Comment je devins auteur dramatique (Alexandre DUMAS Père)

Théâtre complet de Alexandre Dumas, Tome I. Paris, Calmann Lévy Éditeur, 1889.

 

 

Un jour, on connaîtra quelle lutte obstinée

A fait sous mon genou plier la destinée ;

À quelle source amère en mon âme j’ai pris

Tout ce qu’elle contient de haine et de mépris ;

Quel orage peut faire, en passant sur la tête,

Qu’on prenne pour le jour l’éclair d’une tempête ;

Et ce que l’homme souffre en ses convulsions.

Quand au volcan du cœur grondent les passions.

Je ne cacherai plus où ma plume fidèle

A trouvé d’Antony le type et le modèle ;

Et je dirai tout haut à quels foyers brûlants

Yaqonb et Saint-Mégrin puisèrent leurs élans.

 

Je venais d’avoir vingt ans, lorsque ma mère entra un matin dans ma chambre, s’approcha de mon lit, m’embrassa en pleurant, et me dit :

– Mon ami, je viens de vendre tout ce que nous avions, pour payer nos dettes.

– Eh bien, ma mère ?

– Eh bien, mon pauvre enfant, nos dettes payées, il nous  reste deux cent cinquante-trois francs,

– De rente ?...

Ma mère sourit tristement.

– En tout ?... repris-je.

– En tout.

– Eh bien, ma mère, je prendrai, ce soir, les cinquante-trois francs, et je partirai pour Paris.

– Qu’y feras-tu, mon pauvre ami ?

– J’y verrai les amis de mon père : le duc de Bellune, qui est ministre de la guerre ; Sébastiani, aussi puissant de son opposition que les autres le sont de leur faveur... Mon père, plus ancien qu’eux tous comme général, et qui a commandé en chef quatre armées, en a eu quelques-uns pour aides de camp, et les a vus passer presque tous sous ses ordres ; nous avons là une lettre de Bellune, qui constate que c’est à l’influence de mon père qu’il doit d’être rentré en faveur près de Bonaparte ; une lettre de Sébastiani, qui le remercie d’avoir obtenu que lui, Sébastiani, fit partie de l’armée d’Égypte ; des lettres de Jourdan, de Kellermann, de Bernadotte même. Eh bien, j’irai jusqu’en Suède, s’il le faut, trouver le roi, et faire un appel à ses souvenirs de soldat.

– Et moi, pendant ce temps-là, que deviendrai-je ?

– Tu as raison ; mais, sois tranquille, je n’aurai besoin de faire d’autre voyage que celui de Paris. Ainsi, ce soir, je pars.

– Fais ce que tu voudras, me dit ma mère en m’embrassant une seconde fois ; c’est peut-être une inspiration de Dieu.

Et elle sortit.

Je sautai à bas de mon lit, plus fier qu’attristé des nouvelles que je venais d’apprendre. J’allais donc à mon tour être bon à quelque chose ; non pas rendre à ma mère les soins qu’elle avait pris de moi, c’était impossible, mais lui épargner ces tourments journaliers que la gêne traîne après elle, assurer par mon travail ses vieilles années, à elle qui avait veillé avec tant de soin sur mes jeunes ans ; j’étais donc un homme, puisque l’existence d’une femme allait reposer sur moi ! Mille projets, mille espoirs me traversaient l’esprit ; j’avais à la fois de la joie et de l’orgueil dans le cœur, cette certitude du succès, qui est une des vertus de la jeunesse ; car elle prouve que les autres pourraient compter sur vous comme vous pensez pouvoir compter sur eux. D’ailleurs, il était impossible que je n’obtinsse pas tout ce que je demanderais, quand je dirais à ces hommes dont dépendait mon avenir : « Ce que je réclame de vous, c’est pour ma mère, pour la veuve de votre ancien camarade d’armes, pour ma mère, ma bonne mère ! »

Oui, c’était une bonne mère que la mienne ; si bonne, que, grâce à son amour pour moi, j’étais incapable de tout, excepté de me jeter dans le feu pour elle.

Car, grâce à cet amour excessif, elle n’avait jamais voulu me quitter, et, lorsqu’on saura que je suis né à Villers-Cotterets, petite ville de deux mille âmes, à peu près, on devinera tout d’abord que les ressources n’y étaient pas grandes pour l’éducation : il est vrai que tout ce que la ville présentait de ressources sous ce rapport avait été mis à contribution. Un bon et brave abbé, que tout le monde aimait et respectait, plus encore à cause de sa dilection et de son indulgence pour ses paroissiens qu’à cause de son savoir, m’avait donné, pendant cinq à six ans, des leçons de latin, et m’avait fait faire quelques bouts-rimés français. Quant à l’arithmétique, trois maîtres d’école avaient successivement renonce à me faire entrer dans la tête les quatre premières règles ; en échange, et sous beaucoup d’autres rapports, je possédais les avantages physiques que donne une éducation agreste, c’est-à-dire que je montais tous les chevaux, que je faisais douze lieues à pied pour aller danser à un bal, que je tirais assez habilement l’épée et le pistolet, que je jouais à la paume comme Saint-Georges, et qu’à trente pas je manquais très rarement un lièvre ou un perdreau.

Ces avantages, qui m’avaient acquis une certaine célébrité à Villers-Cotterets, devaient me présenter bien peu de ressources à Paris ; en conséquence, après avoir gravement réfléchi, et m’être mûrement examiné, je tombai d’accord avec moi-même que je n’étais bon qu’à faire un employé. Tous mes soins devaient donc tendre à me procurer une place dans ce qu’on appelle génériquement les bureaux.

Mes préparatifs faits, et la chose ne fut pas longue, je sortis pour annoncer à toutes mes connaissances que je partais pour Paris.

Je rencontrai dans la rue l’entrepreneur des diligences ; il m’aimait beaucoup, parce qu’il m’avait donné les premiers éléments du jeu de billard, et que j’avais admirablement profité de ses leçons. Il me proposa de faire la partie d’adieu : nous entrâmes au café ; je lui gagnai ma place à la voiture ; c’était autant d’économisé sur mes cinquante-trois francs.

Dans ce café se trouvait un ancien ami de mon père ; il avait, outre cette amitié, conservé pour notre famille quelque reconnaissance : blessé à la chasse, il s’était fait transporter un jour chez nous, et les soins qu’il avait reçus de ma mère et de ma sœur étaient restés dans sa mémoire.

C’était un homme fort influent dans le pays par sa fortune et sa réputation de probité. Quelques années auparavant, il avait enlevé d’assaut l’élection du général Foy, son camarade de collège. Il m’offrit une lettre pour l’honorable député ; je l’acceptai, l’embrassai, et me remis en course.

J’allai dire adieu à mon digne abbé. Je m’attendais à un long discours moral sur les dangers de Paris, sur les séductions du monde, etc., etc... Le brave homme approuva ma résolution, m’embrassa les larmes aux yeux, car j’étais son élève chéri, et, lorsque je lui demandai quelques conseils qu’il ne me donnait pas, il ouvrit l’Évangile, et me montra du doigt ces seules paroles : Ne fais pas aux autres ce que tu ne voudrais pas qu’on te fit.

Le soir même, je partis, au grand désespoir de ma mère, qui ne m’avait jamais perdu de vue, mais qui se consola en pensant que mes cinquante-trois francs ne me mèneraient pas loin, et que, par conséquent, elle ne tarderait pas à me revoir.

Du reste, j’entrais dans le monde avec des idées de morale et de religion complètement faussées ; j’étais matérialiste et voltairien jusque dans le bout des ongles ; je mettais le Compère Mathieu au rang des livres élémentaires ; je préférais Pigault-Lebrun à Walter Scott ; enfin je faisais des petits vers dans le style de ceux du cardinal de Bernis et d’Évariste Parny. Mes opinions politiques seules étaient arrêtées dès cette époque : elles étaient en quelque sorte instinctives, mon père me les avait léguées en mourant ; depuis lors, elles se sont rationalisées, mais n’ont subi aucun changement. Quant à mon goût pour la poésie légère, il venait peut-être de ce que j’étais né tout près de la maison où mourut Demoustiers.

C’est portant avec moi cette somme intrinsèque de qualités physiques et de connaissances morales que je descendis dans un modeste hôtel de la rue des Vieux-Augustins, convaincu que l’on calomniait la société, que le monde était un jardin à fleurs d’or, dont toutes les portes allaient s’ouvrir devant moi, et que je n’avais, comme Ali-Baba, qu’à prononcer le mot sésame pour fendre les rochers.

J’écrivis le même soir au ministre de la guerre pour lui demander une audience : je lui détaillais mes droits à cette faveur, je les appuyais du nom de mon père, qu’il ne pouvait avoir oublié ; j’en appelais à l’ancienne amitié qui les avait unis, passant sous silence, et par délicatesse, les services rendus, mais dont une lettre du maréchal, qu’à tout hasard j’avais apportée avec moi, faisait preuve incontestable.

Je m’endormis là-dessus, et fis des songes des Mille et une Nuits.

Le lendemain, j’achetai un Almanach des vingt-cinq mille adresses, et je me mis en course.

La première visite que je fis fut au maréchal Jourdan. Il se souvenait vaguement qu’il avait existé un général Alexandre Dumas ; mais il ne se rappelait pas avoir jamais entendu dire qu’il eût un fils. Malgré tout ce que je pus faire, je le quittai au bout de dix minutes, sans l’avoir parfaitement convaincu de mon existence.

Je me rendis chez le général Sébastiani. Il était dans son cabinet de travail ; quatre ou cinq secrétaires écrivaient sous sa dictée ; chacun d’eux avait sur son bureau, outre sa plume, son papier et ses canifs, une tabatière d’or, qu’il présentait tout ouverte au général, chaque fois qu’en se promenant celui-ci s’arrêtait devant lui. Le général y introduisait délicatement l’index et le pouce d’une main que son arrière-cousin Napoléon eût enviée pour la blancheur et la coquetterie, savourait voluptueusement la poudre d’Espagne, et, comme le Malade imaginaire, se remettait à arpenter la chambre tantôt en long, tantôt en large. Ma visite fut courte ; quelque considération que j’eusse pour le général, je me sentais peu de vocation pour devenir porte-tabatière.

Je rentrai à mon hôtel un peu désappointé ; les deux premiers hommes que j’avais rencontrés avaient soufflé sur mes rêves d’or et les avaient ternis. Je repris mon Almanach des vingt-cinq mille adresses ; mais déjà ma confiance joyeuse avait disparu ; j’éprouvais ce serrement de cœur qui va toujours croissant au furet à mesure que la désillusion arrive ; je feuilletais le livre au hasard, regardant machinalement, lisant sans comprendre, lorsque je vis un nom que j’avais si souvent entendu prononcer par ma mère, et avec tant d’éloges, que je tressaillis de joie ; c’était celui du général Verdier, qui avait servi en Égypte sous les ordres de mon père. Je me jetai dans un cabriolet, et je me fis conduire rue du Faubourg-Montmartre, n° 4 ; c’était là qu’il demeurait.

– Le général Verdier ? demandai-je au concierge.

– Au quatrième, la petite porte à gauche.

Je fis répéter ; j’avais cependant bien entendu.

– Parbleu ! me disais-je tout en montant l’escalier, voilà au moins quelque chose qui ne ressemble ni aux laquais à livrée du maréchal Jourdan, ni au suisse de l’hôtel Sébastiani. Le général Verdier, au quatrième, la porte à gauche. Cet homme-là doit se souvenir de mon père.

J’arrivai à ma destination. Un modeste cordonnet vert pendait près de la porte désignée : je sonnai avec un battement de cœur dont je n’étais pas le maître. J’attendais cette troisième épreuve pour savoir à quoi m’en tenir sur les hommes.

J’entendis des pas qui s’approchaient ; la porte s’ouvrit ; un homme d’une soixantaine d’années parut. Il était coiffé d’une casquette bordée d’astrakan, vêtu d’une veste à brandebourgs et d’un pantalon à pieds ; il tenait d’une main une palette chargée de couleurs, et de l’autre un pinceau. Je crus m’être trompé, et je regardai les autres portes.

– Que désirez-vous, monsieur ? me dit-il.

– Présenter mes hommages au général Verdier. Mais il est probable que je me trompe ?

– Non, non, vous ne vous trompez pas ; c’est ici.

J’entrai dans un atelier.

– Vous permettez, monsieur ?... me dit l’homme à la casquette en se remettant à un tableau de bataille, dans la confection duquel je l’avais interrompu.

– Sans doute ; et si vous voulez seulement m’indiquer où je trouverai le général...

Le peintre se retourna.

– Eh bien, mais, pardieu ! c’est moi, me dit-il.

– Vous ?...

Je fixai mes yeux sur lui avec un air si marqué de surprise, qu’il se mit à rire.

– Cela vous étonne, de me voir manier le pinceau, n’est-ce pas, reprit-il, après avoir entendu dire que je maniais assez bien le sabre ? Que voulez-vous ! j’ai la main impatiente, et il faut que je l’occupe à quelque chose. Maintenant, que me voulez-vous ? Voyons !

– Général, lui dis-je, je suis le fils de votre ancien compagnon d’armes en Égypte, d’Alexandre Dumas.

Il se retourna vivement de mon côté, me regarda fixement ; puis, au bout d’un instant de silence :

– C’est sacredieu vrai, me dit-il, vous êtes tout son portrait.

Deux larmes lui vinrent en même temps aux yeux, et, jetant son pinceau, il me tendit une main que j’avais plus envie de baiser que de serrer.

– Et qui vous amène à Paris, mon pauvre garçon ? continua-t-il. Car, si j’ai bonne mémoire, vous demeuriez avec votre mère dans je ne sais plus quel village...

– C’est vrai, général ; mais ma mère vieillit, et nous sommes pauvres.

– Deux chansons dont je sais l’air, murmura-t-il.

– Alors je suis venu à Paris dans l’espoir d’obtenir une petite place pour la nourrir à mon tour, comme elle m’a nourri jusqu’à présent.

– C’est bien fait ! mais une place n’est point chose facile à obtenir par le temps qui court ; il y a un tas de nobles à placer, et tout leur est bon.

– Mais, général, j’ai compté sur votre protection.

– Hein ?...

Je répétai.

– Ma protection !...

Il sourit amèrement.

– Mon pauvre enfant, si tu veux prendre des leçons de peinture, ma protection ira jusqu’à t’en donner, et encore tu ne seras jamais un grand artiste, si tu ne surpasses pas ton maître. Ma protection ! Eh bien, je te suis très reconnaissant de ce mot-là ; car il n’y a peut-être que toi au monde qui puisse aujourd’hui s’aviser de me la demander.

– Comment cela ?

– Est-ce que ces gredins-là ne m’ont pas mis à la retraite, sous prétexte de je ne sais quelle conspiration !... de sorte que, vois-tu, je fais des tableaux. Si tu veux eu faire, voilà une palette, des pinceaux et une toile de 36.

– Merci, général, mais je n’ai jamais su faire que les yeux ; d’ailleurs, l’apprentissage serait trop long, et ma mère ni moi ne pouvons attendre.

– Que veux-tu, mon ami ! voilà tout ce que je puis t’offrir... Ah ! et puis la moitié de ma bourse ; je n’y pensais pas, car cela n’en vaut guère la peine.

Il ouvrit le tiroir d’un petit bureau dans lequel il y avait, je me rappelle, deux pièces d’or et une quarantaine de francs eu argent

– Je vous remercie, général, je suis à peu près aussi riche que vous.

C’était moi qui avais à mon tour les larmes aux yeux.

– Je vous remercie ; mais vous me donnerez des conseils sur les démarches que j’ai à faire.

– Oh ! cela, tant que tu voudras. Voyons, où en es-tu ?

Il reprit son pinceau, et se remit à peindre.

– J’ai écrit au maréchal duc de Bellune.

Le général, tout en glaçant une figure de Cosaque, fit une grimace qui pouvait se traduire par ces mots : « Si tu ne comptes que là-dessus, mon pauvre garçon !... »

– J’ai encore, ajoutai-je, répondant à sa pensée, une recommandation pour le général Foy, député de mon département.

– Ah ! ceci, c’est autre chose. Eh bien, mon enfant, je te conseille de ne pas attendre la réponse du ministre ; c’est demain dimanche, porte ta lettre au général, et, sois tranquille, il te recevra bien. Maintenant, veux-tu dîner avec moi ? Nous causerons de ton père.

– Volontiers, général.

– Eh bien, laisse-moi travailler, et reviens à six heures.

Je pris aussitôt congé du général Verdier, et je descendis les quatre étages, avec un cœur plus léger que je ne les avais montés ; les choses et les hommes commençaient à m’apparaître sous leur véritable point de vue, et ce monde qui m’avait été inconnu jusqu’alors, se déroulait à mes yeux tel que Dieu et le diable l’ont fait, brodé de bon et de mauvais, taché de pire.

Le lendemain, je me présentai chez l’honorable général. Je fus introduit dans son cabinet ; il travaillait à son Histoire de la Péninsule. Au moment où j’entrai, il écrivait debout, sur une de ces tables qui se lèvent ou s’abaissent à volonté ; autour de lui étaient épars, dans une confusion apparente, des discours, des cartes géographiques et des livres entr’ouverts.

En entendant ouvrir la porte de son sanctuaire, il se retourna avec la vivacité qui lui était habituelle, et arrêta sur moi ses yeux perçants. J’étais tout tremblant.

– M. Alexandre Dumas ?... me dit-il.

– Oui, général.

– Êtes-vous le fils de celui qui commandait en chef l’armée des Alpes ?

– Oui, général.

– C’était un brave. Puis-je vous être bon à quelque chose ? J’en serais heureux.

– Je vous remercie de votre intérêt. J’ai à vous remettre une lettre de M. Danré[1].

– Oh ! ce bon ami !... Que fait-il ?

– Il est heureux et fier d’avoir été pour quelque chose dans votre élection.

– Pour quelque chose ?

Et, décachetant la lettre :

– Dites pour tout. Savez-vous, continua-t-il tenant la lettre ouverte sans la lire, savez-vous qu’il a répondu de moi aux électeurs, corps pour corps, honneur pour honneur ? J’espère que ma nomination ne lui aura pas valu trop de reproches. Voyons ce qu’il me dit.

Il se mit à lire.

– Ah ! il vous recommande à moi avec instance ; il vous aime donc bien ?

– Comme son fils.

– Eh bien, voyons alors.

Il vint à moi.

– Que ferons-nous de vous ?

– Tout ce que vous voudrez, général.

– Il faut d’abord que je sache à quoi vous êtes bon.

– Oh ! pas à grand’chose.

– Voyons, que savez-vous ? un peu de mathématiques ?

– Non, général.

– Vous avez au moins quelques notions d’algèbre, de géométrie, de physique ?

Il s’arrêtait entre chaque mot, et, à chaque mot, je sentais la rougeur me monter au visage et la sueur me couler sur le front ; c’était la première fois qu’on me mettait ainsi face à face avec mon ignorance.

– Non, général, répondis-je en balbutiant.

Il s’aperçut de mon embarras.

– Vous avez fait votre droit ?

– Non, général.

– Vous savez le latin et le grec ?

– Un peu.

– Parlez-vous quelques langues vivantes ?

– L’italien assez bien, l’allemand assez mal

– Je verrai à vous placer chez Laffitte alors. Vous vous entendez en comptabilité ?

– Pas le moins du monde.

J’étais au supplice ; lui-même souffrait visiblement pour moi.

– Oh ! général, lui dis-je avec un accent qui parut l’impressionner, mon éducation est complètement faussée, et, chose honteuse ! je m’en aperçois d’aujourd’hui seulement ; mais je la referai, je vous en donne ma parole d’honneur.

– Bon ! mais, en attendant, mon ami, avez-vous de quoi vivre ?

– Oh ! je n’ai rien, répondis-je, écrasé par le sentiment de mon impuissance.

Le général réfléchit un instant.

– Donnez-moi votre adresse, me dit-il ; je réfléchirai à ce qu’on peut faire de vous.

Il me présenta de l’encre et du papier ; je pris la plume avec laquelle cet homme venait d’écrire. Je la regardai, toute mouillée qu’elle était encore, et je la posai sur le bureau.

– Eh bien ?...

– Je n’écrirai pas avec votre plume, général ; ce serait une profanation.

– Que vous êtes enfant ! Tenez, en voilà une neuve.

– Merci.

J’écrivis ; le général me regardait faire. À peine eus-je écrit quelques mots, qu’il frappa dans ses deux mains.

– Nous sommes sauvés ! s’écria-t-il.

– Pourquoi cela ?

– Vous avez une belle écriture.

Je laissai tomber ma tête sur ma poitrine, je n’avais plus la force de la porter. Une belle écriture, voilà tout ce que j’avais ! Ce brevet d’incapacité, oh ! il était bien à moi. Une belle écriture !

Je pouvais donc arriver un jour à être expéditionnaire ; c’était un avenir... Je me serais volontiers fait couper le bras droit.

Le général Foy continua, sans s’apercevoir de ce qui se passait en moi :

– Écoutez, je dîne aujourd’hui chez le duc d’Orléans, je lui parlerai de vous ; mettez-vous là.

Il m’indiqua un petit bureau.

– Faites une pétition, et écrivez-la du mieux que vous pourrez.

J’obéis avec une humilité ponctuelle, qui eût été pour moi une grande recommandation près de mon futur chef de bureau, s’il avait pu me voir.

Lorsque j’eus fini, le général Foy écrivit quelques lignes en marge. Son écriture jurait près de la mienne et m’humiliait cruellement ; puis il plia la pétition, la mit dans sa poche, et, me tendant la main en signe d’adieu, m’invita à venir déjeuner le lendemain avec lui.

Je rentrai à mon hôtel, et j’y trouvai une lettre timbrée du ministère de la guerre. Jusqu’à présent, la somme du mal et du bien s’était répartie sur moi d’une manière assez impartiale, la lettre que j’allais décacheter allait définitivement faire pencher la balance d’un côté ou de l’autre.

Le ministre me répondait que, n’ayant pas le temps de me recevoir, il m’invitait à lui exposer, par écrit, ce que j’avais à lui dire. Le plateau du mal l’emportait.

Je lui répondis que l’audience que je lui avais demandée n’avait pour but que de lui remettre l’original d’une lettre de remerciement qu’il avait autrefois écrite à mon père, son général en chef, mais que, ne pouvant avoir l’honneur de le voir, je me contentais de lui en envoyer la copie.

Je m’acheminai le lendemain vers l’hôtel du général Foy qui était redevenu mon seul espoir. Il m’aborda avec une figure riante, qui me parut d’un bon augure.

– Eh bien, me dit-il, votre affaire est faite.

– Comment ?

– Oui, vous entrez au secrétariat du duc d’Orléans comme surnuméraire, aux appointements de douze cents francs : ce n’est pas grand’chose, mais c’est à vous de bien travailler.

– C’est une fortune ! Et quand serai-je installé ?

– Aujourd’hui même, si vous le voulez.

– Et comment se nomme mon chef ?

– M. Oudard ; vous vous présenterez chez lui de ma part.

– Permettez que j’annonce cette bonne nouvelle à ma mère ?

– Oui ; mettez-vous là, vous trouverez ce qu’il vous faut.

J’écrivis à ma mère de vendre tout ce qui nous restait et de venir me rejoindre. Douze cents francs par an me paraissaient une somme inépuisable. Lorsque j’eus fini, je me retournai vers le général ; il me regardait avec un air de bonté inexprimable. Cela me rappela que je ne l’avais pas même remercié. Je lui sautai au cou et je l’embrassai. Il se mit à rire.

– Il y a un fonds excellent chez vous, me dit-il ; mais rappelez-vous ce que vous m’avez promis, étudiez.

– Oui, général, je vais vivre de mon écriture ; mais je vous promets de vivre un jour de ma plume.

– En attendant, déjeunons ; il faut que j’aille à la Chambre.

Un domestique apporta dans le cabinet une petite table toute servie ; nous déjeunâmes en tête à tête. Aussitôt le déjeuner fini, je quittai le général. Je ne fis que deux bonds de la rue du Mont-Blanc au Palais-Royal. Décidément, la balance du bien reprenait le dessus.

M. Oudard me reçut avec une affabilité si grande, que je vis bien que ce n’était pas à mon mérite personnel que je le devais : il m’installa dans un bureau où travaillaient déjà deux autres jeunes gens qui devinrent dès lors mes camarades, et qui, aujourd’hui, sont mes amis.

Je songeai aussitôt à tenir ma promesse et à étudier sérieusement. Je savais assez de latin pour suivre seul les études de cette langue. J’achetai, avec ce qui me restait de mes cinquante-trois francs, un Juvénal, un Tacite et un Suétone. J’avais toujours eu beaucoup de goût pour la géographie, je me fis une récréation de son étude. Je connaissais un jeune médecin, je le priai de me conduire à la Charité pour y suivre un cours de physiologie ; lui-même était bon physicien et bon chimiste : il se fit aider par moi dans ses opérations, et j’appris bientôt de ces deux sciences ce qu’il est nécessaire à un  homme du monde d’en savoir. Ma constitution de fer me permettait de suppléer, par le temps que je prenais sur la nuit, au temps qui me manquait le jour ; bref, un changement complet s’opéra dans mon existence matérielle et morale, et, lorsqu’au bout de deux mois manière arriva, elle me reconnut à peine, tant j’étais devenu sérieux.

Alors commença cette lutte obstinée de ma volonté, lutte d’autant plus bizarre qu’elle n’avait aucun but fixe, d’autant plus persévérante que j’avais tout à apprendre. Occupé huit heures par jour à mon bureau, forcé d’y revenir chaque soir de sept à dix heures, mes nuits seules étaient à moi. C’est pendant ces veilles fiévreuses que je pris l’habitude, conservée toujours, de ce travail nocturne qui rend la confection de mon œuvre incompréhensible à mes amis mêmes ; car ils ne peuvent deviner ni à quelle heure ni dans quel temps je l’accomplis.

Cette vie intérieure, qui échappait à tous les regards, dura trois ans, sans amener aucun résultat, sans que je produisisse rien, sans que j’éprouvasse même le besoin de produire. Je suivais bien, avec une certaine curiosité, les œuvres théâtrales du temps dans leur chute ou dans leur succès ; mais, comme je ne sympathisais ni avec la construction dramatique, ni avec l’exécution dialoguée de ces sortes d’ouvrages, je me sentais seulement incapable de produire rien de pareil, sans deviner qu’il existât autre chose que cela, m’étonnant seulement de l’admiration que l’on partageait entre l’auteur et l’acteur, admiration qu’il me semblait que Talma avait le droit de revendiquer pour lui tout seul.

Vers ce temps, les acteurs anglais arrivèrent à Paris. Je n’avais jamais lu une seule pièce du théâtre étranger. Ils annoncèrent Hamlet. Je ne connaissais que celui de Ducis. J’allai voir celui de Shakespeare.

Supposez un aveugle-né auquel on rend la vue, qui découvre un monde tout entier dont il n’avait aucune idée ; supposez Adam s’éveillant après sa création, et trouvant sous ses pieds la terre émaillée, sur sa tête le ciel flamboyant, autour de lui des arbres à fruits d’or, dans le lointain un fleuve, un beau et large fleuve d’argent, à ses côtés la femme jeune, chaste et nue, et vous aurez une idée de l’Éden enchanté dont cette représentation m’ouvrit la porte.

Oh ! c’était donc cela que je cherchais, qui me manquait, qui me devait venir ; c’étaient ces hommes de théâtre, oubliant qu’ils sont sur un théâtre ; c’était cette vie factice, rentrant dans la vie positive à force d’art ; c’était cette réalité de la parole et des gestes qui faisaient, des acteurs, des créatures de Dieu, avec leurs vertus, leurs passions, leurs faiblesses, et non pas des héros guindés, impassibles, déclamateurs et sentencieux. Ô Shakespeare, merci ! Ô Kemble et Smithson, merci !  Merci à mon dieu ! merci à mes anges de poésie !

Je vis ainsi Roméo, Virginius, Shylock, Guillaume Tell, Othello ; je vis Macready, Kean, Young. Je lus, je dévorai le répertoire étranger, et je reconnus que, dans le monde théâtral, tout émanait de Shakespeare, comme, dans le monde réel, tout émane du soleil ; que nul ne pouvait lui être comparé, car il était aussi dramatique que Corneille, aussi comique que Molière, aussi original que Calderon, aussi penseur que Gœthe, aussi passionné que Schiller. Je reconnus que ses ouvrages, à lui seul, renfermaient autant de types que les ouvrages de tous les autres réunis. Je reconnus enfin que c’était l’homme qui avait le plus créé après Dieu.

Dès lors ma vocation fut décidée ; je sentis que cette spécialité à laquelle chaque homme est appelé, m’était offerte ; j’eus en moi une confiance qui m’avait manqué jusqu’alors, et je m’élançai hardiment vers l’avenir, contre lequel j’avais toujours craint de me briser.

Cependant je ne m’abusais pas sur les difficultés de la carrière que j’embrassais. Je savais que, plus que toute autre, elle exigeait des études profondes et spéciales, et que, pour expérimenter avec succès sur la nature vivante, il faut avoir longuement étudié la nature morte. Je pris donc, les uns après les autres, ces hommes de génie qui ont nom Shakespeare, Corneille, Molière, Calderon, Gœthe et Schiller. J’étendis leurs œuvres comme des cadavres sur la pierre d’un amphithéâtre, et, le scalpel à la main, pendant des nuits entières, J’allai jusqu’au cœur chercher les sources de la vie et le secret de la circulation du sang. Je devinai par quel mécanisme admirable ils mettaient en jeu les nerfs et les muscles, et je reconnus avec quel artifice ils modelaient ces chairs différentes, destinées à couvrir des ossements qui sont tous les mêmes.

Car ce sont les hommes, et non pas l’homme, qui inventent ; chacun arrive à son tour et à son heure, s’empare des choses connues de ses pères, les met en œuvre par des combinaisons nouvelles, puis meurt après avoir ajouté quelques parcelles à la somme des connaissances humaines, qu’il lègue à ses fils ; une étoile à la voie lactée. Quant à la création complète d’une chose, je la crois impossible. Dieu lui-même, lorsqu’il créa l’homme, ne put ou n’osa point l’inventer ; il le fit à son image.

C’est ce qui faisait dire à Shakespeare, lorsqu’un critique stupide l’accusait d’avoir pris parfois une scène tout entière dans quelque auteur contemporain :

– C’est une fille que j’ai tirée de la mauvaise société pour la faire entrer dans la bonne.

C’est ce qui faisait répondre, plus naïvement encore, à Molière, lorsqu’on lui faisait le même reproche :

– Je prends mon bien où je le trouve.

Et Shakespeare et Molière avaient raison, car l’homme de génie ne vole pas, il conquiert ; il fait de la province qu’il prend une annexe de son empire ; il lui impose ses lois, il la peuple de ses sujets, il étend son sceptre d’or sur elle, et nul n’ose lui dire, en voyant son beau royaume : « Cette parcelle de terre ne fait point partie de ton patrimoine. » Sous Napoléon, la Belgique était France ; la Belgique est aujourd’hui un État séparé : Léopold en est-il plus grand, ou Napoléon plus petit ?

Je me trouve entraîné à dire ces choses, parce que, génie à part, on me fait aujourd’hui la même guerre que l’on faisait à Shakespeare et à Molière ; parce qu’on en vient à me reprocher jusqu’à mes longues et persévérantes études, parce que, loin de me savoir gré d’avoir fait connaître à notre public, des beautés scéniques inconnues, on me les marque du doigt comme des vols, ou me les signale comme des plagiats. Il est vrai, pour me consoler, que j’ai du moins cette ressemblance avec Shakespeare et Molière, que ceux qui les ont attaqués étaient si obscurs, qu’aucune mémoire n’a conservé leur nom ; cela vient de ce qu’un homme d’art qui sait, par expérience, ce que la plus petite œuvre coûte, n’appuiera jamais de l’autorité de sa signature qu’une attaque consciencieuse et mesurée.

Ces choses dites en passant et une fois pour toutes, abandonnons l’auteur dramatique en herbe, et revenons au surnuméraire qui fleurit.

Mon écriture avait fait merveille ; pendant deux ans, le duc d’Orléans n’envoya pas une seule dépêche à une tête couronnée ou à un prince royal qu’elle ne fut lithographiée de ma main. Une autre chose m’avait servi encore : comme mon ambition bureaucratique n’était pas grande, j’abandonnais la rédaction à mes camarades, et je me chargeais purement et simplement de copier leur prose ; occupation machinale, qui me laissait l’esprit libre et me permettait de poursuivre dans ma tête les idées les plus opposées au genre de travail qui m’occupait. De cette manière, je ne leur inspirais nul ombrage sur leur avenir ; car il était évident que je n’avais pas la prétention de devenir autre chose que ce que j’étais, c’est-à-dire un expéditionnaire. J’avais donc, sans opposition aucune, fait mon premier pas dans la carrière administrative, c’est-à-dire que, de surnuméraire, j’étais devenu employé. Le rapport du directeur général, sur lequel cette promotion avait été faite, contenait même une péroraison très flatteuse pour moi. La voici :

« En conséquence, je supplie monseigneur d’accorder le titre de commis à ce jeune homme, qui possède une fort belle écriture, et qui même ne manque pas d’intelligence. »

Ce qu’il y avait de plus clair dans tout cela, c’est que mes appointements étaient augmentés de cent écus, et qu’au lieu de douze cents francs par an, j’avais quinze cents francs, c’est-à-dire cent vingt-cinq francs par mois, pour vivre et faire vivre ma mère ; outre cela, j’avais encore l’espoir de toucher, au bout de l’année, une gratification de deux cent cinquante francs. Mais cette somme, comme son titre le dénonce, ne devait m’être accordée que dans le cas de parfaite satisfaction de la part du directeur général ; or, nous verrons plus tard comment il se fit que jamais le directeur général ne fut parfaitement satisfait.

Mon existence, à tout prendre, eût été assez tolérable, sans le travail du soir ; car, après avoir étudié la littérature, il me fallait étudier la société. Ce n’était point assez de connaître les ressorts dramatiques, il fallait encore connaître les passions qui amollissent ou qui tendent ces ressorts ; or, où chercher ces passions, si ce n’est dans le monde, et comment aller dans le monde, lorsqu’on sort de son bureau à dix heures et demie du soir, fatigué d’y avoir travaillé toute la journée ?

En conséquence, je m’armai un beau jour de courage ; j’allai trouver M. Oudard, et je le priai de me dispenser de mon travail du soir.

Il faut connaître la susceptibilité du despotisme bureaucratique, pour comprendre, malgré sa bonté parfaite pour nous tous en général, et son amitié pour moi en particulier, amitié si réelle et dont depuis il m’a donné tant de preuves, combien cette demande lui parut ambitieusement déplacée. Il me la fit répéter deux fois, me prit les mains dans les siennes, me regarda en face comme pour s’assurer que je n’étais pas devenu fou, puis me dit avec une voix encore mêlée de doute :

– Mais, mon enfant, c’est impossible.

– Vous êtes si excellent, lui répondis-je, que j’avais pensé que vous me laisseriez ces trois heures dont j’ai besoin.

– Et pour quoi faire ?

– Pour étudier.

– Étudier ?

– Oui, monsieur... La carrière administrative, je vous l’avouerai, ne m’offre ni grande chance ni grand attrait ; mon avenir n’est point là, et, dussé-je parvenir à être ce que vous êtes, ce que je ne serais probablement jamais, eh bien, je ne serais encore ni content ni heureux...

– Mais que voulez-vous faire ?

– De la littérature...

Le mot était lâché, il produisit son effet.

On saura qu’en général la bureaucratie n’a point d’ennemie plus mortelle que la littérature, et vice versa ; une vieille tradition veut qu’elles ne puissent vivre l’une avec l’autre ; aussi se rendent-elles cordialement haine pour haine, mépris pour mépris.

Cependant Oudard, qui m’aimait, fut plus affligé que courroucé de cette confidence.

– Vous avez tort, me dit-il ; cela ne vous mènera à rien.

– N’importe ; laissez-moi tenter la fortune.

– Il n’y a qu’un moyen à ma disposition.

– Quel qu’il soit, je l’adopte.

– Je vous ferai passer dans un autre bureau où il n’y aura  pas de travail le soir.

– M’aimerez-vous toujours bien ?

– Comme si vous ne me quittiez pas.

– Eh bien, j’accepte.

Deux mois après, ma mutation était signée : je quittais le  secrétariat du duc d’Orléans, et j’entrais à la direction des  forêts ; je perdais un brave chef de bureau et deux excellents  camarades, mais je gagnais mes soirées, et c’était, j’en de mande bien pardon à leur amitié d’alors et à leur amitié d’aujourd’hui, c’était, dis-je, dans mon égoïsme littéraire, une  compensation suffisante.

Cependant j’entrai dans ma nouvelle famille bureaucratique sous de mauvais auspices ; on avait voulu me colloquer dans une grande salle où travaillaient déjà trois ou quatre de mes collègues, et je m’étais révolté contre cette mesure ; ils avaient eu beau m’expliquer qu’ils trouvaient, dans cette réunion, l’avantage de tuer, par la causerie, le temps, cet ennemi mortel des employés ; je ne craignais rien tant que cette causerie, qui faisait leurs délices, à eux, et qui m’aurait distrait, moi, de ma pensés unique, croissante et éternelle, j’avais lorgné, au contraire, une espèce de niche, séparée, par une simple cloison, de la loge du garçon de bureau, et dans laquelle celui-ci enfermait les bouteilles qui avaient contenu de l’encre, et qui lui revenaient de droit, lorsqu’elles étaient vides. J’en demandai la mise en possession : j’aurais mieux fait, je crois, de demander l’archevêché de Cambrai, qui venait de vaquer.

Ce fut une clameur qui s’éleva depuis le garçon de bureau jusqu’au directeur général : le garçon de bureau demanda aux employés de la grande chambre où il mettrait désormais ses bouteilles vides ; les employés de la grande chambré demandèrent au sous-chef si je me croirais déshonoré de travailler avec eux ; le sous-chef demanda au chef si j’étais venu à la direction des forêts pour y donner des ordres ou bien pour en recevoir ; le chef demanda au directeur général s’il était dans les usages administratifs qu’un employé à quinze cents francs eût un cabinet séparé, comme un chef de bureau à quatre mille francs ; le directeur répondit que, non-seulement ce n’était point dans les usages administratifs, mais encore qu’aucun précédent ne militait en ma faveur, et que ma prétention était monstrueuse.

J’étais en train de mesurer la longueur et la largeur du malheureux recoin dont l’usufruit faisait, en ce moment, toute mon ambition, lorsque le chef de bureau descendit fièrement de la direction générale, porteur de l’ordre verbal dont la signification devait faire rentrer dans les rangs l’employé indiscipliné qui avait eu un instant l’espoir ambitieux d’en sortir. Il le transmit aussitôt au sous-chef, qui le transmit aux employés de la grande chambre, qui le transmirent au garçon de bureau. Il y avait liesse générale dans la direction : un camarade allait être humilié.

Le garçon de bureau ouvrit la porte qui conduisait de sa loge dans la mienne ; il venait de faire une tournée générale dans l’administration, et il en rapportait toutes les bouteilles vides qu’il avait pu déterrer.

– Mon cher Féresse, lui dis-je en le regardant avec inquiétude, comment diable voulez-vous que je tienne ici avec toutes ces bouteilles, ou que toutes ces bouteilles tiennent ici avec moi ; à moins que je ne m’établisse dans l’une d’elles, comme l’avait fait le Diable boiteux ?

– Voilà justement la chose, répondit Féresse en posant d’un air goguenard les nouvelles recrues près des anciennes ; c’est que M. le directeur général n’écoute pas de cette oreille-là : il veut que je garde cette chambre pour moi seul, et il n’entend pas que le dernier venu fasse la loi.

Je me levai le sang au visage, et je marchai vers lui.

– Ce dernier venu, si peu de chose qu’il soit, lui dis-je, est encore votre supérieur ; il a donc droit à ce que vous lui parliez la tête découverte. Chapeau bas, drôle !

En même temps, j’envoyai, du revers de ma main, le feutre du pauvre diable s’aplatir contre le mur, et je sortis.

J’allai trouver Oudard, ma grande ressource dans tous mes chagrins ; je lui racontai ce qui venait de se passer, et le prévins que je me retirais chez moi comme Achille sous sa tente, et que, comme lui, j’attendrais qu’on vînt m’y chercher.

Trois jours se passèrent au milieu de graves inquiétudes de la part de ma mère, qui n’ignorait pas ma rébellion, et qui craignait qu’elle ne fût suivie de mon renvoi ; au bout de ce temps, une lettre d’Oudard m’annonça que, grâce à son intervention, tout était arrangé, ma demande m’était accordée, et je pouvais revenir prendre possession du magasin de Féresse.

Cette victoire remportée était chose plus importante qu’on ne croit peut-être ; hors de portée ainsi de l’investigation envieuse de mes collègues, éloigné de la surveillance méticuleuse de mon chef, je pouvais, grâce à la rapide facilité de mon écriture, escamoter deux heures à mon profit, tout en rendant, à la fin de la séance, autant, et même plus de besogne que les autres ne le faisaient ; mais ce qui était inappréciable surtout, c’était le silence et l’’isolement qui m’entouraient, et à la faveur desquels je pouvais suivre le fil de mes pensées, constamment dirigées vers un même but, le théâtre. Dans une chambre commune au contraire, et distrait par les causeries de mes camarades, il est probable que je n’eusse jamais rien entrepris, ou du moins jamais rien achevé.

Du moment que je me trouvai seul, mes idées prirent de l’unité, et commencèrent à se coaguler autour d’un sujet : je composai d’abord une tragédie des Gracques, de laquelle je fis justice, en la brûlant aussitôt sa naissance ; puis une traduction du Fiesque de Schiller ; mais je ne voulais débuter que par un ouvrage original ; et puis, d’ailleurs, Ancelot venait d’obtenir un succès avec le même sujet : mon Fiesque alla donc rejoindre les Gracques, ses aînés, et je pensai sérieusement, ces deux études faites, à créer quelque chose.

Le moment était bon : il y avait dégoût dans le public littéraire ; la mort de Tama lui avait fait déserter tout à fait le théâtre, où mademoiselle Mars seule avait la puissance de le rappeler de temps eu temps ; encore venait-il pour l’admirable talent de l’actrice, et non pour les pièces. Plusieurs essais, tout infructueux qu’ils avaient été, laissaient pressentir l’apparition d’une littérature plus vive, plus animée et plus vraie ; une espèce d’agitation fébrile commençait à remplacer le dégoût ; on se passionnait, lors de leur apparition, pour certains livres, qui contenaient des essais de drames, trop informes encore pour être reçus à la scène, mais qui indiquaient une tendance générale de l’esprit vers cette Amérique littéraire ; enfin tout le monde était d’accord sur un point, c’est que, si l’on ne savait pas encore ce qu’on voulait, on savait au moins ce dont on ne voulait plus.

L’époque de l’exposition de la peinture arriva : plus avancée que la littérature, elle avait fait sa révolution, ou plutôt elle était en train de la faire ; Delacroix par son Massacre de Scio, Boulanger par son Mazeppa, Saint-Èvre, par son Job, s’étaient complètement séparés de l’école de David, dont la queue était  encore portée par quelques peintres de la Restauration ; comme ces malheureuses poules dont parle Delille, et auxquelles on fait couver des canards, leurs maîtres avaient été tout effrayés de les voir s’aventurer sur cette mer nouvelle, et ils s’étaient assis sur le bord, impuissants à les suivre, déplorant leur imprudence et prophétisant leur perte ; ce qui n’empêchait pas mes trois gaillards de mettre toutes voiles dehors, et de voguer effrontément, avec un pavillon nouveau à leur vergue et des couronnes à leurs mâts.

La sculpture était en arrière : elle reposait tout entière sur Pradier, Bosio et David, hommes de talent tous trois, mais qui, les pieds pris dans les traditions impériales, comme Daphné dans son écorce de laurier, ne pouvaient avancer, et étaient forcés de faire du grec et du nu sur place. Étex était encore enfant, Barye étudiait ses lions et ses tigres au Jardin des Plantes, faute d’argent pour louer un atelier et payer un modèle, et Antonin Moine, qui n’avait pas de pain, vendait pour du Jean Goujon, des médaillons gothiques d’un caractère et d’un fini si merveilleux, que, parmi les artistes, il ne s’éleva pas même, pendant deux ans, le moindre doute sur leur origine.

Cependant, au moment où je passai des salons de peinture à l’exposition de sculpture, un cercle s’était formé autour d’un petit bas-relief d’un pied de haut à peu près sur dix-huit pouces de large : il représentait Christine faisant assassiner Monaldeschi. C’était le coup d’essai de mademoiselle de Fauveau, qui commençait par lui l’immense réputation dont elle jouit aujourd’hui parmi les artistes.

Ce jour-là, comme la Françoise de Rimini du Dante, je n’allai pas plus avant : quatre mois après, j’avais sculpté aussi ma Christine faisant assassiner son Monaldeschi.

À peine en eus-je écrit le dernier vers, que je me trouvai aussi embarrassé qu’une pauvre fille qui vient d’accoucher ; que faire de l’enfant bâtard qui était né hors du légitime mariage de l’Institut et de l’Académie ? L’étouffer comme ses aînés ? C’était bien cruel ! d’ailleurs, la petite fille avait une apparence de force, qui lui donnait tout à fait l’air viable. L’exposer ? C’était bien cela ; mais il lui fallait un théâtre qui la recueillît, des acteurs qui l’allaitassent, un public qui l’adoptât.

J’avais toujours entendu vanter l’obligeance de Charles Nodier, et surtout sa bonté toute paternelle pour la jeunesse, dont il a conservé le cœur ardent. Je le savais très lié avec le baron Taylor, commissaire royal près le Théâtre-Français ; je lui écrivis, sans aucune recommandation, en le priant de solliciter pour moi une lecture.

Ce fut le baron Taylor qui me répondit : il m’accordait ma demande, fixait l’audition de ma pièce à sept ou huit jours de là ; il me demandait pardon de l’heure qu’il choisissait ; mais ses nombreuses occupations lui laissaient si peu de temps, que c’était à sept heures du matin seulement qu’il pouvait me recevoir.

Quoique je sois l’homme le moins matinal de Paris peut-être, je fus prêt à l’heure dite : je n’avais pas dormi de la nuit.

Je frappai à la porte de Taylor avec un battement de cœur effroyable ; la bonne ou la mauvaise disposition d’esprit d’un homme qui ne me connaissait pas, qui n’avait aucun motif d’être bienveillant pour moi, qui me recevait par pure complaisance, allait décider de mon avenir. Si ma pièce lui déplaisait, c’était une prévention contre tout ce que je pourrais lui apporter plus tard, et j’étais presque au bout de mon courage et de ma force.

Cependant on ne me répondait pas ; j’entendais même, en prêtant l’oreille, un bruit annonçant qu’il se passait quelque chose d’extraordinaire dans l’appartement ; c’étaient des sons confus et glapissants qui, tantôt avaient l’air d’accents de colère, et tantôt retombaient dans le mat, et formaient la basse d’une musique monotone et continue. Je ne pouvais deviner ce que c’était, je craignais de déranger Taylor en ce moment ; mais, néanmoins, c’était bien l’heure fixée par lui pour le rendez-vous ; je frappai plus fort ; j’entendis qu’on ouvrait une porte ; en même temps, ce bruit intérieur, inconnu, qui m’avait arrêté un instant, m’arriva plus mugissant que jamais. Enfin, une vieille bonne m’ouvrit.

– Ah ! monsieur, me dit-elle d’un air consterné, vous rende ; un fier service à monsieur en arrivant, et il vous désire bien !

– Comment cela ?

– Oh ! entrez, entrez, et ne perdez pas une minute.

Je me précipitai dans la chambre, et trouvai Taylor pris dans sa baignoire comme un tigre dans une fosse, et ayant près de lui un monsieur qui lui lisait une tragédie d’Hécube.

Ce monsieur avait forcé la porte, quelle que chose qu’on eût pu lui dire ; il avait surpris Taylor, comme Charlotte Corday Marat, et il le poignardait dans le bain ; seulement, l’agonie du commissaire du roi était plus longue que ne l’avait été celle du tribun du peuple : la tragédie avait deux mille quatre cents vers.

Lorsque ce monsieur m’aperçut, il comprit qu’on venait lui arracher sa victime ; il se cramponna à la baignoire, en criant :

– Il n’y a plus que deux actes, monsieur, il n’y a plus que deux actes !

– Deux coups d’épée, deux coups de couteau ; choisissez parmi les armes qui sont ici, et il y en a de tons les pays ; choisissez celle qui coupe le mieux et égorgez-moi tout de suite.

– Monsieur, le gouvernement vous a nommé commissaire du roi, c’est pour entendre ma pièce ; il est dans vos attributions d’entendre ma pièce, et vous entendrez ma pièce.

– Eh ! voilà mon malheur ! Mais, vous et vos pareils, monsieur, vous serez cause que je partirai, que je quitterai la France ; j’irai, s’il le faut, en Égypte, je remonterai les sources du Nil jusqu’à la Nubie, et je vais chercher mon passeport.

En ce moment, Taylor fit un mouvement pour s’élancer hors du bain. Le monsieur lui mit la main sur l’épaule, et le força de reprendre la position horizontale qu’il occupait d’abord dans sa baignoire.

– Vous irez en Chine, si vous le voulez ; mais vous irez après avoir entendu ma pièce.

Taylor poussa un profond gémissement, comme un athlète vaincu, me fit signe de passer dans la chambre à coucher, et pencha avec résignation sa tête sur sa poitrine ; le monsieur continua.

La précaution qu’il avait prise de mettre une porte entre lui, son lecteur et moi, était inutile, et je ne perdis pas un mot des deux derniers actes d’Hécube. Dieu est grand et miséricordieux, qu’il fasse paix à son auteur !

Le bain avait profité de la lecture de la pièce pour refroidir, et Taylor rentra dans sa chambre à coucher tout grelottant ; j’aurais donné un mois de mes appointements pour qu’il trouvât son lit bassiné.

Et cela est concevable ; on conviendra qu’un homme à moitié gelé, et qui vient d’entendre cinq actes, ne se trouve naturellement pas dans une situation d’esprit bien favorable pour en écouter cinq autres : je jouais véritablement de malheur.

– Mon Dieu, monsieur, lui dis-je, je tombe dans un bien mauvais moment, et je crains que vous ne soyez guère disposé à m’entendre, du moins avec l’indulgence dont j’aurais besoin.

– Oh ! monsieur, je ne dis pas cela pour vous, me répondit Taylor, car je ne connais pas encore votre ouvrage ; mais comprenez-vous quel supplice cela est d’entendre, tous les jours que Dieu fait, de semblables choses ?...

– Tous les jours ?...

– Et plutôt deux, fois qu’une. Tenez, voilà mon bulletin pour le comité d’aujourd’hui ; voyez, on nous lit un Épaminondas.

Je poussai un profond soupir : ma pauvre Christine était prise entre deux feux croisés classiques.

– Monsieur le baron, repris-je, si vous voulez que je revienne un autre jour ?

– Non, non ; pendant que j’y suis, j’aime autant...

– Eh bien, je vais vous lire un acte seulement, et, si cela vous fatigue ou vous ennuie, vous m’arrêterez.

– Vous avez plus de compassion que vos confrères ; c’est déjà bon signe... Allez, je vous écoute.

Je tirai, tremblant, ma pièce de ma poche : elle formait un volume effrayant ; Taylor jeta les yeux dessus avec une espèce d’effroi instinctif.

– Ah ! monsieur, me hâtai-je de lui dire allant ainsi au-devant de sa pensée, le manuscrit n’est écrit que d’un côté !...

Il respira.

Je commençai. J’avais la vue si troublée, que je ne voyais rien, la voix si tremblante, que je n’entendais pas moi-même ce que je disais Taylor me rassura avec bonté ; j’achevai tant bien que mal mon premier acte.

– Eh bien, continuerai-je, monsieur ? lui dis-je d’une voix faible et sans oser lever les yeux.

– Oui, oui, allez, répondit-il ; c’est bien, c’est très bien.

Je me repris à la vie, et je lus mon deuxième acte avec plus de courage que l’autre. Lorsque j’eus fini, Taylor fut le premier à me demander le troisième, puis le quatrième, puis le cinquième. J’avais grande envie de l’embrasser. Il en fut quitte pour la peur.

La lecture achevée, Taylor sauta à bas de son lit.

– Vous allez venir au Théâtre-Français avec moi, me dit-il.

– Qu’y faire ?

– Prendre votre tour de lecture. Il faut que le comité entende cela le plus tôt possible.

– Oh ! mon Dieu, que vous êtes bon ?

– Non, non, je suis juste.

Il sonna.

            – Pierre, tout ce qu’il me faut pour m’habiller. Vous permettez ?

– Si je le permets ? Je crois bien !

Trois jours après, j’étais accoudé, mon manuscrit à la main, à une grande table verte, autour de laquelle étaient assises toutes les puissances du Théâtre-Français, ayant à ma droite un verre d’eau sucrée, que (soit dit entre parenthèses et sans reproche) Grandville but à ma place ; ce qui me parut assez bizarre.

Peu de pièces ont eu un succès de lecture pareil à celui de Christine : on me fit répéter trois fois le monologue de Sentinelli, et la scène d’arrestation de Monaldeschi. J’étais dans l’ivresse ; on me reçut par acclamations.

Je sortis du théâtre, léger et fier comme lorsque ma première maîtresse me dit : « Je l’aime. » Je pris ma course, toisant tous ceux qui passaient près de moi, et ayant l’air de leur dire : « Vous n’avez pas fait Christine, vous ! vous ne sortez pas du Théâtre-Français, vous ! vous n’êtes pas reçu par acclamations, vous ! » Et, dans ma préoccupation joyeuse, je prenais mal mes mesures pour sauter un ruisseau, et je tombais au milieu ; je ne voyais pas les voitures et je me jetais dans les chevaux ; en arrivant chez moi, j’avais perdu mon manuscrit, mais cela m’était bien égal, je savais mon drame par cœur.

J’entrai d’un seul bond dans l’appartement.

– Reçu à l’unanimité, reçu par acclamations, ma mère ! Et je me mis à danser autour de la chambre.

Ma pauvre mère crut que j’étais devenu fou. Je ne lui avais pas dit que je dusse lire, de peur d’un échec.

– Et que va dire ton chef de bureau ? fut sa première question.

– Ah ! ma foi, il dira ce qu’il voudra ; s’il n’est pas content, je l’enverrai promener.

– C’est toi, toi, mon pauvre garçon, qu’il enverra promener, et il faudra bien que tu y ailles.

– Eh bien, maman, cela me fera du temps pour mes répétitions.

– Et, si ta pièce tombe, et que ta place soit perdue, que deviendrons-nous ?

– Diable !

– Crois-moi, mon ami, retourne à l’administration tout de suite, afin qu’on ne se doute de rien, et ne te vante à personne de ce qui t’est arrivé.

– Tiens, je crois que tu as raison, ma mère. Allons, embrasse-moi, et à six heures...

– Va, mon enfant.

Ce jour-là, tout se passa à merveille : je trouvai une pile de rapports qui m’attendaient ; à quatre heures, tout était expédié. Jamais je n’avais écrit si vite ni si bien.

Je passai la soirée et la nuit à refaire un autre manuscrit.

Le lendemain, en arrivant à l’administration, je trouvai Féresse sur la porte de sa loge. Il m’y attendait depuis huit heures du matin, quoiqu’il sût bien que je n’arrivais jamais qu’à dix.

– Ah ! vous voilà, me dit-il ; vous avez donc fait une tragédie, vous ?

– Qui vous a dit cela ?

– Tiens, c’est sur le journal.

– Sur le journal ?

– Lisez.

Effectivement, le journal annonçait que, fortement protégé par la maison d’Orléans, un jeune employé, nommé M. Alexandre Dumas, avait fait recevoir au Théâtre-Français un drame en cinq actes, en vers, intitulé Christine.

On voit avec quelle exactitude la presse quotidienne débutait sur mon compte. Depuis ce temps, la tradition ne s’est pas perdue.

Néanmoins, toute tronquée qu’elle était dans sa forme, la nouvelle était vraie au fond ; elle avait circulé de corridor en corridor et d’étage en étage ; c’étaient de bureau en bureau des allées et des venues, comme si la duchesse d’Orléans fut accouchée ; je reçus des compliments de tous mes collègues, les uns sincères, les autres goguenards ; il n’y eut que mon chef de bureau dont je n’aperçus pas même le bout du nez ; en revanche, il m’envoya de la besogne quatre fois comme d’habitude ; il était donc évident qu’il avait lu le journal.

À compter de ce jour, ce fut une guerre ouverte ; si je n’avais eu une constitution aussi robuste, j’aurais été étouffé sous les rapports et les ordonnances comme Clélie sous les bracelets d’or et les boucliers des chevaliers romains ; à compter de ce moment, les tracasseries se changèrent en persécution, et la malveillance en haine ; dix fois par jour, le chef venait lui-même à mon bureau, et si, par malheur, il ne m’y trouvait pas à chaque fois, un rapport en informait à l’instant même le directeur général.

Vers ce temps, nos gratifications devaient nous être payées : c’était un moment impatiemment attendu par chacun de nous ; car nos appointements étaient si faibles, qu’ils nous offraient à peine de quoi vivre ; aussi chacun avait-il recours à une industrie particulière pour améliorer son état de gêne continuel. Les uns avaient épousé des lingères qui tenaient de petites boutiques ; les autres avaient pris des intérêts dans des entreprises de cabriolets ; il y en avait enfin, – et, si tous n’étaient pas encore là pour l’affirmer au besoin, on ne me croirait point peut-être, – qui tenaient, dans le quartier latin, des restaurants à trente-deux sous, et qui déposaient à cinq heures la plume ducale pour prendre la serviette du maître de gargote. Eh bien, à ceux-là on ne disait rien, on ne leur reprochait point d’abaisser la majesté du prince dans les hommes qui étaient à sa solde. Non, on louait leur industrie, on la trouvait toute simple et toute naturelle ; et moi qui ne me sentais pas de vocation pour épouser une boutique, qui ne possédais pas de fonds que je pusse placer dans une spéculation de carrosserie, qui avais l’habitude de mettre une serviette sur mes genoux, et non pas sur mon bras... moi, on me faisait un crime de chercher dans la littérature une voie de salut ; on essayait, par toutes les persécutions possibles, de lasser ma constance, qu’on appelait de l’entêtement ; on me consignait dans ma loge, comme un soldat aux arrêts ; on venait entr’ouvrir dix fois par jour la porte de ma niche, pour voir si le chien était bien à l’attache. Dieu me donna cependant la force de supporter tout cela ; mais aussi Dieu seul sait ce que je souffris.

Nos gratifications devaient nous être payées vers ce temps, ai-je dit : le rapport revint enfin de la direction générale ; chacun avait sa part dans la munificence administrative, excepté moi. Le duc d’Orléans s’était même donné la peine d’écrire, à la colonne des observations, de sa main sérénissime, que Charles X venait de faire royale : Supprimer la gratification de M. Alexandre Dumas.

Cependant cette gratification, ma mère attendait après. Il nous la fallait pour avoir du pain, et elle nous manquait. Je trouvai des manuscrits de vaudeville à copier ; cela me rapportait cinq ou dix francs, selon qu’ils étaient en un ou deux actes. Moi aussi, j’avais mon industrie.

À force de transcrire ces sortes d’ouvrages, la contagion m’atteignit. J’en fis deux que je donnai sous un autre nom que le mien : ce sont ceux que le Journal des Débats m’a reproché d’avoir faits. Il est vrai qu’aucun gouvernement ne lui a jamais supprimé ses gratifications, à lui.

Cependant le temps s’écoulait, de petites intrigues de coulisses empêchaient Christine d’être jouée ; Taylor était en Orient, et, quoique, avant de partir, ses dernières paroles eussent été une recommandation en ma faveur, je ne voyais pas approcher le jour si désiré de la mise en scène. Je me décidai alors à faire un second ouvrage : un hasard me jeta, en quelque sorte, à l’esprit le sujet que je devais traiter.

La seule armoire que j’eusse dans mon bureau était commune à Féresse et à moi ; j’y mettais mon papier, et Féresse y rangeait ses bouteilles. Un jour, soit par inadvertance, soit pour me faire une niche, soit enfin pour constater la supériorité de ses droits sur les miens, Féresse en emporta la clef en allant faire une course. J’usai, en son absence, le reste du papier qui se trouvait sur mon bureau, et, comme j’avais encore trois ou quatre rapports à expédier, je montai à la comptabilité pour en emprunter quelques feuilles.

Un volume d’Anquetil se trouvait fortuitement égaré sur un bureau ; il était ouvert, j’y jetai machinalement la vue, et j’y lus le passage relatif à l’assassinat de Saint-Mégrin.

Trois mois après, Henri III était reçu au Théâtre-Français.

Cette fois, je ne laissai pas le temps à l’enthousiasme de se refroidir ; je pressai la mise en répétition de l’un ou de l’autre de mes deux drames, et je l’obtins ; restait à savoir lequel des deux serait joué le premier : Henri III eut la préférence.

La réception d’Henri III avait, au reste, produit dans les bureaux la même révolution qu’avait faite celle de Christine ; seulement, cette fois, elle éclata plus vigoureuse contre moi, car mes répétitions allaient me prendre deux heures par jour, et mon chef de bureau avait un motif légal de se plaindre.

Aussi ne s’en fit-il pas faute : je reçus immédiatement du directeur général l’invitation d’opter entre ma place et ma pièce. Je lui répondis que je tenais ma place du duc d’Orléans, et que je ne reconnaissais qu’au duc d’Orléans le droit de me l’ôter ; que, quant à mes appointements, qui grevaient de cent vingt-cinq francs par mois le budget de l’administration, c’était autre chose : j’offrais d’y renoncer. Cette offre fut acceptée.

À partir de cette époque, je cessai de toucher mon salaire ; mais aussi je cessai d’aller à mon bureau, à la grande terreur de ma pauvre mère ; cette terreur, il est vrai, avait été éveillée et était entretenue par les avis officieux que lui donnaient charitablement certaines personnes, dont le refrain général était que ma pièce tomberait, et que je perdrais ma place ; deux prophéties qu’on aurait dû épargner, ce me semble, si ce n’est à son cœur, du moins à son âge. Ces avis produisirent plus d’effet que n’en attendaient encore ceux qui, sous le masque de l’intérêt, s’en faisaient un moyen de vengeance. Trois jours avant la représentation d’Henri III, ma pauvre mère, écrasée de chagrin et d’inquiétude, fut atteinte d’une attaque d’apoplexie foudroyante, dont elle faillit mourir, et dont elle ne se tira qu’en perdant l’usage d’un bras et d’une jambe.

Qu’on juge de ma position, placé que j’étais entre ma mère à l’agonie et ma pièce prête à être jouée ; là tout mon passé, ici tout mon avenir ; d’un côté tout mon espoir, de l’autre tout mon cœur.

Le jour de la représentation arriva : j’allai chez le duc d’Orléans, pour le prier d’assister à cette lutte solennelle qui devait décider de ma vie, to be, or not to be.

Il me répondit que cela lui était impossible ; il avait je ne sais combien de princes à dîner ce jour-là même.

– Monseigneur, lui dis-je, c’est une chose malheureuse pour moi que cette impossibilité ; il y a quatre ans que je pousse péniblement les jours devant moi pour arriver à ce jour, et cela dans un but, c’est celui de vous prouver que j’avais seul raison contre tous, et même contre Votre Altesse ; il n’y a donc pas de succès pour moi ce soir si vous n’êtes pas là quand je l’obtiendrai ; c’est un duel où je joue ma vie ; soyez mon témoin, cela ne se refuse pas.

– Je ne demande pas mieux, me répondit-il ; je serais même bien curieux de voir votre ouvrage, dont Vatout m’a dit beaucoup de bien ; mais comment faire ?

– Avancez l’heure de votre diner, monseigneur ; je retarderai celle du lever du rideau.

– Le pouvez-vous jusqu’à huit heures ?

– Je l’obtiendrai du théâtre.

– Eh bien, allez me retenir toute la première galerie. Je vais, moi, faire prévenir mes convives d’arriver à cinq heures au lieu de six[2].

En quittant le duc, je rencontrai la duchesse ; elle me demanda des nouvelles de ma mère ; j’aurais donné la moitié du succès que j’espérais le soir même pour lui baiser la main.

Je passai la journée entière près du lit de ma mère, qui était encore sans connaissance. À huit heures moins un quart, je la quittai ; j’entrai dans la salle comme on levait le rideau.

Le premier acte fut écouté avec bienveillance, quoique l’exposition en soit longue, froide et ennuyeuse ; la toile tomba. je courus voir comment allait ma mère.

En revenant, j’eus le temps de jeter un coup d’œil sur la salle : ceux qui ont assisté à cette représentation se rappellent quel magnifique coup d’œil elle offrait ; la première galerie était encombrée de princes chamarrés d’ordres de cinq ou six nations ; l’aristocratie tout entière était entassée dans les loges Les femmes ruisselaient de pierreries.

Le second acte commença ; la scène de la sarbacane, que je craignais beaucoup, passa sans opposition. La toile tomba au milieu des applaudissements.

À partir du troisième acte jusqu’à la fin, ce ne fut plus un succès, ce fut un délire croissant : toutes les mains applaudissaient, même celles des femmes ; madame Malibran, penchée tout entière en dehors de sa loge, se cramponnait de ses deux mains à une colonne pour ne pas tomber.

Puis, lorsque Firmin reparut pour nommer l’auteur, l’élan fut si unanime, que le duc d’Orléans se leva lui-même, et écouta debout et découvert le nom de son employé, qu’un des succès, sinon les plus mérités, du moins les plus retentissants de l’époque, venait de baptiser poète.

Le soir même, en rentrant chez moi, je trouvai une lettre de mon directeur général ; je la reproduis textuellement ici.

« Je ne veux pas me coucher, mon bon jeune ami, sans vous avoir dit combien je me sens heureux de votre beau succès, sans vous avoir félicité de tout mon cœur, et votre excellente mère surtout, pour qui je sais que vous éprouviez plus d’angoisses encore que pour vous-même. Nous les partagions vivement, nos camarades, ma sœur et moi ; et maintenant, nous jouissons de ce triomphe si justement acquis à la double énergie du talent le plus noble et de la piété filiale. Je me crois bien sûr que vos couronnes et cet avenir de gloire que vous ouvre l’inspiration, vous laissent sensible à l’amitié, et la mienne pour vous est bien heureuse.

« Ce 11 février 1829. »

C’était le même qui avait accepté la démission de mes appointements.

 

ALEX. DUMAS.

 

20 décembre 1833.

 


[1] C’est effectivement à M. Danré que je dois d’être ce que je suis, en supposant que je sois quelque chose ; on m’excusera donc de le nommer ; la reconnaissance est indiscrète.

[2] Voilà ce que fit pour moi le duc d’Orléans ; j’ai dit le mal, j’ai dit le bien. J’ajouterai quelque chose encore, car il faut rendre toute justice à l’homme, même quand il devient roi. Chaque fois que personnellement j’ai pu parvenir jusqu’au duc d’Orléans, chaque fois que, par lettres, j’ai pu arriver jusqu’au roi, le duc d’Orléans on le roi m’a accordé ce que je lui demandais, soit la grâce d’un condamné politique, soit un encouragement à un homme de lettres malheureux. Son premier mouvement est bon, le second mauvais. C’est que le premier vient de son cœur, et le second de son entourage.

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