Le Comte de Neuilly (Louis DE BOISSY)

Comédie héroïque en cinq actes et en vers.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l’Hôtel de Bourgogne, le 18 janvier 1736.

 

Personnages

 

LE COMTE DE NEUILLY

LA MARQUISE.

LE MARQUISE, fils de la Marquise

LÉONORE, crue fille de la Marquise

LUCIE

NELTON, confident du Comte de Neuilly

 

La scène est à Paris, dans l’Hôtel de la Marquise.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

NELTON, LUCIE

 

LUCIE.

Peut-on savoir ici quel sujet vous attire ?

NELTON.

Faites-moi, s’il vous plaît, la grâce de me dire

Si Madame bientôt reviendra de la cour.

LUCIE.

Monsieur, ce matin même on attend son retour.

NELTON.

Milord Neuilly, pour elle, est pénétré d’estime,

Du Comte de Suffex, ce Seigneur fut l’intime ;

Il sait qu’à la famille elle a servi d’appui ;

Il est impatient de la voir aujourd’hui :

Brûlant de l’assurer de sa reconnaissance,

Il est déjà venu deux fois dans son absence.

LUCIE.

Vous venez de la part du Comte de Neuilly,

Et vous appartenez à cet homme accompli ?

NELTON.

J’ai ce bonheur, Madame.

LUCIE.

Ah ! Pour vous quelle gloire

La renommée ici nous a fait son histoire ;

Et, dans tous ses récits, nous l’a peint si parfait,

Que je m’estime heureuse, avec juste sujet,

D’avoir, recule jour aux lieux qui l’ont vu naître.

NELTON.

La renommée est juste à l’égard de mon maître,

Elle ne peut jamais trop vanter ses vertus ;

Et, quoi qu’elle en publie, elles sont au-dessus.

Paris, des Étrangers fut de tout temps l’asile ;

Milord, pour les aider, a choisi cette ville.

Sa patrie est partout où son cœur généreux

Peut verser, en secret, les dons aux malheureux :

Sa vie est un tissu d’actions héroïques ;

Père de ses vassaux et de ses domestiques,

Il soulage leur peine, il prévient leurs besoins,

Et le plus misérable obtient ses premiers soins.

LUCIE.

Quels traits ?

NELTON.

Des gens de biens, c’est le parfait modèle,

Il est maître aussi bon qu’il est ami fidèle.

LUCIE.

C’est tout dire en un mot. On nous a raconté

Que polir Milord Suffex il avait tout quitté. 

NELTON.

Pour suivre cet ami qu’avait proscrit l’envie,

Il a plus fait encore, il a risqué sa vie ;

Et, par un rare exemple, il a sacrifié

Repos, grandeurs, fortune, aux droits de l’amitié.

D’autres, par plus d’exploits, ont brillé dans la guerre :

Mais souvent ces guerriers, qui, ravageant la terre,

Ne se font admirer que par des traits sanglants,

Doivent toute leur gloire à des vices brillants.

Quoiqu’elle ait mains d’éclat, la sienne est plus solide :

Et, si la probité, si la vertu rigide,

Font seules le grand homme aux yeux de la raison,

Personne, plus que lui, n’est digne de ce nom.

LUCIE.

Il est beau d’obtenir un éloge semblable ;

Et voilà le portrait du héros véritable.

Mais la jeune Marquise a mal passé la nuit ;

Près d’elle, en ce moment, l’amitié me conduit,

D’un devoir si pressant il faut que je m’acquitte ;

Et vous m’excuserez, Monsieur, si je vous quitte.

Lucie rentre.

 

 

Scène II

 

NELTON, seul

 

Dans ce jour, malgré moi, je forme sur Milord

Un soupçon que j’étouffe et qui renaît plus fort.

De son âme, avec soin, il me cache le trouble ;

Sa tristesse est plus grande, et son ennui redouble ;

Mais tous deux ont changé de forme dans ces lieux ;

Et depuis quatre jours que j’observe ses yeux,

Je les trouve chargés d’une langueur secrète,

Qui semble de son cœur annoncer la défaite.

Il exhale souvent des soupirs à demi,

Non tels qu’il les poussait pour la mort d’un ami.

Il gémit à présent, mais c’est d’un ton plus tendre,

Et sa plainte tout haut n’ose se faire entendre.

La différence frape à travers tout détour,

Et l’amitié soupire autrement que l’amour.

Ce dernier a vaincu là longue résistance ;

Et, pour mieux le soumettre, il l’attendait en France ; 

Mais je le vois paraître, et je l’entends gémir ;

Mon doute, à son aspect, ne fait que s’affermir.

 

 

Scène III

 

LE COMTE, NELTON, se tenant éloigné

 

LE COMTE, sans voir Nelton.

Quels transports inconnus ! Et quel combat terrible !

À l’amour, jusqu’ici, mon cœur inaccessible,

Avait senti les traits de la seule amitié.

Par quel charme fatal s’est-il donc oublié ?

Quand je fuis un pays funeste à l’innocence ;

Indigné contre lui, quand je n’aborde en France

Que pour y regretter, par un deuil éternel,

Un ami condamné sans être criminel :

Que je viens consacrer mes douleurs les plus fortes

Dans des lieux où sa femme et sa fille sont mortes ;

Aux soins que je leur dois mettant le dernier sceau,

Quand je viens de mes pleurs arroser leur tombeau :

Que la vertu paisible est mon seul exercice,

Et que j’arrive ici pour voir leur protectrice.

Dans ce même salon un objet enchanteur

Paraît, lance un regard, et subjugue mon cœur.

Des écueils de l’amour j’ai sauve ma jeunesse ;

J’attends, pour m’y briser, l’âge de la sagesse,

Et d’une folle ardeur je me vois assailli !

Ô Ciel ! Est-il possible ? Et suis-je bien Neuilly ?

Je combats vainement, ma raison est vaincue ;

L’amour règne en tyran dans mon âme éperdue ;

Il y verse l’oubli des devoirs les plus forts,

Et jusqu’à l’amitié, tout cède à ses transports,

Je perds depuis trois jours, tout le soin de ma gloire,

Et les noms les plus chers sortent de ma mémoire.

NELTON, à part.

Mon soupçon était juste, et le Comte a parlé.

Le secret de ses feux m’est enfin dévoilé.

LE COMTE.

Ô, Comte de Suffex ! Ô, cendre révérée !

Tu gémis de l’ivresse où mon âme est livrée !

Du tort qu’elle te fait ne fois pas offensé ;

En dépit de moi-même, hélas ! j’y suis forcé.

Si mes feux dans mon cœur ont sur toi l’avantage,

La raison venge bien cet injuste partage.

Ah ! Qu’il eût mieux valu terminer mon destin,

Noblement avec toi les armes à la main ;

Et, couronnant par-là notre tendresse illustre,

Emporter chez les morts ma gloire en tout son lustre,

Que d’aller te survivre, et conserver le jour,

Pour fléchir aujourd’hui sous le joug de l’amour,

Et perdre, par l’affront d’un instant de faiblesse,

L’honneur que m’avoient rait quarante ans de sagesse !

NELTON.

Il aigrit sa douleur en voulant la cacher.

Partons... Mais le respect m’empêche d’approcher.

LE COMTE.

Puisque je ne puis vaincre une ardeur qui m’entraîne,

Ma raison sur mes sens se rendant souveraine,

Lui fera du devoir subir la juste loi,

Et la saura du moins rendre digne de moi.

Mais doit-elle éclater ? Ou doit-elle se taire ?

Apercevant Nelton.

Le conseil d’un ami me serait nécessaire.

Nelton s’offre à ma vue ; incertain dans mes vœux

Je n’ose, et je voudrais lui confier mes feux.

NELTON.

Si je romps le silence, excusés mon audace ;

À mon attachement vous devez faire grâce.

Depuis votre arrivée en ce lieu désiré,

À de nouveaux chagrins vous paraissez livré :

Je vois, à tout moment, que votre main me cache

Des pleurs que, malgré vous, la douleur vous arrache

De vos tourments secrets je me sens déchirer !

LE COMTE.

Hélas !

NELTON.

Je vous entends encore soupirer !

Osez-vous confier à mon zèle sincère ;

Vos peines...

LE COMTE.

Je n’ai pas de confidence à faire.

NELTON.

Cette faveur, sans doute, est trop grande pour nous ;

Et le sort m’a placé trop au-dessous de vous,

Pour mériter l’honneur de votre confidence.

LE COMTE.

Vous faites éclater un soupçon qui m’offense,

Nelton, vous le devez bannir de votre esprit ;

La vertu, sur le mien, a seule du crédit.

NELTON.

Ah ! S’il est vrai, Monsieur, cessés de vous défendre ;

Daignés jusques à moi, daignés enfin descendre,

Et songés que Nelton, dans l’honneur affermi,

Est votre serviteur, et, de plus, votre ami.

Oui, votre ami, Moniteur j pardonnes- moi ce terme

J’en sens toute la force, et sais ce qu’il renferme ;

Tout aussi bien qu’aux grands, il convient aux petits

La noblesse du cœur en fait seule le prix ;

Celle du rang, sans l’autre, est peu recommandable :

On doit moins honorer de ce nom respectable,

Un noble vicieux qui pense bassement,

Qu’un serviteur fidèle et plein de sentiment.

À le prendre avec vous, c’est ce qui m’encourage ;

Mon cœur, dont je suis sûr, m’enhardit davantage :

Nul, par son zèle ardent, son respect et sa foi,

De le porter, Monsieur, n’est plus digne que moi ;

Vous l’avez illustré beaucoup plus que personne.

Par ce titre si beau que mon ardeur me donne,

Et qui peut tout sur vous, dires-moi vos secrets ;

Vos douleurs en seront bien moins vives après :

Voue intérêt lui seul me porte...

LE COMTE.

Tu me charmes !

Je ne balance plus, et je te rends les armes ;

Mon estime t’est due ; et tu pentes si bien,

Qu’à tes yeux désormais je ne dois cacher rien :

À ta fidélité je dois ma confidence ;

Et, puisqu’elle m’oblige à rompre le silence,

Contre un attrait vainqueur en vain j’ai résisté,

Depuis trois jours, ici, l’amour m’a surmonté.

NELTON.

La beauté qui vous plaît, peut-elle être connue ?

Et ces lieux...

LE COMTE.

La Marquise est elle revenue ?

NELTON.

Monsieur, elle n’est pas encore de retour.

LE COMTE.

Et sa fille, Nelton ?

NELTON.

Chez elle il n’est pas jour,

LE COMTE.

Léonore ! Vers vous un doux penchant m’appelle !

NELTON.

Vous l’aimez ?

LE COMTE.

Je l’adore.

NELTON.

Hé, Monsieur, le sait-elle ?

LE COMTE.

Non. Ton maître novice à pousser des soupirs,

Ignore l’art flatteur d’exprimer ses désirs ;

Et, d’un Amant soumis, je rougis à mon âge

De venir faire ici le triste apprentissage.

Je vais du ridicule affronter le danger,

Surtout dans un pays où je fuis étranger,

Le centre des bons airs, où l’agréaient préside,

Où la mode gouverne et le dehors décide.

Un rien choque, à Paris, l’œil d’un sexe charmant,

Qui se rend à la grâce et non au sentiment :

Il faut être enjoué, pour lui paraître aimable,

Et, si l’on ne badine, on n’est pas agréable.

Vieilli dans la douleur, puis-je plaire à présent ?

Je sais être fidèle et non pas amusant :

Des Français séducteurs je n’ai pas le mérite ;

Mais, quand j’en aurais l’art, j’en fuirais la conduite :

Je serais, à ce prix, honteux d’avoir vaincu ;

Et l’amour est un monstre où manque la vertu.

NELTON.

Chassés de votre cœur la crainte qui l’agite :

Rien ne saurait ternir l’éclat du vrai mérite ;

On le respecte à Londres, on l’admire à Paris,

Et, plus fort que la mode, il brille en tout pays.

LE COMTE.

Il faut d’autres attraits pour vaincre une Maîtresse ;

Un triomphe si doux n’est dû qu’à la jeunesse.

NELTON.

Léonore, Monsieur, pente trop sagement

Pour croire que son cœur préféré aveuglément

Un brillant passager au mérite solide.

On dit qu’en tous ses pas la sagesse la guide ;

Faites parler les feux dont vous êtes épris,

Pour être rebutés, ils sont d’un trop grand prix.

LE COMTE.

Tes discours séduisants ont beau flatter mon âme,

Je ne puis me résoudre à déclarer ma flamme,

Et mon cœur malheureux est contraint de nourrir

Un feu qu’il ne peut vaincre Se n’ose découvrir.

NELTON.

Ah ! Je tremble pour vous de cette violence.

Voulez-vous donc mourir d’un si cruel silence,

Quand, par un mot, Monsieur, vous pouvez être heureux ?

LE COMTE.

Non je ne ferai point cet aveu dangereux ;

Ma gloire m’est trop chère, et c’est la compromettre.

NELTON.

Dans cette extrémité, daignez donc me permettre

D’employer tous mes soins, et de parler pour vous.

Je fais, de votre bien, mon bonheur le plus doux ;

Et Nelton vous répond si vous voulez l’en croire,

De servir votre amour, sans risquer votre gloire ;

Elle m’est précieuse autant qu’à vous.

LE COMTE.

Je crains...

NELTON.

C’est à tort. Rassurez vos esprits incertains.

LE COMTE.

Ton zèle est si pressant, qu’il faut que je lui cède :

Je sens que mon ardeur a besoin de ton aide.

Va, puisque tu le veux, tu peux agir pour moi

Je connais ta sagesse, et je me livre à toi...

Il sort.

 

 

Scène IV

 

NELTON, seul

 

Pour un Maître si grand mon âme s’intéresse,

Et je veux, dans ce jour couronner sa tendresse.

Recourons à Lucie, employons son appui ;

Elle estime le Comte, et fera tout pour lui :

Elle a de la naissance, elle est rage et discrète ;

Léonore a pour elle une amitié parfaite.

Je ne puis mieux choisir. Je vais... Mais la voici.

 

 

Scène V

 

NELTON, LUCIE

 

LUCIE.

Pour saluer Milord, je reparais ici ;

Mais je ne le vois pas.

NELTON.

Il sort dans l’instant même.

LUCIE.

Je n’ai que ce jour seul. Mon regret est extrême.

NELTON.

Comment ?

LUCIE.

Je pars demain pour entrer au Couvent,

Et je voulais, Monsieur, le voir auparavant ;

J’y dois suivre les pas de la jeune Marquise,

Elle y va pour toujours.

NELTON.

Ciel ! Quelle est ma surprise !

Ce revers pour Milord doit me faire trembler.

LUCIE.

Dites ; pourquoi ?

NELTON.

Je crains... Mais non, je dois parler :

Son intérêt pressant veut qu’à votre prudence

Je découvre, Madame, un secret d’importance,

Qui doit être, aux regards, voilé soigneusement,

Et qui va vous remplir d’un juste étonnement.

Sachez que ce Héros, dont l’âme sans faiblesse

Avait jusqu’à ce jour méconnu la tendresse,

Et que l’amitié seule avait fait soupirer ;

Sachez, d’un feu brûlant, qu’il se sent dévorer,

Et que, pour son malheur, l’aimable Léonore

Votre jeune Marquise est l’objet qu’il adore.

LUCIE.

Veillai-je en ce moment ? Et l’ai-je bien oui ?

Le Comte, dites-vous, aime Léonore ?

NELTON.

Oui.

Un instant a fait naître une flamme si vive ;

Mais j pour la déclarer, sa bouche est trop craintive ;

Et je croyais, par vous, pouvoir le rendre heureux.

Jugés de ma douleur dans ce revers affreux ;

Jugés, en même-temps, quelle atteinte mortelle ;

Va porter à son cœur cette triste nouvelle !

LUCIE.

Quelle fatalité ! Je le plains aujourd’hui ;

Ses grandes qualités m’intéressent pour lui

Je voudrais que l’Hymen pût l’unir avec elle,

Tous deux y trouveraient leur gloire mutuelle :

Je souhaite ce nœud pour leur commun bonheur,

Et, d’y contribuer, je me ferais honneur :

Leur vertu forme entre eux une chaîne secrète,

Et, s’il est accompli, Léonore est parfaite.

NELTON.

Ah ! Puisqu’il est ainsi, parlez en sa faveur ;

Mais ménagés sa gloire en servant son ardeur :

S’il ne peut être heureux, qu’à jamais on ignore

L’ardente passion qu’il sent pour Léonore.

LUCIE.

Sans l’exposer en rien, mes soins sauront agir,

Et son front, d’un refus, n’aura point à rougir :

À couronner ses vœux, plus d’un motif me porte.

NELTON.

Et quelle autre raison ?

LUCIE.

Une raison très forte :

Le repos du Marquis, et le soin de ses jours.

NELTON.

De son frère ? Daignez m’expliquer ce discours.

LUCIE.

Puisqu’il faut, à mon tour, que je vous le révèle

Le Marquis ne respire et ne vit que par elle ;

Il ne peut un moment s’éloigner de sa sœur,

S’il savait son dessein, il mourrait de douleur ;

Et je dois l’empêcher pour lui sauver la vie ;

Je cours y travailler.

NELTON.

Hâtez-vous, je vous prie.

LUCIE.

Allez, et du succès reposez-vous sur moi ;

Il va suivre bientôt l’espoir que j’en conçois.

Léonore du Comte a reçu la visite,

Son esprit est déjà frappé de son mérite ;

Avec beaucoup d’éloge elle m’en a parlé.

Par l’estime, aisément, un cœur est ébranlé :

Et je croirai servir la France et l’Angleterre,

Si je puis, par mes soins, faire voir à la Terre,

Uni d’un même sort, ce que toutes les deux

Ont produit de plus rare et de plus vertueux.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

LA MARQUISE

 

Léonore choisit l’état de la retraite ;

Sa beauté, sa douceur, font que je la regrette :

De ma Fille elle occupe et mérite le rang,

Mais elle ne l’est pais, et sort d’un autre sang.

Quoique dans ma maison elle soit étrangère,

Presqu’autant que mon Fils, je sens qu’elle m’est chère ;

Son sort est un secret ignoré dans ces lieux.

Lucie entre, je dois le cacher à ses yeux.

 

 

Scène II

 

LA MARQUISE, LUCIE

 

LA MARQUISE.

De voir Milord Neuilly je suis impatiente ;

Mais des pas que j’ai faits j’ai lieu d’être contente. 

Je dois encore agir pour hâter le succès

D’un projet important où tendent mes souhaits.

LUCIE.

Quel est donc ce projet ?

LA MARQUISE.

Un très grand mariage.

C’est en secret pour lui que j’ai fait mon voyage ;

Son secours peut lui seul empêcher de tomber

Ma maison affaiblie et prête à succomber

Sous le poids des emprunts et des dettes immenses,

Où, du rang que je tiens, me forcent les dépenses.

Pour briller au dehors, on épuise ses biens,

Et les malheurs d’autrui m’éclairent sur les miens.

Je vois avec effroi tant de nobles célèbres,

Qui, de l’éclat du jour, passent dans les ténèbres,

Et, disparus soudain, ne laissent après eux

Que le bruit de leur chute et des débris honteux.

Pour fuir un tel revers, mes soins et ma prudence

D’une riche héritière ont brigué l’alliance ;

Pour l’unir et mon fils, tout est presque arrêté.

LUCIE.

Madame, sur ce nœud l’avez-vous consulté ?

LA MARQUISE.

Je n’ai pas eu le temps ; mais mon fils est trop sage

Pour ne pas consentir à son propre avantage :

Je dois, à ce sujet, ce loir l’entretenir ;

Gardez-vous de rien dire et de le prévenir.

Elle sort.

 

 

Scène III

 

LUCIE, seule

 

Sa noble ambition est digne, de louange ;

Cependant Léonore et sa langueur étrange

Ne cessent un moment d’agiter mon esprit ;

Je mets tout en usage, et rien ne l’en guérir.

 

 

Scène IV

 

LUCIE, NELTON

 

NELTON.

Madame, pardonnez au zèle qui m’entraîne,

L’intérêt de mon Maître en ce lieu me ramène :

Sur le sort de sa flamme, inquiet et troublé,

Je reviens pour savoir si vous avez parlé.

Une si belle ardeur sera-t-elle écoutée ?

LUCIE.

Tantôt d’un faux espoir mon âme s’est flattée ;

Et le destin du Comte est des plus malheureux,

Le cœur de Léonore est contraire à ses feux.

NELTON.

Qu’entends-je ?

LUCIE.

Elle a pour lui la plus parfaite estime,

Et sent tout le respect que son mérite imprime ;

Mais l’hymen est pour elle un lien odieux,

Et la retraite seule est aimable à ses yeux.

NELTON.

Je gémis de ce coup, il accable mon âme !

Je comptais l’informer du succès de sa flamme ;

Je suis bien éloigné de ce flatteur espoir,

Je n’ai que des malheurs à lui faire savoir !

Il a reçu des Cieux l’âme la plus sensible ;

Quelle épreuve pour elle ! Et quel supplice horrible !

Le sort de ce grand homme est digne de pitié ;

L’amour ne lui prépare, ainsi que l’amitié,

Pour prix de ses vertus, que des peines cruelles :

Il est toujours en bute à des rigueurs nouvelles,

Vieilli par la fatigue, usé parla douleur,

Il ne survivra pas à ce dernier malheur.

À le suivre, s’il meurt, mon âme sera prompte ;

Je ne puis être heureux que du bonheur du Comte.

Mais Léonore est-elle inflexible à tel point

Qu’on ne puisse espérer ?...

LUCIE.

Ne vous en flattez point,

Elle a pris pour le monde une haine mortelle,

Et l’air qu’elle y respire est un poison pour elle ;

Il porte, chaque jour, atteinte à sa santé :

Sa retraite devient une nécessité.

NELTON.

Qui peut causer en elle un dégoût si terrible ?

LUCIE.

Je ne sais ; mais il faut qu’il soit bien invincible,

Puisque son Frère même, et leur tendre union,

Sont moins forts dans son cœur que cette aversion.

Mais on vient. C’est lui-même.

NELTON.

Adieu. Je me retire,

Et vais joindre Milord que je frémis d’instruire.

Il sort.

 

 

Scène V

 

LE MARQUIS, LUCIE

 

LE MARQUIS.

Ah ! De grâce, Lucie, éclaircissez mon cœur ;

Depuis hier au loir je n’ai pu voir ma Sœur :

Que fait-elle ? Parlez.

LUCIE.

Mais sa tristesse augmente ;

Et je trouve aujourd’hui sa santé languissante.

LE MARQUIS.

Qu’entends-je ! Ce discours m’alarme vivement.

Pourquoi n’est-elle pas dans son appartement ?

LUCIE.

Pour vaincre son ennui, sans doute elle est sortie.

LE MARQUIS.

Je crains les noirs effets, de sa mélancolie.

LUCIE.

Son mal ne sera rien, ranimez votre espoir.

LE MARQUIS.

Pour m’en bien assurer, je brûle de la voir.

Depuis sept ou huit jours je la trouve changée, 

Et dans la rêverie elle est toujours plongée :

Mais elle est votre amie, et vous ouvre son cœur.

Quelle peine l’occupe et cause sa langueur ?

Vous savez à son sort combien je m’intéresse,

Et que ses moindres maux alarment ma tendresse :

Ne me cachez donc plus ce qui peut l’affliger,

Je ne veux le savoir que pour le partager.

LUCIE.

Sans aucun fondement vous avez cette idée.

Si de quelque chagrin elle était obsédée,

Son cœur, de vous l’apprendre ; eût-il pu s’empêcher ?

LE MARQUIS.

Il en est qu’à soi-même on voudrait se cacher.

LUCIE.

Un souci passager peut troubler son visage ;

Les plus beaux jours, Monsieur, ne sont pas sans nuage.

LE MARQUIS.

Je ne reconnais pas ma Sœur à ce portrait,

La raison la conduit dans tout ce qu’elle fait.

Mais je suis trop longtemps privé de sa présence ;

Être une heure loin d’elle, est une longue absence !

Les moments où je suis éloigné de ses pas,

Sont des instants perdus où mon cœur ne vit pas ;

Et je vole...

LUCIE.

Elle vient, et je vous laisse ensemble.

LE MARQUIS.

Sa tristesse m’alarme, et près d’elle je tremble.

Lucie sort.

 

 

Scène VI

 

LE MARQUIS, LÉONORE, plongée dans la rêverie

 

LÉONORE, se trouvant vis-à-vis le Marquis.

Ah ! Mon Frère, c’est vous !

LE MARQUIS.

Qu’avez-vous donc, ma Sœur ?

D’où naît sur votre front cette sombre pâleur ?

LÉONORE.

Mon Frère, ce n’est rien.

LE MARQUIS.

Vous avez beau le taire,

L’état où je vous vois m’assure le contraire.

Qu’est ce qui vous afflige ? Eh, quoi ! ma Sœur, eh quoi !

Votre âme, dans ce jour, a des secrets pour moi ?

D’un pareil procédé que faut-il que je pense ?

LÉONORE.

Dissiper vos frayeurs.

LE MARQUIS.

Rompez donc ce silence ;

Ne désespérez pas un Frère malheureux.

Au nom de l’amitié qui nous unit tous deux,

Dévoilez-moi votre âme, et calmez mes alarmes.

Vous poussez des soupirs, et vous versez des larmes,

Léonore !

LÉONORE.

Fuyons.

LE MARQUIS.

Je ne vous quitte pas...

Que vous ne m’appreniez...

LÉONORE.

N’arrêtez point mes pas :

Laissez- moi ; je ne puis ni ne dois vous instruire.

Tâchez de m’oublier ; ce mot doit vous suffire.

LE MARQUIS.

Quel discours surprenant ! Ma Sœur, expliquer-vous.

LÉONORE.

Je crains de vous porter de trop sensibles coups.

Adieu. Je dois vous fuir par pitié pour vous-même.

LE MARQUIS.

Non, ma Sœur parlera s’il est vrai qu’elle m’ai me :

Son silence est, pour moi, plus affreux que la mort.

LÉONORE.

Où me réduisez-vous ?

LE MARQUIS.

J’exige cet effort ;

LÉONORE.

Puisque vous me forcez, mon Frère, à vous le dire,

Du monde, pour jamais, demain je me retire.

LE MARQUIS.

Qu’entends-je ! À ce dessein, qui vous porte aujourd’hui ?

LÉONORE.

C’est le dégoût mortel que j’ai conçu pour lui :

Chaque pas que j’y, rais, me montre un précipice :

Chaque instant que j’y passe, ajoute à mon supplice :

Votre Sœur plus longtemps ne peut y respirer ;

Et mon unique peine, est de me séparer

D’une Mère que j’aime, et d’un Frère si tendre.

Je voulais, de ces lieux, partir sans vous l’apprendre. 

D’un adieu si cruel qui déchire mon cœur,

Je voulais à tous deux épargner la douleur ;

Je sentais le danger d’une telle entrevue,

Et, pour la détourner, j’évitais votre vue.

Je vous ai rencontré, je n’ai pu résister ;

Et même, en ces instants, je me sens arrêter

Par un charme puissant qui près de vous me lie,

Et combat, ma raison qui veut que je vous fuie.

LE MARQUIS.

Je demeure immobile à cet affreux discours !

Vous allez me quitter, ma Sœur, et pour toujours !

Pour la dernière fois je parle à Léonore ;

Je ne reverrai plus une Sœur que j’adore :

Une retraite aubère et des murs odieux

Vont, d’un voile éternel, la cacher à mes yeux ;

Et, ce qui nier le comblé à ma douleur extrême,

C’est cette même Sœur qui forme d’elle-même

Ce barbare dessein qui doit nous désunir ;

Et, de notre amitié perdant le souvenir,

Elle ose prononcer un arrêt qui me tue.

Mais voulez-vous en vain vous soustraire à ma vue,

Vous ne partirez point, et, d’un pareil projet,

Mon juste désespoir empêchera l’effet.

LÉONORE.

Arrêtez ! Je frémis ! Que prétendez-vous faire ?

Pour notre bien commun ma fuite est nécessaire.

LE MARQUIS.

Nécessaire ! Grand Dieu ! Quand ma mort la suivra.

Quoi ! Pour un vain dégoût qu’un instant détruira,

Vouloir vous arracher tout ce qui vous aime ;

À de fausses terreurs vous immoler vous-même ;

M’abandonner enfin, sans espoir de retour,

Moi qui, loin de ma Sœur, ne puis passer un jour,

Qui supporte à regret sa plus légère absence,

Et qui dans elle seule a mis ma confiance.

LÉONORE.

Croyez qu’à ces douceurs je m’arrache à regret :

J’en gémis comme vous ; mais, ait choix que j’ai fait.

Votre intérêt m’engage et mon repos m’oblige ;

L’état de ma maison en même temps l’exige :

Mon Frère doit lui seul en être le soutien,

Et j’aime à l’enrichir aux dépens de mon bien.

LE MARQUIS.

C’est faire à ma tendresse une cruelle offense.

Pour moi le plus grand bien, ah : c’est votre présence,

Il n’en est point, sans lui, que je puisse goûter ;

Et de mon propre sang je voudrais l’acheter :

Tout plaisir, sans ce bien, toute paix m’est ravie,

Et vouloir me l’ôter, c’est m’arracher la vie.

La générosité que vous me faites voir,

Prouve que l’amitié sur vous est sans pouvoir.

Je ne vous suis plus cher, et votre âme inhumaine...

LÉONORE.

Ah ! Vous me l’êtes trop ! C’est ce qui fait ma peine.

LE MARQUIS.

C’est manquer d’amitié que d’en craindre l’excès.

LÉONORE.

De la vôtre je dois redouter les attraits.

LE MARQUIS.

Eh ! Pourquoi donc, ma sœur, appréhender ses charmes ?

Mon amitié peut-elle exciter vos alarmes ?

Un tel attachement est-il donc défendu !

En quoi peut-il choquer la sévère vertu ?

Le sang l’a dans mon âme imprimé dès l’enfance,

Et tous mes soins pour vous respirent l’innocence.

Être toujours ensemble, et se complaire en tout,

N’avoir qu’un sentiment, qu’un esprit et qu’un goût,

Par mille doux égards se prouver sa tendresse,

Et, sur les moindres vœux, se prévenir sans cesse ;

Tel est le nœud flatteur qui m’unit avec vous.

Devez-vous un moment craindre un lien si doux ?

Ne vous opposez plus à ma juste demande,

Ma sœur ; ne partez pas, la rigueur est trop grande ;

Laissez-moi seulement vivre où vous demeurez ;

Que je partage au moins l’air que vous respirez :

Cet espoir peut lui seul faire naître ma joie ;

Et je suis trop heureux, pourvu que je vous voie.

LÉONORE.

Ah ! Ce même discours qui doit m’épouvanter,

Précipite ma fuite, au lieu de l’arrêter :

Il a beau déguiser le poison qu’il renferme,

Dans son juste dessein mon cœur demeure ferme.

D’un penchant séducteur défions-nous tous deux ;

Le Crime qui se voile est le plus dangereux.

LE MARQUIS.

Que dites-vous, ma sœur ? Et quelle étrange crainte ?...

LÉONORE.

Dans le trouble mortel dont mon âme est atteinte,

Je pars, et ne dois plus vous voir ni vous parler :

Mon cœur même, mon cœur craint de se démêler ;

Il sent des mouvements dont a peine il est maître,

Et je ferme les yeux de peur de me connaître.

LE MARQUIS.

Quel horrible soupçon vient noircir votre esprit !

Ah ! J’en suis effrayé, j’en demeure interdit.

Quoi ! Mon trop d’amitié serait-il condamnable ?

Sans m’en être aperçu, Dieu ! serais-je coupable ?

LÉONORE.

Le doute sur ce point suffit pour nous quitter.

Domptez des sentiments...

LE MARQUIS.

Eh ! Puis-je les dompter ?

LÉONORE.

Oui ; de les étouffer vous aurez l’avantage,

Si de lutter coutre eux vous avez le courage.

On soumet les désirs qui sont bien combattus,

Et les vices détruits se changent en vertus.

Qu’en un si grand péril votre force se montre,

Et, jusqu’a mon départ, évitez ma rencontre ;

Elle rendrait ma peine et mon trouble plus forts.

LE MARQUIS.

Qu’exigez-vous de moi ?

LÉONORE.

Faites-vous ces efforts.

Appelez, comme moi, la raison à votre aide,

Et songez, qu’à nos maux il n’est que ce remède.

LE MARQUIS.

Vous le voulez, hé bien je vous imiterai ;

Mais le coup est mortel, et j’y succomberai.

LÉONORE.

Prenez soin de vos jours pour consoler ma mère ;

Tout vous l’ordonne.

LE MARQUIS.

Adieu, ma sœur.

LÉONORE.

Adieu, mon frère.

LE MARQUIS

Pour ne plus nous rejoindre il faut nous séparer.

LÉONORE.

Je vais sortir du monde.

LE MARQUIS.

Et je vais expirer !

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

LE COMTE, NELTON

 

LE COMTE.

Léonore nous quitte, ô Ciel ! Est-il possible ?

NELTON.

Oui, Monsieur.

LE COMTE.

Ah ! Quel coup pour mon âme sensible !

NELTON.

Vous m’en voyez ici, comme vous, abattu :

Votre esprit a besoin de toute sa vertu.

LE COMTE.

Aurais-je dû m’attendre au revers qui m’accable !

Et peut-on éprouver un sort plus déplorable ?

C’était peu qu’un ami plongé dans le malheur,

Pendant vingt ans entiers eut nourri ma douleur ;

C’était peu, dans l’exil, et loin de ma patrie,

D’avoir traîné pour lui la moitié de ma vie :

Les maux de l’amitié n’étaient pas assez forts,

Il fallait que l’amour y joignit ses transports !

J’avais bravé ses coups au plus fort de l’orage,

Il m’attendait au port pour exercer sa rage ;

Mes ans de sa fureur n’ont pu me garantir,

Pour combler les tourments qu’il me fait ressentir ;

Il me rend dans, ces lieux épris d’une maîtresse

Qu’un obstacle invincible, enlève à ma tendresse ;

Un moment à mes yeux il offre ses attraits,

Pour embraser mon âme, et m’en priver après :

Ce plaisir est payé d’une absence éternelle,

Et sa vertu me rend sa perte plus cruelle.

Mais parles ; n’est-il plus d’espoir pour mon amour ?

NELTON.

Non. Rien ne peut la vaincre ; elle part sans retour.

LE COMTE.

C’en est fait ; pour jamais je vais perdre sa vue.

De qui sais-tu, Nelton, ce départ qui me tue ?

NELTON.

Monsieur ; tantôt Lucie a su m’en informer ;

Elle-même qui vient peut vous le confirmer.

LE COMTE.

Va savoir si je puis parler à la Marquise.

NELTON.

À vos ordres, Monsieur, j’obéis tans remise.

Nelton sort.

 

 

Scène II

 

LE COMTE, LUCIE

 

LE COMTE.

Croirai-je dans ce jour un bruit qui se répand ?

Léonore, dit-on, entre dans un Couvent.

LUCIE.

Il est vrai. Vous voyez sa compagne fidèle,

Et moi-même, demain je m’y rends avec elle.

LE COMTE.

Ma surprise redouble ! Est-ce bien pour toujours ?

LUCIE.

Oui ; nous allons, Monsieur, consacrer nos jours :

Le dessein en est pris.

LE COMTE.

Quel projet est le vôtre ?

Sa mère y consent ?

LUCIE.

Oui.

LE COMTE.

Mais pourquoi l’une et l’autre ?

Pourquoi quitter le monde ? Eh ! l’air en est si doux,

Quand on est belle, aimable et faite comme vous.

D’une jeune beauté qu’il élève sans cesse,

Le monde est idolâtre, elle en est la déesse ;

Pour elle il fait brûler l’encens le plus flatteur,

Il enchaîne à ses pas le plaisir séducteur :

Pour la mieux amuser, ses efforts le varient,

Et, comme ses désirs, ses jeux se multiplient.

Toutes deux préférer une austère prison !

LUCIE.

Elle y va par penchant, et j’y vais par raison :

Avec plus de beautés, avec plus de richesse,

Elle court pour jamais enterrer sa jeunesse :

Son sacrifice est grand beaucoup plus que le mien ;

Le monde est fait pour elle, et moi, je n’y perds rien,

Sans rang dans l’Univers, je m’y vois étrangère,

Et n’ai d’autre soutien que celui de sa mère.

J’ai beau devoir le jour à de Nobles parents,

C’est un titre onéreux qui rend mes maux plus grands,

La naissance, sans bien, est un poids dans la vie ;

Loin de nous élever, elle nous humilie.

LE COMTE.

Vos charmes, votre sort et vos périls pressants,

Deviennent les objets les plus intéressants.

Vous me faites trembler, puisqu’il faut vous le dire ;

Et le nouvel état que vous voulez élire,

Exige des devoirs, veut des dons si parfaits,

Qu’il est, pour le remplir, peu d’esprits qui soient faits

L’amour du changement, un caprice frivole,

Un chagrin passager font souvent qu’on s’immole ;

On croit dans cet asile assurer son repos,

Et souvent on y trouve un surcroît à ses maux.

D’abord les pallions pour quelque temps sommeillent,

Mais leurs feux assoupis tout à-coup se réveillent :

L’image des douceurs que l’on vient de quitter,

La fougue des désirs qu’on ne peut contenter,

Sont autant de bourreaux qui déchirent une âme,

Et portent le remords sans éteindre la flamme.

Le désespoir survient, le séjour de la paix

Devient celui du trouble et des mortels regrets ;

Et, du goût des plaisirs sentant la violence,

Dans le sein des vertus on perd son innocence.

Prête à faire un tel pas, ne précipitez rien ;

Sentez-en le danger, et consultez-vous bien.

LUCIE.

Monsieur, je l’avouerai, ce tableau m’épouvante

Et, si près du péril, je suis toute tremblante.

LE COMTE.

Vos malheurs sont pour moi les titres les plus doux ;

Ce sont autant de nœuds qui m’attachent à vous.

Votre pays d’ailleurs, m’a donné la naissance,

C’est un nouveau lien qui nous unit en France ;

J’y serai votre appui, n’ayez aucun effroi,

Et de votre bonheur reposez-vous sur moi.

LUCIE.

Pour exprimer l’excès de ma reconnaissance,

Monsieur, en ces instants je n’ai que mon silence.

LE COMTE.

Léonore devrait elle-même sentir

Tout le danger d’un choix que suit le repentir ;

Le Ciel ne l’a formée avec tant de mérite,

Que pour faire l’honneur du monde qu’elle quitte :

Pour elle, il est des cœurs qui n’épargneraient rien ;

Dans son bonheur unique ils mettraient tout leur bien.

LUCIE.

C’est ce qu’à tout moment ma bouche lui répète :

Et, parmi tant de cœurs que son âme rejette,

Il en est un, surtout, dont j’ai vanté le prix :

J’ai peint l’amour parfait dont je le sais épris ;

Il n’est point de vertus qu’il n’ait en apanage,

Et la fidélité, surtout, est son partage.

LE COMTE.

Eh ! Quel est donc ce cœur que vous prisez si fort ?

De grâce ; répondez.

LUCIE.

C’est le vôtre, Milord.

LE COMTE.

Ah ! Nelton vous a dit le secret de mon âme.

LUCIE.

Il me l’a confié pour servir votre flamme ;

Il voulait, avec moi, rendre heureux vos destins :

Le secret de vos feux est en de sûres mains.

Il est, pour votre amour, une ressource encore,

La Marquise, Monsieur, peut tout sur Léonore ;

Son respect pour sa mère, appuyé de mes soins,

Peut rompre ce projet, ou le suspendre au moins.

Ôtez tout espérer, pourvu qu’elle différé ;

Elle a pour vos vertus une estime sincère :

Si l’on peut la résoudre à choisir un époux,

Soyez sûr que son choix inclinera vers vous.

Parlez à la Marquise, et comptez sur Lucie.

 

 

Scène III

 

LE COMTE, LUCIE, NELTON

 

NELTON.

Monsieur, vos pas sont vains, et Madame est sortie.

LE COMTE, à Lucie.

Adieu.

À part.

Si mon ardeur n’éclate dans ce jour,

Sa fille part demain, je la perds sans retour.

De parler au plutôt cette raison me presse ;

Dans un si grand péril déclarons ma tendresse.

Demandons Léonore, il le faut sans tarder ;

Et quand l’amour craint tout, il doit tout hasarder.

 

 

Scène IV

 

LUCIE, seule

 

Je déplore son sort, et je plains Léonore ;

Chaque moment accroît l’ennui qui la dévore ;

Depuis l’instant ratai qu’elle a vu le Marquis,

Une morne tristesse accable ses esprits.

Son état m’épouvante, et sa peine me touche,

Les sanglots étouffés expirent dans sa bouche,

Aucun mot échappé ne se mêle avec eux ;

Sa douleur est muette, et son silence affreux.

J’ai beau la conjurer d’éclaircir mes alarmes :

Au lieu de me répondre, elle cache ses larmes :

Dans le fond de son cœur je ne puis pénétrer.

Si sa Mère savait... Mais je la vois rentrer.

Elle sort.

 

 

Scène V

 

LA MARQUISE, LÉONORE

 

LA MARQUISE.

Léonore, approchés ; il est temps que mes mains

Écartent le rideau qui voile vos destins.

Du monde, pour toujours, vous allez disparaître !

Dans cet instant fatal vos devez vous connaître.

Pour vous faire un état digne de vos aïeux,

J’ai caché ce secret aux regards curieux ;

Mais, quand vous quittez tout, je ne dois plus rien taire,

Faisant briller pour vous tout l’amour d’une Mère,

J’ai sur votre personne épuisé mes bontés ;

Et, malgré tant de soins que vous m’avez coûtés ;

Vous êtes étrangère, et n’êtes point ma fille.

LÉONORE.

Qu’entends-je ?

LA MARQUISE.

Un coup du sort vous mit dans ma famille.

Londres est votre Patrie, et non pas ce séjour ;

Le Comte de Suffex vous y donna le jour :

Accusé faussement par une brigue lâche,

Il vit son nom flétri d’une éternelle tache ;

On proscrivit sa tête, on confisqua ses biens ;

Et l’aveugle fureur dégrada tous les siens.

Aux noirs traits de l’envie injustement en prise,

Ce malheureux Seigneur se sauva dans Venise ;

Le fidèle Neuilly suivit lui seul ses pas,

Et le Comte périt au milieu des combats.

Son Épouse, avec vous, porta ses pleurs en France :

Je la vis ; son air noble annonçait sa naissance :

Elle vous ressemblait. Son malheur me toucha :

La plus forte amitié d’abord nous attacha ;

Mais le chagrin bientôt finit sa triste vie,

Et le Ciel me priva de cette illustre amie.

La Comtesse, en mourant (j’ai peine à retenir

Les larmes que m’arrache un si dur souvenir)

Vous remit dans mes mains, en vous, baignant larmes,

Et me recommanda votre1 enfance et vos charmes,

Je lui jurai pour vous un amour maternel,

Et j’ai rempli depuis ce ferment solennel.

Mon fils n’était pas né : je n’avais en partage

Qu’une fille pour lors à-peu-près de votre âge :

Pour comble de malheurs, je la perdis, hélas !

Le jour que votre mère expira dans mes bras.

Ma douleur profita de cette circonstance ;

Et, renfermant en vous toute mon espérance,

Je vous mis en sa place, et changeai votre sort.

De Miledi Sussex en publiant la mort,

Je fis en même-temps répandre la nouvelle

Que sa fille, la nuit, était morte après elle.

Depuis ce même jour vous occupez son rang,

Ma tendresse est égale à la force du sang ;

Et le nœud qui vous tient liée à ma famille,

Ne serait pas plus fort quand vous feriez ma fille.

Gardés un nom si doux, j’aime à le proférer ;

Et même, en ce moment qui va nous séparer,

Et mettre, à nous revoir, un obstacle invincible,

J’éprouve les combats d’une mère sensible.

Je souffre, en vous parlant, les plus vives douleurs,

Et je ne puis vous voir sans répandre des pleurs.

LÉONORE.

Madame, en ces instants les plus grands de ma vie,

Je demeure affligée, étonnée, attendrie :

Tant de secrets nouveaux que j’apprends à la fois,

M’ont presque dérobé l’usage de la voix ;

Mon âme et tous mes sens qu’ils viennent d’interdire,

Succombent sous ce poids, et n’y sauraient suffire.

Trop de trouble accompagne un sort si peu commun,

Et j’ai trop de devoirs pour en remplir aucun.

Je dois pleurer la mort et les malheurs d’un Père ;

Je dois regretter la perte d’une Mère :

Je dois remercier votre cœur généreux

De tout ce qu’il a fait pour moi comme pour eux :

Je dois en même temps gémir, au fond de l’âme

De tout perdre aujourd’hui, jusqu’au bonheur, Madame,

Que je croyais avoir de vous appartenir.

Le Ciel, par plus de coups, pouvait-il me punir ?

Dans ce comble de maux, tout ce qui me console,

Vous m’avez ordonné, quelle douce parole !

De conserver toujours, jusqu’aux derniers soupirs,

Le nom de votre fille où tendent mes désirs.

Ah ! Si je ne tiens pas à vous par la naissance,

J’y tiens par les bienfaits et la reconnaissance ;

Et, pour un cœur bien né, je sens par mon transport

Qu’il n’est point de lien plus puissant ni plus fort ;

Je sens, dans ces moments que je suis éclairée ;

Qu’il accroît le respect dont m’avait pénétrée

La croyance où j’étais de vous devoir le jour.

Ayant plus fait pour moi, je vous dois plus d’amour.

Vos bontés, si de vous j’avais reçu la vie,

Avec plus de splendeur ne m’auraient pas nourrie ;

Et, quelque ardeur qu’elle ait, ma tendresse jamais

Ne saurait égaler vos soins et vos bienfaits.

LA MARQUISE.

Par là, vous ajoutez à mon regret sincère,

Et vous méritez trop que je sois votre mère :

J’en garderai toujours les tendres sentiments.

Adieu. Votre présence augmente mes tourments.

Tenez votre, secret dans un profond silence,

Et de vos fiers tyrans redoutés la puissance.

Elle sort.

 

 

Scène VIII

 

LÉONORE, seule

 

Respirons ! De son fils je ne suis pas la sœur ;

Et je sens succomber la joie à la douleur ;

Je puis l’aimer tans crime, et je puis le lui dire.

Quelle douceur ! Déjà je brûle de l’instruire.

Mon frère, en l’apprenant, quel sera ton transports !

Ô Ciel ! Un jour plus tard, si j’eusse appris mon sort,

J’allais lier mes vœux d’une chaîne éternelle,

Je ne puis y songer sans une horreur mortelle.

Ô vous ! jeunes beautés, qu’un amour malheureux

Pousse à franchir trop vite un pas si dangereux,

Tremblés ! Que mon exemple aujourd’hui vous arrête

Et craignez, les regrets qu’un tel choix vous apprête :

Attendes le moment, tout changera pour vous,

Et du sein de l’orage, il naît un temps plus doux.

Mais je ne songe pas que d’un bien qu’il ignore,

Je devrais informer un Amant qui m’adore ;

J’y vole. Son état a besoin de secours

Chaque instant que je perds met en danger ses jours.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

LA MARQUISE, LUCIE

 

LA MARQUISE.

Je ne vois pas mon fils. Quel charme ailleurs l’attire ?

De son heureux hymen il est temps de l’instruire :

Il doit, sans différer, lui-même y consentir.

Les moments nous sont chers. Qu’on aille l’avenir.

LUCIE.

Je cours pour satisfaire à votre impatience.

Mais, Madame, voilà le Comte qui s’avance.

 

 

Scène II

 

LE COMTE, LA MARQUISE

 

LE COMTE.

Madame, je vous vois, et mon cœur transporté

Goûte enfin un bonheur que j’ai tant souhaité.

Du Comte de Suffex l’ami fidèle et tendre.

Brûlait de s’acquitter du devoir qu’il doit rendre

Au généreux appui de sa trisse Maison.

Vos bontés ont tout fait en faveur de son nom :

Vous avez, dans l’exil, protégé sa famille,

Et comblé de vos dons son épouse et la fille.

Pénétré de leur sort, je viens, pour les pleurer,

Pour honorer leur cendre et pour vous admirer.

LA MARQUISE.

J’aurais voulu du sort réparer l’injustice,

Et vous élevez trop un si faible service.

Je lui dois dans ce jour l’honneur que je reçois :

Ce bonheur est si grand...

LE COMTE.

Il est plus grand pour moi.

Trop sûr que la Comtesse et sa fille après elle,

Ont rejoint mon ami dans la nuit éternelle,

Je puis présentement après avoir rendu

À leurs mânes chéris tout ce qui leur est du,

Je puis agir pour moi près de leur Protectrice,

Sans que leur voix s’en plaigne et leur ombre en gémisse.

Je suis venu d’abord voir en vous leur appui.

Un intérêt nouveau me conduit aujourd’hui.

Je vous suis attaché par la plus forte estime ;

Je voudrais l’être encore par un nœud plus intime.

Pardonnez, mais mon cœur ne saurait reculer ;

Il n’a que cet instant, Madame, pour parler.

Un Couvent doit demain enfermer Léonore...

Et ce mot échappé nous dit que je l’adore.

Ma flamme vous surprend. Dans l’espace d’un jour,

Au sein de la douleur, je succombe à l’amour.

Mais, contre la beauté, que peut notre sagesse ?

Il m’est doux, quand je suis soumis à la tendresse,

De voir que votre fille est du moins mon vainqueur.

C’était à votre fang que je devais mon cœur.

LA MARQUISE.

Monsieur, le noble aveu d’une flamme si belle

Flatte trop Léonore, et moi-même avec elle ;

Elle ne peut attendre un plus heureux destin.

Puisqu’il faut l’avouer, je sens un vrai chagrin

Qu’elle ait pour la retraite un penchant invincible :

Je tremble que ce goût ne la rende inflexible ;

Et, quelque glorieux que soit un tel lien,

La raison me défend de la gêner en rien.

LE COMTE.

De l’exiger moi-même, ah ! je suis incapable.

Si vers la solitude un attrait véritable

Entraîne constamment son esprit retiré,

Malgré la vive ardeur dont je suis dévoré ;

J’inclinerai toujours vers le parti qu’elle aime.

Son bonheur m’est cent fois plus cher que le mien même.

J’aspire au nom d’Époux, et nom pas de tyran ;

Et de la liberté je suis trop partisan.

Tout ce que je demande est, par un esprit sage,

De retarder encore pour son propre avantage,

Peut-être son penchant n’est qu’un goût passager

Qu’un moment a produit, qu’un instant peut change

S’il est tel que je dis, soufrez que j’en profite.

LA MARQUISE.

C’est le moins que je doive à votre vrai mérite.

Je veux bien différer, et personne que vous,

De mon consentement, ne sera son époux :

Vous avez sur son cœur plus de droit que tout autre ;

Et je m’applaudirais d’unir son sort au vôtre.

LE COMTE.

Qu’une telle assurance a pour moi de douceur !

LA MARQUISE.

Mais ce n’est pas assez de ce discours flatteur,

Il faut d’un autre prix payer ce que vous êtes :

Votre estime pour moi, vos qualités parfaites,

Votre nom, en un mot, tout me fait une loi

De confier ici Monsieur, à votre foi

Un secret important qui, vous comblant de joie,

Va vous...

 

 

Scène III

 

LE COMTE, LA MARQUISE, LUCIE

 

LUCIE.

Ah ! Dans le trouble où mon âme est en proie.

LA MARQUISE, à Lucie.

Quel est donc le sujet d’un tel saisissement ?

LUCIE.

Madame, votre Fils se meurt dans ce moment ;

Rien ne peut dissiper sa faiblesse cruelle,

Et son front est couvert d’une pâleur mortelle.

LA MARQUISE.

Je vole à son secours, et succombe à ce trait.

Adieu, Comte ; tantôt vous saurez mon secret.

Elle sort avec Lucie.

 

 

Scène IV

 

LE COMTE, seul

 

Ce coup est accablant, pour elle j’en soupire.

Mais quel est le secret qu’elle vouloit me dire ?

Regarde-t-il Suffex, ou touche-t-il mes feux ?

S’il les favorisait, que je ferais heureux !

Il sort.

 

 

Scène V

 

LE MARQUIS, LÉONORE

 

LÉONORE.

Mon frère, rappelez votre âme évanouie ;

Venez, et que d’un mot je vous sauve la vie.

LE MARQUIS.

Non. Laissez-moi mourir.

LÉONORE.

Quittez ce noir dessein,

Tout vous invite à vivre ; apprenez le destin...

LE MARQUIS.

Quand vous m’allez quitter, vous voulez que je vive !

LÉONORE.

Je ne vous quitte plus ; et ma joie est si vive...

Mon frère, écoutez-moi ; songeons à profiter

Du moment où mon cœur peut la faire éclater.

LE MARQUIS.

Non, je n’écoute rien. Quand mon âme est mourante,

Vous montrez à mes yeux une joie offensante,

Cruelle !

LÉONORE.

Je n’en eus jamais tant de sujet.

LE MARQUIS.

Ah ! Peux-tu me percer d’un plus sensible trait ?

Est-ce d’abandonner un frère qui t’adore,

Et contraint de cacher le feu qui le dévore ?

LÉONORE.

Des transports que je fais éclater devant vous,

Ah ! la source est plus pure, et le motif plus doux !

Rien ne condamne plus notre juste tendresse :

Donnez un libre cours à l’amour qui vous presse.

LE MARQUIS,

Que dites-vous ?

LÉONORE.

Je dis que tout doit vous calmer :

Vous n’êtes pas mon frère, et vous pouvez m’aimer.

LE MARQUIS.

Je ne suis pas son frère ! Ô Ciel ! Puis-je le croire ?

LÉONORE.

Non, vous ne l’êtes pas, pour mon bien, pour ma gloire.

Je n’ai pas vu le jour dans ce climat heureux.

Du Comte de Neuilly ; c’est l’ami si fameux,

Le Comte de Suffex dont je tiens la naissance ;

Et ce sont ses malheurs qui m’ont conduite en France :

Votre mère, elle-même, aujourd’hui m’a tout dit.

LE MARQUIS.

Arrêtez ! Ménagez ce passage subit 

De l’extrême douleur à la joie excessive :

Il donne une secousse, et si prompte, et si vive

À mes sens ébranlés, qu’ils vont se désunir ;

Et je crains d’expirer d’un excès de plaisir.

Vous n’êtes pas ma sœur, ma chère Léonore !

LÉONORE.

Non, je ne la suis pas.

LE MARQUIS.

Ah ! Répétez-le encore.

D’un bonheur si parfait qu’il n’osait espérer,

Mon cœur, mon tendre cœur ne peut trop s’assurer.

Ce titre qui faisait ma peine et ma contrainte,

Je puis le prononcer tans rougeur et sans crainte !

LÉONORE.

Ô, mon frère !

LE MARQUIS.

Ô, ma sœur ! Que ce nom a d’appas,

À présent que je sais que vous ne l’êtes pas !

Jouissons de concert de la douceur extrême

De nous dire ma sœur mon frère, je vous aime :

Proférons mille fois tous deux des mots si doux,

Et ne changeons ces noms que pour celui d’époux.

LÉONORE.

Oui, j’aime à les redire, et j’aime à les entendre ;

Nous les avons portés dès l’âge le plus tendre.

Sous des titres si chers déguisant son vrai nom,

L’amour a dans nos cœurs prévenu la raison ;

Avant qu’elle régnât, il était notre maître,

Et je brûlais pour vous avant de me connaître.

Si l’on m’avait, dès-lors, révélé mes destins,

Qu’on nous eût épargné de trouble et de chagrins !

Sûrs de nos sentiments et de notre innocence,

Avec quelle douceur, avec quelle assurance

Nous nous fussions livrés à nos tendres transports !

Que d’instants au plaisir ont volé les remords !

Grand Dieu ! Je m’étonnais qu’une flamme si pure

Pût offenser tes lois, et blesser la nature ;

Et, démentant la voix de ces remords cruels,

Nos feux étaient trop beaux pour être criminels.

LE MARQUIS.

Nous sommes détrompés d’une erreur si fatale,

Quel heureux changement ! Il n’est rien qui l’égale :

Le bien qui nous arrive est à son plus haut point,

Et, de le répéter, je ne me lasse point.

Oui, l’amour pour nous seuls a fait un tel miracle ;

Nous pouvons nous, aimer et nous voir sans obstacle.

Comme moi, sentez-vous, après tant de tourments,

Sentez-vous la douceur d’un retour si charmant ?

Songez-vous que les nœuds d’un flatteur hyménée.

Vont à tous vos moments unir ma destinée ?

LÉONORE.

J’y songe avec transport ; mais, dans ce même jour,

Si le pas que j’ai fait nuisait a notre amour,

S’il formait un obstacle au bonheur où j’aspire ?

LE MARQUIS.

Quelle crainte est la vôtre ? Et qu’osez-vous me dire ?

Par un trait de vertu vous avez fait ce pas ;

Il vous est glorieux, et ne vous force pas.

Ma Mère me chérit, vous en êtes aimée ;

De nos feux mutuels elle sera charmée :

Vos grâces, vos vertus, votre rang qu’elle sait,

Sa tendresse pour vous, et tout ce qu’elle a fait,

Vous répondent trop bien de l’aveu de son âme ;

Et je jure à vos pieds, par l’ardeur qui m’enflamme,

Par cette chère main qui peut me rendre heureux,

De ne souffrir jamais qu’on forme d’autres nœuds.

Je jure qu’il n’est point d’effort ni de puissance

Qui puissent désormais ébranler ma constance,

Et, qu’en dépit du sort, je tiendrai mon serment.

 

 

Scène VI

 

LE MARQUIS, LÉONORE, LA MARQUISE

 

LA MARQUISE.

Je cherche en vain mon Fils. Mais quel étonne- ment !

Mon Fils, que faites-vous aux pieds de Léonore ?

LE MARQUIS.

Mon cœur qui la connaît, lui jure qu’il l’adore,

Madame ; et, dans ce jour, il ose se flatter

Qu’approuvant le transport qu’il a fait éclater,

Vous voudrez...

LA MARQUISE.

Levez-vous. Que votre âme modère

L’ardeur de ce transport qui surprend votre Mère.

Léonore, j’ai lieu de me plaindre de vous ;

Vous avez, méritant mon trop juste courroux,

Contre mes volontés et contre ma prière,

Révélé des secrets que vous auriez dû taire,

Et qui peuvent troubler l’ordre de ma maison.

LÉONORE.

Madame, pardonnez ; je l’ai dû par raison :

Pour sauver votre Fils d’une perte prochaine,

Si je n’avais parlé, sa mort était certaine.

LA MARQUISE.

C’en est allez. Rentrez dans votre appartement.

 

 

Scène VII

 

LA MARQUISE, LE MARQUIS

 

LE MARQUIS.

Je ne sais que penser d’un pareil traitement.

LA MARQUISE.

Avec douleur, mon Fils, je dois ici vous dire

Qu’au choix de votre cœur je ne saurais souscrire.

LE MARQUIS.

Cie ! À tant de rigueur qui peut donc vous portera

LA MARQUISE.

Des obstacles puissants qu’on ne peut surmonter :

Et, puisqu’il faut, mon Fils, que je vous en instruise

Au Comte de Neuilly Léonore est promise.

LE MARQUIS.

Quoi ! Ma Mère, aux dépens de mes vœux les plus doux...

LA MARQUISE.

D’une riche héritière elle a fait choix pour vous.

LE MARQUIS.

Sans l’aveu de mon cœur ! Qui vous y détermine ?

LA MARQUISE.

L’état de ma maison qui touche à sa ruine.

LE MARQUIS.

Non, vous ne le sauriez rétablir à ce prix,

Puisqu’il en coûterait le jour à votre fils.

Je sens pour Léonore une si vive flamme,

Qu’elle anime mon sang, qu’elle tient a mon âme :

Rien ne peut l’en ôter. Jugez de mon ardeur,

Puisque je l’adorais, en la croyant ma sœur.

Craignez pour moi l’état d’où je sors tout à l’heure ;

Si vous nous séparez, il faudra que je meure.

Il n’est que deux partis, décidez de mon sort ;

Donnez-moi Léonore, ou donnez-moi la mort.

LA MARQUISE.

C’est un premier transport, j’excuse sa faiblesse ;

Le temps le calmera, mon Fils, et je vous laisse.

Elle sort.

 

 

Scène VIII

 

LE MARQUIS, seul

 

Non, le temps ne fera qu’augmenter ma fureur.

Que ne me laissait-on mourir dans mon erreur ?

Quand je croyais brûler d’une ardeur criminelle,

La mort, à mes regards, était bien moins cruelle,

Que la perte d’un bien que je me suis promis,

Et qui m’est enlevé quand il devient permis.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

LE MARQUIS, LÉONORE

 

LE MARQUIS.

Répondez, Léonore, à mon impatience ;

Parlez, ne laissez pas mon esprit en balance ;

Avez-vous de ma Mère adouci les rigueurs ?

Et puis-je me flatter...

LÉONORE.

Jugez-en par mes pleurs :

Ils n’ont pu la changer ; son âme est inflexible,

D’autant plus qu’à nos maux elle paraît sensible,

Qu’elle combat nos vœux par effort de raison,

Et que j’ai contre moi le bien de sa maison.

LE MARQUIS.

Pour faire mon bonheur et son propre avantage,

Eh quoi, n’avez-vous pas tous les dons en partage ?

C’est l’amour mutuel, c’est l’accord des humeurs,

Qui seuls du mariage assurent les douceurs.

Le perfide intérêt, l’affreuse politique,

Enfantent le divorce et le feu domestique ;

Ils ne forment des nœuds qu’afin d’en abuser,

Et n’unissent les cœurs que pour les diviser :

Ma Mère, pour les croire, est aujourd’hui cruelle,

Et moi, pour mon repos, je dois être rebelle.

Venez, plus d’un parent dont je suis adoré,

Vous offrira contre elle un asile assuré ;

Là nous pourrons lier...

LÉONORE.

Ô Ciel ! Quelle entreprise !

Qui ! Moi, me dérober des bras de la Marquise !

Suivant de vos esprits l’aveugle passion,

Causer et partager votre rébellion !

Moi, payer d’un tel prix ses bienfaits, sa tendresse !

Que jusqu’au déshonneur je porte ma faiblesse :

Et m’oubliant ainsi... Non, ne l’espérez pas ;

Vous me verriez plutôt affronter le trépas.

Tout mon bonheur dépend de me voir votre épouse ;

Mais je suis à tel point de mon devoir jalouse,

Qu’en dépit de ma flamme, et malgré votre feu,

Je ne la deviendrai que de son propre aveu :

Autant que votre amour votre estime m’est chère,

Et, si je vous croyais, je perdrais la dernière.

LE MARQUIS.

Que prétendez-vous donc ?

LÉONORE.

Réprimer votre ardeur :

Votre gloire l’exige ainsi que mon honneur ;

Pour vous-même je dois me conserver sans tache :

Et, si j’osais tenter une fuite si lâche,

Le pas déshonorant que je ferais pour vous,

Satisfaisant l’amant, ferait rougir l’époux.

LE MARQUIS.

La fuite, quel que soit le préjugé sévère,

Ne fait jamais rougir quand elle est nécessaire.

L’hymen...

LÉONORE.

Non ; d’un tel nœud je sens trop le danger,

Et, sans frémissement, je ne puis y songer.

Si nous formions tous deux cette chaîne coupable,

Votre mère armerait son pouvoir redoutable ;

Perdant de votre épouse, et le titre, et les droits,

Je serais malheureuse et blâmée à la fois :

Léonore de vous, se verrait séparée,

Et, pour comble d’horreur, vivrait déshonorée.

Non, vous brûlez pour moi d’un trop parfait amour.

Pour vouloir m’exposer à cet affreux retour.

Par le destin cruel, si je suis maltraitée,

J’ai du moins la douceur de me voir respectée ;

Et c’est toujours un bien de pouvoir, dans mon sort,

Soupirer sans reproche, et pleurer sans remord.

LE MARQUIS.

Mais, si vous demeurez dans ce séjour funeste,

On prépare pour vous un nœud que je déteste ;

Le Comte de Neuilly va m’enlever ma sœur,

Et, de tous tes appas, se voir le possesseur.

LÉONORE.

Rassurez-vous, jamais je ne serai sa femme ;

Rien ne doit, rien ne peut y contraindre mon âme.

De la Marquise, en tout, je révère la loi ;

Mais je sais que ma main ne dépend que de moi.

Vous possédez mon cœur ; je règne sur le vôtre ;

Mon devoir me défend d’en épouser un autre :

Rien ne peut ébranler un cœur comme le mien,

Quand il a la raison et l’honneur pour soutien.

Je jure d’être à vous, ou de n’être à personne,

Ma tendresse le veut, ma gloire me l’ordonne.

Toutes deux à mon cœur parlent également,

Et fiez-vous à lui de remplir mon serment.

LE MARQUIS.

Je vais revoir ma mère, et, sûr de votre flamme,

Faire un dernier effort pour désarmer son âme,

Adieu. Si mes soupirs sont encore superflus,

Mon cœur désespéré ne se contraindra plus,

Des plus grandes fureurs il deviendra capable,

Et, pour vous obtenir, croira tout pardonnable.

 

 

Scène II

 

LÉONORE, seule

 

Vit-on jamais amants plus malheureux que nous ?

Et peut-on être en butte à de plus rudes coups ?

À peine délivrés du poids honteux du crime ;

Nous voyons tout s’armer contre un feu légitime.

Mais le Comte paraît ; je sens, à son aspect,

Un mouvement mêlé de crainte et de respect.

 

 

Scène III

 

LE COMTE, LÉONORE

 

LE COMTE.

Madame, en ce moment, je doute si je veille ;

Le bruit le plus flatteur a frappé mon oreille :

On dit que, par l’effet d’un heureux changement,

Le monde ne perd plus son plus grand ornement ;

On ajoute, et j’attends votre aveu pour te croire,

Que d’y fixer vos pas je dois avoir la gloire,

Et, qu’au gré de mes vœux, le plus beau des liens

Doit enchaîner, ce soir, vos jours avec les miens.

Vous me voyez surpris de ce bonheur insigne,

D’autant plus que mes soins n’ont pu m’en rendre digne,

Qu’à vos yeux mon amour a paru s’oublier,

Et n’a pas consulté votre cœur le premier.

LÉONORE.

Il est vrai, la Marquise ordonne cette fête ;

Mais, Monsieur...

LE COMTE.

Achevez. Quel trouble vous arrête ?

Ô Ciel ! Je vois des pleurs qui coulent de vos yeux !

Aurais-je le malheur de vous être odieux ?

Et m’aurait-on flirté d’une fausse espérance ?

Parlez ; à vos désirs ferait-on violence ?

Daignez me dévoiler vos sentiments secrets,

Je prendrai leur parti contre mes intérêts.

De l’Hymen que j’attends dépend mon bien suprême ;

Mais, Madame, je veux le tenir de vous-même.

De ma félicité j’aurais trop à rougir,

S’il devait à votre âme en coûter un soupir.

J’aime mieux voir cent fois mon attente déçue,

Et mourir du regret de vous avoir perdue,

Que de vous posséder par des liens contraints,

Qui sans joindre nos cœurs, uniraient nos destins.

LÉONORE.

Ce discours m’enhardit à rompre le silence,

Et vous méritez trop toute ma confiance ;

Un homme tel que vous, fait ma régie aujourd’hui,

Et veut des procédés aussi nobles que lui.

Personne, plus que moi, ne vous est redevable ;

Et, par plus d’un endroit, vous m’êtes respectable.

Ce qui fait ma douleur, tout mon sang répandu

Ne saurait m’acquitter de ce qui vous est dû.

Rendre vos jours heureux, est ma plus forte envie ;

Pour un bonheur si doux je donnerais ma vie :

Et cependant, tel est mon sort infortuné,

Que, malgré mes efforts, mon esprit entraîné

Ne saurait procurer votre bien qu’il souhaite ;

Ce bien rendrait ma joie et ma gloire parfaite,

Mais il m’est interdit même par mon devoir ;

Ce qui doit l’assurer, n’est plus en mon pouvoir :

Un autre, par malheur, un autre a ma tendresse ;

Par effort de vertu je vous dis ma faiblesse ;

Et cet aveu si rare et si cruel pour nous,

Vous prouve jusqu’où va mon estime pour vous.

LE COMTE.

De ce coup imprévu, je frémis, je soupire,

Et, dans le même-temps, mon esprit vous admire. 

Mais, Madame, achevez de me percer le cœur,

Et dites-moi le nom de votre heureux vainqueur.

 

 

Scène IV

 

LE COMTE, LÉONORE, LE MARQUIS

 

LE MARQUIS.

Comte, il n’est plus de frein à l’ardeur qui m’entraîne,

Et, dans mon désespoir, je me possède à peine :

Connaissez un rival à ce bouillant transport ;

Votre hymen qu’on prépare est l’arrêt de ma mort.

Nous nous aimons tous deux dès l’âge le plus tendre ;

Et l’on m’arrachera...

LE COMTE.

Dieu ! Que viens-je d’entendre ?

Il aime Léonore, et j’en frémis d’horreur.

Son frère !

LÉONORE.

Il ne l’est pas.

LE COMTE.

Vous n’êtes pas sa sœur ?

Et de qui donc êtes-vous ? Répondez.

LÉONORE.

Je suis née

D’une race aussi noble, et plus infortunée.

LE COMTE.

Parlez, rien n’est égal au trouble que je sens.

Quel est votre pays ?

LÉONORE.

Londres.

LE COMTE.

Et vos parents

Respirent-ils encore ?

LÉONORE.

Non ; je n’ai plus de mère,

Et vous étiez l’ami de mon malheureux père.

LE COMTE.

Du Comte de Sussex, ah ! vous êtes le sang.

LÉONORE.

Oui. Que dans votre cœur je reprenne son rang.

LE COMTE.

D’un ami pleuré j’embrasse donc la fille,

Elle que je croyais morte avec sa famille ;

Et dans un même objet qui fixe mes esprits,

L’amour et l’amitié se prouvent réunis :

Ce que le premier perd, l’autre ici le retrouve,

Et rien n’est comparable à tout ce que j’éprouve.

Je ne puis m’empêcher de gémir comme amant,

Et je suis, comme ami, dans le ravissement.

La joie et la douleur, la pitié, la surprise,

À des transports divers mettent mon cœur en prise,

Et forment un état incertain.et confus,

Où l’âme est partagée, et ne se connaît plus.

LÉONORE.

Que l’amitié, Monsieur, demeure la maîtresse ;

D’une fille, pour vous, j’ai toute la tendresse.

D’un père, en ma faveur, prenez les sentiments ;

Et laissez vous toucher par mes gémissements.

Il ne me reste plus de parents dans le monde,

Ce n’est que sur vous seul que mon espoir se fonde :

La Marquise devient insensible aujourd’hui,

Et mon malheur est sûr, si je n’ai votre appui.

LE MARQUIS.

Ce spectacle touchant rend mon âme interdite,

Et je sens, à mon tour, la pitié qui m’agite.

Fortune ! contre moi fallait-il susciter

Un rival que je dois et plaindre et respecter ?

LE COMTE.

Je ne puis soutenir une attaque si vive ;

Du Comte, en même-temps, j’entends la voix plaintive,

Je l’entends dans mon cœur me répéter tout bas

Ces mots qu’il proféra mourant entre mes bras :

Chez Neuilly, me dit-il, la mort m’est favorable,

Ma femme avec ma fille est tout ce qui m’accable ;

Leur destin malheureux est digne de pitié ;

Elles n’ont pour tout bien que ta seule amitié ;

À ma fille, surtout, ton aide est nécessaire ;

Daigne la secourir et lui servir de père :

Je vous en servirai, j’en ai fait le serment,

Et je vais le remplir dans ce même moment.

J’ouvre les yeux. L’amour n’est passait pour mon âge,

La solide amitié doit être mon partage :

C’en est fait, dans mon âme elle reprend ses droits,

Et, pour la signaler, je rentre sous ses lois.

 

 

Scène V

 

LE COMTE, LE MARQUIS, LÉONORE, LA MARQUISE

 

LE COMTE.

Du Comte de Sussex la fille m’est connue,

Madame, et mon amour expire à cette vue :

Un sentiment plus juste, un foin plus généreux.

M’occupent maintenant et me parlent pour eux.

Ils s’aiment d’une ardeur parfaite et mutuelle ;

Je rougirais de rompre une union si belle ;

Loin de les traverser, je dois les soutenir ;

Ils sont faits l’un pour l’autre, et daignez les unir.

Beauté, vertu, naissance, elle a tout en partage ;

La fortune, il est vrai, n’est pas son apanage ;

Mais ma vive amitié, pour hâter ce lien,

L’adopte pour ma fille, et lui donne mon bien.

Un véritable ami doit tenir lieu de père,

Et c’est votre destin d’être toujours sa mère.

LA MARQUISE.

Je me sens attendrir de tout ce que je vois,

Monsieur, et votre exemple est une loi pour moi.

À Léonore.

Pour la seconde fois entrez dans ma famille.

LÉONORE.

Madame, qu’il m’est doux de rester votre fille !

LE MARQUIS.

Ah, ma mère ! Ah, Monsieur ! J’ai trop peu d’une voix

Pour vous remercier du bien que je vous dois.

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