Didon (Georges de SCUDÉRY)

Tragédie en cinq actes et en vers.

Imprimée en 1637.

 

Personnages

 

DIDON, Reine de Carthage

ÆNÉE, Prince Troyen

ANNE, sœur de la Reine

BARCÉ, dame d’honneur de la Reine

THECNIS, fille de la Reine

ZERTINE, fille de la Reine

ACHATE, Troyen

ILLIONÉE, Troyen

CLOANTES, Troyen

SERGESTE, Troyen

PALINURE, pilote

HERMON, Tyrien

ARBASE, Tyrien

HIRCAN

DEUX GARDES

TROUPE DE COUTISANS

CHŒUR DE CHASSEURS

TROUPE DE MARINIERS

 

La Scène est à Carthage.

 

 

À MONSIEUR LE CONTE DE BELIN

 

MONSIEUR,

Ce n’est point pour vous obliger à la défense de ce Livre, que je vous le dédie, je serais injuste si je recherchais une si haute protection, pour un ouvrage qui n’en est pas digne : et quelques pénétrants que soient les traits de l’envie, je ne la veux point combattre, sous des Armes qui me rendraient invulnérable : ni vous porter en ma faveur, à défaire un Monstre immortel. Qu’il vomisse donc (s’il lui plaît, tout son venin sur ce Poème, et qu’il emploie toute sa fureur à le déchirer, je rirai de sa colère et de mes blessures, pourvu que toute la France sache, que malgré lui, j’ai l’honneur d’être aimé de vous. Cet avantage que je tiens de votre seule bonté, satisfait si bien mon âme, qu’après l’avoir obtenu, les plus grandes faveurs de la fortune, ne sauraient me donner seulement un désir : et je méprise pour lui, tout ce que les autres adorent. Cette vertu si peu commune qu’on voit en vous, a des char mes si puissants pour moi, que je peux dire qu’elles seule fait mes félicités. Et certainement c’était des hommes tels que vous êtes, dont l’Antiquité la moins idolâtre, faisait ses Dieux les plus grands, et les plus révérez. En effet (MONSIEUR) si cette Aveugle qu’on dit qui dispense les prospérités humaines, n’avoir le jugement aussi mauvais que la vue, Elle connaîtrait en fin, que votre main est digne d’avoir, et capable de soutenir, cet illustre Baston, ou cette fameuse Épée dont nos Rois font leurs dernières libéralités : C’est une gloire que vous posséderez un jour, si le Ciel autorise les plus justes vœux qu’ait jamais poussez,

MONSIEUR,

Votre très humble, et très fidèle serviteur,

 

DE SCUDÉRY.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

DIDON, ANNE

 

DIDON.

Hélas ! Anne ma sœur quels songes m’épouvantent ?

Quel est ce mal douteux que mes esprits ressentent ?

Quel est ce nouvel hôte à qui notre pitié

Donne place en ma Cour, et dans notre amitié ?

Quelle mine, quel port ! et qu’il fait bien connaître

En ses nobles discours sa valeur et son Être !

Je crois certainement (comme il dit en ces lieux)

Que ce généreux Prince est dus vrai sang des Dieux :

Ce sang, la vertu, laissent toujours leur trace ;

Où le propos craintif fait voir une âme basse.

Certes je le confesse (en rougissant un peu)

Que si mon ferme esprit pouvait avoir du feu.

Si je devais goûter un second Hyménée,

Que je pourrais faillir en acceptant Ænée.

Depuis le jour fatal, que mon frère inhumain,

Du sang de mon Sichée, eut fait rougir sa main,

Anne, cet homme seul put ébranler mon âme :

Oui, je rêvai l’éclat de ma première flamme :

Les marques de ce feu qui me sut enflammer,

Ne me disent que trop que je m’en vais l’aimer.

Mais premier que mon cœur succombe en cette guerre,

S’ouvre dessous mes pas le centre de la terre,

Que le foudre vengeur du Monarque éternel,

Précipite aux enfers mon esprit criminel :

Oui pudeur, je souhaite et triste, et désolée,

Que je meure, plutôt que tu sois violée :

Celui qui le premier me donna de l’amour,

L’emporta toute entière abandonnant le jour :

Puisqu’il la tient encor (fuyant ces nouveaux char mes)

Qu’il la garde au tombeau, satisfait de mes larmes.

ANNE.

Chère sœur, que mon âme aime plus que le jour,

Quoi, vous n’aurez jamais de sentiments d’amour ?

Passerez vous ainsi dans le deuil qui vous presse,

Cette belle saison si propre à l’allégresse ?

La triste solitude où vos ans sont réduis,

N’a que trop signalé vos feux, et vos ennuis ;

Il est temps de changer cette douleur amère,

Au plaisir d’être femme, au plaisir d’être mère.

Croyez vous que les morts prennent quelque souci,

Ni des biens ni des maux que nous avons ici ?

Non, il est ordonné des lois de la Nature,

Qu’un oubli général règne en la sépulture,

De sorte que vos pleurs sont des pleurs superflus,

Puis que vous les versez pour qui ne les voit plus.

Si vous ne trouvez point dedans l’Afrique entière,

Pour nourrir ce beau feu, d’assez digne matière,

Et qu’Iarbe lui même ait tâché vainement

De vous donner à Tir un autre sentiment,

Est-ce à dire pourtant que votre humeur blâmable

Ne doive point aimer ce qu’elle trouve aimable ?

Et ne songez vous point entre quels ennemis,

Dans ce nouveau climat, votre sort est soumis ?

Les Gétules vaillants, ces hommes invincibles,

Les Numides hautains, les Sirtes insensibles,

Peuples fiers cruels, regardent d’un côté

Cet Asile qui reste à notre liberté ;

De l’autre, les déserts de l’ardente Lybie ;

La ville de Barcé, dont la rage ennemie

Ne voit qu’avec regret votre Empire naissant,

S’afflige de son heur, et le va menaçant.

Vous dois-je encor parler de l’appareil de guerre,

Que le peuple de Tir fait par toute la terre ?

Et du frère cruel, qui s’arme contre vous

D’un fer, qui fume encor du sang de votre Époux ?

Ha ! l’on voit clairement que Junon favorable

Nous donne ces Troyens d’une main secourable ;

Ha ! ma sœur, que dans peu vous verrez augmenter

La ville sous ce Prince, ayant pu l’arrêter :

Ne refusez donc point ce notable avantage,

Si vous ne haïssez la gloire de Carthage.

Mais pour le retenir, faites tous vos efforts ;

Est allez les beautés de l’esprit et du corps ;

Faites armes de tout ; mettez tout en usage ;

La Majesté du Trône en ajoute au visage ;

Le Sceptre et la Couronne ont droit d’assujettir ;

Mêlez l’or de Sidon à la Pourpre de Tir :

Le noir de ce grand deuil offusque votre gloire ;

Pour avoir aisément cette illustre victoire,

Servez vous des attraits que le ciel vous départ,

Et mêlez pour le prendre et la nature et l’art.

DIDON.

Et bien, il faut changer notre forme de vivre :

Que le conseil qui plaît se fait aisément suivre !

Et qu’il est difficile à la faible raison,

De délivrer un cœur qui chérit sa prison.

Soit ainsi, je le veux ; allons prendre les armes,

Et que l’habit supplée au défaut de nos charmes.

ANNE.

Ha ! vous ferez céder (beau chef-d’œuvre des cieux)

L’éclat de votre Sceptre, à celui de vos yeux.

 

 

Scène II

 

ÆNÉE, ACHATE, ILIONÉE, CLOANTHE, SERGESTE, PALINURE

 

ÆNÉE.

Illustre et cher débris de la fameuse Troie,

Vous qu’épargna le feu dont elle fut la proie,

Compagnons des dangers que je viens découvrir,

Il semble que le ciel nous veuille secourir :

Le courroux de la mer cède à notre courage ;

Nos vaisseaux tous brisés se moquent de l’orage ;

Et malgré la rigueur des injures du sort,

Nous goûtons à la fin les délices du port.

Une Reine obligeante en dépit de Neptune,

Nous a mis à couvert des coups de la fortune,

Et contre notre espoir qui s’éloignait de nous

L’Afrique nous prépare un traitement bien doux.

Rappelez vos esprits, compagnons de ma peine ;

Les dieux ne donnent point une espérance vaine ;

Vous avez surmonté dans vos longues erreurs,

Ce Monstre revêtu d’écueils, et de terreurs,

Dont l’effroyable bruit fait trembler aux approches,

Le Nocher malheureux qui va heurter ses roches.

Vous avez évité par un puissant effort,

Cet Antre du Cyclope où réside la mort :

Et peut-être qu’un jour la fatale ordonnance,

Vous en fera chérir la dure souvenance ;

Oui, des maux endurés (quand on les voit finir)

L’esprit qui les souffrait aime le souvenir.

Or partant de travaux, et partant d’aventures,  

Nous aspirons (Troyens) à des gloires futures :

Et suivant le chemin que marquent nos destins,

Nous cherchons le repos, et les champs des Latins.

C’est là, chers compagnons, qu’un jour avecques joie,

Nous devons relever notre Empire de Troie ;

Souffrez donc vos labeurs (mais d’un esprit content)

Pour arriver après au bien qui vous attend.

ACHATE.

Prince, dont la vertu n’a rien qui la seconde,

Retentez de nouveau l’inconstance de l’onde,

Achevez de courir tous les climats divers,

Et cherchez le repos au bout de l’univers,

Ces fidèles Troyens, poussez de même envie,

Veulent suivre vos pas, et consacrer leur vie,

Pour vous faire monter malgré vos ennemis,

Au trône glorieux que l’on vous a promis.

Faites que vos désirs prennent leur course libre,

De la mer Africaine, au rivage du Tibre ;

Jetez les fondements (si l’hiver le permet)

De l’Empire éternel que le sort vous promet,

Nous vous suivrons partout, le cœur plein d’allégresse,

Fusse encor une fois contre toute la Grèce :

Des Cerfs seraient vaillants, conduits par un Lion ;

Vous êtes le Phœnix, des cendres d’Ilion ;

Et quelque effort humain que l’univers oppose,

Nos bras guidés par vous abattront toute chose,

Et vous feront marcher par des sentiers aisés,

Tous couverts de lauriers, et de Sceptres brisés.

ÆNÉE.

Après tant de périls, croyez, mon cher Achate,

Que mon âme jamais ne saurait être ingrate ;

Et que vous verrez tous (retenant ce propos)

Que je n’ai travaillé que pour votre repos.

Oui, Troyens, il est vrai que mon âme ne brûle,

Que pour vous établir, et le règne d’Iule :

Si le Ciel oit mes vœux, et leur donne ce bien,

Mon esprit satisfait ne désire plus rien,

Sinon que sa bonté sauve à jamais des flammes,

Le front audacieux de ces nouveaux Pergames,

Et qu’un jour tous les Grecs, par d’illustres moyens,

Soient courbés à leur tour, sous le joug des Troyens,

Et rangés par la force, et par la main hardie,

Au point où nous réduit leur lâche perfidie ;

Vœu si juste et si saint, qu’il a bien mérité,

Que le Ciel l’autorise en ma postérité :

Mais j’aperçois quelqu’un ; quel sujet vous amène ?

 

 

Scène III

 

HERMON.

Je viens pour vous prier de la part de la Reine,

De vous rendre à la salle, et tous vos gens aussi.

ÆNÉE.

C’est à nous d’obéir, à qui commande ici,

Je vais suivre vos pas.

ACHATE.

Ou mon âme est trompée

Ou déjà dans le cœur cette Reine est frappée ;

Ses yeux me l’avaient dit, qui d’un regard si doux,

Pendant tout le souper s’attachaient dessus vous.

ÆNÉE.

En amour comme en guerre un bonheur m’accompagne :

Quelqu’un aille aux vaisseaux pour amener Ascagne,

Et pour y donner l’ordre à tous nos matelots,

De se tenir tous prêts de refendre les flots,

Aussitôt que le temps nous sera favorable ;

Allons voir cependant cette Reine adorable.

 

 

Scène IV

 

DIDON, ANNE, BARGÉ, THECNIS, ZERTINE, HERMON, HIRCAN, TROUPE DE COURTISANS, DEUX GARDES

 

DIDON.

Ceux qui tiennent le rang que je tiens aujourd’hui,

Ne s’en doivent servir que pour le bien... d’autrui :

Les Rois sont des soleils, dont la clarté féconde,

Doit indifféremment luire sur tout le monde ;

Et le Prince bien né, ne doit avoir des mains,

Que pour en obliger le reste des humains.

Les faveurs que l’on fait, ne sont jamais perdues ;

Souvent sans y penser elles nous sont rendues :

Et tout cœur généreux, a droit de s’assurer,

Qu’il acquiert un renom qui doit toujours durer.

Mais entre les moyens qu’une âme libérale

Trouve pour exercer cette vertu Royale,

Je crois que la pitié des peuples étrangers ;

Qu’un utile secours retire des dangers,

Obtient le premier rang ; et je suis fortunée,

D’avoir pu l’exercer en la faveur d’Ænée ;

Prince pieux, vaillant, sage, bon, et courtois,

Et qui vient de m’ôter de la peine où j’étais,

Vu qu’il est trop civil pour, mépriser mes larmes,

Lorsque j’implorerai le secours de ses armes,

Contre un frère cruel, qui bien loin de m’aimer,

Tigre et méchant qu’il est, tâche de m’opprimer.

Joignez donc Tyriens, mes soins, et vos services ;

Tâchons de l’obliger avec nos bons offices ;

Et tenons assuré qu’au cœur d’un demi Dieu,

Le sentiment ingrat ne peut avoir de lieu ;

Ses faits seront toujours dignes de sa naissance : 

Ma sœur, recevez le, je le vois qui s’avance ;

Ô qu’on voit à travers ce port respectueux,

De rayons éclatants d’un air majestueux.

 

 

Scène V

 

ÆNÉE, ACHATE, ILIONÉE, CLOANTHE, SERGESTE

 

ÆNÉE.

Reine, dont la bonté ne peut être bornée,

Par vos commandements vous revoyez Ænée,

Ce Prince malheureux, qui sans votre secours,

Dedans l’onde Libyque, aurait fini ses jours.

Ô seule des mortels, qui nous donnez la joie,

De voir plaindre a quelqu’un, l’infortune de Troie,

Et qui par des bienfaits hors de comparaison,

Nous soufrez dans le port, et dans votre maison.

Nous les restes des Grecs, nous a qui font la guerre,

Les destins irrités, et la mer, et la terre :

Que peuvent en ce lieu, des hommes affligés,

Pour payer la faveur dont vous les obligés ?

Rien, nous le confessons : mais s’il est véritable,

Que le Ciel ait des Dieux, leur puissance équitable,

Reconnaîtra pour nous, les plaisirs signalés,

Que reçoivent ici, de pauvres exilés ;

Et dans quelque climat que le destin m’appelle,

Je rendrai par ma voix, votre gloire immortelle,

Chérirai votre nom, le ferai révérer,

Et votre Majesté s’en peut bien assurer.

DIDON.

Grand Prince, dont l’esprit surmonte la naissance,

Dans ce petit État, partagez ma puissance ;

Trouvez y le repos, qu’après mille dangers,

Je cherche comme vous, en ces bords étrangers ;

Et croyez que mes maux, me font plaindre les vôtres

Et qu’ils m’ont bien appris à secourir les autres.

Ô Père Jupiter, donnez moi les moyens,

D’unir d’affection Carthage, les Troyens ;

Que l’un et l’autre peuplé également s’assiste,

Et que leur commun sort, n’ait plus rien qui soit triste.

Mais cher hôte, soufrez qu’un désir curieux,

Vous conjure à ce soir d’étaler à nos yeux,

Comme dans un tableau, ce Siège mémorable ;

Que l’embuche des Grecs, rendit si déplorable.

ÆNÉÉ.

Belle Reine, en parlant de nos derniers malheurs,

Vous voulez réveiller d’excessives douleurs :

Vous voulez que je compte en quelle forte Troie,

Vit mettre par les Grecs, ses richesses en proie,

Consommer ses Palais, et d’un horrible effort,

Renverser son Empire, aux injures du sort :

Désastre que j’ai vu, perte et malheur extrême,

Ou j’ai notablement participé moi-même,

Et dont le souvenir me donnant mille morts,

Me remet en l’état où je me vis alors :

Mais qui serait celui qui retiendrait ses larmes ?

Fut-il des Mirmidons, ou Dolopes Gendarmes,

Écoutant le récit de l’acte le plus noir,

Que Mars en sa fureur, nous ait jamais fait voir ?

Et puis, je vois déjà la nuit bien avancée,

Inviter au sommeil, la paupière lassée :

Toutefois si vos yeux ont cet ardant désir,

De voir, et nos malheurs, et notre déplaisir,

Encor que j’en frémisse, et que l’horreur dans l’âme,

Je tâche de bannir l’image de la flamme,

Qui dévora nos Tours, et que je dois tracer,

La gloire d’obéir me fera commencer.

 

Les Capitaines Grecs, lassés de tant de peines,

Qu’un Siège de dix ans, rendait encore vaines,

Affaiblis parla guerre, ennuyés de leurs maux,

Et l’esprit rebute de tant d’oracles faux,

Par l’ordre de Pallas, au sein de la campagne,

Bâtissent un cheval plus grand qu’une montagne,

Et font coure le bruit parles lieux d’alentour,

Que c’est un vœu qu’ils font pour leur proche retour :

Mais choisissant d’entr’eux les âmes les plus franches,

Lorsque la nuit couvrait ce grand amas de planches,

Ils s’enferment armés plus de mille Grégeois,

Dans les flancs caverneux de ce Monstre de bois,

Le reste de l’Armée aussitôt se retire,

Au port de Tenedos fatal, à notre Empire.

Nous qu’un siège si long, lassait infiniment ;

Voyant ce feint départ, le crûmes aisément ;

Le peuple réjoui, semble oublier ses pertes ;

Il descend des remparts, les portes sont ouvertes,

Il court plein d’allégresse, au rivage permis,

Voir l’assiette et le tour du camp des ennemis.

Ici (dit-il) logeaient les Phalanges Armées,

Des Dolopes cruels, contre nous animées,

Ici, le grand Achille avait ses pavillons ;

En ce lieu, combattaient les épais bataillons ;

Ici, flambait le fer de leurs armes fatales,

Là, se tenait le gros de leurs forces Navales ;

Mais chacun s’émerveille et demeure étonné,

De l’énorme grandeur de ce cheval donné.

Thimetes le premier proposa (mal habille)

Le funeste conseil de le mettre en la ville,

Soit qu’il trahît son Prince, et son pays aussi,

Ou soit que les destins l’ordonnassent ainsi.

Capis y résistant avecques les plus sages,

Sentit dedans son cœur de sinistres présages,

Voulut qu’on abîmât ce cheval dans la mer ;

Que l’on fît un grand feu qui le vint consommer ;

Ou qu’on ouvrît au moins les cachots de son ventre,

Et que l’œil curieux, y passât jusqu’au centre :

Ainsi les cœurs du peuple inconstants et ravis,

Se divisent entr’eux, de contraires avis.

Un autre à cet instant nous dit (plein de furie)

Croyez vous que les Grecs, soient francs de tromperie ?

Ne connaissez, vous point(hommes trop hébétés)

Le cauteleux Ulysse, et ses méchancetés ?

Peut-être est il caché dedans cette Machine ;

Quelque fourbe en ceci, trame votre ruine ;

Ne vous y fiez point, esprits lourds et pesants ;

Je redoute les Grecs, même avec leurs présents.

Ô conseil méprisé, si l’on t’eût voulu croire,

L’Empire de Priam, aurait encor sa gloire !

Mais lors, quelque pasteurs amenèrent Sinon :

Je tremble, en proférant ce détestable noms ;

C’était un jeune Grec ; que la ruse d’Ulysse,

Jugea digne instrument de sa noire malice,

Qui s’était laisse prendre et mener devant nous,

Résolu de mourir, ou de nous perdre tous.

D’un front plein d’impudence, et d’une langue instruite,

Il nous fait un discours des causes de sa fuite,

Et conjure le Roi d’avoir pitié de lui :

Ce Prince trop clément, console son ennui,

L’assure de la vie, et puis il lui demande,

À qui des Immortels, se donne cette offrande :

Lors d’une fraude Grecque, et d’un ton assuré,

Il lui répond, Calcas à la fin à juré,

Qu’on n’abattrait jamais le mur qui vous conserve ;

Si premier dans Argos on n’apaisait Minerve,

Ainsi pour l’empêcher de les vouloir punir,

Ils s’en vont les méchants, mais c’est pour revenir.

Or ce même Devin, fait faire a la Déesse,

Dont la puissante main visiblement nous presse,

Cet énorme cheval, pour le Palladion,

Qu’Ulysse déroba dans les murs d’Illion,

Il le fait ainsi grand, d’une ruse subtile,

Pour empêcher vos bras de le mettre en la ville,

D’autant que les destins si vous le recevez,

Assurent que vos forts, en seront conservés,

Et qu’un jour les Troyens, en sortant de leur terre,

Porteront dans Argos, le flambeau de la guerre ;

Ô Dieux, pardonnez moi (dit-il) si je trahis,

Les secrets importants, de mon ingrat pays.

Mais au contraire (hélas) l’oracle les avise,

Que si l’on ne le prend, ou bien qu’on le détruise,

Il n’est pas au pouvoir de tout l’effort humain,

D’empêcher votre État, de tomber sous leur main.

À ces mots il se tut ; Et cette âme traîtresse,

Acheva par ses pleurs, ce que toute la Grèce,

Achille, et Diomède, en ce siège vanté,

Avaient depuis dix ans, si vainement tenté.

Le peuple sans prévoir ses proches funérailles,

Abat au même temps, un pan de nos murailles,

Fait rouler ce cheval, dont l’effroyable corps,

D’un bruit d’hommes armés, retentit au dehors,

Et par le grand effort d’un travail inutile,

Il le place à la fin dans le sein de la ville.

Hélas chère patrie ! hélas aimables lieux,

Ô superbe Illion, séjour sacré des Dieux,

Remparts Dardaniens, seul objet de mes larmes,

Lieux dis-je signalés par la gloire des armes,

Nous fîmes bien alors, a faute de discours,

Un grand jour de plaisir, du dernier de vos jours.

La nuit vint, pour cachera la troupe endormie,

Et le Ciel, et la terre, et la fraude ennemie ;

Et la flotte des Grecs, partit de Ténédos,

Pour nous venir surprendre au milieu du repos :

Sinon, voyant un feu sur la poupe Royale,

Ouvre cette machine, aux Troyens si fatale ;

En fait sortir ses gens, qui d’un heur sans pareil,

Forcent le Corps de garde assoupi du sommeil,

Rompent au même instant cette porte fermée,

Et font entrer comme eux, tout le corps de l’Armée.

Lors la ville surprise, et le peuple surpris,

Poussent jusques au Ciel, des flammes des cris,

L’alarme se renforce, les trompettes sonnent ;

Nos toits sont consommés, les Dieux nous abandonnent ;

Le dernier jour de Troie, enfin est arrêté ;

Bref Illion n’est plus, et nous avons été ;

Déjà de toutes parts, la ville est allumée,

Les flammes se font jour à travers la fumée,

La poussière s’élève en épais tourbillons,

Et les vagues de feu, roulent à gros bouillons.

Jusques aux fondements les tours se déracinent ;

Les métaux sont fondus, les marbres se calcinent,

Et d’un bruit effroyable aussi bien qu’éclatant,

Nos plus fermes remparts, croulent en un instant.

Lors, dans ce triste état ou je vois nos Pergames,

Je me jette au milieu des armes, et des flammes,

Et suivi des guerriers qui sont auprès de vous,

J’expose ma fortune, à la merci des coups.

Ascagne me suivit, mais je perdis sa mère :

J’assiste la faiblesse, et l’âge de mon père ;

Et d’un si cher fardeau, me tenant bien heureux,

Mon dos le retira d’un lieu, si dangereux.

Ainsi donc je sauve de nos pertes publiques,

Et mon père, et mon fils, et nos dieux domestiques ;

Et fus après chercher (mais inutilement)

Celle qui dans les feux trouva son monument.

Qui pourrait exprimer les massacres horribles ?

L’embrasement fatal, tant d’objets terribles,

(Noirs et sanglants effets des colères des Cieux)

Qu’une funeste nuit, vint offrir à nos yeux ?

Un Empire détruit, une ville embrasée,

Des Temples profanés, une place arrosée

Du sang des Citoiens, par l’ennemi plus fort,

Et bref en tous endroits, l’image de la mort.

Ô généreux Troyens mon secours inutile,

Vit mêler votre cendre, à celle de la ville,

Mais las, soyez témoins en m’oyant discourir,

Que ce cœur est vivant, pour n’avoir pu mourir.

En fin, que saurez-vous ? la malheureuse Troie,

N’est plus qu’un grand bucher, et qu’un reste de proie,

Partout nous rencontrons la parque sur nos pas,

Et les Grecs sont partout, ou la flamme n’est pas.

Pirrhe court au Palais, en enfonce les portes,

Devant lui vont fuyant les femmes demi-mortes,

Et ce cruel (ô Dieux je frissonne d’effroi)

D’un poignard sacrilège, ose attaquer le Roi ;

Le coup en fut mortel ; et Priam qui soupire,

Parmi des flots de sang, tombe avec son Empire.

Belle Reine, souffrez qu’un excès de douleurs,

Retranche le discours de nos derniers malheurs,

Il est tragique, noir, sa longueur importune ;

Mais parce ce que j’ai dit, voyant notre infortune,

Plaignez un peu nos maux, si grands, et si connus.

DIDON.

Que plut aux justes Dieux, vaillant fils de Vénus,

Qui ainsi que je les plains, je pusse par mon aide,

Pour vous en garantir, en trouver le remède :

Mais des maux arrivés, il n’appartient qu’au temps,

D’en offrir l’esprit, l’oubli que j’en attends ;

Le sort est souverain quelque chose qu’on face :

Mais pour vous divertir, suivez nous à la chasse,

Aussitôt que le jour viendra nous éclairer.

ÆNÉÉ.

Ô Ciel, dans quels malheurs, ne peut-on espérer ?

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

ANNE, THECNIS, BARCÉ, ZERTINE

 

ANNE.

L’esprit comme le corps, a sa part de la peine :

Barcé, doublons le pas, pour rejoindre la Reine,

Que l’ardeur de la chasse égare dans ces bois,

Et qui n’entend d’ici, ni le cor, ni la voix :

Mais comme quoi Thecnis ; ne l’avez-vous suivie ?

THECNIS.

Madame, excusez moi, j’en avais bien l’envie.

Mais une grande biche abandonnant les forts,

La moitié de la meute a pris le change ; alors

On nous a séparés et la Reine m’envoie,

Pour remettre les chiens emportés, sur la voie.

ANNE.

La boucle de carquois qui pend à mon côté,

Vient d’empêcher l’effet de ma légèreté,

Mon œil étant contraint de la perdre de vue,

Pendant qu’on rajustait cette boucle rompue.

BARCÉ.

Le Prince qui la fuit (Madame) sans mentir,

Suffit pour la défendre, et pour la divertir :

Avec cet entretien, elle n’est pas à plaindre.

ANNE.

Ce sujet d’assurance, est ce qui me fait craindre :

Il est plus redoutable en ses moindres regards,

Que les plus grands effets des colères de Mars ;

Il est plus fort tout seul, pour une âme enflammée,

Que s’il était suivi d’une nombreuse Armée ;

Bref, soient justes ou non, mes craintes et mes soins,

Je voudrais que leurs yeux nous eussent pour témoins ;

Je suis ferme, et mon cœur sait bien ce que nous sommes.

ZERTINE.

Mais il est plus discret que le reste des hommes.

ANNE.

Ha simple, ces discrets ne le sont pas toujours,

Ils n’ont cette vertu bien souvent qu’en discours ;

Et comme ils sont rusés, dans la moindre apparence,

Cette discrétion se change en assurance :

Ils savent que nos cœurs sont aisés à charmer,

Et qu’on n’est point fâché, quand on se voit aimer :

Si bien qu’ils osent tout ; rejetant leur folie,

Sur la puissante main de ce Dieu qui les lie ;

Et notre esprit nous dit en combattant pour eux,

Que plus ils sont hardis, plus ils sont amoureux.

THECNIS.

Voulez-vous qu’une femme ait la rigueur si grande ?

ANNE.

Je veux qu’elle résiste, et puis quelle se rende.

La conquête facile, est presque sans plaisir :

Un cœur, aime parfois qu’on choque son désir ;

Cette difficulté, ne lui sert que d’amorce,

Et le guerrier fait cas d’une place qu’il force.

Je veux (quoi qu’un amant ait pu nous arrêter)

Qu’on ne lui donne point, ce qu’il doit acheter ;

Et qu’il verse à grands flots pour ce bien qu’on octroie,

Dès larmes de douleur avant celles de joie.

BARCÉ.

Quel miracle nouveau se fait paraître au jour !

Dieux, qui vous a montré ces maximes d’amour !

Mon esprit est confus, dedans cette aventure.

ANNE.

J’en ai pris les leçons de la seule nature :

Mais silence Barcé, que votre cœur discret,

Enferme bien en soi, cet important secret,

Filles, n’en parlez pas.

ZERTINE.

Cette défense est vaine,

À qui sait bien se taire.

ANNE.

Allons chercher la Reine.

 

 

Scène II

 

DIDON, ÆNÉE

 

DIDON.

Le Cerf étant rusé, les chiens mal ameutés,

Trop souvent en défaut, les Veneurs écartés,

Grand Prince, je vous plains dedans cette journée.

ÆNÉE

La chasse ne fait pas tout le plaisir d’Ænée :

Et l’honneur de vous voir, m’empêche absolument,

D’attacher mon esprit au divertissement.

I la conçu pour vous une si haute estime,

Que tout autre plaisir lui semble illégitime ;

Ne me plaignez donc pas, ou si vous me plaignez,

Que ce soit à l’instant que vous vous éloignez,

Puis que de tous les maux que cause la fortune.

Je ne redoute plus qu’une absence importune,

Et que de tant de biens qui sont en son pouvoir,

Je ne peux désirer que celui de vous voir.

DIDON.

Vous flatte mon esprit d’un faux appas de gloire ;

Mais il se connaît trop, pour qu’il vous puisse croire,

Et je remarque en moi, dedans comme dehors,

Les taches de l’esprit, et les défauts du corps.

ÆNÉE.

On ternit vos appas, plutôt qu’on ne les flatte :

Et gardez que les Dieux ne vous trouvent ingrate,

De ne connaître pas que leur puissante main,

À mis des traits divins, dans un sujet humain :

On ne saurait parler de tant de belles choses ;

Les lys sont trop communs, aussi bien que les roses ;

Le soleil tout de même ; et ma bouche a raison,

De chercher pour vous seule, une comparaison,

Mais dans tous les objets que mon œil me présente,

Je ne vois rien d’égal, ni rien qui me contente.

DIDON.

Votre civilité m’a fait changer de teint :

Vous voyez la rougeur dont mon visage est peint ;

De grâce épargnez-moi, lorsque quelqu’un me loue,

Ce que sa bouche dit, son cœur le désavoue,

Et votre jugement ne saurait endurer ;

Que cette opinion puisse longtemps durer,

Il est trop clairvoyant, et sans doute...

ÆNÉE.

Ha Madame,

Que ne m’est-il permis de vous ouvrir mon âme ?

Que n’a mis la nature un cristal à ce cœur,

Pour montrer à travers le portrait du vainqueur ?

Ha que vous y verriez un visage adorable

Étant comme le votre, il est incomparable,

Et c’est la seulement que ce divin soleil,

Y portant ses rayons, peut trouver son pareil.

DIDON.

Véritable ou flatteur, je vous suis obligée :

Mais l’estime entre nous, est fort bien partagée ;

Et croyez grand Guerrier, que vos rares vertus,

Ont déjà fait ici des maux qu’on vous a tus.

ÆNÉE

Ô mortels, venez voir si ce discours s’achève :

Un captif dans le trône, ou le bonheur l’élève !

DIDON.

Ô mortels, venez voir en ce bien heureux jour,

Une Reine qui prend le frère de l’Amour !

ÆNÉE.

Prise indigne de vous.

DIDON.

Prise que je préfère,

À ce que peut donner l’une et l’autre Hémisphère.

ÆNEÉE.

Mais d’ou vient que le Ciel se couvre en un instant ?

Un éclair est suivi d’un tonnerre éclatant,

Un déluge de pluie, ou la grêle est mêlée,

Enfle tous ces torrents, submerge la vallée,

La forêt en gémit ; et le vent mutiné,

Vient d’emporter un tronc qu’il a déraciné ;

Ô l’étrange désordre où tombe la nature.

DIDON.

Hélas je perds le cœur dedans cet aventure,

Ma sœur, femmes, veneurs, venez voir mon trépas.

ÆNÉE.

Non non ne craignez rien, les Dieux ne meurent pas :

Trouvez bon seulement pour vous tirer de peine,

De vous mettre à couvert dans la grotte prochaine,

L’orage finira chaque chose à son tour,

Violent et durable est en mon seul amour.

 

 

Scène III

 

HERMON, ARBASE

 

HERMON.

Dis ce que tu voudras, ton entreprise est vaine :

J’en trouve le plaisir, bien moindre que la peine :

Ce pénible exercice, est pour moi sans douceur :

Et je crois qu’on m’offense en m’appelant Chasseur.

Je ne saurais goûter cette espèce de vie,

Toutes ses voluptés ne me font point d’envie,

Ce travail inutile ou je viens quelques fois,

Les chiens, les cors, les Cerfs, les toiles, et les bois,

N’ont pu trouver encor le chemin de mon âme,

Ni moi trouver en eux que des sujets de blâme.

ARBASE.

Si tu ne goûtes point ces plaisirs innocents,

C’est que l’oisiveté t’a perverti le sens,

Que t’on âme s’endort, que dans sa paresse,

Elle hait le travail qui choque sa mollesse :

Si tu suis sans raison l’objet de mon désir,

La faute est en toi-même, et non pas au plaisir ;

Ne condamne donc point un si noble exercice,

Laisse sous la vertu, si tu retiens le vice :

La chasse te de plaît, j’y trouve des appas,

Et je suis étonné que tu ne les vois pas.

HERMON.

Je suis assez sensible aux biens de la nature ;

Mes yeux aiment les fleurs, le jour, et la peinture,

Je trouve que c’est là, ce que l’œil doit aimer ;

Et tous les beaux objets, ont droit de me charmer.

D’un sens plus délicat, mon oreille s’applique,

À juger des douceurs qui sont en la Musique,

Et dans ces divers tons qui forment un concert,

Mon cœur s’épanouit, mon âme se perd.

Je me la sens remplir d’allégresse infinie.

Et mon esprit me quitte en suivant l’harmonie :

Certes, lors qu’un plaisir s’élève en un tel point,

Il faut être brutal, pour ne le goûter point.

Si jamais mon bonheur t’amenait dans ma chambre,

Cette douce vapeur qui s’exhale de l’ambre,

Te ferait confesser que j’aime les parfums,

Et que je suis toujours les sentiments communs.

Tout ce que les festins ont de plus délectable,

Cette diversité qui règne sur la table,

Trouve mon appétit, aux termes du devoir,

Et je tire du goût, ce qu’on en peut avoir.

Ainsi de tous les sens trouvant les vrais usages,

J’aime les beaux habits, j’aime les beaux visages,

J’aime la Comédie, et le bal, la Cour,

Et plus que tout cela, les plaisirs de l’amour

Que s’il faut pour goûter la douceur plus entière,

Que l’esprit se détache, et quitte la matière,

Je vais dans un bon livre apprendre à raisonner ;

Voilà tous les plaisirs que je me peux donner.

Mais ne parler que chien, mais ne voir que des bêtes,

Brosser dans les forêts, endurer les tempêtes,

Franchir un précipice, où s’expose le corps,

Aimer la voix des chiens, aimer le son des cors,

C’est un plaisir caché que je ne puis comprendre,

Et ne le voyant point, que je ne saurais prendre.

Excuse-moi de grâce, en ce fâcheux moment,

Où mon opinion, combat ton sentiment,

Je me prescrits des lois, et n’en fais à personne,

Si la chasse te plaît, c’est pour toi qu’elle est bonne ;

J’approuve que chacun suive sans se forcer,

Cette inclination qui semble le pousser.

Tout ce qui plaît est bon à l’humaine faiblesse,

Souffre donc que je prenne un droit que je te laisse,

Chasse pour ton plaisir, fais-en ton plus grand bien,

Mais ne m’y contrains point, si ce n’est pas le mien :

Mon silence t’excite et ton discours me brave ;

Je suis bien ton ami, mais non pas ton esclave.

Si la grêle te plaît, souffre la tout le jour,

Et me laisse gagner ces arbres d’alentour :

Quand je serai couvert, si le soleil t’ennuie,

Je te souhaiterai des déluges de pluie ;

Et lors plus complaisant plus franc de souci,

Je se conseillerai de demeurer ici ?

Laisse-moi donc aller ; que veux-tu davantage ?

Ô villes, ô maisons, ô séjour de Carthage,

Malgré tous ces propos, si vains et superflus,

Je fais vœu solennel, de ne vous quitter plus.

CARBASE.

Je n’y peux consentir, que veux tu que j’y fasse ?

Ta colère me plaît, aussi bien que la chasse ;

Et tu sais te défendre avecques tant d’appas,

Que je perdrais beaucoup, à ne t’irriter pas.

 

 

Scène IV

 

ACHATE, ILIONÉE, CLOANTHE, SERGESTE, PALINURE

 

ACHATE.

Ne trouverons nous point et la Reine, et le Prince ?

ILIONÉE.

Dieux, un second déluge est en cette Province !

CLOANTHE.

Cherchons quelque rocher, mon habit est percé,

Par l’abondance d’eau que le Ciel a versé.

SERGESTE.

Le vent, et les torrents, la grêle et le tonnerre,

Semblent se disputer l’Empire de la terre,

Et le cœur le plus fermé enfin s’étonne un peu,

D’un mélange confus, d’eau, de vent, et de feu.

PALINURE.

J’ai vu plus de cent fois les ondes irritées,

Exercer leurs fureurs sur les nefs agitées,

Et le ciel se couvrir d’une épaisse vapeur,

Mais je ne fus jamais si proche de la peur.

ACHATE.

Ô vous qui bâtissez les hauts murs de Carthage,

Avez-vous bien souvent a souffrir cet orage ?

HERMON.

Depuis que nous vivons en ce bord étranger,

Nous n’avons point couru de semblable danger.

 

 

Scène V

 

ANNE, BARCÉ, THECNIS, ZERTINE

 

ANNE.

Ne m’abandonnez pas.

ACHATE.

J’aperçois la Princesse.

ANNE.

Barcé, Thecnis, fuyons.

ACHATE.

Que votre crainte cesse,

Il semble que le Ciel révère votre aspect,

Et que le vent s’est tu de crainte, ou de respect,

Déjà tant de fureurs, se sont diminuées,

Et l’éclat du soleil a percé les nuées.

ANNE.

Et la Reine, et le Prince, ont causé mon effroi,

Si j’ai craint, c’est pour eux, beaucoup plus que pour moi.

ACHATE.

Les Dieux ont soin des Rois, comme de leur image,

Et penseraient souffrir, en souffrant leur dommage.

ANNE.

Tâchons de les trouver ; et redoublons encor,

Et les cris, et le son, de la voix, et du Cor ;

Qu’on recouple les chiens, qu’on resserre les toiles ;

Le soleil va céder l’horizon aux étoiles,

Prenons divers sentiers.

HERMON.

Où vous rejoindrons-nous ?

ANNE.

Ou l’on a laissé courre ; on vous attendra tous.

 

 

Scène VI

 

ÆNÉE, DIDON

 

ÆNÉE.

Cet accès pour durer, a trop de violence ;

L’orage est apaisé, les vents ont fait silence ;

Cet effroyable bruit qui causait votre peur,

Vient de se dissiper avecques sa vapeur :

Vous pouvez r’animer votre espérance morte,

Madame, il ne pleut plus, votre Majesté sorte.

DIDON.

Antres, toujours privés de la clarté du jour,

Seuls et secrets témoins de nos serments d’amour,

Si l’on peut trop aimer, que la faute en soit grande,

N’ayez jamais d’Écho si l’on vous le demande.

ÆNÉE.

Dieux quel tort faites-vous à ma ferme amitié ?

Vous appelez faillir, avoir de la pitié,

Elle est juste et pourtant vous l’avez condamnée,

Adorable Didon, c’est n’aimer pas Ænée.

DIDON.

Tous vos traits vont au cœur, mais quand vous l’avez pris,

Vous ne le voyez plus que d’un œil de mépris.

ÆNÉE.

Ha ne me faites point de si honteuses taches ;

Un sentiment si bas, est pour les âmes lâches ;

Mais l’esprit généreux, et qui sait bien choisir ;

Fait vivre son amour, en la mort du désir,

Et toute âme constante, et non pas criminelle,

Aime à se voir brûler d’une flamme éternelle,

Et chérit ses ardeurs, et ses contentements,

Je vous ouvre le mien, voyez ses sentiments.

DIDON.

Puissent toujours vos feux, s’égaler à ma flamme,

Puissiez-vous recevoir et mon sceptre, et mon âme,

Puissé-je posséder, celle du possesseur :

Mais la nuit nous surprend, il faut trouver ma sœur,

Pour appeler quelqu’un, montons sur cette Roche.

ÆNÉE.

Holà hé ; l’on répond ; la voix est déjà proche ;

Holà hé ; la voici.

DIDON.

Quoi vous est-il permis,  

Quand le péril est grand de quitter vos amis ?

M’abandonner ainsi toute seule à l’orage !

Vraiment vous manquez bien d’amour ou de courage !

 

 

Scène VII

 

ANNE, ACHATE, BARCÉ, THECNIS, ZERTINE, ILIONÉE, CLOANTE, SERGESTE, PALINURE, HERMON, ARBASE, CHŒUR DE VENEURS

 

ANNE.

Lors qu’il a commencé vous étiez déjà loin,

Et puis, pour mon secours, en aviez, vous besoin ?

Ce Prince généreux pouvait pour vous défendre,

Vous offrir des devoirs, que je ne puis vous rendre.

ÆNÉE.

Je n’ai point fait de faute, et vous m’en accusez ;

J’ai voulu les offrir, on les a refusés.

DIDON.

La coupable qu’elle est, s’excuse sur un autre,

Et veut cacher son crime, en supposant le votre :

Mais allons, il est nuit.

ACHATE.

Je me tiens obligé,

D’attester que son cœur était fort affligé.

ANNE.

Non ne m’excusez point, n’en prenez pas la peine :

On voit peu de colère aux beaux yeux de la Reine ;

À travers le bandeau de sa discrétion,

J’y remarque plutôt une autre passion.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première 

 

ILIONÉE, CLOANTHE, SERGESTE, PALINURE

 

ILIONÉE.

Enfin c’est trop languir dans un climat sauvage,

Il faut rompre le charme, et quitter ce rivage,

Il faut parler au Prince, et lui représenter,

Que ce n’est point ici qu’il se doit arrêter.

C’est dans les champs Latins, que sa gloire l’appelle ;

C’est là qu’il doit cueillir une palme nouvelle ;

Et fonder un Empire a qui la terre un jour.

Doit être assujettie ou de force, ou d’amour.

Sacrés murs d’Ilion, chères cendres de Troie,

Objet de nos douleurs, comme de notre joie,

Vous que l’effort humain n’a jamais pu sauver,

C’est là que les destins vous doivent relever ;

Et là par nos Neveux après beaucoup de peine,

Vos superbes vainqueurs seront mis à la chaine,

Les Grecs suivront le char des enfants couronnés,

Dont leur main a tenu les Pères enchainés.

Ô siècle bienheureux dans qui la destinée

Prépare ce Triomphe à la Race D’Ænée,

Puisse-tu voir bientôt renaître ton repus,

Des cendres de Mycènes, et de celles d’Argos.

Mais généreux Troyens, ce notable avantage,

Ne se peut obtenir dans le port de Carthage ;

Si le Prince amoureux ne porte ailleurs ses pas,

Vous désirez en vain, ce que vous n’aurez pas.

Il faut donc se résoudre en cette conjoncture,

D’opposer à ses feux, l’honneur et la nature,

L’intérêt de son fils, ce fameux laurier,

Que la victoire met sur le front d’un guerrier.

L’on irrite ce mal d’autant plus qu’on le flatte :

Mais il lui faut parler par la bouche d’Achate ;

Un Médecin qui plaît, sert à la guérison ;

Et lui seul a pouvoir d’éveiller sa raison.

CLOANTHE.

Défaut des bons esprits, tache des grandes âmes,

Invisible serpent qui vis parmi les flammes,

Ennemi capital du repos des mortels,

Monstre, à qui notre cœur élève des autels,

Vipère, qui meurtris celui qui te fait naître ?

Faut-il que cet héros ait un enfant pour maître.

Faut-il cruel Amour, qu’il révère tes lois,

Lui qui les doit donner à tous les autres Rois ?

Et que par les erreurs qu’inspire ta folie,

Il préfère Carthage, au séjour d’Italie ?

Ha Dieux en y pensant mon esprit plein d’ennui,

A perdu la raison, que je désire en lui.

SERGESTE.

Ô qu’il est difficile en l’éclat qu’est son âme ;

Par le raisonnement d’en éteindre la flamme :

Cette belle sorcière a des attraits puissants,

Qui lui gagnent le cœur, qui lui charment les sens ;

En choquant son Amour, nous acquérons sa haine ;

Il voit bien qu’elle est belle ; il sait bien qu’elle est Reine ;

Quoi, ferons nous quitter à cet esprit hautain,

Un repos assuré, pour un heur incertain ?

Cet espoir mal fondé, n’a pas grande apparence.

Les vents sont-ils d’accord avec votre assurance ?

C’est à vous Palinure, à nous en éclaircir,

Si le ciel par bonheur nous faisait réussir.

PALINURE.

Un calme fort profond se lit dans les étoiles ;

Du côté de la terre un vent enfle nos voiles,

Frais, bruyant, favorable, et pour un temps d’hiver,

Le moins impétueux qui se puisse lever.

Le Ciel étant serein, et la Mer bien unie,

Rien ne peut empêcher la route d’Ausonie

Mais ne négligeons pas l’assistance des Cieux ;

Dedans cette saison, le calme est précieux ;

Il est fort peu durable ; et l’inconstant Neptune,

N’offre jamais deux fois, une même fortune :

Il faut donc lever l’ancre, et hâter le départ ;

Voilà tout le conseil que peut donner mon art.

ILIONÉE.

Il est bon ce conseil, et le mien le seconde :

J’aime mieux nous revoir à la merci de l’onde,

Que de languir à terre en cette oisiveté,

Cachés comme des corps qui n’ont jamais été.

Parlons parlons, Troyens, cette âme généreuse,

Connaissait la vertu devant qu’être amoureuse,

Il faut la lui montrer avec tousses appas,

Et sans doute à l’instant elle suivra ses pas :

Le vice la combat, mais elle est la plus forte ;

Elle dort il est vrai, mais elle n’est pas morte ;

Et pour peu qu’on l’assiste, en dépit du malheur

Notre Héros reprendra son antique valeur :

Achate vient à nous, et je m’en vais lui dire,

Et tout ce que l’on craint, et tout ce qu’on désire.

 

 

Scène II

 

ACHATE, ILIONÉE

 

ACHATE.

De quoi s’entretenaient vos esprits généreux ?

ILIONÉE.

Du séjour de Carthage, et d’un Prince amoureux.

ACHATE.

L’accusiez-vous d’aimer un objet tant aimable.

ILIONÉE.

Voyez ce qu’il était, pour voir s’il est blâmable.

ACHATE.

Est-il quelqu’un de vous, qui n’ait jamais aimé ?

ILIONÉE.

Est-il quelqu’un de nous, qui fut tant estimé ?

ACHATE.

Les grands ont leur faiblesse, ils sont ce que nous sommes.

ILIONÉE.

Ils doivent être Dieux, et vous les faites hommes.

ACHATE.

Tout aime en l’univers, tous ont du sentiment.

ILIONÉE.

Les Rois doivent aimer la gloire seulement.

ACHATE.

Ne la trouve-t-il pas, si ce désir le pique ?

ILIONÉE.

Et quoi, veut-il régner sur les Monstres d’Afrique ?

Être Roi d’une ville ? et que sont devenus

Les illustres desseins de ce fils de Vénus ?

Quoi cette ambition et si haute, et si forte,

Lui devait-elle naître, ou finir de la sorte ?

Quoi n’a-t-il travers étant de si vastes mers,

Que pour venir régner au milieu des déserts,

Séduit par les plaisirs, enchanté d’une femme

Ô vertu, qu’as-tu fait, qu’il te ferme son âme.

Ha généreux Achate, opposez-en ce jour,

Les forces de l’esprit, à celles de l’amour ;

Servez-vous du pouvoir que sa bonté vous donne ;

Vous soufrez des regards, dont l’éclat nous étonne ;

Parlez pour les Troyens, il est temps aujourd’hui ;

Parlez pour vous, pour nous, et plus encor pour lui :

Faites lui concevoir l’horreur du précipice :

Ainsi jamais le sort, ne vous soit que propice ;

Puissiez-vous obtenir, ce que vous méritez.

ACHATE.

Ô le fâcheux emploi que vous me présentez !

Ceux qui parlent aux grands (loin de troubler leur joie)

Doivent toujours avoir des paroles de foie ;

Des propos complaisants, pour charmer leur souci ;

Et qui sait l’art de plaire, en doit user ainsi.

Toutefois, pour montrer que mon âme préfère,

Le désir de son bien, à celui de lui plaire,

Et pour vous témoigner et mon Zèle et ma foi,

Allons à son lever, je le veux, suivez-moi.

ILIONÉE.

Cet acte de courage augmente votre gloire,

Et grave votre Nom au Temple de Mémoire.

 

 

Scène III

 

ÆNÉE

 

Fâcheux commandement, funeste arrêts du sort,

Qui me promets un Sceptre, et me donnes la mort,

Dure nécessité de sortir de l’Afrique,

Combien me fait souffrir ton pouvoir tyrannique !

Et qu’il est difficile au cœur vraiment atteint,

De choquer ses désirs, de vouloir ce qu’il craint !

Ha qu’il est malaisé de se pouvoir résoudre,

À demeurer constant, et voir tomber la foudre !

Et qu’un cœur aime peu, lorsqu’il peut consentir,

À l’injuste dessein qui l’oblige à partir !

Dieux cléments, Dieux tous bons, comme est-il possible,

Que vous veuillez qu’Ænée ait un cœur insensible ?

Qu’il soit cruel, ingrat, et pour vous obéir ;

Qu’il n’ait aimé Didon, qu’afin de la trahir ?

Quelque mauvais Démon dedans cette aventure,

A pris pour mon malheur, la forme de Mercure ;

C’est une illusion, qui veut tromper mes yeux ;

Un si mauvais conseil, ne peut venir des Dieux,

Leur clémence y répugne, j’acquerrais leur haine,

Si j’étais l’assassin d’une innocente Reine,

Qui m’élève à son Trône, et qui tira mon sort,

De la rage des flots, aux délices du port.

Que veux-je aller chercher ?quel notable avantage ?

N’ai-je pas un Empire, en celui de Carthage ?

Quelle douceur me manque, ou quel plaisir m’attend ?

Quoi, ne fus-je pas grand, puisque je suis content ?

Fatale ambition, qui règne sur les Princes,

Désir de commander à de grandes Provinces,

Feu toujours allumé, si faut-il qu’en ce jour,

Je te fasse céder à celui de l’amour.

Le sort en est jeté, l’entreprise en est faite ;

Je ne saurais détruire une amour si parfaite ;

Et pour pouvoir donner un coup si rigoureux,

Je suis trop peu barbare, et trop bien amoureux.

Adorable Didon, vois mon esprit en guerre,

Craindre plus ton courroux, que celui du tonnerre,

Juge de mon amour, par mes ressentiments,

Et ne condamne point le premier des amants.

Mais irriter le Ciel ! mais te rendre infidèle !

Perdre le soin des tiens ! mais n’en avoir point d’elle !

Dures extrémités, ô combat intestin,

Dispute de l’amour, avecques le destin,

Ordonnance des cieux, Élise, belle flamme,

Qui de vous gardera l’empire de mon âme ?

Et qui peut se résoudre à ce choix important,

À ce choix malheureux, d’impie, ou d’inconstant ?

Ô Dieux, pour m’empêcher de vous être rebelle,

Ôtez moi la lumière, et non pas cette belle,

Et si l’orage enfin est plus fort que mon art,

Qu’elle pleure ma mort, et non pas mon départ.

Mais vains raisonnements, mais trompeuse espérance,

Contre l’arrêt du sort, que sert mon assurance ?

Il faut partir hélas, ou pour mieux discourir,

Il faut qu’un cœur la quitte, et qu’il n’ose mourir ;

Ha grands Dieux, qui voyez mon âme à la torture,  

N’augmentez point ma force, ou manque la nature ;

Si vous autorisez ce funeste désir,

En mourant de douleur, je mourrai de plaisir ;

Et pouvant contenter cette fatale envie,

Je bénirai le coup qui m’ôtera la vie,

Bien heureux de pouvoir par un si beau trépas,

Et n’être point rebelle, et ne la trahir pas :

Ce sont les vœux ardants, pour qui mon cœur soupire,

Et ce que chacun craint, est ce que je désire.

 

 

Scène IV

 

ACHATE, ILIONÉE, CLOANTHE, SERGESTE, PALINURE

 

ACHATE.

Dieux, que le Prince est triste et pensif aujourd’hui :

D’où peut bien procéder ce changement en lui ?

ÆNÉE.

Achate, encor un coup l’implacable fortune,

Va remettre mon sort au pouvoir de Neptune ;

Lasse de mon repos, elle me fait partir,

Et quitter lâchement la Princesse de Thir :

Je suis le seul objet, que regarde sa haine,

Ballotté par les flots de l’une à l’autre arène,

Affligé, vagabond à la merci de l’eau,

Incertain du séjour, incertain du tombeau :

Chacun la croit volage, et moi inexpérimenté,

Que pour me tourmenter, elle devient constante :

Sa rigueur continue, elle n’a point de bout ;

Elle passe les mers, elle me suit partout ;

Mon cœur est d’un vautour la renaissante proie,

Malheureux dans Carthage, aussi bien que dans Troie,

Et contre la maxime, on me voit endurer ;

Un tourment excessif, et qu’elle fait durer.

Pour tout dire en un mot, la loi du ciel m’ordonne ;

De quitter une Reine, a qui l’amour me donne,

Et je suis emporté par l’effort du destin,

De la terre Libyque, au rivage Latin :

Juge si tu connais un rayon de ma flamme,

De l’état déplorable où se trouve mon âme,

Et si tu sais aimer, confesse avecques moi,

Que le soin d’un amant, n’est pas celui d’un Roi ;

Et que cette grandeur qui suit le Diadème,

N’est que l’ombre du bien, et non pas le bien même,

Qui loin des vanités, du faste éclatant,

Donne plus de douceur, et n’en promet pas tant.

ACHATE.

Et qui vous a prescrit une chose si dure ?

ÆNÉE.

Le puissant Jupiter par la voix de Mercure.

ACHATE.

Triste commandement : mais grand Prince admirez,

Que de ce même Dieu les votre inspirés,

Venaient à ce matin, pleins d’ardeur et de zèle,

Pour vous dire qu’ailleurs, le destin vous appelle,

Et qu’Albe, est le séjour ou l’honneur vous attend.

ÆNÉE.

Ha cruels, qui venez, me meurtrir en partant !

Peu sensibles amis, dont la voix m’importune,

Vos coups me sont plus durs, que ceux de la fortune !

À quelle extrémité se portent mes malheurs !

Qui me doit consoler, augmente mes douleurs !

Et dans ce désespoir dont l’effort m’assassine,

Les Dieux et les amis, conspirent ma ruine.

Et bien, vous le voulez, et les destins aussi ;

Levants l’ancre partons, éloignons nous d’ici,

Employons lâchement les rames et les voiles,

Sans consulter les flots, les vents, ni les étoiles,

Et lassés du repos, trouvant notre cercueil,

Soit contre un banc de sable, ou soit contre un écueil,

Après avoir quitté la Reine à demi morte,

Plus léger mille fois, que le vent qui m’emporte.

Ha si le Ciel voulait que mon cœur résistât,

Que je me moquerais de vos raisons d’état !

Mais contre son arrêt, que peut ma résistance ?

Oui Troyens, le respect fait céder ma constance ;

Mais fuyons promptement ; et dès qu’il sera nuit,

Chacun dans les vaisseaux se rende à peu de bruit ;

Moi, j’irai cependant prendre un congé funeste,

Et me priver pour vous, du seul bien qui me reste ;

Me consacrer au fort pour vous le rendre doux,

Victime couronnée, et m’immoler pour vous.

 

 

Scène V

 

DIDON, ANNE

 

DIDON.

Avoue ingénument que ma faiblesse est telle :

Plus on est élevé, plus la chute est mortelle ;

Connaissant la fortune, et ses légèretés,

Je crains plus mon bonheur, que mes adversités.

Le calme me fait peur, ainsi que la tourmente ;

Et quand mon bien s’accroit, ma frayeur s’en augmente :

De sorte que mon âme être réduite à ce point,

Qu’au milieu des plaisirs, elle n’en trouve point.

ANNE.

Ceux qui craignent des maux qui ne sont pas a craindre,

Ne touchent point l’esprit, on ne les saurait plaindre :

Mon bonheur finira, parce qu’il peut finir,

C’est vouloir deviner ce qui doit avenir :

Il n’appartient qu’aux Dieux d’en avoir connaissance :

Et lorsqu’on l’entreprend, on choque leur puissance :

Si bien que le plus sûr (selon mon jugement)

C’est de laisser agir le Ciel absolument :

Et nous laissant conduire au gré des destinées,

Accepter les douceurs qui nous en sont données :

Et sans craindre le sort infaillible en ses coups,

Jouir du bien présent, comme étant seul à nous.

DIDON.

Ma sœur voici le Roi : Dieux qu’il a de tristesse !

Qui lui peut envoyer cette importune hôtesse ?

Seigneur, quel déplaisir portez-vous dans le cœur ?

 

 

Scène VI

 

DIDON, ANNE, ÆNÉE

 

ÆNÉE.

Plût aux Dieux...

DIDON.

Partagez avec moi sa rigueur.

ÆNÉE.

Si le Ciel permettait...

DIDON.

Quoi Seigneur ?

ÆNÉE.

Que mon âme...

DIDON.

Et de grâce achevez.

ÆNÉE.

Peut...

DIDON.

Faire voir sa flamme.

ÆNÉE.

Mais, mais hélas...

DIDON.

Ô Dieux, son déplaisir s’aigrit !

Tâchons de découvrir ce qu’il a dans l’esprit,

Allons apprendre ailleurs, la cause de la peine.

ÆNÉE.

Ô Prince malheureux, ô déplorable Reine :

Que ne m’est-il permis de faire agir ma main,

Plutôt que prononcer cet arrêt inhumain ?

Célestes, qui voyez la douleur qui me touche,

Endurez que mon cœur, lui parle pour ma bouche,

Et qu’un coup de poignard, lui puisse témoigner,

Que ce n’est qu’en mourant, que je veux m’éloigner :

Ou si je suis forcé de quitter cet Empire,

Au moins exemptez-moi du crime de le dire ;

Ce propos de ma part, aigrira sa douleur ;

Elle saura trop tôt, ma faute, et son malheur ;

Mais non, il faut parler, et partir tout ensemble ;

Dieux, ma fatalité, n’a rien qui lui ressemble,

Puisqu’en toutes façons j’offense mes amours,

Criminel au silence, aussi bien qu’au discours.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

DIDON, ÆNÉE

 

DIDON.

Ma Sœur, c’est fait de moi, le traître m’abandonne :

Il méprise sa foi, mon cœur, et ma Couronne ;

Et cet esprit hautain, qui connaît ses appas,

Croit trouver en tous lieux un Sceptre sous ses pas.

Il s’en va le volage, il s’en va l’infidèle,

Se commettre à la mer, étant trompeur comme elle :

Il ne lui souvient plus de nos contentements,

Des biens qu’il a reçus, et moins de ses serments.

Le barbare s’en va, rien ne l’en peut distraire ;

Ennemi de ce Dieu qu’il appelle son frère.

Mais ne savais-je pas, quand il vint en ces lieux,

Que sa race autrefois avait trompé les Dieux ?

Que pouvais-je espérer de cette âme légère,

Qu’un amour passager, qu’une foi, mensongère,

Puisqu’il tire du sang l’instinct qu’il a suivi,

De manquer de promesse, à ceux qui l’ont servi ?

Ha prudence, oraison, belles clartés éteintes,

Qui faites discerner le vrai d’avec les feintes,  

Que mon âme eut de tort, de ne trouver pas doux,

Le fidèle conseil qu’elle reçut de vous.

ANNE.

Ce Monstre tout de voix, cette fille emplumée.

Qui vole dans les cours (j’entends la Renommée)

Ne dit pas toujours vrai, ni des biens, ni des maux,

Et souvent ses avis ne se trouvent que faux :

Ne le condamnez pas avant que voir son crime ;

Peut-être ce soupçon n’est pas trop légitime ;

L’apparence est trompeuse, et l’amour ombrageux

Sensible au dernier point, comme il est courageux,

DIDON.

Non, non, ne flattez plus une désespérée :

Et son crime est certain, ma perte assurée :

Ne voit on pas ses gens qui rentrent aux vaisseaux,

Déjà tous préparez à refendre les eaux ?

Cette confusion qu’il a sur le visage,

M’en a mis dans le cœur l’infaillible présage ;

Oui, je vois clairement, plus je veux discourir,

Et qu’il me va quitter, et que je vais mourir :

Saigne, saigne mon cœur, voici ton homicide : 

Ô Dieux, as tu bien cru lâche, inconstant, perfide,

Tromper l’œil d’une amante ? et partir de ce lieu,

Et sans paraître ingrat, sans me dire adieu ?

Quoi donc rien désormais ne peut être capable

De retenir tes pas, dans leur fuite coupable ?

Ni la foi qu’en ma main te fit jurer l’amour,

Ni ta pauvre Didon, qui va perdre le jour ?

Las, cruel à mon cœur, et cruel à toi-même,

Pourquoi t’engages-tu, dans un péril extrême ?

Aussi bien que d’amour tu manque de raison,

De t’exposer aux flots dedans cette saison,

Et d’aller te soumettre en quittant nos rivages,

À la merci des vents, qui font tant de naufrages :

Remarque les effets des rigueurs de l’hiver,

Et sauve ton Élise, afin de te sauner.

Si tu ne cherchais point des terres inconnues ;

Si les murs d’Ilion touchaient encor les nues :

Si Troie était encor ; y voudrais-tu penser,

À travers tant de flots ; qu’il te faut traverser ?

Est-ce moi que tu fuis ? si mes yeux sont sans charmes,

Je te conjure ici parée torrent de larmes,

Par la main que je tiens, qui m’engagea ta foi,

Lorsque je me perdis, pour me donner à toi,

Et puisque je n’ai plus qu’un souvenir d’Ænée,

Par les commencements d’un si doux hyménée ;

Si jamais mon amour, avait rien mérité !

Si ton œil quelque fois, se plut en ma beauté ;

Si d’un cœur de rocher ma voix n’est entendue,

De prendre un peu de soin d’une maison perdue,

Et changer le projet qui t’éloigne de nous,

En un dessein qui soit et plus juste, et plus doux.

Le peuple de Lybie, et le Nomade encore ;

Me déteste et me hait, parce que le t’adore ;

Et tous les Tyriens  sont offensés de voir,

Que je mets en tes mains mon Sceptre et mon pouvoir ;

J’ai perdu pour toi seul (ô funeste mémoire)

Aveques la pudeur, et l’honneur, et la gloire ;

Cher hôte (Car ce nom tout seul, me doit rester,

Après celui d’époux que tu viens de m’ôter)

Regarde en quel état une Reine demeure,

Et s’il ne faudra pas que l’innocente meure.

Et pourquoi vivrait-elle (Ô Dieux) en ce malheur ?

Pour attendre qu’un frère augmente sa douleur ?

Qu’il vienne l’attaquer, et détruire Carthage ?

Ou qu’Iarbe cruel, ait le même avantage,

Et qu’il la mené esclave, languir sous des fers,

Plus durs, et plus honteux, que ceux qu’elle a soufferts ?

Au moins, s’il demeurait à cette infortunée,

Un portrait en petit du généreux Ænée ?

Qu’au visage du fils elle pût rechercher,

Les traits d’un père absent, et qui lui fut si cher ?

Son âme en conservant l’ardeur qu’elle a conçue,

Croirait le voir encor, et n’être point déçue :

Mais ou tu me réduits, je ne saurais rien voir,

Que des objets d’horreur, de mort, d’espoir ;

Et tiens pour assuré, qu’en mon inquiétude,

Ma fin sera l’effet de ton ingratitude ;

Oui cruel, par ce bien dont mon œil est privé,

Tu vas donner la mort, à qui t’en à sauvé.

 

 

Scène II

 

DIDON, ÆNÉE, ANNE

 

ÆNÉE.

Grande Reine, croyez que mon âme affligée ;

Confessera toujours qu’elle est votre obligée ;

Et que loin d’être ingrat, j’aurai toujours fort cher,

Le souvenir d’un bien qu’on me peut reprocher.

Tant qu’il me souviendra d’être encore moi-même,

Je n’oublierai jamais qu’on m’aimait, et que j’aime,

Et tant que mon esprit souffrira les efforts,  

Que lui fait la douleur dans la prison du corps,

Mon âme aimant l’ardeur dont elle est possédée,

N’aura point d’autre objet, que votre belle idée ;

L’adorable Didon, absente de mes yeux,

Règnera dans mon cœur, aussi bien qu’en ces lieux,

Je vous parlerai peu ; la douleur violente,

Dans un esprit confus, n’est jamais éloquente.

N’imaginez donc pas, en partant de ce lieu,

Que ma bouche ait pensé dérober un adieu,

Bien qu’un mot si cruel, augmenté mon martyre,

Parce que je le dois ; j’ai voulu vous le dire.

Au reste, si le ciel qui détruit mes plaisirs

Eut fait ma destinée, au gré de mes désirs,

Sans venir en ces bords, pour troubler votre joie,

J’aurais été chercher les reliques de Troie,

Et dans ce cher pays dont nous sommes privés,

Les hauts murs d’Ilion, se fussent relevez,

Comme aujourd’hui qu’Amour a sur moi l’avantage,

Je n’aurais plus de soin, que pour ceux de Carthage :

Mais le destin m’appelle aux champs Italiens,

Et ne veut point souffrir vos souhaits, ni les miens.

Chaque fois que la nuit d’une ombre humide enserre,

Dessus notre horizon, la face de la terre,

L’image de mon père épouvantable à voir,

M’avertit au sommeil, de faire mon devoir ;

Mon fils m’en parle aussi ; sa personne chérie,

À qui je veux ravir le Sceptre d’Hespérie,

Semble me reprocher que j’ai trop de pitié ;

Mais cent fois mon amour, à vaincu l’amitié.

Encor à ce matin, le Messager céleste,

M’en a renouvelé l’ordonnance funeste ;

Je t’appelle à témoin, ramène ici tes pas,

Toi qui vois bien du ciel que l’on ne me croit pas.

Enfin que dois-je faire en l’état ou nous sommes ?

Que peut contre les Dieux, la faiblesse des hommes ?

Hélas il faut partir ; mais pour l’amour de vous ;

Mon crime vous perdrait, l’aigrirais leur courroux ;

Si bien que quelque mal que le sort me réserve,

Il faut que je vous quitte, et que je vous conserve :

Vivez, et faites vivre encor le souvenir ;

D’un Prince malheureux, que le sort va bannir :

Las il part de ses yeux des foudres de colère.

DIDON.

Non parjure, Vénus ne fut jamais ta mère,

Ni Dardan ton Aïeul, mais le Caucase affreux

T’engendra dans les flancs d’un rocher ténébreux ;

Et sans doute Pirate, âme lâche et traitresse

Ton enfance à sucé le lait d’une Tigresse ;

Non, non, ne feignons plus, disons tout en ce jour :

Bannissons le respect, comme il chasse l’amour ;

A-t-il voulu donner pour adoucir ma plainte,

Seulement une larme, au sujet de ma crainte ?

A-t-il fait un soupir, me voyant fondre en pleurs ?

A-t-il levé les yeux, touché de mes douleurs ?

A-t-il cette pitié qui m’est si nécessaire ?

Il ne la connaît pas, l’infâme, le Corsaire,

Il est né pour trahir, il suit le changement,

Et perfide ; se plaît au perfide élément.

ÆNÉE.

Je cache ma douleur, pour n’irriter la votre.

DIDON.

Tu veux plutôt cacher, un crime par un autre,

Qui me fera raison d’un Monstre furieux,

Puisque sa cruauté ne touche point les Dieux ?

C’est une chose étrange en ce siècle où nous sommes

Qu’on ne peut sûrement servir aucun des hommes ;

Qui veut être trompé n’a qu’à les obliger,

Tant ce Sexe maudit, est ingrat et léger.

Et pauvre vagabond, chassé de tout le monde,

Le mépris de la terre, et le rebut de l’onde,

Mes Ports lui sont ouverts, mon traitement humain ;

Je me défaits d’un Sceptre, et le mets en sa main ;

J’équipe ses vaisseaux, et folle je m’embarque,

À sauver tous les siens, des rigueurs de la parque,

Et puis il m’abandonne ; ô bons Dieux, quelle horreur !

Je brûle de colère, et suis toute en fureur.

Tantôt il vient conter que l’ombre de son père,

Le porte à ce dessein, dont je me désespère :

Tantôt que les destins le forcent de partir,

Et que Mercure même est venu l’avertir ;

Oui, comme si les Dieux dont sa voix m’importune,

Ne regardaient au ciel que sa bonne fortune !

Et que ce seul penser les tenants arrêtés,

Interrompît le cours de leurs félicités.

Je ne t’arrête plus, je cède à ta folie :

Va, prends au même instant la route d’Italie,

Et Cherche des États, sur des sables mouvants,

Toujours à la merci des ondes, et des vents ;

J’espère si les Dieux ont pouvoir sur la terre,

Que parmi des rochers, brisé comme du verre,

Ton malheureux vaisseau réduit à l’abandon,

Traître, tu nommeras la fidèle Didon ;

Tu penseras la voir après ta barbarie,

La torche ardente en main, ainsi qu’une furie ;

Comme en effet son ombre, en suite du trépas,

Te persécutera, partout suivra tes pas ;

Méchant, tu souffriras la peine de ton crime ;

Et je l’entendrai dire, au profond de l’abîme ;

Quand tu seras puni des maux que j’ai soufferts,

La nouvelle en viendra jusques dans les enfers.

Je meurs soutenez-moi.

ANNE.

Dieux, la Reine est pâmée !

ÆNÉE.

Fuyons, hélas fuyons de la personne aimée,

Puisque je connais bien, que dans son désespoir,

Tout ce que je dirais, ne saurait rien valoir.

ANNE.

Ce perfide est parti, revenez à vous-même.

DIDON.

Ha ma sœur, en lui seul est parti ce que j’aime :

Il est vrai qu’il s’en va ; mais emportant mon cœur,

Innocent et coupable, il est toujours vainqueur.

Las encor tu ne fais, tâche à servir ma flamme ;

Je sais que ce cruel t’a fait place en son âme ;

Qu’il t’estime beaucoup puisqu’il en est saison,

Fais lui voir qu’il s’éloigne avec peu de raison.

Va trouver de ma part cet aimable perfide,

Dis-lui que sa Didon, ne fut point dans Aulide,

Pour jurer la ruine, et causer ses regrets ;

Qu’on n’a point vu sa flotte, avec celle des Grecs ;

Que jamais Tyrien, ne vit les murs de Troie,

Et que de tout mon sang j’achèterais sa joie.

Demande à l’inhumain d’ou provient son mépris,

Et pourquoi son oreille à rejeté mes cris ?

Mais parle avec respect, à ce fier adversaire :

Que si tu n’obtiens point ce qui m’est nécessaire ;

Et que ta voix encor ne puisse l’arrêter,

Sache ce qui l’oblige à se précipiter ?

Fais au moins qu’il accorde aux vœux de son amante,

D’attendre ces bons vents qui calment la tourmente ;

C’est la dernière grâce, et le dernier plaisir,

Que lui demandera mon amoureux désir :

Je ne parlerai plus d’un funeste hyménée ;

Je connais mon malheur, et je connais Ænée ;

Je ne veux point qu’il perde un lieu délicieux,

Qu’il s’est imaginé plus rare que les cieux :

Qu’il aille posséder cette belle Italie,

Qui fait naître sa joie, et ma mélancolie ;

Puisqu’il croit ce séjour si charmant et si doux,

Puisqu’il l’estime tant, qu’il le préfère à nous.

Mais qu’il accorde au moins à mon inquiétude,

Le temps, qui fait qu’un mal se tourne en habitude,

Qu’il me donne loisir d’apprendre a soupirer,

Et qu’il soit inconstant, sans me désespérer.

Voilà (ma chère sœur) office secourable,

Dont tu peux obliger mon état déplorable ;

Quand je l’aurai reçu de ton esprit discret,

Je mourais satisfaite, et presque sans regret.

ANNE.

Plut au ciel que le soin d’une amitié fidèle,

Eut autant de succès, comme il aura de zèle :

Je m’en vais de ce pas faire un dernier effort.

DIDON.

Qui sera mon salut, ou l’arrêt de ma mort.

 

 

Scène III

 

ÆNÉE, ACHATE, ILIONÉE, CLOANTHE, SERGESTE

 

ÆNÉE.

Enfin d’un cœur d’acier, d’une âme de roche,

J’ai souffert sans fléchir, sa plainte, et son reproche,

Je me suis tenu ferme, en un pas si glissant,

Et j’ai feint ne voir pas, la douleur qu’elle sent,

Quoique par son devoir, et par la sympathie,

Mon âme en endurât la meilleure partie :

Et bien mes conseillers êtes vous satisfaits ?

Désirez-vous encor de plus sanglants effets ?

Commandez, joignez vous au destin qui me brave ;

Vous êtes souverains, et je suis votre esclave :

C’est à vous à régner, c’est à moi d’obéir : 

Faut-il perdre Didon, au lieu de la trahir ?

Si vous le désirez, sa mort est légitime :

Servez-vous d’un captif pour faire un nouveau crime :

Bien que vos cruautés augmentent ses tourments ;

Il est trop honoré de vos commandements.

Mais si quelque pitié règne en votre courage ;

Et si votre fureur, n’est point jusqu’à la rage,

Guérissez par vos mains, mon esprit languissant,

Et s’il me faut mourir, que je meure innocent.

Qui de vous chers Troyens, aura pitié d’Ænée ?

Et qui délivrera son âme infortunée ?

Au nom de l’amitié que ce cœur a pour vous,

Accordez-lui le bien de mourir de vos coups.

ACHATE.

Accordez-moi plutôt la mort que je désire,

Si je perds un honneur qui vaut mieux qu’un Empire ;

Si votre bienveillance est éteinte pour moi,

Endurez que ma mort, vous signale ma foi.

ILIONÉE.

Les malheureux Troyens, ont tous la même envie ;

S’ils perdent votre amour, ils vont perdre la vie ;

Ils ne la conservaient, qu’afin de vous servir,

Puisqu’elle vous déplaît, ils vont se la ravir.

CLOANTHE.

Que ne sommes-nous morts au milieu de ces flammes,

De qui l’embrasement dévora nos Pergames !

Si l’on nous tient suspects de quelque trahison,

Il faut que notre sang vous en fasse raison.

SERGESTE.

Oui mourons chers Amis, ainsi le veut Ænée ;

Ainsi le veut sa haine, et notre destinée ;

Mais lorsque notre perte aura charmé vos yeux,

Afin de vous sauver obéissez aux Dieux.

ÆNÉE.

Obéissons aux Dieux, compagnons de mes peines ;

Et que ce noble sang, demeure dans vos veines :

N’écoutez point ma voix, veuillez-moi consoler ;

L’excès de la douleur me fait ainsi parler ;

L’amour vainc la raison : ha je vois la Princesse.

Oui Madame, il est vrai, je manque de promesse ;

 Je ne vous cèle point que je suis criminel,

Et que mon cœur mérite un supplice éternel.

J’ai trop de cruautés, et trop d’ingratitude ;

Elle devait avoir un traitement moins rude ;

L’amour qu’elle à pour moi me devait obliger,

À n’acquérir jamais le titre de léger ;

Pourtant de biens reçus, je devais me résoudre,

À voir tomber sur moi les pointes de la foudre,

Vous pouvez m’attaquer par ces termes tranchants ;

Dont un cœur irrité doit traiter les méchants ;

Appelez-moi perfide, appelez-moi volage,

Je saurai l’endurer, si cela vous soulage :

Je vois qu’elle à raison, et que je la trahis,

Mais les Dieux après tout, veulent être obéis

 

 

Scène IV

 

PALINURE.

À la marine.

ÆNÉE.

Hélas.

PALINURE.

À la marine.

ÆNÉE.

Ô terre,

Engloutis-moi vivant, Ciel un coup de tonnerre.

PALINURE.

Ascagne est à son bord, chacun à son devoir,

La flotte n’attend plus que l’honneur de vous voir,

Votre Nef a déjà la poupe couronnée.

ÆNÉE.

Traînez donc à la mort le malheureux Ænée.

 

 

Scène V

 

ANNE.

Où s’en va ce méchant, ce lâche ravisseur ?

ÆNÉE.

Pardonnez-lui sa faute, et sauvez votre Sœur.

ANNE.

Dieux qu’il en à de soin ! quelle pitié le touche !

À force de parler, il ma fermé la bouche,

Je n’ai peu m’anuiter de ce que j’ai promis :

Ô perfides amants, dangereux ennemis,

Que l’âme qui vous croit est encor peu savante,

Aux sinistres effets de votre humeur changeante !

Et de quelques appas que vous puissiez charmer.

Que l’on vous connaît mal, quand on vous peut aimer :

Ha bons Dieux, quel discours dois-je faire à la Reine ?

À ce triste rapport et l’amour et la haine,

Vont disputer entr’eux qui sera le vainqueur,

Et leur champ de bataille, est au milieu du cœur.

Lui donner cet avis, c’est la mettre au supplice,

Mais il faut toutefois que je l’en avertisse,

Et que je la prépare a souffrir un malheur,

Ou les Dieux sont trop bons, pour mêler rien du leur.

 

 

Scène VI

 

DIDON

 

Seul bien des malheureux, qu’une faible apparence

Tâche d’entretenir, douce et chère espérance,

Comme dans un naufrage on voit les matelots,

S’attacher fortement pour se sauver des flots,

Au premier bois flottant que le sort leur présente,

Et ne le quitter point, quoi que l’orage augmente,

Si tenir toujours ferme, puis le plus souvent,

Être engloutis de l’onde, maltraitez du vent :

De même mon esprit dans ce cruel orage,

Que le vent d’inconstance excite en mon courage,

Tâche par ton secours d’éviter mon cercueil,

Et me fait espérer de toucher un écueil,

Un rocher endurci qui repousse ma plainte :

Mais hélas faible espoir, tu cèdes à ma crainte,

Et malgré ton discours, qui veut me secourir,

Tout ce que j’aperçois, me parle de mourir.

N’est-il pas vrai ma Sœur, qu’un barbare me quitte ?

N’est-pas il assuré que ma douleur l’irrite ?

Ne flattez point mon mal, car ce serait en vain.

 

 

Scène VII

 

ANNE, DIDON

 

ANNE.

Il est toujours perfide, et toujours inhumain.

DIDON.

Hélas que dois tu faire Amante méprisée,

Puisque tu connais bien que tu sers de risée,

Au superbe étranger, qui te fait un affront,

Et qui croit ta Couronne indigne de son front ?

Quel conseil dois-je prendre après cette disgrâce ?

Pallas succomberait-elle même en ma place.

Il n’est point de moyens, qui ne soient malaisés ;

Irai-je rechercher, ceux que j’ai méprisés ?

Ou si de ces Troyens suivant la destinée,

Il faut que je m’embarque, et que je suive Ænée ?

Oui, car ces cœurs bénins, fidèles, innocents,

Comme je le connais, sont bien reconnaissants.

Mais supposons encor que ma peine infinie,

Mette dans mon esprit ; cet excès de manie,

Pourrai-je m’assurer en sortant du devoir,

Que ces cœurs insolents me veuillent recevoir ?

Eux qui dans le milieu de mes troupes guerrières,

Viennent de se moquer de mes humbles prières ?

Ha ne connais tu point malheureuse Didon,

Qu’ils sont tous des trompeurs, comme Laomédon :

Quoi, t’enfuiras-tu seule ? ou bien à main armée,

Suivras-tu ces voleurs de ton âme enflammée ?

Et qui sait si les tiens voudront suivre tes pas ;

Non, non, cherche plutôt un remède au trépas ;

Termine par le fer, ta douleur irritée,

Meurs, et souffre aujourd’hui la peine méritée.

ANNE.

Madame, au nom des Dieux...

DIDON.

Ha ma Sœur, en ce jour

Qu’un propos complaisant m’engagea dans l’amour,

Et qu’enfin votre esprit fut ému par mes larmes,

Vous livrât le mien dépouillé de ses armes,

Aux mains des ennemis, et vous l’avez conduit,

Dans les extrémités où je le vois réduit.

Ne pouvais-je pas vivre exempte de tous blâmes,

Comme ces animaux qui n’ont jamais deux flammes ?

Et par là, me sauver du céleste courroux,

Gardant la foi promise, aux cendres d’un époux ?

Oui, oui, je le pouvais ; mais mon âme coupable,

D’un sentiment d’honneur, ne fut jamais capable ;

Et de quelque discours que mon cœur puisse user,

Ce sont prétextes faux, rien ne peut l’excuser.

ΑΝΝΕ.

La force de l’amour, est toujours absolue.

DIDON.

Nene conseillez plus, mon âme est résolue.

Elle saura trouver un remède à mes soins :

Adieu, mon déplaisir ne veut point de témoins.

ANNE.

Dieux, qui voyez du Ciel tout ce qu’elle projette,

Suivez ses pas de l’œil, puis qu’elle me rejette ;

Et puisqu’un si grand mal, lui doit toujours durer,

Donnez-lui le moyen de pouvoir l’endurer.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

ÆNÉE, ACHATE, ILIONÉE, CLOANTHE, SERGESTE, PALINURE, TROUPE DE MARINIERS

 

ÆNÉE.

Debout mes Compagnons, debout, il en est heure ;

Le Ciel veut que je parte, ou plutôt que je meure,

Voyez dessus mon front les marques de l’effroi ;

Le Messager des Dieux vient de parler à moi,

Je l’ai vu sur la poupe, sa voix nom pareille,

D’un accent de colère a frappé mon oreille :

Il faut que j’obéisse à son commandement,

Et que je m’abandonne à ce fier Élément.

Mettez les voiles haut, ainsi le veut Mercure,

Prenez le gouvernail, guidez nous Palinure,

Faites prendre le vent comme il faut au vaisseau,

Qui va quitter la terre, se remettre en l’eau.

PALINURE.

Si le beau temps nous sert, la route est bien aisée,

L’embouchure du Tibre étant droit opposée,

Au havre de Carthage, et nous devants laisser

La Sicile à main gauche, y voulant traverser.

Chacun prenne sa place, ô bon Père Neptune,

Enferme l’Aquilon, enchaîne la fortune.

ÆNÉE.

Ou plutôt pour me perdre ôte le vent des fers,

Porte nous dans le Ciel, mets nous dans les enfers,

Trouble, trouble les flots, renverse la nature,

 Et d’un abîme d’eau fais-moi ma sépulture.

Viens punir un perfide, un esprit inconstant,

Indigne de l’honneur qu’il se vole en partant.

Tigre plein de fureur, ton naturel sauvage

Laisse une triste marque. en ce triste rivage,

Ton abord est funeste ; et tu vas désoler,

Les lieux infortunés ou tu prétends aller.

Le désastre me suit d’un pouvoir tyrannique :

J’en souffre la douleur, et je la communique :

Hélas chère Didon, que vous éprouvez bien,

Par vos propres malheurs, quel malheur est le mien.

Adieu l’unique objet que j’adore et que j’aime ;

Je m’éloigne de vous, ou plutôt de moi-même :

Je ne suis pas le sort, je cède à ses efforts ;

Je vous laisse l’esprit, il entraine le corps ;

Je me sens arracher par une violence ;

Je suis plein de malheur, et non pas d’inconstance ;

Et quelque crime enfin que le fasse en ces lieux,

On ne peut m’accuser que d’obéir aux Dieux.  

Mais que dis-je insensé ? quelque propos dont j’use,

Suis-je pas criminel, de chercher une excuse ?

Et de quelques couleurs que je farde un discours,

Peut-on être innocent, et quitter les amours ?

Au moins Dieux, qui voyez que je suis votre envie,

Coupez au même temps, la trame de ma vie.

 

 

Scène II

 

DIDON.

Bons Dieux il s’en va !

ACHATE.

Faites que ce grand cœur

Résiste à sa disgrâce, et soit toujours vainqueur.

ÆNÉE.

Adieu chère Didon, le désastre m’emporte.

DIDON.

Ô Dieux faut-il souffrir qu’il parte de la sorte ?

Est-ce un arrêt du sort, qu’on ne peut révoquer ?

Aura-t-il eu mon Sceptre, afin de s’en moquer ?

Mon peuple généreux, touché par mes larmes,

Ne songera-t-il point qu’il doit sortir en armes,

Et vengeant mon affront, et  vengeant mon ennui,

Abandonner la ville, et fondre dessus lui ?

Qu’on prenne mes vaisseaux, qu’on éloigne la rive,

Allez donc Tyriens, sus vite qu’on le suive,

Il vous échappera si vous tardez un peu ;  

À la voile, à la rame, et portez y le feu.

Mais las que dis-je ? où suis-je ? et par quelle manie

Ma débile raison se voit-elle bannie ?

Malheureuse Didon, ton esprit maintenant,

Est touché des forfaits d’un perfide inconstant,

Mais il le fallait être alors que ta faiblesse,

Mit ton État aux mains de celui qui te laisse :

Voilà, voilà, la foi que solennellement,

M’a promise cent fois un infidèle amant ;

Un (si nous voulons croire à sa voix mensongère)

Et qui porte ses Dieux, et qui porta son père.

Mais ne pouvais-je pas encor le retenir ?

Let ailler en morceaux, afin de le punir ?

Et jeter dans la mer un corps si détestable,

Un corps, que fait mouvoir une âme si coupable ?

M’était-pas il aisé de perdre par le fer,

Ceux qui suivent les pas de ce Monstre d’enfer ;

D’étouffer son fils même, et pleine de courage,

Le lui faire manger dans l’excès de ma rage ?

Mais la fin du combat eut dépendu du sort !

Et que devais-je craindre, étant près de la mort ?

J’eusse porté le feu jusques dans son Navire,

Embrassé ses vaisseaux, par celui de mon ire,

Et perdant fils et Père en cet événement,

J’en eusse exterminé la race entièrement ;

Et pour m’ôter après son image de l’âme,

Je me fusse jetée au milieu de la flamme.

Soleil, qui voyant tout, voyez cette action,

Junon qui consentez à mon affliction,

Hécate, au triple Nom, que ma douleur invoque,

Vous dis-je qui voyez le mal qui me provoque,

Noires filles d’enfer, de qui la juste main,

Punit la trahison d’un esprit inhumain,

Et vous qui prenez soin de mon âme ignorante,

Favorables Démons, Dieux d’Élise mourante,

De grâce écoutez bien ce que dans ce malheur,

Avant que de finir, va dire la douleur ;

Et vous laissant fléchir à ma plainte dernière,

Afin de me venger, exaucez ma prière.

S’il faut que ce méchant par la loi des destins,

En dépit de mes vœux, arrive aux champs Latins,

Que Jupiter l’ordonne, et que la destinée

Borne la les erreurs du fugitif Ænée,

Au moins, je vous demandé en ce mal que je sens,

Qu’il y soit attaqué par des peuples puissants,

Que ce perfide trouve en tous lieux de la terre ;

Sans avoir de repos, les travaux de la guerre,

Que loin de tout secours, que loin de son pays,

Il se voie arracher des bras de son cher fils ;

Et périr tous les siens sur les bords d’Italie,

Où les aura conduits l’excès de sa folie ;

Que si comblé de maux, ce lâche obtient jamais,

De ses fiers ennemis une honteuse paix,

Accordez à mon cœur qui n’a plus qu’une envie,

Que son règne soit court, aussi bien que sa vie,

Qu’il perde la clarté du céleste flambeau,

Et qu’un sable mouvant lui serve de tombeau.

C’est de quoi je vous prie en ce mal que j’endure ;

La mort (si je l’obtiens) ne me sera point dure ;

Si ce dernier propos monte jusques à vous,

Je répands volontiers mon sang plein de courroux.

Et vous Carthaginois, d’une haine immortelle,

Tourmentez en tout temps cette engeance infidèle,

Que ces lâches Troyens, et leurs traîtres enfants,

Vous éprouvent toujours ennemis triomphants ;

D’un si juste devoir honorez, tous ma cendre,

Étant dans les enfers ou je m’en vais descendre.

Et si mon sort cruel vous touche de pitié,

Que jamais d’alliance, et jamais d’amitié,

Ne soit entre ce peuple, et celui de Carthage ;

Mais pour avoir sur eux un notable avantage,

Puisse-t-il naître un jour un Guerrier de mes os,

Qui ravage leurs Champs, qui trouble leur repos ;

Et qui pour me venger d’un tort fait à mon âme,

Porte dans l’Ausonie, et le sang et la flamme :

Enfin dès à présent comme au temps avenir.

Et bref toutes les fois qu’on les pourra punir.

Je souhaite entre vous, et ce peuple sauvage,

Flots à flots opposés, rivage a rivage,

Toujours arme contre arme, et d’un cœur irrité,

Une guerre éternelle à la postérité :

Tant que leur ville enfin devenant votre proie ;

Ait le même destin de la première Troie.

Mais cachons notre mal, afin de le guérir :

Ma Sœur consolez-vous, je peux me secourir :

J’ai trouvé le moyen de posséder Ænée,

Ou de ne l’aimer plus étant abandonnée.

On me fit voir dans Tyr un esprit sans pareil,

Qui naquit autrefois vers le lit du Soleil,

Une grande Prêtresse, à qui tout est possible :

Elle dit qu’elle peut toucher un insensible ;

Affranchir tous les cœurs, ou les enchaîner tous ;

Arrêter les torrents, qui craignent son courroux ;

Rétrograder aux cieux un astre en sa carrière ;

Et tirer des enfers, une âme prisonnière :

Vous oyez sous ses pieds la terre qui gémit :

La mer qui s’humilie, Et le Ciel qui frémit :

Sa voix avec un mot, fend le sein à des marbres ;

Peut aplanir des monts, et fait marcher les arbres :

La Nature et l’enfer en craignent le pouvoir ;

Et bref, tout est facile à son divin savoir.

Chère Sœur, qui voyez où je me refugie,

La douleur me contraint d’user de la magie ;

Je m’y porte à regret, j’en atteste les Dieux :

Mais que ne fait-on point dans un mal furieux ?

Allez donc au Palais préparer des victimes

Pour m’adoucir le ciel, pour effacer mes crimes ;

Faites que tout soit prêt, quand je vous manderai.

 

 

Scène III

 

ANNE, BARCÉ, THECNIS, ZERTINE

 

ANNE.

Chérissant mon devoir, je vous obéirai :

Son esprit est remis, son âme est plus tranquille ;

Dieux, un vœu qu’on vous fait, n’est jamais inutile !

DIDON.

Toi Barcé, promptement si mon repos t’est cher,

Au milieu de la Court, élève un grand bûcher,

Après, mets-y dessus le portrait et l’épée,

De l’infidèle Amant de qui je suis trompée ;

Sa casaque, et son lit, de sorte qu’aujourd’hui,

Il ne nous reste rien de ce qui fut à lui,

Car la Prêtresse veut que la flamme consomme

Tout ce qui fut porté par un si méchant homme,

De peur que ces objets ne conservent en moi,

La mémoire d’un traître ennemi de sa foi.

BARCÉ.

Je n’y manquerai pas.

DIDON.

Va, rends moi cet office :

Ô funeste, ô sanglant, ô nouveau sacrifice,

Ou la pauvre victime, est offerte en ce jour,

Parles mains de la rage, et par celles d’Amour.

 

 

Scène IV

 

HERMON, ARBASE, TROUPE DE COURTISANS

 

HERMON.

Quoi donc, souffrirons-nous sans colère et sans haine,

Qui un pauvre vagabond ose offenser la Reine ?

Et que son insolence arrive en un tel point,

Qu’il refuse un honneur qu’il ne mérite point ?

Qu’il aille se vanter et faire un mauvais compte,

Dans un autre climat, de notre propre honte ?

Et dire que la main digne d’un autre emploi,

Méprise notre Sceptre, et le titre de Roi ?

Sommes-nous assemblés, pour souffrir un outrage,

D’un homme sans pays, d’un reste de naufrage ?

D’un que la mer jeta sur nos bords par son flux,

Comme un indigne poids, qu’elle ne voulait plus ?

Lui verra-t-on laisser sans que l’on s’en récente,

Une tache honteuse, à Carthage naissante ?

De qui l’impression ne s’efface jamais,

Obligés de rougir, des maux qu’il aura faits,

Et crus de tout le monde après cette aventure ;

Et femmes en effet, et soldats en peinture ?

Non braves Tyriens, perdons plutôt le jour :

Qu’il éprouve la haine, en refusant l’amour ;

Qui manque de parole, est indigne de vivre :

Nous avons des vaisseaux capables de le suivre :

Etsi notre valeur ne nous quitte aujourd’hui,

Il nous éprouvera plus gens de bien que lui.

De moi, quand je devrais d’une ardeur enflammée,

Aller seul maintenant affronter son armée,

Une cause si juste y porterait mes bras,

Afin de nous venger, et punir ces ingrats.

ARBASE.

Ce désir est commun, aussi bien que l’outrage :

Croyez que notre main, suivra votre courage ;

C’est un projet formé, qui ne saurait changer ;

Et nous voulons mourir, ou plutôt nous venger.

Mais pour autoriser le dessein qui nous mène,

Il nous faut obtenir le congé de la Reine,

Afin de demeurer aux termes du devoir.

HERMON.

Volons s’il est possible, et tachons de la voir.

 

 

Scène V

 

BARCÉ, HIRCAN

 

BARCÉ.

Ô Le triste service, ou je suis occupée !

Placez bien ce portrait, mettez bien cette épée ;

Car il faut que le feu dévore en un instant,

Tout ce que nous avons de ce lâche inconstant :

Que ne le voyons-nous sur ce bucher lui-même,

Pour venger la beauté qu’il trahit et qui l’aime

Je lui ferais sentir (pour sa légèreté)

Les plus sanglants effets d’un esprit irrité.

Mais ces faibles désirs, n’ont rien qui les seconde,

Il se sert contre nous, et du vent, et de l’onde,

Après avoir donné le triste coup mortel :

Hircan, prêtez la main à placer cet autel ;

Voilà tout en l’état que la Reine désire.

 

 

Scène VI

 

DIDON, HERMON, ARBASE, THECNIS, ZERTINE, TROUPE DE COURTISANS

 

DIDON.

La volonté suffit, que chacun se retire.

HERMON.

Nous avons cru devoir parler, et nous offrir,

Après un attentat qu’on ne doit pas souffrir.

DIDON.

Je vous commanderai, tenez vous sur vos armes :

Mais cependant, laissez un passage a mes larmes,

La solitude plaît aux cœurs remplis de soins,

Et ce mystère ici, ne veut pas de témoins.

HERMON.

C’est à nous d’obéir, quand la Reine commande.

DIDON.

N’aimez pas les Troyens, c’est ce qu’elle demande.

HERMON.

Une haine sans fin, régnera parmi nous.

DIDON.

Oui, je vous en conjure, Adieu, retirez vous.

Grands Dieux qui découvrez tous les secrets de l’âme,

Qui voie dans mon cœur le dessein que je trame,

Si vous êtes touchés par un trait de pitié,

Excusez les erreurs de ma folle amitié.

Songez (pour oublier cet acte de faiblesse)

Qu’on ne voit qu’en vous seuls, la parfaite sagesse,

Et que dans les serments que nous fait un moqueur,

L’œil de tous les mortels, ne lit point dans le cœur.

Veuillez donc effacer la noirceur de mes crimes ;

Ainsi jamais l’encens, et jamais les victimes,

Ne manquent de fumer sur vos divins Autels,

Comme un juste tribut que doivent les mortels.

Mais il faut écarter celle qui me peut nuire :

Barcé, trouve ma Sœur, et lui faites conduire

Les Taureaux préparés, il est temps de bannir

Mes maux, et ce Troyen, hors de mon souvenir :

Et pour perdre l’objet qui cause mon dommage,

De mettre encor en feu le bûcher et l’image.

BARCÉ.

J’y vais.

DIDON.

Dépêchez donc :filles, éloignez vous ;

Et sans me regarder, demeurez à genoux,

C’est ainsi qu’on doit être au vœu que je vais faire.

Seul bien qui m’est resté dépouillé aimable et chère,

Autant que Jupiter, les destins amis,

Ont pu voir mon bonheur, et qu’ils me l’ont permis :

Las recevez mon âme ; et m’ôtez de ces peines,

Qui tiennent un esprit dans la rigueur des gênes.

J’ai vécu, j’ai souffert, j’achève le cours,

Où la fortune a mis le terme de mes jours :

Mon ombre maintenant, toute pleine de gloire,

Descend dessous la terre, ou l’on pers la mémoire :

Par moi, Carthage a vu ses Temples élevés,

Ses Palais pleins d’éclat, et ses murs achevés ;

De la mort d’un époux, sensiblement touchée,

J’ai puni mon Germain, pour venger mon Sichée ;

Et comme le premier, était seul agresseur,

Le sentiment de femme, ôta celui de Sœur.

Trop heureuse bons Dieux, en l’excès de ma joie,

Si nous n’eussions point vu les Galères de Troie ;

Et si ce fugitif, plus aimé qu’amoureux,

N’est jamais approché nos rivages heureux.

Aurais-je mille maux, et pas une allégeance ?

Ô Dieux faut-il mourir ? et mourir sans vengeance ?

Oui, mourons, c’est ainsi, qu’après ces maux soufferts,

Le destin me contraint de descendre aux enfers.

Dieux, qui sur ce bucher redemandez mon âme,

Souffrez, que jusqu’au Ciel il élève sa flamme,

Afin que ce cruel, qui fait mon mauvais sort,

Emporte avecques foi, les signes de ma mort.

THECNIS.

Ô malheur, ô prodige.

ZERTINE.

Ô ciel la Reine est morte !

 

 

Scène VII

 

ANNE, BARCÉ

 

ANNE.

Thecnis, qui vous oblige à crier de la sorte ?

THECNIS.

Le plus noir accident ; qui nous put avenir ;

Vos bras lui sont plus chers, venez la soutenir.

ANNE.

L’inutile secours ! elle nous est ravie,

Elle n’a plus de pouls, elle n’a plus de vie :

Ma Sœur, ne vouliez vous ces feux, cet Autel,

Que pour vous immoler, à ce désir mortel ?

Est-ce pour vous meurtrir, que vous m’avez déçue.

La plaie que je vois, mon âme la reçue ;

Et m’abandonnant seule, à la merci du deuil,

Vous ouvrez mon tombeau, comme votre cercueil.

Funeste conseillère, âme pleine de vice,

De toi vient ce tragique et sanglant sacrifice,

Oui, ton esprit enclin à de mauvais plaisirs,

Trompa son innocence, et piqua ses désirs ;

E t lui représentant son ardeur légitime,

Par toi devint amour, ce qui n’était qu’estime :

Car ce lâche Troyen, avec tous ses appas,

Sans toi, n’eut point causé son feu, ni son trépas.

Meurs, misérable meurs, cède au mal qui te dompte ;

Rougis ta main de sang, comme ton front de honte :

Filles, portons ce corps, à cause que je vois,

Ce bucher trop petit, et pour elle, et pour moi :

Et que je veux avoir (après cette infortune)

Le désastre commun ; et la tombe commune :

Afin que notre sang, monte jusques aux cieux,

Et qu’il obtienne un jour, la vengeance des Dieux.

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