Le Cercle des femmes (Samuel CHAPPUZEAU)
Sous-titre : les secrets du lit nuptial
Entretiens comiques
1656.
Personnages
MÉNANDRE, vieillard, père d’Émilie
GERMAIN, cadet de village, devenu petit seigneur
HORTENSE, jurisconsulte, veuf, tenant pensionnaires
ALIDOR, cadet de fortune
LYCASTE, cadet de fortune
ÉMILIE, jeune veuve d’un savant esprit
AMINTE, amie d’Émilie
LUCRÈCE, amie d’Émilie
ISABELLE, servante d’Hortense
ALIX, servante d’Hortense
TROIS ARCHERS
La scène est à Lyon.
ARGUMENT
La Satyre que par des noms plus doux je puis appeler la belle raillerie et la censure agréable du vice, aujourd’hui plus de vogue que jamais ; chacun se pique de trouver le mot pour rire ; et à moins que de mauvaise humeur et de peu d’esprit, l’on ne peut s’offenser de ces jolis traits qui percent sans douleur, et qui lèvent toute honte à la vérité qui souvent n’ose paraître nue. Cet entretien qui n’est pas assez étendu ni assez dans les règles pour tenir lieu d’une comédie : mais qui d’ailleurs vaut mieux qu’une farce, a trois ou quatre scènes très galantes ; et sans parler des hôtelleries de Lyon et d’Allemagne qui y sont naïvement déchiffrées, l’entrevue d’un Docteur et d’une femme savante, les instructions du premier à un rustaud de village pour devenir Gentilhomme, et les merveilleuses règles que le beau sexe se veut désormais prescrire, sont très fortes, très adroitement Pièces déduites, et en un mot tout à fait du temps. Le ne me jetterais pas de la sorte dans les louanges de cet ouvrage, si je pouvais m’en dire l’auteur ; il n’y a dis mien que la traduction et l’agencement, et ce sont en effet des passages triés des Dialogues de l’aimable Érasme, qui depuis l’Empire de Charles-Quint sous lequel il vivait dans une très haute réputation, a rempli l’univers de son nom et de ses ouvrages. C’était un savant esprit, et un esprit enjoués tous les curieux honorent, et chérissent sa mémoire, et sans me jeter plus avant dans ses louanges, t’ajouterai seulement pour ce qui regarde le discours présent, et pour apaiser ceux qui trouveraient quelques : passages trop libres ; qu’ Érasme ne censure que les désordres de son siècle, et la noblesse de la Province de Gueldre voisine du lieu de sa naissance, qui se voyait tout permis, et qui s’emportait dans de grands excès ; ce qu’il témoigne ouvertement sur la fin de son Dialogue de rebus et vocabulis, qu’il conclut par ces mots Isti sibi permittunt bellum, cui velint, indicere, etc. Atqui tales habet non paucos Sicambria. Mais notre siècle, grâces à Dieu, est beaucoup plus sage, la noblesse aujourd’hui sur tout la Française, est très vertueuse et très retenue, j’entends la véritable fondée sur la naissance, et les belles qualités de l’âme, la franchise, la politesse et la générosité. Il s’en trouve en effet qui sortis de bas lieu, n’ayants aucune éducation empruntent le nom de Gentilshommes, et se couvrent d’un faux manteau de Noblesse pour s’emporter plus facilement dans les vices qu’Érasme reprend : et c’est. seulement contre ceux-ci qu’il s’emporte lui-même les autres ne s’en pouvant fâcher, comme ils n’y doivent prendre aucune part. J’avoue pourtant, puisque l’usage s’est rendu de tout temps la règle du discours et des actions, que la passion du jeu n’est pas dans la Noblesse une passion vicieuse, il pourrait être défendu à ces petits gentilhommes qui n’ont pour tout vaillant que l’épée et la cape, et qui auraient meilleure grâce, s’ils possèdent avec cela quelque petit fief, à prendre eux-mêmes le soin de leur revenu ; Mais ceux qui ont de grands biens, qui se voient maîtres de plusieurs châteaux, de qui relèvent des pays entiers, ont droit ce me semble de se divertir, et de se divertir noblement, le gain ou la perte d’une grande somme laissant toujours leur esprit dans la même assiette, et leur parole en fait de jeu se trouvant plus ferme que mille contrats. Cet entretien n’a pas besoin d’autre apologie, et je me persuade que j’aurai des Lecteurs équitables et de belle humeur, jusqu’à rire d’eux mêmes s’ils se trouvent taxés en quelque lieu.
ENTRÉE PREMIÈRE
ALIDOR, LYCASTE
ALIDOR.
Cher ami, tu ne pas dois t’étonner, si j’ai eu de la peine d’abord à te reconnaître. Nous n’avions pas un poil au menton lorsque nous nous séparâmes, et si j’ai bonne mémoire, je crois que l’on fit justice de nous le jour même que nous quittâmes le collège pour reprendre chacun le chemin de sa maison.
LYCASTE.
Je ne l’ai pas de ce côté si bonne que toi pour me ressouvenir de ce petit incident : mais je crois bien à la vérité qu’il y a plus de dix ans que nous ne nous sommes trouvés ensemble ; et je bénis l’heure que j’ai le bien de te r’embrasser.
ALIDOR.
Mais où t’es tu caché si longtemps ?
LYCASTE.
J’ai peu demeuré en un même lieu. J’ai couru toute l’Angleterre, et une bonne partie de l’Allemagne, d’où je retourne très mal satisfait.
ALIDOR.
Comment donc ?
LYCASTE.
C’est que j’aime le bon vin, et il ne se boit guère en ces pays-là que de la bière ; J’aime à loger à mon aise, et vous n’avez là que de très mauvais logis.
ALIDOR.
J’ai donc fait un voyage bien plus galant que le tien ; J’ai vu toute l’Italie et toute la France ; J’y ai bu des plus excellents vins de toute la terre, et ai été logé partout comme un Prince : mais je t’avoue que de toutes les hôtelleries que j’ai faites, je n’en ai point trouvé d’agréables comme celles de Lyon.
LYCASTE.
Je ne sais que de descendre de cheval.
ALIDOR.
Tu as bien la mine de n’en avoir point. Je crois ma foi que tu es arrivé sur ses jambes, et que tu es aussi grêlé que moi. Mais console-toi, tu en dépenseras moins dans un logis.
LYCASTE.
Dis-moi donc, je te prie, comment l’on y est reçu en cette ville.
ALIDOR.
Je t’assure qu’on ne serait pas reçu chez foi avec plus de courtoisie et de caresse, qu’on l’est ici dans l’hôtellerie. D’abord la Maîtresse vous vient saluer ; et vous prie de prendre en bonne part le traitement qu’elle vous doit faire. Mais parce que les affaires de la Maison l’empêchent de vous tenir longtemps compagnie, sa fille prend la place, mais une fille si jolie, d’un œil si riant, et d’une contenance si délibérée, qu’elle ferait perdre le chagrin d’un Héraclite, et la sévère humeur d’un Caton. Les servantes viennent en suite avec un langage tout à fait mignard, instruites à toutes sortes de galanteries, et qui savent répondre à tous les bons mots. Mais ne croyez point qu’elles agissent avec vous comme avec des étrangers, elles vous traitent comme de parents, ou d’anciennes connaissances ; et il se voit souvent parmi elles de jolis visages, et qui ne sont point à mépriser.
LYCASTE.
Tout cela est bon : mais enfin quel est l’appareil et la bonne chère ? Car le ventre ne se remplit point de ces choses.
ALIDOR.
Certes elle est si bonne, que je m’étonne comment elles peuvent traiter à si bas prix. La nappe levée, elles vous conduisent dans la chambre, vous y entretiennent de mille histoires, rient et folâtrent sans cesse avec vous, et en un mot, ne vous permettent pas de vous ennuyer. Lorsque vous délogez elles vous poursuivent jusques dans l’étable, et vous embrassent au départ avec tant d’affection, qu’il semble que vous leur touchiez de près.
LYCASTE.
Vous allez bien rire, s’il faut que je vous raconte à mon tour quelque chose des hôtelleries d’Allemagne. Je ne sais pas s’il en va de même partout ; je vous dirai seulement ce que j’ai vu. Personne ne vous salue en arrivant ; car ils croiraient faire chose indigne de la gravité Allemande. Après s’être égorgé de crier, il paraît à la fin quelqu’un qui avance la tête hors de la petite fenêtre du Poêle, où ils demeurent volontiers jusqu’au solstice d’Été ; Et vous le prendriez proprement pour une tortue qui se montre de dessous sa coque. C’est de celui-là qu’il faut s’informer s’il y a place dans l’hôtellerie, et s’il ne dit mot, vous pouvez entrer : Car ils n’ont pas en ces pays là tant de caquet, que vos Lyonnaises. Ensuite il vous montre l’étable de la main, et il vous est permis d’y traiter votre cheval à votre mode ; pour de valet il n’y en a point, à moins que ce ne soit un logis fameux. Ayant donné ordre à votre monture, vous vous transportez tout botté et tout crotté dans le Poêle, qui est commun pour tous, et vous vous y trouvez quelquefois jusques à quatre-vingt ou nonante de toutes conditions et de tous sexes, des cavaliers, des piétons, des marchands, des matelots, des chartiers, des femmes, des enfants, des sains, des malades.
ALIDOR.
Qu’elle confusion !
LYCASTE.
Aussi grande, qu’autrefois à la tour de Babel ; l’un s’y peigne, l’autre s’y décrotte, celui ci change de chemise, celui la fait un rot qui exhale une odeur d’œil qui vous empoisonne. Et s’ils remarquent entre eux quelque étranger, qu’ils jugent à sa mine être de condition, ils ne détournent point les yeux de dessus lui, et le contemplent comme quelque animal venu de nouveau d’Afrique, jusques-là qu’ils en perdent le manger.
ALIDOR.
L’on n’est pas si badaud à Rome, Paris, et à Venise, et quoi qu’il y ait mille choses admirables dans ces villes, personne n’y admire rien.
LYCASTE
Au reste ils croient vous bien traiter, s’ils vous font suer à grosses goutes ; et si quelqu’un n’étant pas accoutumé à cette vapeur ose entr’ouvrir seulement un volet ; il entend aussitôt : Fermez. S’il repart, l’étouffe, je n’en puis plus ; il entend derechef : si ce logis ne vous plaît pas, cherchez-en un autre... Que si vous arrivez sur les quatre heures du soir, n’espérez pas pourtant de souper avant neuf, et quelquefois avant dix. Car ils n’apprêtent rien, qu’ils ne voient vraisemblablement que personne ne doit plus arriver. Alors l’on voit entrer un vieux Ganymède, qui étend les nappes que vous diriez être tissues du chanvre des vieux cordages de quelque vaisseau, et met autant de couverts comme il a conté de bouches. Chacun après se place où bon lui semble, vu qu’il n’y a point là de distinction entre le pauvre et le riche, entre le maître et le serviteur. De la sorte vous demeurez assis près d’une heure avant que les viandes viennent.
ALIDOR.
Personne ne demande cependant à manger ?
LYCASTE.
Personne, au moins de ceux à qui l’humeur de la Nation est connue. Enfin le vin arrive mais bon Dieu, quel vin ! Il en faudrait de semblable à des Sophistes tant il est acre et subtil. Que si quelqu’un offre en secret de l’argent pour en avoir de meilleur, ils dissimulent d’abord de vous entendre ; mais d’un visage, qu’ils semblent vous vouloir tuer. Si vous les pressez, vous en avez à la fin cette réponse : Tant de Comtes, et de Marquis ont logé céans, et personne ne s’est jamais plaint du vin ; Si ce logis ne vous plaît pas, cherchez en un autre.
ALIDOR.
Vous ne me donnez pas envie de m’aller promener en Allemagne.
LYCASTE.
Pour vous parler de la chère, je ne vous en puis rien dire, sinon qu’elle est très mauvaise, ne consistant qu’en de chairs salées, et potages réchauffés. Les lits sont aussi propres que la nappe, et les draps n’ont possible été lavés de six mois. Le seul souvenir m’en fait mal au cœur. Mais, cher ami, puisque vous êtes avant moi en cette ville, il est temps que vous m’enseigniez un bon logis où je m’aille reposer, et si vous avez ici quelques habitudes, comme j’ai peu d’argent en bourse, et peu de bien au pays, vous m’aiderez s’il vous plaît à me placer auprès de quelque Seigneur.
ALIDOR.
Notre ancienne amitié veut bien que je m’emploie pour vous. Pour la condition que vous souhaitez, je vous dirai que je suis en cela votre concurrent, et que nous y travaillerons ensemble. Pour un logis, je tâcherai de vous faire entrer dans le mien, où nous avons bonne compagnie, et entr’autres un personnage qui tranche du grand, et qui est je m’assure plus gueux que nous. Mon hôte est un très habile Jurisconsulte, et de plus très bon Poète, chez qui j’ai été adressé, et qui me fera bien la grâce de vous recevoir sur ma parole. La pension est médiocre. Mais le voici qui vient à propos.
ENTRÉE DEUXIÈME
HORTENCE, ALIDOR, LYCASTE, ÉMILIE
ALIDOR.
Monsieur, j’allais chez vous, pour vous prier de trouver bon. que je donne la moitié de mon lit à cet ancien camarade que j’ai rencontré, et que je vous donne pour très honnête garçon. Je vous répons de sa pension, ne vous en mettez en aucune peine.
HORTENSE.
Vous auriez besoin d’un répondant pour vous même. Entrez, je vois bien à sa mine que c’est un aussi bon enfant que vous. Mais ne lui montrez pas mauvais exemple, m’a servante m’a appris de vos nouvelles. Allez, et me laissez ici méditer de hautes matières que j’ai dans l’esprit. Ce sont bien véritablement des hautes pensées : mais je ne sais si je les dois appeler ou folles ou sages, puisque ce sont pensées d’amour ; et d’un amour qui ne me laisse point en repos, et dans lequel je m’opiniâtre, plus j’y découvre de difficulté. Il est vrai que j’ai besoin de me marier, ma maison périt entre les mains d’une coquine de servante, et je recule tous les jours au lieu d’avancer depuis la mort de ma femme. Il faut que je tente fortune encore une fois. La cruelle et belle que j’aime fait la renchérie et la difficile, et elle vérifie bien le paradoxe du cousin Cicéron : Difficilia, que pulchra. Elle se tient fière de la noblesse de son Père, qui m’a véritablement prié de l’aider à lui trouver un parti sortable mais je voudrais bien qu’il me voulût recevoir moi-même. Quand il serait sorti de Nerva en droite ligne, les lettres ne m’anoblissent-elles pas assez ? Possible à la fin que comme Similis simili gaudet, sa fille qui est veuve comme moi ; qui est, ou qui se dit savante comme moi, m’aimera mieux que pas un autre qu’on lui pût offrir. Il faut que je lui exprime derechef ma passion dans les termes les plus doctes, et les plus amoureux que mon cerveau me pourra fournir.
ÉMILIE.
Isabeau.
Elle parle derrière la toile.
HORTENSE.
Mais l’entends sa voix.
ÉMILIE.
Remettez sur mes tablettes cet Hérodote que j’ai laissé sur la table, et que mon cabinet soit en ordre lorsque ces Dames me viendront trouver.
Elle sort sur le théâtre.
En dépit de l’importun. Je suis toujours malheureuse de le rencontrer. Toutefois il faut que je me divertisse à ses dépens. Et à vous, seigneur Hortensius.
HORTENSE.
Et à vous cruelle, et à vous farouche, et à vous cœur de diamant.
ÉMILIE.
Hé quoi ! ne savez vous pas encore mon nom ? Je m’appelle Émilie.
HORTENSE.
Il vous fallait plutôt nommer Martiale.
ÉMILIE.
Pourquoi, je vous prie ; et quel rapport puis-je avoir avec le Dieu Mars.
HORTENSE.
Parce que vous vous plaisez comme lui à faire mourir les humains, si ce n’est que vous l’emportez sur sa cruauté, ôtant la vie à ceux qui vous aiment.
ÉMILIE.
Le bon discours ! Où s’est donc fait ce carnage ? où s’est répandu le sang de ceux que j’ai mis à mort ?
HORTENSE.
Quand vous me voyez, vous voyez un corps sans âme.
ÉMILIE.
Qu’entends-je ? vous êtes mort, et vous ne laissez pas de parler. Dieu veille qu’il ne se présente jamais à moi des fantômes plus épouvantables.
HORTENSE.
Vous riez, et cependant vous me tuez aussi véritablement que si vous me perciez le cœur d’un trait. Je soufre un tourment qui ne se peut dire.
ÉMILIE.
Dites-moi ; combien est il avorté de femmes grosses à votre rencontre ?
HORTENSE.
Cette pâleur de mon visage vous doit persuader que je ne fuis plus qu’une ombre.
ÉMILIE.
Cette pâleur toutefois est mêlée de quelque vermeil et vous pâlissez, ce me semble comme une cerise qui murit, ou une grappe qui commence à rougir.
HORTENSE.
C’est me railler trop cruellement.
ÉMILIE.
Si vous ne me voulez pas croire, approchez-vous du miroir.
HORTENSE.
J’ai devant moi la plus belle glace qui se puisse, et il n’est point au monde de miroir si net.
ÉMILIE.
Où est donc ce miroir que je ne vois point.
HORTENSE.
Ce sont vos beaux yeux, vives lumières de mon âme.
ÉMILIE.
Vous me rendez le change. Mais enfin comment me persuaderez-vous que vous êtes mort ? Les ombres ont-elles besoin de manger ?
HORTENSE.
Elles mangent véritablement :mais des viandes insipides, comme des mauves, et autres herbes de nulle saveur.
ÉMILIE.
Je sais pourtant que vous-vous traités quelquefois avec vos pensionnaires, de chapons et de perdrix.
HORTENSE.
Je l’avoue : mais je n’y trouve non plus de goût qu’a des carottes mal assaisonnées.
ÉMILIE.
Je vous vois pourtant dans l’embonpoint, et vous ne paressez pas fort décharné. Mais les ombres encore ont-elles la faculté de parler ?
HORTENSE.
Elles parlent comme moi d’une voix cassée.
ÉMILIE.
Je vous entendais pourtant hier de l’autre côté de la rue crier après votre servante pour un plat qu’elle avait fondu, comme si votre maison eut dû renverser.
HORTENSE.
Mais hors la raillerie, que direz-vous si je vous prouve par des arguments invincibles, et que je suis mort, et que vous êtes l’homicide.
ÉMILIE.
Courage, je me plais à raisonner, écoutons un peu ce Maître Docteur.
HORTENSE.
Vous m’avouerez premièrement que la mort n’est autre chose que la séparation de l’âme d’avec le corps.
ÉMILIE.
Je l’avoue.
HORTENSE.
Mais à condition que vous ne retirerez point votre parole.
ÉMILIE.
Je vous le promets.
HORTENSE.
Vous ne niez pas que celui qui ôte l’âme d’une personne, soit son homicide.
ÉMILIE.
Je l’avoue encore.
HORTENSE.
Vous tomberez aussi d’accord avec moi de ce qui a été avancé par tant de graves Auteurs, et confirmé par les suffrages de tant de siècles, que l’Âme n’est pas où elle anime, mais bien où elle aime.
ÉMILIE.
Parlez plus clairement, je n’entends pas bien cet axiome.
HORTENSE.
Et c’est en cela que je suis misérable, que vous ne l’entendez pas aussi bien que moi. Je m’explique donc mieux. Ces contemplatifs qui sont ravis dans l’extase ; ces fameux Poètes qui conversent continuellement avec les Muses, sont quelquefois si absorbés dans leurs pensées toutes divines, qu’ils n’entendraient pas un tambour qu’on battrait à leurs oreilles, qu’une armée passerait devant leurs yeux sans qu’ils l’aperçussent, et qu’ils ne sentiraient pas le coup mortel qu’un assassin leur viendrait porter. Devineriez-vous la cause de cette merveille ?
ÉMILIE.
Apprenez la moi vous qui êtes Philosophe.
HORTENCE.
C’est que leur esprit est dans le Ciel de la contemplation où il se plaît, où il s’aime, et n’est plus à proprement parler dans le corps.
ÉMILIE.
Que s’ensuit-il de cette raison ?
HORTENSE.
Ce qu’il s’ensuit, Insensible ? Il s’ensuit que je suis mort, et que vous êtes l’homicide.
ÉMILE.
En quel lieu est donc maintenant vôtre âme ?
HORTENSE.
Là seulement où elle aime.
ÉMILIE.
Mais qui vous la donc ainsi arrachée. Vous soupirez, parlez librement n’ayez point de crainte.
HORTENSE.
C’est une jeune beauté : mais très cruelle, et que tout mort que je suis je ne laisse pas encore d’aimer ?
ÉMILIE.
J’admire votre constance. Mais que ne lui rendez vous la pareille, et que ne lui arrachez vous l’âme à votre tour ?
HORTENSE.
Je serais l’homme le plus fortuné du monde, si je pouvais faire cet heureux échange ; et que de même que mon esprit est passé dans son corps, son âme se rendît réciproquement dans le mien.
ÉMILIE.
Me sera-t-il permis de faire la sophiste à mon tour ?
HORTENSE.
Tout vous le doit être.
ÉMILIE.
Se peut-il faire que le même corps soir un corps animé, et un corps sans âme ?
HORTENSE.
Il ne se peut en un même temps.
ÉMILIE.
Quand l’âme est absente, on peut dire véritablement que le corps est mort ?
HORTENSE.
Il n’y a point de doute.
ÉMILIE.
Et l’âme ne peut animer que lorsqu’elle est actuellement présente ?
HORTENSE.
Il est vrai encore.
ÉMILIE.
Comment se peut-il donc faire, s’il est vrai que l’âme soit où elle aime, qu’elle anime encore le corps qu’elle a quitté ? Et si elle l’anime tandis qu’elle aime ailleurs, comment pouvez-vous dire qu’un corps animé soit un corps sans âme ?
HORTENSE.
C’est argumenter fort subtilement : mais vous n’en échapperez pourtant pas de la sorte. Une âme qui n’anime le corps que de cette façon, n’est pas à vrai dire une âme ; c’en sont plutôt quelques faibles esprits, quelques petits restes ; comme l’odeur d’une rose qui demeure dans la main, encore que la rose n’y soit plus.
ÉMILIE.
Mais encore un coup ; celui-là qui tue n’agit-il pas ; de même que celui-là pâtit qui est tué ?
HORTENSE.
Oui dea.
ÉMILIE.
Comment donc pour parler en termes de Philosophe, si celui-là agit qui aime, et celle-là pâtit qui est aimée ; comment, dis-je, peut-on avancer que c’est la personne aimée qui tue, vu que c’est plutôt celui qui aime qui se fait mourir.
HORTENSE.
Au contraire celui-là souffre qui aime, et celle-là agit qui est aimée.
ÉMILIE.
Vous ne ferez jamais passer cette opinion devant les Aréopagites de la Grammaire.
HORTENSE.
Je m’en rapporte aussi à de meilleurs juges, et j’aurai pour moi les Asphyxions de la Logique.
ÉMILIE.
Mais coupons court, et répondez moi enfin à ceci. Aimez-vous de votre gré, ou par contrainte ?
HORTENSE.
J’aime de mon gré.
ÉMILIE.
Vu donc qu’il vous est loisible de ne pas aimer, vous êtes plutôt l’homicide de vous-même, et c’est à tort que vous accusez la personne que vous aimez.
HORTENSE.
Ce n’est pas aussi parce qu’elle est aimée qu’une beauté tue, mais parce qu’elle n’aime pas réciproquement ; et celui-là se rend meurtrier, qui peut sauver une personne et ne le fait pas.
ÉMILIE.
Déclarez-moi donc franchement qui vous aimez.
HORTENSE.
Vous même. Vous êtes veuve du premier mari, et j’ai enterré ma dixième femme. Vous êtes jeune, et je ne suis pas trop vieux. Je suis savant, vous n’êtes pas ignorante. Nous mettrons au monde des Démosthènes, des Quintiliens, des Aristotes, des Hypocrates, des Homères, des Sénèques, des Bartoles (pour des filles je n’en veux point de savantes) pour servir utilement la République, qui nous fera obligée de cette conjonction matrimoniale. Je sais bien que vous en avez autant d’envie que moi, et puisque vous êtes Philosophe, vous savez que sicut materia prima appetit formam, ita fœmina appetit virum.
ÉMILIE.
C’est où vous vous trompez fort, Monsieur le Docteur, et je vais vous faire voir que vous êtes un ignorant, ou du moins que vous ne savez pas tout. Quand j’aurais dessein de me marier, je ne voudrais point d’un Poète crotté comme vous, d’un Avocat sans cause, d’un chétif teneur de pensionnaires. Il me faudrait en ce cas un Gentilhomme bien fait, de grande maison, et qui répondît à la Noblesse de mes ancêtres. Vous n’avez pas le minois assez bien tourné pour moi. Mais voulez vous que je vous apprenne mon humeur ? Je ne veux ni de vous, ni d’aucun autre. Je méprise désormais les hommes, autant qu’ils se peuvent priser eux-mêmes, nous allons bientôt les mettre si bas, qu’ils ne s’en pourront jamais relever.
HORTENSE.
Je vous prie, n’offensez point notre sexe mille fois plus digne que le votre ; par la part de ma vie je le défendrai de vos invectives, aussi bien je vois qu’il n’y a rien à faire avec vous. Vous en savez trop pour une femme : mais vous en savez pourtant moins que le dernier des hommes.
ÉMILIE.
À votre compte vous tenez l’homme d’une nature plus noble et plus excellente que la femme ?
HORTENSE.
Bien entendu.
ÉMILIE.
Et ce sont eux mêmes qui s’en font les juges ? Les hommes donc sont-ils plus vigoureux que les femmes, sont-ils moins exempts de maladies ?
HORTENSE.
Non mais en général ils sont plus forts.
ÉMILIE.
Certes les Chameaux ont de l’avantage sur eux de ce côté. Mais c’est possible dans les qualités de l’esprit qu’ils nous surpassent ? Et en ceci encore, pauvres hommes, qu’avez-vous de plus excellent que nous ? Dans lequel des deux sexes se voit-il plus, d’ivrogneries, de querelles, de meurtres, de guerres, de rapines, et d’adultères ?
HORTENSE.
Mais nous autres hommes faisons seuls la guerre pour la défense de la patrie.
ÉMILIE.
Mais vous autres hommes lâchez souvent le pied, et prenez honteusement la fuite. Et ce n’est pas toujours pour la patrie, ni pour l’honneur que vous combattez ; le plus souvent pour un sale gain vous abandonnez vos enfants, vos femmes, et pires que ces gladiateurs vous engagez vos corps dans une nécessité servile ou de recevoir la mort ou de la donner. Mais venez çà, vous qui me vantez si fort la vertu guerrière (quoi que pour ce qui vous regarde vous n’ayez pas la mine d’avoir jamais manié l’épée) est-il aucun de vous, s’il avait éprouvé les travaux de l’enfantement, qui n’aimât mieux cent-fois marcher au combat, que d’en venir au péril où il faut que nous passions si souvent. Dans la guerre l’on ne vient pas tous les jours aux mains, et si l’on se bat, le danger ne se trouve pas par tout. Vos semblables se cachent dans le gros, tandis que les deux ailes soutiennent le faix. L’un cherche sa sûreté dans un Camp-volant, l’autre se met à couvert dans l’arrière-garde ; et enfin plusieurs trouvent leur salut ou en se rendant, ou prenants la fuite. Mais pour nous il nous faut combattre de près avec la mort.
HORTENSE.
Ma foi si vous aviez encore votre mari, je lui persuaderais de ne vous toucher de la vie.
ÉMILIE,
Je suis hors de ces peines, et ne crois pas m’y revoir jamais. Toute ma passion est maintenant à l’étude des bons livres.
HORTENSE.
Pardonnez-moi si je vous dis en ami que c’est le moyen de vous mettre bientôt la cervelle sans dessus-dessous. Mais particulièrement à tenir, comme vous faites, des livres Grecs et Latins.
ÉMILIE.
Quoi ? Les livres français sont-ils les seuls qui enseignent à bien vivre ? et vaut-il mieux lire un Roman rempli de folies, qu’un Sénèque, qu’un Plutarque et qu’un Xénophon ?
HORTENSE.
Je ne sais, si non que le Latin sied très mal aux femmes ; du moins c’est le sentiment du vulgaire, qu’une femme savante est doublement folle.
ÉMILIE.
Ce langage ne peut partir que de la bouche des sous. Une femme qui est véritablement sage ne croit pas l’être ; et celle qui ne l’est point et qui s’en fait accroire, est doublement folle comme vous dites. Et parlés-moi, Monsieur le Docteur, N’est il pas louable à une Allemande d’apprendre la langue Française, ou à une Française d’apprendre le Toscan, pour s’entretenir quelquefois avec ceux de la Nation Et trouverez-vous plus étrange de moi, que je sache le Grec et le Latin, qui font de si belles langues, et qui me découvrent de si belles choses ?
HORTENSE.
Quoique vous disiez, les sciences viennent aussi mal à une femme qu’une riche selle sur le dos d’un Bœuf.
ÉMILIE.
Et moi je crois qu’une felle aurait meilleure grâce sur un Bœuf, qu’un bourrelet dessus votre épaule. Adieu, Monsieur le Docteur, j’ai assez découvert votre ignorance, nous vous allons tailler de la besogne, et à tous vous autres hommes ; tenez-vous fermes seulement, nous tiendrons bon de notre côté.
Émilie se retire, et Ménandre entre qui les a vus ensemble.
HORTENSE.
Elle a bien fait de me refuser. Je me garderai bien de mettre dans ma maison une femme si savante. Elle serait à toute heure à argumenter contre moi. Mais voici son Père.
ENTRÉE TROISIÈME
HORTENSE, MÉNANDRE, ALIX
HORTENSE.
Ha ! Domine excellentissime Ménandre.
MÉNANDRE.
Me passez pas plus avant, je n’entends point le Latin, et vous croyez possible être encore avec ma fille. Qu’y pensez-vous attraper ? ce n’est pas pour vous que le four chose. Il lui faut un Seigneur de qualité, et qui puisse conter comme nous sa race depuis deux mille-ans.
HORTENSE.
Ma foi, Monsieur, vous m’excuserez, je ne croyais pas que votre maison fût si ancienne, et je crois même qu’il n’y en a pas un dans la ville qui ait connu votre Père.
MÉNANDRE.
Je ne suis pas ici pour vous faire ma Généalogie ; lisez Rheusnerus, Hennengius, Bertius, et tous ces fameux Chronologistes (ma fille vous les nommerait bien mieux que moi) où vous la verrez au long ; et elle m’a dit encore qu’il s’en lit quelque chose dans les Commentaires de... Je ne me souviens point de tous ces diables de noms.
HORTENSE.
Ce sont sans doute les Commentaires de César que vous voulez dire.
MÉNANDRE.
Vous y êtes ; et que l’un de mes Aïeux se rencontra du nombre de ceux qui bâtirent les vaisseaux dans lesquels cet Empereur passa en Angleterre.
HORTENSE.
Il était donc Charpentier de son métier ?
MÉNANDRE.
Il faut bien que les Charpentiers fussent nobles de ce temps-là, ou sans doute qu’il avait quelque intendance sur les ouvriers.
HORTENSE
Voilà un emploi bien remarquable.
MÉNANDRE.
Mais ma fille me promet de faire de si curieuses recherches, qu’elle nous fera remonter jusques à Pelus fondateur de la première Monarchie. Je n’ai pourtant pas besoin de toutes ces preuves. Je me sens le cœur noble, et je défie qu’il se trouve aucun de si généreux que moi. Ma foi nous mériterions bien de trouver un haut parti pour notre jolie veuve, qui me déplaît d’être toujours sur les livres, et de faire des cabales avec ses voisines, où je ne sais ce qu’elles complotent tant. Un brave Gentilhomme la divertirait de ces folies, et je vous avais déjà prié, comme vous avez beaucoup d’intrigues, d’avoir un peu l’œil sur cette affaire ; une belle récompense ne vous pouvant manquer après ce service.
HORTENSE, tout bas.
Quelque dédaigneuse que soit cette veuve, elle ne charme encore, et ses écus pour le moins autant. Monsieur. Entre tous les hommes du monde vous n’en sauriez trouver de plus nobles que les hommes de lettres, et entre tous les hommes de lettres vous n’en sauriez trouver de plus passionné pour votre fille, que moi.
MÉNANDRE.
Qu’appelez-vous hommes de lettres ? Vous avez raison, il m’en souvient. Je vous ai vu autrefois à Paris établi sous les charniers de Saint Innocent, qui écriviez des lettres pour des servantes.
HORTENSE
Ignorant que vous êtes, ce n’est pas de la façon qu’il faut l’entendre.
MÉNANDRE.
Entendez-le comme il vous plaira, je vous ai déjà dit que ce n’est pas pour vous que le four chose, ma fille n’est point pour un homme de votre sorte, et quand vous seriez plus riche et plus noble que vous n’êtes, je ne la donnerais jamais à un Docteur. Il m’en vint trois l’autre jour tout à la fois, qui faillirent à me faire enrager avec leur jargon, et leurs termes extravagants que je n’entends point. Ma fille en un mot n’est point pour vous.
HORTENSE.
D’accord, je n’en veux point ; et veux bien vous aider à la marier comme vous le souhaitez, pourvu que vous teniez votre parole, et que vous me fassiez un présent honnête.
MÉNANDRE.
Foi de Gentilhomme je ne manquerai point à ce que je vous ai promis. Trouvez-moi seulement quelque chose qui vaille.
HORTENSE.
Je connais un Seigneur de marque qui sera le fait de votre fille, et qui a dessein de se marier ; il est en bon équipage. Je me fais fort de vous l’amener ce soir pour rendre les premiers devoirs à sa Maîtresse. Préparez-vous à le recevoir.
MÉNANDRE.
Je sais que vous m’avez toujours été bon ami, et je veux aussi vous témoigner que je suis le votre. Vous aurez chez : vous dans une heure des marques de ma bonne volonté, pour vous donner meilleur courage de me servir. Adieu, je vais disposer ma fille à recevoir son futur Époux.
HORTENSE.
Si je n’ai pu rien tirer de la fille, il me faut bien avoir recours sur le père, et avec le présent qu’il ma promis de m’ennoyer dans une heure, j’aurai le plaisir de me divertir aux dépens de cette veuve dédaigneuse, et de me venger d’une bonne sorte de ses mépris. J’ai chez moi un gros drôle de pensionnaire, qui n’a ni naissance, ni esprit : mais qui est toujours après moi pour lui apprendre le métier de Gentilhomme, afin de pouvoir fréquenter les honnêtes compagnies. Je lui apprendrai son rôle, et ne me donnerai pas peu de passe-temps. Hé Alix !
Il frappe plusieurs fois à la porte de son logis sans qu’on lui réponde.
ALIX.
Qui heurte-là bas ?
HORTENSE.
Et répond donc de par tous les Diables. Ouvre-moi la porte.
ALIX.
On y va.
HORTENSE.
Ne te dépêcheras-tu pas ?
ALIX.
Voulez-vous que je me rompe le col ?
HORTENSE.
Ha ! si je te tiens.
ALIX.
Un peu de patience.
HORTENSE.
Tisyphone, Mégère, enragée, mets au moins la tête à la fenêtre.
ALIX paraît à la fenêtre.
Ne tient-il qu’à crier aussi fort que vous ? Nous avons pour le moins aussi bonne gorge. Voyez qu’il faut peu pour le mettre en colère. Quand il me veut flatter, je suis sa Galatée, son Euterpe, sa Calliope, sa Mélisse, sa Vénus, que ne suis-je point ? et dès qu’il a la bile un peu échauffée, je deviens incontinent une Tisyphone, une Mégère, une Alecton, une Méduse, une Baucis, et mille autres choses que sa colère lui peut suggérer. À présent que je parle il ne dit plus mot... Que voulez-vous donc ?
HORTENSE.
Tu la payeras. Va voir si le sieur Germain est dans sa chambre, et dis lui qu’il descende, et que je veux lui parler.
ALIX, se retirant.
Il fallait bien faire tant de bruit pour si peu de chose.
HORTENSE.
J’ai là une servante qui se peut vanter d’avoir deux bonnes qualités de trois que l’on y souhaite. Elle est laide, et ne m’attirera point de muguets à ma porte... Elle a bonne tête, et ne souffrira pas qu’on me fasse du dommage chez moi. Pour la troisième et la principale, qui est d’être fidele, j’en doute. Mais voici mon rustaud.
ENTRÉE QUATRIÈME
GERMAIN, HORTENSE
GERMAIN.
Hé bien, Monsieur, que désirez-vous de votre petit serviteur ?
HORTENSE.
J’ai à vous dire quelque chose qui doit vous réjouir. Je veux vous faire aujourd’hui Gentilhomme, et vous donner une belle femme.
GERMAIN.
Ha ! qu’elle bonne nouvelle m’annoncez-vous là, il faut que j’en saute d’aise, c’est ce que je cherche il y a longtemps. Ha ! que je vous embrasse mille fois,
HORTENSE.
Modérez votre joie, et recevez pour ce sujet les instructions qu’il vous faut donner. Ce n’est pas le tout de se dire Gentilhomme, il en faut faire les actions, et en garder la contenance ; et quoi que dans le rencontre présent vous ne puissiez pas tout observer, je veux vous prescrire tout d’un coup des règles générales. qui vous serviront en tout temps et en tous lieux, et parmi toutes sortes de personnes.
GERMAIN.
Que je vous embrasse encore une fois !
HORTENSE.
Laissez-moi dire, et ne m’interrompez que bien à propos. Premièrement éloignez-vous de votre pays, et de vos anciennes connaissances. Ensuite tâchez de vous insinuer dans la compagnie de jeunes Gentilshommes de votre âge, et l’on croira aussitôt, que vous n’êtes pas de moindre naissance que ceux avec lesquels vous fréquentez ordinairement...
GERMAIN.
Ce conseil n’est pas mauvais...
HORTENSE.
Prenez garde sur tout de n’avoir rien dessus vous qui sente son Bourgeois, laissez lui la laine, et ne portez que l’or et la foie. Mais qu’il n’y ait rien en vos habits de bien entier, et que tout fente sa négligence. Dans vos entretiens n’ayez rien de bas, ni qui approche des sots discours du vulgaire. Si quelqu’un arrive d’Espagne ou d’Allemagne, informez-vous comment vont les affaires de l’Empereur avec le Pape, comme se porte le Comte de Nassau votre Cousin, et autres Grands, dont vous-vous direz allié.
GERMAIN.
Tout cela est bien de mon goût.
HORTENSE.
Portez une bague au doigt qui soit montée d’un beau diamant, avec un cachet d’or qui l’accompagne.
GERMAIN.
Vous ne demandez pas si ma bourse y pourra fournir.
HORTENSE.
En tout cas une pierre d’Alençon, et un cachet de cuivre vous couteront peu, Mais à propos de cachet, il faut parler de vos Armoiries. Quelles armes voulez-vous choisir ?
GERMAIN.
Conseillez-le moi vous même.
HORTENSE.
Deux pots au lait en chef, et une bouteille en pointe.
GERMAIN.
Vous riez, parlez tout de bon.
HORTENSE.
Avez-vous jamais été à la guerre.
GERMAIN.
Je ne m’en fuis jamais approché de cent lieues.
HORTENSE.
Vous m’avez pourtant la mine de l’avoir faite souvent aux oisons et aux chapons de la campagne.
GERMAIN.
Assez souvent, et d’un grand courage.
HORTENSE.
Prenez donc pour vos armes un couteau d’argent, et trois têtes d’oie, d’or.
GERMAIN.
En quel champ ?
HORTENSE.
En quel champ, sinon de gueule, marque immortelle du sang que vous avez vaillamment répandu.
GERMAIN
Vous avez raison, aussi bien le sang d’oie n’est pas moins rouge que le sang humain ; mais qu’aurons-nous pour le Timbre ?
HORTENSE.
Une tête de chien, les oreilles abattues.
GERMAIN.
Cela est trop commun.
HORTENSE.
Ajoutez-y deux cornes, cela sera rare.
GERMAIN.
Quels animaux en fin soutiendront l’Écusson ?
HORTENSE.
Les Princes ont déjà pris les Dragons, les Cerfs, les Chiens, les Griffons ; faites le supporter de deux harpies. Il reste à parler de votre surnom. Il en faut prendre un qui soit magnifique, et ou la syllabe, De, témoigne votre Noblesse. Faites-vous appeler, si vous voulez, Harpale de Come. Mais il y faut ajouter une Seigneurie. N’avez-vous point quelque Maison de laquelle vous puissiez porter le nom ?
GERMAIN.
Je n’ai pas seulement un pouce de terre.
HORTENSE.
Possible êtes-vous né dans quelque Ville célèbre ?
GERMAIN.
Mais bien dans le plus pauvre hameau de la Province. Car il n’est pas loisible de mentir à qui l’on découvre son mal, et de qui l’on en attend le remède.
HORTENSE.
Il y aura sans doute quelque colline voisine de ce hameau.
GERMAIN.
Il se voit une roche qui n’en n’est pas loin, où je menais paître quelquefois les chèvres.
HORTENSE.
Voilà qui va bien ; vous vous nommerez donc, Harpale de Come Chevalier de la Roche d’or. Au reste c’est la coutume des Grands d’avoir chacun sa devise, comme celle de Philippe, À qui en voudra, celle de Charles-Quint, Plus avant. Prenez pour la votre, Tout au hasard.
GERMAIN.
Que vous me plaisez !
HORTENSE.
Feignez de recevoir souvent des lettres des Grands qui ne contiennent que des matières importantes, où il ne soit parlé que de Fiefs, de Châteaux, de Gouvernements, de plusieurs millions d’or, et de riches mariages. Vous ferez en forte que ces lettres vous soient comme coulées de la pochette, ou vous les oublierez sur la table, afin qu’elles tombent en des mains qui soient curieuses de les ouvrir. Vous les laisserez si vous l’aimez mieux dans l’habit que vous enverrez au tailleur pour raccommoder. Ces sortes de gens ne cachent rien de ce qu’ils savent, Et quand ils vous le rapporteront, vous ferez semblant d’être fâché de cet accident. Et la chose étant si adroitement conduite, personne ne la pourra soupçonner d’aucune fourbe.
GERMAIN.
Qu’il fait bon avoir de l’esprit !
HORTENSE.
Écoutez-moi encor ; Comme il fourmille par tout, et particulièrement en France de jeunes gens qui ont une démangeaison enragée d’écrire, et qu’il ne manque non plus d’Imprimeurs affamés qui entreprennent tout, pourvu qu’ils voient quelque chose à gagner, sollicitez-en quelques-uns des premiers à mettre au jour des livres sous votre nom, où vous soyez nommé dans la Préface, en gros caractères, le Père de la Patrie, le Protecteur de ses lois, le foudre de la guerre, les délices des humains. En effet les livres s’étendent plus loin, et courent plus promptement que pas une voix, et apprennent plus d’Histoires que les valets les plus babillards n’en sauraient conter.
GERMAIN.
Vous me ravissez.
HORTENSE.
Parlons maintenant des métiers que vous devez savoir. Si vous n’êtes bon joueur de dés, si vous ne maniez souvent des cartes, si vous ne buvez authentiquement, si vous ne faites large courroie du bien d’autrui. Si vous ne jurez des mieux, à peine vous croira-t-on Gentilhomme.
GERMAIN.
Je me suis déjà exercé en tous ces articles. Je ne suis plus en peine que de trouver de l’argent.
HORTENSE.
Tout beau, c’est là où j’allais. Après que plusieurs se seront confirmés dans l’opinion que vous êtes noble, Il se trouvera quelques sots qui tiendront à honneur de vous prêter, d’autres auront honte, d’autres craindront de vous refuser.
GERMAIN.
Mais pour rendre ?
HORTENSE.
Il y a mille inventions pour échapper ce mauvais pas.
GERMAIN.
J’en sais bien quelques-unes, et j’y en ai souvent attrapé, prenez garde que vous ne soyez vous-même du nombre. Je vous en avertis en ami, ne me faites pas longtemps crédit.
HORTENSE.
Allez, vous êtes franc. Je veux bien vous aider encore à me tromper. Tenez donc pour maxime fondamentale de ne rendre jamais rien. Différez de jour en jour. Vos créanciers, ou craindront de vous fâcher, ou craindront en vous pressant de perdre leur dette. Que si d’aventure vous-vous sentez tenir de près, passez en un autre lieu, et de ce lieu là derechef en un autre. Enfin pour dernier remède, fuyez à la guerre ; elle met à couvert toutes fortes de crimes, comme la Mer reçoit toutes les impuretés de la terre. Aussi gardez-vous d’avoir a faire avec de petites gens, qui pour peu de chose que vous leur devriez viendraient crier tous les matins à vos fenêtres, et porter un Sabbat de Diable dans votre chambre ; Il vaut mieux vous attaquer à ceux qui sont riches, et qui savent ce que c’est de l’honneur. Surtout ne vous arrêtez jamais dans les Bicoques, où l’on ne saurait faire un pas qu’il ne vienne à la connaissance d’un chacun. Il y a plus de licence dans les grandes Villes, et il n’est point de lieu, où l’on puisse mieux paraître, et où l’on se puisse aussi cacher plus aisément qu’a Paris. Il faut que je vous fasse maintenant votre train. Vous aurez premièrement deux ou trois jeunes hommes auprès de vous bien couverts, qui vous le cèdent partout, qui vous rendent mille révérences, qui vous soient en qualité de suivants, et vous en trouverez assez qui seront ravis de jouer avec vous cette Comédie. Ayez avec cela trois ou quatre grands pendards d’estafiers, qui ne soient point paresseux, et qui sachent gagner leur nourriture et la votre. Qu’ils se fourrent partout, et qu’ils pensent que ce n’est pas en vain que la nature a donné dix doigts à l’homme. Je veux dire qu’ils s’en servent au besoin ; et n’en appréhendez point de mauvais succès. Qui oserait, jamais attaquer les gens d’un si grand Seigneur, du Chevalier de la Roche-d’or ? Il faudra parfois les envoyer à la petite guerre, et s’ils rencontrent à leur avantage quelque homme de négoce, dont la bourse est ordinairement bien garnie, ils la lui demanderont civilement. Ce n’est là qu’un trait de galanterie. Se peut-il rien de plus ridicule, Qu’un petit Marchand regorge de pistoles, et qu’un Cavalier n’ait pas le sou, pour courtiser les dames, fréquenter la Comédie, et le jeu.
GERMAIN.
Vous avez raison, Parbleu je veux avoir de l’argent. Donnez-m’en tout à l’heure.
HORTENSE.
Un peu de patience, je viens au meilleur. Attachez-vous auprès de quelque beauté, que vous engagerez incontinent à vous aimer, ayant de l’esprit, et étant bien fait de votre personne.
GERMAIN.
Oui, je suis bien gentil.
HORTENSE.
Les filles étant naturellement vaines, et aimants le faste, celle que vous cajolerez se trouvera incontinent prise, et il faudra conclure en même temps ; c’est déjà en ceci ou je veux vous montrer visiblement trait d’ami, et je vous mènerai ce soir chez une jeune veuve de haute condition, et de grands biens, dont vous serez infailliblement bien reçu.
GERMAIN.
Quoi, comme je suis bâti ?
HORTENSE.
Je veux bien pour ce sujet vous avancer un habit de friperie, et les Pensionnaires que j’ai chez moi seront assez bons garçons pour vous servir de suivants dans ce rencontre.
Les deux Cadets Pensionnaires qui ont paru à la première entrée sortent.
ALIDOR.
Je viens de montrer à mon Camarade, la Maison de Ville, et les travaux qu’on fait à Saint Clair. La servante comme nous rentrions nous a prié de vous venir avertir qu’il y a un valet de Ménandre chez vous, qui vous demande.
HORTENSE.
Bon, bon, il ne vient pas les mains vides. Mais écoutez mes Enfants, il faut que vous vous prépariez ce soir à une Comédie que nous voulons faire, et ou vous n’aurez pas peu de plaisir. Le Sieur Germain tranchera du petit Seigneur, vous serez vous deux ses Gentilshommes suivants, et moi je jouerai le personnage du Gouverneur.
LYCASTE.
Nous aimerions mieux que ce ne fût point une Comédie, et qu’il nous voulût entretenir tout à-fait.
GERMAIN.
Allez, je vous ferai bon Maître.
HORIENSE, à Germain.
Je vous enseignerai un compliment pour faire à votre Maîtresse, car je vous avertis qu’elle est savante, et il ne faut pas que vous passiez pour tout à fait ignorant.
GERMAIN.
Je n’ai pas trop bonne mémoire, et j’ai même l’esprit un peu troublé d’une nouvelle que j’appris hier, que mon hôte de Grenoble est ici pour me poursuivre. Mais si je puis épouser cette riche veuve que vous me dites, ce sera le moyen de m’acquitter.
HORTENSE.
Entrons ; parmi les pensées d’amour, il n’en point mêler de chagrines. Je vous tiens, Sire Ménandre, et vous Madame la suffisante, je vous jouerai un tour de mon métier.
ENTRÉE CINQUIÈME
ÉMILIE, AMINTE, LUCRÈCE, ISABELLE
On lève le rideau, elles paraissent assises dans une chambre..
ÉMILIE.
Vous êtes femme de parole, et il me fâche seulement. que vous êtes venues si tard. Il nous en manque encore une de notre cercle ; mais nous ne laisserons pas de résoudre nos affaires sans elle. Vous savez donc le sujet pour lequel nous-nous assemblons aujourd’hui : vous savez, dis-je, combien il est déchu de nos droits, de ce que tandis que hommes veillent avec tant de soin à leurs intéressa, nous nous tenons enfermées dans la maison avec l’aiguille, négligeant si honteusement les nôtres. Et la chose en est passée si avant, qu’il n’y a plus aucune discipline parmi nous, et que nous ne servons plus que de passe-temps aux hommes qui daignent à peine nous loger dans leur espèce. Que si nous continuons de la forte, j’appréhende pour nous quelque chose de sinistre. Les hommes de lettres ont leurs Synodes, les gens de guerre ont leurs assemblées, il n’est pas jusqu’aux fourmis qui n’aient les leurs ; Nous seules entre tous les animaux ne cherchons jamais de jonction.
AMINTE.
Plus souvent qu’il n’est à propos.
ÉMILIE.
Il n’est pas encore temps de m’interrompre, soufrez que j’achève, chacune parlera à son tour. Au reste nous n’apportons point ici de nouveauté. Il y a plus de treize cents ans, si je ne me trompe, qu’Héliogabale Empereur digne de toute louange.
LUCRÈCE.
Quel éloge donnez-vous là à un homme qui fut trainé avec un croc par les rues, et jeté ensuite dans un égout ?
ÉMILIE.
Je suis derechef interrompue. Si nous mesurons l’estime des hommes à leur fin dernière, nous dirons que le bon Empereur Héraclius fut un méchant Prince, parce qu’il fut si mal traité de Phocas, et que Domitius fut homme de bien, parce qu’il mourut dans son lit. Donc cet Héliogabale ordonna que comme l’Empereur tenait le Senat avec les siens, où ils traitaient des affaires communes de la République, sa Mère Augusta tiendrait le sien avec les femmes, où elles traiteraient de même des choses qui regardent notre sexe. Lequel Senat, les hommes, ou par moquerie, ou pour le discerner d’avec le leur, appelèrent aussitôt Senatule. Cet exemple intermis par tant de siècles, demande que nous le rétablissions. Autrement s’il nous fallait toujours garder le silence, à quel usage la nature nous aurait-elle donné une langue qui n’est pas moins diserte que celle des hommes, et une voix qui est pour le moins aussi agréable que la leur qui semble enrouée, et qui approche plus des ânes que de nous. Mais il faut faire en forte que nous allions sérieusement dans nos affaires, de crainte que ces Maîtres hommes n’appellent derechef notre cercle un Senarule, ou n’inventent quelque nom plus honteux comme ils se montrent d’ordinaire fort libres à nous railler. Quoi qu’a juger sainement de leur conduite, elle paraît plus que féminine. Je ne veux pas. l’éplucher à présent, et sans vous ennuyer d’un long préambule, et afin que chaque chose se fasse avec ordre, voyons en premier lieu celles qui doivent être admises dans notre cercle, et celles que nous en devons exclure. Je juge donc à propos de n’y recevoir aucune Vierge, vu qu’il pourrait s’agiter des matières, qu’il ne leur serait pas séant d’écouter.
ISABELLE.
Mais par quelle marque les discernerez-vous d’avec les autres ? croyez-vous que toutes celles-là sont Vierges qui portent le chapeau de fleurs ?
ÉMILIE.
Non, mais j’entends qu’il faut seulement recevoir les mariées.
AMINTE.
Entre celles-là mêmes vous en trouverez de Vierges, qui ont des Eunuques pour maris.
ÉMILIE.
Qu’on le leur accorde en faveur du mariage, et quelles qu’elles soient, qu’elles soient tenues pour femmes
LUCRÈCE.
Mais si nous ne bannissons que les Vierges, le nombre n’en fera guère moindre, et nous-nous trouverons une infinité.
ÉMILIE.
Nous en retrancherons encore celles. qui ont volé jusqu’aux quatrièmes noces, comme aussi les Sexagénaires que leur âge doit dispenser désormais de tous soins. Surtout il faut ordonner que pas une n’ait à s’emporter trop librement en paroles contre son mari. Elle pourra reprendre ses actions en général ; mais de sorte qu’elle n’en vienne point à l’excès.
ISABELLE.
Pourquoi n’airons nous pas la même liberté qu’ils prennent sur nous ? Si le mien se fait un peu gaillard en compagnie, il raconte à table tout ce qui s’est passé la nuit entre nous deux, tout ce que je lui ai dit, et souvent même, il en invente beaucoup.
ÉMILIE.
À dire le vrai ici entre-nous, Notre gloire dépend de nos maris ; si nous en parlons mal, que faisons-nous autre chose que de nous déshonorer nous-mêmes ? C’est au nom de tous que je le dis, car quelque effort que face un Père que j’ai, je ne me remettrai jamais sous le joug. Encore dis-je qu’il ne nous donnent pas peu de sujets de plaintes, pourtant tout bien considéré notre condition est de beaucoup plus heureuse que la leur. Il faut pour entretenir une famille qu’ils courent les mers et les terres, sujets tous les jours à mille dangers. Si la guerre arrive, ils marchent au son de la trompette, ils endossent incontinent le harnois, tandis que nous demeurons en sûreté dans une chambre. S’ils viennent à faillir contre les Lois, ils sont punis très grièvement, tandis que l’on fait grâce d’ordinaire à notre sexe. Enfin il dépend beaucoup de nous de rendre nos maris traitables. Cela soit dit en passant en leur faveur. Il reste à parler de l’ordre de la Séance, Et en ceci il est juste de donner le premier rang aux Gentil-femmes, qui se suivront selon les degrés de noblesse, et dans chaque degré l’on aura égard à l’antiquité. Les bâtardes aussi dans le leur auront la dernière place. Les Bourgeoises tiendront le bas bout. Et généralement celles qui auront eu le plus d’enfants, auront la préséance ; et celles qui feront en cela égales, l’âge les mettra hors de différend. Enfin celles qui n’ont point encore engendré occuperont les dernières places.
AMINTE.
Où placez-vous donc les Veuves ?
ÉMILIE.
Je n’ai garde de m’oublier, elles feront au milieu des mères, pourvu qu’elles aient des Enfants, ou du moins qu’elles en aient eu. Pour les stériles, les suivront s’il leur plaît toutes les autres.
LUCRÈCE.
Quel lieu donnerez-vous à celles qui font commerce de leurs corps.
ÉMILIE.
De quoi me parlez-vous ? Nous ne souffrirons point que notre cercle soit déshonoré par un tel mélange.
ISABELLE.
Et à celles qui n’ont qu’un ami particulier ?
ÉMILIE.
Il y en a de celles ci de plus d’une forte, et nous en parlerons au cercle prochain. Mais il faut voir encore de quelle forte nous traiterons nos affaires, et comment nous donnerons nos suffrages, si nous userons de fèves, ou de billets, ou si nous-nous retirerons à l’écart.
AMINTE.
Il peut y avoir de la supercherie dans ces fèves et dans ces billets ; si nous sortons de nos place, comme nous trainons de longues queues, nous ferions lever trop de poussière. Il vaut mieux à mon avis que chacune dise tout haut son opinion.
ÉMILIE.
Mais il est difficile de retenir le nombre de tant de voix, et il est à craindre qu’il n’arrive quelquefois du bruit de la sorte, lorsque toutes voudront parler à la fois.
LUCRÈCE.
Nous élirons quatre Secrétaires, afin que rien ne se perde de la mémoire, et qui écriront soigneusement ce qui se dira ; Elles auront aussi le pouvoir de donner la liberté de parler, et de faire taire quand il sera temps. Et si quelqu’une est si hardie que d’éventer ce qui se passera dans le cercle, Qu’elle soit dès lors condamnée à un silence de trois jours.
ÉMILIE.
Cela va fort bien, voyons à présent de quelles choses principalement nous devons traiter. Je crois que la première de toutes regarde la dignité et le culte extérieur, qui s’en va aujourd’hui à une telle corruption que vous ne sauriez presque discerner une femme noble d’avec une Bourgeoise, une mariée d’avec une fille ou une veuve, une honnête Dame, d’avec une débauchée. Vous voyez de ces petites marchandes, et d’autres encor de lieu tout à-fait bas, porter le tabit, le pou de foie, le satin plein, le satin à fleurs, les toiles d’or et d’argent, les peaux zibelines, zibelines, tandis que le mari taille des souliers dans une boutique. Elles ont les doigts chargés d’émeraudes et de diamants, sans que je parle de l’ambre ni du corral, ni de la mule si bien chamarrée. Et je vois en ceci un double mal. Car d’un côté le pauvre mari n’y trouve pas son conte, ne pouvant subvenir à tant de dépense, et de l’autre, l’ordre qui est le soutien de la dignité se voit confondu. Si les Bourgeoises se sont traîner dans des Carrosses de velours, que restera-t-il aux Nobles, et aux Grands Dames ? Et si une femme qui est mariée à un simple Gentilhomme se fait porter une queue de quinze aunes, que sera la femme d’un Comte, ou d’un Duc ? Et ce qui est encore de moins tolérable, c’est que par une témérité étrange, elles changent à toute heure de mode et d’habits. Autrefois les seules nobles, dans leur coiffure assemblaient leurs cheveux sur le bonnet, et laissaient les tempes toutes nues ; Il ne leur fut pas longtemps permis, chacune aussitôt les voulut suivre. En fin elles vinrent à les rabattre sur le front, la Bourgeoise voulut avoir incontinent la garsette. Autrefois encore il n’y avait guères que les Princesses qui traînaient des suivants, et avaient un Écuyer, sur lequel elles s’appuyaient en marchant, aujourd’hui l’usage en devient commun. Et j’ai oui dire qu’en Angleterre, il n’est point de femmelette qui n’ait un galant à la mode du pays, qui marche devant. Autrefois en fin les Dames de haute condition ne recevaient pas indifféremment au baiser toutes fortes de personnes ; Il en était même à qui elles ne présentaient pas seulement la main. Aujourd’hui tel qui sent le cuir, ose bien porter sa bouche à la joue d’une femme noble de vingt races. Que n’aurais-je point à dire des mariages, ou l’on ne regarde nullement les conditions. ? Une filles de naissance, épousera un Marchand, un Gentilhomme prendra une petite mercière, et de-là vient qu’il nous naît tant de motifs. Il n’est pas jusqu’aux Chambrillons qui n’usent de toutes sortes de fards qu’emploient les Dames, au lieu que le vulgaire devrait se contenter de la fleur de bière fraîchement faite, ou de quelque autre chose qui coûte peu ; et nous laisser à nous autres, le vermillon, le blanc d’Espagne et les couleurs les plus relevées. Après, soit dans les festins... soit à marcher en public, quelle confusion, quel désordre ? Il arrivera souvent que la femme d’un Marchand ne le voudra pas céder à celle d’un Gentilhomme ; De façon qu’au point où nos affaires sont aujourd’hui, il est à propos de faire des Règlements qui soient suivis de tout notre sexe. Nous aurons aussi à traiter quelques articles touchant les hommes qui nous ôtent toute administration, et nous tenants pour leur blanchisseuses et leurs cuisinières, sont toutes choses à leur volonté. Nous leur laisserons donc Les Magistratures, et le soin de la guerre. Qui pourra souffrir que dans l’Écusson, les armes de la femme soient au côté gauche, encore qu’elle soit trois fois plus noble son que mari ? N’est-il pas juste derechef que la mère ait font suffrage quand il s’agit de pourvoir des Enfants ? Et possible que nous gagnerons encore sur eux d’entrer à notre tour aux charges publiques, l’entends celles qui se peuvent exercer entre les murailles, et sans le secours de l’épée. Mais voici mon Père, ha ! qu’il vient mal à propos, nous importuner.
MÉNANDRE.
De par le diable, jamais je n’ouïs parler de tant de caquet, comme de vous autres femmes ; J’avais beau vous chercher, et vous apprenez bien à mentir à votre servante, qui me dit que vous êtes en ville tandis que vous voilà enfermées dans un cabinet. Je voudrais un peu savoir quelles grandes affaires vous avez ensemble. Or ça ma fille, préparez-vous à recevoir la visite d’un Grand Seigneur qui vous veut en mariage. Résolument il faut que vous y entendiez. Je ne puis plus vous souffrir Veuve, le Roi a besoin d’hommes pour la guerre, vous devez aider à en fournir. Mais j’entends plusieurs voix, c’est lui sans doute, rengorgez-vous, tenez bonne morgue.
ÉMILIE, aux autres femmes.
Demeurez, je vous prie ; vous aurez le plaisir de voir cette Entrée. Ce sera sans doute quelque fou d’homme qui nous donnera du passe-temps.
ENTRÉE SIXIÈME
HORTENSE déguisée en Gouverneur, GERMAIN vêtu en Gentilhomme, ALIDOR, LYCASTE ses suivants, MÉNANDRE, ÉMILIE, AMINTE, LUCRÈCE, ISABELLE, TROIS ARCHERS
GERMAIN, à la veuve.
Madame, je viens rendre mes premiers respects à votre beauté Scientifique, et vous faire offre du service d’un Gentilhomme, qui apporte son épée, et tous les biens à vos pieds.
ÉMILIE.
Monsieur, le vous fuis beaucoup obligée de la bonne volonté que vous me témoignez : mais comme je n’ai pas l’honneur de vous connaître, je serai ravie de savoir à qui je suis redevable de tant de civilité. Je vous supplie de m’apprendre votre nom.
GERMAIN, à l’oreille d’Hortense.
Dites-le moi, je ne m’en souviens plus.
HORTENSE.
Gros ignorant ! Harpale de Come, Chevalier de la Roche d’or.
GERMAIN, à Émilie.
Je m’appelle Gros ignorant, Harpale de Come, Chevalier de la Roche d’or.
ÉMILIE.
Je vous crois.
HORTENSE.
Ha le cheval !
GERMAIN à Hortense.
Vous avez raison, il ne me fallait plus ici qu’un cheval pour rendre mon train complet.
HORTENSE.
Il n’y est que trop de par le diable. Dites donc encore quelques mots à votre Maîtresse.
GERMAIN.
Parlez-lui vous-même si vous voulez, pour moi je suis au bout de mon rôle. Attendez. Que si vous doutez, Madame, que je sois Gentilhomme, je vous en donnerai d’infaillibles preuves. Je suis bon joueur de cartes. Le sais remuer des mieux le corner. Je boirais contre une douzaine d’Allemands. Je dépense honorablement l’argent qu’on me prête, et sais plusieurs autres métiers très galants.
ÉMILIE.
Vraiment, Monsieur. Vous avez-là de très belles qualités. Je n’ai garde de douter que vous ne soyez Gentilhomme : Mais ces gens qui viennent, sont-ils encore de votre train ?
L’un des SERGENTS en entrant.
N’importe en quelque lieu que ce soit, notre commission porte de le prendre partout.
L’autre Sergent en montrant Germain.
On ne nous la pas dépeint si bien couvert. Mais c’est lui même. Vous viendrez, Monsieur l’affronteur. Votre hôte de Grenoble vous apprendra à être parti sans lui dire Adieu, et avoir laissé votre paquet à la servante.
GERMAIN.
Vous me faites tort, je suis Gentilhomme, ce n’est pas ainsi qu’il me faut traiter : Je vous ferai pendre ; À moi, au secours.
UN SERGENT.
Messieurs, n’empêchez point la justice, vous en répondrez si vous faites le moindre effort.
HORTENSE.
Emmenez-le, emmenez-le. Je m’en vais faire encore un nouvel arrêt sur sa personne pour une pension de six mois.
ALIDOR.
Ma foi, nous avions-là trouvé un brave Maître. Allons chercher une autre fortune.
MÉNANDRE.
Quelle diable de farce est ceci ?
ÉMILIE, à son père.
C’est là le personnage que vous me vouliez donner ? Vraiment, je vous eusse été bien obligée.
AMINTE.
Du moins nous a-t’il donné sujet de rire.
MÉNANDRE.
Consolez-vous, ma fille, j’y regarderai de plus près, une autrefois.