La Lionne (Jacques-François ANCELOT - Léon LAYA)

Comédie en deux actes, mêlée de chant.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Vaudeville, le 14 février 1840.

 

Personnages

 

LE COMTE ANATOLE DE MERCOURT

MAURICE, son ami

ERNEST, son ami

VICTOR, jeune pianiste

FLORA

FRANCINE

JULIE, femme de chambre de Flora

 

La scène se passe à Auteuil dans la maison de campagne d’Anatole, en 1840.

 

 

ACTE I

 

Le théâtre représente un joli salon élégamment meublé : portes au fond ; portes latérales. Sur le premier plan, à gauche de l’acteur, une ottomane placée dans un petit réduit demi-circulaire et orné de tapisseries ; à droite sur le premier plan un fauteuil à la Voltaire.

 

 

Scène première

 

ANATOLE DE MERCOURT, MAURICE, ERNEST, tous trois attablés, FRANCINE, dormant sur l’ottomane, VICTOR, dormant sur le fauteuil

 

Au lever du rideau, le milieu du théâtre est occupé par une table servie, autour de laquelle sont trois jeunes gens deux places sont vides. Une femme est endormie sur l’ottomane de gauche ; un jeune homme est égale ment endormi sur le fauteuil de droite. femme-de-chambre de Flora.

MAURICE.

Ah çà ! mon cher Anatole, maintenant que nous t’avons aidé dans tout ce que tu nous as demandé, et que nous avons humblement accepté, devant tes deux nouveaux convives, la fable que tu nous as forgée sur leur arrivée imprévue, à sept heures du soir, dans ta jolie maison d’Auteuil, tu vas nous donner enfin le mot de l’énigme !... Le moment est propice, puisque, par mes soins, ce jeune nigaud

Il indique Victor.

cuve son vin de Champagne dans un sommeil de plomb, et que, grâce à ton second échanson Ernest, ta jolie in connue

Indiquant Francine.

attend, sous le charme d’une potion calmante, que tu l’ailles réveiller.

ANATOLE.

Chut !... voici mon roman, et vous y verrez que le hasard est le seul coupable, si tant est qu’en ceci la morale veuille s’en prendre à quelqu’un... Mais permettez que, pour plus de sûreté...

Il va fermer les draperies de l’ottomane.

Dans le cas où elle aurait le sommeil léger, ceci empêchera ma voix d’arriver jusqu’à elle.

Il passe près de Victor.

Quant à celui-là, il dort comme un député breton au Théâtre-Italien.

Il se rassied à table.

Or donc, mes amis, vous savez que, pour être agréable à un ancien camarade de collège, brave garçon, devenu honnête commerçant en soieries, j’ai été aujourd’hui d’un déjeuner de noces ?

MAURICE.

Quel guet-apens !

ANATOLE.

Il désirait que je fusse son témoin, j’ai dû accepter, et comme une bonne action porte toujours sa récompense avec soi, au lieu d’y mourir d’ennui, j’y ai rencontré cette charmante enfant :

Indiquant la place où dort Francine.

Je lui ai fait la cour, moins peut-être d’abord pour sa jolie figure que pour échapper au personnel exotique qui m’environnait. Je passe sur mille petites agaceries, provocations, œillades...

MAURICE.

Oui, oui, passe !

ANATOLE.

Vous connaissez la pureté de ma méthode.

ERNEST, riant.

Pureté est bien trouvé !

ANATOLE.

À l’église, je lui donnai le bras ; au repas, je me plaçai à côté d’elle, et là j’appris qu’elle était orpheline, très-bonne musicienne, qu’elle désirait vivement entrer au théâtre... et qu’un gros individu, à face rubiconde, posté à l’autre bout de la table, était son tuteur, et le seul homme qui veillât sur elle.

MAURICE.

Bon !

ANATOLE.

Puis, je devinai à un petit regard affectueux, mais plus amical que tendre, échangé avec M. Victor,

Il le montre.

que ce jeune efflanqué au teint rosé était quelque chose comme un prétendu.

MAURICE.

Ah ! ah ! ça se complique.

ANATOLE.

Je ne vous dirai rien de deux couplets chantés par elle avec une voix charmante, et d’une valse qui me permit d’enlacer et de presser une taille délicieuse... Bref, la nuit arrivant, chacun se disposa à rentrer chez soi, et une vieille voisine vint dire à la jeune fille que son tuteur étant forcé de vaquer à je ne sais quelle affaire, ce serait elle qui la reconduirait. Francine accepta : naturellement, je lui offris mon bras pour descendre l’escalier... Et c’est ici, messieurs, que commence la partie énigmatique et piquante de mon aventure.

MAURICE.

C’est heureux !... car jusqu’à présent je la trouvais assez plate.

ANATOLE.

Parvenus en bas, sous la porte cochère, soit que Francine y vit peu clair, ce qui était bien excusable à la chute du jour dans une rue étroite, soit qu’elle fût encore étourdie de la valse que nous venions de danser, ou pressée peut-être d’échapper à un bras qui serrait tendrement le sien.

Air : Que c’est gentille mariage. (Valentine.)

On va partir !... On se presse, on se mêle ;
De tout ce trouble heureux de profiter,
Dans le chemin que je fais avec elle,
Contre mon cœur je la sens palpiter
Jusqu’au remise où je dois la quitter...
Une voiture est ouverte !... Francine
Laisse mon bras, s’élance lestement,
Elle croit là retrouver sa voisine,
Et se blottit... dans quoi ?... dans ma berline !

MAURICE et ERNEST se levant, ainsi qu’Anatole.

Ah ! vraiment,
C’est charmant !
Dans ta berline ? ah ! c’est vraiment charmant !

ANATOLE.

Chut !... Ma foi, messieurs, cet enlèvement, qui d’ailleurs n’en était pas un, puisqu’elle était pardieu bien montée elle-même, cet enlèvement me parut si original, que je fis aussitôt fermer la portière je jetai deux mots dans l’oreille de Germain, me précipitai dans un cabriolet dont le cheval doit être crevé à l’heure qu’il est... et tout cela fut exécuté si lestement que, vingt minutes plus tard, nous entrions ici, elle et moi, à quelques secondes d’intervalle !... Moi, rendant grâce à mon étoile, et elle à moitié évanouie, comme il convient à une jeune fille.

MAURICE.

Oh !... ravissant !

ERNEST.

Ravissant !... Mais sais-tu bien, Anatole, que ce que tu nous contes sent la police correctionnelle d’une lieue ?

ANATOLE.

Fi donc !... pour les hommes comme nous, les questions de police correctionnelle s’appellent régence, mon cher !... Tu es arriéré !

ERNEST, souriant.

Ah !... à la bonne heure !

ANATOLE.

D’ailleurs, quelle pensée me supposes-tu donc sur cette charmante enfant ?... Si je lui plais, sera-t-elle bien à plaindre ?... sinon... suis-je un voleur... un mendiant... ou le comte Anatole de Mercourt ?

ERNEST.

Oui !... mais, en attendant, tu l’endors prudemment avec une petite potion...

ANATOLE.

Dont le but était de la calmer !... Voyons, est il chicanier, cet Ernest, depuis qu’il a son diplôme d’avocat ?

ERNEST.

Du moins, il y a plaisir : tu as réponse à tout.

MAURICE.

Ah çà ! et, lorsqu’elle est revenue à elle, comment a-t-elle pris la chose ? Ce fut sans doute un déluge de...

ANATOLE.

Je ne lui ai pas laissé le temps de parler !... Je me suis mis aussitôt dans une sainte colère contre mes gens, contre les misérables qui, dressés, sans doute... chez d’autres que chez moi... à de coupables intrigues, l’avaient osé conduire ici ?

MAURICE.

C’était habile.

ANATOLE.

Aussi, commençait-elle à devenir moins défiante, lorsque ce petit diable, qui avait appris le tour, je ne sais trop comment, arriva de son côté, haletant et furieux, la jalousie dans le cœur, l’injure à la bouche, et un duel à mort brochant sur le tout.

ERNEST.

Allons ! bon !

ANATOLE.

Me voyez-vous d’ici, un cartel sur les bras avec un petit monsieur répondant au nom de Victor Grimaudot ! moi, le comte de Mercourt !

MAURICE.

Et comment en es-tu sorti ?

ANATOLE.

Eh bien ! ce duel, messieurs, fut un coup de fortune ! La petite trembla pour les jours de son prétendu... et, de ce moment, je fus maître de toutes les batteries !... Je mis en avant la nécessité où je me verrais de le tuer, s’il persistait à suspecter mes intentions !... Alors, elle le fit consentir à la réparation que j’avais le droit d’exiger pour ses injures, et que je fis consister à passer la soirée ici !... ayant soin d’ajouter que j’attendais mon ami Dervières, le nouveau directeur d’un de nos théâtres lyriques.

ERNEST.

Et tu ne mentais pas, car il doit venir demain nous rejoindre ici.

ANATOLE.

Est-ce que je mens jamais ? Dervières fera pour moi ce que je voudrai... on me devra beaucoup...j’offrirai toutes facilités pour qu’on s’acquitte... Et c’est bi le diable si l’on refuse à qui vous donne une destinée quinze jours de bonheur... c’est le temps que doit durer l’absence de mon adorable et toujours adorée Flora.

ERNEST.

Et pendant ces quinze jours ?...

ANATOLE.

Pendant ces quinze jours on ferait deux mondes ! Il n’en a fallu que sept pour faire le nôtre.

MAURICE.

Et si Flora allait revenir plus tôt ?

ANATOLE.

Pourquoi veux-tu qu’elle revienne ?... Elle est allée prendre les bains de Boulogne.

ERNEST.

Un caprice !...

ANATOLE.

Allons donc !

MAURICE.

C’est égal !... le cas échéant, je ne te confierais pas mes yeux.

ANATOLE, souriant.

Il est vrai qu’elle en ferait bon marché !... et que vous l’avez bien baptisée en la proclamant la lionne !... mais je ne crains rien ! Je lui ai écrit il y a quelques jours que je mourais ici d’ennui sans elle... c’est de quoi la tranquilliser et calmer sa jalousie, qui seule pourrait la faire revenir.

Ici Victor laisse échapper de sa poitrine un lourd ronflement.

ERNEST.

Chut !... Entendez-vous ?

MAURICE.

Tudieu ! quel musicien !... est-ce que c’est un échantillon de sa voix ?

ANATOLE.

Non, non !... il ne chante pas, lui... il est pianiste.

Victor ronfle de nouveau.

MAURICE.

Et il veut se marier avec un sommeil comme celui-là ?...

Il ronfle encore.

Eh bien ! son compte est bon !...

VICTOR, rêvant.

A-t-on jamais vu ?...

MAURICE.

Et, de plus, somnambule !... Dépêche-toi, mon cher, de mettre ce mari-là dans la circulation.

Ils se sont levés de table et se sont approchés doucement du dormeur.

VICTOR, rêvant.

Vous faire boire du champagne dans un verre sans pied !

ANATOLE.

Quel bruit il fait !

VICTOR, rêvant.

Dire qu’on ne peut le poser que quand il est vide !...

MAURICE.

Et alors donc, imbécile, il faut le boire.

VICTOR, voix de fausset.

Quel genre !...

ANATOLE.

Si nous ne l’éloignons, il va la réveiller.

VICTOR, s’animant de plus en plus dans son rêve pendant qu’Anatole s’est approché de Francine.

Monsieur Dervières... directeur...

Chantonnant.

Ma Francine chérie...

ANATOLE.

Vite, vite, messieurs !... ou tout est perdu !...

Ernest et Maurice s’emparent du fauteuil où dort Victor.

VICTOR, pendant qu’on le transporte.

Do... ré... mi... do... mi... la... do... do...

ANATOLE.

Mettez-le dans la chambre de droite : il faut espérer que de là on ne l’entendra pas.

Il s’approche de la cheminée et sonne.

Ensemble.

Air : Final du premier acte de Chut. (Fragment de la Juive.)

ANATOLE.

Éloignez en secret
Le ronfleur indiscret
Car d’un souffle il pourrait
Renverser mon projet !
Et je veux, grâce à vous,
À sa belle, entre nous,
Garder, loin du jaloux,
Un réveil bien plus doux.

MAURICE et ERNEST, emportant Victor.

Éloignons en secret
Le ronfleur indiscret,
Car d’un souffle il pourrait
Renverser ton projet !
Et qu’elle ait, grâce à nous,
Loin des yeux du jaloux
Dormant sous les verrous,
Un réveil bien plus doux !

Ernest et Maurice, emportant Victor, disparaissent par la deuxième porte de droite ; Julie entre par le fond.

 

 

Scène II

 

ANATOLE, JULIE

 

ANATOLE.

Julie, tout à l’heure, vous allez faire enlever cette table dans le plus grand silence, pour ne pas troubler le repos de cette jeune fille.

JULIE.

Oui, monsieur le comte.

À part.

Quelle âme charitable !

ANATOLE.

Vous prendrez à cet effet François et Germain, et vous vous tiendrez ici près d’eux, pour empêcher que ces drôles ne la regardent et ne la réveillent. Ah ! si ce jeune homme, qui a bu un peu trop de champagne, cessait de dormir et de mandait Mlle Francine... Mlle Francine, vous entendez ?...

JULIE.

Oui, monsieur le comte.

ANATOLE.

Vous l’enverriez au billard,

À part.

où ces messieurs sauront bien le retenir.

Haut.

Venez, Julie, je vais fermer la porte et vous en donner la clef, que vous ne remettrez qu’à moi.

Anatole et Julie sortent par le fond, on entend les deux tours de clef. Après le second, Flora, en costume d’amazone, entre par une petite porte, au premier plan à droite de l’acteur.

 

 

Scène III

 

FLORA, en amazone, FRANCINE, endormie sur l’ottomane, et cachée par les draperies

 

FLORA, entrant avec précaution.

Là !... personne ne m’a vue !... Ah ! tout m’ordonnait de quitter Boulogne, de venir préserver Anatole du danger qui le menace ; car ce danger, c’est ma folle jalousie qui l’appela sur sa tête il y a trois mois !... Grâce à Dieu et aux pourboires donnés aux postillons, j’arrive à temps ! Le petit Blinville ne m’a devancée que de quelques heures à Paris ; toutes mes mesures sont prises, et son cartel ne parviendra pas à ce cher de Mercourt !... Pauvre ami !... j’aurai de plus le plaisir de le surprendre, lui qui m’écrit que depuis mon absence, il est triste comme le dernier ballet de l’Opéra...

Elle se retourne et aperçoit la table.

Tiens, tiens, tiens !... un, deux, cinq couverts !... eh bien, il paraît qu’il noie ses regrets et son ennui dans du champagne !... Du reste, ça se trouve à merveille !... Je n’ai pas quitté le galop depuis la porte des Princes, et je meurs de soif !...

Elle prend un verre.

Un verre auquel on n’a pas touché ?... Quel est ce convive-là ?

Elle s’assied et boit.

Mais, pendant que je suis seule, voyons un peu tous ces billets que j’ai trouvés à Paris...

Elle parcourt différentes lettres, et dans l’intervalle boit à petites gorgées.

Ah ! ah !... Ernestine a parié avec le vieux baron d’Hozeval une loge aux Italiens pour les prochaines courses !... elle tient pour Violette contre Danois, et m’offre d’être de moitié dans le pari ?... Très volontiers !... Ce Danois n’a pas de race !...

Décachetant une autre lettre.

Offre de rendre le pain bénit à Notre-Dame-de-Lorette ?... Je me proclame indigne !...

Passant à une autre lettre.

Le maire du deuxième arrondissement me prie de chanter le 24 dans un concert au profit des indigents ?... Avec grand plaisir !... Ces pauvres pauvres !...

Air d’Yelva.

À ses honneurs quand l’Église m’invite,
Je pourrais bien, devant quelques dévots,
Me parer d’un zèle hypocrite,
Moi, j’aime mieux de profanes bravos ;
Oui, je vous fuis, saintes cérémonies,
Pour un plaisir qui calme des douleurs...
Et mes chansons vaudront des litanies,
Si mes chansons tarissent quelques pleurs.

Décachetant une autre lettre.

Ah ! ah ! ah ! c’est de mon vieux directeur du théâtre de Berlin ?... Il me demande quand je voudrai remplir et signer l’engagement en blanc qu’il m’a donné l’année dernière ?... Pas de si tôt, mon cher Allemand !... si jamais je monte sur le théâtre, ce ne sera pas pour amuser le roi de Prusse !...

Elle a fini et se lève.

Ah çà ! il faut pourtant que j’aille trouver mon...

Elle a entendu un petit soupir partir de l’ottomane, au moment où elle passait auprès.

Qu’est-ce que cela ?

Elle écarte les draperies.

Que vois-je ?... une femme endormie ?... une jeune fille !... Qu’est-ce à dire ?... J’entends du bruit, je crois ?... oui... l’on entre... oh ! se pourrait-il que le traître ?...

Elle se blottit vivement derrière une des draperies ; la porte du fond s’ouvre ; Julie entre suivie de deux laquais.

 

 

Scène IV

 

FLORA, FRANCINE, JULIE, LES DEUX LAQUAIS

 

JULIE, à mi-voix, aux laquais.

Enlevez cette table sans faire de bruit.

FLORA, cachée.

Quel mystère cache cela ?

JULIE, prenant deux flambeaux qui sont sur la table et les posant sur la cheminée, pendant que les laquais se mettent en devoir d’enlever la table ; à elle-même, sur le devant.

Ah ! mon Dieu !... les hommes sont-ils indignes ?... Au lieu du daguerréotype, on aurait bien mieux fait d’inventer un moyen de les rendre fidèles !... Être aimé d’une femme jolie, bonne, spirituelle, dévouée... qui est libre, a de la fortune à elle, pourrait se marier... et qui, pour vos beaux yeux, s’attache à vous... et, dam, saute pour cela par-dessus bien des choses... et ne pas pouvoir rester tranquille pendant quinze jours qu’elle est absente !... en vérité, je crois que le mariage n’a été inventé que pour forcer un homme à conserver une femme !...

Les laquais sont sortis emportant la table.

FLORA, qui, en écoutant Julie, a regardé à travers les draperies.

Ils sont partis.

JULIE, s’approchant de l’ottomane.

Voyons donc si c’est un sujet si extraordinaire que cette peti... ciel !...

FLORA, avec un geste impérieux.

Chut !...

Après une pause et s’être assurée que Francine dort encore.

Est-ce que tu as vu le diable !...

Julie est interdite.

Écoute !... rends grâce d’abord aux paroles que tu viens de prononcer et qui me prouvent que tu m’es attachée. Et maintenant réponds-moi !... Qu’est-ce que c’est que ça ?

JULIE.

Mais, madame...

FLORA.

Oui... oui... une femme... je le vois bien !... mais depuis quand est-elle ici ?

JULIE.

Depuis ce soir.

FLORA.

Et qui l’y a amenée ?

JULIE.

Monsieur le comte.

FLORA.

Il est donc vrai ?... allons, j’arrive à temps, moi !... et encore...

Interrogeant Julie du regard.

Arrivé-je à temps ?

JULIE.

Oh ! oui, madame !... je le crois !... Elle est venue ici seule dans la voiture de monsieur... elle était presque évanouie... ça m’a fait l’effet d’un enlèvement, mais auquel je ne comprends rien, en vérité.

FLORA, très agitée.

Eh bien, laisse-moi seule avec elle !... il faudra bien qu’elle s’explique... et toi, pendant ce temps, fais sentinelle et tâche de m’avertir aussitôt que quelqu’un se dirigera de ce côté.

JULIE.

Oui, madame.

À part, en sortant.

Je ne voudrais pas être à la place de l’autre.

 

 

Scène V

 

FLORA, FRANCINE, endormie

 

FLORA, à elle-même.

Ah ! c’est comme cela !... donnez donc cent sous de guides aux postillons pour arriver plus vite !... J’étais naïve, moi... profiter de mon absence pour me tromper... me traiter comme si j’étais votre femme, c’est trop d’honneur, mon sieur le comte !... mais ni vous ni elle ne l’emporterez en paradis...

S’approchant de Francine.

Elle est très jolie, la petite sotte !...

La réveillant.

Holà ! hé ! la belle enfant !...

FRANCINE, s’éveillant en sursaut.

Ah ! mon Dieu !

FLORA.

Ah ! mon Dieu ! prenez donc garde !

FRANCINE.

Une femme !... Où suis-je ?...

FLORA.

Allons, allons, ma chère, trêve de simagrées ; ce n’est pas moi que tout cela dupe... Vous savez très bien où vous êtes.

FRANCINE.

En effet... oui, oui, je me souviens... je croyais que c’était un rêve.

FLORA.

Soit !... mais à présent que vous ne dormez plus, je vous prie en grâce de ne pas confondre... vu que je me soucie peu de vos rêves, et que j’ai intérêt à connaître la vérité. Vous savez que vous êtes ici chez le comte de Mercourt ?

FRANCINE.

Oui, madame.

FLORA.

Et qu’y venez-vous faire, s’il vous plaît ?

FRANCINE.

Mais, madame, madame, j’y suis malgré moi.

FLORA.

La belle défaite !

FRANCINE.

Madame, j’ignore qui vous êtes, mais je vous jure...

FLORA.

Ne jurez rien, ça me ferait perdre le peu de confiance que je pourrais avoir en vous. Voyons ! vous avez été enlevée, dites-vous ?

FRANCINE.

Oui, madame... m’étant trompée en montant en voiture.

FLORA.

Peu importe la manière... Enlevée... malgré vous ?...

FRANCINE.

Oh ! le ciel m’en est témoin !

FLORA.

Oh ! le ciel n’a rien à faire en tout ceci !... Enlevée par le comte de Mercourt ?

FRANCINE.

Oui, madame.

FLORA, à part.

Le monstre !...

Haut.

Que vous n’aimez pas ?

FRANCINE.

Non, madame.

FLORA, d’un ton plus doux.

Bien !... Alors, vous avez un... amoureux ?

FRANCINE.

Non, madame.

FLORA.

Non !... alors, vous mentez !

FRANCINE.

Mais, madame, je vous proteste...

FLORA.

Ta, ta, ta !... des sornettes !... Je connais ça... je peux bien croire à un enlèvement involontaire, quand on peut me prouver qu’on a un autre amour dans le cœur, parce que, d’une part, les hommes sont capables de tout, et que, de l’autre, on n’a pas deux amours à la fois. Mais vous, ma chère, vous avez dix-sept à dix-huit ans, une tête de jeune fille, un cœur à donner. Vous avez affaire au comte de Mercourt, et vous êtes chez lui, à sa campagne, en dormie à huit heures du soir... Vous me permettrez de vous dire que votre enlèvement ressemble à beaucoup d’autres, et que vos résistances sont une fable bonne à duper une sotte, et que je ne le suis pas !

FRANCINE.

Mais encore une fois, madame...

FLORA.

Qu’on se fasse enlever, c’est bien...

FRANCINE.

Comment, c’est...

FLORA.

Quand on aime les gens et qu’on n’a plus que ce moyen-là... Mais alors on ne fait pas la sainte Nitouche.

FRANCINE.

Mais qui êtes-vous donc, madame, pour me parler ainsi ?

FLORA, avec impatience.

Eh ! je suis... je suis...

À part.

C’est que cela vous a, en vérité, une petite mine naïve...

FRANCINE.

Ne peut-on avoir un amour dans le cœur sans pour cela avoir un amoureux ?

FLORA, vivement.

Hein ?... Chère enfant !... vous dites... ? Ah çà, vous aimez donc quelqu’un ?... oui ? mais je n’en voulais pas dire davantage... Pardon de ma vivacité... Quelqu’un autre que le comte ?

FRANCINE.

Le comte ?... je me soucie bien de lui !

FLORA.

Bien vrai ?... J’arrive à propos pour vous sauver des griffes de ce lion.

FRANCINE.

Me sauver ?... Oh ! merci, madame.

FLORA.

Oui, oui, vous sauver !... Embrassez-moi !...

À part.

Je respire !...

Haut.

Le comte ne vous a donc pas encore vue seule ?

FRANCINE.

Non, madame, car Victor est arrivé presque aussitôt.

FLORA.

Qu’est-ce que c’est que Victor ?... Ah ! bon !... j’y suis !... celui que vous aimez ?

FRANCINE.

C’est mon cousin.

FLORA.

Alors c’est dans l’ordre.

FRANCINE.

Et mon prétendu.

FLORA.

Ah ! bravo !

FRANCINE.

Victor ayant appris mon enlèvement est venu provoquer le comte.

FLORA, cavalièrement.

C’est bien, cela !

FRANCINE, étonnée et tremblante.

C’est bien ?... Mais le comte l’aurait tué !

FLORA.

Peut-être !

FRANCINE.

Alors, moi, j’ai feint de croire que le comte n’avait aucun tort, et j’ai exigé de Victor qu’il fit des excuses.

FLORA, à part.

Pauvre garçon !... il commence déjà son rôle de mari !

FRANCINE, regardant.

Eh mais !... il était là... Ah ! mon Dieu ! je tremble !... M’auraient-ils endormie pour aller se battre ?... Ciel !

FLORA.

Comment ?... voyons, calmez-vous !...

Descendant la scène.

Je vais savoir...

Appelant à mi voix.

Julie !

Julie entre.

Où est M. Victor ?

JULIE.

Il dort dans une chambre à côté.

FRANCINE, étonnée.

Lui aussi !

JULIE, à Flora.

On l’a grisé.

FLORA.

Ah ! très bien !... mais écoute...

Elle parle bas à Julie.

Tu m’as entendue ?

JULIE.

Oui, madame.

Elle se retire sur un geste de Flora.

FRANCINE.

Mais pourquoi donc dormons-nous tous comme cela ?

FLORA.

C’est un peu de champagne.

À part.

Enivrer l’un, endormir l’autre... rien n’y manque.

Haut.

Écoutez-moi : le temps presse... D’abord, soyez tranquille, je veille sur vous... et quant à lui, si on le provoque, vous n’avez qu’à me le dire, je me battrai à sa place.

FRANCINE.

Vous ?

FLORA.

Je fais huit mouches sur dix balles... ainsi n’ayez pas peur.

FRANCINE, à part.

Quelle femme !...

Haut.

Mon Dieu, madame, vous qui me protégez, ne me direz-vous pas qui vous êtes ?

FLORA.

Hein ! moi !

À part.

Diantre, c’est embarrassant !

Haut.

Je suis... je suis aussi la prétendue du comte... seulement... seulement je n’ai pas de prétention à...

FRANCINE.

Je ne comprends pas.

FLORA, prenant son parti.

Ah bah ! tenez, ma chère petite, j’aime M. de Mercourt, et l’on m’appelle... sa lionne... là !

FRANCINE, gaiement.

Une lionne !... Franchement, vous en avez un peu l’air... mais...

FLORA, souriant.

Elle est très gentille !

FRANCINE.

Mais qu’est-ce que cela, une lionne ?

FLORA.

Une lionne, mon enfant, c’est... c’est une bonne fille !... un peu folle, mais sincère et dévouée, contre laquelle le monde crie beaucoup, parce qu’elle se moque de lui ; qu’elle est libre, indépendante et fière ; qu’elle fume, boit du champagne, monte à cheval, chasse et fait des armes... Le grand mal, je vous le demande ?... cela ne vaut-il pas mieux que de tromper un mari ?... Parce qu’elle dit tout haut ce que les autres disent tout bas ; aime au grand jour ce qu’on a l’habitude d’aimer en cachette... ajoutez à cela qu’elle est jalouse... oh ! ça, oui... peu riche en préjugés ; qu’elle a le regard franc, la parole vraie ; déteste la pruderie, mais aime et protège la candeur véritable et sait au besoin défendre la vertu... des autres.

FRANCINE.

Je ne comprends pas... mais c’est égal... je sens que je suis bien heureuse de vous avoir rencontrée.

FLORA.

Il est vrai qu’on allait, je crois, vous ouvrir une carrière pour laquelle heureusement vous ne me paraissez pas avoir de vocation.

FRANCINE, ingénument.

Oh ! mais, si fait !

FLORA, étonnée.

Comment, si fait ?

FRANCINE.

Je vous assure que j’ai de la voix, et que je suis bonne musicienne.

FLORA.

Musicienne ?... Qu’est-ce que vous me chantez ?...

FRANCINE.

Je chante les primadonna.

FLORA.

Ce n’est pas là ce que je vous demande ?

FRANCINE.

Oh ! pardon !... vous ignorez... oui, M. le comte attend ici M. Dervières, le directeur, et, pour nous prouver l’honnêteté de ses intentions, il m’a promis de me faire obtenir, ainsi qu’à Victor, à son théâtre...

FLORA, l’arrêtant.

Chut !... Du bruit ?...

On entend en dehors Julie qui parle à Anatole.

JULIE, en dehors.

Oui, monsieur le comte, attendez !...

FLORA, à part.

Brave fille !... elle m’avertit !...

Haut, à Francine.

Vite, vite, entrez là, et ne revenez pas ici sans mon ordre.

Elle lui ouvre la porte à gauche de l’acteur.

FRANCINE, entrant.

Non... non !... Que de reconnaissance !...

FLORA.

C’est bien !...

Elle ferme la porte et va éteindre vivement les deux bougies qui sont sur la cheminée.

Maintenant, à nous deux, monsieur le comte !... Ah ! ah ! vous endormez les gens ?...

La clef se fait entendre dans la serrure au fond ; Flora est venue se mettre sur l’ottomane à la place où était Francine elle feint de dormir. Au milieu de l’obscurité qui règne sur le théâtre, la porte du fond s’ouvre. Anatole paraît. 

 

 

Scène VI

 

ANATOLE, FLORA

 

ANATOLE, du fond, à mi-voix.

Eh bien, cette sotte de Julie qui ne laisse pas de lumière !

FLORA, à elle-même.

Voyons jusqu’où il poussera la noirceur.

ANATOLE, à mi-voix.

Au fait, cela vaut mieux !... on craint moins de rougir.

FLORA, à mi-voix.

Ah ! si je puis en avoir la preuve ?...

Elle pousse un léger soupir.

ANATOLE, s’approchant.

Elle est encore endormie !...

FLORA, feignant de rêver.

Non... non... monsieur le comte.

ANATOLE, bas, à part.

Eh ! mais... elle rêve de moi !... Bravo !... autant de pris sur l’embarras des préliminaires.

FLORA.

Laissez... ma main.

ANATOLE, idem.

Hein ?... que je... Charmant !... Et comme sa voix est altérée !... Venons en aide à ce tendre somnambulisme.

Il s’assied avec précaution près de Flora, et lui prend doucement la main.

FLORA, feignant toujours de rêver.

Taisez-vous !... taisez-vous !...

ANATOLE, bas, à lui-même.

Je serais curieux de savoir ce que je lui dis.

FLORA, de même.

Vous m’aimez ?...

ANATOLE, de même.

Ah ! ça devait être.

FLORA, de même.

Je vous crois.

ANATOLE, de même.

À merveille !

FLORA, de même.

Et pourtant, cette bague que je sens à votre main, et qui me révèle un autre amour...

ANATOLE, de même.

Niez donc l’instinct du sommeil !... Elle touche du doigt la bague que m’a donnée Flora.

FLORA, feignant toujours de rêver.

Vous me l’offrez ?...

ANATOLE, à lui-même.

Ah, diable !...

FLORA, de même.

Anatole !...

ANATOLE, à part, étonné.

Anatole ?... Comment ?... Déjà ?...

FLORA, de même.

Il est donc vrai ?... Ce n’est pas chez vous un caprice ?

ANATOLE, à part.

Ah çà, mais elle me serre la main... que diable a-t-elle rêvé ?

FLORA, à part.

Oh, le monstre !...

ANATOLE, de même.

On a bien raison de dire que la fortune vient en dormant.

FLORA, à part.

Voyons s’il osera ?...

Continuant de feindre de rêver.

Eh bien... oui... mon ami !...

ANATOLE, de même.

Hein ?... mon ami ?...

FLORA, de même.

Je l’accepte.

ANATOLE, de même.

Mon ami !... allons, je suis fat... mais je n’avais pas prévu celle-là !...

Il va pour baiser la main de Flora, puis il s’arrête et se lève.

Que vais-je faire ? l’éveiller ?... détruire le charme de son rêve ? et je serai forcé de recommencer toute la route que m’a fait faire un bienheureux songe ? Voyons, voyons, pas d’école !...

FLORA, à part.

Il hésite !...

ANATOLE, à lui-même.

Je crois entrevoir l’aventure la plus originale...

Il se rapproche de Flora.

FLORA, continuant son prétendu rêve.

Cette bague me rappellera le lien qui nous unit.

ANATOLE, de même.

Le lien qui nous unit ?... Pardieu, voilà une manière prompte et commode de faire son chemin !...

FLORA, à part.

Allons, je crois qu’il recule devant une pareille perfidie !

ANATOLE, vivement, à part.

Oui... oui... c’est cela !... qu’à son réveil, l’es prit encore frappé du songe qu’elle vient d’avoir, elle trouve à son doigt l’indice qu’elle a rêvé... et cela, joint à mon aplomb quand nous nous reverrons, sera capable de la convaincre qu’elle n’a plus rien à me refuser.

FLORA, à part.

Que se dit-il là-bas ?

ANATOLE, à lui même.

Délicieux !... Triompher d’une enfant par la ruse ? c’est assez pauvre !... La séduire ?... n’est pas chose nouvelle !... mais se trouver son amant par le seul fait de son imagination, par la seule puissance d’un rêve !...

FLORA, à part.

Je crois qu’il a des remords.

ANATOLE, de même.

Sans même que la morale ait rien à dire !... Voilà qui est admirable !...

FLORA, à part.

Il revient.

ANATOLE, se dirigeant vers elle.

Cette bague... je la lui reprendrai plus tard... dans quinze jours, pardieu, j’aurai bien le temps !

Il passe doucement la bague au doigt de Flora.

Quand ses yeux se rouvriront, elle ne pourra plus douter de la réalité !...

FLORA, à part.

Oh, l’indigne !...

ANATOLE, à lui-même.

Sa main est agitée... brûlante !... En honneur, je ne croyais pas avoir à ce point frappé son imagination.

FLORA, à part.

Pourrai-je me contenir ?...

ANATOLE, de même.

J’entends du bruit, je crois ?... Oui... quelqu’un vient... il faut s’éloigner... c’est dommage !...

Prenant la main de Flora et se disposant à y dé poser un baiser.

À revoir, cher ange !...

FLORA, furieuse, lui donnant un soufflet.

Victor, laissez-moi !... Victor !...

ANATOLE, à part.

Aïe, aïe, aïe !... tout n’est pas profit !...

FLORA, à part.

Voilà un à-compte sur ce que je lui dois.

ANATOLE, à part.

Au fait, je ne puis guères me plaindre, puis que c’était destiné à monsieur mon rival.

VICTOR, ouvrant la porte à droite de l’acteur.

C’est bien ici qu’elle dormait tout à l’heure.

ANATOLE, à part.

Eh, mais, c’est lui !... Vite, vite, qu’il ne me trouve pas là !...

FLORA, à part.

Le petit amoureux ?... Juste, l’homme qu’il me fallait !...

Ensemble.

Air du Domino noir. (Duchesse, Gymnase, acte I, scène III.)

Faisons silence !
À ma vengeance
Chacun d’eux semble travailler :
J’ai là d’avance
Leur récompense
Quand ils voudront me réveiller.

ANATOLE, s’esquivant doucement.

De la prudence !
Faisons silence !
Ici, laissons-la sommeiller !
Je sais d’avance
Sa récompense
Quand il voudra la réveiller.

VICTOR, se dirigeant vers l’ottomane en se cognant aux meubles.

De la prudence !
Faisons silence !
Elle doit ici sommeiller ?
En ma présence,
Bientôt, je pense,
Le bonheur va la réveiller !

Anatole disparaît par le fond.

 

 

Scène VII

 

VICTOR, FLORA, sur l’ottomane

 

VICTOR, s’arrêtant.

Je croyais avoir entendu quelqu’un ?... Non !... Excellente fille qui est venue me réveiller et me rappeler que Francine était endormie ici !

FLORA, à part.

Julie a suivi mes ordres.

VICTOR.

Quoique les explications du comte et ses projets honorables m’aient complètement rassuré, j’aime autant être auprès d’elle... d’ailleurs, c’est plus convenable.

FLORA, à part.

Cette bague va servir à ma vengeance.

VICTOR, s’approchant de l’ottomane.

Ah !... elle dort encore !... Chère Francine !... Oh ! c’est que si vous êtes des lions, messieurs, moi, je suis jaloux comme un tigre !

FLORA, à part.

Tant mieux !

VICTOR.

Ma petite chérie !... me voici près de toi... près de toi... seul... et la nuit !... Ah ! je te vois bien, va, malgré l’obscurité ! je te vois avec les yeux de mon cœur...

FLORA, à part.

C’est cela... il n’y voit goutte.

VICTOR.

Oh je ne me suis jamais trouvé dans une position aussi délicieuse.

En gesticulant il se cogne la main.

Aïe !

FLORA, à part.

Ah çà, mais il s’agite...

VICTOR.

Chère mignonne !... n’importe, va, je te respecterai, moi...

FLORA, à part.

Ah ! il rassure.

VICTOR.

Moi qui pourtant donnerais ma vie... que dis je, ma vie !... je donnerais mon talent de musicien... je donnerais toutes les croches, tous les points d’orgue, toutes les gammes chromatiques de M. Rossini...

Air : Oui, c’est moi, plaignez une folle.

Dis-moi, quelle blanche assez belle
Pourrait me peindre ta blancheur ?
Quelle noire de ta prunelle
Vaudrait la céleste couleur !
Quelle ronde serait plus fine
Que ton corps souple et gracieux !
Et quel soupir, ô ma Francine,
Dirait ceux qui de ta poitrine
Vont animer tes beaux yeux bleus ?

Voilà bien sa chère petite menotte !

Il lui prend doucement la main où est placée la bague.

FLORA, à part.

Bon !... il va peut-être s’apercevoir que cette bague...

VICTOR.

C’est bien elle ! il n’y en a pas une pareille... Ah ! si fait ! il y a l’autre...

FLORA, à part.

Ne sentira-t-il pas... ?

Victor dépose un léger baiser sur sa main.

Non, le niais ne remarque rien.

VICTOR.

Il me semble qu’elle a tressailli ?... non... sois tranquille, va !... je te respecterai...

Il approche un peu la tête.

Et sa petite haleine qui monte et qui descend... oh ! je frissonne... c’est égal ! va, va, je te respecterai, moi !

FLORA, à part.

Avec tous ses respects, il commence à me faire peur.

VICTOR, avec une sorte d’ingénuité.

Oh je pourrais bien embrasser son petit front ! c’est bien pur, ça, le petit front !...

Il effleure de ses lèvres le front de Flora.

Oui, oui, je te respecterai !

FLORA, à part.

Il me donne une envie de rire...

VICTOR, sur le devant.

Oh ! je pourrais bien embrasser ses jolis yeux ! Au total, je suis son prétendu.

FLORA, à part.

Mais pas le moins du monde !

Victor s’avance pour l’embrasser, alors elle s’agite et feint de rêver.

Victor ! Victor !

VICTOR, reculant.

Elle se réveille !

FLORA, déguisant sa voix.

Oui, oui, cette bague que vous voyez...

VICTOR.

Non... elle rêve.

FLORA, feignant de rêver.

Elle est pour vous.

VICTOR.

Elle rêve qu’elle me donne une bague... chère petite !

FLORA, de même.

Recevez-la.

VICTOR.

Dieu ! quel dommage que ce ne soit qu’un rêve !

Il lui a pris doucement la main qu’elle étendait vers lui.

Eh ! mais, en effet, je sens...

FLORA, de même.

Je l’ai achetée sur mes épargnes.

VICTOR, étonné.

Elle ne l’avait pas ce matin.

FLORA, de même.

Depuis deux jours je la porte sur mon cœur.

VICTOR.

Oh ! voilà qui me donne une furieuse envie de la prendre.

FLORA, de même.

Ce sera notre alliance, à nous !

VICTOR.

Notre alliance !... Oh ! ce mot me décide !

Il enlève doucement du doigt de Flora la bague qu’il couvre de baisers en la mettant au sien.

FLORA, à part.

C’est bien heureux !

Haut.

Mais ne la quittez pas !

VICTOR.

La quitter ?... Ô grand Dieu ! Francine !

FLORA, à part.

Le comte sera flatté quand il verra sa bague au doigt de cet imbécile.

VICTOR.

Ma Francine chérie !... Ah ! je ne me contiens plus...

Il s’avance pour l’embrasser.

FLORA, usant du même stratagème qu’elle a employé avec Anatole.

Monsieur le comte, laissez-moi !... monsieur le comte...

Elle lui donne un soufflet.

VICTOR.

Aïe ! aïe ! aïe !

FLORA, à part.

Les deux font la paire !

VICTOR.

C’est égal ! ce soufflet destiné à un autre vaut cent baisers, et je vais...

FLORA, se levant de l’ottomane, et d’une voix étouffée.

Ah ! mon Dieu ! où suis-je ?

VICTOR, la cherchant dans l’obscurité.

Ne crains rien, ma Francine !... c’est moi, Victor... pardonne... Mais j’entends du bruit...

FLORA, à part.

Julie, sans doute, qui va entrer avec de la lumière !... Il me verra... Que faire ?

VICTOR, la cherchant.

Francine !...

FLORA, à part.

Ah ! c’est cela !

Elle se dirige vers la porte par où elle a fait sortir Francine, à gauche de l’acteur.

VICTOR, la cherchant toujours.

Francine !

FLORA, près de la porte.

Victor !... par ici ! dans cette chambre !...

VICTOR.

Ah ! bien... me voilà !

Il se dirige vivement vers le point où est Flora qui, pendant ce temps, a ouvert la porte. Victor arrive sur le seuil.

Eh bien ! Francine, où êtes-vous ?

FRANCINE, répondant de l’intérieur de la chambre.

Me voici, Victor !

VICTOR.

Ah ! je te respecterai !

Il entre dans la chambre.

FLORA, fermant la porte.

Allons donc !

La porte du fond s’ouvre.

Il était temps !

Julie entre avec de la lumière.

 

 

Scène VIII

 

FLORA, JULIE

 

JULIE.

Eh ! vite, madame !... ces messieurs savent votre retour ; l’un d’eux, sorti dans le village, a aperçu Tom, votre groom, qui semble être en faction sur la route qui mène ici.

FLORA.

Oui, c’est par mon ordre, il guette l’arrivée de quelqu’un.

JULIE.

J’ai dit à ces messieurs que vous ne faisiez que d’entrer et que vous ne saviez rien du tout.

FLORA.

Tu as bien fait.

JULIE.

Ils sont aussitôt convenus d’une fable que monsieur le comte m’a chargée de transmettre à cette jeune fille et à son prétendu.

FLORA, indiquant la porte à gauche.

Ils sont là... va leur conter ta fable... Aussi bien tu mettras fin à un tête-à-tête qu’il est, je crois, prudent de ne pas prolonger.

Julie entre dans la chambre de gauche.

Ce sont eux ! vite !

Flora entre dans la chambre de droite.

 

 

Scène IX

 

MAURICE, ANATOLE, ERNEST, entrant par le fond

 

ANATOLE.

Bien ! Julie a tout fait disparaître !... Mais quelle diable d’idée de revenir ainsi, je vous le demande ?...

ERNEST, riant.

Ce pauvre Anatole !... il est tout bouleversé !

ANATOLE.

Enfin ! bien heureux encore d’avoir eu le temps de prendre nos mesures... Julie est une fille adroite, et maintenant je suis plus tranquille.

ERNEST, riant.

Ah ! ah ! ah ! jamais retour ne me parut plus drôle.

ANATOLE.

Tu trouves cela drôle, toi ? On voit bien que tu ne connais pas sa jalousie. Tiens, mon cher, en veux-tu un échantillon ?... Regarde cette miniature.

Il a décroché un portrait suspendu à la cheminée.

ERNEST.

C’est ton portrait ? il est dans un joli état !

ANATOLE.

Oui, pour avoir regardé trop longtemps la petite Mariette de l’Opéra, les deux yeux crevés ! transformé en Bélisaire !

ERNEST.

Heureusement, ce n’est qu’en peinture !

MAURICE.

Et le jour où, il y a trois mois, au bois de Boulogne, voyant passer la petite baronne d’Héricart, sur le simple soupçon qu’elle agréait tes hommages, Flora détacha son cheval des deux nôtres, et alla d’un coup de cravache briser la vitre de son coupé ?...

ANATOLE.

Oui !

ERNEST.

Diantre ! c’est pur, cela !

ANATOLE.

Pur ?... Merci ! et cela fit une jolie esclandre !

MAURICE.

Mais au fait, comment en es-tu sorti avec son jeune frère, le petit Blinville, secrétaire d’ambassade, qui t’avait provoqué ? Vous deviez vous battre le lendemain ? et je me rappelle la désolation de cette pauvre Flora quand elle apprit les conséquences de son équipée.

ANATOLE.

Blinville fut forcé de partir dans la nuit et de suivre son ambassadeur en Angleterre je reçus de lui un mot par lequel il me priait de me tenir toujours à sa merci, et je ne tarderai pas sans doute à entendre parler de lui, car je sais qu’il a débarqué à Boulogne, il y a peu de jours.

MAURICE.

Ça a la taille et la figure d’une jeune fille, et c’est brave comme César !... Il n’y a plus d’enfants !

ANATOLE.

Silence, messieurs, et à nos rôles !... voici Flora !

La porte de droite s’ouvre.

 

 

Scène X

 

ERNEST, FLORA, ANATOLE, MAURICE

 

Ensemble.

Air : Inésille, qu’elle est gentille. (Domino noir.)

ANATOLE, ERNEST, MAURICE.

Oui, c’est bien elle !
Toujours plus belle
Toujours fidèle }
(bis.)
À son amour !  }

FLORA.

Anatole
Qui se désole,
Anatole
Doit, en ce jour,
Après l’absence,
Bénir, je pense,
Et ma présence
Et mon retour ?

Reprise de l’ensemble.

ANATOLE.

Cette chère amie !...

FLORA.

Ce bon ami !...

Après qu’ils se sont embrassés, elle donne une poignée de main aux deux autres.

Bonjour, Maurice !... bonjour, Ernest !...

ANATOLE.

Mon aimable Flora !... quelle est la bonne étoile qui vous a ramenée ainsi ?

FLORA.

Je crois que c’est la mienne !...

MAURICE.

Nous la bénissons.

FLORA.

Et moi aussi !... D’abord, je m’ennuyais à périr, là-bas !... Boulogne est devenu le rendez vous d’un tas de clercs de notaires, de femmes d’avoués ; le tout rehaussé d’un jargon britannique si propre à vous conduire en terre, que je m’y croyais déjà !... Et puis, mon cher Anatole m’avait écrit une lettre si gentille, où il paraissait si triste de mon départ !... si isolé !... si désireux de me revoir !... que je me suis dit ma foi, je vais lui faire une petite surprise.

ANATOLE.

Heureuse idée !...

FLORA.

N’est-ce pas ?...

ANATOLE.

Comme c’est aimable !...

FLORA, à part.

Il ose me serrer la main !...

Haut.

Et me voilà !... J’aurais parié qu’il était à la campagne, pensant à moi... mais je ne m’attendais pas, mes sieurs, au plaisir de vous y rencontrer.

MAURICE.

Pas plus que nous au bonheur de vous voir aujourd’hui.

FLORA, à part.

Ils se seraient bien passés de ce bonheur-là...

Haut.

Aussi bien, messieurs, vous vous trouvez là, comme toujours, fort à propos !... Je vous ai rapporté deux cents petits cigares de Manille qui sont exquis... une occasion !... je dis deux cents... il en manque peut-être huit ou dix que j’ai fumés dans ma chaise de poste.

MAURICE.

Êtes-vous aimable !...

ANATOLE.

Mon Dieu, ma chère amie... il faut vous dire que ces messieurs ne sont pas les seuls que vous verrez ici ce soir.

FLORA.

Ah !...

À part.

Nous y voilà !... Il va me débiter sa fable.

ANATOLE.

Oui... vous trouverez chez moi deux nouveaux hôtes dont la présence serait de nature à vous intriguer un peu, si d’avance vous n’étiez mise au fait.

FLORA.

Et quels sont ces nouveaux hôtes, mon ami ?

ANATOLE.

C’est un jeune homme... et une jeune fille...

FLORA.

Oui-dà ?...

ANATOLE, vivement.

Frère et sœur... auxquels Maurice s’intéresse beaucoup.

FLORA.

Ah ! vraiment ?...

MAURICE.

Oui !... deux orphelins... enfants d’un ancien frère d’armes de mon père...

ANATOLE.

Il désire assurer leur sort.

MAURICE.

C’est presque une dette !...

FLORA.

Que vous voulez payer ?... Il y a commencement à tout.

ANATOLE.

La petite a de la voix, et il veut nous la faire entendre, afin que j’intervienne auprès de Dervières, et que j’obtienne pour elle un engagement à son théâtre.

FLORA.

Voilà qui est admirable !

MAURICE.

Puis-je compter sur votre appui, charmante Flora ?

FLORA.

Comment donc ?... une bonne action ?... oh ! j’en veux ma part !... et je l’aurai ! Votre protégée a-t-elle du talent ?

MAURICE.

Oui !...mais il n’approche pas du vôtre.

ANATOLE.

Diantre !... je crois bien !... Si Flora avait voulu, elle serait aujourd’hui une de nos actrices les plus célèbres.

FLORA, à part.

Comme les prêtres païens, il pare la victime avant de l’immoler.

 

 

Scène XI

 

ERNEST, FLORA, ANATOLE, MAURICE, JULIE

 

JULIE, entrant par le fond.

Madame...

FLORA.

Qu’y a-t-il, Julie ?

JULIE, à mi-voix.

Tom m’envoie vers vous.

FLORA, de même.

Ah ! bien !... attends !...

Haut.

Vous permettez, messieurs, que je dise quelques mots à Julie ?

ANATOLE.

Faites, ma chère, faites, je vous en prie.

Il s’écarte un peu de côté avec Maurice et Ernest.

MAURICE, à mi-voix.

La lionne est douce comme un mouton.

ERNEST, de même.

On devrait les envoyer toutes aux bains de mer.

FLORA, bas à Julie de l’autre côté.

Qu’est-ce que Tom t’a chargée de me dire ?

JULIE, de même.

D’abord de vous remettre ce billet destiné à M. le comte.

FLORA, prenant le billet et regardant le cachet.

Ah ! les armes du petit Blinville ?... c’est son cartel !... Il était temps que j’arrivasse !...

Elle serre le billet dans sa poche.

Tom a donc saisi son laquais au passage ?

JULIE, bas.

Oui, madame, et il le retient en attendant la réponse.

FLORA, de même.

C’est moi qui vais la porter.

JULIE, de même.

Son maître est à cheval auprès de la marre d’Auteuil.

FLORA, de même.

Je l’y rejoindrai !...

À elle-même.

Mais s’il allait changer d’avis et venir ici lui-même pendant que... Allons, faut éloigner Anatole et l’entraîner d’un autre côté... Ah ! j’y suis !...

Bas.

Attention, Julie, et silence !...

Haut aux hommes qui causaient bas vers le fond.

En vérité, messieurs, je joue de bonheur !... Tous les plaisirs semblaient m’attendre ici à mon retour !...

ANATOLE.

Comment cela ?

FLORA.

Vous me préparez une fête ?... Et l’on m’an nonce en même temps que le jeune vicomte de Blangy va se mettre en chasse dans les bois de Ville-d’Avray, et qu’il compte sur nous.

ANATOLE.

Il ne nous en a pas informés !

MAURICE.

En chasse à neuf heures du soir ?

FLORA.

Par un clair de lune magnifique !... Est-ce donc la première fois ?... Ce sera délicieux !... Il ne faut rien perdre des plaisirs qui se présentent ; ils sont trop rares et la vie est trop courte !... Vite, messieurs, à cheval !... moi, je suis prête... mes juments sont encore sellées... nous donnons deux heures aux chevreuils qui ne nous attendent guère... puis nous revenons jouir ici des talents de vos deux protégés... des intéressants orphelins !... Julie, qu’on éclaire le petit salon, qu’on apprête le piano, qu’on dispose ma musique !... et nous, messieurs, à Ville-d’Avray !

TOUS.

Allons, soit, à Ville-d’Avray !

FLORA, à part.

C’est cela !... je leur échappe... Je rejoins Blinville... Je répare ma faute d’il y a trois mois en empêchant le duel... et ensuite... toute à ma vengeance !...

Haut.

Julie, que mes ordres soient exécutés !... Messieurs, qui m’aime me suive !

TOUS.

Au bout du monde !

FLORA, à part.

Je les perdrai en route.

Chœur final.

Air : Final du deuxième acte des Mancini.

TOUS.

À cheval ! à cheval !
Car bientôt de la chasse
On donne le signal !
À cheval ! à cheval !
Et qu’au chevreuil qui passe
Cet instant soit fatal !
À cheval ! à cheval !

 

 

ACTE II

 

Le théâtre représente un élégant salon : porte au fond, portes latérales. À droite de l’acteur, au premier plan, un piano : à gauche, une table et tout ce qu’il faut pour écrire. Près de la table une causeuse.

 

 

Scène première

 

FLORA, seule, costume de ville fort élégant et un peu pittoresque

 

Allons, tout est arrangé : plus de duel à craindre avec le petit Blinville... mes excuses ont été accueillies, et il est reparti... Au fait, n’est-ce pas moi qui ai brisé la glace du coupé de sa sœur, il y a trois mois ? C’est moi seule que cette affaire concernait, et je n’entends pas que personne se charge de mes querelles... Ah ! il n’y avait pas un moment à perdre, son billet était précis...

Elle lit un billet qu’elle tient ouvert.

« Je ne fais que traverser Paris que je dois quitter demain de grand matin ; mais je veux en finir avec vous, monsieur le comte. Je vous attends près de la marre d’Auteuil, à gauche ; pour tout témoin, j’aurai mon domestique, amenez le vôtre, et apportez vos pistolets, j’ai les miens. Arrivés à vingt pas l’un de l’autre, nous marcherons et nous tirerons à volonté. Toute explication serait superflue. »

« LE BARON DE BLINVILLE. »

Anatole n’aurait pas manqué de s’y rendre, et peut-être j’aurais été cause... Non, non, conservons ce billet, il me servira à prouver que si parfois je fais des sottises, je sais aussi les réparer.

Elle replace le billet dans son enveloppe et le met dans sa poche.

C’est une autre affaire que vous avez maintenant à vider, monsieur le comte de Mercourt, et me voici revenue pour engager le combat... le monstre !... Il ne soupçonne pas que je connais ses perfidies.

Elle sonne. Julie entre.

Julie, fais venir cette jeune fille.

JULIE.

Tout de suite, madame.

Elle sort par la droite.

FLORA, seule.

En ce moment, sans doute, il court avec ses dignes amis dans les bois de Ville-d’Avray, où ils me cherchent ?

Air : Moi, pauvre matelot, qui regrettais la terre. (Deux Pigeons, acte IV, scène II.)

À l’écho des forêts sans doute ils font redire
Le doux nom de Flora ;
Mais l’écho seul répond, et de leur long martyre
La Lionne rira !
Bois et clairières,
Fossés, barrières,
Et fondrières,
Tout est franchi !
Et l’inhumaine
Qui les entraîne
De tant de peine
Se moque ici !
Ah ! contre eux ma vengeance
En cet instant commence,
Quand chacun d’eux s’élance
Et par monts et par vaux !...
Je sais feindre !
Qu’ai-je à craindre ?...
Il faut plaindre
Et je plains... leurs chevaux !
Là, là, là, là, là !...

 

 

Scène II

 

FRANCINE, FLORA

 

FRANCINE, entrant par la porte de droite.

Vous m’avez fait demander, madame ?

FLORA.

Oui, mon enfant, approchez : quelques mots encore pendant que nous sommes seules... Vous avez bien compris les instructions que je vous ai données ?

FRANCINE.

Je crois que oui, madame.

FLORA.

Vous croyez ?... c’est bien !... mais il faut que j’en sois sûre, moi... Voyons : M. le comte Anatole de Mercourt est un scélérat.

FRANCINE.

Je ne dis pas non.

FLORA.

Qui voulait vous perdre.

FRANCINE.

Je commence à le craindre.

FLORA.

Vous auriez aussi bien fait de commencer plus tôt... mais enfin il suffit qu’il soit encore temps ; cette promesse qu’il avait faite de vous assurer une belle existence au théâtre, il ne l’aurait pas tenue... et je la tiendrai, moi.

FRANCINE.

Bien sûr, madame ?

FLORA.

Je vous ai déjà dit que j’ai entre les mains le moyen de vous placer avantageusement.

FRANCINE.

Et Victor aussi ?

FLORA.

Sans doute !... si pourtant votre talent à tous deux peut justifier ma protection.

FRANCINE.

Vous allez en juger ce soir, puisque je dois chanter devant vous, et qu’il tiendra le piano.

FLORA, à part.

Ce sera toujours assez bon pour des Prussiens.

Haut.

Mais vous n’avez pas oublié mes conditions ?

FRANCINE.

Oh ! non, madame... À tout ce que me dira M. le comte, il faudra que je réponde : Monsieur, vous m’avez perdue.

FLORA.

Très bien !

FRANCINE.

Je vous avoue que je ne comprends pas pourquoi vous voulez que je dise cela ?

FLORA.

Il n’est pas indispensable que vous compreniez ; dites toujours.

FRANCINE.

J’y consens.

FLORA.

Si par hasard il vous demande un rendez-vous, accordez-le.

FRANCINE.

Cependant, madame...

FLORA.

Accordez !... je veille sur vous, je serai là !

FRANCINE.

À la bonne heure.

FLORA.

Quoi qu’il vous dise, ne le démentez pas !... quoi qu’il sollicite, promettez.

FRANCINE.

Mais, madame...

FLORA.

Ma chère enfant, vous avez à la bouche une foule d’adverbes fort ennuyeux... quand je désire une chose, je n’aime ni les mais, ni les cependant... Il s’agit de savoir si vous voulez vous assurer un bel avenir en trompant un trompeur ?

FRANCINE.

Je ne demande pas mieux.

FLORA.

Faites donc ce que j’exige... c’est un rôle que je vous donne, et voulant vous placer au théâtre, il faut bien au moins que je sache si vous avez quelques dispositions, vous qui n’avez jamais joué la comédie.

FRANCINE.

Pardonnez-moi, madame, j’ai joué plusieurs fois à Chantereine.

FLORA.

Vous avez joué à Chantereine ?... Que diable, ma chère, ne faites donc pas ainsi l’ignorante et la scrupuleuse... rien ne forme la jeunesse comme le théâtre Chantereine.

FRANCINE.

Oh ! ce qui m’embarrasse, ce n’est pas de jouer la comédie avec M. le comte, c’est que j’ai peur d’affliger Victor.

FLORA.

Vous aurez le temps de le consoler quand vous serez mariés.

FRANCINE.

Il m’a déjà tenu, au sujet de je ne sais quelle bague, un tas de discours auxquels je ne comprends rien.

FLORA.

Je n’ai pas le temps de vous les expliquer... Allez toujours.

FRANCINE.

Puisque vous le voulez, j’irai toujours.

FLORA.

Je vous arrêterai à temps.

FRANCINE.

Je compte sur vous pour cela.

FLORA.

Et moi aussi, je compte sur moi... Ah ! tenez, prenez cette musique et étudiez la, nous la chanterons ensemble.

FRANCINE, prenant le papier.

Une romance à deux voix intitulée : Le Rêve.

FLORA.

Oui... elle est de circonstance.

FRANCINE.

Comment cela ?

FLORA.

C’est bon ! c’est bon !... J’entends du bruit, ce sont ces messieurs qui reviennent. Rentrez ; rappelez-vous que je suis leur dupe, et que, pour moi, vous êtes la sœur de M. Victor.

FRANCINE.

Oui... et ça me déplaît assez, car il profite de cela pour me tutoyer.

FLORA.

C’est un à-compte qu’il prend.

FRANCINE.

Mais d’à-compte en à-compte, je finirais par n’avoir plus rien à lui donner.

FLORA.

Nous tâcherons de lui conserver quelque chose. Allez, petite, et songez à vos promesses.

Francine sort par la porte de droite.

 

 

Scène III

 

ERNEST, MAURICE, ANATOLE, FLORA

 

ANATOLE, avant d’entrer par le fond.

Comment ! elle était ici !

FLORA, assise.

Oui, messieurs, attendant qu’il vous plût de revenir.

ANATOLE.

C’est incroyable !... nous faire courir à Ville d’Avray... disparaître au début de la chasse, sans que nous puissions deviner ce que vous êtes de venue... nous livrer à mille inquiétudes...

FLORA, souriant.

Bah ! vraiment ?... vous étiez inquiets ?

ANATOLE.

Comment ne pas l’être ?

FLORA.

Vous m’étonnez !... Ne m’avez-vous pas nommée la Lionne ?

ANATOLE.

Eh bien ?

FLORA, se levant et prenant le milieu.

Eh bien !... est-ce qu’une lionne se perd dans les bois ?

ERNEST.

Je suis tombé deux fois de cheval, moi.

FLORA.

Mais... on vous a ramassé ?

ERNEST.

Grâce à Dieu, je me suis relevé tout seul.

FLORA.

Ça vous servira de leçon d’équitation.

ERNEST.

Je pouvais me casser bras et jambes.

FLORA.

Il paraît que vous ne vous êtes rien cassé du tout ?

ERNEST.

Heureusement !

FLORA.

De quoi donc vous plaignez-vous ?

ANATOLE.

Chère Flora, je ne devine pas le motif...

FLORA.

Est-ce qu’on cherche le motif d’un caprice ?

ANATOLE.

Mais un caprice est coupable quand il inquiète, quand il afflige les cœurs qui nous aiment.

FLORA.

Pour qui dites-vous cela ?

ANATOLE.

Comment ? Douteriez-vous de mon amour ?

FLORA.

Et vous, en êtes-vous bien sûr ?

ANATOLE.

Quelles preuves faut-il vous en donner ?

FLORA.

Nous verrons plus tard !... Songeons maintenant à remplacer par les charmes de la musique les plaisirs de la chasse qui vous ont manqué. Tout est prêt... Les intéressants protégés de M. Maurice vont venir... oubliez donc vos dis grâces équestres, et préparons-nous à juger de leurs talents. Tenez, ce sont eux que j’entends sans doute.

ANATOLE, à part.

Et cette Francine que je n’ai pas revue ?... qu’aura-t-elle pensé en voyant ma bague à son doigt ?... Qu’arrivera-t-il de ce doux rêve dont j’espérais si bien profiter ?

 

 

Scène IV

 

ERNEST, MAURICE, ANATOLE, FLORA, FRANCINE, VICTOR

 

MAURICE, allant au-devant d’eux la porte à droite de l’acteur, bas à Victor.

Ah çà, vous vous rappelez bien ?...

VICTOR, bas.

Oui... oui... c’est convenu... je suis sa sœur... et elle est mon... C’est-à-dire... non... Oh ! que je suis bête !

MAURICE, de même.

C’est convenu !...

Haut, prenant Francine par la main.

Vous permettez, charmante Francine, que je vous présente à Mme Flora de Préville dont la réputation musicale est sans doute venue jusqu’à vous ?

FRANCINE.

Oh ! oui... je connais déjà madame.

ANATOLE.

Hein ?...

FRANCINE.

De réputation.

FLORA.

À la recommandation de ces messieurs, je m’intéresse à votre avenir, mon enfant.

MAURICE, à Flora.

Voici M. Victor, son frère, jeune pianiste distingué.

VICTOR, saluant.

Oui, madame, elle est ma sœur... et je me trouve son frère !...

FLORA.

Naturellement.

VICTOR, à part.

Tudieu, la jolie femme !...

FLORA, bas à Francine.

Il a une figure cocasse, votre jeune amoureux.

FRANCINE, de même.

Mais il m’aime tant !

FLORA, à part.

J’en ai eu tantôt un échantillon.

ANATOLE, à part, regardant de côté la main de Francine.

Ma bague n’est plus à son doigt !

FLORA, qui suit de l’œil tous ses mouvements, à part.

Oui, examine sa main !... Je m’arrangerai tout à l’heure pour que tu en regardes une autre.

ANATOLE, bas, passant près de Francine.

Chère Francine, cette bague que vous avez reçue de moi tantôt...

FRANCINE, étonnée.

Plaît-il ?

ANATOLE, bas.

Rendez-la-moi sans qu’on vous voie.

Flora, qui l’observe, s’approche, il est forcé de s’éloigner.

FRANCINE, à part.

Lui aussi !... Qu’est-ce qu’il veut dire avec sa bague ?

FLORA.

Allons, mademoiselle, tout est disposé : vous avez promis de nous faire connaître votre talent.

FRANCINE.

Volontiers, madame !... mais je crains bien que ma voix...

VICTOR, passant à côté d’elle.

Oh ! ma chère Francine, ta voix est délicieuse.

FRANCINE, bas.

Ne me tutoyez donc pas comme ça !

VICTOR, de même.

Il le faut bien, puisque je suis ton frère !... D’ailleurs, ne sommes-nous pas fiancés ? cette bague que tu m’as donnée...

FRANCINE, de même.

Encore ?... Mais je vous répète...

VICTOR, de même.

Ah ! oui, la pudeur ?... je comprends !... Mais c’est égal !... elle ne me quittera plus.

FLORA.

N’ayez pas peur, mon enfant !...

Bas.

Souvenez-vous de ce que vous devez dire au comte.

Haut.

Quelle est cette musique que vous tenez-là ?

FRANCINE.

C’est une romance à deux voix.

FLORA, regardant le papier.

Ah ! oui !... Le Rêve.

ANATOLE, à part.

Tiens !... comme ça se trouve !

FLORA.

Je la connais, je vais la chanter avec vous.

FRANCINE.

Cela me fera grand plaisir, madame.

ANATOLE, à Maurice et à Ernest.

Flora est vraiment admirable aujourd’hui !... pas le moindre soupçon !...

MAURICE, bas.

Le fait est qu’elle va très bien.

Ils rient entre eux.

FLORA, à part.

Rira bien qui rira le dernier !...

Haut.

Voyons, monsieur Victor, au piano !...

VICTOR.

À vos ordres, madame !...

À part.

Cette femme-là a des yeux !... Oh ! si je n’étais pas fiancé !...

Il s’assied au piano : Francine et Flora sont placées l’une à côté de l’autre.

ANATOLE, s’asseyant et faisant asseoir Maurice et Ernest.

Écoutons !... écoutons !...

Bas aux autres.

Francine aura deviné qu’il ne fallait pas montrer ma bague !... Ce que c’est que l’instinct !...

Victor prélude au piano.

FRANCINE et FLORA, chantant.

Air nouveau de M. Doche.

Non, non, je ne veux plus mourir !
La nuit, un ange d’espérance
Ames yeux est venu s’offrir,
Il a consolé ma souffrance !
Non, non, je ne veux plus mourir !
Il disait : « Regarde ma belle,
« Mes yeux se mirent dans tes yeux ! »
Et j’ai vu briller sa prunelle
Plus douce que l’azur des cieux.
Il ajoutait : « Viens, je t’adore !
« Je te donnerai des palais,
« Des diamants et des valets,
« Et l’amour que ton cœur ignore !... »

Non, non, je ne veux plus mourir ! etc.

ANATOLE, à demi-voix à Maurice et Ernest.

Oh ! bravo !... Comprenez-vous l’allusion ? c’est ravissant !

FLORA, à part.

Il triomphe, le scélérat !... Mais patience !...

ANATOLE, se levant et s’approchant des deux femmes.

Flora, vous chantez délicieusement !...

À Francine.

Divin, mademoiselle !... divin !...

Bas.

Vous êtes adorable !...

FLORA, à l’oreille de Francine.

Vous oubliez nos conventions.

FRANCINE, à demi-voix à Anatole, avec une émotion feinte.

Ah ! monsieur, vous m’avez perdue !...

ANATOLE, frappé d’étonnement.

Plaît-il ?...

Flora fait un signe à Francine.

FRANCINE, de même.

Ah ! monsieur, vous m’avez perdue !...

ANATOLE, à part.

De mieux en mieux !... Plus moyen que je doute à présent !... la naïve enfant est convaincue de mon triomphe !... Ô dieu des rêves !...

FLORA, à part.

Pauvre dupe !...

ANATOLE, de même.

Mais elle ne me rend pas ma bague !... et si Flora venait à s’apercevoir que je ne l’ai plus...

FLORA, qui est retournée près du piano et y a ramené Francine.

Monsieur de Mercourt, voulez-vous être assez aimable pour rester près de nous et tourner le feuillet ?

ANATOLE.

Comment donc ?... enchanté !...

FLORA, à part.

J’espère que son enchantement s’évanouira bientôt.

Francine et Flora sont d’un côté de Victor, Anatole est de l’autre Victor prélude au deuxième couplet.

FLORA et FRANCINE, chantant.

Deuxième couplet.

Lorsqu’au réveil finit le songe,
Triste, levant les yeux vers toi,
Mon Dieu, je pleurais ce mensonge...

Victor étend sa main sur le clavier du côté d’Anatole, comme pour faire remarquer la hardiesse de son toucher.

ANATOLE, apercevant à la main de Victor la bague qu’il croyait avoir donnée à Francine.

Ciel !... que vois-je ?...

Il s’empare de la main de Victor.

FLORA, qui suit des yeux tous ses mouvements.

Allons donc !...

VICTOR, retirant sa main et arrivant trop tard pour la mesure.

Mais laissez donc ma main !

ANATOLE, à part.

Ma bague au doigt de ce Victor ?

FLORA, à part.

Enfin !...

ANATOLE, passant près de Francine, bas.

Mademoiselle, vous m’expliquerez sans doute...

FRANCINE.

Plaît-il, monsieur ?...

FLORA, riant.

Ah çà ! mais on ne s’entend pas...

MAURICE et ERNEST, qui se sont levés et qui s’approchent.

En effet !... c’est une véritable cacophonie !... on se croirait à l’Opéra-Comique.

VICTOR.

C’est monsieur le comte...

Tout le monde a quitté le piano.

MAURICE, apercevant la bague à son doigt.

Eh, mais... qu’est-ce ?

Bas à Ernest.

Oh ! oh ! regarde !...

ERNEST, bas.

Eh oui, vraiment !...

Ils rient tous deux.

FLORA, à part.

Bien !... les voilà dans le secret !

ANATOLE, bas à Francine.

Il faut absolument que je vous parle !... à vous seule !...

FRANCINE.

Monsieur...

FLORA, bas à Francine, de l’autre côté.

Acceptez !

ANATOLE, bas à Francine.

Ici, dans un quart d’heure.

FRANCINE, bas.

J’y serai.

MAURICE, bas à Anatole qui repasse près d’eux.

La plaisanterie est de rude digestion... hein ! qu’en dis-tu ?

ANATOLE, bas.

Oh !... J’en aurai raison, pardieu !...

ERNEST, bas et riant.

À ta place, je me pendrais !

ANATOLE, bas.

Je ne me pendrai pas, et cette nuit même je l’emmène à Paris.

MAURICE, de même.

Je te dis que tu es mystifié.

ANATOLE, de même.

Deux cents louis !

MAURICE, de même.

Je les tiens !

ANATOLE, de même.

C’est entendu !

Haut.

Puisque ces dames ne chantent plus, passons au billard, où l’on nous servira le thé.

VICTOR.

Ah oui !... au billard ! j’aime beaucoup le billard... et le thé aussi... avec des tartines !

FLORA, souriant, et avec malice.

Mais auparavant, monsieur le comte, vous nous devez des excuses pour avoir bouleversé toute notre musique... à M. Victor, surtout, dont vous avez dérangé l’exécution brillante. Allons, la main à M. Victor !...

VICTOR, tendant sa main.

Oh ! je n’ai pas de rancune.

FLORA.

Eh bien monsieur le comte, vous hésitez ?

ANATOLE.

Moi ?... pas du tout !

Il serre la main de Victor.

VICTOR.

Aïe, aïe, aïe !... vous me faites mal !

ANATOLE.

Comment ?

VICTOR.

Oui, ma bague que vous me faites entrer dans les doigts. Prenez donc garde.

ANATOLE, à part.

Si je pouvais t’étrangler avec...

FLORA.

Maintenant, au billard, messieurs !... au billard !...

ANATOLE.

Oh ! j’y pense... pardon !... un mot à écrire... Vous permettez, mesdames ? je vous rejoins dans un moment.

FLORA.

À votre aise !...

Ensemble.

Air : Pour moi plus de mystère. (Trois Dimanches.)

ANATOLE, à part.

J’étouffe de colère !
Malgré leur air moqueur,
Il faut de cette affaire
Que je sorte vainqueur !
Il y va de l’honneur.

FLORA, à part.

Je ris de sa colère,
Et bientôt, quel bonheur !
Dans ma chaîne j’espère
Ramener le trompeur.
C’est vraiment enchanteur !

MAURICE et ERNEST, à part.

Je ris de la colère
Du pauvre séducteur,
Et du pari j’espère
Sortir bientôt vainqueur,
C’est vraiment enchanteur !

FRANCINE, à part.

Quel est tout ce mystère ?
Pourquoi du séducteur
Faut-il que je tolère
Le langage trompeur ?
Quel tourment pour mon cœur !

VICTOR, à part.

Pour nous quel jour prospère !
Son talent enchanteur
Va bientôt, je l’espère,
Nous conduire au bonheur !...
Quel moment enchanteur !

FLORA, haut.

Allons, partons !

ANATOLE, bas.

Songez, Francine,
Que je vous attends en ce lieu.

MAURICE, bas à Ernest.

Vraiment, l’aventure est divine.

VICTOR.

Demain mon doigt sera tout bleu.

Reprise de l’ensemble.

 

 

Scène V

 

ANATOLE, seul

 

J’avais peine à me contenir !... Comment ce Victor possède-t-il... Elle lui a donc donné... Ah ! ma belle demoiselle, vous jouez à ce jeu-là avec le comte Anatole de Mercourt ? Prenez garde !... Qui s’attaque à ma générosité peut quelquefois me vaincre !... à mon amour-propre, c’est rare !... et pourtant son émotion, en me disant tout à l’heure : « Ah ! monsieur, vous m’avez perdue !... » Et cette romance allégorique choisie par elle !... que diable, tout cela me semblait très clair !... à présent, je n’y comprends plus rien !... mais je jure bien, coûte que coûte... oui, mordieu ! Il y va de ma réputation, de mon honneur !... une petite niaise ne se jouera pas de moi, et... j’entends du bruit ?... c’est elle, sans doute.

Il regarde au fond.

Ciel !... Flora !... Eh vite !...

Il se place vivement à la table, prend une plume et fait semblant d’écrire.

 

 

Scène VI

 

FLORA, ANATOLE

 

FLORA, à elle-même, au fond.

Allons, il a été bien furieux, bien mystifié !... soyons généreuse à présent et ouvrons une porte au repentir !... ce n’est qu’un caprice dont je vais triompher... et une victoire vaut mieux qu’une vengeance !... mais qu’il reste dans ma chaîne... qu’il renonce à cette petite sotte !... ou sinon, malheur à moi !... malheur à vous, monsieur de Mercourt !... la colère de la lionne ne s’arrêterait pas à une mystification.

ANATOLE, à part.

Qu’est-ce donc qu’elle fait là ? pourquoi n’avance-t-elle pas ?

FLORA, à part en approchant.

Comme il baisse les yeux sur son papier !... Je voudrais voir la grimace qu’il fait.

Haut.

Anatole ?...

ANATOLE, se retournant et jouant la surprise.

Ah ! comment ?... c’est vous ?

FLORA.

Sans doute, c’est moi !... Ce papier vous occupe donc beaucoup ?

ANATOLE.

Vous le savez... quelques lignes à écrire...

FLORA.

Bon !... pourquoi chercher à me tromper ?... Je vous ai deviné.

ANATOLE.

Bah !...

FLORA.

Vous n’aviez rien à écrire, mon ami... c’était une ruse.

ANATOLE.

Qu’entends-je ?... vous croiriez ?...

FLORA.

Eh certainement !... en envoyant tout le monde au billard, mon Anatole songeait à se ménager un tête-à-tête.

ANATOLE.

Par exemple !...

FLORA.

Avec moi !... oh ! j’ai parfaitement compris... et je ne me suis pas fait attendre... vous voyez ?

ANATOLE.

Parlez-moi d’avoir affaire à des gens qui de vinent comme cela !

FLORA.

N’est-il pas vrai, mon ami ?... mais quand deux cœurs s’entendent bien !... c’est qu’en effet nous ne nous sommes pas seulement serré la main de puis mon retour !... Allons, venez vous asseoir là, près de moi... et causons !

Elle s’assied sur la causeuse.

ANATOLE, à part.

Et l’autre qui va peut-être arriver ?

FLORA.

Eh bien ?

ANATOLE.

Me voici, chère Flora, me voici !

Il s’assied près d’elle.

FLORA.

Enfin, nous sommes donc seuls !... Y a-t-il longtemps que nous n’avons été assis comme cela l’un à côté de l’autre ?

ANATOLE.

Mais oui... quinze jours !...

FLORA, à part.

C’est-à-dire deux heures... monstre !

Haut.

C’est pourtant vrai !... quinze grands jours !... Anatole, je vous tends la main, moi... ne le voyez-vous pas ?

ANATOLE.

Ah ! pardon !

Il va pour lui donner la main gauche, et y substitue vive ment la droite en songeant à l’absence de la bague.

FLORA, à part, souriant.

A-t-il une frayeur !

ANATOLE, à part.

Tâchons qu’elle ne s’aperçoive pas...

FLORA.

Ces moments de conversation intime sont si doux après une séparation, un retour imprévu !...

ANATOLE.

Ah ! oui, bien imprévu !

À part.

Merci de la surprise !

FLORA.

On a tant de choses à se dire !

ANATOLE, distrait et préoccupé.

Sans doute.

FLORA, commençant à s’impatienter.

Tant de choses à se dire...

Silence d’Anatole.

Hein ?...

À part.

Quoi !... pas un mot !...

Elle fait un mouvement d’impatience involontaire.

ANATOLE.

Eh bien, mais qu’avez-vous donc ?

FLORA, se contenant.

Oh ! rien... je crois que les bains de mer m’ont un peu irrité les nerfs.

ANATOLE.

Vous n’en avez pourtant pas pris beaucoup.

FLORA, à part.

Pas assez à son gré !... oh ! c’est indigne !... quand je ne cherche qu’à lui pardonner.

ANATOLE, à part.

Quel prétexte faire naître ?

FLORA, à part.

Essayons de la jalousie !...

Haut.

Dites-moi donc, Anatole... parmi les lettres qui m’ont été remises, vous ne savez pas... il y avait deux déclarations.

ANATOLE.

Ah !... deux ?... c’est moins dangereux qu’une.

FLORA, à part.

Quelle indifférence !...

Haut.

Eh, eh, il y en avait une du jeune Wilfrid... qui était très vive au moins !...

À part, examinant Anatole.

Pas un geste de dépit !...

Haut.

Il est bien, ce jeune homme, n’est-ce pas ?

ANATOLE.

Mais oui... très bien !

FLORA, cachant son dépit qui s’accroît de plus en plus.

Je le crois sincère... et constant !...

À part.

Pas un regard !...

Elle chiffonne son mouchoir. Haut.

Je ne brûlerai pas sa lettre...

À part.

Rien ?... oh ! c’est trop fort !... Dans son impatience elle déchire son mouchoir.

ANATOLE.

Eh mais, ma chère, qu’est-ce que vous arrachez donc ?

FLORA, se remettant vivement.

Moi ?... rien du tout !

ANATOLE.

Il m’a bien semblé entendre...

FLORA, cachant son mouchoir, à part.

Ah ! ce sont tes yeux que je voudrais arracher !...

ANATOLE, à part.

Je suis sur des épines.

FLORA, luttant contre ses crispations nerveuses.

Eh bien, que vois-je ?... vous ne portez plus ma bague ?

ANATOLE, à part.

Aie !...

Haut.

Tiens... c’est vrai... je ne l’ai plus.

FLORA.

Ah çà, c’est donc comme le drapeau d’un château royal, qu’on retire quand le roi n’y est pas ?

ANATOLE.

Par exemple !...je l’aurai oubliée... ce soir... en faisant ma toilette...

À part.

Oh ! quelle idée !...

Haut et se levant.

Je vais même l’aller chercher tout de suite, parce que...

FLORA, se levant.

Non, non, c’est inutile... vous ne la trouveriez peut-être pas.

ANATOLE, insistant.

Si fait, si fait !... ça peut s’égarer, et je cours...

FLORA, l’arrêtant.

Restez donc !... j’ai encore quelque chose à vous dire.

ANATOLE, à part.

Elle n’en finira pas.

FLORA, à part.

Voyons un peu !...

Haut.

Je voulais vous parler, mon ami, de cette jeune fille qui est ici... Elle m’intéresse, cette enfant.

ANATOLE, à part.

Cette fois son instinct la sert mal.

FLORA.

Et, ma foi, vous ne vous doutiez pas... je ne me doutais pas moi-même, quand vous me l’avez présentée, que j’eusse un moyen si aisé de lui être utile.

ANATOLE.

En vérité ?

FLORA, à part.

Comme il m’écoute maintenant !

Haut.

Imaginez-vous, mon ami, qu’il y a six mois environ... vraiment on n’est pas folle à ce point... je m’étais avisée d’être jalouse... oui... je vous croyais perfide, infidèle... que sais-je ?... c’était bien ridicule, n’est-ce pas ?

ANATOLE.

Oh ! certes !...

FLORA.

J’étais malheureuse... et alors je m’étais dit : On me répète sans cesse que j’ai du talent... Livrons-nous au théâtre... Les applaudissements, les hommages de la foule me distrairont de mes chagrins... je les oublierai !... Alors le hasard... ou ma bonne étoile, rendit amoureux de moi le directeur d’un théâtre lyrique.

ANATOLE.

Lequel ?

FLORA.

Je vous le nommerai plus tard. Quelques œillades encouragèrent ses espérances...

ANATOLE.

Est-ce possible ?

FLORA, à part.

Ah !... voilà qu’il me revient un peu.

Haut.

N’en soyez pas jaloux, Anatole... il m’a toujours prodigieusement déplu... et, sans lui dire ni pour qui ni comment, j’exigeai de lui, comme premier témoignage de sa flamme, qu’il me remît un engagement en blanc pour son théâtre.

ANATOLE.

Et vous avez conservé cet engagement ?

FLORA.

Eh vraiment oui !

ANATOLE.

Alors l’idée vous est venue ?...

FLORA.

De le faire servir à ces deux enfants.

ANATOLE.

Que vous êtes bonne, ma Flora !

FLORA.

Oui... car décidément je renonce à la jalousie...

Air : Pardonne-moi. (Mathilde, acte II, scène II.)

Oui, je le veux,
Vos seuls aveux
Vont désormais
Rassurer mon cœur à jamais !
Point de détours !
À nos amours
Croyons toujours !
D’une parole
Mon Anatole
Comme moi connaît tout le prix ?
Amour, franchise,
C’est la devise
De deux cœurs librement soumis !
Amour, franchise,
C’est ma devise !
Allons, près de moi,
Que de cette loi
Il reconnaisse l’empire !
Pour un cœur généreux
Est-ce donc si malheureux ?
Est-il rien d’égal
À l’amour loyal
Qu’on ressent et qu’on inspire ?
C’est le plus doux hymen !
Allons, monsieur, donnez-moi votre main !

Mais c’est qu’aussi Anatole ne mentira jamais, n’est-ce pas ?

ANATOLE.

Non, non !...

FLORA.

Dites : Jamais.

ANATOLE.

Jamais !

FLORA, à part.

Le traître !...

Haut.

Eh ! mon Dieu, je serais peut-être assez bonne pour lui pardonner ?

ANATOLE, à part.

Oui... elle jetterait de beaux cris.

FLORA, à part.

Oh ! le méchant homme !

ANATOLE.

Mais, dites-moi donc, Flora, revenons à l’heureuse idée que vous avez eue au sujet de ces deux jeunes gens !

FLORA, à part.

Il ne pense qu’à elle !...

Haut.

Eh bien, vous avez raison !... je vais chercher cet engagement, et je le remettrai à M. Maurice.

ANATOLE.

On n’est pas plus aimable.

FLORA.

Fourbe !... hypocrite !...

Haut.

À revoir donc !...

ANATOLE.

À bientôt.

FLORA.

Oui... oui... à bientôt !...

À part.

Pas un regret !... pas un remords !... Oh ! j’étouffe !...

Elle sort vivement par la porte à gauche de l’acteur.

 

 

Scène VII

 

ANATOLE

 

Cette pauvre Flora !... J’avais honte vraiment de la tromper ainsi... car je l’aime... oui... jamais cœur ne fut plus dévoué... mais cette petite Francine m’a piqué au jeu... et s’il est vrai que je sois sa dupe... Ah ! c’est elle, enfin !...

 

 

Scène VIII

 

FRANCINE, ANATOLE

 

ANATOLE.

Vous voilà donc, mademoiselle ?... vous avez bien tardé !

FRANCINE.

Mais il me semble, monsieur le comte, que vous n’étiez pas seul ?

ANATOLE.

Ah !... c’est juste.

FRANCINE.

Et je crains encore...

ANATOLE.

Oh, ne craignez rien !... il faut que j’aie avec vous une explication sérieuse... et, tenez, pour vous tranquilliser, je vais...

Il va fermer la porte du fond.

FRANCINE, à elle-même sur le devant.

Tâchons de contenter ma protectrice... ne rien nier de ce qu’il me dira, promettre tout ce qu’il me demandera, voilà le rôle qu’elle m’a donné... elle est là qui m’écoute et veille sur moi... prouvons-lui donc mon talent pour la comédie.

ANATOLE, revenant en scène.

Maintenant, mademoiselle, avouez que j’ai lieu de me plaindre de vous.

FRANCINE.

De moi, monsieur le comte ?...

À part.

Qu’est ce que je lui ai fait ?...

ANATOLE.

Est-ce que votre mémoire ne vous rappelle rien ?

FRANCINE.

Dam, aidez-moi un peu.

ANATOLE, à part.

Allons, de l’audace !...

Haut.

Est-il bien, je vous le demande, de se jouer des sentiments qu’on inspira ? de déchirer sans scrupule un cœur qui se donne et qu’on n’a pas repoussé ?

FRANCINE.

Oh non ! je conviens que c’est mal.

ANATOLE.

Voilà pourtant ce que vous avez fait.

FRANCINE.

Vraiment ?... J’ai fait cela ?...

ANATOLE.

La gracieuse bonté avec laquelle vous aviez accueilli, il y a quelques heures à peine, les ex pressions de mon tendre dévouement, m’avait rendu si heureux ! j’éprouvais tant de joie à vous faire le sacrifice que vous paraissiez désirer !

FRANCINE, à part.

Qu’est-ce qu’il dit là, mon Dieu !

ANATOLE, à part.

Elle réfléchit !...

Haut.

J’aurais été si fier de retrouver en vos mains ce gage d’amour que vous aviez reçu de moi !

FRANCINE, vivement.

J’ai reçu de vous un gage d’amour ?

ANATOLE.

Pourriez-vous le nier ?

FRANCINE, vivement.

Non, non !... je ne le nie pas !...

ANATOLE.

Eh bien, que n’ai-je pas dû souffrir en voyant aux mains d’un rival cet objet qui devait me rendre toujours présent à votre pensée ?

FRANCINE.

Ah !...

ANATOLE.

D’où vient cet étonnement ?... Vous devinez ce que je veux dire.

FRANCINE.

Certainement !...

À part.

Je ne devine pas du tout.

ANATOLE.

Il est impossible que des instants si doux n’aient pas laissé de traces dans votre imagination... et pourtant j’avouerai que les circonstances de notre rencontre, l’obscurité, le trouble, l’agitation où vous étiez, tout cela a pu jeter dans vos idées quelque confusion : vous avez pu croire que c’était un rêve ?...

FRANCINE, à part.

Ça y ressemble encore beaucoup.

ANATOLE.

Mais ce gage de la sincérité de mes sentiments a dû vous dire que tout est vrai ; que j’étais-là, près de vous, recueillant avec ivresse les doux aveux qui s’échappaient de votre jolie bouche...

FRANCINE, avec une contrainte naïve.

Oui... oui !...

ANATOLE, à part.

Ça réussit, pardieu !... ça réussit !...

Haut.

Et ce gage d’amour, vous l’avez donné à un autre !

FRANCINE, vivement.

Ah ! par exemple, je peux jurer que je n’ai rien donné à personne.

ANATOLE.

Il vous l’a donc ravi ?...

FRANCINE, avec une feinte naïveté.

Il me l’a ravi.

À part.

Je ne sais pas quoi... mais puisqu’il ne faut pas le contredire !...

ANATOLE.

Ainsi, vous n’êtes pas coupable ?... Et je suis le plus heureux des hommes ?

FRANCINE.

Dam ! je ne vous en empêche pas.

ANATOLE.

Et vous me laisserez vous soustraire au ridicule amour, aux sottes prétentions d’un rival ?... vous quitterez cette maison ?

FRANCINE.

Je crois qu’il est temps.

ANATOLE.

Vous retournerez à Paris ?

FRANCINE.

C’est tout ce que je désire.

ANATOLE.

Et vous permettrez que je vous y accompagne, ce soir même... dans une heure ?

FRANCINE, à part.

Que répondre ?...

Haut.

Monsieur, vous m’avez perdue !...

ANATOLE, lui baisant la main.

Vous êtes un ange !...

À part.

Elle est à moi, et mes deux cents louis sont gagnés.

FRANCINE, à part.

Ma protectrice doit être contente.

On entend le bruit d’une glace qui se brise dans la pièce voisine.

Quel est ce bruit ?

ANATOLE.

On dirait une glace qui se brise.

FRANCINE.

Ah ! mon Dieu ! voyez donc !

ANATOLE, à part.

Qu’est-ce que cela peut être ?

Il va ouvrir la porte à gauche et regarde.

FRANCINE, à part.

J’ai fait de mon mieux !... Jouer un proverbe dont on ne sait pas le mot, ça n’est pas facile.

ANATOLE, revenant.

Personne !... C’est quelque maladroit domestique... Dans une heure, chère Francine...

FRANCINE.

Puisque je n’ai plus rien à vous refuser !

ANATOLE, à part.

Ç’a été plus aisé que je ne croyais... Bienheureux songe !

FRANCINE, à part.

Maintenant c’est à elle à me tirer de là.

UN DOMESTIQUE, entrant.

Une lettre pressée pour monsieur le comte.

ANATOLE.

Donnez.

Le domestique remet la lettre et sort. À Francine.

Vous permettez, mademoiselle ?...

Il regarde le cachet.

Eh ! Dieu me pardonne, c’est du petit Blinville... je me doutais bien que ça ne pouvait pas tarder. Voyons.

Il ouvre et parcourt la lettre.

Il m’attend près de la marre d’Auteuil... nos pistolets... un seul domestique... arrivés à vingt pas, nous tirerons... Pardieu, il est bien pressé !... Il ne pouvait pas remettre cela à demain ?... Un duel au clair de lune... eh ! mais, au fait, c’est original !... Allons, je me suis mis à sa merci, il faut bien me rendre à son appel... en moins d’une demi-heure tout sera fini.

Haut.

Chère Francine, je suis contraint de m’éloigner pour peu d’instants... n’oubliez pas votre promesse.

FRANCINE.

J’ai donc promis quelque chose ?

ANATOLE.

Ah ! je vois qu’il faut que je demande des arrhes.

FRANCINE.

Mais quand on ne veut pas en donner ?

ANATOLE.

Je les prends.

Il l’embrasse.

FRANCINE.

Ah !...

Victor entre et reste stupéfait au fond.

ANATOLE.

Je suis l’homme le plus heureux !

VICTOR, s’avançant.

Et moi !... qu’est-ce que je suis ?

ANATOLE.

Je vous dirai cela plus tard.

Il sort en riant par le fond.

VICTOR, le poursuivant.

Monsieur... monsieur...

Anatole lui ferme la porte sur le nez.

 

 

Scène IX

 

VICTOR, FRANCINE

 

FRANCINE.

Ah ! c’est vous, mon ami !

VICTOR.

Oui, c’est moi... qui arrive à propos, n’est-ce pas ?

FRANCINE.

Certainement, car je n’ai pas pu vous voir seul, et j’ai bien des choses à vous apprendre.

VICTOR.

J’en sais trop.

FRANCINE.

Eh ! non, vous ne savez rien.

VICTOR.

Voilà donc ce que vous me destiniez ?... fi ! fi ! fi !... Et moi qui me fiais aux belles protestations de ce monsieur... moi qui ne voulais pas en croire ce billet...

FRANCINE.

Quel billet ?

VICTOR.

Qui vient de m’être remis... Lisez, perfide !

FRANCINE, lisant.

« Monsieur Victor, vous êtes un sot. »

VICTOR.

Continuez.

FRANCINE, lisant.

« Vous êtes un sot ! »

VICTOR.

Je ne vous dis pas de répéter ; je vous dis continuez !

FRANCINE, lisant.

« Votre aveugle confiance a laissé celle que » vous aimez au bord d’un précipice... »

VICTOR.

Au bord !... elle est parbleu bien dedans... et moi aussi !

FRANCINE, lisant.

« Heureusement, on veillait pour vous ; mais il n’y a pas un moment à perdre. Le talent de Francine m’est connu l’engagement ci-joint lui assure, ainsi qu’à vous, une position agréable à l’opéra de Berlin. »

Parlé.

De Berlin ?

VICTOR.

Oui, de Berlin... en Prusse !... Allez toujours.

FRANCINE, lisant.

« Quittez Auteuil, cette nuit même, avec elle ; passez demain chez le banquier dont l’adresse est sur le bon que je joins à cette lettre : il vous remettra cent louis pour les frais du voyage. Mariez-vous, si cela vous plaît ; partez tout de suite, il le faut !... Que le bon ou le diable vous conduise, mais qu’on n’entende plus parler de vous !

« FLORA DE PRÉVILLE. »

Oh ! quelle générosité !

VICTOR.

Elle vient trop tard.

FRANCINE.

Qu’est-ce que vous dites là ?

VICTOR.

Je dis que j’ai vu, que j’ai entendu ce scélérat de comte !... abomination de l’abomination !...

FRANCINE.

Air : Que d’autres vous rendant les armes. (Reine d’un jour.)

Par une trompeuse apparence
Doit-on se laisser entrainer ?
Quand pour nous brille l’espérance,
Pouvez-vous bien me soupçonner ?
Vos soupçons seraient une injure
Pour celle qui vous dit tout bas :
Mon ami, croyez-moi, croyez-moi quand je jure
Que je ne vous trompe pas !
Non, non, non, je ne vous trompe pas !

VICTOR.

Allons donc !... moi qui comptais sur vos promesses de tantôt !...

FRANCINE.

Mes promesses ?

VICTOR.

Moi qui étais fier du gage d’amour que j’avais reçu de vous !

FRANCINE.

Un gage d’amour ?... vous aussi ?... est-ce que ça va recommencer ?

VICTOR.

C’était pour m’aveugler, perfide, que vous me l’aviez donné !

FRANCINE.

Ah !... ça m’ennuie à la fin !... je n’ai pas de comédie à jouer avec vous, et je vous répète que je ne vous ai rien promis, que je ne vous ai rien donné !

VICTOR.

Vous ne m’avez pas donné une bague ?

FRANCINE.

Non !

VICTOR.

Vous ne m’avez pas donné un soufflet ?

FRANCINE.

Non !... mais j’en aurais bien envie.

VICTOR.

Comment ?... quand j’ai voulu vous prendre un baiser...

FRANCINE.

Vous ne m’avez rien pris du tout.

VICTOR.

En voilà un aplomb magnifique !

FRANCINE.

Et vous ne méritez pas les bons sentiments que j’avais pour vous !... Aussi, j’accepte l’engage ment que me donne cette aimable dame qui me protège ; mais je partirai seule, et je ne me marierai pas avec vous, et j’aurai beaucoup de succès à l’Opéra de Berlin, et j’épouserai un Prus sin... plusieurs Prussiens... et vous enragerez !...

VICTOR.

Francine ! Francine !...

 

 

Scène X

 

VICTOR, FRANCINE, MAURICE, ERNEST

 

MAURICE.

Eh bien, qu’est-ce ?... une querelle ?

VICTOR.

Oui, messieurs, une querelle qui ne regarde que moi.

ERNEST.

Ah ! ah !...

VICTOR.

Où est votre scélérat d’ami ?

MAURICE.

Nous venions le chercher : nous le croyions près de mademoiselle.

VICTOR.

Il y était, parbleu, le séducteur !... mais il est parti à mon approche.

ERNEST, souriant.

Comment ?... est-ce que ?...

VICTOR.

Oui, monsieur !

MAURICE.

Bah !... mademoiselle... ?

VICTOR.

Oui, monsieur !

MAURICE.

Pendant que vous jouiez au billard ?...

VICTOR.

Oui, monsieur ! oui, monsieur !

ERNEST.

Déjà ?

FRANCINE.

Ça n’est pas vrai !

MAURICE.

Savez-vous bien que ça me coûtera deux cents louis ?

VICTOR.

Et à moi donc ?... mais je me vengerai !... Il faut que je le retrouve.

ERNEST.

Le voici !

 

 

Scène XI

 

VICTOR, FRANCINE, MAURICE, ERNEST, ANATOLE

 

ANATOLE, riant.

Ah ! ah ! ah !... le tour est piquant !

MAURICE.

Qu’y a-t-il donc ?... et d’où viens-tu ?

ANATOLE.

Je viens de me battre.

MAURICE, ERNEST.

Te battre ?

VICTOR, FRANCINE.

Se battre ?

MAURICE.

Contre qui ?

ANATOLE.

Contre le petit baron de Blinville.

ERNEST.

À pareille heure ?...

ANATOLE.

Je n’avais pas le choix... Le petit baron m’attendait à quelques pas d’ici, je m’y rends !... À peine arrivé à la distance indiquée, je l’aperçois au clair de lune ; le chapeau sur les yeux, enveloppé dans son manteau ; il me fait signe d’arrêter... et il m’ajuste !... j’en fais autant... il lâche la détente... et, ma foi, sa balle effleure le collet de mon habit... oh ! il tire bien !... Je m’écrie touché !...

ERNEST.

Ensuite ?

ANATOLE.

Ensuite ?... ah ! c’est là qu’est le plaisant de l’aventure !... Au moment où j’allais faire feu, je vois de loin mon jeune adversaire qui chancelle et tombe !... Je veux avancer... son domestique me crie qu’il est évanoui.

MAURICE.

Évanoui ?

ANATOLE.

Comme une jolie femme !... alors je m’éloigne en disant qu’on vienne m’avertir quand monsieur le baron aura repris connaissance.

ERNEST.

Voilà qui est étrange !

MAURICE.

Mais tu l’as échappé belle !

VICTOR, s’avançant.

Nous verrons si monsieur le comte sera aussi heureux avec moi.

ANATOLE.

Avec vous ?

VICTOR.

Oui, monsieur !... je veux votre vie !... je la veux !

ANATOLE.

Mais moi je la garde.

VICTOR.

Vous refusez de me donner satisfaction ?

ANATOLE.

Jusqu’à ce que j’aie eu des torts réels.

FRANCINE.

Taisez-vous, monsieur Victor !... c’en est trop... depuis deux heures, tout le monde me parle d’un gage d’amour que j’ai reçu, que j’ai donné, de serments que j’ai prononcés... que sais-je ?... eh bien, depuis deux heures, je ne comprends pas un mot de tout ce qu’on me dit !

ANATOLE.

Que signifie cela ?

FRANCINE.

Je ne vous aime pas, monsieur le comte.

VICTOR.

Oh ! bravo !

FRANCINE, se retournant vers lui.

Je n’aime personne !

VICTOR.

Merci !

FLORA, dans la coulisse.

Touché !... Je vous dis qu’il est touché !...

ANATOLE.

Qu’entends-je ?...

 

 

Scène XII

 

VICTOR, FRANCINE, MAURICE, ERNEST, ANATOLE, FLORA, en amazone, couverte d’un manteau qu’elle jette en entrant ainsi que son chapeau

 

FLORA, accourant.

Blessé !... Mort peut-être ?...

Elle va se jeter dans les bras d’Anatole.

Ah !...

Étonnement général.

ANATOLE.

Que vois-je ?... Quoi ?... Blinville ?...

FLORA.

Non, non !... c’était moi !...

L’examinant.

Mais tu n’as rien ?... Il n’a rien, n’est-ce pas ?...

MAURICE.

Rien, rien !...

FLORA, se frappant le front.

Ah ! quelle tête, mon Dieu !... quelle tête !... J’ai cru que je l’avais tué... et je me suis évanouie !... c’est heureux... car je me serais fait sauter la cervelle.

ANATOLE.

Flora !...

FLORA.

Oh ! pardonnez-moi !...

ANATOLE.

Te pardonner ?... quand moi seul je suis coupable ?...

FLORA, vivement.

Oh oui, vous l’êtes !... Ai-je souffert là, mon Dieu ?...

Elle indique la chambre à côté.

Horrible jalousie !... Je savais que toute la coquetterie de cette jeune fille était une comédie ordonnée par moi... eh bien, je restais là, tremblante et pâle, l’oreille collée à cette porte... et, aux expressions d’amour qu’il lui prodiguait, ma tête s’est perdue, j’ai été comme folle.

Air : Soldat français.

Il m’outrageait sans crainte et sans remord !
Moi, j’endurais un horrible supplice !
Il m’a semblé que lui donner la mort
En cet instant ç’aurait été justice !
Mais j’espérais un plus heureux destin,
Et je disais, en saisissant mes armes :
À mes tourments l’ingrat va mettre fin,
Et sur ce cœur qu’aura frappé sa main,
Peut-être couleront ses larmes !
Je sentirai couler ses larmes !

ANATOLE.

Ciel !...

VICTOR, bas à Francine.

Tudieu quelle femme !...

FRANCINE, bas.

On appelle cela une lionne.

VICTOR, de même.

Parfaitement nommé !

FLORA.

Oh ! mais quel délire, grand Dieu !... quand je pense que deux lignes plus bas... Ah ! encore une fois, pardonne-moi !

ANATOLE, lui serrant la main.

Chère Flora !...

FLORA, retirant sa main.

Chère Flora ?... Laissez-moi !... car, maintenant que je suis rassurée, je me rappelle ce que j’avais oublié... Cette épreuve à laquelle je vous ai sou mis... elle m’a éclairée !... Pas un remords !... pas un retour vers moi !... Adieu, monsieur le comte !... tout est fini... nous ne nous reverrons plus !

ANATOLE.

Que dites-vous ?...

MAURICE.

Je vous assure qu’il n’est pas aussi coupable que...

FLORA.

Oh ! ne souriez pas !... Je suis sérieuse aussi, moi !... de temps à autre... quand on m’a blessé le cœur !... Profiter de mon absence pour vouloir me tromper !...

ANATOLE.

Flora, tu pleures ?

FLORA.

Moi ?... non, je ne pleure pas, car j’ai la rage dans l’âme... ou plutôt, oui, je pleure, car j’avais la sottise de me croire plus aimée et mieux comprise par vous... adieu !

ANATOLE, vivement.

Plus aimée ? mieux comprise ? mais je ne connais pas de cœur plus noble que le tien, d’âme plus chaleureuse... ta franchise fait ma joie ; tes défauts, je les aime autant que tes qualités !... et il n’est pas jusqu’à ta tête, cette tête qui te met un pistolet à la main et m’envoie une balle pour te venger, qui ne me rende plus fier de ton amour et n’augmente le mien !

VICTOR, à part.

Il ne faut pas disputer des goûts !

FLORA, vivement.

Très bien ! très bien ! mais n’importe, il faut nous séparer.

ANATOLE.

Nous séparer ?... Et si je ne peux vivre sans toi ?

FLORA.

Tant mieux ! vous serez puni.

ANATOLE, élevant un peu la voix.

Eh bien, moi, je ne veux pas que nous nous séparions !

FLORA, de même.

Comment ?

ANATOLE.

Non ! car déjà tu as mon cœur, et je t’offre ma main.

FLORA, stupéfaite.

Hein ! qu’est-ce ?... Ah ! c’est bien, Anatole !... c’est bien !... oh ! j’en pleure, moi !

ANATOLE, lui prenant la main.

Flora ?

FLORA, avec émotion.

Oh ! oui, donne-la-moi, ta main... que je la serre, que je la mette sur mon cœur... ah !

Elle place la main d’Anatole sur son cœur, puis la lui rend.

Mais je ne peux pas, je ne dois pas l’accepter !

Mouvement général.

ANATOLE.

Comment !...

FRANCINE.

Elle refuse !

VICTOR.

En voilà, un type !

FLORA.

J’ai déjà eu tort, monsieur, d’accepter votre cœur, car, entre nous, il y a là une voix qui me dit souvent : Ma chère Flora, tout ça, tout ça... Mais que deviendrais-je, si elle me criait : Ah ! tu voulais être comtesse, toi ! et tu faisais servir ton cœur aux projets de ta vanité !... Pas de ça ! il y a une foule de petits sentiers qui mènent à l’amour ; mais au mariage, on n’y va que par la grande route. Maintenant, monsieur Victor, vous pouvez me rendre ma bague.

VICTOR.

La voici !... mais je ne comprends pas.

FLORA, lui donnant un petit soufflet, et prenant la voix qu’elle avait au premier acte.

Laissez-moi, monsieur le comte.

VICTOR.

Ah ! c’était vous ?

FLORA.

Précisément !

ANATOLE.

Et ce rêve ?

FLORA, lui donnant un petit soufflet.

Victor, laissez-moi !

ANATOLE.

Je devine.

FLORA.

C’est bien heureux !

ANATOLE.

Et Flora m’a exposé à la tuer ! Ah !

FLORA, souriant.

Il faut bien que j’aie aussi quelque garantie, moi !... Qui sait ? la crainte de me tuer est dans le cas de vous rendre fidèle.

ANATOLE.

Ai-je besoin de cela ?

FLORA.

Nous verrons ! Francine, je vous recommande la recette.

VICTOR.

Merci ! gardez-la pour vous.

CHŒUR.

Air : Entrée de Flora au premier acte.

Plus de colère !
Ce jour prospère
Va, je l’espère,
Combler { nos vœux.
                { vos

FLORA, au public.

Air : Je veux revoir ma patrie (Bruguières).

J’entends ici dire : Cette lionne
Qui contre son amant se bat comme un dragon,
Est un peu trop vive !... et trop bonne,
Dit encore une dame avec quelque raison !
Puisque partout j’ai besoin d’indulgence,
Mesdames, de votre côté,
Applaudissez à ma vengeance,
Et vous, messieurs, à ma bonté !

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