Un Premier amour (Jean-François Alfred BAYARD - Louis-Émile VANDERBURCH)
Comédie-vaudeville en trois actes.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Vaudeville, le 14 mai 1834.
Personnages
MONSIEUR DE RAMIÈRE
EDMOND, son fils
ALFRED DE LUZZI
FLORESTAN BUQUET
ÉLISE D’OFFELY
MADAME CARIDAN
ALEXIS, domestique de Florestan
BENOÎT, domestique de madame d’Offely
VIRGINIE, personnage muet
DAMES et MESSIEURS de la société
DOMESTIQUES
La scène est à la campagne au premier acte, et à Paris au second et au troisième acte.
ACTE I
Un salon de campagne : une fenêtre à droite ; au fond, trois portes donnant sur le jardin.
Scène première
MADAME CARIDAN, ÉLISE, ALFRED, FLORESTAN, PLUSIEURS DAMES et MESSIEURS
Au lever du rideau, Élise est au piano à droite ; madame Caridan peint à un chevalet ; Florestan, à gauche, joue aux dames avec un vieillard, plus haut, une dame lit, une autre brode, etc.
ALFRED, entrant un fusil à la main.
Oh ! le charmant tableau qu’une matinée à la campagne !... Dans ce château surtout, dont madame Caridan nous fait les honneurs avec tant de grâce et d’amitié...
Madame Caridan le salue en souriant.
et où se sont donné rendez-vous les arts, l’esprit et la beauté !
FLORESTAN.
Merci, monsieur Alfred !... je prends la dame.
ALFRED.
Point de chaînes tyranniques, liberté pour tous, et le travail est encore un plaisir.
Montrant successivement chaque personne.
Ici, l’on brode en chantant... là, on verse de douces larmes sur les pages touchantes d’un roman.
Le regardant.
Valentine... ce que nous avons de mieux... plus loin une main savante dont les pinceaux nous rendent les jolis portraits d’Isabey, tandis qu’une autre Sontag nous enivre de ses chants délicieux !... Il n’y a pas jusqu’à ce sauvage Florestan !...
Air : De sommeiller encor, ma chère.
En silence, coûte que coûte,
Comme il fait, joueur obstiné,
Manœuvrer ses dames !...
FLORESTAN.
Sans doute ! En attendant le déjeuné !...
Vous voyez, je livre bataille
À monsieur... un homme d’esprit...
Qui parle toujours... moi je bâille,
Et ça donne de l’appétit.
MADAME CARIDAN.
Et vous, monsieur Alfred, avez-vous été heureux à la chasse ?...
ALFRED.
Mais, heureux... comme monsieur Florestan, hier, à la pêche.
ÉLISE.
Il n’a rien rapporté...
FLORESTAN.
Si fait, ma cousine... trois goujons... Il est vrai que j’y ai mis le temps, près de cinq heures ! C’est si amusant, la pêche !...comme les dames... là !... je suis soufflé...
ALFRED, regardant le portrait.
Oh ! que ce portrait est bien !... Il y a une âme dans ce yeux-là...
Regardant Élise.
et c’est bien celle de madame.
FLORESTAN.
De ma cousine ? oui, quand elle n’a pas l’air ennuyé, comme depuis deux jours.
ÉLISE, vivement.
Et comment trouvez-vous le paysage ?... C’est un site de la Suisse ; je l’ai donné à bonne amie, de mémoire.
MADAME CARIDAN.
C’est un lieu qui vous est si cher ! vous ne m’en parliez jamais sans avoir les larmes aux yeux, et comment ne pas m’en rappeler tous les détails ? Ce chalet où monsieur d’Offely obtint l’aveu de votre amour... ce noyer sous lequel il fut blessé par son rival... ces rochers...
FLORESTAN.
Ah ! çà, mais c’est un roman que ce portrait-là !
ALFRED, avec une humeur concentrée.
Oui : un roman mystérieux, à ce qu’il paraît.
ÉLISE, vivement.
Du mystère, et pourquoi donc, monsieur ? Ce que j’ai dit à madame, mais je le dirai à vous, à tout le monde ! que m’importe ?...
LES DAMES, cessant de lire et de travailler.
Ah ! voyons !... écoutons !...
Elles se lèvent.
FLORESTAN, se levant.
Perdu !... je ne joue plus... en voilà six ! c’est bien assez.
LES DAMES et MADAME CARIDAN.
Silence, messieurs.
FLORESTAN.
Ah ! mesdames, c’est méchant !...
ÉLISE.
J’allais en Suisse avec ma tante... vous l’avez connue, bonne amie !... J’avais dix-huit ans, on me trouvait jolie ! et l’on parlait de me marier... parmi les candidats qui se présentaient, et il s’en présentait beaucoup... j’en distinguai deux : l’un, tendre, sensible, amoureux, mais sombre, triste, trop âgé pour moi... on l’appelait le comte Eugène ; je ne lui ai pas connu d’autre nom ; l’autre, bien fou, bien étourdi, presque de mon âge !... c’était monsieur d’Offely, un jeune officier... Eugène m’aimait, il me convenait mieux... d’Offely m’adorait ; il me plaisait davantage... et je lui permis de demander ma main... Cependant je sentis que mon choix porterait le désespoir dans l’âme du comte ; je n’eus pas le courage de l’en instruire... Ma pitié pour lui ressemblait tant à de l’amour, qu’il s’y trompa ; et il espérait encore m’obtenir de moi, que déjà tout était fini pour lui... il le sut.
FLORESTAN.
Pauvre homme ! quelle pilule !...
ÉLISE.
Je ne vous dirai pas sa douleur, ses reproches, ses larmes...car il pleura !... j’en fus touchée... je ne sais même s’il n’allait pas l’emporter, lorsque j’appris qu’après une violente explication il avait insulté, provoqué son rival ! C’était un duel qu’il fallait empêcher... nous y courûmes !... il n’était plus temps... D’Offely était blessé, ses amis l’entouraient : le médecin n’osait répondre de ses jours... il était le plus malheureux, je lui fus fidèle... plus tard, je l’épousai. Mais six mois après notre mariage, il mourut de sa blessure qui s’était rouverte... et je restai à vingt ans veuve, maîtresse d’une belle fortune, libre de ma main et jurant de ne me remarier jamais...Voilà mon aventure !
La société remonte et se promène dans le fond.
Air du Baiser au Porteur.
Elle est bien simple, elle n’a rien, je pense,
De mystérieux... et je puis
La confier, sans imprudence,
À mes amis, comme à mes ennemis.
ALFRED.
Que dites-vous... À vous des ennemis !...
Qui vous connaît doit, au fond de son âme,
Sentir qu’il n’est rien de plus doux
Que le bonheur de vous aimer, madame,
Si ce n’est d’être aimé de vous !
FLORESTAN.
Fade, va !...
ALFRED.
Des ennemis... vous n’en avez pas !
FLORESTAN.
Bah !... laissez donc !... et cet original qui a tué l’autre... il serait capable de se plaindre...
ÉLISE, rêvant.
Peut-être... oui... des torts...
Vivement.
Mais, de grâce, laissons cela... n’en parlons plus... On avait projeté une promenade dans le parc.
MADAME CARIDAN.
Oh ! après le déjeuner... qu’on sonnera bientôt...
FLORESTAN, à la fenêtre.
Ah !... tant mieux... nous aurons un temps magnifique... pas un nuage...
ALFRED, sur le devant, à voix basse, à Élise.
N’aurai-je pas mon pardon...
ÉLISE, à voix basse, à Alfred.
Vous êtes un jaloux !
FLORESTAN, toujours à la fenêtre.
Ah !... il tombera... non... il ne tombera pas... si fait !
MADAME CARIDAN.
Qu’est-ce donc ? à qui en avez-vous ?
FLORESTAN.
C’est un petit jeune homme que son chenal va jeter par terre...
LES DAMES.
Ah ! mon Dieu !
Tout le monde regarde.
FLORESTAN.
Ce sera drôle, n’est-ce pas ?...
ALFRED.
Mais pas du tout, il se tient fort bien.
FLORESTAN.
Laissez donc !... il tombera !... Superbe animal, va !...
ALFRED.
Ah ! il entre dans la cour... il descend ici.
MADAME CARIDAN.
Chez moi !...
LES DAMES, effrayées.
Un inconnu !
EDMOND, en dehors.
Oui... au salon... par le jardin...
MADAME CARIDAN.
Eh ! mais... cette voix !...
Scène II
LES MÊMES, EDMOND, en costume d’élève de l’école Polytechnique
EDMOND, entrant à gauche.
C’est elle... ma tante, ma bonne tante !...
MADAME CARIDAN.
Mon neveu !... mon cher Edmond ! quelle aimable surprise !
EDMOND.
N’est-ce pas... c’est gentil ?... Vous ne m’attendiez pas... j’étais à une lieue d’ici, avec mon père, chez un de ses amis, et je n’ai pas voulu retourner à Paris sans vous embrasser... aussi...je...
Il jette les yeux autour de lui, et saluant avec timidité.
Ah ! mesdames... pardon... j’ai bien l’honneur...
Élise est au piano, Alfred se tient auprès d’elle ; la société se promène dans le fond.
FLORESTAN, lui tendant la main.
Bonjour, Edmond... comment te portes-tu, mon cher ami ?
EDMOND.
Mais pas mal, mon cher ami... Comment te nommes-tu ?
FLORESTAN.
Eh ! mais, on dirait qu’il ne me reconnaît pas... Florestan... Florestan Buquet ! ancien camarade au collège Stanislas !
EDMOND, avec indifférence.
Ah !... Florestan... je me rappelle... un gros paresseux !
FLORESTAN.
Oui, c’est cela... j’étais sûr qu’il nie remettrait tout de suite...
EDMOND.
Vous avez du monde, ma tante !... si j’avais su...
MADAME CARIDAN.
Comment donc !... de bons amis qui veulent bien égayer ma solitude, et livrer leur figure à mes pinceaux... ils seront enchantés de faire connaissance avec toi...
EDMOND, apercevant le portrait.
Dieu ! le charmant portrait !
MADAME CARIDAN.
Je vous présente mon neveu Edmond, mesdames... et je regrette de n’avoir pu vous le recommander plus tôt., je le vois si rarement !... Son père, qui est bien le plus grand original... oh ! ne te tache pas... son père se brouilla avec moi le lendemain de son mariage... et depuis la mort de ma nièce, ce n’est que la seconde fois que mon cher Edmond vient me surprendre ainsi... Comment monsieur de Ramière a-t-il permis ?...
ÉLISE, à part.
Edmond de Ramière ! je ne m’étais pas trompée...
EDMOND.
Oh ! rien de plus simple, bonne tante... il est toujours triste ; mais il veut que je m’amuse !... Il sait que votre campagne est le rendez-vous de tous les plaisirs... et moi, qui depuis dix-huit mois ne m’occupe que de mathématiques...
FLORESTAN.
Oh !... les mathématiques, oui, il y est très fort... moi, je n’y ai jamais rien compris... j’ai été jusqu’à la division... exclusivement...
EDMOND.
Et alors, bonne tante, mon père m’a dit lui-même de venir passer une heure avec vous...
ALFRED.
Une heure !... tout cela !...
EDMOND, montrant le portrait qui l’occupe toujours.
Dites donc, ma tante, est-ce que c’est un portrait de fantaisie ?...
MADAME CARIDAN.
Non... mais, mon ami, tu ne m’échapperas pas si vite...maintenant que te voilà reçu à l’école Polytechnique... car tu es reçu, et je t’en fais compliment.
EDMOND.
Reçu le second, ma tante...
MADAME CARIDAN.
Nous te verrons bien peu... raison de plus pour te garder aujourd’hui...
EDMOND.
Oh ! impossible ! Vrai... vous me voyez désolé... j’ai promis à mon père d’être de retour avant la nuit.
ALFRED.
Il paraît que le papa veut que nous soyons couché à huit heures...
FLORESTAN.
Comme au collège Stanislas.
EDMOND, regardant toujours le portrait.
Non, à dix... C’est singulier... je crois reconnaître...
MADAME CARIDAN.
Allons !... laisse-toi fléchir... si ce n’est pas à cause de mon âge, que ce soit pour celui de ces dames... Tu nous restes ?...
ÉLISE, s’approchant.
Oh ! monsieur Edmond vous aime trop pour refuser...
EDMOND, la reconnaissant, avec surprise.
Ah !... madame !... ce portrait... oui... je disais bien...
MADAME CARIDAN.
Tu as déjà vu madame ?
EDMOND.
Oh ! oui, ma tante...
Air : J’en guette un petit démon âge.
Quand tous les ans, dans ce château, ma mère
Aux vacances me ramenait.
ÉLISE.
Vous avez dû m’oublier...
EDMOND.
Au contraire !...
Et j’en atteste ce portrait...
Avant de vous revoir ensemble,
Je m’écriai : Qu’il est joli !...
Et mon cœur, plein d’un souvenir chéri,
Disait tout bas : Comme il ressemble !...
MADAME CARIDAN.
Ah ! tu te rappelles ?...
EDMOND.
Parfaitement... mademoiselle Élise...
MADAME CARIDAN.
À présent, madame la baronne d’Offely.
EDMOND.
Ah !...
FLORESTAN.
Ma cousine !
EDMOND, vivement et lui prenant la main.
Ta cousine !... ah ! ce cher Florestan... que je suis aise de le retrouver !...
ÉLISE.
N’est-il pas vrai, monsieur Edmond, vous restez ? Monsieur votre père vous attend, mais on peut le prévenir... c’est facile, un domestique va montera cheval...
Florestan enlève le chevalet et le place à gauche.
EDMOND.
Vous croyez, madame ! C’est vrai... en effet, je n’y songeais pas... je puis écrire...
FLORESTAN, lui désignant une petite table à gauche.
Justement... tiens, voilà tout ce qu’il te faut... reste... c’est un séjour charmant... les environs surtout.
EDMOND, regardant Élise.
Oh ! je ne sortirai pas... Ainsi, deux jours...
Il s’assied et écrit, Florestan reste près de lui.
MADAME CARIDAN.
C’est bien peu !
ÉLISE.
Comment !... huit !... huit jours au moins...
EDMOND.
Oh ! huit jours...
La regardant.
Oui ; huit jours ; c’est ce que je voulais dire...
Il achève sa lettre.
ALFRED, à part.
Quel intérêt !...
MADAME CARIDAN, à demi-voix.
Je vous remercie de le retenir, mon Élise ; mais ne lui faites pas tourner la tête avec vos beaux yeux !
ALFRED.
Un charmant garçon... qu’on élève comme une demoiselle...
FLORESTAN, prenant la lettre.
C’est cela... donne... Il faut faire partir Joseph... j’y cours... Tu vois, toujours complaisant et des jambes... comme au collège Stanislas.
Il sort.
ALFRED.
Et vous ne craignez pas, monsieur Edmond, que voire papa ne se fâche ?...
MADAME CARIDAN.
Il est assez ridicule pour ça !...
EDMOND, se rapprochant de madame Caridan.
Ah !... ma tante... que dites-vous là ?... Mon père que tout le monde doit chérir et respecter... Que d’amour, que de reconnaissance ne lui dois-je pas ?... Il fut pour moi l’ami le plus tendre... le maître le plus sûr... Pour m’instruire, pour me guider, il a renoncé aux places, aux honneurs que son talent et sa fortune justifiaient... Si vous saviez comme il m’aime ! Oh ! je le lui rends bien !... et pour lui épargner un regret, un chagrin... je donnerais ma vie !
MADAME CARIDAN.
De l’âme, de l’entraînement... oh ! il y a de l’avenir dans cette petite tête-là...
On entend une cloche.
ALFRED.
Ah ! le déjeuner est servi... bravo !... j’ai un appétit de chasseur... et ensuite notre partie !...
CHŒUR.
Air : Finale du Paysan amoureux (Zampa).
Que l’on s’empresse,
Car la jeunesse
Jamais ne laisse
Fuir
Le plaisir.
MADAME CARIDAN.
Edmond, viens-tu...
EDMOND.
Non, ce matin en route
J’ai déjeuné... mais ici j’attendrai...
ÉLISE.
Vous restez seul ! mais vous allez sans doute
Vous ennuyer...
EDMOND, la regardant.
Moi !... non, je penserai.
CHŒUR.
Que l’on s’empresse, etc.
Alfred vient donner la main à Élise ; tout le monde sort par le fond.
Scène III
EDMOND, FLORESTAN
EDMOND.
Quel regard !... j’en suis tout troublé... elle aussi, elle m’a reconnu.
FLORESTAN, entrant.
Ta lettre est partie... et maintenant je ne te quitte plus...
Il regarde par le fond.
Mais où va donc tout le monde ?...
EDMOND.
Dépêche-toi... on va déjeuner.
FLORESTAN.
Merci... je ne mange pas... je suis au lait à cause des nerfs...
EDMOND.
Tu es nerveux !...
FLORESTAN.
Horriblement, mon cher !... Attends... attends... je crois que c’est elle... non, pas encore...
Edmond est en extase devant le portrait.
Ah ! çà... que diable as-tu donc avec ce portrait...
EDMOND.
Ce portrait... il est fort bien... Je me lèverai tous les matins de bonne heure... je le copierai...
FLORESTAN.
Par exemple !... on dirait que tu es amoureux de ma cousine
EDMOND.
Amoureux... moi !... amoureux... tu as des idées...
FLORESTAN.
Des idées !... jamais... comme au collège Stanislas... D’ailleurs tu tombes mal... ma cousine est triste, ennuyée, depuis quelques jours... depuis mon arrivée... elle s’ennuie beaucoup ! Hein ! dis-moi... comment la trouves-tu ?
EDMOND.
Charmante, mon ami !... charmante !... Oh ! nous nous connaissions déjà... autrefois... quand mon père me laissait venir ici... aux vacances... Dieu ! qu’elle était jolie... et bonne !... pour moi surtout qui L’aimais tant... car toujours près d’elle, je ne la quittais pas d’un instant... j’étais son ami... son chevalier !... son amant ! disait-elle... Tout le monde en riait... excepté moi qui prenais la chose au sérieux... Et si tu avais vu avec quelle ardeur je volais au-devant de ses vœux, de ses désirs !... Tous les matins, à son réveil, j’étais là... à sa porte... un bouquet à la main... et ce bouquet, elle le payait, en souriant, d’un baiser sans conséquence... Elle le croyait du moins... car j’étais un enfant... et pourtant je me sentais rougir, trembler... mon cœur battait... Et je me souviens qu’un jour qu’elle était malade, qu’elle souffrait beaucoup... je pleurai... je me trouvai mal... je voulais mourir avec elle !
FLORESTAN.
Ce gaillard... était-il avancé pour son âge !
EDMOND.
Heureusement, elle ne mourut pas... ni moi non plus... mais cette année-là, au collège, où j’emportai le souvenir de sa grâce et de sa bonté... je la voyais partout... dans mes jeux, dans mes rêves... dans mes travaux même... Oui, pour lui plaire, pour être digne d’elle... je travaillais avec un nouveau courage... je l’emportais sur tous mes camarades... j’étais toujours le premier...
FLORESTAN.
Et moi, le soixante et unième... sur soixante-deux...
EDMOND.
Air des Maris ont tort.
Comme un bon ange, ta cousine
Me soutenait et m’animait...
FLORESTAN.
Je te comprends, nouveau Sargine,
C’était l’amour qui te formait, (bis.)
Pour toi quel joli privilège !
Lorsque moi !... vertueux du moins...
C’était l’amitié de collège
Qui me formait à coups de poings !
EDMOND.
Bientôt je ne me sentis plus le même... À son nom mon sang bouillonnait dans mes veines... mon regard s’allumait... j’étais un homme enfin, j’allais la revoir !... Mais alors je perdis ma mère... Mon père, qu’une mission secrète retenait en Allemagne, m’avait confié à un ami, qui m’emmena loin de Paris, loin de ma tante, loin de tout ce que j’aimais, et depuis ce temps-là... il y a quatre ans... je n’oubliai pas ta cousine, mais je ne la revis plus... que cet hiver aux Bouffes... Je la reconnus tout de suite... et je ne puis te dire ce que j’éprouvai... un trouble, un saisissement... J’étais avec un de nos camarades, Anatole... un grand... tu sais...
FLORESTAN.
Ah !... oui... je me rappelle... un bon enfant ! un de ceux qui me formaient...
EDMOND.
Maintenant il est très brillant... très aimé des dames, à ce qu’il dit... Il devait parler de moi... à mademoiselle Élise... c’est à dire à madame d’Offely, car elle est mariée... elle est baronne... Dieu !... est-ce que ce grand fashionable qui était là, près d’elle, serait son mari ?...
FLORESTAN.
M. Alfred de Luzzi ? du tout, du tout ! Il aurait bien envie d’être mon cousin... mais bonsoir... la petite baronne ne l’aime pas.
EDMOND.
Ah ! tant mieux ! car il me déplaît... Mais son mari !... elle a choisi sans doute un homme...
FLORESTAN.
Oh !... fort bien... fort aimable... il est mort.
EDMOND.
Mort !... elle est veuve ! elle est libre !... quel bonheur !...
FLORESTAN.
Comment !... comment !... est-ce que tu songerais ?...
EDMOND, se reprenant.
Oh ! mon Dieu ! à rien, je t’assure ! D’ailleurs une si belle dame... je suis si timide quand je parle à une femme, moi, je ne sais pas... je suis tout tremblant... tout...
FLORESTAN.
Jobard !...
EDMOND.
Et tu conçois, ta cousine, à plus forte raison... Ah !... si j’osais !
FLORESTAN.
Eh bien, quoi !... est-il drôle !... qu’est-ce que tu ferais ?
EDMOND.
Ce que je ferais... moi ? est-ce que je lésais ? D’abord, je lui dirais que je l’aime, qu’elle a mon premier amour... que mon dernier soupir sera pour elle !
FLORESTAN.
Bravo ! Le diable m’emporte !... il me semble que j’ai lu ça dans Victor ou l’Enfant de la forêt... Ô mon jeune ami, tu me fais de la peine !...
EDMOND.
Eh ! plutôt que de me plaindre, encourage-moi, au contraire !
FLORESTAN.
Malheureux !... des passions !... tu ne sais pas ce que c’est... tu te précipites en aveugle dans un trou de huit cents et quelques pieds... Écoute-moi... tu es jeune, et dans ces sortes d’affaires... j’ai une certaine expérience... oui !... j’ai eu des succès... je suis même un peu scélérat. Oh !... sans vanité... vois-tu, mon cher... s’attacher aux grandes dames, les adorer !... c’est de la folie ! c’est des bêtises !
EDMOND.
Et pourquoi ?
FLORESTAN.
Ah ! voilà... il y a mille inconvénients... d’abord, ça coûte beaucoup de temps... beaucoup d’argent... et puis on a des rivaux... des duels... il faut se battre, recevoir une bonne blessure, ou se faire tuer... C’est bon genre, si tu veux... mais tu m’avoueras que c’est diablement désagréable !
EDMOND.
Allons donc ! je serais fier de me battre pour celle que j’aime.
FLORESTAN.
Bien obligé ! Moi, j’ai des goûts plus simples... un caractère moins risqué... non que je manque de sensibilité... oh ! Dieu !... la sensibilité ! je ne suis que cela des pieds à la tête... j’en suis pétri... Mais jeté, jeune encore et sans balancier, sur la corde tendue de la vie, je me suis fait un système d’amour à part...une petite théorie de sentiment pour mon usage particulier... qui ne me cause ni embarras, ni querelles, ni dépenses... Voilà dix-huit mois que j’en use, et je m’en trouve assez bien... Je suis très poli, très galant pour les belles dames... je les admire... voilà tout !... Il y en a qui me trouvent froid, et même un peu cruel... Eh bien ! non... j’aime ailleurs... je fais la cour à... leurs femmes de chambre.
EDMOND.
Par exemple !... c’est un goût indigne d’un homme bien élevé !
FLORESTAN.
J’ai fait mes humanités... et je connais les femmes... Les préjugés, vois-tu, ce n’est plus de mode, et c’est bête !... d’ailleurs il ne faut pas croire, parce qu’on n’est qu’une soubrette... Il y en a, vois-tu, qui ont de plus que leurs maîtresses, des attraits... mais là des attraits véritables... et même de la vertu !... Vrai... j’en ai trouvé, ma parole d’honneur ! et tiens, en ce moment... il y a Virginie, la camériste de ma cousine... un ange, mon cher, un ange !... elle ne peut pas me souffrir...
EDMOND, sans l’écouter.
Écoute, on sort de table, je crois... si elle voulait accepter mon bras !
FLORESTAN, regardant dans le fond à droite.
Et tiens, tiens... vois-tu là-bas, près de la charmille... un tablier de soie, et un bonnet monté ?... eh bien ! c’est elle...
EDMOND.
Qui, elle ?
FLORESTAN.
Virginie !... charmante !... Hein !... quelle taille !... je suis sûr qu’elle étouffe... elle se serre tant ! Et puis ce que tu ne vois pas... un nez retroussé... et des yeux en amande, longs comme ça... Je cours la rejoindre par l’allée à droite, et je la rencontrerai au détour comme par hasard... Chut !... on vient... n’aie pas l’air de faire attention ! je file.
Il sort par le fond lentement, en se dandinant et fredonnant.
EDMOND.
L’original !... c’est une justice à lui rendre, le monde ne la pas changé !... Mais courons... Ciel !... c’est elle...
Scène IV
EDMOND, ÉLISE
ÉLISE, entrant par la droite.
Ah !... seul ici, monsieur ?...
EDMOND, troublé.
Oui, mademoiselle... c’est-à-dire, non ; madame...
ÉLISE.
Mon Dieu !... quel trouble !...
EDMOND.
Madame, vous êtes bien bonne...
ÉLISE.
Mais vous sortiez, je crois ?... on va faire un tour dans le parc... Je reste ici, au piano... que je ne vous retienne pas.
Elle s’assied au piano.
EDMOND, vivement.
Non, madame... non, je vais...
Il va pour sortir et s’arrête dans le fond ; elle prélude.
ÉLISE, se retournant.
Eh bien...
EDMOND.
Pardon, c’est qu’il me semble que moi aussi... j’aimerais mieux...
ÉLISE.
Mais je ne vous renvoie pas, restez !...
EDMOND, revenant vivement.
Oh !... avec plaisir, et pourvu que je ne sois pas importun...
ÉLISE.
Importun !... et pourquoi donc cela, monsieur Edmond ?...
EDMOND.
Eh quoi ! madame... mon nom... vous le savez encore... Je pensais que vous l’aviez oublié, depuis si longtemps...
ÉLISE.
Et comment oublier ce qui nous rappelle des plaisirs, des tours si purs et si doux ?
EDMOND.
Oui, les plus doux de ma vie... oh ! j’en ai gardé le souvenir... il ne m’a jamais quitté... Mais je ne me croyais pas si heureux... car enfin vous aussi...
ÉLISE.
Asseyez-vous donc, je vous prie !...
EDMOND.
Oui, madame... oui, près de vous...
ÉLISE, pendant qu’il va chercher une chaise, à part.
Ce pauvre enfant !... il est d’une naïveté !...
Edmond s’est assis tout près d’elle, elle le regarde, il se trouble et éloigne sa chaise.
Eh bien ! où allez-vous donc ?
EDMOND.
Vous allez faire de la musique, madame...
ÉLISE.
Vous y tenez beaucoup...
EDMOND.
Oh !... non... c’est-à-dire... cela vous plairait peut-être mieux que ma conversation... car je ne sais... près de vous j’éprouve un embarras, une émotion... C’est singulier... je sens là mes idées qui se pressent en foule, j’ai mille choses à vous dire, à vous rappeler, et pourtant je ne trouve rien... Autrefois, quelle différence !... Élise... car je vous appelais Élise... Élise me voyait avec bonté... Je m’approchais d’elle sans crainte... Elle m’entourait de soins, de caresses, elle se plaisait à me parer...
ÉLISE, lui souriant.
Oui, vous étiez fort bien...
EDMOND.
Air : Puisque nous sommes au bal.
Vos jeux, vos leçons, naguères,
Étaient les miens, et par vous
Mes peines étaient légères.
ÉLISE.
Qu’est-il de changé pour nous ?
Faut-il donc qu’on me redoute,
Si je permets à présent
Même bonheur ?
EDMOND.
Quoi !
ÉLISE.
Sans doute ;
Ensemble.
N’êtes-vous plus un enfant !
EDMOND, à la reprise.
Au fait, je suis un enfant.
ÉLISE.
Voyons, monsieur Edmond...
EDMOND.
Ah ! d’abord vous ne me disiez pas monsieur.
ÉLISE.
Eh bien !... Edmond !...
À part.
Il faut bien l’encourager un peu.
EDMOND.
Et je me souviens...
Même air que le précédent.
Tous les matins à ma belle,
Il m’était permis d’oser
Offrir un bouquet fidèle,
Qu’elle payait d’un baiser...
ÉLISE.
Ne puis-je, sans qu’il m’en coûte,
Recevoir même présent ?
EDMOND.
Au même prix !...
ÉLISE.
Ah !
EDMOND.
Sans doute !
Ensemble.
Puisque je suis un enfant !
ÉLISE, à la reprise.
Mais au fait, c’est un enfant.
EDMOND.
Oui, cet enfant qui autrefois vous aimait comme on ne vous a jamais aimée !... parce que j’ai fini mes cours... que je me suis chargé la tête de mathématiques... vous me croyez donc bien changé ?...
ÉLISE, souriant.
Oh ! les mathématiques ne font rien à cela.
EDMOND.
Eh bien ! non, madame, non... mes sentiments n’ont fait que grandir avec moi... et tandis que vous m’oubliiez... pour épouser un baron... qui n’est plus heureusement... moi, madame, je vous suis resté fidèle !...
ÉLISE.
Fidèle... au collège !...
EDMOND.
Aussi, jugez de ma joie la première fois que je vous revis cet hiver !...
ÉLISE.
Aux Bouffes... votre ami Anatole... en dansant avec moi, m’a répété vos confidences... et ce n’est pas bien... il faut être discret.
EDMOND.
Vous m’en voulez ?...
ÉLISE.
Mais je crois que non...
EDMOND.
À la bonne heure ; car je tremble à la seule crainte de vous avoir déplu... et puis, en vous retrouvant libre comme autrefois... si vous saviez quelles idées m’étaient venues !... d’abord, je voulais vous demander une grâce...
ÉLISE.
Une grâce !... voyons...
EDMOND, se rapprochant.
Oh ! que vous êtes bonne !... voilà ce que c’est... Le monde que vous Connaissez... Élise...
Répétant avec joie.
Élise !...
Elle fait un mouvement.
Ah ! vous m’avez permis... en tête-à-tête seulement...
ÉLISE.
C’est bien ! dites toujours...
Se dérangeant un peu.
Son ingénuité me fait peur...
EDMOND.
Ce monde, je le connais à peine... je ne fais que d’y entrer ; et à chaque pas, je me sens gauche, embarrassé... il me semble que je vais faire rire à mes dépens... et pourtant sans vanité, je vaux bien des gens que j’y vois fort à l’aise...
ÉLISE.
Vous valez mieux...
Soupirant.
Oh ! beaucoup mieux !...
EDMOND.
Ce qui me manque... c’est un confident... un ami... qui m’éclaire de ses conseils, de son expérience...
ÉLISE.
Et votre père, que je ne connais pas, mais dont on dit tant de bien ?...
EDMOND.
Mon père., oui, sans doute... mais je crois qu’il est malheureux par dos peines de cœur... qui le rendraient peut-être sévère pour celles de son fils... et puis, les conseils d’un père ressemblent tant à des ordres... cela ne console pas !... Tenez, on m’a dit souvent que, pour un jeune homme, le guide le plus sûr... l’ami, le confident le plus indulgent, le plus sensible... était une femme !... Oh ! je le crois... avec un esprit si fin, si délicat... un cœur si tendre...
Bien tendrement.
Aussi, moi... c’est une femme que je voudrais choisir pour lui confier mes peines, mes secrets... pour lui abandonner mon cœur à diriger... à former... et ma vie entière serait le prix de tant d’am...
Se reprenant.
de tant d’amitié... dites, ce prix-là... le refusez-vous ?
ÉLISE, qui lui a abandonné sa main et le regarde avec émotion.
Non...
EDMOND, hors de lui.
Vous acceptez !... oh !... que je suis heureux !... Comment reconnaître jamais !... je vous serai soumis, fidèle, et mou cœur...
ÉLISE, lui mettant la main sur la bouche.
Enfant, taisez-vous ! on croirait que vous me faites une déclaration...
EDMOND, intimidé.
Une déclaration... on croirait.
Vivement.
Eh bien ! tant pis... ça m’est égal... oui, c’est...
Madame Caridan et Alfred paraissent dans le fond.
ÉLISE.
Silence !...
Scène V
EDMOND, ALFRED, MADAME CARIDAN, ÉLISE
ALFRED.
Ah ! nous dérangeons quelqu’un...
ÉLISE, se levant.
Non !... oh !... mon Dieu, non !... De la musique... vous voyez...
EDMOND.
Voilà tout, ma tante... Madame faisait de la musique... Si monsieur veut prendre la peine de s’asseoir...
ALFRED.
Mille remerciements...
À part.
Est-ce qu’il veut se moquer de moi, l’écolier ?...
MADAME CARIDAN.
Vous nous avez bien vite quittés, Élise ?...
ÉLISE.
La chaleur est accablante... je suis rentrée, et monsieur qui était ici par hasard...
EDMOND.
C’est cela... et je rappelais à madame ses bontés pour moi... dans un autre temps... j’en suis encore ému.
ALFRED.
Oui... je vois...
À part.
C’est candide... c’est nature...
ÉLISE, affectant de la gaieté.
Il m’a fait un discours de rhétorique à mourir de rire !...
ALFRED.
En vérité ?...
EDMOND, à part.
Est-ce qu’elle parle de moi...
ALFRED.
Je comprends... monsieur Edmond !... Oh ! ne rougissez pas... une éloquence de collège... un cœur de seize ans...
EDMOND.
Seize ans ! mais j’en ai dix-huit, monsieur...
ALFRED.
Bah !...
MADAME CARIDAN.
Je suis enchantée de ces souvenirs... tu resteras du moins pour renouveler connaissance avec ma chère Élise...
EDMOND.
Certainement, ma tante...
ALFRED, passant à droite, près d’Élise.
C’est jouer de malheur... arriver juste le jour du départ de madame !...
EDMOND.
De son départ... déjà !...
ÉLISE, à part.
Comment !...
MADAME CARIDAN.
Que voulez-vous dire...
ALFRED.
Mais ce que vous devez savoir... madame est attendue ce soir, à Paris, chez des amis qui comptent sur elle... et sur moi... Je venais prendre vos ordres, madame...
MADAME CARIDAN.
Ah !... mais vous ne m’aviez pas dit...
ÉLISE.
En effet... j’avais oublié... une invitation !... pour ce soir...
Bas.
Ah ! monsieur !...
ALFRED, passant à gauche d’Élise.
Oui... un dîner...
MADAME CARIDAN.
C’est fort mal... mais, j’en suis fâchée, tant que le portrait n’est pas achevé, je garde le modèle.
EDMOND.
Bravo !... c’est cela... Ce portrait, il faut qu’il soit fini... c’est très important...
À Alfred.
Mais, monsieur... aidez-nous donc, vous ne dites rien !
ALFRED.
Air du Pot de fleurs.
Voyez, tâchez de retenir madame ;
Mais on l’attend et j’insiste à regret...
À part.
Moi, me laisser jouer par une femme...
Une coquette !... oh ! non pas, s’il vous plaît.
MADAME CARIDAN, à Élise.
Vous resterez... dût votre absence
À Paris donner de l’humeur...
J’ai peu de temps à jouir du bonheur,
Et l’on me doit la préférence !
ÉLISE.
Eh bien !... oui... je verrai... au fait... si monsieur retourne à Paris, ce soir... il pourra m’excuser...
ALFRED.
Permettez !...
MADAME CARIDAN.
C’est cela... en attendant, rejoignez donc ces dames, monsieur Alfred... Je vous recommande Edmond... il est un peu timide...
ALFRED.
Comment donc ! mais il est homme à s’émanciper de lui-même, et sans effort...
EDMOND.
Dame !... je tâcherai...
ALFRED, à part.
Air : Venez, mon père.
À ce départ elle consentira...
Venez-vous, mon jeune novice ?
EDMOND, parlant.
Novice ?
MADAME CARIDAN.
Allons, pour nous, madame, un sacrifice !
Vous nous restez !
EDMOND, passant entre madame Caridan et Élise.
Oh ! oui... retenez-la !
ALFRED, à part.
Ah ! nous verrons... c’est sérieux !
C’est l’écolier qu’elle protège...
Et voilà le monde en ces lieux
Aux prises avec le collège.
Ensemble.
ALFRED.
À ce départ elle consentira...
Je donne ainsi, c’est un service,
Une leçon à mon jeune novice,
Et dans ces lieux c’est lui qui restera.
ÉLISE.
Il est jaloux, il m’offense déjà ;
Mais loin qu’aujourd’hui je fléchisse,
Je tiendrai tête à ce nouveau caprice,
Et, s’il le faut, c’est lui qui partira.
MADAME CARIDAN.
À nous rester elle consentira,
J’attends ce nouveau sacrifice ;
Paris pourra nous rendre ce service ;
Et c’est monsieur qui vous excusera.
EDMOND.
À nous rester elle consentira,
Et, cédant sa place au novice,
Monsieur pourrait nous rendre un grand service,
Et, s’il le faut, c’est lui qui partira...
Edmond et Alfred sortent à gauche.
Scène VI
MADAME CARIDAN, ÉLISE
MADAME CARIDAN.
Votre départ !... monsieur Alfred est vraiment trop empressé à nous faire de la peine !...
ÉLISE.
Oh ! monsieur Alfred !... Venez-vous rejoindre ces dames, bonne amie ?...
MADAME CARIDAN, la retenant.
Permettez, ma chère enfant !... puisque le nom de monsieur Alfred est prononcé... je ne serais pas fâchée de vous en parler un peu...
ÉLISE, souriant avec effort.
À moi, de monsieur Alfred !... à moi... c’est singulier !...
MADAME CARIDAN.
Mais non ! écoutez-moi, Élise, je suis vieille... à mon âge on a le droit de tout dire... j’en abuse quelquefois... et si vous vouliez le permettre...
ÉLISE.
Mon Dieu ! bonne amie, dites ; avec moi, que vous avez vue naître...
MADAME CARIDAN.
Et j’ai pu étudier votre caractère... je connais votre cœur...vous êtes bonne, sensible... mais coquette...
Mouvement d’Élise.
Oh ! vous l’êtes... c’est si naturel !... il n’y a pas d’hommes ici... on peut en convenir !... Nous le sommes toutes un peu...
Avec intention.
Mais il ne faut pas l’être trop... il en résulte des malheurs... comme en Suisse, par exemple... ce duel entre le comte Eugène et monsieur d’Offely...
ÉLISE.
Ah ! de grâce !...
MADAME CARIDAN, se rapprochant et bas.
Et un autre danger encore... c’est lorsqu’une imprudence vous livre à la discrétion d’un de ces hommes du monde... brillants, mais froids, égoïstes... qui ne s’approchent d’une femme que pour la séduire... qui ne la séduisent que pour la perdre... J’en connais un, ici. Oh ! fort aimable... il est complaisant, enjoué... charmant !... mais, au fond du cœur, il calcule tout... il sait au juste ce que peuvent rapporter les soins, les prévenances, l’amitié... il ne les place qu’à usure... et telle femme un peu coquette cherche à lui plaire, croit l’attirer près d’elle, qui ne fait qu’aller au-devant des pièges qu’il lui tend... ah ! je la plaindrais d’y tomber !...
Air d’Aristippe.
Oui, de son choix on est fière, on peut l’être,
Quand de l’amour il est le prix...
Mais si, plus tard, cet amant n’est qu’un maître,
Qui peut d’un mot vous livrer au mépris,
L’honneur est là, tremblant qu’on le soupçonne.
Quel supplice, alors, quel regret,
Lorsque le bonheur que l’on donne
N’est plus que le prix du secret !
ÉLISE, cachant son émotion.
En vérité, bonne amie... vous peignez si bien, que vous m’avez fait peur... oui, vous avez raison... un cœur sec et froid... un air d’ironie qui tue...
MADAME CARIDAN, souriant.
Heureusement nous n’en sommes pas là... Vous, Élise, vous avez du tact, de l’esprit... vous ne seriez pas dupe...
ÉLISE, s’efforçant de sourire.
Oh !... non, certainement...
MADAME CARIDAN.
Ah ! tant mieux !... car j’avais cru remarquer un peu de cette coquetterie.
ÉLISE.
Moi !...
MADAME CARIDAN.
Et ces jours-ci, oh ! près de vous, Alfred était d’une grâce d’un entraînement...
ÉLISE.
C’est vrai...
MADAME CARIDAN.
Ce matin encore, cet empressement à recevoir vos ordres...
ÉLISE, riant.
Oui... en effet... mes ordres.
MADAME CARIDAN.
Il cherche à vous éblouir... mais le réveil serait affreux...Voilà ce que j’avais à vous dire...
ÉLISE.
Merci, bonne amie !... merci...
MADAME CARIDAN.
Vous ne m’en voulez pas...
ÉLISE, riant.
Ah !... quelle idée...
MADAME CARIDAN.
À la bonne heure... venez-vous ?... et maintenant je rirai sans crainte de sa présomption... Ah ! ah ! ah !... c’est qu’il est d’une fatuité !...
Elles sortent en riant par le fond.
ÉLISE, riant.
Oh ! oui, oui !... nous en rirons... toutes les deux... Ah ! ah ! ah !
Quand madame Caridan est sortie, son rire cesse et elle se cache la figure dans ses mains en sanglotant.
Scène VII
ÉLISE, EDMOND
EDMOND, entrant par la gauche.
Ah ! madame... venez, venez !... donnez vos ordres vous-même...
ÉLISE.
Que voulez-vous dire ?...
EDMOND.
Que ce monsieur Alfred, que je déteste...
À part.
Novice !... novice !... j’ai ce mot-là sur le cœur.
Haut.
Il fait tout préparer pour votre départ, il commande des chevaux... il donne des ordres... J’ai beau lui dire : « Mais madame la baronne ne le veut pas ; c’est convenu, elle l’a promis, elle reste. » Eh bien ! rien ne l’arrête Heureusement votre femme de chambre est perdue... on la cherche... on l’appelle... on ne la retrouve pas... Mais que vois-je ?... vous essuyez des larmes...
ÉLISE.
Moi !... non... non... je vous assure...
EDMOND.
Si fait, vous avez pleuré... vous avez des chagrins...
ÉLISE.
Mais...
EDMOND.
Oui, oui... vous êtes pâle... et vos yeux encore pleins de larmes... Oh !... ne puis-je savoir d’où viennent vos peines ?...
ÉLISE.
Des peines... oui ! c’est vrai, on m’en cause, et beaucoup !...
EDMOND.
Mais qui donc, madame... qui donc ? Je veux le savoir... je le saurai... Oh ! ne craignez rien... je serai discret, je serai prudent... j’irai trouver l’insolent, je lui demanderai raison de sa conduite...je le tuerai !...
ÉLISE.
Ô ciel !...
EDMOND.
Car c’est un homme...
ÉLISE.
Non, non... vous vous trompez...
EDMOND.
Ah !... mais alors... songez à nos conventions... Si j’avais des chagrins, c’est à vous que je les confierais.
ÉLISE.
Sans doute, je l’espère bien...
EDMOND.
Mais à une condition... c’est qu’en échange de ma confiance, j’aurai la vôtre... concevez-vous ce bonheur ?... n’avoir point de secrets l’un pour l’autre... Oh ! pour cela il faut s’aimer...mais vous m’aimerez, n’est-ce pas ?... vous m’aimerez comme je vous aime ?...
ÉLISE, effrayée.
Edmond !...
EDMOND.
Ah ! pardon, madame, pardon... je ne vous le dirai plus... mais c’est égal... je vous aimerai toujours ! oh ! pardonnez-moi...je vous le demande à genoux...
ÉLISE.
Ô ciel ! relevez-vous, je vous pardonne...
EDMOND.
Mais vous, Élise... m’aimez-vous ?
ÉLISE.
Ah !... de grâce... eh bien ! oui, oui... mais relevez-vous donc.
À part, apercevant Alfred, qui traverse le fond du théâtre en dehors, et les observe.
Ah !
EDMOND, se levant.
Quoi donc, madame ?
Elle fait quelques pas pour sortir ; il la suit.
ÉLISE, s’arrêtant et à demi-voix.
Oh ! ne me suivez pas !...
Elle sort par le côté opposé à celui vers lequel Alfred se dirige.
Scène VIII
EDMOND, seul
Ah ! c’est lui... ce grand fat !... avec son sourire froid et sardonique !... Mais que m’importe ; ? je suis si heureux !... je suis aimé !... aimé... à ce mot seul, le sang se porte à mon cœur avec violence... et moi aussi, je sens là que ma vie est attachée à la sienne... que rien ne peut nous séparer... J’aime !... j’aime !... oh ! que cela fait de bien, l’amour ! un premier amour surtout !... et pourtant j’étouffe... Je ne sais ce que je dis, ce que je veux... je n’y vois plus... je voudrais pleurer !... pourvu qu’elle m’aime toujours... que ce monsieur Alfred... il connaît le monde, lui... il est aimable, il est brillant... au lieu que moi...
Scène IX
FLORESTAN, un petit souvenir à la main, EDMOND
FLORESTAN, à la cantonade, adroite.
Eh ! soyez tranquille... tout de suite... il l’aura...
EDMOND.
Ah !... c’est toi ?...
FLORESTAN, avec un gros soupir.
Hélas ! oui...
EDMOND.
Ah ! mon Dieu !... ce soupir... et comme te voilà pâle, défait !... qu’as-tu donc...
FLORESTAN.
Je suis vexé... ô Virginie !...
EDMOND.
Eh bien ! tu es heureux ?
FLORESTAN.
Joliment !... c’est un dragon de vertu, mon cher !... Si tu savais quelle scène !... il y a une heure que ça dure... rien que ça. J’ai été éloquent, aimable... j’ai prié, supplié... impossible !... j’en suis pour mes frais... enfin j’ai été généreux... j’ai promis... bah !... je ne sais quoi... Rien ne l’a touchée, ni mes phrases, ni ma grâce, ni mes présents... c’est-à-dire que cela ne s’est jamais vu, depuis qu’il y a des femmes de chambre !...
EDMOND.
Ce pauvre Florestan !...
FLORESTAN.
Alors, ma foi, je n’ai plus été maître de moi... ma tête s’est montée... Je m’élance vers elle... mais tout à coup... v’lan !...elle me détache un soufflet !
EDMOND.
Hein !
FLORESTAN.
Chut !
Air : Je loge au quatrième étage.
Quoique le fait soit incroyable,
Entre hommes on n’en rougit pas...
C’était un soufflet véritable.
EDMOND.
Tu l’as reçu...
FLORESTAN.
Très bien, hélas !
Comme au collège Stanislas !...
Chut !... n’en parle pas et pour cause,
Mon cher, je ne le dis qu’à toi...
Car un soufflet est une chose
Qu’il faut toujours garder pour soi !
C’est meilleur genre... et pourtant je ne sais ce qui serait arrivé, si on ne l’eût appelée pour un départ... mais je la reverrai... Il faut que cela s’explique... d’abord, j’ai un rival... oui, j’en suis sûr... je suis jaloux !...
EDMOND.
Jaloux !
FLORESTAN.
Oh ! tu ne sais pas ce que c’est que ces mouvements tumultueux... ces battements irréguliers d’un cœur sensible... et désordonné... quand on croit que c’est un autre qui... Ah ! tu n’as jamais éprouvé...
EDMOND, rêveur.
Si fait... je crois que ça commence !...
FLORESTAN.
Laisse donc !... est-ce que ma cousine ?... À propos !... j’oubliais... voilà ton souvenir.
EDMOND, prenant le souvenir.
Mon souvenir... à moi. tu te trompes.
FLORESTAN.
Eh non !... En revenant, le cœur gros et la joue chaude, j’ai aperçu la petite baronne que monsieur Alfred venait de quitter... Elle m’a appelé... j’ai filé... j’avais peur qu’elle ne me parlât de Virginie... Pas du tout... elle m’a chargé de te remettre cet agenda... que tu as oublié... je ne sais où...
EDMOND, ouvrant le souvenir.
À moi ?
FLORESTAN, à part.
Elle a une fameuse main, tout de même... je parierais que je suis encore rouge... Mais c’est égal... qu’elle reste, qu’elle parte, je ne la quitte plus... quand je devrais en attraper un second... c’est une affaire d’amour-propre !...
EDMOND.
Ô ciel !...
Il lit.
« Rassurez-vous... je ne partirai pas... mais a demain dans le salon... à neuf heures... j’ai tant de choses à vous dire !... silence !... »
FLORESTAN.
Bah !... vraiment ?...
EDMOND.
Silence !... ah ! oui... oui... je me tairai, je serai discret... très discret !... Florestan, mon ami, conçois-tu mon bonheur !... un billet mystérieux !... un rendez-vous !... C’est le premier... ah !... j’en mourrai de joie !... Élise !... chère Élise !...
Il baise le souvenir.
FLORESTAN.
Comment !... c’est elle... je comprends, l’agenda oublié... tu es donc aimé ?
EDMOND.
Mais dame !... je le crois... et tu vois, ce billet !...
Monsieur de Ramière paraît au fond, il renvoie le domestique qui l’accompagne et s’avance lentement et sans être vu.
FLORESTAN.
Ah ! c’est une preuve... Un billet !... moi, je n’en ai jamais reçu de ces demoiselles... pour des raisons particulières...
EDMOND, baissant la voix.
Florestan, je ne te cacherai rien, je suis si heureux... je l’aime tant !... je voudrais pouvoir le dire à tout ce que je vois... et...
Apercevant M.de Ramière qui se trouve entre eux deux.
Ciel ! mon père !...
Scène X
FLORESTAN, MONSIEUR DE RAMIÈRE, EDMOND
FLORESTAN.
Son... ah !... il m’a fait une peur !...
MONSIEUR DE RAMIÈRE.
Eh bien ! Edmond !... comme tu me reçois !... on dirait que ma présence te chagrine... te contrarie ?...
EDMOND.
Moi !... peux-tu penser ?...
MONSIEUR DE RAMIÈRE.
Tu baisses les yeux...
EDMOND.
Ah ! mon père...
FLORESTAN.
Le fait est qu’il vous attendait si peu...
MONSIEUR DE RAMIÈRE.
Ta lettre m’a surpris... une si longue absence !... huit jours !... et nous qui ne nous quittons jamais… j’ai craint un malheur... ce cheval fougueux...
FLORESTAN.
Ah ! bien oui... ce n’est pas ça...
MONSIEUR DE RAMIÈRE, le regardant.
Hein !...
EDMOND, vivement.
Mon père ! c’est que ma tante a été si aimable... si pressante... et puis j’ai retrouvé ici un camarade de collège... Florestan... que je vous présente... excellent garçon ; c’est lui qui m’a retenu...
FLORESTAN, saluant.
Monsieur...
À part.
Flatteur, va !...
MONSIEUR DE RAMIÈRE.
Ah !... monsieur... et peut-être d’autres personnes...
Il regarde Florestan, qui se détourne en souriant.
Pourquoi rougir ? ne suis-je pas ton ami... ton confident ?...
FLORESTAN, à part.
Quel brave homme !...
MONSIEUR DE RAMIÈRE.
Voyons !... tu es troublé... inquiet... enfant ! tu es donc...
EDMOND, vivement.
Très content de te voir, mon père...
FLORESTAN, à l’oreille de Monsieur de Ramière.
Amoureux...
MONSIEUR DE RAMIÈRE.
Ah !...
Ritournelle du finale.
EDMOND, allant à la société qui paraît.
Mais voici tout le monde... et ma tante...
MONSIEUR DE RAMIÈRE, bas à Florestan.
Amoureux... et de qui donc ?...
FLORESTAN, bas à Monsieur de Ramière.
De ma cousine... la maîtresse à Virginie... Chut !...
Scène XI
FLORESTAN, MONSIEUR DE RAMIÈRE, EDMOND, MADAME CARIDAN, ÉLISE, ALFRED, PLUSIEURS DAMES et MESSIEURS
CHŒUR.
Air : Finale du premier acte du Duel sous Richelieu.
En ces beaux lieux le sort prospère
Amène encore un voyageur ;
Comme le fils, gardons le père :
Pour nous c’est un jour de bonheur.
L’orchestre joue piano jusqu’à la fin de la scène.
MADAME CARIDAN, entrant après le chœur.
Monsieur de Ramière !... vous, chez moi !... quel bonheur inespéré !... Oh ! point de rancune, soyez le bienvenu... tout est pardonné... vous restez !...
MONSIEUR DE RAMIÈRE.
Madame !... si mon fils le veut...
ÉLISE, entrant, à Alfred, à part.
Non, monsieur, non...
ALFRED, à Élise, à part.
Un refus !
MADAME CARIDAN, à la société.
amis, voici le père de mon Edmond... monsieur de Ramière...
MONSIEUR DE RAMIÈRE, apercevant Élise, à part.
Ô ciel !...
ÉLISE, apercevant Monsieur de Ramière, à part.
Que vois-je ?...
MADAME CARIDAN.
Il faut que les plaisirs l’enchaînent en ces lieux... et d’abord, je ne laisse partir personne...
ÉLISE, à part.
Le comte Eugène !...
MADAME CARIDAN.
Vous, Élise !... C’est convenu...
MONSIEUR DE RAMIÈRE, à part.
Élise !...
ÉLISE, troublée.
Pardon, madame... pardon, bonne amie... cela m’est impossible... En effet, une invitation que j’avais oubliée... Il faut que je parte, il le faut absolument... monsieur Alfred...
Se reprenant.
Pardon... Florestan, voulez-vous dire qu’on mette mes chevaux...
FLORESTAN.
Tout de suite... Je vous demande une place dans votre voiture, ma cousine...
MONSIEUR DE RAMIÈRE, à demi-voix.
Votre cousine... elle !...
FLORESTAN, de même.
Oui, oui... la maîtresse à Virginie.
Il sort par le fond.
MONSIEUR DE RAMIÈRE.
Elle ! grand Dieu !...
ÉLISE.
Son père !...
ALFRED, gaiement, à part.
Elle part...
EDMOND.
Nous partirons ce soir, mon père !...
Ensemble.
ALFRED.
Il faut partir ! tendre et légère,
J’ai cru vraiment perdre son cœur ;
Mais à Paris, bientôt, j’espère,
Je ne craindrai plus de malheur.
MONSIEUR DE RAMIÈRE.
Quel jour affreux soudain m’éclaire !
Quel souvenir trouble mon cœur !
Elle a fait le malheur du père,
Le fils lui devra son malheur.
ÉLISE.
Quel jour affreux soudain m’éclaire !
Quel souvenir trouble mon cœur !
En le fuyant comme son père,
Je vois encor fuir le malheur.
EDMOND.
Quel sentiment involontaire
A tout à coup troublé mon cœur...
Pourquoi trembler devant mon père,
Puisqu’il ne veut que mon bonheur...
LE CHŒUR.
En ces beaux lieux le sort prospère
Amène encore un voyageur ;
Comme le fils gardons le père,
Pour nous c’est un jour de bonheur.
ACTE II
Un salon décoré avec élégance ; à droite et à gauche, au second plan, portes à deux battants, ouvrant sur d’autres pièces. Au fond, au milieu, une cheminée en marbre, au-dessus de laquelle est une glace sans tain donnant sur un jardin. De chaque côté de la cheminée, petites portes. Au premier plan, à droite, une table à ouvrage en acajou, à côté un fauteuil ; sur la table, des papiers, des journaux. Sur le même plan, à gauche, une table carrée couverte d’un tapis vert tombant de tous côtés ; sur la table, écritoire, etc. ; un tapis dans le salon. Entrée du dehors par la gauche.
Scène première
FLORESTAN, seul, ensuite UN DOMESTIQUE
Florestan sort mystérieusement par la porte du fond à gauche, en costume de bal et en claque : il est pâle et défait, et s’avance lentement.
FLORESTAN.
Horrible nuit !... exécrable nuit !... ce n’est pas le tout d’être entré, il faut sortir !... Mais comment ?... par où ?... me voilà, pieds et poings liés, dans une véritable souricière !...
Montrant la porte de droite.
Ici, la chambre de ma cousine qui est chez elle...
Montrant la porte de gauche.
Là le grand salon !... et au bout, dans l’antichambre, deux grands laquais qui n’en bougent pas...
Montrant la porte de gauche au fond.
Par là, le corridor qui va chez Virginie ! ce n’est pas la peine d’y retourner... c’est assez d’une fois... c’est trop même... Mais qui diable se serait attendu !... Depuis notre retour de la campagne, il y a quinze jours, elle paraissait radoucie... vrai !... tout à fait gentille !... Je lui serre la main en passant... bien !... je lui dis des phrases risquées... bien !... et lundi encore je lui envoie un léger cadeau... deux paires de gants et une turquoise qu’elle a reçues !... très bien !... après quoi, je me dis : Il faut en finir ! et pour ça je m’échappe ! hier soir du bal, où était ma cousine... Je rentre, mais plutôt ! que de monter à mon troisième, je m’arrête au premier, où Virginie attend sa maîtresse... Je me glisse par ce corridor jusqu’à sa chambre ; j’avais les yeux en feu... le claque en tête... et l’air conquérant... je fredonnais déjà : La victoire est à nous !... j’entre, et pas du tout... je trouve une femme furieuse, exaspérée... comme madame Dorval... dans une cinquantaine de pièces... qui s’arrache les cheveux, pleure et menace de crier au secours ! Tout à coup, on sonne... ma cousine rentre...pas moyen de sortir... et la vertu de Virginie tient comme un roc !... c’est la Lucrèce du quartier d’Antin !... probablement, la seule... Si bien que je suis obligé de passer galamment la nuit au fond d’un corridor... entre deux portes...
Il tousse.
Je suis abîmé... je suis affaissé... je dois faire peur... je suis sûr que j’ai l’air atroce !...
Air : Restez, restez, troupe jolie.
C’est une chance peu commune !...
J’ai passé par tous les tourments
D’un amant en bonne fortune,
Sans en avoir les agréments !
C’est un horrible contretemps !...
Cette nuit est un vrai supplice !
Abattu, défait, éreinté,
Passe encor pour le sacrifice...
Si j’avais eu l’indemnité !...
Mais je t’en fiche !... pas seulement une chiquenaude !... Ouf !... l’humidité me gagne !... Voyons pourtant...
Écoutant.
J’entends aller et venir, pas moyen... Ah !... Virginie m’a parlé d’une petite porte dans l’angle.
Il va à la porte du fond à droite.
Je crois que c’est là... fermée !...
On entend un grand coup de sonnette.
Ah ! mon Dieu ! qu’est-ce que c’est que ça ?...
Il recule vers la table.
Si on me trouve seul ici avec ce costume... et cet air bête...
Un second coup de sonnette plus fort.
Ah ! voilà une sonnette qui me fait un effet !...
LE DOMESTIQUE, en dehors, à gauche.
Mademoiselle Virginie !...
FLORESTAN.
Ciel !...
Il se trouve près de la table à gauche, et se baisse vivement.
LE DOMESTIQUE, à la porte de gauche.
Mademoiselle Virginie !
Luc femme de chambre paraît à la porte du fond à gauche.
Madame a sonné...
Florestan se glisse sous la table, à l’entrée d’Élise.
Scène II
FLORESTAN, caché, ÉLISE, LES DOMESTIQUES
ÉLISE, un bouquet et une lettre à la main.
Eh bien ! vient-on, quand je sonne ?
À la femme de chambre.
Ah ! mademoiselle, passez chez moi... préparez ma toilette... Allez !...
La femme de chambre entre chez Élise.
FLORESTAN, passant la tête.
Ô Virginie !...
ÉLISE, au domestique.
Qui a apporté cela...
LE DOMESTIQUE.
Ce bouquet, madame ?...
ÉLISE, jetant le bouquet sur la table à gauche.
Eh non !... peu m’importe...
À part.
Un bouquet de lui ! toujours lui !... cet homme me fera mourir...
LE DOMESTIQUE.
C’est monsieur Alfred...
ÉLISE, l’interrompant.
Bien !... bien !... Mais ce papier... cette lettre, qui vous l’a remise ?...
LE DOMESTIQUE.
C’est un domestique que je n’ai jamais vu... il ne portait pas de livrée... il est parti sans attendre de réponse...
ÉLISE.
C’est singulier !...
Le domestique va pour sortir.
Restez.
Il s’arrête dans le fond. Elle continue.
Que signifie cette lettre... ce mystère ?...
Lisant.
« Un ancien ami vous demande avec instance un moment d’entre lien secret... ce matin même ; ne le refusez pas... il a droit à votre pitié. »
S’arrêtant
Et pas de signature !... Aujourd’hui... cela est impossible... le jour de ma fête... j’ai du monde à dîner... quel ennui !...
Regardant la lettre.
À ma pitié !... Allons ! cela me portera bonheur... et j’en ai besoin... Benoît...
LE DOMESTIQUE.
Madame...
ÉLISE.
Écoutez-moi... on viendra sans doute pour avoir une réponse... vous introduirez chez moi...
Montrant la petite porte de droite.
par ici... vous frapperez d’abord... Eh ! mais j’entends une voiture.
LE DOMESTIQUE, regardant à travers la glace.
C’est un tilbury... Monsieur Edmond descend, un bouquet à la main.
ÉLISE.
Edmond !...
FLORESTAN, faisant un mouvement pour se lever.
Je rentre dans le corridor...
Le domestique descend en scène, Florestan se cache de nouveau.
ÉLISE, au domestique.
Allez donc... dites que je n’y suis pas.
Il sort.
Oh ! non !... je ne dois pas, je ne veux plus les recevoir ni l’un ni l’autre... Du courage !... Pauvre Edmond !... un bouquet... et celui-ci...
Courant prendre celui qui est sur la table.
Toujours trembler... toujours tromper... que cela fait mal... quand on aime !...
FLORESTAN, passant la tête.
J’étouffe !...
EDMOND, en dehors.
Eh !... si fait !... si fait !... c’est convenu.
ÉLISE, levant le tapis qui couvre la table, et jetant dessous le bouquet qu’elle tient, en regardant entrer Edmond.
Ah !
Florestan reçoit le bouquet au nez. Le tapis retombe.
Scène III
FLORESTAN, caché, EDMOND, ÉLISE
Edmond est en négligé élégant. Il a une tournure plus dégagée, mais il a l’air inquiet et paraît fatigué.
EDMOND, un bouquet à la main.
Pardon, madame la baronne !... J’ai forcé la consigne...
ÉLISE, d’un ton à moitié sévère.
Mais savez-vous que je pourrais me fâcher ?...
EDMOND.
Eh ! non, de grâce... je vous en prie... je suis si malheureux !... Il ne manquerait plus que cela !...
ÉLISE.
Ô ciel !... qu’avez-vous donc ?... En effet, cet air abattu...
EDMOND.
Rien !... oh ! rien... un peu souffrant !...
ÉLISE.
En ce cas, pourquoi sortir ?...
EDMOND.
Pour vous voir, Élise... Et puis, ce bouquet... que vous deviez recevoir de moi... le premier !... Je suis le premier, n’est-ce pas ?...
ÉLISE, prenant le bouquet.
Sans doute !... il est fort bien... et composé avec un goût !...
EDMOND.
Vous trouvez ?...
FLORESTAN, sortant doucement de dessous la table.
Je suis rompu !...
Il sort par la porte à gauche du fond.
EDMOND.
Vous le porterez ce soir... et non celui d’un autre... Vous me l’avez promis !...
ÉLISE, très tendrement.
Je tiendrai ma parole...
La porte par laquelle Florestan vient de sortir retombe ; elle jette un cri.
Ah !
EDMOND.
Qu’est-ce donc ?
ÉLISE.
Pardon !... cette porte... ce n’est rien...
Portant son bouquet sur la cheminée, et avec beaucoup d’affection.
Mais vous, mon ami, qu’aviez-vous, hier, au bal ? cet air chagrin... À peine avez-vous paru à la danse ?...
EDMOND.
Oui, c’est vrai... vous étiez invitée par monsieur Alfred...cela m’a donné de l’humeur... J’allais partir, lorsque je l’ai vu passer au jeu... je l’ai rejoint... et là, malgré ses sermons, car il prétend m’en faire, j’ai joué contre lui... il jetait l’or sur la table avec un air d’indifférence qui me mettait en fureur... de l’or, je n’en avais plus... mais je jouais sur parole...
ÉLISE.
Imprudent !...
EDMOND.
Air des Scythes.
Oui, madame, au jeu que j’abhorre,
Loin du salon je retenais ses pas...
Je perdais... je jouais encore,
Du moins, madame, il ne vous parlait pas.
J’en étais sûr, il ne vous parlait pas.
Il restait là !... j’y mettais du courage !...
Lorsqu’il croyait au bal vous engager...
J’aurais voulu perdre encor davantage,
Exprès... pour le faire enrager,
Perdre toujours pour le faire enrager !
Oui, toujours... pour le faire enrager !
ÉLISE, lui prenant la main.
Vous tourmenter ainsi, enfant... et ce n’est pas la première fois... cette dissipation...
EDMOND.
Quoi !... vous vous plaignez de me voir briller, comme tous ces jeunes gens qui m’entourent... comme ce monsieur Alfred !... enfant !... oui, je l’étais... l’étude m’a fait perdre mon temps... sans cela, vous m’aimeriez peut-être.
ÉLISE.
Ingrat !... vous m’aimez donc, vous ? Quand, dernièrement encore...
Baissant la voix.
Cette orgie où, mêlé à des étourdis...
EDMOND.
Grand Dieu ! vous savez...
ÉLISE.
Je sais tout...
EDMOND.
Et quel est donc l’infâme qui vous a dit... pardon, pardon... je n’ose lever les yeux... et pourtant mon excuse est là... je n’ai jamais aimé que vous, vous seule... brûlé d’un amour que l’espérance irrite, sans que le bonheur cesse de s’éloigner... que sais-je... mes sens, ma raison égarée... Ah ! vous ne me pardonnerez jamais...
ÉLISE, lui tendant la main.
Puisque je vous aime encore !... Ah !... vous n’en doutez plus !...
EDMOND, lui baisant la main avec transport.
Élise !... cependant, ces assiduités de monsieur Alfred... son air impérieux !...
ÉLISE.
Encore !... mais, ne vous l’ai-je pas dit ? des relations de famille... les biens de mon mari, et ma fortune, qu’il dirige avec talent... pour peu de temps encore... oui, je le dois... il le faut...
À part.
Ah !... si je m’en croyais...
EDMOND.
Si vous aviez entendu avec quelle insolence il nous disait hier encore : « Si une femme m’oubliait pour un autre, je me vengerais d’elle en la perdant... quant à mon rival, je le tuerais !... »
ÉLISE, vivement.
Il a dit cela ?...
À part.
Il le tuerait !...
EDMOND.
Un fat sans délicatesse... qui se joue de l’honneur des femmes... du nôtre quelquefois... aussi ce matin j’étais au supplice... l’idée seule d’être son débiteur...
ÉLISE.
Mais pourquoi ne pas vous être adressé à vos amis... à...
EDMOND, l’interrompant.
Élise !... j’ai voulu tout avouer à la seule personne de qui je puisse recevoir, à mon père !... je n’en ai pas eu le courage...
ÉLISE, émue.
Votre père !... il est donc bien sévère ?
EDMOND.
Oh ! non... ses quarante ans n’en ont pas fait un maître pour moi... c’est un ami qui a mes goûts... qui sourit à mes plaisirs... Si vous saviez... sans aveu, sans confidence de ma part, il a triplé ma pension ! cela ne suffit pas encore... je fais des dettes !... et le moyen de m’en tirer... je ne savais que dire... je n’osais regarder mon père en face... Eh bien ! hier soir, en rentrant, j’ai trouvé sur ma table tous mes mémoires acquittés...
ÉLISE.
Ah !... c’est bien...
Avec embarras.
Et vous ne lui avez jamais parlé de moi...
EDMOND.
Jamais... et c’est ce que je ne puis me pardonner... Lui cacher mes secrets... mon amour... un amour dont je suis fier !... non, cela ne peut durer ainsi... non, Élise, j’ai formé un projet... il le saura... mais d’abord, vous devez l’approuver.
ÉLISE.
Quel projet ?... que voulez-vous dire ?...
EDMOND.
Il va décider de mon sort et du vôtre... écoutez-moi...
LE DOMESTIQUE, annonçant.
Monsieur Alfred de Luzzi...
EDMOND, passant à droite, à part.
Toujours, lui ! et quelle honte !... les cent louis que je lui dois...
Scène IV
ALFRED, ÉLISE, EDMOND
ALFRED, entrant vivement.
Ah ! madame la baronne, je vous demande pardon si...
Apercevant Edmond.
Monsieur Edmond ! c’est singulier !... à Paris comme à la campagne, monsieur est toujours là, quand j’arrive.
EDMOND.
C’est que vous arrivez toujours là, quand j’y suis.
ALFRED.
Monsieur est heureux de vous trouver chez vous, madame, car, depuis quelque temps, je n’ai jamais ce bonheur.
EDMOND, bas à Élise.
Renvoyez-le... il faut que je vous parle... il le faut absolument !...
Il redescend à droite.
ÉLISE.
Monsieur Alfred, je ne m’attendais pas ce matin...
ALFRED.
Pardon, madame... je voulais savoir si ce que je vous ai envoyé...
ÉLISE, vivement.
Oui, oui... je l’ai reçu... je vous remercie.
ALFRED, se rapprochant, bas à Élise.
Et avec ce bouquet... parmi les fleurs... un billet, vous l’avez lu ?
ÉLISE, regardant la table.
Un billet !...
ALFRED, à Edmond, qui vient à eux.
Ah ! monsieur Edmond, j’ai des reproches à vous faire... Que diable !... nous sommes gens à nous revoir... c’est un plaisir que nous avons souvent, comme vous voyez...
EDMOND, à part.
Trop souvent !...
ALFRED.
Eh bien !... vous me traitez comme un inconnu... oui... je vous ai gagné cette nuit cent misérables louis... il n’y a pas de mal... mais ce qui n’est pas bien, c’est de m’avoir envoyé ce matin mon argent... comme si je ne pouvais pas attendre...
EDMOND, regardant Élise.
Votre argent, monsieur...
ALFRED.
Sans doute... à mon réveil, votre domestique, la livrée de votre père...
ÉLISE, à part.
Ah ! je comprends...
EDMOND, à part.
Mon père...
ALFRED.
Je ne vous en veux pas pour cela... mais il fallait me traiter en ami... car je suis votre ami...
Bas à Élise.
Renvoyez-le donc...
EDMOND.
Vous êtes trop bon.
Bas à Élise.
Un mot... un seul mot...
ÉLISE, avec embarras.
Pardon, messieurs... je ne vous attendais qu’à l’heure du dîner...
EDMOND, à part.
Voilà qui est clair... je ne partirai pas le premier.
ALFRED, à part.
Je ne sais s’il comprendra, le petit... je reste.
ÉLISE.
Il faut que je passe chez moi... à ma toilette...
On entend frapper à la petite porte à droite. Élise étonnée.
Ah !...
EDMOND.
On a frappé.
ALFRED, indiquant la porte.
Oui... à cette petite porte.
ÉLISE, vivement.
C’est bien ! c’est bien ! je sais ce que c’est... une lettre que j’ai reçue... un rendez-vous qu’on m’a demandé.
EDMOND.
Un rendez-vous ?
ALFRED.
Vous l’avez accordé ?
ÉLISE.
On implorait ma pitié...
On frappe de nouveau.
ALFRED.
À la bonne heure ! je sors, madame.
À part.
Mais je ne m’éloigne pas.
EDMOND, bas.
Je sors, mais bientôt...
À part, regardant la petite porte.
Par là, aussi !...
ALFRED et EDMOND.
Air de la Tentation.
Éloignons-nous par prudence ;
D’ici feignons de sortir...
Et ce mystère, je pense,
Je saurai le découvrir.
ALFRED, observant Élise.
Quel trouble agite son âme !
EDMOND.
Pour qui donc ce rendez-vous...
ALFRED.
Nous sortons !... adieu, madame...
Eh bien !...
EDMOND, le faisant passer le premier.
De grâce, après vous !...
Ensemble.
ÉLISE, à part.
Cachons bien en leur présence
L’effroi qui vient me saisir !...
Quel état !... quelle souffrance !
Ah ! vivre ainsi... c’est mourir !...
EDMOND et ALFRED.
Éloignons-nous par prudence ! etc.
Ils sortent par la gauche.
Scène V
ÉLISE, MONSIEUR DE RAMIÈRE
ÉLISE, seule.
Ah !... ce billet !...
Elle pousse la table et ramasse le bouquet qu’elle avait jeté dessous.
LE DOMESTIQUE, ouvrant la petite porte.
Ici, monsieur !...
Monsieur de Ramière entre et regarde vers le fond.
ÉLISE, jetant le bouquet sur la table.
Ciel !... vous !...
Au domestique.
Sortez ! sortez !...
MONSIEUR DE RAMIÈRE, à part.
Oh ! c’était sa voix !...
ÉLISE.
Vous ! vous, monsieur... qui venez chez moi en suppliant ?...
MONSIEUR DE RAMIÈRE.
Et comment voulez-vous qu’y paraisse un père qui vient tous redemander son fils ?
ÉLISE.
Monsieur le comte...
MONSIEUR DE RAMIÈRE.
Voilà ce qui m’amène, madame... et sans cela, vous le pensez bien, je n’aurais jamais fait cette démarche... jamais je n’aurais recherche une vue, une parole... qui devait réveiller tant de souvenirs... rouvrir tant de blessures !...
ÉLISE.
Ah ! je vous crois !...
MONSIEUR DE RAMIÈRE.
Edmond était ici... à l’instant !... il y était... car c’est ici qu’il vient... qu’il s’égare, qu’il se perd... rendez-le-moi...
ÉLISE.
Quel langage !... suis-je donc placée si bas dans votre opinion, que vous m’accabliez de votre mépris !... Suis-je une femme perdue... pour qu’un père vienne lui-même, chez moi, me demander impérieusement de lui rendre son fils !...
MONSIEUR DE RAMIÈRE.
Mais cet outrage, si c’en est un... ne pouviez-vous le prévenir ? enchaîner mon fils à vos pieds !... vous n’avez donc pas craint que son père indigné vînt vous rappeler...
ÉLISE.
Grâce, grâce, monsieur !... lorsque je l’ai vu pour la première fois, je ne vous connaissais pas... et plus tard, quand vous m’êtes apparu... quand il vous a nommé... Oh ! j’ai tremblé... j’ai frémi... le passé s’est dressé devant moi... horrible... sanglant !... J’ai voulu fuir et le père qui me rappelait tant de malheurs, et le fils qui peut-être m’en apportait de nouveaux... Mais Edmond était sur mes pas... il me poursuivait de son amour, il m’en accablait... et peut-être ne pouvais-je lui refuser... une amitié dont le nom qu’il porte me faisait un devoir.
MONSIEUR DE RAMIÈRE.
De l’amitié !... oui... je la connais cette funeste amitié, qui exalte, qui trompe, qui tue...
ÉLISE.
Monsieur !...
MONSIEUR DE RAMIÈRE, avec une émotion concentrée.
Écoutez-moi, Élise !... j’ai été bien malheureux... je le suis encore... tous mes maux sont votre ouvrage... je ne viens pas vous les rappeler... me les rappeler à moi-même... non, grâce au ciel ! je suis calme... je veux l’être... Mais de ces biens, qui durent charmer ma vie, jeune encore... un seul m’est resté... qui me consolait au moins de la perte des autres c’est mon fils... pour qui j’ai vécu... par qui j’étais heureux...et ce dernier espoir, cet unique bien, vous venez encore me le ravir !...
ÉLISE.
Grand Dieu !... mais je vous jure...
MONSIEUR DE RAMIÈRE.
Il vous aime ! et vous-même...
Mouvement d’Élise.
Oui, vous l’aimez... d’amitié, d’amour... peu m’importe !... En faut-il davantage pour égarer cette jeune tête... pour irriter le feu qui le dévore ?... et déjà, voyez... il abandonne cette carrière que j’avais ouverte pour lui... je n’ai plus sa confiance comme autrefois... quand tous ses secrets s’épanchaient dans mon sein... Ah ! cela ne pouvait durer ainsi... je le savais bien... mes yeux se fermaient d’avance sur des fautes que l’âge amène et justifie... Une première folie, disais-je ; mais non, c’est un premier amour, un amour délirant qui l’a arraché de mes bras pour le jeter à vos pieds... et les poisons dont vous l’enivrez...
ÉLISE, avec dignité.
Comte de Ramière !...
MONSIEUR DE RAMIÈRE.
Ah ! pardon ! le malheur m’a rendu injuste... Vous êtes coquette, légère... mais votre cœur était pur... Et ces vertus que je respectais... que je dois, que je veux respecter encore en vous, voilà ce qui vous livre le cœur de mon Edmond !... ce cœur déjeune homme que le bonheur me rendrait peut-être... Mais non ! il vous aime de toutes les forces d’une passion que l’espoir, que le malheur ne fait qu’irriter... Il vous aime comme un fou... comme un insensé... comme je vous aimais... Il y a, quatre ans... c’était hier !... l’âge ne m’excusait pas, alors... et pourtant, là... toujours là !... j’oubliais les devoirs qui m’étaient imposés, pour vivre à vos genoux... pour m’enivrer de vos regards, de vos paroles... pour moi, plus d’amis... plus de fils, plus de patrie !... vous étiez si belle, et vous laissiez tomber dans mon cœur tant d’espérances !... Vous le rappelez-vous ? j’étais fier, j’étais heureux, je n’avais plus que vingt ans... Quel beau jour !... quel beau rêve !... et le lendemain, du sang !...
ÉLISE, poussant un cri.
Ah !
MONSIEUR DE RAMIÈRE.
Pitié pour mon fils !... ne le conduisez pas à cet affreux réveil ; brisez une chaîne où le bonheur est impossible.
ÉLISE, vivement.
Et si je l’aimais !... si cet amour était mon supplice... s’il expiait...
MONSIEUR DE RAMIÈRE.
Mais moi aussi, vous m’aimiez ! j’avais vos serments... vous deviez, vous pouviez être à moi !... vous me l’aviez juré... vous ne vous en souvenez donc plus... Et pourtant un caprice de femme a tout changé... votre perfidie m’a donné un rival... que j’ai combattu, que j’ai blessé !... vous étiez bien jeune encore, vous étiez une enfant... je le sais... Mais quatre ans de plus... qu’est-ce donc ? et vous croyez que moi, qui dois veiller au bonheur de mon fils, à son avenir que je faisais si beau !... je consentirais ?...
ÉLISE.
Ah ! que vous vous vengez cruellement ! vous ne savez pas... Mais parlez... ordonnez... monsieur le comte... que voulez-vous de moi...
MONSIEUR DE RAMIÈRE.
Ce que je veux !... ne soyez pas sans pitié... cédez à mes prières !... servez-vous de votre empire pour arracher de son cœur l’amour qui le consume... un espoir insensé... rendez-moi mon bien... ma vie... mon fils !...
ÉLISE.
Eh ! croyez-vous qu’il soit en mon pouvoir ?...
Se reprenant.
Air de Teniers.
Mais, oui, monsieur, oui, j’en fais la promesse,
Ces nœuds si chers, c’est moi qui les romprai !
Lui-même ici, je l’attends...
MONSIEUR DE RAMIÈRE.
Ma tendresse
Compte sur vous !...
ÉLISE.
Je vous obéirai...
Et si jadis, trop fière de mes charmes,
J’ai déchiré ce cœur tendre et jaloux...
Soyez content ! j’en atteste mes larmes,
Ah ! désormais je suis quitte avec vous.
MONSIEUR DE RAMIÈRE.
Qu’avez-vous... ô ciel !...
ÉLISE.
Eh ! que vous importe !... cette douleur... ces larmes... vous ne les voyez pas !... vous ne sauriez comprendre...
MONSIEUR DE RAMIÈRE.
Votre douleur !... et la mienne ?... en avez-vous eu pitié ? l’avez-vous oublié, ce désespoir d’un malheureux qui vous adorait, et qui aujourd’hui même en vous retrouvant...
Revenant à lui.
Ah ! je me croyais plus de calme et de courage !... adieu, madame... adieu... je vous reverrai encore une fois... ici, bientôt... pour savoir mon sort... car je ne m’éloigne pas... Ah ! vous me rendrez mon fils... Élise, à ce prix... j’oublie tout... je me tais... tout est pardonné...
ÉLISE.
Monsieur...
MONSIEUR DE RAMIÈRE.
Adieu !...
Il s’arrête à la petite porte et se retourne, Élise est près de lui, et il lui dit avec beaucoup de douceur.
Mais rendez-le-moi !
Il sort ; Élise fait un pas vers sa chambre et tombe dans un fauteuil près de la cheminée, en se cachant la figure avec son mouchoir.
Scène VI
FLORESTAN, ALFRED, ÉLISE
ALFRED, ouvrant la porte à gauche, sans entrer.
Je n’entends plus rien... je puis...
FLORESTAIN, ouvrant la porte du fond à gauche.
Personne !... ma foi, au petit bonheur !... je me risque.
Il descend vivement le théâtre et va tomber dans les bras d’Alfred, qui entre.
ALFRED.
Qu’est-ce que c’est que ça !
Élise étonnée les regarde.
FLORESTAN.
Ça ! c’est un homme !... permettez !...
ALFRED, le retenant.
Un moment ! eh ! mais... c’est monsieur Florestan...
FLORESTAN.
Me voici pris flagrante delicto, comme on disait au collège Stanislas.
ALFRED.
Et en costume de bal, encore... il paraît que depuis hier...
FLORESTAN, lui mettant la main sur la bouche.
Chut !... pas un mot de plus !...
Élise se lève.
Entre hommes !...entre hommes !...
ALFRED.
Comment !... est-ce que...
À part.
Ce serait un peu fort, par exemple !...
FLORESTAN.
Oui, c’est cela !... vous y êtes !... je vais me coucher... bonsoir...
Il va pour sortir.
ALFRED, le retenant.
Eh ! non, restez !... je le veux...
ÉLISE, qui s’est avancée, et se trouve entre eux.
Et moi aussi...
FLORESTAN, à part.
Ciel !... ma cousine... ça devient perplexe.
ALFRED, d’un air piqué.
Pardon, madame, je me retire... si c’est un mystère...
ÉLISE.
C’en est un sans doute, pour moi du moins... et monsieur Florestan va m’apprendre ce que signifie sa présence chez moi, cette nuit...
FLORESTAN.
Oh !... cela signifie...
Légèrement.
Une bagatelle... une bêtise... tout ce qu’il y a de plus bête au monde...
À part.
Ils ne savent pas jusqu’à quel point c’est vrai.
ALFRED.
Bête, je ne dis pas... mais, n’importe : c’est une conduite fort équivoque.
FLORESTAN.
Pas le moindrement...
ALFRED.
Laissez donc !...
FLORESTAN.
Quand je vous assure... Mais, parbleu ! je suis trop aimable de vous écouter... Je n’ai pas de compte à vous rendre.
ALFRED.
Eh ! mais... vous le prenez bien haut, mon cher !...
FLORESTAN.
Je le prends de ma hauteur naturelle, mon cher !...
ÉLISE.
Messieurs !... en effet, cela ne regarde que moi...
À demi-voix à Alfred.
que moi, monsieur... et je vous dispense d’un intérêt qui me fatigue à la fin...
ALFRED, à demi-voix, à Élise.
À la bonne heure... nous commençons à nous entendre...
ÉLISE.
Répondez-moi, Florestan... que faisiez-vous ici ?...
FLORESTAN, à part.
Ô malheureuse fille !...
ALFRED, allant pour sortir en souriant.
Ma présence, peut-être...
ÉLISE.
Non !... demeurez...
À Florestan.
Voyons... répondez...
FLORESTAN.
Puisqu’il le faut... puisqu’il n’y a pas moyen de sortir de la souricière... où ma passion désordonnée... je vous dirai, ma cousine... mais à vous seule...
Il s’éloigne d’Alfred, qui a pris un journal et le lit.
ÉLISE.
Parlez !... saurai-je enfin ?...
FLORESTAN, à demi-voix.
Tout, ma cousine... si vous savez deviner...
ÉLISE.
Parlez clairement...je n’aime pas les énigmes...
FLORESTAN, à part.
Je suis sur une braise effrayante !...
ÉLISE.
Eh bien ! monsieur ?...
FLORESTAN, toujours à demi-voix.
Eh bien ! ma cousine... puisqu’il faut vous l’avouer... c’est une erreur... c’est-à-dire, non !... une imprudence !... une simple imprudence d’un jeune homme... sensible...
Soupirant.
trop peut-être... et qui a la faiblesse d’aimer... d’idolâtrer un sexe !... dans lequel est comprise une femme de chambre...
Air de la Sentinelle.
L’astre des nuits dans son paisible éclat...
D’un corridor vient m’éclairer l’entrée !
Aventureux, mais toujours délicat,
J’ouvre en tremblant une porte vitrée...
Une soubrette aux farouches appas,
M’a fait passer la nuit la plus horrible !
Bas.
Voilà tout !... je le dis bien bas,
Et si vous ne comprenez pas,
Être plus clair m’est impossible,
Tout à fait impossible !...
ÉLISE, regardant la porte du fond à gauche.
Il suffit, monsieur !...
Elle sonne, et va prendre une bourse dans un coffre sur la cheminée.
FLORESTAN, à part.
Ma foi, tant pis !... il n’y avait pas moyen...
ALFRED.
Qu’est-ce donc...
FLORESTAN, à Élise.
Mais je vous jure, ma cousine, que ma délicatesse...
Le domestique paraît.
ÉLISE, au domestique.
Benoît... approchez... Tenez, vous allez remettre cette bourse à mademoiselle Virginie... Dites-lui de sortir de chez moi sur-le-champ...
FLORESTAN, immobile.
Bah !
ALFRED.
Comment !... il se pourrait... Virginie !... Ah ! ah ! ah ! ah ! pauvre garçon !...
Il s’approche pour prendre la main d’Élise, qui la retire vivement.
À bientôt...
Regardant Florestan.
Ah ! ah ! ah ! désolé, mon cher... Ah ! la plaisanterie est délicieuse !...
FLORESTAN, riant de force.
Ah ! ah ! ah !... oui, délicieuse !...
Alfred sort.
Le diable t’emporte, va !...
Scène VII
FLORESTAN, ÉLISE, MONSIEUR DE RAMIÈRE
ÉLISE, regardant sortir Alfred.
Quelle insolence !... Ah ! j’aurai du courage... et dussé-je me perdre !...
FLORESTAN.
Mais, ma cousine...
ÉLISE.
C’est bien !... je ne vous en veux pas, à vous.
FLORESTAN.
Permettez... c’est que chasser Virginie, c’est abominable... c’est absurde... c’est le comble de l’injustice !... Ce n’est pas la vertu qui lui manque... au contraire... l’infortunée n’en a que trop.
ÉLISE.
Ah ! de grâce... laissez-moi...
Musique à l’orchestre. Monsieur de Ramière entre vivement par la petite porte dérobée.
MONSIEUR DE RAMIÈRE.
Madame !... mon fils !... c’est lui !... c’est Edmond !...
FLORESTAN.
Monsieur de Ramière !... d’où sort-il ?
ÉLISE.
Comment ?...
MONSIEUR DE RAMIÈRE.
Je quittais votre hôtel... et je n’ai eu que le temps de rentrer précipitamment... pour ne pas le rencontrer... il me suit !... il est sur mes pas !... vous savez ce que vous m’avez promis ?...
ÉLISE.
Oui, monsieur... oui !... retirez-vous...
FLORESTAN.
Non, ma cousine... pas avant que le sort de Virginie...
ÉLISE.
Je n’y changerai rien... elle partira !...
Elle monte à la petite porte de droite.
MONSIEUR DE RAMIÈRE.
Venez, monsieur...
FLORESTAN, à demi-voix, à part.
Ah ! c’est affreux !... être si cruelle pour les autres, quand elle-même !...
MONSIEUR DE RAMIÈRE, qui l’écoute.
Plaît-il ?
FLORESTAN, de même.
Mais je reviendrai... je lui montrerai ce billet de monsieur Alfred ; billet doux, qui était dans le bouquet qu’elle m’a jeté au nez... et il faudra bien...
MONSIEUR DE RAMIÈRE, à part.
Que dit-il ?... Un billet de monsieur Alfred !...
ÉLISE, revenant entre eux.
Le voici... Ah ! sortez... sortez !...
FLORESTAN.
À ce soir, inflexible cousine...
Il sort par la gauche.
MONSIEUR DE RAMIÈRE, suivant Florestan.
Je ne le quitte pas...
Edmond paraît à l’instant même, et l’orchestre s’arrête brusquement.
Scène VIII
ÉLISE, EDMOND
EDMOND.
Vous êtes seule ?...
ÉLISE.
Vous voyez...
EDMOND.
Pardon... c’est qu’il m’a semblé que quelqu’un montait précipitamment devant moi...
ÉLISE.
En effet !... vous ne vous trompiez pas... quelqu’un qui sort d’ici...
EDMOND.
Ah ! mon Dieu !... ce trouble !... Et qui donc ?
ÉLISE.
Votre père !...
EDMOND.
Mon père chez vous !... il vous a vue ?... Ah ! tant mieux !...
ÉLISE.
Tant mieux !...
EDMOND.
Eh ! oui, sans doute ! il vous a vue ! il vous connaît... vous, si bonne !... si belle !... Il me semble qu’à présent j’aurai plus décourage pour lui avouer mon amour... mes projets, mes espérances...
ÉLISE.
Malheureux !... ah ! gardez-vous-en bien.
EDMOND.
Que voulez-vous dire ?... Il vous parlait de moi...
ÉLISE.
Oui, de vous... qu’il venait me redemander... de vous, qu’il veut me forcer à désespérer, à bannir de chez moi... à ne revoir jamais...
EDMOND, comme accablé.
Ah ! il veut vous forcer !... et vous avez répondu ?...
ÉLISE.
J’ai promis d’obéir !...
EDMOND.
Élise !... vous avez promis ?...
Souriant.
Oh ! non, n’est-ce pas ?... vous, me bannir !... me chasser !... c’est impossible...
ÉLISE.
Edmond !... il suppliait... il ordonnait !...
EDMOND.
Il ordonnait !... et vous ne lui avez donc pas dit que je vous aimais... que cet amour est mon bonheur... ma vie !... que vous perdre, c’est mourir !... vous ne lui avez donc pas... mais non, non !... vous n’avez rien dit !... votre âme est restée froide... muette !... elle n’a pas eu un regret, une prière pour l’émouvoir... Me chasser !... ah ! madame...
ÉLISE.
Edmond !... Edmond !... remettez-vous, du courage... et surtout ne soyez pas injuste comme votre père !
EDMOND.
Injuste ! oh ! oui, il l’est !... Me traiter comme un esclave comme un enfant !... Mais vous, Élise... vous ne répondez pas... vous détournez les yeux... mais non, vous ne m’avez jamais aimé... vous me trompiez.
ÉLISE.
Ah ! vous ne le croyez pas... Edmond... vous le savez bien !... je ne rougis pas de l’avouer... Du jour que je vous vis chez votre tante, je ne sais ce qui se passa en moi... Votre franchise, votre âge si proche du mien... ces souvenirs si doux qui vous ramenaient à mes pieds... tout en vous éveillait dans mon cœur ce sentiment que je n’avais pas encore éprouvé... j’aimais... oui, j’aimais pour la première fois, comme vous... ah ! pourquoi vous éloignait-on du monde ?... Pourquoi veniez-vous si tard dans ce château ? si tard...
EDMOND.
Madame.
ÉLISE.
Depuis ce jour... ah !... j’en atteste le ciel... mes larmes... votre respect, Edmond !... depuis ce jour, c’est vous que j’ai aimé... vous seul... comme un ami... comme un frère ! Jugez donc du désespoir que j’ai renfermé là... quand votre père est venu vous réclamer... me reprocher de vous avoir perdu !... Edmond !... Edmond... vous me justifierez.
EDMOND.
Élise...
ÉLISE, très émue.
Air : Dans un vieux château de l’Andalousie.
Pour vous, oui, pour vous j’aurai du courage...
Ce que j’ai promis... Je dois le tenir !
Entre vous et moi, ce cœur qu’on outrage,
N’a pas balancé... dussé-je en mourir !...
Cherchez le bonheur près de votre père,
Vivez pour lui seul !... oubliez, hélas !...
Que je vous aimais... que je vous fus chère,
Ingrat !... mais du moins ne m’accusez pas !
EDMOND.
Eh bien ! mon sort est décidé... Toujours seul, triste, jaloux... c’est un supplice que je ne puis supporter plus longtemps... non, je ne puis vivre ainsi... Élise, vous serez à moi...vous serez ma femme.
ÉLISE.
Moi ! mais vous n’y pensez pas !...
EDMOND.
Oui, c’est là mon projet... ma résolution... que je voulais vous apprendre... que je dirai à mon père...
ÉLISE.
Oh ! taisez-vous !
EDMOND.
Puisque vous m’aimez... puisque mes vœux sont les vôtres... regardez-moi donc, Élise... mon amie, ma femme... à moi... à moi !... Ah ! si vous saviez... depuis que cette idée est entrée dans mon cœur... je ne me contiens pas de joie... j’en suis fou !... Vous consentez ! n’est-ce pas ? vous consentez ! dites un mot... un seul...
ÉLISE.
Oh non !... ne parlez pas ainsi... il ne m’est plus permis... Ah ! laissez-moi mon courage ! vous ne savez pas ce qu’il y il là de regrets !... et le monde injuste pour moi... votre père lui-même...
EDMOND.
Eh !... que m’importe le monde !... et mon père... s’il était assez cruel... Oh ! parlez, Élise !... consentez... et, pour être à vous, je braverai tout !... oui, tout !... fût-ce mon père lui-même.
Il aperçoit son père, qui est entré parla gauche et qui a entendu les derniers mots.
Ah !...
Monsieur de Ramière regarde Élise, qui baisse les yeux... et lui montre son fils qu’elle n pu décider... Elle sort lentement sur ce geste.
Scène IX
MONSIEUR DE RAMIÈRE, EDMOND
MONSIEUR DE RAMIÈRE.
Tout, Edmond !... fût-ce ton père lui-même.
S’approchant de lui, et très tendrement.
Ton père !...
Edmond lui saisit la main sans le regarder.
Tu n’oses le regarder ! tu crains de rougir devant lui...
EDMOND.
Rougir !... oh ! non... jamais !...
MONSIEUR DE RAMIÈRE.
Je n’ai donc plus ta confiance ?...
EDMOND.
Si fait !... j’allais sortir, mon père, pour rapprendre... t’apprendre...
MONSIEUR DE RAMIÈRE.
Quoi donc ?... m’apprendre ? achève !...
EDMOND, avec détermination.
Eh bien !... que j’aime madame d’Offely... que j’en suis aimé... et qu’enfin... je veux, je veux l’épouser...
MONSIEUR DE RAMIÈRE, avec force.
L’épouser... elle y consent ! mais toi, Edmond... as-tu pensé que ton père consentirait ?...
EDMOND.
À mon bonheur ?... oui, mon père, oui, je l’ai pensé... Tu n’as jamais été un maître pour moi ; mais l’ami le plus tendre.
MONSIEUR DE RAMIÈRE.
Oui, Edmond !... tu dis vrai !... j’ai toujours été ton ami... Resté seul, bien jeune encore... je jurai de vivre pour toi... pour toi seul... je te consacrai tous mes instants... Élevé près de moi... sous mes yeux... je préférais à l’éclat, aux plaisirs du monde, ces jeux où je redevenais enfant pour les avec toi... Plus tard, je suivais avec orgueil tes progrès que j’avais préparés moi-même... les triomphes qui étaient mon ouvrage !... Je n’avais qu’une ambition, c’était d’assurer un| avenir brillant à mon ami, à mon élève... à mon fils !... Cet avenir, c’était le mien... et jamais l’idée d’un autre mariage... si fait !... si fait !... une fois... une seule fois... il y a quatre ans !... ah ! je croyais en avoir été assez puni...
EDMOND.
Mon père !...
MONSIEUR DE RAMIÈRE.
Et quand je louche au but de tous mes vœux, de tous mes désirs... quand cette vie à laquelle j’ai rattaché la mienne, est si belle, si riche d’années et d’espérances... quand, pour m’assurer ta confiance, j’ai tout sacrifié, tout... tu me quittes, tu m’abandonnes !... tu me laisses là... seul... seul au monde...tu renonces à tes travaux, à ton état, pour te mêler à ces oisifs dont tu as pris et le luxe et les travers !... Je vois se flétrir, tomber une à une toutes ces qualités que j’avais mises dans ton cœur... Tu rougis devant moi... tu te caches... et je paie à ton insu tes fautes, que d’autres m’ont révélées !... et je suis réduit à venir chercher tes secrets aux pieds d’une coquette... à l’amour, aux pièges de laquelle peut-être, toi enfant, tu veux que je livre ton avenir... ta vie tout entière... Non, non... je mourrai de ton ingratitude... mais ton malheur... je n’y consentirai jamais !...
EDMOND, d’un ton très caressant.
Mon père !... mon père !... je n’ai rien oublié... rien de ce que je te dois... mais en ce moment n’es-tu pas injuste pour moi ?... pour toi-même et pour elle aussi !... Oh !... reviens à toi... ne me condamne pas... nous ne te quitterons plus... nous serons deux pour t’aimer.
MONSIEUR DE RAMIÈRE.
Laisse-moi.
EDMOND.
Tu l’as vue, mon père... elle est si belle... et si tu savais que de bonté... que de vertus !...
MONSIEUR DE RAMIÈRE.
Je la connais...
EDMOND.
Ah !...
MONSIEUR DE RAMIÈRE.
Je la connais, te dis-je... tu ne sais pas ce que sa coquetterie peut causer de douleur et de larmes... apprends donc que moi aussi...
EDMOND.
Toi ?...
MONSIEUR DE RAMIÈRE, se reprenant.
Oui, moi... j’ai eu un ami qui l’aimait... qui se croyait aimé d’elle... il avait sa parole... et un rival également aimé... mais plus heureux... qui reçut un coup d’épée... et qu’elle épousa pour finir le roman.
EDMOND, étonné.
Ah ! peut-être était-ce un étourdi, l’autre ?
MONSIEUR DE RAMIÈRE.
Non... un homme d’honneur... qui avait deux fois son âge.
EDMOND, légèrement.
Alors, c’est cela... elle ne pouvait l’aimer que comme un père... moi, je suis jeune... je serai trop heureux pour être jaloux...
MONSIEUR DE RAMIÈRE.
Mais tu te crois donc seul...
EDMOND.
Dans son cœur ! assurément...
MONSIEUR DE RAMIÈRE.
Tu le crois ?... eh hien !... si elle te trahissait... si elle en aimait un autre... si tu étais lâchement joué...
EDMOND.
Oh non ! c’est impossible !...
MONSIEUR DE RAMIÈRE.
Impossible !... c’est un secret qui n’est pas à moi... que je devais respecter... je l’espérais... mais puisque c’est le moyen de te sauver...
Lui remettant un papier.
Tiens, lis...
EDMOND, regardant son père.
Mon père !... un billet !...
Il va pour l’ouvrir, s’arrête et le froisse.
MONSIEUR DE RAMIÈRE.
Tu ne l’ouvres pas ?...
EDMOND.
Je n’ose !... j’ai peur...
Regardant alternativement le billet et son père.
Élise !... D’où le tiens-tu donc... mon père ?...
MONSIEUR DE RAMIÈRE.
Que t’importe ?...
EDMOND, l’ouvrant.
Un billet !...
MONSIEUR DE RAMIÈRE, lui montrant la date.
De ce matin...
EDMOND.
Oui, oui...
Lisant.
« Ma chère Élise ! »
S’interrompant.
Ah ! ce n’est pas d’elle...
MONSIEUR DE RAMIÈRE.
Poursuis donc...
EDMOND, lisant.
« Ma chère Élise, voilà mon bouquet... il vous rappellera la promesse que vous m’avez faite hier soir, au bal, de congédier notre petit écolier... »
Il s’arrête, et regardant son père.
« La promesse que vous m’avez faite... »
MONSIEUR DE RAMIÈRE.
L’écolier... c’est...
EDMOND, vivement.
Ah ! passons...
Lisant.
« Je sais qu’il est trop niais pour me donner des craintes ; mais finissez-en... si vous voulez éviter un éclat qui vous perdrait !... »
MONSIEUR DE RAMIÈRE.
Qui la perdrait !...
EDMOND, suffoqué.
« À ce prix, amour et discrétion... Alfred... »
S’efforçant de sourire.
Alfred !... oui... c’est bien cela !... elle avait promis... et sa discrétion... Sa...
Il tombe en sanglotant dans les bras de son père.
Ah ! mon père !...
MONSIEUR DE RAMIÈRE.
Edmond !... mon ami... reviens à toi... c’est affreux !... infâme !... Je comprends ta douleur !... je l’ai connue... mais toi, tu m’as consolé... Viens ! viens, mon fils, je te reste !... je te consolerai. On vient !... sois homme, Edmond.
EDMOND.
Oui... oui ; demande ta voiture... partons... mais dans un instant... Je ne puis... Ah ! mon père !...
Il tombe accablé dans un fauteuil.
MONSIEUR DE RAMIÈRE.
Tout de suite... mes gens sont là !...
Il sort par la petite porte du fond à droite.
Scène X
ALFRED, FLORESTAN, EDMOND
L’orchestre joue l’air : La belle nuit, la belle fête.
FLORESTAN.
Certainement, je dîne ici... d’abord, parce qu’on y dîne très bien... et puis, c’est qu’il me faut une explication...
Cherchant sur lui.
Pourvu que je trouve ce maudit billet... Ah ! tiens... Edmond.
ALFRED, entrant.
Ah ! madame la baronne n’a pas encore paru...
EDMOND, se levant vivement.
C’est lui !...
L’orchestre s’arrête.
FLORESTAN.
Hein !... qu’est-ce que tu as ?... Dieu ! comme il est pâle !...
ALFRED.
Qui donc ?... monsieur Edmond...
EDMOND, passant vivement à lui.
Que me voulez-vous, monsieur ?...
ALFRED.
Moi... enchanté de savoir de vos nouvelles...
EDMOND.
Vous êtes un insolent !...
ALFRED.
Monsieur !...
FLORESTAN.
Edmond... tu as tort... Edmond !...
EDMOND.
Oui, un insolent !... à qui, tout écolier que je suis, je pourrais bien donner une leçon.
FLORESTAN.
Ah çà !... est-il crâne... est-il crâne !...
ALFRED, avec une froideur dédaigneuse.
Une leçon... soit, monsieur Edmond !... il y a longtemps que je désire en recevoir une de vous.
FLORESTAN.
Allons !... il se fait une affaire...
EDMOND, se rapprochant d’Alfred.
Votre heure... votre arme... le lieu ?...
ALFRED.
Dix heures... l’épée... la porte d’Auteuil...
EDMOND.
J’y serai...
Il s’éloigne d’un air de triomphe.
FLORESTAN, à Edmond.
Prends garde... il est très fort...
EDMOND, apercevant son père qui rentre.
Silence !...
MONSIEUR DE RAMIÈRE, après les avoir tous observés, prenant la main de son fils, et bas.
L’heure ?...
EDMOND.
Mon père !...
MONSIEUR DE RAMIÈRE, même jeu.
L’heure ?
Hésitation d’Edmond.
L’heure !
EDMOND.
Dix heures !
Scène XI
ALFRED, FLORESTAN, EDMOND, ÉLISE, parée
Un domestique paraît dans le fond une serviette sur le bras. L’orchestre reprend jusqu’à la fin.
ÉLISE.
Pardon, de grâce... je me suis fait attendre.
Elle jette un coup d’œil sur Edmond.
ALFRED, légèrement.
Justement, madame la baronne, on vient vous annoncer que vous êtes servie...
ÉLISE.
Messieurs !... eh ! mais... quel air d’inquiétude !... qu’est-ce donc ?
ALFRED.
Rien, madame... rien.
FLORESTAN, bas à Élise.
Il faut que je vous parle, ma cousine.
Elle le regarde.
Après dîner... les affaires avant tout.
Il remonte.
ALFRED, très gaiement.
Allons, du plaisir, de la gaieté... c’est encore un beau jour !
Il offre la main à Élise.
MONSIEUR DE RAMIÈRE, à l’oreille d’Élise, au moment où elle se détourne pour sortir.
Un beau jour... un beau rêve !... et le lendemain, du sang !
ÉLISE, repoussant la main d’Alfred, et jetant un cri d’effroi.
Ah !
Elle regarde avec inquiétude Monsieur de Ramière et Edmond qu’il retient.
ACTE III
Un petit salon élégant. Au fond un divan ; au-dessus des tableaux et deux fleurets suspendus. À gauche du divan, la porte d’entrée. Au second plan, à droite, porte de la chambre de Florestan. À gauche, une causeuse. Au premier plan, à droite, une cheminée élégante. Une pendule ; une boîte à cigares, etc. Sur une chaise au fond, une guitare ; fauteuils, etc.
Scène première
FLORESTAN, ALEXIS
Au lever du rideau, on entend sonner fortement.
FLORESTAN, de l’appartement à droite.
Mon domestique !... que diable, Alexis !...
On sonne plus fort.
Attendez donc !... Eh ! mais, on attend !... mon domestique !...
Il paraît achevant de passer une grande robe de chambre à ramages ; il a un bonnet grec, des pantoufles rouges et une chemise de couleur sans cravate.
Pourriez-vous me faire le plaisir de me dire où est mon domestique Alexis ?...
On sonne plus fort.
Eh bien ! oui... on y va... Ah ! il ouvre... c’est bien heureux ! drôle, il est encore plus paresseux que moi...
Alexis paraît.
Fainéant !
ALEXIS, entrant par la porte du fond à gauche.
Mais, monsieur, je viens de faire des courses.
FLORESTAN.
Ce n’est pas ce que je vous demande : qui est-ce qui sonnait ?
ALEXIS.
C’est Benoît, le domestique du premier, qui venait prévenir monsieur que madame la baronne l’attend ce matin de bonne heure.
FLORESTAN.
Ma cousine... Ah ! je sais... c’est pour cet imbécile de duel... Eh ! dis-moi, es-tu allé là-bas ?...
ALEXIS.
Chez mademoiselle Virginie ?... oui, monsieur, j’en arrive... c’est que c’est loin, rue Chapon, au sixième, où elle s’est retirée hier en sortant de chez madame la baronne.
FLORESTAN.
Pauvre ange, va !... Donne-moi un cigare... Ayez donc de la vertu, pour demeurer au sixième... rue Chapon !...
ALEXIS, lui donnant un cigare.
Elle est là, chez sa cousine... mademoiselle Croulebec, une demoiselle très comme il faut, et qui travaille dans les dentelles...
FLORESTAN.
Et Virginie ?...
ALEXIS.
Elle se levait quand je suis entré...
FLORESTAN.
Hein !... tu es entré chez Virginie dans le simple appareil ?...
ALEXIS.
En me voyant, elle a fondu en larmes...
FLORESTAN.
Je crois bien... elle fond toujours... C’est étonnant comme la femme pleure en général, et Virginie en particulier !
ALEXIS.
Je lui ai dit qu’à la prière de monsieur, madame la baronne consentait à la reprendre...
FLORESTAN.
Cette bonne cousine... elle a été d’un accommodant !... Ah ça, Virginie doit être bien heureuse ?
ALEXIS.
Au contraire, monsieur... elle refuse.
FLORESTAN.
Comment ! elle refuse donc toujours ?
ALEXIS.
Elle prétend que monsieur l’a compromise...
FLORESTAN.
Compromise !... compromise... c’est-à-dire...
Se reprenant ave fatuité.
Eh bien ! oui, je ne dis pas... je l’ai compromise.
À part.
Ne rougissons pas devant nos gens.
ALEXIS.
Qu’elle ne peut plus entrer en maison... qu’il n’y a plus qu’une personne à qui elle puisse demander asile... et que cette personne c’est vous...
FLORESTAN.
Moi !... par exemple !... L’aimer, l’adorer, à la bonne heure.je suis même enchanté qu’elle compte sur moi... c’est bon signe... mais la recevoir... ici, chez moi ?
ALEXIS, à part, l’observant.
Ah ! mon Dieu !... est-ce qu’il ne voudrait pas ?
FLORESTAN.
Et tu ne lui as pas dit que c’était impossible ?
ALEXIS.
Elle prétend que vous devez réparer...
FLORESTAN.
Air : Ces postillons sont d’une maladresse.
Hein !... que dis-tu... la demande est nouvelle,
Je ne dois rien réparer... hélas ! rien...
À part.
Quand on trouva la vertu casuelle,
Il faut payer les malheurs, c’est très bien, (bis.)
Mais par ses cris, ses soufflets, ses prières,
Lorsque j’ai vu mes efforts repoussés !...
Je rirais trop, si je payais les verres
Que je n’ai pas cassés.
Mais elle ne viendra pas ?
ALEXIS.
Si fait, monsieur !... ce matin...
FLORESTAN.
Dieu ! que c’est bête, ces petites filles !... je serais allé rue Chapon, c’était bien plus simple... mais se risquer ici... où tout le monde la connaît... c’est d’un absurde ! d’un stupide !... Occupe-toi du déjeuner.
ALEXIS.
Pour deux ?
FLORESTAN.
Hein !... Ah ! oui... dame !... si elle vient, il faut bien qu’elle mange... ce cher amour.
ALEXIS, à part, avec joie.
Ah !... il la recevra...
Haut.
Qu’est-ce que monsieur prendra à son déjeuner ?
FLORESTAN.
Du racahout... pour moi, à cause de la poitrine... et pour Virginie, quelque chose de nourrissant... et de délicat : un bifteck aux pommes de terre... Donne-moi ma guitare.
ALEXIS.
Oui, monsieur...
Il sort.
FLORESTAN, seul, se jetant sur la causeuse a gauche.
Virginie !... chez moi... ici !... une femme !... C’est étonnant comme je deviens voluptueux !...
Se couchant.
J’ai l’air d’un pacha, excepté que j’aime les arts... et le vin de Bordeaux.
Il prend la guitare.
Le vin de Bordeaux surtout...
Il prélude.
Elle va venir !... j’en ai le frisson... mais ce n’est pas désagréable... il y a si longtemps que ça dure !...
Air de l’Andalouse de Monpou.
Connaissez-vous ma Roxelane,
Ha Virginie au front charmant ?
C’est pour ses yeux que je me damne,
C’est ma tigresse, ma sultane,
C’est moi qui suis son Soliman.
À moi donc, à moi sans scrupule,
Ses frais appas, son air taquin ;
Et sa taille qui capitule,
Et son beau pied qui dissimule
Dans son soulier de maroquin.
Connaissez-vous, etc.
Allons, ne fais plus la sauvage,
Viens, je t’appelle, ange ou démon ;
Mon cœur d’homme avec toi partage
Son existence moyen âge,
Et son déjeuner de garçon.
Connaissez-vous, etc.
On sonne.
Ah ! mon Dieu !... c’est elle !... on carillonne... je la reconnais à cette douceur... Enfin, la voilà !... j’en perds la respiration...
ALEXIS, annonçant.
Monsieur Edmond de Ramière.
Scène II
FLORESTAN, EDMOND
FLORESTAN.
Edmond !...
EDMOND, à Alexis.
Ne laissez entrer personne...
Alexis sort, à Florestan.
Bonjour, mon ami, bonjour.
FLORESTAN, riant.
Ah ! ah !... j’ai cru que c’était Virginie !...
EDMOND, prêtant l’oreille.
Je tremble qu’on ne m’ait vu... qu’on ne soit sur mes traces...
FLORESTAN.
C’est que tu ne sais pas... elle vient ce matin... ici... chez ton ami... chez ton scélérat d’ami... vrai, ma parole d’honneur !...
EDMOND, sans l’écouter.
Florestan, je viens te demander un service.
FLORESTAN.
Un service... deux, si tu veux... voilà comme je suis... toujours bon camarade... comme au collège Stanislas !... quand tu me prêtais de l’argent... Assieds-toi donc.
EDMOND.
Merci... merci ! je ne reste qu’un instant, car j’étouffe ici...
FLORESTAN, le regardant.
En effet... tu parais mal à ton aise... veux-tu fumer un cigare...
EDMOND.
Eh ! non...
FLORESTAN.
Tu as tort... tout le monde fume... demande plutôt... c’est mauvais ton ; mais c’est bon genre...
EDMOND.
Silence !... je crois entendre... non, rien... Tu sais que je me bats ce matin ?...
FLORESTAN.
Ah ! oui, à propos... Quelle bêtise !...
EDMOND.
Je ne viens pas te demander ton avis, mais un service... Il me faut un témoin : tu seras le mien... je compte sur toi !...
FLORESTAN.
Sur moi !... ce vieil ami !...
Il lui donne la main.
C’est impossible.
EDMOND.
Tu me refuses ?...
FLORESTAN.
Mon Dieu ! écoute-moi... je suis d’une assez jolie force à l’épée... c’est même la seule chose que je sache passablement...
Montrant ses fleurets.
J’en atteste mes fleurets... Il est vrai que c’est un talent tout à fait stérile avec les femmes de chambre, ce n’est pas le genre... malheureusement, parce que de l’autre manière
Montrant le poing.
je ne suis pas fort du tout...Mais, je vais te dire : monsieur Alfred m’a fait prier d’être son témoin.
EDMOND.
C’est juste !... je cours chez un autre... qui n’aura point promis à monsieur Alfred.
FLORESTAN, le retenant.
Attends donc... je le refuserai... ma cousine me l’a ordonné.
EDMOND, revenant.
Élise !...
FLORESTAN.
Oui, hier... on venait de se lever de table, et toi qui avais disparu avant dîner, les yeux rouges et la figure pâle et défaite, la baronne te cherchait... elle était fort agitée... elle pleurait, et je n’ai pas eu le courage de lui parler d’une certaine lettre...que j’ai égarée... à moins que ton père qui m’avait suivi jusque chez moi...
EDMOND.
Ah ! une lettre que tu as lue...
FLORESTAN.
Ah !... par exemple... je l’ai parcourue seulement... Tu n’en as pas entendu parler ?...
EDMOND.
Non... du tout !...
FLORESTAN.
Tant mieux pour toi !... Enfin ma cousine avait du chagrin, ce qui la rendait plus sensible, je pense... car elle m’a accordé tout de suite la grâce de Virginie... malheureuse victime d’un amour sans résultat ; mais à une condition... c’est que je l’aiderais à empêcher...
EDMOND, sans l’écouter, prêtant l’oreille du côté de la porte.
On vient... j’entends du bruit.
MONSIEUR DE RAMIÈRE, en dehors.
Il est ici, vous dis-je... il est ici...
EDMOND.
Mon père !... voilà ce que je craignais...
FLORESTAN.
Ton père ! tant mieux !...
MONSIEUR DE RAMIÈRE, en dehors.
Vous me trompez... j’entrerai...
EDMOND.
Eh ! vite... je me sauve... par ta chambre à coucher...
Il va pour sortir à droite.
Scène III
FLORESTAN, MONSIEUR DE RAMIÈRE, EDMOND
MONSIEUR DE RAMIÈRE, entrant vivement.
J’entrerai... Edmond ! oh ! c’est toi... c’est toi !
EDMOND, qui s’est arrêté à la porte.
Mon père !
MONSIEUR DE RAMIÈRE, hors de lui et le prenant dans ses bras.
Mon fils !... mon Edmond !... tu voulais m’échapper...
EDMOND.
Moi ! non... je t’assure.
FLORESTAN, bas à Monsieur de Ramière.
Si fait !... si fait !...
EDMOND.
J’entrais chez Florestan... je suis à toi.
FLORESTAN, de même.
Prenez garde... il y a une porte de sortie par là...
MONSIEUR DE RAMIÈRE, se jetant entre Edmond et la porte à droite.
Ah ! Edmond !
FLORESTAN.
Permettez, messieurs !... je vais passer un habit plus décent... car je suis à faire peur...
À part.
J’envoie au premier, chez ma cousine...
Haut.
Adieu, Edmond...
Il sort par la droite.
Scène IV
EDMOND, MONSIEUR DE RAMIÈRE
EDMOND, voulant le suivre.
Pardon, mon père !
MONSIEUR DE RAMIÈRE.
Non... tu ne sortiras pas sans moi... Si tu savais, ce matin... quel supplice... lorsqu’en me levant au jour... Oh ! je n’avais pas dormi de toute la nuit ; j’avais écouté... et rien... rien... je te croyais encore là... je cours à ton appartement... personne... J’ai cru que j’en mourrais... cruel ! échapper ainsi à ma surveillance ! oh ! mes pressentiments ne me trompaient pas... Je te revois enfin... tu ne m’échapperas plus... oh non ! non... je ne te quitte pas.
EDMOND.
Mon père ! y penses-tu !... mais mon devoir...
MONSIEUR DE RAMIÈRE.
Ton devoir est de m’écouter... de m’obéir... tu ne te battra pas !...
EDMOND.
Est-ce toi qui parles ainsi !... toi qui m’as donné des leçons de courage... d’honneur !...
MONSIEUR DE RAMIÈRE.
D’honneur !... y a-t-il de l’honneur à se battre avec un homme qu’on n’estime pas... pour une coquette que l’on méprise...
EDMOND.
Élise !... ô mon père !... ne dis pas cela... elle a des torts, sans doute... mais je ne puis croire encore...
MONSIEUR DE RAMIÈRE.
Comment ?... tu aurais la faiblesse ?...
EDMOND.
Si fait !... si fait... je crois tout... et je cours me venger... Alfred ne m’attendra pas...
MONSIEUR DE RAMIÈRE.
Que dis-tu...
EDMOND.
Je le dois pour moi, pour toi-même... oui, dernièrement, chez la baronne, il parlait de toi en termes si légers, que sans elle...
MONSIEUR DE RAMIÈRE.
Il m’a insulté... Ah !... plût au ciel !... mais toi... il te tuera... il est sûr de lui, je le sais... je les connais, ces braves sans vaillance, ces bretteurs de profession... il te tuera !...
Air : J’aime Agnès, etc. etc.
Tous ces combats pour eux n’ont qu’une chance,
Ce n’est pour eux qu’un métier, un plaisir...
Et provoquant par leur froide insolence
Un pauvre enfant qui ne sait que mourir,
De la famille ils brisent l’avenir !...
Froids magistrats, regardez donc nos femmes,
Pleurant leurs fils, livrés aux spadassins ;
Faiseurs de lois, flétrissez ces infâmes,
Frappez-les donc... ce sont des assassins !...
EDMOND.
Mais, mon père...
MONSIEUR DE RAMIÈRE.
Oh non ! tu n’iras pas... c’est impossible...
EDMOND.
Songes-y donc... c’est moi qui l’ai provoqué, qui lui ai demandé l’heure, le lieu... et je n’y serai pas !... et partout où il me trouvera, il pourra me livrer au mépris... et tu veux que j’entre dans une carrière où l’honneur est la vie !... que je porte l’épée, moi qui commencerais par être un lâche, un misérable !...
MONSIEUR DE RAMIÈRE.
Non... non, cela ne se peut pas... Ah ! quel jour affreux ce moment me rappelle !... lorsque moi-même armé par sa coquetterie... car ce malheureux dont je t’ai parlé... qu’elle a trompé... qu’elle a trahi... c’était moi !...
EDMOND.
Grand Dieu !... toi, toi !... mon père ! et toi aussi, tu t’es battu !... Ah ! dis-moi, si après avoir provoqué ton rival... il avait fallu le fuir... vivre infâme !...
MONSIEUR DE RAMIÈRE.
Oh !... jamais !... jamais !...
EDMOND.
Eh bien ?
MONSIEUR DE RAMIÈRE, cherchant autour de lui.
Mais rassure-moi donc... dis-moi donc que tu peux lutter avec lui... revenir à moi... dis-moi donc que tu peux manier une épée...
EDMOND.
Moi !... j’ai appris...
MONSIEUR DE RAMIÈRE.
Oui, au collège... comme tout le reste... de brillantes parades, et voilà tout.
Courant aux fleurets qu’il aperçoit.
Ah ! tiens !... tiens !... prends ce fleuret... voyons, voyons !...
EDMOND.
Mon père, tu veux ?...
MONSIEUR DE RAMIÈRE.
Va, va, va... ne crains rien... va, mon fils... mon Edmond !... montre-moi ce que tu sais.
EDMOND.
Pour te rassurer, mon père... et tu me laisseras partir ?...
MONSIEUR DE RAMIÈRE.
Oui, si tu me touches... allons, ton épée.
Ils croisent le fer et figurent un combat, dont les paroles suivantes expliquent toute la marche.
Bien !... bien !... courbe-toi... en arrière... c’est cela !... non, tu trembles, Edmond !... ferme, avance donc... courage, malheureux !... tu te perds... tu recules.
EDMOND.
Non, mon père... non !...
MONSIEUR DE RAMIÈRE.
Allons... n’aie pas peur... frappe donc !... frappe...
Faisant sauter le fleuret d’Edmond.
Ah ! il est perdu !
Scène V
EDMOND, MONSIEUR DE RAMIÈRE, ÉLISE, FLORESTAN
ÉLISE, à la porte de gauche.
Qu’entends-je ?... ces cris !...
FLORESTAN, habillé, à la porte de droite.
Ils se battent...
EDMOND.
Élise !...
MONSIEUR DE RAMIÈRE, jetant son fleuret et courant à Élise.
Madame... madame !... c’est vous qui êtes cause... venez !... venez !...
FLORESTAN.
Ah ! çà, ils sont fous dans cette famille-là ?
MONSIEUR DE RAMIERS, bas à Élise.
Aidez-moi à le sauver... s’il se bat, il est mort !...
ÉLISE, passant à Edmond.
Se battre ! lui, Edmond !...
MONSIEUR DE RAMIÈRE, changeant de ton.
Eh ! oui, sans doute, il faut... je ne puis m’y opposer.
EDMOND.
Mon père !...
ÉLISE.
Que dites-vous...
FLORESTAN.
Hein !...
MONSIEUR DE RAMIÈRE, revenant près d’Edmond.
Seulement, il me permettra bien de le diriger... d’aider son inexpérience... Où sont tes armes...
EDMOND.
Mes armes !... je n’en ai pas...
MONSIEUR DE RAMIÈRE.
Il t’en faut... je m’en charge...
ÉLISE.
Quoi ! vous voulez ?...
Monsieur de Ramière lui saisit la main sans être vu.
FLORESTAN, à part.
Décidément, ils sont fous !...
MONSIEUR DE RAMIÈRE, bas à Élise.
Retenez-le...
Haut.
Et ton témoin ?
EDMOND.
Mon témoin !
FLORESTAN, regardant Élise.
J’ai refusé...
MONSIEUR DE RAMIÈRE, tirant sa montre et retournant à Florestan.
Bien... cela me regarde.
EDMOND.
Quoi ! mon père, te charger...
MONSIEUR DE RAMIÈRE, bas à Florestan.
Monsieur Alfred... son adresse ?...
FLORESTAN.
Plaît-il ?...
MONSIEUR DE RAMIÈRE, à Edmond.
C’est pour dix heures !... il en est neuf.
Bas à Florestan.
Son adresse ?
FLORESTAN, bas.
Saint-Lazare, 10.
MONSIEUR DE RAMIÈRE.
Air du Siège de Corinthe.
Sans doute ta cause est la mienne.
À Élise.
S’il reste, il est sauvé.
À Edmond.
C’est bien !...
Ta force... il faut que j’en convienne...
M’a surpris... je ne crains plus rien...
Reste, mon fils.
Bas à Élise.
Ah ! je vous en supplie...
À Edmond.
Je suis à toi...
FLORESTAN, à part.
Grand Dieu !... quel embarras !
Quelle avanie !
Si Virginie
En ce moment me tombait sur les bras !...
Ensemble.
FLORESTAN, à part.
Ah ! quelle frayeur est la mienne !
En ce moment par quel moyen
Empêcher qu’elle ne survienne...
Vite, sortons... guettons-la bien !...
MONSIEUR DE RAMIÈRE, à part.
Oui, mon fils, ta cause est la mienne...
Je mourrai pour toi.
À Edmond.
Je reviens...
Ta force, il faut que j’en convienne,
M’a surpris... je ne crains plus rien.
EDMOND, à part.
Ô ciel ! quelle idée est la sienne...
Où va-t-il donc...
À son père.
Songes-y bien !
Mon père, ma cause est la tienne...
Je suis sûr de moi... ne crains rien !
ÉLISE, à part.
Mais quelle idée est donc la sienne ?
Le retenir... par quel moyen ?
Pour qu’en ces lieux je le retienne,
Mon amour, inspire-moi bien !
Florestan et Monsieur de Ramière sortent par la porte du fond à gauche.
Scène VI
EDMOND, ÉLISE
EDMOND, sans voir Élise.
Quel est son projet ?... m’accompagner, lui !... mon père !... ah !... je ne l’attendrai pas !...
ÉLISE.
Si fait, Edmond, si fait !... il le faut...
EDMOND.
Est-ce vous, madame, qui devez me retenir...
ÉLISE.
Cette voix, ce regard m’annoncent que je n’en ai plus le droit... Oh ! parlez ; depuis hier... ce bruit d’une querelle dans mon salon... ce combat, ce rendez-vous... j’ai tout appris... sans y croire... Vous battre, vous ! et pourquoi ?...
EDMOND.
Pourquoi !... vous me le demandez ?...
ÉLISE.
Comment...
EDMOND.
Pour me venger, madame, d’un insolent qui vous aime... de vous, de vous qui l’aimez.
ÉLISE.
Grand Dieu !... Alfred !... lui que je déteste encore plus que je ne vous aime.
EDMOND, tirant la lettre de sa poche.
Vous le détestez !... mais cette lettre... cette lettre... tenez, tenez... la connaissez-vous ?...
ÉLISE, la prenant.
Cette lettre...
EDMOND.
Qui l’a donc écrite ?... À qui était-elle adressée ?
ÉLISE.
À moi... oui, à moi... mais je ne l’ai pas reçue... je ne la connais pas...
Elle l’ouvre.
EDMOND.
Eh ! qu’importe !... elle est pour vous !... c’est le langage d’un amant à qui je devais être sacrifié.
ÉLISE, lisant.
Vous !
EDMOND.
Oh ! vous Paviez promis... voyez... voyez donc, on me chasse, ce qu’on refusait à mon père... on le lui accordait à lui... et à ce prix... il promettait à son tour d’être discret... discret !... et sur quoi donc, madame ?
ÉLISE, lisant.
Ah ! l’infâme !
EDMOND.
Infâme !... mais non... S’il a des droits... il peut les réclamer... et ce n’est pas à vous que la plainte est permise...c’est à moi... à moi... mais aussi la vengeance...
Air d’Yelva.
Cet écolier en butte à tant d’outrage,
Ne vivra plus pour des nœuds détestés ;
À son orgueil mesurant mon courage,
Je vais mourir pour vous.
ÉLISE, le retenant.
Grand Dieu !... restez !
De vos serments c’est moi qui vous délivre,
Et désormais je n’y puis consentir...
Car pour moi, qui ne peut plus vivre,
Pour moi, monsieur, perd le droit de mourir.
EDMOND.
Si fait !... mais pour me venger, quoi qu’il arrive !... dans une heure vous apprendrez ou sa mort... ou la mienne...
Il va pour sortir.
ÉLISE, poussant un cri et allant tomber à ses pieds.
Ah ! Edmond.
EDMOND, toujours près de la porte.
Laissez-moi...
ÉLISE.
Pas de sang ! Ah ! j’en mourrais.
EDMOND, avec effort.
Laissez-moi... vous me trompiez.
ÉLISE, se levant et l’entraînant sur le devant de la scène.
Non, non !... Que faut-il faire ?... que faut-il dire ?... que je vous ai toujours aimé... que je vous aime ?
EDMOND.
Et cette lettre...
ÉLISE, vivement avec explosion.
Eh bien !... cette lettre...Pouvais-je l’empêcher de m’écrire ?... il m’aime !... il est jaloux !... je le sais... qu’y faire ?...
EDMOND.
Non... mais ce langage ?...
ÉLISE, avec exaltation.
Ce langage !...
Edmond fait un mouvement.
Oh ! restez !... je suis tranquille... Je ne crains rien...
À part.
Je me meurs.
Lisant.
« Ma chère Élise !... » – Le fat ! – « Voici mon bouquet ! » – Son bouquet ! Eh ! que m’importe ?... m’en suis-je parée ?... – « Il vous rappellera la promesse... » – Mensonge !... je n’ai rien promis.
EDMOND, lui montrant du doigt.
« Mais si vous voulez éviter un éclat qui vous perdrait... » Qui donc... et pourquoi...
ÉLISE.
Un éclat... que sais-je ?... ne lui suffit-il pas de le vouloir... de faire naître un soupçon... puisque sur une simple lettre... un billet que je n’ai même pas reçu... vous m’accusez, vous, ingrat !... oh ! vous ne saurez jamais tout ce que j’ai souffert pour vous !... tout ce qu’un cœur de femme peut expier dans un pareil supplice !... si tant d’amour ne l’a pas épuré... s’il n’est pas digne de vous... il faut donc mourir !...
EDMOND, lui arrachant la lettre.
C’en est trop... Vous m’avez dit que j’étais aimé... si j’en doutais... je serais un lâche de revenir à vous... oui, un lâche... et cet enfant qu’Alfred méprise... cet enfant serait un homme, qui aurait le courage de vous oublier en courant le punir !... Mais parlez... je ne veux rien croire que de vous : vous n’êtes pas coupable ?... je n’ai pas été trahi... joué... répondez !...
ÉLISE, étouffant des sanglots.
Oh ! jamais !...
EDMOND.
En ce moment encore, vous ne me trompez pas ?... répondez donc ! vous n’avez pas donné à Alfred le droit d’écrire cette insolente lettre ?
ÉLISE, de même.
Non... non !...
EDMOND, déchirant la lettre.
N’en parlons plus !... je vous crois !... j’ai besoin de vous croire.
ÉLISE, à part.
Pardon, mon Dieu !... pardon... je le sauve !
EDMOND.
Et maintenant, je puis rejoindre l’infâme !...
ÉLISE.
Edmond !... ah ! restez encore !... je l’ai puni, moi... oui... hier soir, je lui ai écrit aussi... mais pour lui défendre de reparaître devant moi... pour lui dire que je le méprise... que je brave son dépit, sa colère...
EDMOND.
Quoi !... je ne le verrai plus chez vous... à vos côtés ? tout est fini pour lui... moi seul... moi... ah ! je puis le rejoindre à présent... je suis sûr de moi !...
Air d’Yelva.
De ces dangers, ne crains rien, mon Élise...
Je suis aimé, je suis heureux... j’y cours...
Lorsqu’au malheur mon âme était soumise,
Je serais mort sans défendre mes jours !...
Mais de bonheur et d’espoir je m’enivre,
Vainqueur, ici, je dois te revenir...
Désormais pour toi je puis vivre,
Et maintenant je ne veux plus mourir !
Adieu !...
Il va prendre son chapeau sur la causeuse.
ÉLISE.
Malheureux !... et votre père ?...
Scène VII
EDMOND, ÉLISE, FLORESTAN, qui est entré sans être vu pendant les derniers mots
FLORESTAN, bas à Élise à droite.
Monsieur Alfred !
ÉLISE.
Ah !...
EDMOND.
Quoi ?
ÉLISE.
Rien... rien !...
FLORESTAN, bas.
Il est chez vous... il me demande.
ÉLISE, à part.
Pourvu qu’il ne sache pas...
EDMOND, remontant la scène.
Qu’est-ce donc ?
ÉLISE, vivement.
Vous sortez ?
EDMOND.
Du courage, Élise... adieu, du courage !
ÉLISE.
Eh bien !... puisqu’il le faut... j’en aurai... Mais un mot à votre père...
EDMOND.
À mon père...
Il saisit un signe d’Élise à Florestan.
FLORESTAN, qui a compris.
Ah ! oui... une lettre... tiens, là... là... dans ma chambre... au fond... à mon bureau...
ÉLISE.
Un mot !... Edmond... si vous m’aimez... écrivez-lui !...
EDMOND, à part, étonné, allant à la porte de droite.
Ah !... cette résignation soudaine...
FLORESTAN.
Entre... écris vite...
ÉLISE.
Tout à l’heure je vous reverrai ?
EDMOND, les regardant.
Tout à l’heure.
Il rentre dans la chambre de Florestan, celui-ci ferme vite la porte.
ÉLISE, apercevant Alfred.
Ciel !
FLORESTAN, à part.
Il était temps !...
Scène VIII
ALFRED, ÉLISE, FLORESTAN
Alfred s’arrête dans le fond. Élise, sans avoir l’air de l’avoir aperçu, se tourne en souriant vers Florestan.
ÉLISE.
Oui, mon cousin, oui... voilà ce que j’avais à vous apprendre... c’est pour cela que vous me voyez ici... Cette femme de chambre... Virginie, s’est vantée, en sortant de chez moi, d’avoir sur vous un empire absolu.
FLORESTAN, étonné.
Plaît-il...
À part.
Est-ce qu’elle ne voit pas l’autre ?
ÉLISE, riant.
Elle s’en est vantée... elle espère vous gouverner... faire de vous... que sais-je ?... son mari peut-être...
FLORESTAN.
Son mari... Par exemple !...
ÉLISE.
Prenez garde... cela s’est vu...
FLORESTAN.
Permettez donc... c’est que vous me faites une peur !...
ÉLISE.
Maintenant que vous êtes prévenu... je vais...
Feignant d’apercevoir Alfred.
Monsieur...
ALFRED.
Pardon, madame...
FLORESTAN, à part.
Je ne veux plus qu’elle vienne...
ALFRED.
Monsieur Florestan, puis-je compter sur vous ce matin ?...
FLORESTAN.
Merci ! vous êtes trop bon... impossible d’accepter.
À part.
Son mari... c’est qu’elle en serait capable...
ALFRED, retenant Élise prête à sortir.
Madame... madame.
À Florestan.
Vous avez tort, monsieur Florestan... c’est une partie de plaisir.
FLORESTAN.
Je vous baise bien les mains ! je vais déjeuner... et après...
À part.
Rue Chapon.
Il sort par le fond à gauche.
ÉLISE, à Alfred.
Sortons, monsieur... sortons.
Scène IX
ALFRED, ÉLISE
ALFRED.
Ne vous dérangez pas, je vous en supplie ; descendre chez vous, cela est impossible... je ne dois plus y reparaître... je n’y reparaîtrai plus !...
ÉLISE, occupée de la porte à droite pendant toute la scène.
En effet !...
ALFRED.
J’ai reçu votre lettre... c’est très bien ! un congé en forme... mais si poli... si aimable ! comment donc ! une prière...
ÉLISE.
Ah ! parlez plus bas...
ALFRED.
Eh ! qu’importe !... vous paraissez me craindre... c’est me faire injure... vous croyez donc à cette réputation de méchant que l’on m’a faite ?... vous avez tort... Oh ! j’en conviens, devant un rival, un amant, veux-je dire... je ne reculerais pas ainsi... je me vengerais... et de lui et de vous... mais devant un mari...
ÉLISE.
Monsieur !...
ALFRED.
Il est un peu jeune... Mais du moment que vous consentez à l’épouser, je vous rends grâce de m’en avoir prévenu... Il ne me reste qu’à faire des vœux pour votre bonheur et pour le sien.
Il va pour sortir.
ÉLISE, le suivant jusqu’à la porte.
Je vous remercie, monsieur... Ah ! ma vie entière !
Redescendant la scène avec joie.
Ah ! enfin...
ALFRED, revenant.
J’oubliais... vous me redemandez vos lettres ?
ÉLISE, avec effroi.
Ah !... parlez plus bas !...
ALFRED, à part.
Plus bas !. plus bas !...
Haut.
Vos lettres... je ne vous les rendrai pas... non... mais je vous laisse les miennes.
ÉLISE.
Ah ! je vous le demande sur l’honneur... rendez-les-moi...
ALFRED.
Elles sont là... et si je reçois le coup mortel...
ÉLISE.
Que dites-vous ?... Mais ce combat... il n’aura pas lieu... vous renoncez...
ALFRED.
C’est impossible... vous le savez bien...
ÉLISE.
Ah ! je vous en prie... je vous en prie à genoux...
Elle s’incline ; Monsieur de Ramière paraît, elle remonte précipitamment vers la droite.
Scène X
ALFRED, MONSIEUR DE RAMIÈRE, ÉLISE, puis ALEXIS
MONSIEUR DE RAMIÈRE, dans le fond.
On m’a dit vrai : c’est lui !...
ÉLISE.
Ah !...
ALFRED.
Monsieur de Ramière !...
MONSIEUR DE RAMIÈRE.
Madame !...
Bas.
Mon fils !
ÉLISE, bas, montrant la droite à Monsieur de Ramière.
Là !... là...
MONSIEUR DE RAMIÈRE, à Alfred, baissant la voix.
Je viens de chez vous, monsieur...
ALFRED.
De chez moi...
MONSIEUR DE RAMIÈRE.
Oui, j’allais vous demander raison des propos que vous avez tenus sur moi...
ALFRED.
Sur vous !...
Élise les observe de loin.
MONSIEUR DE RAMIÈRE.
Parlez plus bas...
ALFRED, à part.
Ah ! çà... lui aussi... que diable ont-ils donc ?
MONSIEUR DE RAMIÈRE, à part.
Des propos chez madame... devant mon fils... propos très légers... que je devrais mépriser comme vous !...
ALFRED.
Monsieur !...
MONSIEUR DERAMIÈRE.
Mais il ne me plaît pas... et vous m’en rendrez raison, ou vous n’êtes qu’un lâche.
Élise s’approche peu à peu.
ALFRED.
Encore !... nous nous verrons, puisque cela peut vous être agréable, mais plus tard...
MONSIEUR DE RAMIÈRE.
Tout de suite...
ALFRED.
Permettez... une affaire...
MONSIEUR DE RAMIÈRE.
Le premier insulté... j’aurai vengeance le premier...
ALFRED.
C’est que dans une demi-heure...
MONSIEUR DE RAMIÈRE.
Dans une demi-heure, vous vivrez... vous ou moi... Parlons.
Ensemble.
Air : C’en est fait.
MONSIEUR DE RAMIÈRE.
Le premier, c est a moi
De venger mon outrage,
Il le faut, je le dois...
De l’honneur, c’est la loi !
ALFRED.
Vous voulez, je le vois,
Essayer mon courage :
Venez donc, suivez-moi...
De l’honneur, c’est la loi !...
ÉLISE.
Qu’est-ce donc, quel effroi !...
Est-ce encor mon ouvrage !
L’un des deux, je le vois,
Va mourir... et pour moi !
ALEXIS, entrant et avec hésitation.
Il y a là une personne qui demande monsieur Alfred de Luzzi !...
ALFRED.
Moi ?...
ALEXIS.
On est très pressé.
Il sort.
ALFRED.
Ah !... mes armes, sans doute... j’avais indiqué ici... Je suis à vous, monsieur, je vous attends...
Saluant Élise.
Mille grâces, madame !...
MONSIEUR DE RAMIÈRE.
Je vous suis...
Alfred sort.
Scène XI
MONSIEUR DE RAMIÈRE, ÉLISE, puis ALEXIS
ÉLISE, courant à lui.
Vous le suivez !... vous !...
MONSIEUR DE RAMIÈRE.
Silence !... Edmond ne se battra pas... c’est moi...
ÉLISE.
Grand Dieu ! que voulez-vous faire...
MONSIEUR DE RAMIÈRE.
Le sauver !...
ÉLISE.
Mais vous !... vous !... ah !... ni lui, ni vous... Il est là... il vous écrit... il n’a rien entendu... oh ! non, rien !...
À part.
Vous ne partirez pas... je vous retiendrai... et lui-même, s’il le faut.
MONSIEUR DE RAMIÈRE.
Vous le perdez !... Sauvez le fils, madame... c’est bien assez du père.
ÉLISE.
Ô ciel !
MONSIEUR DE RAMIÈRE.
Je pars.
ÉLISE, élançant par la porte à droite.
Edmond !...
Elle sort.
MONSIEUR DE RAMIÈRE, allant pour sortir.
Et partir !... sans l’embrasser... Je ne le verrai plus !...
ÉLISE, poussant un cri sans reparaître.
Ah !...
Elle rentre, pâle, défaite, échevelée.
Sorti ! sorti !...
Elle arrache un cordon de sonnette placé au-dessus du divan.
MONSIEUR DE RAMIÈRE.
Que dites-vous ?... mon fils !...
Il court à la chambre à droite.
ÉLISE.
Il n’y est plus !...
Alexis paraît.
MONSIEUR DE RAMIÈRE, revenant.
Mon fils !... courons...
ÉLISE, à Alexis.
Edmond !... monsieur Edmond ?...
ALEXIS.
C’est lui qui, sortant par la chambre à coucher, a fait appeler monsieur Alfred... Il l’a entraîné avec une violence... On m’avait défendu...
MONSIEUR DE RAMIÈRE.
Mais où. donc... où donc ?...
ALEXIS.
Je l’ignore ; ils sont partis précipitamment... emmenant malgré lui monsieur Florestan...
MONSIEUR DE RAMIÈRE.
Ils se battent !...
ÉLISE.
Pour moi... pour moi... ah !...
MONSIEUR DE RAMIÈRE.
Pour vous... oui... comme autrefois son père... mais moins heureux... comme monsieur d’Offely !...
À Alexis.
Mais par où donc le rejoindre ?... de quel côté ?
ALEXIS.
Je n’en sais rien.
Il sort.
MONSIEUR DE RAMIÈRE.
Je ne me soutiens plus... je me meurs.
Il tombe sur le divan.
ÉLISE.
J’avais cru... j’espérais... il m’a trompée... Mais il reviendra... oh ! oui... dites-moi qu’il reviendra !...
MONSIEUR DE RAMIÈRE, d’une voix étouffée.
Oh ! que vous importe !... à vous qui lui avez fait prendre en haine et le monde et son père... à vous qui l’avez rendu trop malheureux pour qu’il tienne à la vie !...
ÉLISE.
Que dites-vous ?...
MONSIEUR DE RAMIÈRE.
À vous, qui l’avez trahi, comme moi !...
ÉLISE.
Eh bien ! non, non’ !... vous ne savez donc pas... cette faute... ce crime... dont il m’accusait... je me suis justifiée... ici... ici même... tout à l’heure... et cette lettre... il n’y croit plus...
MONSIEUR DE RAMIÈRE.
Grand Dieu !...
ÉLISE.
Il m’aime, vous dis-je !... il m’aime plus que jamais : il reviendra !...
MONSIEUR DE RAMIÈRE.
Et voilà votre empire sur un malheureux dont le cœur est livré à vos charmes... à vos caprices !... Ah ! je n’en suis pas surpris... je connais cette puissance qui le domine !... mais alors, il fallait donc le retenir... le forcer à m’attendre... à rester !... il vivrait !
Regardant autour de lui avec désespoir.
Et ne savoir !...
Mouvement d’Élise.
Air : Un jeune Grec.
Regardez-moi !... jouissez de mes pleurs !...
De votre ouvrage êtes-vous satisfaite...
Comme mou fils, je vous dus mes malheurs ;
Comme son père, épris d’une coquette,
En cet instant peut-être... ah ! j’en frémis !...
Mais le ciel juste en sa colère,
Sur votre front où nos maux sont écrits,
Fera tomber, avec le sang du fils,
La malédiction du père !...
ÉLISE, tombante genoux.
Ah !... grâce... grâce ! il vivra !... pour des projets de bonheur que je n’ai pas détruits... il fallait le retenir !
MONSIEUR DE RAMIÈRE.
Eh ! que m’importe ! qu’il vous aime... qu’il vous épouse ?...
ÉLISE.
Qu’entends-je ?...
MONSIEUR DE RAMIÈRE.
Mais qu’il vive !... qu’il me soit rendu !...
ÉLISE.
Écoutez !... c’est lui !... on vient...
MONSIEUR DE RAMIÈRE.
Mon fils !...
Florestan ouvre la porte et paraît seul.
Non ! non !
ÉLISE.
Edmond !... où est-il ?...
MONSIEUR DE RAMIÈRE, allant tomber dans un fauteuil à droite.
Il est mort !...
Edmond paraît.
ÉLISE, poussant un cri.
Ah !...
Scène XII
MONSIEUR DE RAMIÈRE, ÉLISE, ALEXIS, EDMOND, FLORESTAN
EDMOND, courant se jeter au cou de son père, qui est comme anéanti.
Mon père !...
FLORESTAN.
Nous voilà !...
EDMOND.
Mon père !... reviens à toi... mon père !
MONSIEUR DE RAMIÈRE, le parcourant des yeux.
Oh ! parle !... parle !... c’est bien toi... tu n’es pas blessé ?... Ah ! mon Edmond !...
Il le serre dans ses bras.
FLORESTAN.
Embrassez-le, allez... il l’a bien mérité... Dieu ! quel obstiné !... une épée se brise... vite, des pistolets !... c’était un lion... Et moi, qui voulais revenir., ce n’est pas qu’on soit poltron... mais j’avais une peur !... et quand j’ai vu ce pauvre monsieur Alfred...
ÉLISE, avec un cri étouffé.
Ciel !...
EDMOND, s’arrachant des bras de son père, à Florestan.
Silence !...
Il s’approche d’Élise.
FLORESTAN, à Monsieur de Ramière.
Quand il est tombé, et qu’Edmond s’est précipité sur lui...
Monsieur de Ramière lui impose silence, et observe avec inquiétude Élise et Edmond.
ÉLISE, tendant la main à Edmond.
Edmond !...
EDMOND, la prenant avec violence, et à demi-voix.
Madame, rassurez-vous... il vivra, je l’espère... Mais je lui ai arraché le prix du combat... les preuves qui pouvaient vous perdre... ce passé que vous croyiez étouffé à jamais... le voici.
Il lui montre un paquet de lettres.
ÉLISE.
Ces lettres !...
Monsieur de Ramière passe entre Edmond et Florestan.
EDMOND, très ému, et montrant la porte à droite.
J’étais là, madame !... Lui, amant heureux !... il s’éloignait pour un mari... et moi !... moi...
Avec courage, en mettant les lettres dans la main d’Élise.
Tenez, elles sont bien de vous, celles-là !...
Se jetant dans les bras de Monsieur de Ramière.
Partons !... mon père !... partons !
Monsieur de Ramière entraîne Edmond, qui jette un dernier regard sur Élise. Elle se cache la tête dans ses mains, et tombe sur la causeuse à gauche. On entend un grand coup de sonnette.
FLORESTAN, qui est assis, se levant avec effroi.
Ah !... on sonne... c’est Virginie !...