun secours.

LE COMMANDEUR.

J’aime mieux donner trop facilement que de m’exposer à refuser celui qui est dans le besoin.

PIRLON, à part.

Ah ! si j’avais su qu’il me voyait !

LE COMMANDEUR.

Adieu, monsieur Pirlon, si l’on élève un monument en l’honneur de Molière, j’y souscrirai.

Il sort.

 

 

Scène IX

 

PIRLON, seul

 

Un monument !... Ils sont tous enthousiasmés... Oh nous réussirons à étouffer la mémoire de cet homme !... Mais que la vengeance ne m’empêche pas de songer à l’intérêt. Je n’ai pas pu engager Dorsan à me donner sa fille en mariage ; il faudra bien qu’il y consente. J’ai tout préparé pour donner le change à mon rival ; après avoir détourné la lettre d’Angélique, je lui en ai adressé une autre.

 

 

Scène X

 

PIRLON, LAURENT

 

LAURENT.

Monsieur...

PIRLON.

Ah ! te voilà, Laurent ! As-tu remis ma lettre chez le vicomte de Fombreuse ?

LAURENT.

Avec toute l’adresse dont vous me connaissez capable.

PIRLON.

Bon ! elle lui fixe le rendez-vous pour minuit ; celle ci avertit la jeune personne pour onze heures.

LAURENT.

Ils ne se rencontreront pas.

PIRLON.

Le trouble, la rumeur que nous allons exciter autour de la maison de Molière me serviront doublement. As tu tout préparé ?

LAURENT.

Quelques-uns de mes amis ont déjà ameuté la populace.

PIRLON.

C’est bien. Une fenêtre s’ouvre chez monsieur Dorsan. Retire-toi, et songe à ce que je t’ai recommandé.

LAURENT.

Comptez sur votre fidèle Laurent.

 

 

Scène XI

 

PIRLON, ANGÉLIQUE, ouvrant sa croisée

 

ANGÉLIQUE.

Profitons de ce que mon père est avec le commandeur, pour parler à monsieur de Fombreuse.

PIRLON.

C’est Angélique.

ANGÉLIQUE.

J’aperçois quelqu’un. Si c’est Fombreuse, il reconnaîtra le signal.

Elle fait quelques accords sur une mandoline.

PIRLON.

À tout hasard, répondons.

Il frappe dans ses mains.

ANGÉLIQUE.

C’est lui !... Fombreuse !... Vous m’aviez promis de m’écrire.

PIRLON, à part.

Elle me prend pour Fombreuse.

Contrefaisant sa voix.

Jetez-moi un ruban.

ANGÉLIQUE.

Le voilà.

PIRLON, après y avoir attaché la lettre, dit à part.

Elle ne reconnaîtra pas l’écriture : mais j’ai soin de prévenir qu’elle est déguisée exprès.

Angélique qui a retiré la lettre rentre et ferme la croisée.

PIRLON, seul.

Maintenant, j’ai du temps devant moi.

 

 

Scène XII

 

FOMBREUSE, PIRLON

 

PIRLON.

Quelqu’un se glisse dans l’ombre.

FOMBREUSE.

Un homme, sous les fenêtres d’Angélique !

PIRLON.

C’est Fombreuse lui-même... Il était temps qu’elle retirât.

FOMBREUSE.

Qui va là ?

PIRLON.

C’est vous, monsieur de Fombreuse ?

FOMBREUSE.

Eh ! c’est ce Pirlon. Que faites-vous ici au milieu de la nuit ?

PIRLON.

Vous-même...

FOMBREUSE, gaiement.

Oh moi, ma réputation d’homme à bonnes fortunes me met à l’abri de tout autre soupçon : mais vous...

PIRLON, avec hypocrisie.

Que pensez-vous donc de moi, monsieur le vicomte ?

FOMBREUSE, gaiement.

Ma foi, je ne sais guères dissimuler, excepté avec les femmes : mais c’est autre chose... Je pense que vous n’êtes pas dans la rue, à l’heure qu’il est, pour de bons desseins.

PIRLON.

Et vous aussi, monsieur de Fombreuse, vous me jugez si peu favorablement ; la modestie ne peut-elle pas chercher l’ombre pour cacher quelques bonnes actions.

FOMBREUSE.

Il faut avouer que Molière vous a rendu un fort mauvais service, et que son Tartuffe...

PIRLON, avec une rage concentrée.

Vous trouvez donc aussi qu’il me ressemble !

FOMBREUSE.

Non !... pas assez. Je crois qu’il a flatté le portrait.

PIRLON, outré.

Eh bien ! détrompez-vous. Je suis ici pour défendre la vertu contre les entreprises d’un suborneur ; je connais vos desseins sur Angélique, et malgré les injustices de son père à mon égard, je veux la sauver du piège que vous tendez à son innocence.

FOMBREUSE, surpris.

Comment !

PIRLON.

Je n’ignore rien, vous dis-je. Profitant de sa faiblesse vous lui avez arraché, pour cette nuit, la promesse d’un rendez-vous ; et, sous l’apparence de la bonne foi, vous voulez la tromper et l’abandonner, comme tant d’autres que vous avez séduites. Je ne le souffrirai pas. Suis-je encore un Tartuffe ?

FOMBREUSE, froidement.

Oui.

PIRLON.

Retirez-vous.

FOMBREUSE, de même.

Je te forcerai toi-même à me laisser le champ libre.

PIRLON, plus haut.

Je vais éveiller tout le voisinage.

FOMBREUSE, de même.

Je saurai te faire taire.

PIRLON, élevant la voix.

N’ai-je pas une conscience ?

FOMBREUSE.

Combien veux-tu me la vendre ?

PIRLON, se composant.

Monsieur de Fombreuse, il serait aussi dangereux pour vous que pour moi de faire du bruit à l’heure qu’il est dans cet endroit... Je me retire...

À part.

Je ne tarderai pas à revenir.

Il s’éloigne.

 

 

Scène XIII

 

FOMBREUSE, seul

 

Il m’a cédé la place. – Songeons à mon rendez-vous. Cette petite Angélique est vraiment divine, il faut qu’elle ait beaucoup d’amour, ou que j’aie beaucoup de mérite, pour qu’elle se soit décidée ainsi à remettre son sort entre mes mains. Sa lettre me fait savoir qu’elle sera sur ce balcon à minuit : j’ai du temps de reste. – Encore du monde, l’heure est trop peu avancée. Éloignons-nous.

 

 

Scène XIV

 

LE PAUVRE, LAURENT, GENS DU PEUPLE

 

Venant du fond à droite.

LAURENT.

Venez, venez, mes amis, nous ne souffrirons pas les honneurs qu’on veut rendre à cet homme.

TOUS.

Non, non.

LAURENT.

Et nous nous y opposerons tous !

TOUS.

Oui, tous.

UN HOMME DU PEUPLE.

Ce Molière était donc un méchant ? 

LAURENT.

S’il l’était !

LE PAUVRE, se plaçant devant la porte de la maison de Molière.

Qui est-ce qui ose dire ça, que monsieur Molière étai un méchant ?

LAURENT.

C’est monsieur Pirlon.

TOUS.

C’est monsieur Pirlon.

LE PAUVRE.

Eh bien, moi, je dis que non, parce qu’un homme charitable n’est pas un méchant.

UN HOMME DU PEUPLE.

Il était charitable ?

LE PAUVRE.

Oui, il m’a souvent fait des aumônes ; mais un jour, entre autres, il m’a donné un louis d’or.

TOUS.

Un louis d’or !

LE PAUVRE.

Oui, écoutez bien cela... Je courus après lui, je lui dis : Monsieur, vous vous êtes trompé !... vous n’avez pas voulu me donner une pareille somme. Il me dit en riant... (Je n’oublierai jamais ce mot là.) Il me dit... « Où diable la vertu va-t-elle se nicher ! garde ce louis d’or ; » et il m’en donna un autre, en ajoutant : « Voilà ce que l’on gagne à être honnête homme. »

L’HOMME DU PEUPLE.

C’est bien ça.

TOUS.

Oui, c’est bien !

LAURENT.

C’est égal, il a dit du mal de monsieur Pirlon.

TOUS.

Il a dit du mal de monsieur Pirlon. À sa maison, à sa maison !

Ils s’approchent de la maison de Molière.

 

 

Scène XV

 

LE PAUVRE, LAURENT, GENS DU PEUPLE, LE COMMANDEUR, LA THORILIÈRE, PLUSIEURS PERSONNES sortant de diverses maisons

 

LE COMMANDEUR.

Quel est ce bruit ?

LA THORILIÈRE.

D’où vient donc cette rumeur !

LE PAUVRE.

Mes bons messieurs, ce sont tous ces gens...

LA THORILIÈRE.

Je vais leur parler...

LE COMMANDEUR.

Eh quoi ! La Thorilière, vous allez haranguer cette populace. Vous n’y songez pas, mon ami. Quelques exempts et une demi-douzaine d’archers se feront mieux comprendre de ces gens-là que toutes les raisons du monde.

Le bruit que fait le peuple redouble. Quelques hommes frappent de grands coups à la porte de Molière.

 

 

Scène XVI

 

LES MÊMES, BARON, sortant de la maison de Molière, un sac à la main

 

BARON.

En quoi ! mes amis, vous venez troubler les derniers moments d’un homme qui ne vous a jamais fait de mal, et qui vous a souvent fait du bien !

LE COMMANDEUR.

Il n’est donc pas mort ?

BARON.

Non, monsieur le commandeur, et nous avons l’espoir de le sauver.

GENS DU PEUPLE.

C’est un méchant homme.

BARON.

Qui vous l’a dit ? Ah ! mes enfants, on vous a induits en erreur. Personne n’a été plus ami du peuple, plus charitable, et dans ce moment où vous l’insultez, Molière songeait à vous faire bénir son nom ; il m’a remis dans les mains la clé d’un secrétaire, et m’a fait signe de l’ouvrir. J’y ai trouvé ce sac d’argent avec cette étiquette de sa main : « Pour les pauvres de mon quartier. » Je vous l’apporte de sa part, mes amis ! direz-vous encore que c’est un méchant homme ?

LAURENT, prenant le sac.

Donnez, monsieur, je ferai le partage.

TOUS.

Vive Molière ! vive ce bon Molière ! c’est un honnête homme ! que Dieu le conserve !

LAURENT, à part.

Tâchons d’avoir la meilleure part.

Haut.

Suivez-moi, mes amis.

Ils le suivent tous.

 

 

Scène XVII

 

LES MÊMES, excepté LES GENS DU PEUPLE et LAURENT

 

LE PAUVRE, à Baron.

Monsieur, vous avez donné de l’argent à ces méchantes gens, et moi qui suis un honnête homme, et qui ne partageais pas leurs mauvais desseins, je n’au rai rien.

BARON, se fouillant.

Si fait : tu mérites...

LE PAUVRE.

Non, non, vous vous trompez sur mes paroles. Je ne vous demande rien, je voulais seulement vous faire remarquer que l’on paie les méchants pour les faire taire, et qu’on ne donne rien aux honnêtes gens dont on n’a pas peur.

Il s’en va.

LA THORILIÈRE.

Où diable va se nicher le bon sens ?

LE COMMANDEUR.

Avec la vertu.

BARON.

Concevez-vous la rage et la malice des ennemis de Molière ?... rien n’est plus affreux que d’assassiner un homme qui se meurt.

LA THORILIÈRE.

J’entre chez lui avec vous, je veux le voir encore.

LE COMMANDEUR.

Cette affaire m’intéresse, j’en veux parler au roi. Je vous quitte, messieurs, je pars à l’instant pour Versailles.

Il sort ; La Thorilière et Baron entrent chez Molière. Pendant le tumulte de la scène précédente, et quelques moments après le commandeur, Angélique, en habits d’homme, était sortie furtivement de la maison de son père ; elle est maintenant seule dans un coin du théâtre.

 

 

Scène XVIII

 

ANGÉLIQUE, en homme, s’avançant timidement

 

Quel silence après ce tumulte ! j’ai profité de la confusion pour sortir de la maison de mon père. Cet habit a couvert ma fuite. L’heure va sonner, et Fombreuse ne peut tarder... Mais cette solitude, cette obscurité m’effraient. Personne ne vient... pourquoi me laisse-t-il le temps de réfléchir !... ma démarche est bien imprudente !... l’amour m’a égarée... Ah ! rentrons sous le toit qui doit protéger ma jeunesse et mon inexpérience.

Elle retourne à la porte de la maison.

Mais la porte est fermée... Oserai-je frapper ? m’exposerai-je aux yeux des domestiques ! Mon père lui-même, en me voyant sous cet habit !... Ah, malheureuse ! tu crains de réparer ta faute ! tu pourrais encore t’arrêter... et une fausse honte te retient... Dieux ! quelqu’un vient... j’étais effrayée d’être seule : sa présence me fait trembler.

 

 

Scène XIX

 

ANGÉLIQUE, PIRLON

 

PIRLON, au fond, enveloppé de son manteau.

C’est elle.

ANGÉLIQUE.

Il s’approche mystérieusement, dois-je fuir !

PIRLON, lui coupant le passage du côté de sa maison.

Venez, mademoiselle, suivez-moi.

ANGÉLIQUE.

Qui êtes-vous ?

PIRLON.

Non, Venez, vous dis-je, les moments sont précieux.

ANGÉLIQUE, effrayée.

Ce n’est pas lui.

PIRLON.

Je vais vous conduire.

ANGÉLIQUE.

Ô ciel ! je suis trompée.

PIRLON.

Non, mademoiselle.

ANGÉLIQUE.

Je connais cette voix ! laissez-moi... Je suis la victime d’une trahison.

PIRLON.

Fiez-vous à moi.

ANGÉLIQUE.

Quel soupçon ! quelle affreuse pensée vient me saisir ! Si je pouvais rentrer chez mon père !...

PIRLON.

Cela ne se peut plus.

ANGÉLIQUE.

Au nom du ciel, dites-moi qui vous êtes.

PIRLON.

Je viens à la place du vicomte de Fombreuse.

ANGÉLIQUE.

Pourquoi n’est-il pas venu lui-même ?

PIRLON.

Le temps s’écoule ! venez.

ANGÉLIQUE, parlant haut.

Non, je ne sortirai pas d’ici.

PIRLON.

Venez, vous dis-je.

ANGÉLIQUE, criant.

On me tuera plutôt sur la place ?

PIRLON, suppliant.

Mademoiselle...

 

 

Scène XX

 

ANGÉLIQUE, PIRLON, LE PAUVRE, au fond

 

LE PAUVRE.

Que vois-je !...

ANGÉLIQUE, plus haut.

Qui que vous soyez... laissez-moi ! je vais appeler.

PIRLON.

Vous nous perdez !

ANGÉLIQUE, au désespoir.

Fille désobéissante !... Je suis bien punie de ma faute !... Au secours ! au secours.

Elle se trouve près de la maison de Molière, elle y frappe de toutes ses forces.

PIRLON.

Fuyons !

Il se retire au fond du théâtre.

ANGÉLIQUE.

Le remords commence mon supplice, ma tête s’égare ! Je me meurs...

Elle tombe évanouie sur un banc devant la porte de la maison de Molière.

 

 

Scène XXI

 

ANGÉLIQUE, LAFORÊT, BARON, UN DOMESTIQUE avec un flambeau

 

BARON.

J’ai entendu du bruit, des gémissements.

LAFORÊT.

Voyez donc, monsieur, un jeune homme évanoui à notre porte...

BARON.

Il faut lui donner des secours.

LAFORÊT.

Rentrons-le chez nous, les bonnes sœurs le secourront.

Laforêt et le valet rentrent Angélique évanouie.

BARON.

Elles lui sauveront peut-être la vie qu’elles ne peuvent rendre à Molière.

LE PAUVRE, à part.

Elle est sauvée !

 

 

Scène XXII

 

LE PAUVRE, PIRLON

 

PIRLON, revenant mystérieusement du fond du théâtre, d’où il a vu la scène précédente.

Angélique dans la maison de Molière, heureux hasard qui me met à l’abri des soupçons. Pour les éloigner encore plus, avertissons moi-même le père d’Angélique de sa fuite et du lieu de sa retraite.

Il frappe chez Dorsan.

LE PAUVRE.

Heureusement que j’ai tout vu. Ah ! l’homme charitable, il faut que je m’acquitte envers toi.

Le rideau baisse.

 

 

ACTE III

 

Le théâtre représente un salon de l’appartement de Molière. Des fauteuils, une table sur laquelle sont des manuscrits.

 

 

Scène première

 

ANGÉLIQUE, dans un fauteuil

 

Où suis-je ! Ah ! ce n’est pas dans la maison de mon père ! Pauvre Angélique ! J’ai peine à rappeler mes idées... Je me suis évanouie de frayeur. Qui m’a conduite ici ? Sont-ce des personnes bienfaisantes qui ont pris pitié de moi... ou bien suis-je au pouvoir d’un ravisseur ? Ah ! qu’ai-je fait ! cruelle situation ! Fombreuse me punit bien de ma faiblesse !

 

 

Scène II

 

LAFORÊT, ANGÉLIQUE

 

LAFORÊT, à la cantonade.

Oui, oui, monsieur, je lui dirai... votre servante !... Ce bon monsieur La Fontaine, qui est venu lui-même savoir des nouvelles de mon maître. Qui est-ce qui croirait ça ? Lui qui est si distrait !

À Angélique.

Pardon, monsieur, si je vous avons laissé seul un moment. Eh ben, vous v’là mieux ; pauvre jeune homme, qu’est-ce qui vous était donc arrivé !

ANGÉLIQUE.

Ah ! ma bonne, prenez pitié de moi. J’ai commis une grande faute ; mais j’en ai tant de repentir !

LAFORÊT.

Eh ! mon dieu, qu’est-ce-donc !

ANGÉLIQUE.

Je suis sortie de la maison de mon père ! comment y rentrer ! je suis perdue de réputation.

LAFORÊT.

Eh ! mon pauvre enfant, si ce n’est que cela, vous n’êtes pas si coupable. On peut bien faire une étourderie ; vous êtes si gentil, si intéressant, votre père doit savoir qu’un jeune homme n’est pas comme une demoiselle : allons, reposez-vous. Avez-vous besoin de quelque chose ? parlez vite, parce que nous sommes dans l’embarras, dans le chagrin.

Elle essuie ses yeux.

ANGÉLIQUE.

Qu’avez-vous donc ?

LAFORÊT.

Hélas ! mon pauvre maître !

ANGÉLIQUE.

Votre maître, eh bien, qui vous inquiète pour lui ?... Est-ce lui qui m’a recueillie ?

LAFORÊT.

Ah ! le pauvre cher homme, qui sûrement qu’il vous aurait accueilli ! Il est si bon, si charitable, et dans moment même sa maison est encore le refuge des in fortunés ; vous n’êtes pas la seule qui y trouviez un asile. Aussi le ciel le paie de sa charité par les soins que lui rendent deux respectables sœurs, de celles qui soignent les pauvres et les malades, et à qui tous les ans il donne chez lui l’hospitalité. Elles ne sortent jamais d’ici sans qu’il les comble d’aumônes pour secourir en son nom les pauvres et les prisonniers.

ANGÉLIQUE.

Chez qui suis-je donc ? Quel est l’homme vertueux dont la maison est ouverte au malheur ?

LAFORÊT, naïvement.

C’est monsieur Molière !

ANGÉLIQUE, réfléchissant.

Ah !... je lui ai déjà une obligation, c’est lui qui m’a sauvée de cet affreux Pirlon, c’est, grâce à lui, que mon père a chassé cet homme de chez lui. Où est il ? que je me jette à ses pieds, que je lui témoigne ma reconnaissance.

LAFORÊT.

Hélas ! que n’est-il en état de vous entendre... Mais bientôt le pauvre cher homme ne fera plus de bien dans ce monde.

ANGÉLIQUE.

Que dites-vous !

LAFORÊT.

Les bonnes sœurs désespèrent de sa vie.

ANGÉLIQUE, effrayée.

Ah ! mon Dieu ! c’est dans la maison d’un mourant, que je vais passer la nuit !

LAFORÊT.

Eh quoi, jeune homme, cela vous effraie...

ANGÉLIQUE.

Ma bonne, il faut que je vous en fasse l’aveu... Je suis une femme.

LAFORÊT, surprise.

Une femme !

ANGÉLIQUE.

Jugez de ma position ; je me trouve dans une maison étrangère ; mon père est peut-être à ma poursuite ! Ah ! grand Dieu, que je suis malheureuse !

LAFORÊT.

Vous êtes une femme !...

ANGÉLIQUE.

Ah ! gardez ce secret ! Que deviendrais-je dans cette maison, si l’on savait qui je suis, je tombe à vos pieds.

LAFORÊT.

Eh ! mon Dieu, ne vous humiliez pas comme ça aux pieds d’une pauvre servante. Monsieur !... non, mademoiselle, relevez-vous.

ANGÉLIQUE.

On vient, ne dites rien ! au nom du ciel !...

 

 

Scène III

 

LAFORÊT, ANGÉLIQUE, BARON

 

BARON.

Il repose !... On prétend qu’un peu d’espoir nous est permis.

LAFORÊT.

Quel bonheur !

ANGÉLIQUE.

Je partage votre joie.

BARON.

Ces bonnes sœurs qui ne l’ont pas quitté, ont joint à leurs soins touchants des prières ardentes au Ciel, pour l’homme de bien qui leur donne l’hospitalité.

ANGÉLIQUE, à part.

Leur présence dans cette maison m’inspire une idée !...

À Laforêt.

Ma bonne, faites-moi, je vous prie, parler à l’une de ces sœurs, puisque le repos du malade leur laisse un moment de liberté.

LAFORÊT.

Est-il convenable qu’avec cet habit ?...

ANGÉLIQUE.

J’en changerai bientôt. Venez, venez, je vous en conjure.

Elles sortent.

 

 

Scène IV

 

BARON, seul

 

Ô mon maître, te sera-t-il permis de reparaître dans la double carrière où tu as fait admirer l’homme de talent et aimer l’homme de bien ! Tu meurs trop tôt pour le monde, que tes écrits instruisent, et pour tes amis qui, seuls, peuvent apprécier ton âme. Tu meurs avant le temps, consumé par les travaux et par les tourments que te suscite l’envie.

 

 

Scène V

 

BARON, LA THORILIÈRE

 

LA THORILIÈRE.

Savez-vous, mon cher Baron, que le bruit de la mort de Molière s’est répandu partout.

BARON.

Il n’y a que trop d’apparence qu’il se vérifiera.

LA THORILIÈRE.

Pourquoi donc ?

BARON.

Son état me semble désespéré.

LA THORILIÈRE.

Vous avez un grand tort, Baron, vous voyez toujours les choses du mauvais côté.

BARON.

Vous avez le tort contraire. Vous vivez dans une sécurité parfaite, voyant tout en beau, ne prévoyant jamais un événement fâcheux, et conservant un front riant, où les autres se livreraient à la tristesse.

LA THORILIÈRE.

« Je ne suis point de moi si mortel ennemi,
« Que je m’aille affliger sans sujet ni demi[4]. »

BARON.

Mais l’amitié s’alarme facilement.

LA THORILIÈRE.

La mienne se flatte, au contraire.

BARON.

Je crains toujours de perdre les gens que j’aime.

LA THORILIÈRE.

Il me semble que mes amis ne doivent jamais mourir.

BARON.

Les bons meurent plutôt que les autres.

LA THORILIÈRE.

C’est ce que je ne saurais me persuader.

BARON.

Leur sensibilité les tue.

LA THORILIÈRE.

Je m’imagine que ceux dont les beaux ouvrages et les bonnes actions sont si utiles au monde, n’en peuvent être si tôt enlevés.

BARON.

Nous voyons tous les jours le contraire.

LA THORILHÈRE.

Au reste nous verrons qui des deux a eu tort, vous de vous affliger d’avance d’un malheur qui n’arrivera peut-être pas, moi de l’attendre dans un espoir consolant. Je venais vous dire que rien ne manquait à la gloire de Molière, et le croyant mieux, d’après ce qu’on me disait dans la maison, je lui apportais des vers en son honneur, qui viennent d’être faits par un excellent poète.

BARON.

Montrez-moi ces vers.

LA THORILIÈRE.

Les voici : je les sais par cœur.
Ornement du théâtre, incomparable acteur,
Charmant poète, illustre auteur,
C’est toi dont les plaisanteries
Ont guéri des marquis l’esprit extravagant.
C’est toi qui, par tes momeries,
As réprimé l’orgueil du bourgeois arrogant.
Ta muse, en jouant l’hypocrite,
A redressé les faux dévots.
La précieuse, à tes bons mots,
A reconnu son faux mérite.
L’homme ennemi du genre humain,
Le campagnard qui tout admire,
N’ont pas lu tes écrits en vain.
Tous deux se sont instruits en ne pensant qu’à rire.
Enfin tu réformas et la ville et la cour.
Mais quelle en fut la récompense ?
Les Français rougiront un jour De leur peu de reconnaissance.
Il leur fallut un comédien
Qui mit à les polir son art et son étude :
Mais, Molière, à ta gloire il ne manquerait rien,
Si parmi leurs défauts, que tu peignis si bien,
Tu les avais repris de leur ingratitude !

BARON.

De qui sont ces vers, je vous prie ?

LA THORILIÈRE.

Du père Bouhours[5].

BARON.

L’Éloge de Molière est donc dans toutes les bouches. Ah ! quand il ne sera plus, ses détracteurs se tairont. L’envie s’apaise sur les tombeaux, et la gloire des grands hommes n’a jamais plus d’éclat que lorsqu’ils cessent de pouvoir en jouir !

 

 

Scène VI

 

BARON, LA THORILIÈRE, PIRLON

 

PIRLON, à part.

La démarche est hardie, elle n’en est que plus digne de moi.

LA THORILIÈRE, sans le voir.

Mais un grand écrivain ne meurt pas tout entier, il laisse en héritage au monde les fruits de son génie !

PIRLON, à part.

C’est précisément là ce que nous voulons empêcher.

BARON, de même.

Quand je songe que les flammes ont dévoré la belle traduction de Lucrèce !

PIRLON, hypocritement.

C’est une permission du Ciel !

BARON, se retournant.

Vous ici, monsieur !... vous, l’ennemi de Molière !...

PIRLON, entre eux deux.

Gardez-vous de le croire : je lui ai pardonné.

BARON.

Pardonné, quoi ! vous avait-il offensé ?

PIRLON.

Moi !... cela se pouvait-il !

LA THORILIÈRE.

Venez-vous troubler ses derniers moments ?

PIRLON.

Est-ce que vous pensez que ma vue lui ferait de la peine ?

BARON.

Nullement, Molière a trop de philosophie pour cela.

LA THORILIÈRE.

Il ne peut vous voir qu’avec pitié.

PIRLON.

Je reconnais dans vos discours l’influence de l’esprit de Molière. Combien il est malheureux que cet homme ait prostitué un si beau talent !

BARON.

Voyons, monsieur, que demandez-vous ?

PIRLON.

Je veux le voir, l’assurer qu’il n`emporte point dans la tombe mon ressentiment.

LA THORILIÈRE.

Eh ! monsieur, il ne s’en inquiète guère.

PIRLON.

Laissez-moi lui parler.

BARON.

Cela ne se peut pas.

PIRLON.

De quel droit osez-vous m’interdire l’accès auprès de lui ?

BARON.

Je suis son fils adoptif.

PIRLON.

Songez que ses écrits !...

BARON.

Ils ont toujours eu pour but de rendre le genre humain meilleur.

 

 

Scène VII

 

BARON, LA THORILIÈRE, PIRLON, LAFORÊT

 

LAFORÊT.

Qu’est-ce que ce méchant Pirlon fait donc ici ?

PIRLON.

Je le répète : que Molière consente à brûler ses écrits, ou...

LAFORÊT.

Brûler ses comédies ! ah, par exemple !

Elle court à la table sur laquelle sont plusieurs cahiers et manuscrits qu’elle ramasse dans son tablier.

 je ne souffrirai pas ça !

Comme elle les prend avec vivacité, il en tombe à terre quelques-uns qu’elle ramasse.

Non, non, vous ne les aurez pas... Tiens, son misanthrope, qui est si honnête homme !... son bourgeois gentil homme qui m’a tant fait rire... Il y a là-dedans une servante qui me ressemble comme deux gouttes d’eau... Je les emporte dans ma chambre, monsieur Baron, je vous les rendrai quand ce méchant homme sera parti !

Elle sort emportant les pièces dans son tablier.

 

 

Scène VIII

 

BARON, LA THORILIÈRE, PIRLON

 

LA THORILIÈRE.

Cette servante a plus de bon sens que vous.

PIRLON.

Vous ne voulez pas m’entendre ! Une autre accusation vous perdra tous ! un père irrité dont vous avez enlevé la fille, vient avec la justice la réclamer dans cette maison qu’un pareil crime va noter d’infamie.

LA THORILIÈRE.

Ah ! par exemple, voilà qui est trop fort !

BARON.

C’est une calomnie atroce !

PIRLON.

Une jeune fille est cachée ici.

BARON.

C’est faux.

PIRLON.

Quelle audace !

BARON.

Sortez, misérable.

PIRLON.

Croyez-vous que je sois venu sans m’être muni de pouvoirs ?... Instruits maintenant que nous connais sons la retraite d’Angélique, vous sauriez nous la soustraire : mais la maison est entourée, et je n’ai qu’un signal à donner.

BARON, indigné.

Ah ! je ne puis supporter plus longtemps la vue de cet homme odieux.

LA THORILIÈRE.

Ni moi non plus : il me fait mal à voir ! Venez, Baron, laissons-le enrager de ne pouvoir détruire son portrait.

Ils sortent.

 

 

Scène IX

 

PIRLON

 

Obtiendrai-je de la crainte ce que je n’ai pu avoir par la persuasion ? Il m’empêche de parvenir auprès de Molière, qui peut-être aurait consenti... Qu’en tends-je !

 

 

Scène X

 

PIRLON, LE PAUVRE

 

PIRLON.

On vient. Ah ! c’est ce mendiant de tantôt.

LE PAUVRE, à part.

Il est là : je ne m’étais pas trompé.

PIRLON.

Que viens-tu faire ici ?

LE PAUVRE.

Ah ! je ne viens pas vous demander l’aumône.

PIRLON.

Comment ?

LE PAUVRE.

Je vous reconnais !

PIRLON.

Tu viens chercher celle de Molière ?

LE PAUVRE.

Non, ce n’est pas mon jour.

PIRLON.

Que veux-tu donc ?

LE PAUVRE.

Voir encore une fois mon bienfaiteur.

PIRLON.

Écoute. Je t’ai brusqué tantôt.

LE PAUVRE.

Je m’en souviens.

PIRLON.

Je veux que nous soyons amis.

LE PAUVRE.

Ça ne se peut pas.

PIRLON.

Tu as de la rancune ?

LE PAUVRE.

De la fierté.

PIRLON.

Ma charité...

LE PAUVRE.

Est intéressée.

PIRLON.

Je veux te faire du bien.

LE PAUVRE.

Pour que j’en dise de vous.

PIRLON.

Tu refuserais ?

LE PAUVRE.

Je ne reçois pas de tout le monde.

PIRLON.

Pourquoi ?

LE PAUVRE.

Je ne prends de bon cœur que quand on donne de même.

PIRLON.

Sais-tu bien que tu m’insultes ?

LE PAUVRE.

Nous avons, nous autres, le droit d’être francs.

PIRLON.

Vous en abusez.

LE PAUVRE.

La voix du peuple est celle de la vérité.

PIRLON.

Vous parlez bien haut.

LE PAUVRE.

Croyez-vous qu’on doive être un imbécile parce qu’on est pauvre ? Je n’ai pas toujours été dans la peine, j’ai eu dans mon temps des flatteurs, des parasites, ils m’ont aidé à me ruiner. Quand la chose a été faite, voyant que je n’avais plus besoin d’eux, ils m’ont laissé là. Mais si j’ai perdu mon bien, je n’ai pas perdu l’esprit, et il en faut pour vivre honnêtement dans la misère. Devenir un coquin, un malhonnête homme, c’est commun, je vois ça tous les jours : mais se trouver continuellement entre le besoin et sa conscience, entre la faim et l’honneur, le chemin est étroit, il est difficile d’y marcher sans en sortir, n’est-ce pas, monsieur Pirlon ? – J’entends du monde, je crois que c’est une visite qui ne vous fera pas plaisir.

 

 

Scène XI

 

PIRLON, FOMBREUSE, LA THORILIÈRE, LE PAUVRE, se retire au fond

 

LA THORILIÈRE.

Mais, monsieur, que demandez-vous ici ?

FOMBREUSE.

L’on m’a assuré que Pirlon у était entré... le voici lui-même.

PIRLON.

Je ne me cache pas, monsieur.

LA THORILIÈRE.

De quoi s’agit-il donc !

FOMBREUSE.

D’une trame odieuse ! une lettre supposée, une écriture contrefaite, et Angélique enlevée...

PIRLON.

Par vous ! et conduite en ces lieux, où je viens la chercher au nom de son père.

FOMBREUSE.

Angélique serait ici !

PIRLON.

Je vais faire entrer des gens qui me prêteront main forte.

 

 

Scène XII

 

PIRLON, FOMBREUSE, LA THORILIÈRE, LE PAUVRE, LE COMMANDEUR, entre Pirlon et Fombreuse

 

LE COMMANDEUR.

Arrêtez, monsieur Pirlon.

PIRLON.

Laissez-moi, monsieur, exécuter l’ordre dont je suis porteur.

LE COMMANDEUR.

J’en ai un plus fort que le vôtre ! c’est au nom du roi que je me présente. 

FOMBREUSE.

Concevez-vous, commandeur, qu’il m’accuse d’avoir enlevé Angélique ?

LE COMMANDEUR.

Vous у étiez assez disposé.

LA THORILIÈRE.

Il ose dire que nous la cachons ici, c’est un mensonge.

 

 

Scène XIII

 

PIRLON, FOMBREUSE, LA THORILIÈRE, LE PAUVRE, LE COMMANDEUR, ANGÉLIQUE

 

ANGÉLIQUE, courant au commandeur.

Ah ! monsieur, vous êtes l’ami de mon père. Je me jette à vos pieds !...

LE COMMANDEUR.

Levez-vous, mon enfant.

PIRLON, montrant Angélique.

Et l’on osait m’accuser d’imposture !

LE COMMANDEUR, froidement.

Je savais qu’Angélique était ici.

PIRLON.

Qui vous l’avait dit ?

LE PAUVRE, s’approchant.

Moi.

PIRLON, à part.

Je suis perdu.

LE COMMANDEUR.

Je savais aussi les démarches que vous faisiez pour étouffer la mémoire d’un homme de génie ; mais je suis allé cette nuit même à Versailles, j’ai parlé au roi... et c’est moi que ce prince a daigné charger de prendre des informations sur Molière.

ANGÉLIQUE.

 Monsieur, deux anges consolateurs l’assistaient. Ce tableau touchant a pénétré mon cœur. J’ai fait vœu aux pieds des bonnes sœurs d’expier ma faute, en consacrant ma vie au service des infortunés.

FOMBREUSE.

Angélique !...

LE COMMANDEUR.

Venez avec moi près de votre père, il vous pardonnera.

PIRLON, à part.

Cachons ma rage.

Haut.

Je suis heureux d’avoir arraché l’innocence au piège du séducteur. Je serai payé d’ingratitude, mais ma récompense est là.

Il met sa main sur son cœur, et sort.

LE PAUVRE.

Il veut dire là.

Il fait le geste d’être pendu.

 

 

Scène XIV

 

PIRLON, FOMBREUSE, LA THORILIÈRE, LE PAUVRE, LE COMMANDEUR, ANGÉLIQUE, BARON, MIGNARD, LAFORÊT

 

TOUS.

Eh bien ! quelle nouvelle, le perdrions-nous ?

BARON.

Plus d’espoir ! sa femme en pleurs, sa fille inconsolable, ont vu s’exhaler son dernier soupir... Sa charité est payée par les larmes de la reconnaissance. Ah ! si le pinceau de l’amitié pouvait nous rendre ce tableau touchant !

MIGNARD.

Oui, je veux que la postérité ait un souvenir de la mort de Molière[6].

 

 

ÉPILOGUE

 

Le théâtre change, et on voit un temple, an milieu duquel le buste de Molière est placé sur un cippe ; il est entouré des personnages de ses comédies, portant des palmes.

 

 

Scène dernière

 

LES MÊMES, THALIE, suivie de tous les acteurs qui ont joué dans la pièce

 

LE MARQUIS.

Où nous conduisez-vous, séduisante Thalie ?...

THALIE.

Au temple, où la raison a placé le génie.

Plus d’un siècle a passé sur cet illustre mort,

Et du temps sa mémoire a su braver l’effort.

philosophe, amide la nature,

Il s’est fait un devoir de flétrir l’imposture.

Molière a travaillé pour la postérité :

Ses écrits sont payés par l’immortalité.

Elle pose une couronne de lauriers sur le buste de Molière.

Couplets.

Air : Du Vaudeville d’une heure de folie.

On rend hommage au grand talent,
À l’esprit qui trace un ouvrage
À la grâce, au style élégant
Qui fait admirer chaque page ;
Mais l’écrivain ou l’orateur,
Ainsi qu’il parle n’agit guère,
Le vrai génie est dans le cœur,
C’est là qu’est celui de Molière.

LA THORILIÈRE.

Auteurs du jour dont les écrits
Mettent la langue à la torture,
Et qui pour charmer les esprits
Vous écartez de la nature,
Votre jargon brille un moment :
Mais son succès est éphémère.
On se lasse du faux brillant,
On revient toujours à Molière.

LE VICOMTE.

Ces gens que Molière a frappés
D’une vigoureuse férule,
Et qui, par sa plume drapés,
Sont dévoués au ridicule :
Ils ne seront pas les derniers,
Car en vain il leur fit la guerre :
Ils ont laissé des héritiers,
On n’en connaît pas à Molière.

LE PAUVRE.

Cherchant et fortune et crédit,
Que d’écrivains vendent leur plume ;
Partout que de pauvres d’esprit,
Mettent volume sur volume.
Si le riche, ayant trop pour lui,
Doit donner à ceux qui n’ont guère,
Que d’auteurs peuvent aujourd’hui
Demander l’aumône à Molière.

ANGÉLIQUE, au public.

L’auteur qui traça ces essais,
Les offre d’une main timide
Au public qui fait les succès,
Et que le bon goût toujours guide ;
Sans doute on le critiquera,
Mais pour réussir, il espère
Dans l’habitude que l’on a
D’applaudir le nom de Molière.


[1] Mot du duc de Montausier, gouverneur du dauphin fils de Louis XIV, l’homme le plus sévère, le plus probe et le plus franc de toute la cour.

[2] J’ai donné à ce personnage le nom qu’il porte dans la pièce de GOLDONI : Il Molière, et que lui a conservé MERCIER dans sa comédie de la Maison de Molière. Il reparaît encore, dans une pièce de CUBIÉRES-PALMEZEAUX, intitulée : la Mort de Molière, jouée sur le théâtre des Jeunes Élèves, en 1802.

[3] Shakespeare est mort en 1616, 57 ans avant Molière : mais ce n’est qu’en 1740 qu’on lui a érigé un monument à Westminster. J’ai fait un anachronisme volontaire.

[4] Dépit amoureux.

[5] Dominique Bouhours, né à Paris en 1628, jésuite à l’âge de 16 ans. Mort en 1702 : auteur de plusieurs ouvrages de littérature et de grammaire, entre autres : La manière de penser sur les ouvrages d’esprit.

[6] Ici le cabinet du fond devait s’ouvrir, et l’on aurait vu Molière expirant dans les bras des sœurs de la charité, imitation du beau tableau de M. Vafflard. Baron aurait prononcé ces mots : L’hypocrisie a tourmenté sa vie, la vraie religion le console à sa mort. Ce tableau ayant été interdit, il m’a fallu chercher une sorte de dénouement, et j’ai terminé ma pièce par un épilogue.

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