L'Impatient (Louis DE BOISSY)

Comédie en cinq actes et en vers, précédée d’un prologue.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la rue des Fossés Saint-Germain, le 26 janvier 1724.

 

Personnages du Prologue

 

L’AUTEUR.

UN COMÉDIEN

ARDATE, Auteur tragique

PHILINTE, Auteur comique

 

La Scène est au Foyer de la Comédie.

 

Personnages de la Comédie

 

CLITANDRE, Amant de Lucile

LUCILE

GÉRON, Père de Lucile

DAMIS, Rival de Clitandre

ARGANTE, Père de Clitandre

DORINE, Suivante de Lucile

LÉPINE, Valet de Clitandre

UN MAÎTRE CLERC

LE TAILLEUR

UN NOTAIRE, muet

LA FLEUR, Laquais de Damis

 

La Scène est à Rouen, chez Géron.

 

 

PROLOGUE

 

 

Scène première

 

L’AUTEUR, UN COMÉDIEN

 

L’AUTEUR.

C’est moi qui doit jouer le plus pénible Rôle,

Et nature pâtit.

LE COMÉDIEN.

J’en crois votre parole,

Affronter un Public, l’état est violent.

Moi-même tous les jours je l’aborde en tremblant.

Mais il faut vous flatter d’une douce espérance.

L’AUTEUR.

Un Poète a toujours assez de confiance.

Mon amour propre seul fait souffrir ma raison ;

J’ai de me découvrir grande démangeaison.

LE COMÉDIEN.

Je sais qu’avant le temps, le désir de paraître,

Excite vos pareils à se faire connaître.

Les Auteurs en ce point ressemblent aux amants :

Va mot, un seul regard trahit leurs sentiments.

Jouer incognito ce fâcheux personnage,

Est pourtant, selon moi, le parti le plus sage,

Le plus utile, enfin le plus réjouissant ;

Heureux ! qui se dérobe au Critique perçant.

Vous pouvez dans le port laisser gronder l’orage.

L’ouvrage risque seul et s’expose au naufrage ;

S’il déplaît, on n’a point le sensible regret

De voir fin nom en butte au barbare sifflet ;

Si par un fort heureux la Pièce est applaudie,

Le Public à l’Auteur donne la Comédie.

Quel charme de goûter les piquantes douceurs,

De s’entendre louer par ses propres censeurs !

Et le voile levé, par ce jeu salutaire,

De lire dans le cœur d’un ami peu sincère :

La plus aigre censure et l’encens le plus doux,

Sans perdre de leur force, arrivent jusqu’à vous.

Évitant le poison qu’offre la flatterie ;

Vous triomphez encor de la clabauderie ;

Et riant en secret du Public curieux,

Vous êtes invisible et présent à ses yeux.

L’AUTEUR.

Je goûte vos raisons ; mais quel martyre extrême !

De voir souvent un fat qui vous dit à vous même,

L’Auteur est fort prudent, l’ouvrage est des plus plats

Sur l’étiquette !

LE COMÉDIEN.

On vient, ne vous découvrez pas.

L’AUTEUR.

Leur caustique maintien m’inspire de la crainte.

Sont-ils connus de vous ?

LE COMÉDIEN.

C’est Arbate et Philinte,

Auteurs prompts à blâmer, critiques pointilleux,

Clabaudeurs éternels et souvent dangereux.

 

 

Scène II

 

L’AUTEUR, LE COMÉDIEN, ARBATE, PHILINTE

 

ARBATE, à Philinte.

Connaissez-vous l’Auteur de la nouvelle Pièce ?

PHILINTE.

Non, mais, l’IMPATIENT ! ce titre seul me blesse.

S’adressant à l’Auteur.

Je gage que Monsieur sera de mon avis.

L’AUTEUR.

Je n’en dis rien, l’Auteur est trop de mes amis.

Bas au Comédien.

Vous le voyez.

LE COMÉDIEN, à part.

Je crains que son front ne décèle,

Malgré tous ses efforts sa contrainte cruelle.

PHILINTE.

Le caractère est vague, et s’il n’est détaillé,

Ce sera, sur ma foi, le Grondeur r’habillé,

Ou les Fâcheux qu’ensemble on aura su refondre.

LE COMÉDIEN.

Un homme du métier peut-il ainsi confondre ?

L’AUTEUR, d’un air embarrassé.

Je m’en étonne fort.

À part.

Je l’avais bien prévu.

PHILINTE, à l’Auteur.

Un ami de l’Auteur ne doit pas être cru.

Mais vous

Au Comédien.

répondez-moi ?

L’AUTEUR, bas au Comédien.

La fâcheuse rencontre.

Parlez pour moi.

LE COMÉDIEN.

Feignez ; votre trouble se montre.

PHILINTE, au Comédien.

Quelle est la différence !

LE COMÉDIEN.

On est impatient

Surtout dans la jeunesse où le sang est bouillant :

Le moindre obstacle alors nous trouble, nous agite,

Et courant au plaisir, l’attente nous irrite.

L’ACTEUR.

Il n’est rien de plus vrai.

LE COMÉDIEN.

Mais on devient grondeur,

Quand les ans ont produit un fond de noire humeur ;

On voudrait, avec toi, voir vieillir tout le monde,

L’ennui d’avoir vécu fait que toujours on gronde.

On se voit à regret marcher vers l’on déclin,

Et du plaisir d’autrui l’on se fait un chagrin.

L’AUTEUR.

Fort bien !

PHILINTE.

Et les fâcheux ? Contentez-moi, de grâce.

LE COMÉDIEN.

L’Impatient agit et lui seul s’embarrasse.

De son extrême ardeur naît son retardement,

Et l’attente incertaine est son plus grand tourment ;

Ou s’il arrive enfin qu’un fâcheux l’incommode,

C’est nécessairement, et non par épisode.

L’AUTEUR.

Eh bien, Monsieur, eh bien, êtes-vous satisfait ?

PHILINTE.

La chose étant ainsi, ce sera l’Inquiet.

L’ACTEUR, au Comédien.

Ferme.

LE COMÉDIEN.

L’Impatience est une promptitude,

Qui n’a rien de commun avec l’inquiétude ;

L’une est ardeur du sang, l’autre chagrin d’esprit.

L’AUTEUR.

Oh ! parbleu, pour le coup, je n’aurais pas mieux dit.

ARBATE.

Il faut que l’Étourdi soit donc son caractère.

L’AUTEUR.

Tenez bon.

LE COMÉDIEN.

L’un de l’autre étrangement diffère.

Qu’est-ce qu’étourderie ? Une éclipse d’esprit,

Qui fait qu’à contretemps un homme parle, agit,

Un délire éternel, voisin de la sottise,

Qui nous rend indiscrets, et fait qu’on nous méprise ;

Un incurable mal qui trouble la raison,

Bannit le jugement, ôte l’attention ;

Un long égarement qui non fait choir sans cesse.

Qu’est-ce qu’impatience ? Un bouillon de jeunesse,

Des vives passions impétueux enfant,

Dont le brusque transport nous entraîne souvent ;

Mais qui d’un bon esprit n’est pas moins le partage,

Qui n’est que passager, et que tempère l’âge.

Douce imperfection, excusable défaut,

Dont on n’est après tout corrigé que trop tôt.

Un homme impatient peut être fort aimable :

Un étourdi bientôt devient insupportable.

Sans en être choqué, de-là vient qu’on s’entend

Appeler tous les jours du nom d’impatient,

Quand celui d’étourdi se prend pour une injure ;

La différence frape, et la preuve en est sûre.

L’AUTEUR.

Vous ne vous rendez pas à ce raisonnement ?

LE COMÉDIEN, à l’Auteur.

Mais vous vous trahissez par trop d’empressement.

PHILINTE.

Ce sont subtilités.

ARBATE.

Distinctions frivoles.

L’AUTEUR.

L’ouvrage fera voir si ce sont des paroles.

ARBATE.

Pour la Pièce, un peu fort, vous vous intéressez,

En seriez-vous le père ?

L’AUTEUR.

Oh, non.

PHILINTE.

Vous rougissez.

LE COMÉDIEN, à l’Auteur.

Vous voilà pris, sortez.

PHILINTE.

C’est trop de modestie.

L’AUTEUR.

Pour ôter... tout soupçon, je quitte la partie.

En sortant.

Quels efforts ! J’ai souffert des tourments infinis !

 

 

Scène III

 

ARBATE, PHILINTE, LE COMÉDIEN

 

PHILINTE, en riant.

Ah ! ah, vraiment l’Auteur est fort de ses amis.

ARBATE.

Il s’est fort plaisamment décelé de lui-même.

LE COMÉDIEN.

Qu’on découvre aisément un Poète qui s’aime !

PHILINTE.

Je juge par l’Auteur que l’ouvrage est mauvais.

LE COMÉDIEN.

Monsieur, sans avoir vu ne décidons jamais.

PHILINTE.

Mais vous qui me parlez avec tant d’assurance,

Avez-vous des Auteurs assez de connaissance ?

Avec Terence et Plaute êtes-vous faufilé ?

On voit allez que non, quand vous avez parlé.

LE COMÉDIEN.

Mieux que le Cabinet, la longue expérience

Du Théâtre, Monsieur, nous apprend la science,

Forme se peu de goût que nous pouvons avoir.

PHILINTE.

Une simple routine est tout votre savoir.

ARBATE.

La preuve incontestable est mon plus bel ouvrage,

Qui vient d’être proscrit par votre aréopage.

Je ne puis rappeler ce honteux jugement,

Sans indignation et sans frémissement.

PHILINTE.

Vous êtes mon Confrère, et sans doute en comique ?

ARBATE.

Vous me connaissez mal, je travaille en tragique.

LE COMÉDIEN.

Monsieur, par ses discours nous le fait assez voir.

PHILINTE, regardant Arbate, et mettant son doigt sur le front.

Ces Tragiques ont-là je ne sais quoi de noir.

ARBATE, à Philinte.

Écoutez seulement la fuite de Clélie,

Ce morceau vaut lui seul toute une Tragédie.

D’un ton tragique.

« Aux yeux de l’ennemi, saisie d’étonnement,

« Elle prend un Coursier, le monte fièrement,

« Et d’un front assuré, le guidant vers le Tibre,

« S’élance dans les flots, s’écriant je suis libre :

« Tout semble seconder un si hardi dessein,

« Le docile Coursier obéit à sa main ;

« Enchanté par un Dieu qui doit l’avoir conduite

« Le Soldat sur le bord applaudis à sa fuite ;

« Et l’onde qui paraît pacifier son cours,

« La rend sur l’autre rive et respecte ses jours.

LE COMÉDIEN.

Ces Vers sont assez beaux, mais de la Tragédie

Les Vers furent toujours la dernière partie.

ARBATE, à Philinte.

Vous demeurez tranquille, et vous n’admirez pas ?

PHILINTE.

Pardonnez-moi, Monsieur, mais j’admire tout bas.

LE COMÉDIEN.

En vain par le langage une oreille est séduite ;

Pour contenter l’esprit cherchons de la conduite,

Et pour gagner le cœur trouvons de l’intérêt.

ARBATE.

Refuser un poème où tout frappe, où tout plaît !

PHILINTE, à Arbate.

Touchés-là, j’ai reçu la même ignominie.

Je m’étais surpassé par une Comédie ;

Par un ouvrage neuf où brillaient les portraits,

Où régnait le plaisant, où pétillaient les traits :

Par cet échantillon jugés de son mérite ;

C’est un portrait frappé qui vaut bien votre fuite.

« Offrirai-je à vos yeux la femme sans égards,

« Qui signale ses jours par de nouveaux écarts ;

« Qui donnant un champ libre à ses extravagances,

« Secoue effrontément le joug des bienséances ;

« Qui rit de la vertu, prend des airs Cavaliers,

« Et se pique surtout d’avoir des Créanciers ;

« Qui des jeunes Marquis affecte l’équipage,

« Et qui ne craint rien tant que de passer pour sage ;

« Qui sait l’art d’inventer plus d’un nouveau ferment,

« Et qui le sait au jeu placer heureusement ;

« Qui rendant son mari confident de sa gloire,

« Conte de ses excès elle-même l’histoire ;

« Et pour ne pas laisser son mérite imparfait,

« Qui fait fort bravement le coup de pistolet.

LE COMÉDIEN.

Je ne puis m’empêcher de louer la peinture,

Je la trouve brillante, elle est d’après nature ;

Mais c’est-là son défaut.

PHILINTE, à Arbate.

Quoi vous ne riez pas,

Et vous êtes distrait ?

ARBATE.

Monsieur, je ris tout bas.

LE COMÉDIEN.

Le Théâtre eût toujours la sagesse en partage.

PHILINTE.

Mais Je mondé qu’il peint, ce monde est-il si sage ?

LE COMÉDIEN.

Il veut qu’on le ménage ; un semblable tableau

Blesserait trop sa vue et demandé un rideau.

Les traits sont trop hardis et les couleurs trop fortes.

PHILINTE.

Vous ne demandez plus que des figures mortes :

Vous exigez qu’on soit froidement compassé ;

Et voilà ce qui rend le Théâtre glacé.

Il faut du neuf, morbleu, du neuf que l’on admire ;

Soyons originaux ou gardons-nous d’écrire.

Laissons l’exactitude aux vulgaires esprits,

Et que d’heureux écarts distinguent nos Écrits.

LE COMÉDIEN.

Il est, je l’avouerai, d’heureuses hardiesses,

Qui des règles souvent affranchissent les Pièces :

Mais toujours la raison doit régler nos accès.

Hasardons sagement, surtout dans nos essais,

Gardons fidèlement l’exacte bienséance,

Et ne donnons jamais dans l’extrême licence :

Si les cœurs sont impurs, les yeux sont délicats,

Le vice nu déplaît même aux plus Scélérats.

Heureux qui sait unir dans une Pièce aimable,

L’utile et le plaisant, l’honnête et l’agréable !

Un Ouvrage sans mœurs est un monstre odieux ;

Et le siècle est critique autant que vicieux.

PHILINTE.

Je sais lire à travers son malin artifice,

Le siècle veut par-là qu’on respecte son vice :

Jours où vivait Molière et trop tôt disparus,

Ô ! désirables temps, qu’êtes-vous devenus !

On pouvait sans égards, sans crainte, sans scrupule,

De toutes ses couleurs marquer le ridicule :

Mais je l’attraperai ce siècle extravagant,

Je prétends à la Foire illustrer mon talent.

LE COMÉDIEN.

C’est le plus court chemin qui conduit à la gloire,

ARBATE.

Selon moi l’on devrait à cette même Foire,

Renvoyer le Comique, et ce lieu destiné

Au Tragique, serait...

PHILINTE.

Bientôt abandonné.

C’est trop faire valoir vos faibles Tragédies,

Qu’on devrait appeler du nom de rapsodies.

Ces Pièces aujourd’hui ressemblent aux Romans,

Toujours les mêmes nœuds, les mêmes dénouements ;

Des songes, des fureurs, des combats, des vengeances,

Des Oracles enfin et des reconnaissances.

Thèmes en deux façons, ouvrage d’Écolier.

Dont on est rebattu, qui ne peut qu’ennuyer.

ARBATE.

Allez gâter Renard et retourner Molière.

LE COMÉDIEN.

Vous donnez au Foyer la Comédie entière.

Et la foule, Messieurs, s’augmente autour de vous.

ARBATE, à Philinte, en s’en allant.

Allez, vous n’êtes pas digne de mon courroux !

PHILINTE.

Il est de son talent fortement idolâtre.

LE COMÉDIEN.

Venez, Messieurs, venez jouer en plein Théâtre,

Vous êtes bons Acteurs, on vous admirera,

Et d’applaudissements ce lieu retentira.

PHILINTE.

Allons bâiller, allons, car la Pièce est nouvelle.

LE COMÉDIEN.

Permettez que l’Auteur au Public en appelle.

C’est dommage, après tout, qu’ils prennent le travers,

Ce sont deux fous d’esprit qui sont fort bien des Vers.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

LUCILE, DORINE

 

DORINE.

Clitandre a du mérite, il est aimé de vous,

Mais je me garderais d’en faire mon époux.

LUCILE.

D’où vient ?

DORINE.

Il est Breton, et pétri de salpêtre ;

De son impatience il n’est jamais le maître.

LUCILE.

Il joint la politesse à cet emportement,

Et ses vivacités le rendent plus charmant.

DORINE.

Mais ces vivacités qui sont par vous chéries,

Madame, ben souvent, deviennent brusqueries.

Un amant de l’humeur dont il sait se montrer ;

Peut en mari brutal fort bien dégénérer.

Comme j’ai maintenant l’honneur de le connaître,

Mon cœur ne craint rien tant que de l’avoir pour Maître ;

Et l’air dont je l’ai vu tourmenter ses valets,

M’a fait perdre le goût de le servir jamais.

LUCILE.

Toujours depuis un temps ta langue le déchire.

DORINE.

Notre intérêt commun m’oblige à contredire,

Je voudrais un esprit plus doux, plus arrêté.

LUCILE.

Je ne l’aimerais pas s’il n’était emporté.

Je ne saurais souffrir ces amants flegmatiques,

Qui dans leur tiède amour sont toujours méthodiques ;

Qui se plaignent par art ; et froids dans leurs ardeurs,

Viennent vous affadir de banales douceurs ;

De ces faux soupirants je hais le formulaire

Et tout leur verbiage a droit de me déplaire.

Un homme bien épris persuade autrement.

Le plus faible transport, le moindre fermaient

Que la nature envoie, ou que l’amour inspire,

Surpasse de beaucoup tout ce que l’art fait dire.

DORINE.

Trop de feu vous séduit, Madame, entendons-nous ;

Vous parlez d’un amant, je parle d’un époux.

Et Clitandre...

LUCILE.

Fort bien, si mon amour t’écoute,

Il va se déclarer pour Valère, sans doute,

Je le rappellerai.

DORINE.

Son Dieu ! Que votre esprit...

LUCILE.

Tais-toi, sa seule idée allume mon dépit.

DORINE.

Vous êtes...

LUCILE.

C’est un fat amoureux de lui-même ;

Plein d’un orgueil choquant, d’un amour-propre extrême.

Qui semble à tous propos se faire compliment,

Et qui pour bel esprit se donne effrontément.

DORINE.

Mais...

LUCILE.

Dès qu’il vous a fait trois ou quatre visites,

De son mérite étroit vous touchez les limites.

DORINE.

La langue d’une fille est habile à trotter,

Quand elle prend l’essor, on ne peut l’arrêter.

LUCILE.

Tu voudrais...

DORINE.

Un moment, si vous pouviez vous taire,

Que je parle à mon tour, ce n’est pas pour Valère.

Comme vous je le trouve indigne également,

De se voir votre époux et d’être votre amant.

Reprenez vos esprits, c’est un parti plus sage.

Un homme fait et mûr que les bouillons de l’âge...

Vous détournez la tête et froncez le sourcil,

D’un choix si délicat connaissez le péril.

Croyez-en mes conseils, je suis Parisienne,

Connaisseuse en un mot ; de plus, votre ancienne.

On élit un amant par inclination ;

D’un époux au contraire, on fait choir pat raison,

L’un est pour l’agréable, et l’autre pour l’utile.

LUCILE, remuant la tête.

Non, non.

DORINE.

Vous tairez-vous ? Quelle fille indocile !

L’amant doit être vif, jeune, aimable, galant ;

L’époux sexagénaire, imbécile, opulent.

Le premier empressé, le dernier doux, commode.

Doit des maris de Cours pratiquer la méthode.

On peut chérir l’amant et répondre à ses feux ;

Mais il faut que l’époux soit lui seul amoureux,

Pour pouvoir profiter de toute sa tendresse,

Et jouir du bonheur d’être femme et maîtresse.

Or de-là je conclus qu’il faut pour votre bien,

Prendre un mari barbon, et né Parisien.

Paris est le séjour des femmes bienheureuses,

Elles vivent sans loin, doucement, paresseuses ;

Et goûtent le repos voluptueusement ;

Le jour ne luit que tard dans leur appartement :

Souvent le soir arrive et les surprend couchées ;

Et des bras du sommeil à la fin arrachées,

Elles passent la nuit dans le sein des plaisirs,

Qui s’empressent en foule à servir leurs désirs :

Aujourd’hui, l’Opéra ; demain, la Comédie,

Au Jeu le Bal succède. Ô l’agréable vie !

On peut en liberté choisir plus d’un amant,

Et voir, quelle douceur ! son mari rarement.

Selon les lieux on porte ou l’on donne des chaînes,

Esclaves en Province, à Paris Souveraines.

À ce dernier état laissez-vous appeler ;

Pour vous d’un feu secret Damis se sent brûler.

LUCILE.

Ce vieux fou, qui s’habille en jeune Mousquetaire,

Petit maître barbon ?

DORINE.

Ce n’est que pour vous plaire.

LUCILE.

Il a su te payer pour en dire du bien.

DORINE.

Vous me faites affront, je suis fille de bien :

C’est moins mon intérêt, Madame, que le vôtre.

LUCILE.

Mais il s’est obligé d’en épouser une autre.

Il a fait un dédit des trois quarts de son bien ;

Un tel engagement est un puissant lien.

DORINE.

Sa prétendue est morte, il l’assure lui-même.

LUCILE.

En vain à le servir ton ardeur est extrême.

Ma main suivra toujours le penchant de mon cœur ;

Il suffit que mon père approuve mon ardeur.

Ami depuis longtemps de celui de Clitandre,

Il regarde son fils déjà comme son gendre.

Dans sa propre maison voulant qu’il soit logé,

Il paraît à ce choix s’être presqu’engagé.

DORINE.

Le plus ou moins de bien tournera votre père.

LUCILE.

Clitandre attend un bien qui n’est pas ordinaire.

Par raison, par amour il doit plaire à mes yeux.

Il est né Gentilhomme.

DORINE.

Un ex marchand vaut mieux.

LUCILE.

Il est jeune, bien fait.

DORINE.

Sa taille n’est pas grande,

Il n’a pas certain air de santé qu’on demande :

Et pour moi, si par goût je prenais un mari,

Madame, je voudrais un gros brun, bien nourri.

LUCILE.

Sais-tu bien qu’à la fin, tu deviens fatigante ?

DORINE.

Quoi, vous êtes aussi d’humeur impatiente ?

LUCILE.

Ce n’est pas sans raison, tout m’ennuie aujourd’hui.

DORINE.

Clitandre vous occupe, et cause cet ennui.

Et vous laisse en partant sa vive impatience.

LUCILE.

À regret, il est vrai, je souffre son absence.

DORINE.

Votre cœur prend la chose un peu trop vivement.

C’est depuis ce matin que Clitandre est absent.

Dieppe est le rendez-vous que lui prescrit Léandre,

Ancien débiteur d’un argent qu’il veut rendre.

Clitandre a pris la poste avant le point du jour :

Consolez-vous, demain il sera de retour ;

Et du tempérament dont le Ciel l’a fait naître.

Aujourd’hui, dans une heure il reviendra peut-être.

LUCILE.

Plût à Dieu ! Ce discours semble adoucir mes soins ;

Parles toujours de même et tu m’ennuieras moins.

DORINE.

L’effet à mes discours peut n’être pas contraire.

S’il allait sur ses pas revenir sans rien faire ?

Ébaucher une affaire est son fort, la finir

Demande trop de temps, il n’a pas le loisir.

L’incident après tout est dans la vraisemblance,

Il vous aime, il ne faut qu’un trait d’impatience.

LUCILE.

Ce qu’il m’a dit cent fois, maintenant je le sens,

Le supplice d’attendre est l’enfer des amants.

On vient, rentrons, je crains les visites cruelles.

DORINE.

C’est Lépine. Arrêtez, en voici des nouvelles.

 

 

Scène II

 

LUCILE, LÉPINE, DORINE

 

LÉPINE, botté.

Ouf.

LUCILE.

Qu’est-ce donc ?

DORINE.

Qu’as-tu ?

LÉPINE.

Je suis tout essoufflé.

LUCILE.

Dis-nous...

LÉPINE.

Et de douleur j’ai le cœur si gonflé...

LUCILE.

Quoi ! Qu’est-il arrivé ?

LÉPINE.

Le bon Monsieur Clitandre.

Mon pauvre Maître...

LUCILE.

Eh bien ?

LÉPINE.

Est obligé d’attendre.

DORINE.

Il attend ? Oh ! pour lui l’état est violent.

LÉPINE.

Si vous saviez combien il souffre en ce moment.

Quelles sont les horreurs dont son âme est saisie ;

Vous en seriez, Madame, à coup sûr attendrie.

LUCILE.

Explique-toi, finis mon cruel embarras.

DORINE.

Répons donc ?

LÉPINE.

Vous savez, ou vous ne savez pas

Qu’autrefois ce Monsieur, que Léandre l’on nomme,

Lui fit certain Billet d’une certaine somme,

Or votre amant, Madame, a besoin maintenant

De ce même billet pour ravoir son argent,

On dit bien vrai que plus il a d’impatience,

Et plus il le dépêche, moins un homme avance.

À peine était-il jour que mon Maître est venu,

M’arracher de mon lit, criant comme un perdu ;

Debout ! maraud, debout ! Veux-tu dormir sans cesse,

Puis nous sommes partis avec tant de vitesse :

Il était si pressé, que dans son cabinet,

Il n’a pas eu le temps de prendre le billet,

Et ne s’est qu’en chemin aperçu de la chose.

DORINE.

Toujours à des écarts l’impatience expose.

LUCILE.

J’étais à la torture, et respire à présent.

DORINE veut donner une gourmade en riant à Lépine qui esquive le coup.

Donnons une gourmade à ce mauvais plaisant.

LUCILE.

Dis, faudra-t-il longtemps supporter son absence ?

LÉPINE.

Nous reviendrons plutôt que votre amour ne pense.

LUCILE.

Et plus tard qu’il ne veut.

LÉPINE.

Mais je m’amuse ici,

Et c’est le retarder que m’amuser ainsi.

Adieu. Je cours chercher le billet sur sa table.

LUCILE, se retenant.

Attends. Fais-moi, Lépine, un aveu véritable.

Clitandre ce matin t’a-t-il parlé de moi ?

Suis-je dans son esprit ?

LÉPINE.

Madame, je le crois.

Il vous aime à tel point que la poste est trop lente,

Et ne saurait répondre à son ardeur bouillante.

Agité sans relâche, il crie au postillon :

Fouette donc, morbleu, fais sentir l’éperon.

J’arriverai trop tard ; quelle lenteur extrême !

Ah ? Je serai deux jours sans revoir ce que j’aime.

Redouble, allons : de Pair dont il le presse enfin,

Je crains que les chevaux ne crèvent en chemin.

Mais excusez, je pars. Chaque instant que je tarde,

Madame, en vous parlant, le perce, le poignarde,

D’ailleurs dans sa douleur me mettant de moitié,

Il pourrait m’accueillir, de trente coups de pied.

À Dorine.

Adieu. Toi, si tu peux, sois-moi toujours fidèle.

DORINE.

Reviens vite, crois-moi, car mon amour chancelle.

LUCILE, arrêtant Lépine.

Écoutes, donnes-lui le bonjour de ma part,

Qu’il presse son retour. J’ai depuis son départ,

Ne va pis l’oublier, cent choses à lui dire,

Qui nous touchent tous deux, dont je voudrais l’instruire.

LÉPINE, en s’en allant.

Suffit. Que les amants ont de peine à finir.

 

 

Scène III

 

LUCILE, DORINE

 

DORINE.

Reposez-vous sur lui du soin de revenir.

LUCILE.

Je rentre, et mon amour veut être solitaire.

Elle sort.

 

 

Scène IV

 

DORINE, seule

 

Je n’ai plus désormais d’espérance qu’au père.

Lucile aime Clitandre, et déjà le poison

A fait trop de progrès sur sa faible raison.

Amour ; fripon d’amour, qu’aisément ta malice

Surprend le tendre cœur d’une beauté novice !

Qui se laide enivrer de tes fausses douceurs,

Et que Paris n’a pas guéri de tes erreurs.

J’aime Lépine, moi, mais d’une ardeur moins folle,

Est-il longtemps absent ? eh bien, je m’en console.

Dorine dans l’humeur n’a pas moins de gaieté,

Et dort également d’un et d’autre côté.

Revenons cependant : Damis a mon suffrage

Et trois cens mille écus ; il aura l’avantage.

Je sens quelques remords : mais Clitandre aujourd’hui

A tort, et ce bijou me parle contre lui.

Je pourrais bien pourtant en faveur de Lépine,

Pour peu... mais j’aperçois Damis.

 

 

Scène V

 

DAMIS, DORINE

 

DAMIS.

Bonjour, Dorine.

DORINE.

Que vous êtes brillant !

DAMIS.

Je suis beau, n’est-ce pas.

DORINE.

Adorable.

DAMIS.

Je viens avec tous mes appas

Attaquer aujourd’hui la fierté de Lucile.

DORINE.

Elle résistera, l’attaque est inutile.

M’en croirez-vous ? Au père expliquez votre amour,

Ce soir de la Campagne il sera de retour.

DAMIS.

Dorine, que sais-tu ? Je la rendrai traitable,

Mon rival est absent, le temps est favorable,

Laisses-moi profiter de ces heureux moments,

Quoiqu’un peu suranné l’on a des agréments.

Vieux routier en amour j’en connais les finesses,

Et sais l’art de changer les rigueurs en tendresses,

Pour fléchir la plus fière on a certain talent.

DORINE.

Le plus jeune est, Monsieur, toujours le plus savant ;

Et puisqu’il faut tout dire, apprenez que Clitandre

De Géron au plutôt doit être l’heureux gendre :

Et sachez que pour voir son amour triomphant,

L’agrément de son père est tout ce qu’il attend ;

Que s’il aime Lucile, il est fort chéri d’elle,

Et qu’à toute autre ardeur elle sera rebelle.

En un mot, son esprit est si fort prévenu,

Qu’à lui parler d’amour vous seriez mal venu ;

Et de vaincre la fille enfin je désespère,

Si dans vos intérêts vous ne mettez le père.

DAMIS.

La chose est presque faite ; et j’ai si bien parlé

Qu’il hésite déjà, qu’il est fort ébranlé :

Même à se déclarer si son esprit balance,

C’est qu’il doute entre nous de la mort de Confiance.

DORINE.

Votre or, vos biens accrus par le gain d’un procès,

Pour lui gagner le cœur, ont de puissants attraits :

Mais, Monsieur, pardonnez à l’ardeur qui m’emporte,

Peut-on vous demander si Confiance est bien morte ?

En êtes-vous bien sûr ?

DAMIS.

Je te l’ai déjà dit,

Je la laissai fort mal, on m’a depuis écrit,

Qu’à mourir dans trois jours elle était condamnée,

Et que les Médecins l’avaient abandonnée.

Je la regretterais, comme j’ai le cœur bon :

Mais depuis mon dédit c’était un vrai démon.

Elle parlait toujours pour me faire querelle !

C’était mon gouverneur, et je sors de tutelle.

DORINE.

Doutez de son trépas, Monsieur. Pour vous punir,

Et par noire malice, elle en peut revenir :

Notre sexe d’ailleurs tient beaucoup à la vie.

DAMIS.

Va tel discours et bon pour la plaisanterie.

Tout me dit le contraire et ton doute est détruit,

De sa mort au plutôt je dois me voir instruit.

Peut-être en ce moment qu’à mes ordres fidèle,

Un Courier est venu m’en donner la nouvelle.

DORINE.

Allez donc, sans tenter des efforts superflus,

Réprimez vos transports ; ne vous occupez plus

Qu’à convaincre Géron que votre main est libre ;

C’est le plus sûr moyen d’emporter l’équilibre.

Je vais de mon côté, pour seconder vos vœux,

Tâcher de ramener Lucile où je la veux.

DAMIS.

Dorine, je te crois, et laisse à ton adresse.

Ménager mon bonheur et régler ma tendresse.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

CLITANDRE, LÉPINE, bottés

 

CLITANDRE.

Je brûle de la voir... Toi, cours chez mon Tailleur,

Qu’il me fasse un habit dans trois heures.

LÉPINE.

Monsieur,

Vous voulez m’éprouver et vous prétendez rire.

CLITANDRE.

Comment rire, Faquin ? Fais ce que je désire.

LÉPINE.

Mais en si peu de temps !

CLITANDRE.

Dis qu’il mette plutôt

Trente garçons après, cinquante s’il le faut.

LÉPINE.

La chose...

CLITANDRE.

À ta lenteur tout paraît difficile,

Vole, dépêche et crains de m’échauffer la bile.

 

 

Scène II

 

CLITANDRE, DORINE

 

DORINE.

Quoi déjà de retour ? Monsieur, peut-on savoir,

D’où vient qu’on a sitôt l’honneur de vous revoir ?

CLITANDRE.

Ma chaise... Je n’ai pas le temps de te le dire.

Ne me demande rien, c’est à toi de m’instruire.

DORINE.

Mais...

CLITANDRE.

Depuis mon départ, qu’a-t-on dit ? Qu’a-t-on fait ?

N’as-tu pas découvert quelque rival secret ?

Lucile m’attend-t-elle avec impatience !

A-t-elle sans ennui supporté mon absence ?

Géron, dis-moi, Géron n’est-il pas revenu ;

Aucun paquet pout moi t’a-t-il été rendu ?

M’écrit-ou de Bretagne, et dois-tu me remettre

De la part de mon père une importante lettre ?

Réponds ? je souffre trop à rester incertain.

DORINE.

Quel torrent !

CLITANDRE.

Rompras-tu ce silence malin ?

DORINE.

Vous ne déparlez pas ; le moyen qu’on réponde ?

Ex de cent questions vous fatiguez le monde,

Pour vous être un matin éloigné de Rouen,

Comme si vous l’aviez quitté depuis un an.

Je ne puis vous ouïr ni vous parler sans rire,

Et dans vos prompts accès, Monsieur, je vous admire.

CLITANDRE.

Satisfait-on ainsi mon amour empressé ?

DORINE.

Tout est au même état où vous l’avez laissé.

Vous saurez seulement pour unique nouvelle

Que Lucile devient votre image fidèle ;

Qu’elle hérite déjà de vos vivacités,

Qu’elle n’est plus la même, et que vous la gâtez.

CLITANDRE.

À Lépine tantôt Lucile a fait entendre,

Qu’elle avait sur mes feux des secrets à m’apprendre.

Je connais ton humeur et je vois tes détours ;

Tu veux m’inquiéter par tous ces vains discours :

Mais cesse d’employer une feinte inutile,

Quand je vais de ce pas savoir tout de Lucile.

DORINE.

Vous ne sauriez, Monsieur, la voir présentement,

Elle est en compagnie. Attendez un moment.

CLITANDRE.

Que j’attende un moment !

DORINE.

Elle est avec des femmes.

Entrerez-vous crotté, botté devant des Dames.

Vous n’oseriez.

CLITANDRE.

L’amour est au-dessus de tout.

DORINE.

Oh ! vous n’entrerez pas.

CLITANDRE.

Tu me pousses à bout.

DORINE.

Allez au moins quitter vos bottes.

CLITANDRE.

Tu m’irrites.

Par réflexion.

Maudits soient les égards et les bottes visites !

Du Roi pour quelque temps si j’avais le crédit,

J’en défendrais, morbleu, l’usage par Édit.

Un sot les inventa pour le tourment du monde.

DORINE.

Oh ! Monsieur, à la fin il faut que je vous gronde.

Depuis le temps qu’ici vous disputez,

Vous auriez déjà fait ; vous seriez débotté.

CLITANDRE, sortant avec peine.

J’enrage ! Elle a raison, il faut bien m’y résoudre.

 

 

Scène III

 

DORINE, seule

 

Dans son tempérament il entre de la poudre.

Comme je le connais facile à s’emporter.

Je mets tout mon plaisir à l’impatienter ;

Je me plais à jouir de son inquiétude,

Et m’en fais tous les jours une douce habitude :

Mais j’aperçois Lucile. Un retour aussi prompt

Va dissiper l’ennui qui paraît sur son front.

 

 

Scène IV

 

LUCILE, DORINE

 

LUCILE.

Le fâcheux entretien ! l’ennuyeuse visite !

On rencontre toujours tout ce que l’on évite.

DORINE.

Je vous l’avais bien dit que Clitandre en ce jour,

Reviendrait sur ses pas.

LUCILE.

Clitandre est de retour !

Mon plaisir est troublé d’une frayeur secrète ;

Je crains quel qu’accident. Ce doute m’inquiète.

DORINE.

Rassurez-vous, il est en fort bonne santé,

Et vouloir tout à l’heure entrer chez vous botté,

Sans respecter le temps, le lieu, la compagnie.

Pour ôter de son âme une si folle envie,

Il m’a fallu longtemps contre lui disputer,

J’ai tant fait qu’à la fin il est allé quitter

Ses bottes seulement, ce n’est pas peu de chose.

LUCILE.

D’un si brusque retour t’a-t-il appris la cause ?

DORINE.

J’ai voulu le savoir sitôt que je l’ai vu.

Ne me demande rien, a-t-il interrompu.

De mille questions ensuite il m’assassine,

Comme un homme nouveau qui revient de la Chine.

Dorine, réponds-moi, qu’a-t-on dit ? qu’a-t-on fait ?

Lucile m’attend-elle ? Ai-je un rival secret ?

L’original paraît, il jouera mieux lui-même.

LUCILE.

Ah ! mon cœur est ému !

DORINE.

Quelle faiblesse extrême !

Elle sort.

 

 

Scène V

 

CLITANDRE, LUCILE

 

CLITANDRE, apercevant Lucile.

Si trop plein de ma flamme en des instants si doux,

Dans ce dérangement je parais devant vous ;

Pardonnés aux transports de mon âme éperdue,

Depuis hier au soir je ne vous ai point vue.

LUCILE.

L’arrangement, Clitandre, un vain extérieur

Frappent une coquette ; et moi je vais au cœur :

Je veux des sentiments, une tendresse pure,

Et préfère un transport à toute la parure.

CLITANDRE.

Par un discours si tendre et des mots si flatteurs,

Qu’il m’est doux de vous voir excuser mes ardeurs !

LUCILE.

Malgré tout le plaisir de revoir ce que j’aime,

Ce retour m’inquiète ; et dans ce moment même

Je cherche quel sujet a pu vous ramener.

CLITANDRE.

Avez-vous tant de peine à vous l’imaginer ?

C’est mon ardent amour, l’absence qui me tue.

À deux postes d’ici ma Chaise s’est rompue ;

Et pressé du désir de revoir vos appas,

Je maudissais le sort qui retardait mes pas !

Lorsque je vois venir pour me tirer de peine,

Un Postillon suivi d’un cheval qu’il ramène.

Je l’arrête, et j’apprends qu’il revient en ces lieux :

Rappelé par l’amour, entraîné par mes feux ;

Et las de m’être vu si longtemps en attente,

J’embrasse avidement l’occasion présente.

À l’étrier à peine avais-je mis le pied,

Qu’apportant le billet que j’avais oublié,

Lépine s’offre à moi, me fait d’abord entendre

Que votre amour avait des secrets à m’apprendre.

À ce pressant discours qui me sert d’aiguillon,

Je répons aussitôt de trois coups d’éperon ;

Et sentant redoubler ma vive impatience,

Pour en être informé, j’arrive en diligence.

LUCILE.

Que cette ardeur si prompte et cet empressement

Augmentent la douceur de revoir mon Amant !

Mon plaisir serait pur sans un point qui l’altère,

Pour croire votre amour vous manquez votre affaire.

CLITANDRE.

Mon affaire n’est rien, je la ferai toujours.

Mes premiers intérêts sont ceux de nos amours.

Je sacrifierais tout à ma juste tendresse.

Et ma plus grande affaire est de voir ma Maîtresse :

Mais daignez contenter mes désirs inquiets.

Qu’avez-vous à me dire ? et quels sont vos secrets ?

LUCILE.

Ce matin loin de vous, je l’avouerai, Clitandre,

Mon cœur chargé d’ennui cherchait à se répandre.

De cent secrets confus je voulais vous parler ;

À Lépine en un mot je n’ai pu le celer.

Je vous vois maintenant, j’ai ce que je désire ;

Je ne sais que sentir, et n’ai plus rien à dire.

CLITANDRE.

Un silence pareil passe tout entretien,

Et vous me dites tout en ne me disant rien.

Le plaisir m’interdit et semble me confondre,

Je sens trop à mon tour pour pouvoir vous répondre.

Faut-il que le destin jaloux de mes plaisirs,

Retarde notre hymen, traverse mes désirs !

En vain en ma faveur votre bouche prononce,

Si j’écris à mon père il ne fait point réponse.

Si je presse le vôtre à faire mon bonheur,

Il balance, il hésite, et sa lente froideur

Irrite ma tendresse, à tout moment me gêne,

Quand son avare humeur redouble encore ma peine !

J’ai pour comble d’ennui l’embarras d’un procès ;

La crainte d’un Rival trouble mon espérance.

Toujours nouveaux sujets de soin, d’impatience.

Un valet, et Manceau, le coquin le plus lent,

Qui s’amuse toujours, et d’un pas négligent...

Un si vain entretien peut-être vous ennuyé,

Quel détail ! pardonnez si je vous le confie ;

Mais à l’objet qu’on aime on ne peut rien cacher,

Et mon cœur n’a que vous devant qui s’épancher.

Tout me trahit d’ailleurs, tout conspire à me nuire,

Vous seule me restez et pouvez me suffire.

LUCILE.

Votre discours m’offense, et pourtant il me plaît.

Eh ! qui doit mieux que moi chérir votre intérêt !

De vos moindres chagrins mon âme est pénétrée.

Mais votre impatience est un peu trop outrée.

Tout flatte ici vos vœux, vous vous plaignez à tort,

Un Procès vous amène à Rouen, où d’abord

Sans peine vous trouvez le secret de me plaire.

Nos parents sont amis, vous logez chez mon père.

Il permet que vos feux s’expliquent hautement,

Et le vôtre vous doit écrire incessamment.

CLITANDRE.

Le soin d’être au plutôt possesseur de vos charmes

Est trop intéressant pour être sans alarmes.

Je crains à tout moment quelqu’obstacle fâcheux,

Si le Ciel m’opposait un Rival plus heureux.

LUCILE.

À propos de Rival ; je voulais vous apprendre...

On ouvre. Chez Cloris j’ai promis de me rendre.

CLITANDRE.

Toujours interrompu !

LUCILE.

Vous pourrez y venir.

Là nous aurons le temps de nous entretenir.

On vient. N’oubliez pas qu’il faut gagner Dorine.

Elle sort.

 

 

Scène VI

 

CLITANDRE, seul

 

Ce discours commencé m’alarme, m’assassine.

Que veut-elle me dire, à propos d’un Rival ?

Ce nom seul dans mon cœur jette un trouble fatal.

Courons nous éclaircir avant qu’on nous arrête.

 

 

Scène VII

 

CLITANDRE, LÉPINE, UN MAÎTRE-CLERC

 

LÉPINE, en se grattant la tête.

Monsieur.

CLITANDRE, lui donnant un soufflet.

Parle, maraud, sans te gratter la tête.

LÉPINE.

Je ne sais plus comment vous aborder, Monsieur.

M Diable soit le Clerc de votre Procureur.

LE MAÎTRE-CLERC.

Maître-Clerc, s’il vous plaît.

LÉPINE.

Maître ou non, peu m’importe.

CLITANDRE.

C’est mal prendre son temps.

LÉPINE.

Oui, regagnez la porte.

Vous nous importunez.

CLITANDRE.

Monsieur, je vais sortir.

LE MAÎTRE-CLERC.

Maître Plumeau m’envoie, et c’est pour vous servir.

J’ai même de sa part un papier à vous rendre.

CLITANDRE, à part.

J’aurais donc un Rival...

Haut.

Donnez, c’est trop attendre.

LE MAÎTRE-CLERC.

Je vais vous le livrer, et je viens tout exprès.

CLITANDRE.

J’aimerais mieux sortir, et perdre mon Procès.

LE MAÎTRE-CLERC.

Avec mesure et poids il faut qu’on examine :

Voyons et revoyons.

CLITANDRE.

Que le Ciel t’extermine !

LE MAÎTRE-CLER, visitant deux sacs de papiers.

Procédons lentement, ne nous emportons pas ;

Je gage qu’il sera dans l’un de ces deux sacs.

LÉPINE, à Clitandre.

Le Ciel, pour exercer toute votre colère,

Vous offre de pester, une juste matière ;

Ou plutôt vous punit d’éclater sans raison.

CLITANDRE.

Faquin !

LE MAÎTRE-CLERC.

En attendant prenez-moi ce sac.

LÉPINE, à part.

Bon.

LE MAÎTRE-CLERC.

Amusez-vous, Monsieur.

CLITANDRE.

Hom ! je crève.

LÉPINE, bas au Maître Clerc.

Courage.

Monsieur le Maître-Clerc fait bien son personnage.

CLITANDRE.

Ce sang froid !...

LE MAÎTRE-CLERC.

Je le tiens, ce n’est pas lui, je crois.

CLITANDRE.

Ah ! le Traître !

LÉPINE, à part.

Fort bien.

LE MAÎTRE-CLERC.

On se trompe parfois.

CLITANDRE.

Qu’on dise après cela que j’ai l’âme bouillante,

Quel phlegme si glacé, quelle humeur patiente

Ne s’échaufferait pas contre un tel procédé ?

Ah ! déjà trop longtemps je me suis possédé ;

Il me vient dans les doigts une pressante envie.

LE MAÎTRE-CLERC.

Où courez-vous, Monsieur ? revenez, je vous prie.

Le voici pour le coup. J’aime vos intérêts.

CLITANDRE, prenant brusquement le papier des mains du Clerc.

On est bien malheureux quand on a des procès !

Jetant les yeux dessus.

Que vois-je ? juste Ciel ! trois pages d’écriture.

LE MAÎTRE-CLERC.

Oh ! rien n’est superflus. Voyez, je vous conjure.

CLITANDRE.

Je n’ai pas le loisir, je le lirai tantôt.

LE MAÎTRE-CLERC.

Mais...

CLITANDRE, à Lépine.

De cet importun délivres-moi, maraud !

LE MAÎTRE-CLERC.

Lisez, Monsieur, la chose est nécessaire.

CLITANDRE.

Ventrebleu !

LÉPINE, obligeant le Maître-Clerc de finir.

Sortez.

LE MAÎTRE-CLERC, en sortant.

Soit. Il perdra son affaire.

CLITANDRE.

Va voit si mon Tailleur... mais il vient le premier.

Lépine rentre.

 

 

Scène VIII

 

CLITANDRE, LE TAILLEUR, LÉPINE

 

CLITANDRE.

Vous êtes un brave homme, et j’allais envoyer.

Je suis content de vous dans cette conjoncture.

Entrons.

LE TAILLEUR

Excusez-moi, je crains que la doublure

Ne vous convienne pas. Pour être sûr du fait...

CLITANDRE.

Le scrupule est plaisant, quand mon habit est fait.

Vite, car on m’attend.

LE TAILLEUR.

Monsieur, ce qui m’oblige...

CLITANDRE.

Que je m’habille, allons, je suis pressé, vous dis-je.

LE TAILLEUR.

Mais, Monsieur, pardonnés...

CLITANDRE.

Je ne pardonne pas

Un bavard qui m’assomme et qui retient mes pas.

LE TAILLEUR.

Vous ne m’entendez point.

CLITANDRE.

C’est trop de verbiage :

Mon habit est tout prêt, en faut-il davantage !

LE TAILLEUR.

Comment serait-il prêt ? je viens de le lever.

Vous ne me donnez pas le loisir d’achever.

CLITANDRE.

Mon habit n’est pas prêt ? Eh ! que viens-tu donc faire ?

LE TAILLEUR.

Vous montrer la doublure.

CLITANDRE.

À ces mots ma colère...

LE TAILLEUR.

Un tel emportement me paraît singulier.

Vous arrivez, Monsieur, vous venez d’envoyer,

Et voulez qu’un habit soit fait en moins d’une heure ?

CLITANDRE.

Il s’en est passé trois, depuis qu’en ta demeure...

LE TAILLEUR.

Ah ! Monsieur !

CLITANDRE.

Ah ! Monsieur ! Ne t’avait-on pas dit.

De mettre vingt garçons pour me faire un habit.

En trois heures de temps ?

LE TAILLEUR.

Mais d’une âme calmée...

CLITANDRE.

Sors, ou...

LE TAILLEUR, en s’en allant.

J’aimerais mieux habiller une armée.

 

 

Scène IX

 

CLITANDRE, LÉPINE

 

CLITANDRE.

Lépine ?

LÉPINE.

Me voici ; Monsieur, point de courroux.

On vient de me donner une lettre pour vous.

CLITANDRE.

Une lettre pour moi ? J’ai l’âme transportée !

Est-ce mon père ?

LÉPINE.

On l’a tout à l’heure apportée.

CLITANDRE.

Réponds droit.

LÉPINE.

Par votre air vous m’abasourdissez :

Je ne sais où j’en suis, et plus vous me pressez,

Et plus je m’embarrasse.

CLITANDRE.

Ah ! le sang me bouillonne !

LÉPINE, lui donnant la lettre.

La lettre mieux que moi, vous satisfera.

CLITANDRE.

Donne,

Donne, bourreau ! J’ai tort : quand je puis lire et voir,

J’interroge un Valet !

LÉPINE.

Que son regard est noir !

Rangeons nous vers la porte.

Il sort.

CLITANDRE.

Elle vient de mon père,

Je n’en saurais douter ; voilà son caractère.

Il lit.

J’approuve votre choix, mon fils, et vous ne sauriez mieux faire que d’épouser la fille de M. Géron. J’y donne les mains avec plaisir, et je suis charmé que votre inclination se trouve conforme a mes desseins. Remerciez bien mon ami de ma part, et témoignez-lui combien je suis sensible à l’honneur qu’il vous fait de vous accepter pour Gendre.

LÉPINE.

Approchons, il sourit.

CLITANDRE.

Ma joie est à l’excès ?

LÉPINE.

J’en suis, parbleu, ravi.

CLITANDRE.

Que j’en baise les traits.

LÉPINE.

Que je les baise aussi. Votre ardeur est étrange ;

Et c’est, Monsieur, sans doute une lettre de change.

CLITANDRE.

Je vais changer d’habit, et dans ce jour heureux,

Apprendre mon bonheur à l’objet de mes vœux.

Il faut encor, il faut que Géron y consente ;

Géron à sa campagne est allé voir Timante.

J’y cours... Mais quoi, je manque au rendez-vous promis,

Et je ne verrai point Lucile chez Cloris...

Envoyons à Géron la lettre de mon père ;

Écrivons-lui deux mots, puisqu’il est nécessaire.

Et toi, qui du paquet doit être le porteur,

Pour avoir plutôt fait va brider mon coureur ;

Et songe qu’il faudra revenir dans une heure.

LÉPINE.

Il en faut deux, Monsieur, pour aller, ou je meure.

CLITANDRE.

Oui bien à des coquins aussi lambins que toi.

C’est trop perdre de temps, dépêche, obéis-moi.

LÉPINE.

Mais vous pouvez, Monsieur, m’épargner ce voyage,

Géron doit être ici ce soir, par quelle rage...

CLITANDRE.

La paresse te tient, et je t’entends, fripon.

Vole sans répliquer, ou gare le bâton.

LÉPINE.

Quel Maître ! à fatiguer il est infatigable,

Et dans sa promptitude, il lasserait le Diable.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

DORINE, seule

 

Quel plaisir pour mon cœur ! rions seule un moment,

Monsieur Frison enfin tient notre Impatient.

Un Amant tel que lui n’aime pas la toilette ;

Je viens de le quitter, il est sur la sellette ;

Et les mines qu’il fait, se voyant arrêté,

M’obligent à sortir pour rire en liberté.

Être assis un instant en un état paisible,

Est pour Monsieur Clitandre un effort trop pénible.

On vient.

 

 

Scène II

 

DORINE, JASMIN

 

DORINE.

C’est toi, Jasmin ? À qui donc en veux-tu ?

JASMIN.

S’en voulais à Clitandre, et suis pour lui venu.

DORINE.

N’est-ce pas, entre nous, de la part de Lucile ?

JASMIN.

Tu l’as dit : mais j’ai fait un voyage inutile ;

Car notre homme est parti sans m’avait écouté ;

Et n’étant seulement poudré que d’un côté.

Il sera sot : Cloris pour emplette est sortie,

Et de suivre ses pas a prié son amie.

Puis elle doit, ailleurs, passer l’après-midi,

Et Lucile, de-là, doit revenir ici.

Pour parler à Clitandre à quatre heures précises.

Je venais le lui dire en paroles concises ;

Mais il n’a pas voulu. J’ai rempli mon devoir,

Et ce n’est pas ma faute. Adieu.

DORINE.

Jusqu’au revoir,

Clitandre va pester, j’en suis vraiment fort aise.

Quelqu’un vient. C’est Géron.

 

 

Scène III

 

DORINE, GÉRON

 

GÉRON.

Donne vite une chaise ;

DORINE.

Soyez le bienvenu, Monsieur.

GÉRON.

Étant absent,

Personne ne m’a-t-il apporté de l’argent ?

DORINE.

Non, Monsieur.

GÉRON.

On a tort. Dis-moi, que fait Lucile ?

DORINE.

Pour rendre une visite elle est allée en Ville.

GÉRON.

À me donner un Gendre elle doit s’apprêter ;

Je reviens tout exprès, et veux te consulter.

Pour fille de bon sens, je t’ai toujours connue.

DORINE.

J’ai quelque peu d’acquit, je suis franche, ingénue.

GÉRON.

Je demande surtout de la discrétion.

DORINE.

C’est ma vertu, Monsieur.

GÉRON.

Et de l’attention.

L’affaire est sérieuse ; il s’agit de Clitandre ;

Tu sais que j’ai promis de le prendre pour Gendre ;

J’étais avec son père autrefois fort uni,

Et voudrais préférer le fils de mon ami ;

Mais par d’autres partis ma fille est demandée.

DORINE.

Au plus riche elle doit, Monsieur, être accordée,

Du moins c’est mon avis, l’utile vaut le mieux.

GÉRON.

Voyons, examinons ; il s’en présente deux.

Le premier... je ne sais... c’est un certain Valère.

Je l’ai vu chez Timante, et connais peu son père :

Ils n’ont pas l’air commode.

DORINE.

Ils sont gueux en effet ;

Et Valère est un fat, un petit freluquet,

Qui prend des airs si faux au sortir des écoles,

Que le moins clairvoyant en hausse les épaules.

Qui tient certain langage, et qui parle d’un ton

À révolter l’oreille, à choquer la raison :

Qui, vide de mérite et plein d’impertinence,

S’érige insolemment en homme d’importance.

Qui, pilier de Café, misérable joueur,

Sous de minces habits veut trancher du Seigneur ;

Petit Maître manqué, ridicule pagode,

D’un sot original, n’en déplaise à la mode ;

Qui, pour l’affliction de mille honnêtes gens,

S’affiche bel esprit en dépit du bon sens ;

Et qui n’a pour tout bien qu’un grand fond d’impudence...

De sotte vanité, de frivole espérance.

GÉRON.

Parbleu, mon jugement répond à ce portrait.

Sur l’étiquette hier je l’ai refusé net ;

Et n’ai point balancé contre mon ordinaire.

DORINE.

Vous préserve le Ciel de vous voir son beau-père ?

D’ailleurs, le mariage est un nœud sérieux,

Qui vent un homme fait, j’ose dire un peu vieux.

GÉRON.

Viens, pour un si bon mot il faut que je t’embrasse.

DORINE.

Vous me faites honneur.

GÉRON.

Et moi, je te rends grâce.

Écoute, je te veux consulter jusqu’au bout.

Je crois que le dernier sera fort de ton goût.

On le nomme Damis, fort riche, de mon âge ;

Il est vrai cependant qu’il n’en est pas plus sage.

DORINE.

Damis ? congédiez les autres au plutôt ;

Voilà, Monsieur, voilà le Gendre qu’il vous faut ;

Je lui donne ma voix.

GÉRON.

Il aurait mon suffrage :

Mais enfin j’ai promis, ma parole m’engage.

Et je crains son dédit.

DORINE.

Ne craignez nullement,

Si prétendue est morte, et d’instant en instant

Un Courier doit venir.

GÉRON.

Je préférai la chose,

Et tu m’as fait plaisir. Motus, je sors pour cause.

DORINE.

Du côté de Damis il penche sûrement.

Mais on tape du pied, l’on ouvre brusquement ;

C’est Clitandre, oui, lui-même.

 

 

Scène IV

 

CLITANDRE, DORINE

 

CLITANDRE.

Ah ! Dorine, j’enrage ;

Les obstacles partout m’attendent au partage.

Un embarras maudit, qu’exprès dans mon chemin

A conduit, pour me nuire, un démon, trop malin,

M’a près d’un gros quart-d’heure arrêté dans la rue,

Impuissant à percer une telle cohue,

Et brûlant de me rendre où m’entraînait l’amour,

Je me suis vu contraint de faire un grand détour :

Et malgré le tourment que mon âme se donne,

Arrivé chez Cloris, je ne trouve personne.

Ah ! par ce dernier coup je viens d’être accablé.

DORINE.

Jasmin...

CLITANDRE.

En revenant, il m’a vu, m’a parlé.

J’ai couru vainement et ma peine est perdue ;

Il faut encore attendre, et cet ordre me tue !

DORINE.

Si vous vouliez, Monsieur, vous asseoir un moment.

CLITANDRE.

M’asseoir ?

DORINE, lui présentant un siège.

Vous seriez-là bien plus commodément.

CLITANDRE, repoussant le siège.

Je me sens trop ému pour rester si tranquille.

DORINE.

Lisez cet Opéra pour calmer votre bile.

CLITANDRE, jetant le livre, puis courant à la porte et retournant sur ses pas.

Elle ne revient pas. Veut-elle m’éprouver ?

Si je savais encore où la pouvoir trouver.

Depuis que j’ai reçu l’agrément de mon père,

Je brûle de la voir, ce soin me désespère.

DORINE.

Un rien, Monsieur, un rien met votre âme en courroux ;

Le salpêtre allumé n’est pas plus prompt que vous.

CLITANDRE.

Quelle comparaison ? quelle injustice extrême ?

Moi : du salpêtre ; moi, la patience même ;

Moi, qui depuis une heure attends sans murmurer.

DORINE.

Vous pestez maintenant, et vous venez d’entrer.

CLITANDRE.

Sais-tu si mon coquin est de retour, Dorine ?

DORINE.

Non, Monsieur.

CLITANDRE.

Que de coups vont pleuvoir sur Lépine !

DORINE.

Il est parti trop tard pour être revenu,

D’ailleurs, consolez-vous, Géron l’a prévenu,

Et...

CLITANDRE.

Je cours lui parler en attendant Lucile.

DORINE.

Il est sorti ; c’est prendre une peine inutile.

CLITANDRE.

À m’impatienter, tout conspire aujourd’hui,

Je tremble qu’un rival n’agisse auprès de lui ;

Et ma frayeur est juste, autant qu’elle est cruelle.

Tient, je n’ai d’aucun don récompensé ton zèle ;

Que ce présent t’excite à t’employer pour nous.

DORINE.

Je le prends pour avoir quelque chose de vous.

Et vous pouvez compter sur ma reconnaissance.

CLITANDRE.

Tu peux me le prouver par une confidence.

N’ai-je pas un rival ? parle sans rien farder.

DORINE.

C’est un point qui n’est pas facile à décider.

Avant que de répondre à votre ardeur extrême,

Permettez qu’un moment je me parle à moi-même.

À part.

Comparons ce Bijou.

Elle compare ce Bijou avec celui de Damis.

CLITANDRE.

Te moques-tu de moi ?

Quelqu’un monte, c’est elle.

Il court une seconde fois à la porte.

DORINE, à part.

Il est plus gros, ma foi,

Et son poids vers Clitandre emporte la balance.

CLITANDRE, revenant plus agité.

Ah ! personne ne vient, et j’ai trop de confiance.

DORINE, à part.

Servons le Maître enfin pour avoir le Valet.

CLITANDRE.

Ô Lucile !

À Dorine.

Auras-tu bientôt fait.

DORINE.

Votre façon galante enfin me détermine.

D’un ton tragique.

L’Oracle va parler par la voix de Dorine.

CLITANDRE.

Celle de plaisanter.

DORINE.

Tremblez pour votre amour,

Un dangereux rival se déclare en ce jour.

CLITANDRE.

Et qui ?

DORINE.

Damis.

CLITANDRE.

Crois-tu qu’on lui soit favorable ?

DORINE.

Damis est riche, ergò Damis est redoutable.

CLITANDRE.

Ah ! nous verrons beau jeu, si la chose est ainsi.

À quatre heures pourtant on devait être ici.

Il en est cinq, je gage.

Il tire sa montre.

DORINE.

Il est, que je regarde,

Trois heures et trois quarts.

CLITANDRE.

Oh, ma montre retarde.

DORINE.

Au gré de votre ardeur.

CLITANDRE.

De demi-heure au moins.

DORINE.

Elle avance plutôt, je m’en fie à vos soins.

CLITANDRE.

Je ne puis plus rester dans ces transes cruelles.

Adieu, je sors et vais en savoir des nouvelles.

 

 

Scène V

 

DORINE, seule

 

Quand elle doit venir il sort précisément,

Et retarde ses vœux par trop d’empressement.

N’importe, tout m’invite à servir sa tendresse,

L’intérêt, la raison, Lépine, ma Maîtresse.

À Géron par malheur j’ai parlé contre lui,

Je prétends réparer cette faute aujourd’hui,

Et veux agir si bien... mais j’aperçois Lucile.

 

 

Scène VI

 

LUCILE, DORINE

 

DORINE.

Vous revenez, Madame, un peu tard de la Ville.

LUCILE.

Comment donc ?

DORINE.

Votre Amant s’est impatienté,

Et sort tout maintenant.

LUCILE.

Dis-tu la vérité ?

DORINE.

Il n’est rien de plus vrai.

LUCILE.

Mais tantôt vers Clitandre,

J’ai dépêché Jasmin, pour lui dire d’attendre.

DORINE.

Oui ; mais d’impatience un accès violent,

L’a pris et l’a contraint de sortir sur le champ.

LUCILE.

Il m’en voudra du mal. Ah ! que j’en suis fâchée !

De revenir pourtant je me suis dépêchée.

DORINE.

On ouvre, le voici... J’ai tort, c’est son Rival.

LUCILE.

Ah, je joue aujourd’hui d’un amour sans égal.

Viens, rentrons.

 

 

Scène VII

 

DAMIS, LUCILE, DORINE

 

DAMIS.

Arrêtez, ne prenez point la fuite,

Madame, c’est à vous à qui je rends visite.

Je serai bientôt libre, il n’est rien de plus sûr.

Et vous voyez en moi votre mari futur.

J’ai déjà, peu s’en faut, la voix de votre père,

Et ne suis pas si vieux que je ne puisse plaire.

LUCILE.

Excusez-moi, Monsieur, malgré tous vos appas,

Je vous parle un peu franc, vous ne me plaisez pas.

DAMIS.

Si l’aveu n’est pas doux, il est du moins sincère,

Dorine, ton secours n’est ici nécessaire :

Seconde mes vœux, parle et pathétiquement.

DORINE, toussant.

Va mal de gorge affreux me tient en ce moment.

DAMIS.

Fais un effort sur toi, Dorine.

DORINE, à Lucile.

Quoi, Madame,

Pouvez-vous vous montrer si contraire à sa flamme ?

Monsieur joint la badine à son ajustement,

Et des mouches encore, pour surcroît d’agrément.

DAMIS.

Pour finir en deux mots mon éloge modeste,

J’ai trois cens mille écus, sans compter tout le reste,

En bel or et de poids. À ces puissants appas

Quelle belle aujourd’hui ne me tendron les bras.

Je tiens encore du Ciel certaine bonté d’âme,

Qui me rendra toujours l’esclave de ma femme.

Je n’eus jamais le cœur d’être Maître chez moi,

Confiance était fort laide et m’imposait la loi.

Que sera-ce de vous, ma belle Souveraine !

L’autre était mon Tyran, et vous serez ma Reine.

Vous me verrez toujours soumis à vos beaux yeux,

Et j’aurai pour devise à l’Époux gracieux.

DORINE.

Vous ne vous rendez pas à ce tendre langage ?

LUCILE.

J’aimerais fort Monsieur, s’il était de mon âge.

DAMIS.

Je suis encor de mise et n’ai pas fait mon temps,

Je suis plus vert, morbleu, qu’un homme de vingt ans.

La jeunesse à présent vieillit avant le terme,

Elle ne jouit pas d’une santé si ferme.

Vos Galants ne sont pas bâtis pour être Époux.

LUCILE.

C’en est trop.

DORINE.

Les plus vieux, ma foi, sont les plus fous.

Quelqu’un vient, c’est Clitandre ; il est tout hors d’haleine.

 

 

Scène VIII

 

CLITANDRE, DAMIS, LUCILE, DORINE

 

CLITANDRE.

Je ne la trouve pas et ma recherche est vaine.

LUCILE, à part.

Le cœur me bat.

DAMIS.

Quel trouble agit ses esprits ?

CLITANDRE, apercevant Lucile.

Le voilà de retour et qui parle à Damis.

À Damis.

Depuis quel temps, Monsieur, est-il sorti des Pages :

À Lucile.

Vous a t-il assuré de ses tendres hommages ?

DAMIS.

Je ne vous croyais pas, Monsieur, si près de nous,

Vous venez à propos et nous parlions de vous.

Je faisais maintenant votre éloge à Madame

Et vous assure ici du meilleur de mon âme...

CLITANDRE.

Je suis pressé, Monsieur, laissons les compliments :

Instruisez-moi d’un point et sans perdre de temps.

DAMIS.

À quel homme ai-je à faire ?

CLITANDRE.

Un bruit court par la Ville.

Que vous osez prétendre à la main de Lucile.

Dites, serait-il vrai ? Vous paraissez surpris.

Allons, expliquez-vous, vite, Monsieur Damis.

DAMIS.

Mais, Monsieur...

CLITANDRE.

Répondez, la chose m’intéresse.

DAMIS.

Je ne saurais parler sitôt que l’on me presse.

CLITANDRE.

Parbleu vous parlerez.

DAMIS.

Eh bien, je vous dirai...

J’ai perdu la parole et je vous l’écrirai.

Il sort.

 

 

Scène IX

 

CLITANDRE, LUCILE, DORINE

 

CLITANDRE.

Il fait bien de sortir, car ma bile est émue.

LUCILE.

Il a saisi l’instant où je suis revenue.

CLITANDRE.

Il faut en accuser votre seule tiédeur ;

Si votre flamme était égale à mon ardeur,

Vous eussiez évité l’importune visite

De l’indigne Rival dont je crains la poursuite ;

Et m’épargnant l’horreur d’attendre si longtemps,

Vous n’eussiez point perdu de précieux moments.

LUCILE.

Mais ce n’est pas ma faute.

CLITANDRE.

Oh, point de vaine excuse,

Madame, ce n’est pas ainsi que l’on m’abuse.

LUCILE.

Mais vous ne savez point...

CLITANDRE.

Eh, je le sais trop bien

DORINE.

Comment le sauriez-vous, quand vous n’écoutez rien ?

CLITANDRE.

Je n’écoute que trop. Quoi, l’on me fait attendre ;

Au logis au plutôt on promet de se rendre,

Et l’on revient si tard. Cruelle, à mon amour,

Parlez, pouviez-vous faire un plus sensible tour ?

Ce discours, je le vois, ne fait que vous confondre.

DORINE.

Vous ne me donnez pas le temps de vous répondre,

Au premier mot qu’on dit, d’abord vous prenez feu,

Et vous êtes si prompt.

CLITANDRE.

Et vous l’êtes si peu

Que ma vive tendresse en est inquiétée :

Oui, de votre lenteur mon âme est irritée,

Quand mon cœur amoureux rappelé par l’espoir,

Vient se rassasier du plaisir de vous voir ;

Quand de vous posséder je fais ma seule affaire,

Quand je reçois enfin l’agrément de mon père,

Vous vous plaisez, ingrate, à me faire souffrir.

Trop prompte à me quitter, trop lente à revenir.

DORINE.

Cloris m’a retenu et malgré moi...

CLITANDRE.

Madame,

Il fallait tout quitter pour répondre à ma flamme,

Peut-être vous penchez du côté de Damis :

Cette froideur glaçante où je lis le mépris,

Ce silence outrageant en sont des preuves sûres...

Ah ! Madame, plutôt dites-moi des injures.

LUCILE.

Vous en mériteriez, mais j’ignore cet art

Que vous savez si bien.

CLITANDRE.

C’est que je suis sans fard.

DORINE.

Savez-vous à mon tour que je m’impatiente,

Et que votre colère est très impertinente,

Puisqu’il faut vous parler, Monsieur, sans vous flatter.

CLITANDRE.

Sur un cœur si léger j’avais tort de compter.

LUCILE.

Vous me piquez au vif...

CLITANDRE.

Le dépit me transporte

Je ne suis plus mon maître, il vaut mieux que je sorte.

Il sort.

 

 

Scène X

 

LUCILE, DORINE

 

LUCILE.

Dorine, qu’en dis-tu ? quelle vivacité !

DORINE.

Vous ne l’aimeriez pas s’il n’était emporté.

LUCILE.

C’est bien le temps de rire.

DORINE.

Excusez-moi, Madame.

LUCILE.

Ce brusque procédé me perce jusqu’à l’âme.

Si j’avais tort encore, je m’en consolerais,

Mais mon amour soigneux envoie un homme exprès,

Pour retenir ses pas, pour lui dire d’attendre,

Qu’à quatre heures chez moi j’aurais soin de me rendre.

J’arrive avant le temps, il se trouve sorti,

Est-ce ma faute à moi, quand il est averti ?

Devait-il me punir de son impatience ?

Passer en me voyant à cette violence ?

Ne vouloir pas m’entendre et partir brusquement ?

Je sens à ma bonté succéder ma colère,

Et je me veux du mal de ce qu’il m’a su plaire.

DORINE.

Vous pleurez.

LUCILE.

De dépit.

DORINE.

Dans une autre saison,

Je vous dirais fort bien, Madame, tenez bon.

Mais les moments sont chers, nous avons à détruire.

LUCILE.

Tu ne tiens ce discours que pour me contredite.

DORINE.

Revenez sur mon compte et sachez qu’aujourd’hui,

Clitandre m’a changée et que je suis pour lui.

Vous devez pardonner une ardeur de jeunesse

Que redouble pour vous son extrême tendresse.

De l’amour de Damis je l’ai d’ailleurs instruit ;

Il craint avec raison de se voir éconduit.

LUCILE.

Tu rassures mon cœur avec un tel langage,

Oui, je m’en doutais bien, Damis lui fait ombrage.

Il a dû se fâcher en le trouvant ici,

Et je te sais bon gré de l’excuser ainsi.

D’un air embarrassé.

Si ton art l’obligeait...

DORINE.

À quoi ? Peut-on l’apprendre ?

LUCILE.

À revenir vers moi ; je consens de l’entendre,

Dorine.

DORINE.

Amour ! amour, que ton pouvoir est grand !

Tu tournes à son gré les cœurs en un instant.

Reposez-vous sur moi, je le rendrai traitable.

Un autre point m’occupe et plus considérable.

Damis libre ce soir peut l’emporter demain ;

J’ai besoin d’un second pour rompre son dessein.

LUCILE.

Mais Clitandre a reçu l’agrément de son père.

DORINE.

Cela ne suffit pas.

LUCILE.

En toi seule, j’espère.

DORINE.

Je voudrais que Lépine arrivât maintenant,

Il n’a de son pays rien perdu que l’accent ;

Bref il a de l’esprit presqu’autant que moi-même.

LUCILE.

Fais ce que tu pourras en ce péril extrême,

Et cours...

DORINE.

Je vous entends ; bientôt à vos genoux,

Vous allez voir Clitandre expier son courroux.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

LÉPINE, DORINE

 

LÉPINE.

Le crime est capital, j’ai tardé près d’une heure :

Je te quitte de peur qu’il ne vienne.

D’ORINE.

Demeure.

Auprès de ma maîtresse il est présentement,

Et goûte le plaisir du raccommodement ;

D’ailleurs, il a besoin de notre ministère.

On est bientôt absous quand on est nécessaire.

Clitandre a sur les bras un rival très puissant :

Mais dis-moi le sujet de ton retardement ?

Géron est de retour, l’as-tu vu ?

LÉPINE.

Non. Sans doute

Le bon homme en venant a pris une autre route,

Et moi ne l’ayant pas trouvé chez son ami,

Je reviens et rencontre un Courrier avec qui

Fort longtemps autrefois j’ai couru la campagne,

Et qui s’est illustré sous le nom de Champagne.

Il me crie, halte-là ! du plus loin qu’il me voit.

Je l’aborde, il m’embrasse et me conduit tout droit.

Au premier Cabaret ; et pour finir l’histoire,

À l’heureuse rencontre il m’oblige de boire.

DORINE.

Quel est-ce beau Courrier ?

LÉPINE.

Oh, c’est un Cadédis,

Qui prend la qualité d’envoyé vers Damis.

DORINE.

Un courrier qu’on envoie à Damis ?

LÉPINE.

Je le pense,

Et vois que ce courrier est de sa connaissance.

DORINE.

Non. Mais sais-tu, dis-moi, pour quel sujet il vient ?

LÉPINE.

Pour apprendre à Damis, autant qu’il m’en souvient,

Que Constance n’est plus.

DORINE,

Sa femme prétendue.

Ah, juste Ciel !

LÉPINE.

D’où vient que tu parais émue ?

DORINE.

Ce n’est pas sans raison. Par un destin fatal,

Du maître que tu sers Damis est le rival ;

Et c’est-là le secret que j’avais à t’apprendre.

Géron, Géron enfin, pour le faire son gendre,

Attend par cette mort de le voir dégagé.

Serviteur à Clitandre, il aura son congé.

LÉPINE.

Pour le coup ma surprise est égale à la tienne !

Mais, ferme ! Combattons la fortune inhumaine.

Je viens au cabaret de laisser le Gascon ;

Il y doit être encore, il est bon compagnon.

Je suis persuasif ; je vais trouver mon homme,

Le fonder et savoir moyennant une somme...

DORINE.

Écoute auparavant. Grave dans ton esprit...

LÉPINE.

Un homme tel que moi rougirait d’être instruit,

J’ai formé le projet, je saurai l’entreprendre,

Et mériter ma grâce en couronnant Clitandre.

DORINE.

Agis donc sans tarder, le temps est précieux,

Et ton maître à la fin, peut se rendre en ces lieux.

Il est prompt.

LÉPINE.

Je le sais. Sa phrase favorite,

Est de dire à ses gens : Va, cours et reviens vite ;

Et qui le sert enfin, valet infortuné ;

Dès ce monde, à bon droit, peut se dire damné.

DORINE.

Va, rejoint le Courrier ; il partirait peut-être.

LÉPINE.

J’y vole. Toi remet ce paquet à mon Maître,

Et jusqu’à mon retour commande à ton caquet.

 

 

Scène II

 

DORINE, seule

 

À Clitandre surtout taisons un tel secret.

Il pourrait tout gâter dans l’ardeur qui le presse ;

J’entends du bruit, il vient suivi de ma Maîtresse.

 

 

Scène III

 

CLITANDRE, LUCILE, DORINE

 

LUCILE, à Clitandre.

Songez une autrefois à réprimer vos sens,

Et craignez d’écouter vos premiers mouvements.

Mais avez-vous la lettre ?

CLITANDRE.

Ah ! Ce gueux de Lépine !

DORINE.

Sans courroux. Je la tiens.

CLITANDRE.

Donne vite, Dorine.

Il déchire le paquet, et tire la lettre de son père.

Voici, voici de quoi confondre les jaloux.

Un mot de votre père : et je suis votre époux.

Le mien consent à tout. Vous gardez le silence,

Et m’écoutez, Madame, avec indifférence ?

LUCILE.

Hélas ! Je crains Damis : s’il rompt votre dessein.

CLITANDRE.

S’il avait cette audace, il mourrait de ma main.

DORINE.

Employons l’artifice et non la violence ;

L’épine est de retour, et j’ai son assistance.

CLITANDRE.

L’infâme !

DORINE.

Calmez-vous, il arrive assez tôt,

Et nous allons agir, mais agir comme il faut.

Quelqu’un vient.

CLITANDRE.

Quel objet ! Mon Maître-Clerc encore ?

Reverrai-je toujours un fâcheux que j’abhorre.

 

 

Scène IV

 

CLITANDRE, LUCILE, DORINE, LE MAÎTRE-CLERC

 

LE MAÎTRE-CLERC.

Je reviens malgré moi ; pardon si je déplais,

Mais vous avez, Monsieur, perdu votre procès

Pour n’avoir pas tantôt voulu me croire et lire.

De peur d’être importun, adieu, je me retire.

 

 

Scène V

 

CLITANDRE, LUCILE, DORINE

 

LUCILE.

Qu’entends-je ?

CLITANDRE.

Contre moi tout se déchaîne enfin.

Ce vieux Clerc est venu m’apporter, ce matin

Un papier contenant trois pages et demie,

Dans le même moment que vous êtes sortie.

Il m’a tant excédé, qu’effrayé de l’écrit,

Et pressé de me rendre au rendez-vous prescrit,

Je n’ai pu sur le champ en faire la lecture :

C’est ainsi que je perds une affaire très sûre.

DORINE.

Ma foi, ce nouveau trait orne bien le tableau ;

Et voilà, je l’avoue, un grand coup de pinceau !

LUCILE.

Je suis de ce malheur, moi, la cause innocente.

CLITANDRE.

Ah ! Pour en murmurer la cause est trop charmante.

DORINE.

Puisque que la chose est faite, il faut vous consoler,

Et vous pourrez, Monsieur, peut-être en rappeler.

CLITANDRE.

Le procès que je perds n’est pas ce qui m’effraie,

Se tournant vers Lucile.

Et j’aurai tout gagné, pourvu que je vous aie.

DORINE.

Je sais bien que pour vous cet objet n’est pas grand :

Mais Géron est avare ; un pareil incident

Pourrait le rendre encore à vos vœux plus contraire.

Il faut soigneusement lui cacher cette affaire.

Contre votre rival, sans attendre plus tard,

Je vais tout mettre en œuvre et signaler mon art.

Vous, quand Géron viendra, tâchez de vous remettre ;

Possédez-vous surtout, et montrez-lui la lettre.

Sur un simple discours, n’osant croire Damis,

Il pourra vous tenir ce qu’il vous a promis.

LUCILE.

Ta bonne volonté me surprend et m’enchante.

CLITANDRE.

Sers vite nos amours et tu seras contente.

Je brûle de savoir le succès, hâte-toi.

DORINE, s’en allant.

Vous l’apprendrez bientôt Vous m’appelez, je crois ?

CLITANDRE.

Tu n’es pas de retour ?

Dorine sort.

 

 

Scène VI

 

CLITANDRE, LUCILE

 

CLITANDRE.

Ce regard me rassure,

Me dit qu’on me pardonne.

LUCILE.

Il dit vrai, je vous jure.

Adieu, mon père vient. Parlez-lui promptement.

 

 

Scène VII

 

GÉRON, CLITANDRE

 

CLITANDRE.

J’attends, pour être heureux, votre consentement ;

Cette lettre contient l’agrément de mon père :

Et m’acceptant pour gendre ainsi que je l’espère...

Quoi ! Vous montrez, Monsieur, un visage interdit ?

GÉRON.

Ce n’est rien. Pourrait-on savoir ce qu’il écrit ?

Il lit.

J’approuve votre choix, mon fils, et vous ne sauriez mieux faire que d’épouser la fille de M. Géron. J’y donne les mains avec plaisir, et je suis charmé que votre inclination se trouve conforme à mes desseins. Remerciez tien mon ami de ma part, et témoignez-lui combien je suis sensible à l’honneur qu’il vous fait de vous accepter pour gendre.

Il tourne le feuillet.

Cependant ne précipitez rien. Comme je dois finir incessamment pour avoir moi même l’œil à mon procès, je serai bien aise de me trouver à la noce, et de signer le Contrat.

CLITANDRE.

L’ai-je bien entendu ? Juste Dieu !

GÉRON.

Après tout j’en laisse Géron le maître.

CLITANDRE, à part.

Que je voie,

GÉRON continue.

Et vous ferez ce qu’il jugera à propos.

CLITANDRE.

Je n’avais pas tout lu tantôt plein de ma joie.

GÉRON.

Soyez sage, mon fils, et surtout modéré.

ARGANTE.

Monsieur Argante écrit dans la droite raison,

À part.

Fort bien, je puis remettre.

CLITANDRE, à part.

Ah, le maudit Barbon !

GÉRON.

Il est juste, Monsieur, d’attendre votre père.

CLITANDRE.

Il vous laisse le maître, il n’est pas nécessaire.

Et sans lui vous pouvez...

GÉRON.

Oh ! ce procédé...

CLITANDRE.

Bon !

Vous vous moquez, Monsieur ; mon père est sans façon.

GÉRON.

J’excuse ce transport, la jeunesse est bouillante.

CLITANDRE, à part.

Et par trop de lenteur la vieillerie assommante.

À Géron.

Monsieur.

GÉRON.

Modérez-vous, il doit venir dans peu.

CLITANDRE.

C’est me faire, Monsieur, mourir à petit feu.

Si vous avez dessein de m’accepter pour gendre,

Eh, de grâce ! pourquoi me faire encore attendre ?

Pourquoi ne pas enfin, sans délai ni détour,

Terminer, dès ce soir, plutôt qu’un autre jour ?

GÉRON.

Qu’est-ce donc que ceci ? La chose est singulière ;

Et vous pressez les gens d’une étrange manière.

CLITANDRE.

Mais il défend de vous de conclure aujourd’hui.

Dites un mot, Monsieur.

GÉRON.

Ouais !

CLITANDRE.

Prononcez un oui.

GÉRON, voulant sortir.

Il m’excède, à la fin, par son impatience.

CLITANDRE, l’arrêtant.

Sortit sans s’expliquer ! Que faut-il que je pense ?

GÉRON, en s’en allant.

Oh ! vous en penserez tout ce qu’il vous plaira.

CLITANDRE, à part.

Morbleu ! ce trait me pique.

GÉRON.

Euh ! Qu’ai-je entendu-là ?

Il murmure, je crois.

CLITANDRE, sans voir Géron.

Que le Diable l’emporte.

GÉRON, à part.

Que le Diable m’emporte ! un discours de la sorte

Mérite attention. Ce petit mot d’avis,

Va me déterminer en faveur de Damis.

 

 

Scène VIII

 

CLITANDRE, seul

 

Ah ! Je lis dans son cœur. Pour trahir ma tendresse,

Il temporise exprès, et retarde sans cesse.

Pour me désespérer, Dorine est trop longtemps,

Dorine ne sent pas tout le prix des instants.

Aux obstacles cruels, je fus toujours en bute ;

Et mon Bonheur dépend d’une seule minute !

Je vois tout contre moi, les personnes, le temps,

Et c’est ici surtout le lieu des incidents.

Tout marche à pas tardifs en cette affreuse Ville !

Sans vous qui m’arrêtez, adorable Lucile,

Je fuirais un pays, séjour de la lenteur,

Où le monde respire un air de pesanteur.

Dorine à la maison tarde trop à se rendre.

Sa longueur est étrange, et je suis las d’attendre.

Hom ! l’exécrable porte !

 

 

Scène IX

 

CLITANDRE, LUCILE

 

LUCILE.

Arrêtez, doucement.

CLITANDRE.

Madame, pardonnez à mon empressement.

LUCILE.

Ah ! vous aurez poussé trop vivement mon père ;

Car je l’ai vû sortir enflammé de colère.

CLITANDRE.

N’accusez que lui seul dans cette occasion,

Et louez bien plutôt ma modération.

Le mien l’ayant laissé le maître par sa lettre,

Il ne veut point conclure, et s’obstine à remettre.

J’insiste doucement, croyant qu’il se rendra ;

Mais il entre en courroux, puis il me plante-là.

Vit-on jamais, vit-on vivacité plus grande !

Qui de nous est plus prompt ? hem, je vous le demande ?

Ai-je tort à présent ?

LUCILE.

En pouvez-vous douter ?

Presser à contretemps, n’est-ce pas irriter ?

D’ailleurs, je vous connais ; dans votre promptitude

Vous aurez pu lâcher quelque mot un peu rude.

CLITANDRE.

Moi ! Non. C’est Damis seul qui contre moi l’aigrit,

Et nous sommes perdus si Dorine n’agit.

Je sors pour la chercher, pardon, si je vous quitte.

LUCILE.

De tout ce que je vois j’appréhende la suite.

 

 

Scène X

 

LUCILE, DORINE

 

LUCILE.

C’est toi ? Clitandre sort par un autre côté,

Il te cherche.

DORINE.

Je l’ai tout exprès évité.

J’attends pour lui parler le retour de Lépine.

LUCILE.

Tu ne sais pas encore tous nos malheurs, Dorine,

Et mon père...

DORINE.

Je sais, et je l’ai rencontré :

Son feu se calmera, rien n’est désespéré.

Il faut par conséquent l’éloigner au plus vite ;

J’y travaille, et Lépine est sorti pour cela :

Vous saurez le succès sitôt qu’il reviendra.

LUCILE.

Je rentre. Puisses-tu détourner cet orage !

 

 

Scène XI

 

DORINE, seule

 

Clitandre dans ce jour nous taille de l’ouvrage ;

Poussant trop à la roue, il peut tout renverser,

Et recule la chose en voulant l’avancer.

Je crains la brusque ardeur d’un esprit de la sorte,

Et par un de ses coups, que mon dessein n’avorte.

Lépine cependant s’amuse au cabaret :

Mais je le vois.

 

 

Scène XII

 

LÉPINE, DORINE

 

DORINE.

Tes pas ont-ils eu quelque effet ?

LÉPINE.

J’ai forcé les destins qui nous étaient contraires ;

Morbleu ? c’est en buvant que se sont les affaires.

Trouvant notre Courrier au cabaret voisin...

DORINE.

Eh bien ?

LÉPINE.

J’ai bu d’abord quatre grands coups de vin ;

Puis le vin m’inspirant toute son éloquence,

Je luis dis que je viens pour chose d’importance ;

Que s’il veut à Damis taire la vérité,

L’assurer que Constance est en bonne santé,

Que grâce à l’émétique, aidé de la saignée,

Elle vient d’échapper à la fièvre obstinée,

On va payer sa peine à beaux écus comptants.

DORINE.

Il a des coups d’esprit qui surprennent les gens.

LÉPINE.

Ne pense pas railler ; car sans autre semonce,

Le sensible Courrier me fait cette réponse :

Je suis accommodant, j’aime à faire plaisir ;

Si la somme est honnête peut y consentir :

L’engageant à m’attendre, aussitôt je le quitte,

Et promets qu’il aura son argent au plus vite.

Je viens d’en informer ta maîtresse en entrant,

À Clitandre il nous faut l’apprendre maintenant,

Et toucher au plutôt la somme nécessaire.

Pour faite en sa faveur parler notre émissaire.

Dorine, en ce moment je crains de l’aborder,

Et je te charge, toi, de la lui demander.

DORINE.

Va, je sais avec lui comment il faut s’y prendre :

Retourne au rendez-vous, j’aurai soin de m’y rendre,

D’abord l’argent reçu.

LÉPINE.

C’est lui, j’entends monter,

Il sort.

Et gagne cette porte afin de l’éviter.

DORINE.

Que vois-je ? C’est Lucile ! Elle répand des larmes !

 

 

Scène XIII

 

DORINE, LUCILE

 

DORINE.

Madame, qu’avez-vous ? D’où viennent ces alarmes ?

LUCILE.

Ah ! Donne, je tremble, et crains en ce moment,

De la part de Clitandre un coup d’impatient.

DORINE.

Encore ?

LUCILE.

J’ai voulu lui dire par avance,

L’incident du Courrier et la mort de Constance,

Dont Lépine en passant a su me prévenir :

Mais au seul nom de mort, sans me laisser finir,

Il sort ; et dans l’accès d’une aveugle colère,

Il va trouver Damis, et se faire une affaire.

J’ai fait pour l’arrêter un inutile effort,

Malgré ma résistance, il a pris son effort,

Hélas ! Il se perdra ; la peur glace mon âme.

DORINE.

On aurait peur à moins surtout, je crains, Madame,

Qu’en insultant Damis, il n’aille révéler

Un secret qui le perd, et qu’il falloir celer !

LUCILE.

Ah !

DORINE.

Ce qui rend ma crainte et plus juste et plus grande,

Damis étant instruit qu’un courrier le demande,

Va le faire chercher pour se voir éclairci,

Et savoir le motif qui le conduit ici.

Si malheureusement on déterre notre homme

Avant que par mes mains il reçoive une somme,

Le sot qui parlera sans aucun intérêt,

Avouera franchement l’affaire comme elle est.

LUCILE.

Ah, Ciel !

DORINE.

Une autre chose encore me chagrine ;

S’il s’ennuyait d’attendre, et plantait-là Lépine ;

S’il prévenait Damis.

LUCILE.

Va, cours l’en empêcher.

DORINE.

Je voudrais le pouvoir, votre intérêt m’est cher.

LUCILE.

Tente un dernier effort, je te devrai la vie.

DORINE.

Mes pas seront perdus si ma main n’est garnie ;

C’est l’unique moyen...

LUCILE.

Prends vite ce brillant,

Cours, ma chère Dorine, et trouve de l’argent.

DORINE.

Je suis forte à présent, l’espoir rentre en mon âme :

Dorine va combattre, et triompher, Madame.

LUCILE.

Je m’écarte peut-être, et blesse mon devoir :

Mais on doit excuser l’amour au désespoir.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

CLITANDRE, LUCILE

 

LUCILE.

Qu’avez-vous fait ? Hélas ! Quelle est votre imprudence ?

Dangereuse colère, aveugle impatience,

Dans quels égarements, dans quels tristes excès.

Peuvent en un moment conduire tes accès ?

CLITANDRE.

Pénétré de-douleur et de reconnaissance,

Je rougis à vos pieds de mon extravagance,

Quand d’un esprit trop prompt écoutant la chaleur,

Je cours à mon rival apprendre son bonheur ;

Quand ma fureur détruit l’ouvrage de Lépine,

Quand je travaille enfin moi-même à ma ruine,

Lucile généreuse et tremblante d’effroi,

De ses propres bijoux se dépouille pour moi.

Ah ! c’en est trop ; après ce que je viens de faire,

Oubliez-moi, je suis indigne de vous plaire ;

Accablez-moi du poids de votre inimitié,

Je ne mérite pas de vous faire pitié.

LUCILE.

Non, avec tant d’amour vous n’êtes point coupable.

CLITANDRE.

Je vous perds par ma faute, et suis inexcusable.

LUCILE.

Je vous accuse moins qu’un aveugle penchant.

On n’est pas maître enfin d’un premier mouvement.

CLITANDRE.

Loin de me condamner vous daignez, me défendre ?

LUCILE.

Il n’est rien que n’efface un repentir si tendre.

Mais qui vient d’éclairer votre esprit prévenue.

Comment de votre erreur êtes-vous revenu ?

Et quel est ce brillant qui me frape la vue ?

Auriez-vous rencontré Dorine dans la rue ?

CLITANDRE.

Elle vient, mais trop tard, de me tirer d’erreur ;

Heureux, pourtant heureux, après un tel malheur,

Que Dorine se soit sur mes pas rencontrée,

Qu’elle ait pu ramener ma raison égarée,

Et qu’elle m’ait enfin instruit de ses desseins

Avant que ce bijou passât en d’autres mains !

À vos premiers bienfaits ajoutez une grâce,

Souffrez que je le garde ; agréez qu’il retrace

Partout à mon esprit ce trait de votre amour,

Et qu’il m’en entretienne à chaque heure du jour.

Permettez que ma main en soit toujours ornée,

Et qu’il soit le garant de votre foi donnée.

LUCILE.

Ah ! du peu que j’ai fait c’est trop faire de cas.

Sans l’austère devoir qui retenait mes pas,

M’assurant sur moi seule en ce péril extrême,

Vets le Courrier tantôt j’aurais volé moi-même.

CLITANDRE.

D’un honnête homme en vous je découvre le cœur,

Et toutes les vertus d’un ami plein d’ardeur :

Mais Dorine s’oublie.

LUCILE.

Elle entre, je la vois.

 

 

Scène II

 

CLITANDRE, LUCILE, DORINE

 

LUCILE.

Que nous annonces-tu ?

CLITANDRE.

Dorine, explique-toi,

Prononce mon Arrêt, dépêche, je te prie,

Un mot va me donner le trépas ou la vie.

DORINE.

Courage, relevez votre esprit abattu.

CLITANDRE.

Eh bien ?

DORINE.

J’ai vu, Monsieur, j’ai parlé, j’ai vaincu.

CLITANDRE.

Instruis-nous en deux mots d’un bonheur qui m’enchante ;

Satisfait au plutôt mon âme impatiente.

LUCILE.

Je brûle de savoir...

DORINE.

Quelle vivacité !

Pressée en même temps d’un et d’autre côté ?

CLITANDRE.

Répons donc ?

DORINE.

Pour calmer votre ardeur empressée

Vous saurez qu’en mes mains votre bourse laissée,

A fait parler notre homme au gré de vos souhaits,

Et de votre entreprise assure le succès.

Je fais donc appeler le courrier et Lépine ;

Ce dernier n’attendait...

CLITANDRE.

Point de détail, Dorine.

DORINE.

À peine à ses regards je fais briller l’argent,

Qu’il se lève, m’aborde, et puis s’en saisissant :

Avec toi, Dieu me damne, et cette bourse ronde,

Pour te plaire, dit-il, j’irais au bout du monde.

Viens, faisons déloger Damis sans perdre temps,

Aussi bien je ferai plaisir à ses parents.

Nous allons chez Damis. Dans l’ardeur qui l’emporte :

Eh bien, dit-il, eh bien, Constance est enfin morte.

Le courrier lui répond qu’il est fort mal instruit,

Que Constance est envie, et que c’est un faux bruit,

Moi, je prends la parole, et j’aide au stratagème,

Disant que de ce bruit je suis l’auteur moi-même,

Que j’ai voulu donner l’alarme à son rival ;

Qu’au reste l’émétique avait vaincu le mal,

Et sauvé du tombeau Constance abandonnée.

D’un dehors ingénu la fourbe accompagnée,

A séduit à tel point le crédule Damis,

Qu’il reprend aujourd’hui le chemin de Paris.

CLITANDRE.

Mon bonheur est si grand que j’ai peine à le croire !

LUCILE.

Mon cœur de ce bienfait gardera la mémoire.

CLITANDRE.

Pourrai-je m’acquitter quand je tiens tout de toi ?

DORINE.

Vous devez à Lépine encore plus qu’à moi.

Pardonnez-lui, Monsieur.

LUCILE.

C’est moi qui vous en prie,

Oubliez le passé.

CLITANDRE.

Madame, je l’oublie,

Et cours trouver Géron.

DORINE.

Monsieur, arrêtez-vous :

Attendez que son père ait calmé son courroux.

D’ailleurs, sur ce sujet Damis lui doit écrite,

Sa lettre fera plus que ce qu’on pourrait dire ;

Nous agirons ensuite.

CLITANDRE.

Eh bien, soit, j’obéis.

Mais on tarde à venir de la partie Damis.

DORINE.

Votre esprit veut trop tôt, Monsieur, ce qu’il désire

À Lucile.

Madame, cependant j’aurais dû vous instruire.

Que votre père attend, et qu’il veut vous parler :

Partez donc, tous allez me faire quereller.

CLITANDRE, à Lucile.

Pressez par vos discours un hymen qu’il diffère.

LUCILE.

Heureuse si je puis apaiser sa colère !

 

 

Scène III

 

CLITANDRE, DORINE

 

DORINE.

De tout ceci, Monsieur, faites votre profit.

Aux plus honnêtes gens l’impatience nuit.

Vous n’en sauriez douter, perdant, sans moi, Lucile.

CLITANDRE.

Le courroux de Géron a lieu de m’alarmer ;

Si mon père arrivait, il pourrait le calmer.

DORINE.

Quoi ! de la même ardeur être toujours la proie ?

Je ferai votre paix, livrez-vous à la joie.

Dès demain...

CLITANDRE.

Dès demain ! Ah ! tu me fais trembler ;

Songes-tu bien qu’un jour est long à s’écouler ?

 

 

Scène IV

 

CLITANDRE, LÉPINE, DORINE

 

LÉPINE.

Grâce, grâce, Monsieur, j’ai couru comme quatre.

CLITANDRE.

Va, coquin, je n’ai pas le loisir de te battre.

LÉPINE.

Votre père, Monsieur, arrive en ce moment ;

Je viens de le conduire en votre appartement.

CLITANDRE.

Je te pardonne.

À Lépine.

Cours, fais venir le Notaire.

À Dorine.

Toi, tandis que je sors pour embrasser mon père,

Profite de ce temps pour apaiser Géron,

Et fais si bien enfin qu’il entende raison.

DORINE.

Allons... mais quelqu’un vient. C’est Lucile et son père.

 

 

Scène V

 

GÉRON, LUCILE, DORINE

 

GÉRON, à Lucile.

Il m’a parlé lui-même, et je sais le contraire ;

Il sera votre époux.

DORINE.

Et moi, je dis que non.

GÉRON.

Comment ! Tu me parlais tantôt d’un autre ton ?

DORINE.

N’en soyez point surpris, car la mort de Constance

N’est qu’un faux bruit, Monsieur, et c’est moi...

GÉRON.

L’apparence ?

DORINE.

Damis doit vous écrire, il vous en convaincra :

Comme j’ai devers moi cette assurance-là.

Je parle pour Clitandre.

GÉRON.

Il n’aura point ma fille,

J’aimerais autant mettre un Diable en ma famille.

LUCILE.

Mon père...

GÉRON.

Taisez-vous, et songés aujourd’hui,

À vaincre tout l’amour que vous avez pour lui.

Une juste raison contre lui m’indispose ;

Son affaire est perdue, et lui-même en est cause.

DORINE.

Qui vous l’a dit ?

GÉRON.

Son Clerc.

DORINE.

Quinze ou vingt mille franc,

Sont un petit objet.

GÉRON.

C’est beaucoup pour le temps,

Et je crains les effets d’une humeur si bouillante :

La Scène de tantôt m’est encore présente.

DORINE.

Je voudrais à vingt ans vous avoir vu, Monsieur.

GÉRON.

Il est vrai que j’étais un démon. Sur le cœur,

J’ai certain mot pourtant.

DORINE.

C’est une bagatelle ;

Il plaît à votre fille, il n’est épris que d’elle ;

Point d’autre paillon ; il n’aime point le jeu ;

Et quoiqu’il soit Breton, Monsieur, il boit fort peu.

Tout vous invite à faire une telle alliance.

Clitandre a de l’esprit, du bien, de la naissance ;

Il possède en un mot cent bonnes qualités,

Et n’a d’autres défauts que ses vivacités :

Il est logé chez vous, il a votre promesse,

Son père est votre ami...

GÉRON, à part.

Certain remords me presse.

DORINE.

Et lui-même, Monsieur, en ces mêmes instants

Pour cet hymen arrive.

GÉRON.

Ah ! qu’est ce que j’entends ?

DORINE.

Et pour convaincre enfin votre esprit incrédule,

Le Laquais de Damis vient lever tout scrupule.

 

 

Scène VI

 

GÉRON, LUCILE, DORINE, LA FLEUR

 

LA FLEUR.

C’est Damis qui m’envoie, et je viens de sa part.

Vous rendre cette lettre ; il est sur son départ.

Monsieur, pardon, je dois le rejoindre au plus vite.

Il sort.

 

 

Scène VII

 

GÉRON, LUCILE, DORINE

 

GÉRON lit la lettre de Damis.

Je vous écris, Monsieur, les larmes aux yeux. Ma femme prétendue n’est pas morte ; et qui pis est, elle se porte tien. Je nous avais tantôt assuré le contraire, mais je ne vous ai trompé que parce que j’étais abusé moi-même par Clitandre à qui Dorine avait fait accroire la même chose pour rire à ses dépens. On vient de me tirer d’une erreur si charmante. Adieu, Monsieur, je pars confus et mortifié de n’avoir pas l’honneur de me voir votre gendre.

DAMIS.

LUCILE.

En termes fort touchants cette lettre est écrite.

DORINE.

Vous le voyez, Monsieur, vous avais-je menti ?

GÉRON.

Pour le coup je me rends et suis tout ébahi !

DORINE.

Concluons au plutôt. Voici Monsieur Argante.

 

 

Scène VIII

 

GÉRON, ARGANTE, CLITANDRE, LUCILE, DORINE, UN NOTAIRE

 

ARGANTE, à Géron.

Je vous embrasse enfin, que m’on âme est contente !

GÉRON.

Ah ! vous me surprenez bien agréablement.

CLITANDRE.

Me refuserez-vous encore votre agrément ?

GÉRON.

J’attendais votre père, et veux ce qu’il souhaite.

CLITANDRE.

Tous mes vœux sont remplis et ma joie est parfaite,

Monsieur...

GÉRON.

Remerciez votre père aujourd’hui,

Car vous aviez besoin, Monsieur, d’un tel appui.

Croyez-moi, modérés vos fougues ordinaires

Où vous risquez souvent de gâter vos affaires.

ARGANTE.

Profitez de l’avis, mon fils, corrigez-vous.

CLITANDRE, à Géron.

Daignés vite, Monsieur, former des nœuds si doux !

À Argante.

Mon père, à mon bonheur, hâtez-vous de souscrire.

ARGANTE.

Je viens pour accomplir ce que ton cœur désire.

Ma foi, je cours encore la poste galamment.

GÉRON.

Oh ! vous fûtes toujours d’un bon tempérament.

ARGANTE.

Votre complexion ne doit rien à la nôtre.

CLITANDRE.

Eh ! mon père.

GÉRON.

Il est vrai que j’en vaux bien un autre.

CLITANDRE.

Eh ! Monsieur.

GÉRON.

J’ai l’œil vif et le teint assez frais.

ARGANTE.

Je vous trouve de même à quelques rides près

Et quelques cheveux blancs ; c’est une minutie.

CLITANDRE.

Le Contrat est dressé ; signés donc, je vous prie.

ARGANTE.

Tout à l’heure. Depuis l’an mille sept cens six ;

(C’était à mon dernier voyage de Paris.)

Nous ne nous sommes vus ni l’un ni l’autre, je pense.

GÉRON.

Quel plaisir !

ARGANTE.

Quelle joie !

CLITANDRE.

Ah ! je perds patience.

ARGANTE et GÉRON, s’embrassant de nouveau.

De nous revoir tous deux.

CLITANDRE.

Eh ! daignés donc finir ;

Vous aurez tout le temps de vous entretenir.

ARGANTE.

Je reconnais mon fils à cette impatience.

DORINE.

Vous laissez trop aussi son amour en souffrance.

ARGANTE, à Géron.

Vous souvient-il du jour que nous vîmes Saint Cloud ?

Les Cascades jouaient ; je les aime surtout.

GÉRON.

J’eus beaucoup de plaisir, et je me le rappelle.

CLITANDRE.

Je suis perdu ! Tous deux commencent de plus belle.

GÉRON.

Et ce soir... là...

ARGANTE.

Ce soir que nous fûmes au Cours ?

GÉRON.

Oui.

CLITANDRE, à Dorine.

Prends pitié de moi, j’implore ton secours.

DORINE, se mettant entre les deux Vieillards.

Ah ! que les vieilles gens ont de peine à se taire.

ARGANTE.

Et mon Procès ?

GÉRON.

Il est...

DORINE.

Ne parlons point d’affaire.

Signez. 

Argante et Géron signent.

LÉPINE.

J’ai mis, Messieurs, à profit les instants,

Et vais vous régaler d’un concert agréable.

CLITANDRE.

Ce sera pour demain.

GÉRON.

Allons-nous mettre à table.

LÉPINE, à Dorine.

Je m’en vais, si tu veux t’épouser tout-à-fait ;

Car l’exemple du Maître est suivi du Valet,

Surtout quand il s’agit de faire une sottise.

DORINE.

Soit, au plutôt, de peur que je ne me ravise.

LÉPINE.

Toi fille de Paris, et moi Valet Manceau,

Morbleu ! Vit-on jamais assortiment plus beau !

Il va naître de nous, Madame de Lépine,

Une Postérité diablement libertine.

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