L'Impertinent malgré lui (Louis DE BOISSY)

Comédie en cinq actes et en vers.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la rue des Fossés Saint-Germain, le 14 mai 1729.

 

Personnages

 

DAMON, ami de Lisimon et de Mélite

LÉANDRE, Amant de Julie

VALÈRE, Mousquetaire, et frère de Léandre

MÉLITE, veuve et mère de Julie

CLOÉ, Maîtresse de Valère, et amie de Mélite

JULIE

MONSIEUR REITER, Officier Allemand

DULAURIER, vieux domestique, placé près de Valère

LA FLEUR, Laquais de Mélite

 

La Scène est à Fontenai.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

VALÈRE, JULIE

 

JULIE.

Ah, ah ! Qu’à la Campagne on voit de sottes gens !

VALÈRE.

Oui. Mais...

JULIE.

Je n’en puis plus. Bon Dieu, qu’ils sont plaisants !

La Baronne sur tout qui veut faire l’aimable.

Quelle affectation ! Quel accent effroyable !

Ciel ! Comme elle est coiffée ! Et son cousin Reiter

Qui parle son jargon, est encore mis d’un air...

Non, je n’ai jamais vu de figure semblable.

Pour Alcandre qui fait l’homme considérable,

C’est un fat, par sa morgue il m’a bien diverti.

Vous avez bien perdu, Monsieur, d’être sorti.

VALÈRE.

Je n’aurais jamais fait ce qu’on vous a vu faire.

JULIE.

Comment !

VALÈRE.

Je n’aurais pas, comme vous et mon frère,

Quitté la compagnie en lui riant au nés.

Votre exemple en ce point ne m’eut pas entraîné.

Et vous me permettrez de vous dire, Julie,

Qu’un pareil procédé passe la raillerie.

Je ne reconnais plus mon frère à ces écarts,

Lui si sage autrefois, et si rempli d’égards.

Il choque dans Reiter un ami véritable,

Et qui, sa mine à part, est un homme estimable.

La chose me surprend, d’autant plus aujourd’hui,

Qu’un homme qui se voit sur le point, comme lui,

De faire une fortune aussi grande que sûre,

Pour Alcandre devrait garder plus de mesure.

Alcandre son patron, homme en place et puissant ;

Qui depuis quatre mois travaille assidûment

À lui faire obtenir cette place éclatante

Qui fait, vous le savez, l’objet de notre attente.

Il aurait du longer que ce porte éminent

À des gens de son âge est donné rarement.

Il doit s’en rendre digne à force de sagesse,

Faire par sa conduite oublier sa jeunesse ;

Et lorsqu’il faut jouer un rôle sérieux,

On doit se respecter, on doit s’observer mieux.

JULIE.

Vous vous moquez, Monsieur, avec tous vos scrupules :

On doit rire des gens quand ils sont ridicules.

VALÈRE.

Vous me discuterez, d’être de votre avis.

Et je pense autrement.

JULIE.

Tant pis, Monsieur ? tant pis,

Vraiment il fait beau voir un jeune Mousquetaire.

Faire ainsi le Caton et le censeur austère.

Eh ! Fi ! N’affectez point cet air de gravité.

VALÈRE.

Moi, je n’affecte rien. Je dis la vérité.

Je ne puis m’empêcher de condamner mon frère.

JULIE.

Voilà de tout Cadet le langage ordinaire,

Désapprouvant toujours ce que fait un aîné,

Versant sur sa conduite un fiel empoisonné.

VALÈRE.

Je le blâme par zèle, et non pas par envie.

Je ne saurais assez vous répéter, Julie,

Que l’un est ion intime, et l’autre son appui.

JULIE.

N’importe, il faut qu’il rompe avec eux aujourd’hui.

VALÈRE.

Et d’où vient ?

JULIE.

C’est qu’ils ont le don de me déplaire,

Et que j’ai pour tous deux une haine sincère.

L’un, est un étranger, de ces esprits épais,

Que pour vous ennuyer le Ciel fit naître exprès.

Et l’autre, un important, qui fait le personnage :

Il s’écoute parler ; et quand je l’envisage,

Il me vient dans les doigts une démangeaison

De le croquignoler de la bonne façon.

Tenez, je vous dirai, parlant sans flatterie

Que Léandre avait vu mauvaise compagnie,

Fréquenté jusqu’ici des gens trop sérieux,

Trop unis, trop sensés ; ce qui fait qu’auprès d’eux,

Il avait pris un air trop réservé, trop sage ;

Un air grave, en un mot, ridicule à son âge.

Il faut, pour être aimable, être plus étourdi,

Être dans les discours plus libre, plus hardi ;

N’avoir pas d’un Robin l’empois dans les manières,

Et prendre un air ailé, des façons cavalières ;

Des compliments, sur tout éviter la fadeur ;

Donner dans l’autre excès, être plutôt railleur :

Et de la vieille Cour se montrant l’antipode,

Être ce qu’on appelle un jeune homme à la mode.

VALÈRE.

Il est bien corrigé, sur ce pied-là, vraiment,

Il fuit la mode en tout ; et c’est présentement,

Un homme du bel air, amoureux du tapage,

Plus bruyant qu’un Marquis, plus étourdi qu’un Page,

Petit maître amphibie ; et malgré son effort,

Se sentant de la robe où l’on l’a vu d’abord,

Ridicule en un mot.

JULIE.

Ridicule vous-même.

VALÈRE.

Il se peut : mais selon certain bruit que l’on sème,

Il donne, malgré lui, dans un travers si grand,

On vous fait tout l’honneur d’un si prompt changement.

JULIE.

J’en fais gloire moi-même, et vous devez apprendre

Que c’est en bien, Monsieur, que j’ai changé Léandre.

Et vous l’êtes en mal, vous ici qui parlez.

Oui. Cloé qui vous aime, et pour qui vous brûlez,

Quoiqu’elle soit déjà sur le retour de l’âge,

Vous rend insupportable en vous rendant trop sage.

VALÈRE.

Elle m’a fait connaître...

JULIE.

Elle vous a gâté.

VALÈRE.

Mais enfin...

JULIE.

Mais enfin, elle vous a prêté

Des airs, des sentiments pédantesques, maussades ;

À vous faire berner de tous vos camarades.

VALÈRE.

Je...

JULIE.

Ne me parlez plus. Éloignez-vous de moi.

VALÈRE.

Je ne vois pas...

JULIE.

Sortez, ou bien je sors.

VALÈRE.

Pourquoi ?

JULIE.

Vous m’ennuyez, Monsieur, cela doit vous suffire.

VALÈRE.

Adieu. Je ne dois pas me le faire redire.

Il sort.

 

 

Scène II

 

JULIE, seule

 

Il est impertinent avec son ton moral.

C’est dommage après tout qu’il soit tombé si mal :

Il me plaisait d’abord beaucoup plus que son frère,

Son humeur convenait avec mon caractère ;

Si pour Cloé son cœur n’avait été porté,

Le mien aurait, je crois, penché de son côté.

Comment peut-il l’aimer surannée et douairière ?

J’enrage qu’elle soit l’intime de ma mère.

Grand Dieu ! Que je la hais ! Mais je la vois venir ;

Je crains qu’elle ne veuille ici m’entretenir :

D’égards, de bienséance elle parle sans cesse,

Et m’affadit le cœur avec sa politesse.

 

 

Scène III

 

JULIE, CLOÉ

 

CLOÉ.

Je viens pour vous gronder, vous l’avez mérité,

Et vous n’y longez pas, Julie, en vérité.

Quand on nous fait l’honneur de nous rendre visite,

Vous éclatez de rire, et vous prenez la fuite.

Alcandre s’en est plaint à Mélite en sortant,

Et c’est un procédé tout-à-fait insultant.

Il faut vous corriger de tous ces traits d’enfance.

Une fille à votre âge et de votre naissance,

Doit avoir plus d’égards pour les honnêtes gens.

JULIE.

Madame, je ferai plus polie à trente ans.

Je ne suis pas d’ailleurs tenue à l’impossible.

Est-ce ma faute, à moi, s’ils ont un air risible ?

Sont-ce cela, dites-moi, des mines à porter ?

Et puis-je, en les voyant, m’empêcher d’éclater !

Doit-on trouver mauvais, après tout, que je fuie ;

Quiconque me déplaît, ou quiconque m’ennuie ?

Je ne suis pas d’humeur à me gêner en rien ;

Et si vous ne quittez vous-même ce maintien,

Cet air de réprimande, et cet air de prudence,

Je vous ferai, Madame, une humble révérence.

Gardez pour votre amant cet entretien moral ;

Du monde apprenez-lui le cérémonial ;

Vous pouvez lui montrer l’exacte politesse,

Inspirer la raison, et même la sagesse ;

Tout le monde en convient, votre âge le permet ;

Faites donc de Valère un Cavalier parfait,

Puisque vous excellez à former un jeune homme.

Mais, pour moi, vous saurez que tout sermon m’assomme ;

De me persuader vous n’avez pas le don.

Je suis fille et têtue ; ainsi point, de leçon.

CLOÉ.

Je ne m’attendais pas à ce brusque langage.

J’ai cru que du grand monde ayant un peu d’usage,

Qu’en qualité d’amie, enfin, de la maison,

Je pouvais librement vous parler sur ce ton ;

Et ce n’est que par zèle...

JULIE.

Oh ! Je vous en dispense,

Madame, honorés-moi de votre indifférence.

CLOÉ.

Mais on ne pourra plus vous parler, à la fin,

Si vous continuez d’aller le même train ;

Et vous prenez, soit dit sans vous fâcher, Julie,

Le chemin qui conduit tout droit à la folie.

JULIE.

Bon. Tant mieux. La Folie est charmante à mon goût.

CLOÉ.

Mais vous n’y songez pas, elle est à fuir en tout.

JULIE.

Distinguons. Moi, j’entends la folie agréable,

Celle qui réjouit, que l’esprit rend aimable.

Qui de mille agréments sait couvrir ses écarts,

Et trouve l’art de plaire en bravait les égards ;

Qui fait marcher les jeux et les ris sur ses traces ;

Qu’accompagne l’amour, et que suivent les grâces.

CLOÉ.

Vous en faites vraiment un fort joli tableau,

Et je ne croyais pas qu’on put la peindre en beau.

JULIE.

Quoique vous en disiez, le portrait est fidèle,

Et je vous montrerai qu’on ne plaît que par elle.

Pourquoi hausser l’épaule, et vous étonner tant ?

J’ose vous soutenir, très sérieusement,

Sans avoir vu la bonne et grande compagnie,

Qu’il n’est que deux partis à prendre dans la vie ;

D’être un peu calotin, ou bien d’être ennuyeux.

Non, il n’en est point d’autre : il faut opter des deux.

Léandre vient ici ; qu’il décide la chose.

Ne consentez-vous pas à ce que je propose ?

CLOÉ.

Soit. J’y donne les mains. Quoique depuis un temps

Il prenne tous vos airs et tous vos sentiments,

Je ne crois pas qu’il soit encore déraisonnable

Jusqu’au point d’approuver un système semblable.

 

 

Scène IV

 

LÉANDRE, JULIE, CLOÉ

 

JULIE.

Vous venez à propos, Monsieur, préparez-vous

À juger un procès qui se forme entre nous.

LÉANDRE.

Je ne suis plus de robe.

JULIE.

Oh ! C’est la même chose.

Vous y tenez encore.

LÉANDRE.

Plaidez donc votre cause.

JULIE.

Je soutiens la folie au-dessus du bon sens.

L’un a l’art d’ennuyer, l’autre plait en tout temps.

CLOÉ.

Sous le nom d’enjouement, et sous un air d’aisance

Je dis qu’elle produit la vraie impertinence ;

Défaut pernicieux, et vice détesté,

Qui nous rend les fléaux de la société ;

Et vouloir soutenir l’opinion contraire,

C’est dire qu’il est nuit, quand le jour nous éclaire.

LÉANDRE.

Madame, jusqu’ici j’ai pensé comme vous.

Il paraît que Julie est seule contre tous :

Mais, quoiqu’on soit d’abord choqué de ton système,

Je sens qu’elle a raison contre la raison même.

Son sentiment est vrai, tout bien examiné,

Et doit être suivi, loin d’être condamné.

Plus on regarde, et plus on voit que dans la vie.

La raison et l’ennui marchent de compagnie ;

Qu’elle est incompatible avec les agréments,

Ce qui fait qu’il vaut mieux en dépit du bon sens,

Plaire par la folie et par l’extravagance,

Qu’ennuyer en gardant l’exacte bienséance.

JULIE.

On ne peut mieux juger. Et touchez-là, mon roi,

J’en ferai quelque choie ; il profite avec moi.

CLOÉ.

Malgré votre raison, vous vous laissez séduire.

Je plains votre faiblesse, et je veux bien vous dire,

Monsieur, que cette idée, et que ces sentiments

Éblouissent l’esprit et choquent le bon sens.

N’en déplaise à Julie, on peut être agréable,

On peut être enjoué, quoiqu’on soit raisonnable.

La raison n’entend pas que l’on soit ennuyeux ;

Elle condamne même un trop grand sérieux ;

À votre âge surtout, veut qu’on se réjouisse :

Seulement elle oblige, et c’est avec justice,

D’avoir égard aux lieux, aux personnes, aux temps ;

De tout faire à propos, de fuir les contretemps.

JULIE.

Tout est fait à propos s’il est fait avec grâce,

La morale, à notre âge, est seule hors de place ;

La gêne, les égards qu’accompagne l’ennui,

Ne furent jamais faits pour des gens comme lui.

Qu’un maussade, un barbon le soumette à l’usage,

Il fait bien ; c’est à lui qu’il convient d’être sage.

Il n’est pas né pour plaire, et serait assommant,

S’il faisait le gentil, le badin, l’amusant.

Le modeste bon sens doit être son partage.

Mais qu’un garçon aimable, et dans la fleur de l’âge,

N’ose donnez l’essor à tout son enjouement ;

Qu’il retienne captif un naturel brillant,

Qu’il n’ose se livrer à d’aimables folies,

Et qu’il étouffe en lui cent heureuses saillies ;

C’est un meurtre dont rien ne saurait approcher,

Et debout son pouvoir on le doit empêcher.

Il faut le rendre fou pour le rendre agréable.

L’ôter à la raison, c’est être charitable.

CLOÉ.

Si Léandre vous suit, vous le mènerez loin,

Mais de vous retenir votre mère aura soin ;

Elle veut vous parler : venez, Mademoiselle,

Il est temps, avec moi, de vous rendre auprès d’elle ;

Je dois vous avertir de plus, que contre vous,

Avec quelque justice, elle est fore en courroux.

Je crains...

JULIE.

Vous avez tort ; car j’en fais mon affaire,

Je calmerai d’un mot toute cette colère.

On vient. C’est Dulaurier ; il marche gravement.

Et je veux lui donner le bon jour en passant.

LÉANDRE.

De tout vieux Domestique il rassemble les vices ;

Raisonneur, insolent, bavard, plein de caprices ;

Placé près de mon frère, il fait le Gouverneur ;

Grand ivrogne de plus, et mauvais rimailleur.

 

 

Scène V

 

LÉANDRE, JULIE, CLOÉ, DULAURIER

 

JULIE.

Ah ! Monsieur Dulaurier, je suis votre servante.

DULAURIER.

Moi, votre humble valet.

JULIE.

Comment ? Votre air m’enchante !

En perruque nouée, et la canne à la main,

La barbe mite. Hum, hum ! Ce n’est pas sans dessein.

DULAURIER.

Vous badinez toujours.

JULIE.

La feinte est inutile.

Vous cherchez...

DULAURIER.

Il est vrai, je cherche mon pupille.

LÉANDRE.

Son pupille ! Le fat !

DULAURIER.

Ne l’auriez-vous point vu ?

LÉANDRE, d’un air malin.

Là...

Demandés à Madame, elle vous le dira.

CLOÉ, d’un air froid.

Moi, je ne l’ai pas vu.

DULAURIER.

Je voudrais bien lui lire

Ce billet que son père a bien daigné m’écrire.

LÉANDRE.

Mon père vous écrit ?

DULAURIER.

Il me fait cet honneur ;

Et j’ai reçu sa lettre en cet instant, Monsieur.

Quatre ou cinq jours plutôt on eût dû me la rendre ;

Car la datte est du vingt.

LÉANDRE.

Monsieur, peut-on apprendre

Ce que l’on vous écrit, sans indiscrétion ?

DULAURIER.

Volontiers. De vous-même il est fait mention.

Il tire ses lunettes.

Excusés, je suis vieux, Ce n’est pas là ma lettre.

JULIE.

Qu’est-ce donc, Montrez-moi ?

DULAURIER.

Non, non, c’est pour remettre

À Madame Mélite. Écoutez mon billet.

JULIE, ramassant le premier billet qu’il a laissé tomber, en croyant se remettre dans sa poche.

Ramassons celui-ci, c’est sans doute un poulet.

Cachons-le pour savoir ce qu’il dit à ma mère.

DULAURIER lit.

Je n’ai pas pu me rendre à Fontenai comme je le croyais, mais je compte partir incessamment. J’écris à Mélite ; tu lui remettras ma lettre en main propre. Mandes-moi si Valère n’est pas plus sage, tu sais que je t’ai chargé de veiller particulièrement sur sa conduite. J’ai appris avec plaisir qu’il était fort assidu Auprès de Cloé. C’est une Dame de mérite, et très capable de lui donner des leçons de monde et de sagesse.

LÉANDRE, à Cloé d’un air railleur.

Madame, il vous connaît.

CLOÉ.

Je sais qu’il exagère.

DULAURIER.

Je ne puis plus trouver l’endroit où j’en étais,

Et je suis dérouté. M’y voilà, Monsieur. Paix.

Il continue.

Des leçons de monde et de sagesse. Ce qui me fait de la peine, c’est qu’on m’a dit en même temps que sort frère n’est plus le même depuis qu’il aime Julie. Elle est remplie d’esprit et de charmes, mais je trams qu’il n’ait pris auprès d’elle un peu trop de sa vivacité, qui me paraît extrême. Mandes-moi au plutôt ce qui en est.

LISIMON.

LÉANDRE.

Faquin ! Ce dernier trait, vous l’ajoutez vous-même.

DULAURIER, lui montrant la lettre.

Lisez. Vivacité qui une paraît extrême.

JULIE.

Je suis vive, il est vrai, je ne m’en cache pas.

DULAURIER.

Vous voyez que de moi votre père fait cas ;

Qu’il m’aime, me distingue, et qu’en toute manière...

LÉANDRE.

Vous méritez, Monsieur, sa confiance entière ;

Sans compter les vertus qu’on voit briller en vous,

Comme d’être discret, sobre, modeste, doux,

D’effacer des valets la candeur ordinaire

Vous avez des talents dignes qu’on vous révère.

Vous êtes grand Poète.

JULIE.

Ah, je m’en réjouis.

CLOÉ.

J’ai vu de lui, vraiment, des couplets fort jolis.

DULAURIER.

Madame...

CLOÉ.

Avec esprit il tourne un Vaudeville.

DULAURIER.

J’ai sept ou huit Pont-neufs que l’on pisse à la Ville.

Mais je ne fais plus rien déjà depuis longtemps ;

L’esprit se sent du corps. Mes vers sont languissants,

Quelquefois seulement je corrige, Madame,

Ceux que Valère fait pour vous prouver sa flamme.

LÉANDRE.

Sa flamme ? Hem ! L’entend-il ?

JULIE.

C’est-à-dire, à présent,

Que Monsieur Dulaurier est Auteur consultant.

LÉANDRE.

Lorsqu’à l’examiner votre regard s’appliqué,

Trouvez-vous pas qu’il a l’air grand, l’air poétique.

DULAURIER.

Ah ! Finissez, Monsieur. Vous vous raillez de moi.

LÉANDRE.

Je suis trop attentif à ce que je vous dois.

DULAURIER.

On ne se moque pas d’un homme de mon âge.

JULIE.

Nous ! Au grand Dulaurier faire un pareil outrage ?

Ah ! Nous respectons trop un Poète divin.

Un sage sans défaut, s’il n’aimait pas le vin.

DULAURIER.

Quand j’aimerais le vin, ce n’est pas votre affaire.

Les plus honnêtes gens en font leur ordinaire ;

Et quoique vous disiez, le vin le plus mousseux

De toute la Champagne, est bien moins dangereux

Et dérange bien moins le cœur et la cervelle,

Que l’amour que l’on prend pour vous, Mademoiselle.

JULIE.

Que dit-il ?

DULAURIER.

Oh ! Je dis en mots moins ambigus

Que vous gâtez Monsieur, qu’on ne le connaît plus.

LÉANDRE.

Maraud !

CLOÉ.

Vous méritez tous les deux ces répliques

En vous compromettant avec des domestiques,

En les entretenant d’un air trop familier.

JULIEN, à Cloé.

Rentrons, Madame. Adieu, vieux père Dulaurier.

Elle lui tire la perruque en sortant.

 

 

Scène VI

 

LÉANDRE, DULAURIER

 

LÉANDRE.

Je ne sais qui me tient qu’avec ta propre canne...

DULAURIER.

Oh ! Si vous me frappez, je ferai, Dieu me damne,

Le récit de la chose a Monsieur Lisimon,

De plus d’une manière, et de toute façon...

LÉANDRE.

Moi, je te donnerai mille coups d’étrivières,

De plus d’une façon, de toutes les manières,

Si ta bouche fertile en insolents propos,

Jamais contre Julie ose dire deux mots.

DULAURIER.

Ce que j’en dis, Monsieur, n’est pas pour vous déplaire,

Si je vous aimais moins, je serais moins sincère.

On vous a toujours vu poli, sage, prudent ;

Et si vous n’êtes plus le même maintenant,

Je sais bien dans le fond à qui l’on doit s’en prendre.

C’est...

LÉANDRE.

Prends garde, où ma main sur toi...

DULAURIER.

Daignez m’entendre.

C’est-à votre valet, à ce gueux de Pasquin,

Que vous avez, Monsieur, mis dehors ce matin :

Loin de vous avertir avec art et sagesse,

Des fautes que fait faire uns jeune Maîtresse,

En valet petit-maître il-vous applaudissait

Dans les petits écarts où l’amour vous jetait.

Lorsqu’on est approché d’un serviteur fidèle,

On se ressent bientôt des effets de son zèle ;

Et les trois quart du temps les domestiques font,

Tout bien considéré, les maîtres ce qu’ils sont.

Je n’ose me citer ici par modestie :

Mais votre frère a pris un autre train de vie ;

Depuis que j’en ai soin il n’est plus éventé.

On m’en fait compliment enfin de tout côté.

Il écouté parler ; et lorsqu’on l’interroge...

 

 

Scène VII

 

LÉANDRE, VALÈRE, DULAURIER

 

DULAURIER.

Ah ! Monsieur, approchez, je faisais votre éloge.

Je disais à Monsieur que j’étais fort content,

Que l’on voyait en vous un heureux changement.

Et que, grâces à mes soins, devenant raisonnable...

VALÈRE.

C’est bien à toi, vieux fat, que j’en suis redevable.

DULAURIER.

Vieux fat ? Voilà deux mots qui vous coûteront cher,

Et je tiens là de quoi vous apprendre à parler.

Je m’en vais de ce pas écrire à votre père,

De la bonne encre. Adieu. Vous verrez. Laissez faire.

 

 

Scène VIII

 

LÉANDRE, VALÈRE

 

LÉANDRE, riant.

Il le prend avec toi sur un fort joli ton !

VALÈRE.

Le faquin ! Fier d’avoir vieilli dans la maison,

Se prévaut du pouvoir que mon père lui donne.

Ah ! Sans cela j’aurais étrillé sa personne.

C’est un joug que mon cœur ne peut plus supporter ;

Je l’ai dit à Damon que je viens de quitter.

LÉANDRE.

Quoi ! Damon est ici ?

VALÈRE.

Non, mais il va s’y rendre.

Il est présentement chez le frère d’Alcandre

Que je suis allé voir, ce matin en chassant.

LÉANDRE.

J’en suis, parbleu, j’en suis enchanté doublement.

Par lui le vais savoir le succès de l’affaire

Dont l’a chargé, pour nous, Alcandre avec mon père.

Je me vois sur le point d’être un homme important.

Si Damon réussit, que je serai content !

Qu’avec lui je vais rire et fesser de Champagne !

VALÈRE.

Oui. Le grand sérieux qui partout l’accompagne,

Promet de grands plaisirs et beaucoup d’enjouement !

Surtout quand il verra l’extrême changement

Que l’air de la campagne a fait en vous, mon frère.

LÉANDRE.

Ah ! Je vois qu’il n’est pas connu de toi, Valère.

En partie avec lui tu ne t’es pas trouvé.

Avec les jeunes gens il a l’air réservé : 

Mais il est dans le fond très bonne compagnie,

Et fait pour les plaisirs les plus doux de la vie.

Quand il connaît son monde et qu’il est assorti

C’est un homme enchanteur, d’un rien tirant parti ;

Qui ranime un repas par cent traits agréables,

Et qui rassemble en lui tous les vices aimables ;

D’ailleurs, essentiel, ami des plus ardents,

Plein d’esprit, et jamais aux dépens du bon sens ;

Charmant dans le frivole, aigle dans les affaires,

Il a l’heureux talent d’allier les contraires ;

Propre à tous les emplois, il n’est d’aucun état,

Et par délicatesse a quitté le rabat.

VALÈRE.

Mais ce portrait me charme, il faut que je vous prie

De lier avec lui, mon frère, une partie ;

Je brûle de nous voir tous trois le verre en main.

LÉANDRE.

Nous aurons, si tu veux, ce plaisir dès demain.

VALÈRE.

Taupe. Adieu.

LÉANDRE.

Qui te presse ?

VALÈRE.

Une affaire.

LÉANDRE.

Demeure.

VALÈRE.

Non, non, Cloé m’attend.

LÉANDRE.

Oh ! J’ai tort. Voilà l’heure

À laquelle tu dois prendre d’elle leçon.

Vous vous feriez gronder, allez, petit garçon.

VALÈRE.

Finissez ce discours, car il m’impatiente.

Je ne veux pas sur elle enfin qu’on me plaisante.

LÉANDRE.

Je vois ce qui te fâche, elle te gêne un peu.

VALÈRE.

Il est vrai, puisqu’il faut vous en faire l’aveu.

Elle a mille vertus, mais son humeur sévère

Contraint ma liberté, choque mon caractère.

Pour lui plaire j’ai beau garder certains dehors,

Je sens que dans le fond je fais de vains efforts.

Il faudra tôt ou tard que je rompe avec elle.

Et la sagesse enfin ne m’est pas naturelle.

LÉANDRE.

À la tentation garde de succomber,

Et songe que ton cœur ne pouvait mieux tomber.

Il est certains moments que je te porte envie,

Et j’aimerais Cloé, si je n’aimais Julie ;

À la vertu solide elle joint l’agrément.

VALÈRE.

Votre amour et le mien font mon étonnement :

Et je ne comprends pas quelle étoile ennemie,

Me fait aimer Cloé, vous attache à Julie :

Ce contraste marqué qu’on voit dans nos humeurs,

À faire un choix contraire eût du porter nos cœurs.

Gêné dans vos écarts, contraint dans ma sagesse,

Nous sommes, vous et moi, sage et fou par faiblesse.

LÉANDRE.

Je sens combien Julie a sur moi d’ascendant,

Ma raison le combat, mais inutilement.

Dans tout ce qu’elle fait elle met tant de grâces,

Que je me sens forcé de marcher sur ses traces.

Entraîné malgré moi, j’y trouve tant d’appas,

Que j’aime mieux souvent m’égarer sur ses pas,

Et du bon sens, pour elle, abandonner l’usage,

Que de le respecter avec une plus sage.

Nous y gagnons tous deux. Ton esprit, tes écarts,

Demandaient une prude attentive aux égards,

Qui pût, mettant un frein à ta jeunesse ardente,

Sous le nom de Maîtresse, être ta gouvernante.

C’est ce que dans Cloé tu trouves dans ce jour.

Et moi, j’avais besoin de prendre de l’amour

Pour quelque jeune objet qui par sa gentillesse,

Égayât mon esprit, déridât ma sagesse.

Telle est enfin Julie.

VALÈRE.

Oui, mais tout franchement,

Près d’elle votre esprit s’égaye étrangement ;

Il s’écarte parfois loin des bornes prescrites.

LÉANDRE.

Allons donc mon cadet, vous passez les limites.

Vous-même, qui voulez me donner des leçons,

Nous profiterons plus avec elle : sortons.

On ne prend les bons airs qu’en fréquentant les Dames,

Et pour former les gens, ma foi, vive les femmes.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

VALÈRE, CLOÉ

 

CLOÉ.

Votre frère se perd, et ce que j’ai prédit,

Vous le voyez, Valère, aujourd’hui s’accomplit.

L’aveugle passion qu’il a pris pour Julie,

Porte insensiblement son âme à la folie.

Cette jeune personne enivrant sa raison,

Lui fait boire à longs traits un dangereux poison.

La scène du matin, passée en votre absence,

Prouve son changement et leur impertinence.

Il n’a pas fait ce pas pour rester en chemin,

Et Julie, à coup sur, le mènera grand train.

Telle est d’un premier choix l’importance infinie,

Qu’elle décide presque, et pour toute la vie,

De la beauté qu’on aime, à votre âge surtout,

On prend facilement et l’esprit et le goût ;

Et c’est à sa sagesse, ou bien à ses caprices,

Que vous devez souvent vos vertus ou vos vices.

VALÈRE d’un air contraint.

Autant que je le puis, autant que je le dois,

Je sens tout mon bonheur et le prix de mon choix.

CLOÉ.

Ce que vous dites-là le pensez-vous dans l’âme ?

VALÈRE.

En douter un instant, c’est m’offenser, Madame.

CLOÉ.

Votre discours le dit, mais non pas votre ton ;

Je vois que je vous lasse à force de leçon.

Je vois que votre ardeur est par-là refroidie,

Et que tant de morale, à la fin vous ennuie.

VALÈRE, à part.

Elle a, quelque raison.

CLOÉ.

Si sur vos actions

Je vous donne pourtant quelques instructions,

Croyez que c’est l’effet d’une amitié sincère,

Et non d’un sot orgueil ou d’une humeur austère.

VALÈRE.

Ce n’est pas d’aujourd’hui que j’en suis convaincu,

J’ai suivi vos conseils autant que je l’ai pu.

 

 

Scène II

 

LÉANDRE, VALÈRE, CLOÉ

 

LÉANDRE.

Vous voilà seule à seul. Je vous trouble peut-être ?

CLOÉ.

Non, Monsieur, de rester vous êtes fort le maître.

LÉANDRE.

J’envie, à dire vrai, son bonheur dans ce jour,

Et je crois voir Vénus entretenir l’Amour ;

L’instruire tendrement, lui montrer l’art de plaire :

Mais vous ne dites, mot, ni le fils ni la mère ?

À Valère.

Tu fais le langoureux ? Allons, animes-toi.

Tu ne t’y prends pas bien. Tiens, tiens, regardes-moi.

Attaques-moi d’abord la place en militaire,

Prends des airs meurtriers comme tu me vois faire.

Vois-tu cette mine, hein ! Ce souris, ce regard

Capable de percer un cœur de part en part ?

Ce dernier est traître !

VALÈRE.

Oui, sûrement des plus traîtres ;

C’est à faire jeter l’Amant par les fenêtres.

LÉANDRE, baisant Cloé.

Puis saisissant la main, on prend d’un air courbé,

Un baiser... Celui-là, je le tiens d’un Abbé.

CLOÉ, d’un air sévère.

Mais, Monsieur...

LÉANDRE.

Excusez, c’est à la militaire,

Madame, et seulement pour instruire mon frère.

VALÈRE.

Cela ne vous va point, vous avez l’air gêné ;

Pour la folie, on voit que vous n’êtes point né.

CLOÉ.

Prenez garde à la fin, la chose est sérieuse.

Craignez l’impertinence, elle est contagieuse.

LÉANDRE.

Si vous donnez ce nom, Madame, à l’enjouement,

À cette liberté qui produit l’agrément

Dont nous avons parlé tantôt avec Julie,

De m’en avoir entiché, j’ai l’âme très ravie,

L’impertinence...

VALÈRE.

Oui, mais vous vous trompez au choix,

Car il en est plus d’une, et j’en citerai trois.

Celle des Gens d’épée, et c’est la séduisante :

Pour celle des Abbés, elle est affadissante :

Mais la pire des trois, si vous me consultez,

C’est celle du Robin vous vous ressentez.

LÉANDRE.

Mais je crois que sur moi tu veux tirer, mon frère ?

CLOÉ.

Nous vous laissons, Monsieur...

VALÈRE.

C’est à la militaire.

 

 

Scène III

 

LÉANDRE, seul

 

Dans sa plaisanterie il est outré pourtant ;

Je n’ai pas la fadeur que l’on reproche tant

À nos jeunes Robins, turlupins incommodes,

Peu versés dans les lois, et profonds dans les modes,

Grands Juges de Théâtre, amoureux du nouveau,

Célébrés au foyer, inconnus au Barreau.

Mais, aveugle en ce point, peut-être je me flatte.

Sans s’en apercevoir, tous les jours on se gâte.

Mon frère pourrait bien n’avoir pas tout le tort ;

Et dans le fond du cœur, je sens certain remord...

Vain scrupule, après tout ! Je suis jeune, et d’un âge.

Où c’est presque un défaut de paraître trop sage.

On doit me pardonner de prendre un peu l’essor,

Je puis bien être fou deux ou trois ans encor.

 

 

Scène IV

 

LÉANDRE, DAMON

 

DAMON.

Monsieur, je suis charmé, mais plus qu’on ne peut dire,

Tout va le mieux du monde, et pour vous en instruire,

J’arrive exprès.

LÉANDRE.

C’est toi, cher Damon de mon cœur,

Comment te portes-tu ? Je suis ton serviteur.

DAMON, à part.

Comment te portes-tu ; La phrase est admirable !

Ce qu’on m’a dit de lui, me parait véritable.

À Léandre.

Alcandre enfin...

LÉANDRE.

Dis-moi, si l’amour par hasard ;

À ton voyage aussi n’a pas un peu de part ?

Viens-tu voir la Marquise ? Elle est notre voisine,

Ou plutôt entre nous, n’est-ce passa Cousine ?

DAMON.

Il est bien question de cela ?

LÉANDRE.

Cependant,

Chez elle on vous a vu vous rendre assidûment,

Et l’on sait...

DAMON.

Oui, l’on sait que l’estime et le zèle...

LÉANDRE.

De ce zèle vraiment tu donnais à la belle

Une preuve... ce soir... là... que je vous surpris, 

Sous un berceau de fleurs nonchalamment assis ;

Dans ces heureux moments l’un et l’autre interdits ;

Exprimant tout l’amour... Ah ! Fripon tu rougis !

DAMON.

Je rougis, il est vrai, s’il faut que je m’explique,

Mais c’est le temps mal pris, non le trait qui me pique,

J’en rirais le premier dans une autre saison,

Je saurais vous répondre et sur le même ton.

Mais lorsqu’auprès de vous votre intérêt m’appelle,

Que je viens vous parler d’affaire essentielle,

Vous faites l’agréable et le mauvais plaisant,

Raillant mal-à-propos et même fadement ;

De tous les procédés c’est le moins supportable,

Et qui doit révolter tout esprit raisonnable.

LÉANDRE.

Je n’y prenais pas garde, en vérité, pardon.

Parlons de notre affaire. Eh bien, mon cher Damon,

Avons-nous obtenu cette Place importante ?

DAMON.

Oui. Tout en même-temps, répond à votre attente.

Alcandre et ses amis ont tant fait, qu’en ce jour,

Vous êtes sur d’avoir l’agrément de la Cour.

LÉANDRE.

Que ne vous dois-je pas ! Pour la bonne nouvelle...

DAMON.

Pour votre bienfaiteur, réservez ce grand zèle,

Je dois de ce détail lui rendre compte à lui.

Vous viendrez avec moi.

LÉANDRE.

Non pas pour aujourd’hui.

DAMON.

Mais rien n’est plus pressant.

LÉANDRE.

J’y suis fort inutile.

D’ailleurs il est ici, grave comme à la Ville.

Avec sa politique, il m’ennuie à la mort,

Il est toujours guindé, sérieux.

DAMON.

Il a tort.

Il devrait avec vous se rendre plus aimable ;

Il faut l’en avertir. Quel travers effroyable.

Je ne puis m’empêcher d’éclater à la fin,

De m’impatienter avez-vous fait dessein ?

Je ne vous connais plus à ces extravagances,

Et voilà la valeur de trois impertinences.

LÉANDRE.

C’est par sincérité que je ce parle ainsi.

DAMON.

Et par sincérité, je dois vous dire aussi,

Qu’il ne vous convient pas, jeune comme vous êtes,

De tutoyer toujours les gens comme vous faites.

Quittez des airs si faux. Ils vous échapperaient,

Avec d’autres, Monsieur, qui s’en offenseraient ;

C’est oublier d’ailleurs ce que vous allez être,

La dignité du rang où vous devez paraître.

Mais vous gardiez, n’étant que simple Magistrat

Beaucoup mieux les dehors et l’air de votre état.

LÉANDRE.

On doit à la campagne avoir plus d’indulgence,

Je serais à Paris plus sur la bienséance.

DAMON.

Il est certain égards qu’on a tort de braver,

En tous temps, en tous lieux, on doit les observer.

LÉANDRE

Pour moi, dès que je suis dans un endroit champêtre ;

Je suis d’une gaieté... dont je ne suis pas maître. 

DAMON.

En ce cas-là partez. Cet air ne vous vaut rien.

LÉANDRE.

Et pourquoi ?

DAMON.

C’est, Monsieur, souvenez-vous en bien,

Qu’à Paris, vous avez la raison en partage,

Et que vous la perdez en restant au Village.

 

 

Scène V

 

LÉANDRE, DAMON, MÉLITE

 

MÉLITE, à Damon.

Ah ! Bonjour, notre ami !

DAMON.

Je vous fais compliment,

Madame, vous avez un visage charmant.

LÉANDRE.

Pour moi depuis tantôt je vous trouve embellie.

Mais félicitez-moi, Madame, je vous prie ;

Ce mâchant homme-là, le croiriez-vous ? D’honneur,

Est venu m’annoncer ma prochaine grandeur.

La Cour va me charger d’importantes affaires :

Elle fait grâce à l’âge en faveur des lumières.

MÉLITE, à Damon.

Son père, dites-moi, ne vient-il pas nous voir ?

DAMON.

Madame, incessamment.

LÉANDRE.

Peut-être dès ce soir.

Car il est amoureux.

MÉLITE.

Et de qui ?

LÉANDRE.

De vous-même.

Je suis son confident, et je sais qu’il vous aime.

MÉLITE.

Mais vous prenez, Monsieur, certaines libertés,

Qui ne conviennent pas, et vous vous écartez...

LÉANDRE.

Madame...

MÉLITE.

À vous parler sans nulle flatterie,

Vous changez tous les jours aussi-bien que Julie,

Se tournant vers Damon.

Ils le gâtent tous deux.

 

 

Scène VI

 

LÉANDRE, DAMON, MÉLITE, JULIE

 

DAMON, sans voir Julie.

Il est vrai, je crains bien...

JULIE.

Vous êtes bien heureux, vous qui ne risquez rien.

DAMON.

C’est un guet à pend. Pardon, Mademoiselle,

Pourquoi, contre les gens vous mettre en sentinelle.

JULIE.

Pour n’être plus Abbé, vous n’en valez pas mieux.

LÉANDRE, à Mélite.

Ah ! C’était en rabat un fripon dangereux !

En public retenu ; mais hardi tête à tête,

Des plus fières beautés il faisait la conquête ;

Et partout estimé sans être régulier,

Portait sous l’habit court le cœur d’un Officier.

MÉLITE.

Épargnez vos amis, vous êtes trop caustique.

DAMON.

Vous vous applaudissez de ce trait satirique ;

Mais, Madame, veut bien que je vous dire ici,

Que rien n’est plus aisé que de railler ainsi ;

Et vous devez savoir qu’un trait ne coûte guère,

À qui veut se donner une libre carrière ;

Quand c’est contre quelqu’un la matière fournit.

Et dès qu’il dit du mal, un sot a de l’esprit ;

C’est, pour en faire cas, l’avoir à trop bon compte :

D’en avoir à ce prix un honnête homme à honte.

JULIE.

Eh ! si, Monsieur, Eh, si, vous faites le Pédant.

DAMON.

J’en suis fâché. Monsieur m’y force à tout moment.

JULIE.

Moi, dans vos sentiments je vous trouve gothique :

C’est le ton du grand monde, il faut être caustique.

MÉLITE.

Taisez-vous. Ce n’est pas à vous à raisonner ;

Je vous quitte, pardon. J’ai quelqu’ordre à donner.

DAMON.

Point de façon, je suis ami de la famille.

MÉLITE.

Léandre, donnez-moi la main, et vous, ma fille,

Gardez-vous de sortir sans ma permission.

JULIE.

Ah ! Je brûle déjà de quitter la maison.

 

 

Scène VII

 

DAMON, JULIE

 

JULIE, à part.

Il faut premièrement que je m’en débarrasse.

À Damon.

Je voudrais bien, Monsieur, vous prier d’une grâce.

DAMON.

De quoi ?

JULIE.

C’est, s’il, vous plaît, d’aller vous promener ;

Car, je veux être seule, et vous m’allez gêner.

DAMON.

Quand vous priez les gens, c’est de si bonne grâce,

Qu’on ne peut refuser. Je vous quitte la place.

 

 

Scène VIII

 

JULIE, seule tirant une lettre

 

Je suis libre. Voyons notre lettre à présent,

Je n’ai depuis tantôt pu trouver un instant.

Elle lit le dessus.

Je suis impatiente... à Madame Mélite...

Bon, c’est-là le Billet que je veux. Ouvrons vite.

Diantre ! J’ai déchiré tout l’endroit du cachet,

Continuons toujours, et lirons le poulet.

Elle lit la lettre.

Je ne puis plus supporter votre absence. Je brûle...

Ah ! voilà qui promet du touchant et du tendre.

Je voudrais, pour en rire, avoir ici Léandre.

Je le vois.

 

 

Scène IX

 

LÉANDRE, JULIE

 

JULIE, appelant Léandre et lui faisant signe du doigt.

St, St, St, venez, approchez-vous,

Je veux vous régaler.

LÉANDRE.

De quoi ?

JULIE

D’un billet doux

Que votre père écrit à ma très chère mère.

LÉANDRE.

Par ma foi, c’est de lui ; voilà son caractère.

Comment l’avez-vous eu ?

JULIE.

Dulaurier l’a laissé

Tomber ici tantôt, et je l’ai ramassé.

Mais, voyons promptement,

Elle lit.

Je ne puis plus supporter votre absence. Je brûle de vous aller trouver, ma charmante veuve

LÉANDRE.

Je brûle, ma charmante,

Comme il se passionne ! Oh, ce début m’enchante.

JULIE.

Monsieur, n’est-il pas vrai que cela fend le cœur ?

Écoutez, écoutez. Voici bien le meilleur.

Elle continue.

J’ai mille choses à vous dire, que je vous ai déjà dites ; mais qu’il faut que vous écoutiez une fois sérieusement. Vous savez que je vous ai aimée avant votre mariage, que mon amour ne s’est jamais démenti un seul instant, et que vingt ans ne l’ont pas ralenti.

Ah ! Cela fait trembler. Quelle confiance horrible !

LÉANDRE.

Qui l’eût crû, que mon père eût le cœur si sensible ?

C’est-là ce qu’on appelle un héros de Roman !

JULIE.

En tient-il le papa ? Pour ma chère maman

Ce billet est divin ; j’en veux tirer copie.

LÉANDRE.

Oui-da... Mais, vertubleu, vous avez tort, Julie,

D’avoir décacheté le billet que voilà ;

La suite en est à craindre, on s’en apercevra.

JULIE.

Ne songeons maintenant qu’au plaisir qu’il nous cause,

Puis nous remédierons, s’il se peut, à la chose,

Elle poursuit.

Vous n’avez, rien à m’opposer, notre âge est sortable, aussi bien que nos inclinations. Vous avez trente ans, et j’en ai quarante.

LÉANDRE.

Vous vous en dérobez, mon père, plus de dix.

JULIE.

Il fait grâce à ma mère au moins de cinq ou six.

Elle reprend.

Que tardez-vous donc, Madame, à faire mon bonheur en couronnant ma flamme ?

LÉANDRE.

Tudieu, qu’il est pressant !

JULIE.

Que tardez-vous, Madame,

À faire mon bonheur en couronnant ma flamme ?

Mais rien n’est si charmant que ces paroles-là !

On croirait qu’elles font d’un nouvel Opéra.

 

 

Scène X

 

LÉANDRE, JULIE, DULAURIER

 

DULAURIER, entrant en homme qui cherche.

J’ai beau courir, chercher... Mais Julie et Léandre ;

Lisent seuls une lettre. Approchons pour entendre.

JULIE.

Achevons au plutôt de lire le poulet.

Elle lit.

Que tardez,-vous donc, Madame, à faire mon bonheur en couronnant ma flamme ? J’irai vous en presser au plutôt.

LISIMON.

DULAURIER.

Je n’en puis plus douter, et voilà mon billet.

Que vois-je ! Malheureux, que venez-vous de faire ?

Décacheter et lire un billet de son père,

À Julie.

Écrit à votre mère, et dont je suis chargé !

Où sommes-nous ? ô temps ! ô mœurs ! Tout est changé.

JULIE.

Mais, Monsieur Dulaurier...

DULAURIER.

Ayant surpris mon zèle,

Vous me l’aurez tantôt volé, Mademoiselle,

Dérober un dépôt ! Le crime est des plus grands.

C’est aller c’est aller contre le droit des gens !

JULIE.

Mais, vieux fou, le billet que nous venons de lire,

N’est point du tout celui que vous prétendez dire.

DULAURIER.

À d’autres ! Ce billet est signé, LISIMON.

LÉANDRE.

On doit en être crû, quand on vous dit que non.

DULAURIER.

Oh ! J’en crois mon oreille, et je vais au plus vite

M’en plaindre et conter tout à Madame Mélite.

Ce sont des procédés indignes.

LÉANDRE.

Halte-là.

JULIE, lui présentant le billet.

Pour un mauvais billet, que de bruit ! Le voilà.

DULAURIER.

Moi, dans l’état qu’il est, je ne veux pas le prendre ;

Ainsi décacheté, le moyen de le rendre ?

LÉANDRE.

Il faut le supprimer.

DULAURIER.

Je suis votre valet.

LÉANDRE.

Si tu parles, maraud, jamais de ce billet,

Je t’assomme.

JULIE.

Il ne faut lui couper qu’une oreille,

S’il dit rien.

DULAURIER.

Grand merci. La grâce est sans pareille.

JULIE, à Léandre.

Sortons vite. Venez chez Hortense un moment.

 

 

Scène XI

 

DULAURIER, seul

 

Moi, j’attends pour parler, son père seulement,

Et je leur ferai voir dans cette conjoncture,

Que Dulaurier est ferme, et qu’il fuit l’imposture.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

LÉANDRE, JULIE

 

LÉANDRE.

Avec quelque raison votre mère est fâchée,

Nous en avons trop fait, et la lettre lâchée.

JULIE.

Que les parents sont sots avec leur sérieux !

On ne peut un moment badiner avec eux.

Je vais sur ce sujet être plus circonspecte,

Le faible de ma mère est que je la respecte.

LÉANDRE.

A-t-elle tout le tort ? Parlons de bonne-foi ;

N’était-ce pas allez d’en rire vous et moi,

Et devions-nous, Julie, avoir tant d’imprudence,

Que d’en railler partout et même en sa présence ?

JULIE.

Allez-vous là-dessus me faire un long sermon,

Et m’ennuyer, Monsieur, à force de raison ?

 

 

Scène II

 

LÉANDRE, JULIE, DAMON

 

DAMON.

Je sors d’une maison où l’on m’a fait entendre.

Des choses que de vous je suis fâché d’apprendre.

Je viens pour vous en faire un reproche à tous deux.

JULIE.

Mais, c’est une gageure ! et chacun en ces lieux,

Viendra...

DAMON.

Mademoiselle, il n’est pas temps de rire,

La chose est sérieuse, et je dois vous la dire :

Tout le monde est ici contre vous déchaîné.

À votre égard, Monsieur, je demeure étonné ;

Vous allez contre vous indisposer Alcandre,

Dans le temps que de lui vous devez tout attendre,

Et vous venez de rompre en visière aujourd’hui,

À des gens pleins d’honneur qui viennent avec lui ;

Vous riez à leur nés, entraîné par Julie.

Et fort impoliment leur faussés compagnie ;

Ensuite vous sortez, vous allez chez les gens,

Plaisanter là-dessus, et rire à leurs dépens :

Vous étendez vos traits jusques sur votre père.

En montrant Julie.

D’un prétendu billet qu’il écrit à sa mère,

Vous montrez la copie et vous allez compter

L’histoire de sa flamme à qui veut l’écouter.

Qu’il est honteux pour vous, qu’il est doux pour Valère,

Qu’on vous voie effacer tout ce qu’il a pu faire !

Si votre père vient à savoir tout cela,

Songez-vous bien alors quel éclat il fera ?

De son juste courroux vous avez tout à craindre,

Et serez malheureux, Monsieur, sans être à plaindre.

LÉANDRE.

Il suffit, je serai plus prudent désormais.

JULIE.

Ce n’est qu’un badinage ; et tout ces petits traits...

DAMON.

Pour rester dans l’erreur vous êtes trop aimable,

Et moi, pour vous tromper, je suis trop véritable.

Vous avez le cœur noble et le naturel bon ;

Mais vous êtes trop vive, et manqués de raison.

Vous bravez les égards sans être au fond méchante.

Si Léandre arrêtant votre ardeur imprudente,

De vous servir de guide avait la fermeté,

Il tournerait à bien cette vivacité ;

Son amour par degrés vous rendrait raisonnable,

Et vous seriez alors une fille adorable.

Mais soit malgré lui-même, ou par contagion,

Il laisse auprès de vous endormir sa raison

Vos grâces par malheur ont l’art de le séduire,

Il se laide mener, au lieu de vous conduire.

JULIE.

Que voulez-vous donc dire avec cet entretien ?

Si je mène, Monsieur, je le mène soit bien.

DAMON.

Vous le menez très mal ; soit dit sans vous déplaire ;

Il devient, grâce à vous, tel qu’on a vu son frère.

Vous le précipitez dans vos égarements ;

Et l’on est si choqué de vos traits imprudents,

Qu’afin qu’aucun des deux aujourd’hui ne l’ignore,

Du nom d’impertinents partout on vous honore.

JULIE.

Nous sommes d’âge à l’être, et le mal n’est pas grand.

LÉANDRE.

Mais le monde se trompe, et dans son jugement...

DAMON.

Vous vous trompez vous même, et dans l’impertinence,

On va toujours, Monsieur, plus loin que l’on né pense ;

C’est un terrain glissant, et qui trompe d’abord ;

Aisément on y tombe, avec peine on en sort ;

Et dès qu’on est plongé dans cette bourbe épaisse,

On prend pour enjouement, on prend pour gentillesse,

Et pour des traits d’esprit, des écarts de bon sens,

Et d’un cerveau brûlé les délires fréquents.

LÉANDRE.

Ce discours est sensé ; mais on peut être sage...

JULIE.

Ce discours, ce discours n’est qu’un pur radotage.

DAMON.

Le pis est...

JULIE.

Le pis est qu’on peut avec raison,

Vous appliquer, Monsieur, votre comparaison,

Mais de tous ces propos, pourquoi me mettre en peine ?

Sais-je pas qu’il radote une fois la semaine ?

C’est aujourd’hui le jour.

DAMON.

C’en est trop, je suis las !

De prêcher la raison à qui ne l’entend pas.

Il sort.

 

 

Scène III

 

LÉANDRE, JULIE

 

LÉANDRE.

Damon sort tout fâché. J’ai regret qu’il nous quitte ;

Je crois qu’il a raison ; car enfin je médite...

JULIE.

Tant pis, vous avez tort, Monsieur, de méditer.

LÉANDRE.

On doit... 

JULIE.

On doit me croire et ne pas l’écouter.

LÉANDRE.

Mais il faut consulter quelquefois dans la vie,

La raison, le bon sens.

JULIE.

Fi, le bon sens ennuie,

Vous-même qui plaisez par mille traits saillants,

Vous n’avez de l’esprit que faute de bon sens.

LÉANDRE.

Souffrez du moins, souffrez que je vous représente.

JULIE.

Moi, je ne souffre rien.

LÉANDRE.

Vous êtes étonnante !

JULIE.

Et vous l’êtes bien plus avec votre raison.

C’est peu de vous livrer à la réflexion,

De m’en empoisonner vous avez la malice.

Et vous m’aimez, Monsieur ?

LÉANDRE.

Quelle est votre injustice !

Non, on n’aima jamais avec plus de transport ;

Cette même raison qui vous choque si fort, 

Elle a beau m’éclairer, pour vous plaire, Julie,

À chaque heure du jour je vous la sacrifie.

Instruit de mes devoirs, pour vous seule j’en sors, 

Et vous imite en tout, malgré tous mes remords.

JULIE.

Et moi, Monsieur, malgré votre air mélancolique,

Malgré l’ennui qu’il porte, et qu’il me communique,

Et malgré cent discours propres à m’assommer,

Je vous souffre, et suis faible assez pour vous aimer.

 

 

Scène IV

 

LÉANDRE, JULIE, LA FLEUR

 

LA FLEUR.

Monsieur Reiter est-là, Monsieur, qui vous demande.

JULIE.

Je suis ! C’est le parent de la Dame Allemande.

LÉANDRE, à Julie.

Attendez.

À la Fleur.

Va, dis-lui...

LA FLEUR.

Qu’est-ce que je dirai ?

LÉANDRE.

Que je n’ai pas le temps, que je le demanderai.

LA FLEUR.

Je ne lui ferai pas de réponse semblable ;

Je le connais, Monsieur, il est brutal en diable.

LÉANDRE.

Qu’il entre donc.

JULIE.

Parlez à cet homme, d’un ton,

Qu’il ne remette plus le pied dans la maison.

Elle sort.

 

 

Scène V

 

LÉANDRE, MONSIEUR REITER, LA FLEUR

 

LÉANDRE, à part.

Il faut rompre avec lui d’une façon polie.

Haut.

Un fauteuil à Monsieur. Seyez-vous je vous prie.

La Fleur tire un fauteuil, et puis fort.

MONSIEUR REITER.

Ah ! C’est être civil trop excessivement ;

Comme un bon Étranger traitez-moi franchement.

LÉANDRE, d’un air important.

On sait trop...

MONSIEUR REITERR.

Entre nous la meilleure manière.

Est toujours la plus ronde et la plus familière.

LÉANDRE.

On sait ce qu’on vous doit, et quand j’agis ainsi...

MONSIEUR REITER.

Pour vos amis, Monsir, vous êtes trop poli,

Et vous ne l’êtes pas assez envers les Dames ;

Moi, plus grossier que vous, respecter mieux les femmes.

LÉANDRE, d’un air de Seigneur.

Expliquez-vous, de grâce, et daignez être assis.

MONSIEUR REITER.

Moi, m’e trouver fort bien, Monsir, comme je suis :

Cette civilité dont vous m’êtes prodigue,

Je vous l’ai déjà dit, me choque et me fatigue ;

Ces petits airs Seigneurs n’être pas de mon goût.

Ne me protégez point.

LÉANDRE.

Eh bien. Parlons debout,

Parlons. Puis-je vous être unie à quelque chose ?

De ce qui vous amène, apprenez-moi la cause :

Mais, Monsieur, dépêchons, je suis pressé du temps.

MONSIEUR REITER.

Pour ménager, Monsir, vos précieux moments,

Sachez donc que je viens vous faire ici reproche,

D’avoir si mal reçu ma parente très proche.

D’une Dame comme elle on ne rit pas au nez,

Elle en est très choquée, et moi très étonné ;

C’est manquer grandement à cette politesse,

Dont vous faites parade, et qu’en France on professe ;

On ne doit pas quitter si brusquement les gens.

Ce façon-là d’agir est des plus insultants.

Si vous voulez, Monsir, que notre amitié dure,

Il faut pour réparer une pareille injure,

Venir chez ma parente avec moi maintenant,

Lui farce là-dessus un petit compriment.

LÉANDRE, en le contrefaisant.

Un petit compliment ? La mode en est passée ;

D’ailleurs, votre parente a tort d’être offensée,

Et s’il m’est échappé de rire ce matin,

C’était de souvenir, et, sans aucun dessein.

MONSIEUR REITER.

Vous regardiez alors Madame la Baronne,

Et dans le même temps la petite personne

Près de qui vous étiez, faisait de grands éclats,

Et la contrefaisait en vous parlant tout bas.

LÉANDRE.

Eh bien, Monsieur Reiter, quand nous aurions ri d’elle ;

Faudrait-il pour cela m’en faire une querelle ?

MONSIEUR REITER.

Comment ! Vous insulter par un rire indiscret,

Ma Cousine germaine, et moi rester muet ?

LÉANDRE.

Ma Cousine germaine ! Oh ! le plaisant scrupule !

Fût-elle votre sœur, dès qu’elle est ridicule,

Au lieu de vous piquer d’être son Chevalier,

Vous, devez au contraire en railler le premier.

Afin qu’à cet égard vous n’ayez rien à dire,

De tous les miens, Monsieur, je vous permets de rire,

Car j’ai, grâces au Ciel tout un tas de parents,

Les plus originaux et les plus plates gens ;

N’en épargnez aucuns, mettez-les tous en pièces,

Cousins et Cousines, Oncles, Tantes et Nièces ;

Je veux non seulement vous les abandonner,

Mais vous aider encore, moi-même à les berner.

MONSIEUR REITER.

Et m’abandonnez-vous, ainsi que vos parentes,

Vos Maîtresses, Monsir, qui sont impertinentes,

Qui causent entre nous ces petits démêlés ?

LÉANDRE.

Qui sont-elles, Monsieur, ces Maîtresses ? Parlez.

MONSIEUR REITER.

Et c’est, sans la nommer, la petite Julie.

LÉANDRE.

Arrêtez. Sur ce point j’entends peu raillerie.

MONSIEUR REITER.

Vous vous croyez permis de rire impunément

D’une Dame estimable, et dont je suis parent,

Et vous trouve mauvais, quand on appelle ensuite

Un enfant sans raison, du nom qu’elle mérite ?

Si vous, Monsir, en France, avez de ces façons,

Oh ! Par la ventre ! Moi, vous donner des leçons.

LÉANDRE.

Vous ?

MONSIEUR REITER.

Oui, Reiter, Reiter, vous apprendrait à vivre,

Si vous être...

LÉANDRE.

Sortez, je suis prêt à vous suivre.

MONSIEUR REITER.

Vous, échappé de Robe, attaquer mon valeur ?

LÉANDRE.

Quelque état qu’il professe, un Français a du cœur.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

MÉLITE, seule

 

Il faut qu’à Dulaurier on ait surpris la Lettre,

Que je sais qu’en main propre il devait me remettre.

Je soupçonne une chose, il faut la pénétrer.

Je veux savoir de lui... Mais je le vois entrer.

 

 

Scène II

 

MÉLITE, DULAURIER

 

DULAURIER, d’un air effaré.

Léandre !...

MÉLITE.

Eh bien ?

DULAURIER.

Se bat, Madame !

MÉLITE.

Est-il possible ?

DULAURIER.

Ah ! Moi-même j’ai vu ce spectacle terrible !

J’ai vu briller de loin les flamberges en l’air !

Il s’égorge, vous dis-je, avec Monsieur Reiter.

MÉLITE.

Ah ! Quel malheur affreux !

DULAURIER.

Sans tarder davantage,

Je vais chercher Damon pour arrêter leur rage.

Je sens que les moments sont précieux.

MÉLITE.

Oui. Va,

S’il en est temps encor, il les séparera.

 

 

Scène III

 

MÉLITE, seule, se laissant ailer sur un fauteuil

 

Je me meurs ! Je n’en puis plus, j’expire.

 

 

Scène IV

 

MÉLITE, CLOÉ

 

MÉLITE.

Ah ! Cloé, vous voilà. Que venez-vous me dire ?

Léandre est-il vivant, ou Léandre est-il mort ?

Ah ! Si vous le savez, apprenez-moi son sort.

Tous mes sens font saisis d’une frayeur mortelle.

Parlez.

CLOÉ.

Je n’en sais pas encore de nouvelle.

Le malheur, comme vous, m’afflige au dernier point :

Mais je l’appréhendais, il ne me surprend point.

MÉLITE.

Eh ! Qui pouvait prévoir cette suite cruelle,

Et qu’ils s’égorgeraient pour une bagatelle ?

Je suis au désespoir ! Je crains tout pour ses jours.

Damon arrivera trop tard à son secours.

 

 

Scène V

 

MÉLITE, CLOÉ, VALÈRE

 

VALÈRE.

Triomphe ! Honneur ! Victoire. Ah ! Mesdames, mon frère

Vient de taire un exploit digne d un Mousquetaire.

Il s’est contre Reiter Battu très vaillamment

On les a séparés dans ce même moment.

MÉLITE.

Ah ! Je respire enfin. Vous me rendez la vie.

CLOÉ.

Le combat détourné me console en partie.

MÉLITE.

Il est bon d’étouffer cette affaire en naissant,

Et j’y vais travailler très sérieusement.

 

 

Scène VI

 

CLOÉ, VALÈRE

 

VALÈRE.

Moi, dans ce qu’il a fait j’approuve fort mon frère :

J’en suis presque jaloux.

CLOÉ.

Vous avez tort, Valère.

Vous devez le blâmer au lieu de l’applaudir ;

Et vous parlez ainsi, faute d’approfondir.

Cette affaire est pour lui cruelle, épouvantable.

De se l’être attirée il n’est pas excusable.

Voilà le précipice où sa Maîtresse enfin

Imperceptiblement l’a conduit par la main ;

Et vous verrez dans peu, par une suite affreuse,

Combien l’impertinence est en soi dangereuse.

 

 

Scène VII

 

VALÈRE, CLOÉ, JULIE

 

JULIE.

Je ne vois point Léandre, où s’est-il donc caché ?

Pour le féliciter je l’ai par tout cherché

Je brûle...

CLOÉ.

Vous venez d’illustrer sa mémoire.

Il vous revient au moins la moitié de la gloire :

Il n’aurait pas sans vous exerce là valeur...

JULIE.

Vous croyez m’offenser, vous me faites honneur.

Vous avez vos talents ; et j’ai mes avantages.

Je forme des Héros, si vous formez des Sages.

CLOÉ.

On est prêt de vous croire, ou du moins ébloui.

Mais Léandre paraît, je vous laisse avec lui.

 

 

Scène VIII

 

LÉANDRE, VALÈRE, JULIE

 

JULIE, à Léandre.

Ah ! Je vous attendais avec impatience

Venez qu’on vous embrasse et qu’on vous récompense.

LÉANDRE, embrassant Julie.

Va tel prix m’est bien doux.

VALÈRE.

Après votre haut fait,

Vous méritez, Monsieur, d’arborer le plumet.

LÉANDRE.

Plus que vous ne pensez cet éloge me flatte.

VALÈRE.

Mon frère, souffrez donc qu’ici ma joie éclate.

JULIE.

Une action si belle augmente de moitié

Mon estime pour vous et ma vive amitié.

J’aime les braves gens plus qu’on ne saurait dire ;

Les armes ont sur tout un charme qui m’attire ;

Si de naître garçon j’avais eu le bonheur,

J’aurais été d’épée, et vive sur l’honneur.

J’aurais su me tirer joliment d’une affaire ;

Je suis à redouter, surtout dans ma colère.

LÉANDRE.

Il est vrai, vous avez le regard meurtrier,

On se défendrait mal contre un tel Cavalier.

JULIE.

Mais dans mon genre aussi je me suis signalée.

Madame la Baronne, ah ! Je l’ai régalée !

Je l’ai dans mon chemin trouvée au même instant,

Que vous meniez Monsieur Reiter tambour battant.

Elle venait alors de se plaindre à ma mère,

De ce que nous osions tous deux la contrefaire.

Je l’ai su relever là-dessus comme il faut.

Elle a voulu d’abord me parler d’un ton haut :

Mais sur elle bientôt l’ai saisi l’avantage

Au point qu’elle étouffait et bégayait de rage.

Il faut qu’un dernier trait couronne nos exploits.

Écoutez, mes amis, tenons conseil tous trois.

Je veux à notre gloire associer Valère.

VALÈRE.

C’est trop d’honneur, vraiment, que vous me voulez faire.

JULIE.

Messieurs, la place est prise, il faut la saccager.

LÉANDRE.

Me voilà prêt à tout. Je brave le danger.

JULIE.

Imaginons ensemble une pièce sanglante

Pour achever Reiter, et surtout sa parente.

Cherchons tous.

VALÈRE.

Je n’ai pas d’imagination.

LÉANDRE.

Je me charge, pour moi, de l’exécution.

JULIE.

Attendez, d’un beau feu mon âme est possédée.

Il me vient tout-à-coup une excellente idée,

Faites-moi tous les deux des couplets bien mordant,

Mais des couplets à mettre au désespoir nos gens ;

Que sans perdre un moment chacun de vous y rêve :

Il faut que de douleur notre Baronne en crève.

LÉANDRE.

De mon frère, morbleu, que n’ai-je le talent ?

La Baronne serait chansonnée a l’instant.

JULIE.

Versifions, courage, allons, mon cher Valère,

La palme vous attend au bout de la carrière.

VALÈRE.

Bon !

JULIE.

Vite, rimez donc.

VALÈRE.

Je ne puis pas, d’honneur.

JULIE.

Vous voulez qu’on vous prie ?

LÉANDRE.

Allons, tu fais l’Auteur.

VALÈRE.

Si j’étais découvert.

JULIE.

Vous êtes ridicule.

LÉANDRE.

Oh, Parbleu pour t’ôter jusqu’au moindre scrupule,

Nous répandrons le bruit qu’ils sont de Dulaurier.

JULIE.

C’est bien dit. Sous son nom il faut les publier.

VALÈRE.

Contre ce dernier trait je ne puis me défendre,

Et par mon faible enfin vous venez de me prendre.

Je trouve le moyen de me venger de lui,

Je veux que sur ton dos tout retomba aujourd’hui.

LÉANDRE.

Cours vite y travailler.

VALÈRE.

Oui, je sors pour les faire.

Dans deux tours de jardin vous aurez votre affaire.

 

 

Scène IX

 

LÉANDRE, JULIE

 

JULIE.

De les désespérer je me fais un plaisir.

LÉANDRE.

Et moi, de vous aider à vous bien réjouir.

JULIE.

De voir nos couplets faits je suis impatiente.

Je veux sous leur fenêtre, oui, je veux qu’on les chante

Je voudrais bien savoir alors ce qu’ils diront,

Et voir dans ce moment les mines qu’ils feront.

LÉANDRE.

Quelqu’un vient. C’est Damon. Comment ! Il nous évite.

 

 

Scène X

 

LÉANDRE, DAMON, JULIE

 

LÉANDRE.

Damon, de grâce, un mot. Où courez-vous si vite ?

Pourquoi me fuir ainsi ? Dites-m’en le sujet.

DAMON.

Je n’ai rien à vous dire.

JULIE.

Après ce qu’il a fait

Vous ne répondez rien ?

DAMON.

Je n’ai rien à répondre.

JULIE.

Mais depuis quelque temps, il devient hypocondre ;

Il est d’une réserve... et d’une gravité...

Damon n’est plus Damon, le voilà tout Cloé.

J’ai pourrons de l’estime, elle est juste sans doute ;

Mais si vous persistez, vous l’allez perdre toute.

Elle est digne, Monsieur, que vous en fassiez cas.

Vous savez que mon cœur ne la prodigue pas.

DAMON, à Léandre.

Adieu. Je vous dirais des vérités trop dures.

LÉANDRE.

Demeurez. Dussiez-vous me dire des injures.

J’ai pris en bonne part toujours tous vos avis.

DAMON.

Vous auriez bien mieux fait de les avoir suivis.

LÉANDRE.

De vos plaintes ici je ne vois point la cause.

JULIE.

Mais toute la journée on ne fait autre chose.

DAMON.

Mais vrai ment on a tort ; et vos faits glorieux...

JULIE.

Oh ! Quand vous sermonnez, vous êtes ennuyeux.

Vous vouliez nous quitter, et c’est moi qui vous quitte.

La morale m’assomme, et je sors au plus vite.

 

 

Scène XI

 

LÉANDRE, DAMON

 

DAMON.

Je vois avec douleur...

LÉANDRE.

Quoi ?

DAMON.

Que par cet éclat

Vous vous êtes perdu, Monsieur, dans votre état.

LÉANDRE.

Moi ! Monsieur, et pourquoi ?

DAMON.

Vous êtes dans l’ivresse,

Et vous ne sentez pas le malheur qui vous presse.

Votre dernière affaire...

LÉANDRE.

Auprès des gens de cœur

Doit me faire, sans doute, infiniment d’honneur ;

Son éclat ne saurait ternir ma renommée.

DAMON.

Par tous les gens sensés elle sera blâmée ;

Et vous allez dans peu ressentir par l’effet,

Le tort que dans le monde elle vous aura fait.

LÉANDRE.

Mais on doit se défendre alors qu’on nous outrage.

Faut-il être Officier pour avoir du courage ?

DAMON.

Avec Monsieur Reiter vous avez tout le tort.

Loin de vous, excuser, vous l’avez pris d’abord

Et d’un air et d’un ton...

LÉANDRE.

Oh ! Celui-là me blesse.

Je l’ai reçu, Monsieur, mais d’une politesse...

DAMON.

Tout-à-fait insultante, et sentant le Seigneur,

Telle que vous l’auriez pour votre inférieur.

LÉANDRE.

Du moins à la valeur vous devez faire grâce ;

Car c’est une vertu...

DAMON.

Quand elle est en sa place ;

Qu’elle a de son côté le droit et la raison,

Et qu’elle ne fait rien qui soit hors de saison :

Mais sitôt qu’elle insulte et suit un vain caprice,

De vertu qu’elle était, elle devient un vice ;

Et la victoire due à la seule fureur,

Attire du mépris au lieu de faire honneur.

Ce discours est si vrai, Monsieur, que votre affaire ;

Serait très à blâmer, même dans votre frère ;

À plus forte raison, un homme comme vous,

Qui doit représenter, servir d’exemple à tous.

LÉANDRE.

Quoique vous en disiez, je suis très excusable.

DAMON.

Non, eussiez-vous raison, vous seriez très blâmable.

Le rang qu’on doit tenir veut être respecté.

À voir votre action par son plus beau côté,

Dans un jeune Officier elle serait brillante,

Mais dans un homme grave elle est toujours choquante.

Chacun de son état doit avoir les vertus.

La vertu qu’on déplace, en un mot, ne l’est plus ;

Elle donne au contraire un ridicule extrême,

Qui n’est pas effacé par la victoire même.

C’est inutilement qu’on vous le cacherait.

Vous venez de vous perdre, et ce malheureux trait

Comblant tous vos écarts par l’éclat qu’il va faire,

Sur eux aux yeux de tous portera la lumière.

Vous allez devenir la fable de la Cour,

Le mépris de la ville et l’histoire du jour.

On citera par toux vos traits d’impertinence

Ce malheur vous arrive, en quelle circonstance !

Tout prêt de parvenir au rang le plus brillant,

Dont vous vous excluez par-là honteusement,

Ce qui vous charge encore d’un nouveau ridicule,

Et tout prêt d’avancer pour jamais vous recule.

LÉANDRE.

Que me dites-vous-là ? Vous m’alarmez enfin.

Vous croyez que ce coup m’arrête en mon chemin ?

DAMON.

Il faut, en vérité, pour en douter vous-même,

Que votre aveuglement, Monsieur, soit bien extrême.

Vous avez insulte dans cette affaire-ci,

Votre premier patron, votre meilleur ami.

D’Alcandre vous avez épuisé la tendresse ;

D’agir encore pour vous s’il avait la faiblesse,

Des plus honnêtes gens il se verrait berner, 

Et par respect pour lui doit vous abandonner.

Vous avez dans ce jour choqué toute la terre,

Tout le monde à son tour va vous livrer la guerre ;

Et vous devez tout craindre en cette extrémité,

D’un père contre vous justement irrité.

LÉANDRE.

Comment ! Monsieur, comment ! Des riens, des bagatelles

Traîneraient après soi des suites si cruelles ?

DAMON.

Qu’appelez-vous des riens ? Ce n’en font plus vraiment ;

C’est le comble, Monsieur, de tout égarement.

Toujours dans ses progrès, telle est l’impertinence,

Elle est imperceptible, et faible en sa naissance ;

Et c’est, pour ainsi dire, un simple filet d’eau 

Qui du commencement forme un léger ruisseau,

Puis accru tout-à-coup, c’est un torrent rapide,

Qui part et nous entraîne où sa fureur le guide.

On se ressent toujours de ses impressions,

Et ce vice ressemble aux grandes Passions,

Non, la Fureur du jeu n’est pas plus ruineuse :

La crapule n’est pas plus basse, plus honteuse ;

Et je vous aimerais autant, ou peu s’en faut,

Ivrogne, ou bien joueur, qu’atteint de ce défaut,

Son poison dans l’esprit fait le même ravage ;

Il trouble la raison, il en ôte l’usage,

Jusqu’aux derniers excès porte nos sens séduits :

La honte, les remords en sont les tristes fruits ;

Et nous n’ouvrons les yeux sur nos extravagances,

Qu’après qu’ayant heurté toutes les bienséances,

Nous perdons rang, crédit, considération ;

Que chacun nous fait voir son indignation,

Et nous donne pour prix de notre impertinence,

Le titre humiliant d’homme sans conséquence.

Vous êtes dans le cas, et ma triste amitié,

Ne saurait plus vous voir que d’un œil de pitié.

Est-il possible, ô Ciel, qu’un homme de mérite,

Dont on louait partout l’esprit et la conduite,

Par l’ascendant fatal d’un malheureux amortir,

Se soit perdu si vite, et cela sans retour !

Je suis touché des maux que vous avez à craindre,

Je voudrais les parer, et ne puis que vous plaindre.

Adieu. Votre présence augmente ma douleur,

Et je suis un objet qui me perce le cœur.

 

 

Scène XII

 

LÉANDRE, seul

 

Juste Ciel ! Quel reproche ! Et quel trait de lumière

Sur mes égarements en cet instant m’éclaire !

Où suis-je ? Quel réveil ! J’ai peine à concevoir

Le travers que j’ai pris sans m’en apercevoir

Je connais, mais trop tard, l’excès de ma folie.

Pour suivre vos conseils, pour vous plaire, Julie.

J’ai terni dans ce jour ma réputation,

J’ai tout sacrifié, fortune, ami, patron ;

Et dans un tel malheur, ce qui me désespère,

Je vais perdre l’estime et l’amour de mon père,

Je me poignarderais après ce que j’ai fait,

Et je cours me cacher de honte et de regret.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

JULIE, seule

 

Nos couplets font publics, ma joie est incroyable,

Ils font dans le Village un bruit épouvantable.

On les chante partout. Pour les chanter aussi,

Je voudrais que Léandre à présent fût ici.

Où peut-il être allé ? Mais que peut-il donc faire ?

J’entends rire quelqu’un. C’est lui. Non, c’est son frère.

 

 

Scène II

 

VALÈRE, JULIE

 

VALÈRE, éclatant de rire.

Ha ! Ha ! Mon vieux faquin ! Ha ! Ha ! Mon vieux maraud !

JULIE.

Qu’est-ce !

VALÈRE.

Vient d’être...

JULIE.

Eh bien ?

VALÈRE.

Ajusté comme il faut.

JULIE.

Dulaurier ?

VALÈRE.

Oui, lui-même.

JULIE.

Ah ! J’en suis très ravie.

VALÈRE.

C’est le plus grand plaisir que j’aurai de ma vie.

Les gens de la Baronne ont sur lui fait pleuvoir

Trente coups de bâton qu’il vient de recevoir.

JULIE.

La chose est fort plaisante !

VALÈRE.

Et j’ai la joie extrême

De l’avoir fait rosser, ne l’ayant pu moi-même.

Je l’ai laissé là-bas qui vous réjouirait,

Par les discours qu’il tient, les grimaces qu’il fait.

C’est une chose à voir que sa mine burlesque,

Non, Calot n’a jamais rien fait de si grotesque.

JULIE.

Vous n’auriez pas, sans moi, composé la chanson.

Et vous m’avez, Monsieur, obligation.

VALÈRE.

De l’idée, il est vrai, je vous suis redevable,

Ma foi je souffrais trop d’être si raisonnable.

La raison est un poids dont j’étais oppressé.

Grâces à vos bontés j’en suis débarrassé.

Que je suis soulagé ! La folie est mon centre,

Et dans mon élément il est temps que je rentre.

JULIE.

Ah ! Dans le bon chemin vous remettez le pied ;

C’est le moyen, Monsieur, d’avoir mon amitié.

Mais Dulaurier s’approche.

VALÈRE.

Il a l’oreille basse.

JULIE.

Bon dieu ! Qu’il vient de faire une laide grimace !

 

 

Scène III

 

VALÈRE, JULIE, DULAURIER

 

DULAURIER.

Ah ! Je suis tout brisé. J’ai peine à faire un pas.

VALÈRE.

Tant de gloire l’accable. Il en gémit tout bas.

JULIE, à Dulaurier.

Le destin tôt ou tard couronne le mérite.

Vous voilà, pour le coup, je vous en félicite,

Auteur en bonne forme, et Poète installé,

De vingt coups de bâton on vous a régalé.

Il vous suffit, Monsieur de ces marques brillantes,

Vous n’avez pas besoin d’autres Lettres patentes.

VALÈRE.

Comme je dois, Monsieur, j’y prends part.

DULAURIER.

Finissez.

Sans être plaisanté, morbleu, je souffre assez.

C’est un indigne tout que l’on vient de me faire,

Autant que de douleur j’en pleure de colère.

Ah ! Voilà le malheur, dans ce siècle maudit,

De s’être fait un nom, et d’avoir trop d’esprit.

On vous charge d’abord des sottises qu’un traître

Répand malignement sans se faire connaître.

Vous avez beau crier : Messieurs les vers font plats,

Ils ne sont pas de moi ; l’on ne vous en croit pas.

De l’ouvrage bâtard vous passez pour le père,

Et vous en recevez le douloureux salaire.

JULIE.

Pour les désavouer les vers sont trop jolis.

VALÈRE.

Il est doux de se voir bâtonner à ce prix.

JULIE.

C’est un honneur qui rend votre gloire immortelle.

DULAURIER.

Oh ! D’un pareil honneur, vraiment, Mademoiselle,

Je me serais passé. Mais, dans le fond du cœur,

J’en soupçonne, j’en sais le véritable auteur.

VALÈRE.

C’est vous-même, Moniteur ; pourquoi vous en défendre ?

JULIE.

Adieu. Pour les chanter je vais chercher Léandre,

Attendant que je fasse imprimer la chanson,

Avec vos qualités, Monsieur, et votre nom.

Elle sort.

VALÈRE.

Et moi j’en vais partout répandre des copies.

 

 

Scène IV

 

MÉLITE, DULAURIER

 

MÉLITE.

Qu’est-ce dont que ceci ? Quelles étourderies !

Mais dans cette maison tout est bouleversé !

Après l’affaire, après tout ce qui s’est passé,

Il paraît des couplets d’une insolence extrême,

Où l’on prétend qu’Alcandre est maltraité lui-même,

Et c’est vous, vieux coquin, vous qui les avez faits ?

À Léandre plutôt je le pardonnerais ;

On pourrait de son âge excuser l’imprudence :

Mais un vieux domestique avoir cette impudence !

À plus de soixante ans, avec des cheveux gris !

Aux petites Maisons vous devez être mis.

Cette punition est pour vous une grâce,

Et vous méritiez d’être assommé sur la place.

DULAURIER.

Ce n’est pas moi, Madame, et l’on m’accuse à tort.

Faut-il vous faire ici le serment le plus fort.

Que je sois écrasé...

MÉLITE.

Taisez-vous, misérable.

Avec tous vos serments vous n’êtes pas croyable.

DULAURIER.

J’enrage. Encore un coup, ils ne sont pas de moi.

Je puis en être crû, je suis de bonne foi.

Je n’ai jamais chanté que le Dieu de la Tonne,

Et je n’ai jamais fait de vers contre personne.

Madame, quoiqu’Auteur, j’ai de la probité,

Et même du bon sens, malgré la rareté.

J’abandonne l’esprit, je renonce au génie,

Mais vertubleu ! L’honneur m’est plus cher que la vie.

Je l’ai bien fait paraître, et dans tout son quartier,

Pour un très honnête homme, on connaît Dulaurier.

Si j’avais eu l’esprit méchant et satirique,

De Monsieur Lisimon serais-je Domestique ?

M’eût-il après vingt ans fait une pension ?

Son fils me devrait-il son éducation ?

À mon âge surtout veut-on que je commence ?

Ah ! L’on verra dans peu briller mon innocence :

Et je mettrais au feu cette main que voilà,

Que Valère est l’Auteur de cette chanson-là.

MÉLITE.

Cessez-de m’étourdir de votre verbiage.

Sortez. Je ne veux pas vous ouïr davantage.

DULAURIER.

Soit. Je sors, mais jamais je ne me dédirai.

C’est Valère ou Léandre, et je le prouverai.

 

 

Scène V

 

MÉLITE, CLOÉ

 

CLOÉ.

Madame, en un instant tout a changé de face ;

Devant son protecteur Léandre a trouvé grâce.

Il reconnaît sa faute et pour mieux l’effacer,

Monsieur Reiter et lui viennent de s’embraser ;

Il s’est justifié des couplets qu’on publie,

Et sa fortune enfin va se voir rétablie.

MÉLITE.

J’apprends cette nouvelle avec ravissement.

CLOÉ.

J’en serais comme vous charmée en ce moment,

Si dans le même temps je ne venais d’apprendre,

Qu’au lieu d’être touché du retour de Léandre,

Valère est retombé dans sa première erreur,

Et qu’il est des couplets le véritable Auteur.

MÉLITE.

Lui ?

CLOÉ.

Par un sort fatal l’événement nous prouve,

Que l’un perd la raison quand l’autre la retrouve ;

On ne les voit jamais sages en même temps.

MÉLITE.

Ils ne font en cela que suivre leurs penchants :

La nature en nos cœurs est toujours la plus forte ;

Et quoique nous fassions, sa pente nous emporte,

Nous revenons au point d’où nous étions partis,

Et l’art peut déguiser, non changer les esprits.

CLOÉ.

Ce qui m’irrite encore le plus contre Valère,

C’est qu’il m’ose, dit-on, mêler dans cette affaire,

Non content d’avoir fait des couplets qu’il répand,

Et de s’en avouer l’Auteur présentement,

Il me met de moitié dans ses démarches folles,

Et dit que j’ai fait l’air, s’il a fait les paroles.

Je sais qu’il n’a lâché ce trait qu’en badinant ;

Mais le monde malin peut le prendre autrement.

MÉLITE.

Il a tort.

CLOÉ.

C’est à moi qu’il faut que je m’en prenne ;

Et c’est moins, après tout, sa faute que la mienne.

Dès qu’une femme écouté un jeune homme amoureux,

On sait qu’elle s’expose a des retours fâcheux ;

Un ridicule sûr est le prix de son zèle,

Et les fautes qu’il fait rejaillissent sur elle.

MÉLITE.

Je conçois votre peine en cette occasion,

Ce qui fait à demi ma consolation,

C’est que Valère seul...

CLOÉ.

Détrompez-vous, Madame,

S’il en est l’instrument, votre fille en est l’âme ;

Et sitôt qu’il s’agit d’insulter la raison,

Elle marche à la tête, elle donne le ton.

MÉLITE.

Je m’en vais de ce pas m’informer de la chose,

Et je la punirai du trouble qu’elle cause.

 

 

Scène VI

 

CLOÉ, seule

 

Elle n’en fera rien, et je connais son cœur,

Elle ne tiendra pas contre un mot de douceur ;

Mais sa fille paraît, et j’aperçois Valère,

J’ai peine à contenir devant lui ma colère.

 

 

Scène VII

 

CLOÉ, JOLIE, VALÈRE

 

CLOÉ.

Vos procédés, Monsieur, sont tout-à-fait galants,

Et l’on m’a fait de vous des récits fort charmants,

En jolis traits d’esprit, votre génie abonde ;

Vous me faites l’honneur de dire dans le monde,

Qu’avec vous de concert j’ai fait l’air des couplets

Qui déchirent Alcandre et que vous avez faits.

Pour vous remercier je manque d’éloquence,

Et vous pouvez compter sur ma reconnaissance.

VALÈRE.

Tout ce que j’en ai dit était pour badiner,

Vous aurez la bonté de me le pardonner.

CLOÉ.

Non, Monsieur, ces traits la passent la raillerie.

JULIE, à part.

S’ils pouvaient se brouiller, que je serais ravie !

VALÈRE.

Je n’aurais jamais cru qu’un mot dit en passant,

Eût été pris par vous si sérieusement.

JULIE.

Au lieu de m’en fâcher je rirais de la chose.

CLOÉ.

Vous devez l’applaudir, vous en êtes la cause.

VALÈRE.

D’adoucir ce courroux n’est-il aucun moyen.

Parlez, pour réussir que faut-il faire ?

CLOÉ.

Rien.

Après de tels écarts je n’ai qu’un mot à dire,

Et je prends le parti que la raison m’inspire :

Vous voilà replongé dans votre égarement,

Je ne dois plus pour vous avoir d’attachement.

Mon cœur cesse d’aimer, qui cesse d’être sage,

Et vous pouvez ailleurs adresser votre hommage.

JULIE, bas à Valère.

Je la prendrais au mot.

VALÈRE.

C’est un malheur pour moi,

Et je sens votre perte autant que je le dois :

Mais mon esprit enfin ne convient pas au vôtre,

Et l’on doit pour s’aimer être fait l’un pour l’autre.

 

 

Scène VIII

 

LÉANDRE, VALÈRE, CLOÉ, JULIE

 

LÉANDRE, à Julie.

J’ai de ma faute enfin obtenu le pardon,

Et je suis éclairé de toute ma raison.

Revenu pour toujours des erreurs imprudentes,

Où m’avait engagé vos grâces séduisantes,

Il ne manque plus rien à ma félicité,

Que de vous voir sensible à la même clarté.

Imitez-moi, suivez l’avis que je vous donne ;

Vous avez insulté Madame la Baronne,

Il faut aller chez elle, il faut vous excuser.

JULIE.

Vous vous moquez de moi de, me le proposer !

LÉANDRE.

Vous là désarmerez par cette politesse,

Je le sais.

JULIE.

Je n’aurai jamais cette bassesse.

LÉANDRE.

Pour calmer vos esprits, Madame vous dira...

JULIE.

Oh ! Madame dira tout ce qu’il lui plaira.

CLOÉ.

C’est pourtant un Conseil...

JULIE.

Que vous trouvez très sage.

CLOÉ.

Oui.

JULIE.

Cela me suffit pour n’en pas faire usage. 

LÉANDRE.

Mon exemple du moins devrait vous y porter.

JULIE.

Je me garderai bien, Monsieur, de l’imiter.

LÉANDRE.

Gagnez cela sur vous.

JULIE.

Il ne m’est pas possible ;

Je sens pour cette femme une haine invincible,

La proportion me met seule en courroux.

LÉANDRE.

Mais...

JULIE.

Ne m’en parlez plus, ou je romps avec vous.

LÉANDRE.

Pensez-y.

JULIE.

Pensez-y vous-même.

LÉANDRE.

La prudence...

JULIE.

Oh ! Puisque vous pouffez à bout ma patience ;

Puisque vous reprenez vos premières façons,

Et que vous profitez si mal de mes leçons,

Je retire mon cœur, et je vous rends le vôtre :

Allez porter, Monsieur, vos chagrins à quelqu’autre.

Nous ne sommes plus faits pour nous entretenir.

Et votre sombre humeur ne peur me convenir.

J’aime un Amant qui sait et m’amuser et rire,

Et non pas un censeur qui vient me contredire.

VALÈRE, à Léandre.

Nous voilà, pour le coup, congédiés tous deux.

Si ces Dames voulaient, nous pourrions beaucoup mieux

Assortir nos humeurs, suivre la sympathie ;

Je sens déjà voler tout mon cœur vers Julie,

Le Ciel nous a formés tous deux pour être unis.

JULIE.

Qui, vous avez raison. Non nous étions mépris.

À Léandre et à Cloé.

Liés aussi vos cœurs, la partie est égale.

Vous pourrez faire ensemble un traité de morale.

LÉANDRE.

Vous prévenez mon choix et ne pouviez surtout,

Me donner un conseil qui fût plus de mon goût ;

La raison, de vos fers, dégage enfin mon âme,

Montrant Cloé.

Elle tourne mes vœux du côté de Madame.

À force de sagesse, et de soins et d’ardeur.

Je prétends mériter son estime et son cœur.

Heureux si du Public attirant l’indulgence,

J’effaçais tous les traits de mon impertinence,

Et que-mon repentir en ces mêmes moments,

Arrachât de ses mains des applaudissements.

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