Satania (Henri MEILHAC)
Comédie en deux actes, mêlée de couplets.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le théâtre du Palais-Royal, le 10 octobre 1856.
Personnages
HENRI DE LATERRADE
SCHNEIDER, son oncle
LA RENAUDIÈRE
CHANAUBEC, cinquante ans
FARUCHON, vingt ans
SATANIA
CALISTE
JOSEPH
DEUX AUTRES DOMESTIQUES
Paris, de nos jours.
ACTE I
Un salon chez Henri de Laterrade. Portes au fond et latérales. Une cheminée entre les deux portes du fond. Un meuble à droite, premier plan. Un petit guéridon à gauche, premier plan.
Scène première
HENRI DE LATERRADE, SCHNEIDER
HENRI, debout.
Mon oncle, la situation est banale, ne la prolongeons pas.
SCHNEIDER, assis à gauche.
Tu épouseras, tout est dit.
HENRI.
Je n’épouserai pas, n’en parlons plus.
SCHNEIDER.
Tu épouseras.
HENRI.
Je n’épouserai pas. Déshéritez-moi, j’y consens, pourvu que vous restiez mon ami.
SCHNEIDER.
Je resterai ton ami, et je n’ai aucune envie de te déshériter. Mais tu épouseras.
HENRI.
Je n’épouserai pas.
SCHNEIDER.
Bon ! – J’ai écrit à la cousine de venir à Paris.
HENRI.
Pour quoi faire ?
SCHNEIDER.
Pour se marier, parbleu !
HENRI.
Avec moi ?
SCHNEIDER.
Sans doute.
HENRI.
Vous vous tirerez de là comme vous pourrez, mon oncle. Ce que vous avez de mieux à faire est de lui écrire immédiatement de ne pas se déranger. Si elle ne vient à Paris que pour ce mariage, elle fait un voyage inutile.
SCHNEIDER.
Puisque je lui ai écrit de venir, laissons-la toujours venir.
HENRI, assis à droite et se versant un verre de madère.
Vous êtes particulièrement entêté, mon oncle !
SCHNEIDER.
Elle est jolie, ta cousine.
HENRI.
C’est bien possible : en tout cas vous savez cela mieux que moi, qui ne l’ai jamais vue.
SCHNEIDER.
Elle a de l’esprit !...
HENRI.
Fait-elle des vers pour le journal du département.
SCHNEIDER.
Elle est riche.
HENRI.
Je ne suis pas ruiné encore, mon oncle !
SCHNEIDER.
Elle a pour voisin un vieux colonel, le colonel Tonnelier, qu’elle a rendu fou, et qui tous les jours se présente chez elle en habit noir, et lui demande sa main.
HENRI.
Voulez-vous, mon oncle, boire un verre de madère au prochain mariage de ma cousine avec le colonel Tonnelier ?
SCHNEIDER, se levant et prenant un verre de madère que lui apporte Henri.
Je bois au prochain mariage de ta cousine avec toi...
HENRI.
Écrivez-lui, mon oncle, d’épouser le colonel Tonnelier... Le colonel la rendra heureuse...
Ils posent leurs verres.
SCHNEIDER.
Chez qui prendras-tu ta corbeille ?
HENRI.
Mon pauvre oncle... que je serais donc heureux de pouvoir vous faire ce plaisir là...
SCHNEIDER.
Voilà un bon sentiment !
HENRI.
Malheureusement c’est impossible...
SCHNEIDER.
Oh ! – Pourquoi cela ?
HENRI.
Je vous l’ai dit cent fois...
SCHNEIDER.
C’est absurde, ce que tu m’as dit.
HENRI.
C’est absurde, mais c’est vrai.
SCHNEIDER.
Redis-le moi.
HENRI.
Aimez-vous les soupers, mon oncle ?
SCHNEIDER.
Peu. – À l’heure où vous soupez, vous autres, je dors...
HENRI.
Aimez-vous les premières représentations, mon oncle ?
SCHNEIDER.
J’aime mieux les soixantièmes ; elles sont plus rares...
HENRI.
Aimez-vous à vous promener à cheval, au Bois ?
SCHNEIDER.
Oui, le matin ; l’on n’est pas gêné par les voitures et cela me met en appétit...
HENRI.
Aimez-vous le jeu, mon oncle ?
SCHNEIDER.
Oui, quand je perds.
HENRI.
Moi, mon oncle, j’adore les soupers, les premières représentations, les cavalcades au Bois et les nuits de jeu. Ce sont d’honnêtes divertissements dont je prétends ne pas me priver tant que je les aimerai, et dont s’accommode assez mal l’austérité du mariage. Je ne me marierai pas. Ma cousine est sans aucun doute une femme très agréable, mais c’est une femme comme il faut, et... je ne sais comment vous dire cela, mon oncle, j’estime infiniment les femmes comme il faut, mais... j’aime mieux les autres !
SCHNEIDER, remontant.
Elle arrivera peut-être aujourd’hui, ta cousine.
HENRI.
J’ai horreur de toute contrainte, et le monde m’assomme. Il suffit que je sois dans un endroit où il est interdit de mettre ses deux pieds sur la cheminée pour que je me sente une envie démesurée de les y mettre. À mes yeux les femmes du monde ont toutes trente-cinq ans, au moins. Je suis allé deux fois dans le monde. La première fois une grosse dame qui roulait à travers les salons, m’a écrasé un pied. Je n’aime pas les femmes du monde.
SCHNEIDER.
Cela est même probable...
HENRI, remontant un peu.
Qu’est-ce qui est probable !
SCHNEIDER.
Que ta cousine arrivera aujourd’hui...
HENRI.
La seconde fois, une femme bleue et verte a récité une pièce de vers intitulée : le Petit Sou. Je me suis tenu à quatre pour ne pas lui en jeter un gros, et j’ai dit adieu aux femmes du monde. J’ai rencontré d’autres femmes, jeunes, jolies, ayant de l’esprit... quelquefois, de l’entrain... toujours. On fume chez elles, cela m’a plu. Je me suis habitué à elles...
SCHNEIDER.
Tu rompras tes habitudes...
HENRI.
Pas d’ici à quelque temps, mon oncle !...
SCHNEIDER.
Je vais aller au-devant de ta cousine...
HENRI.
Dites-lui, je vous prie, d’épouser au plus vile le colonel Tonnelier...
SCHNEIDER.
Tu le mériterais...
HENRI.
Qu’elle me traite comme je le mérite !
SCHNEIDER.
Vous serez mariés dans un mois.
HENRI.
Mon oncle, j’ai chez moi, ce matin, un déjeuner de garçons ; restez-vous ?
SCHNEIDER.
Je te remercie.
HENRI.
Voici justement mes invités.
Scène II
HENRI, SCHNEIDER, CHANAUBEC, FARUCHON, CALISTE
CHANAUBEC.
Bonjour, Henri !...
HENRI.
Vous avez l’air radieux, Chanaubec !...
CHANAUBEC.
Le temps est si beau !
HENRI.
Mon oncle, je vous présente M. de Chanaubec, un homme âgé qui a encore beaucoup d’illusions... et qui s’amuse énormément.
SCHNEIDER.
Je vous en félicite de tout mon cœur, Monsieur.
FARUCHON.
Bonjour, Henri... je suis brisé !...
HENRI.
Et le motif de cet abattement ?
FARUCHON, s’asseyant.
Je ne sais, le temps peut-être, il fait un soleil absurde !
HENRI.
Mon oncle, M. de Faruchon, un tout jeune homme, qui n’a plus d’illusions du tout, et qui ne s’amuse guère.
Il remonte.
FARUCHON, se levant.
Vous pouvez même dire que je m’ennuie beaucoup...
SCHNEIDER.
À votre âge, Monsieur...
FARUCHON.
J’ai voulu tout connaître... je connais tout... tout me paraît absurde et me fatigue... nous sommes, comme cela, pas mal de jeunes gens, à Paris, qui nous ennuyons d’une façon assez convenable.
SCHNEIDER.
Tant d’ennui, tant de dégoût de la vie s’accordent mal avec ces boucles soyeuses et blondes...
FARUCHON.
Mon front a des cheveux... mon cœur est chauve.
Il s’assied.
SCHNEIDER, à Henri.
Tu as des amis qui s’expriment bien.
Entre Caliste.
HENRI.
Mon oncle, mademoiselle Caliste, artiste de l’académie impériale de l’Hippodrome...
SCHNEIDER.
Mademoiselle !
CALISTE.
Je n’y resterai pas longtemps, Monsieur, je vais être engagée à l’Odéon...
SCHNEIDER.
Le directeur vous a vue monter à cheval, Mademoiselle ?
FARUCHON, à demi voix.
Non... il l’en a vue tomber.
CALISTE.
Vous dites ?
FARUCHON.
Rien.
HENRI.
Un oncle à moi, mignonne, qui veut me marier...
CALISTE.
Pour de bon ?
SCHNEIDER.
Cela vous déplaît ?
CALISTE.
Point... mais, je vous en prie, si vous le mariez, mariez-moi aussi par la même occasion.
Chanaubec remonte.
SCHNEIDER.
J’y songerai !
HENRI, à Schneider, bas.
Eh bien ?
SCHNEIDER.
Très jolie !... pas plus jolie que ta cousine, cependant.
HENRI.
Restez-vous ?... c’est elle qui fera les honneurs...
SCHNEIDER.
Non pas ! ta cousine est peut-être arrivée.
HENRI.
Quelle idée avez-vous eue aussi de lui écrire de venir à Paris !...
SCHNEIDER.
Adieu !...
HENRI.
Je vous reconduirai, mon oncle, jusqu’à votre voiture...
CALISTE, à Chanaubec.
Diable !... c’est à l’oncle la charrette que nous avons vue à la porte ?...
À Schneider.
Monsieur...
CHANAUBEC et FARUCHON, id.
Monsieur...
SCHNEIDER.
Madame, Messieurs...
À Henri. Près de sortir.
Mon ami, il serait convenable de rompre dès aujourd’hui avec cette petite.
Il sort avec Henri.
Scène III
CHANAUBEC, FARUCHON, CALISTE
CHANAUBEC.
Caliste...
CALISTE.
Monsieur de Chanaubec ?...
CHANAUBEC.
Est-ce que vous ne consentirez pas à avoir pitié de mes soupirs ?...
CALISTE.
Comment... et Henri ?...
CHANAUBEC.
Je me sens assez jeune pour vous disputer à lui. J’ai vingt ans près de vous...
CALISTE.
Vous dites cela quand il y a du monde...
FARUCHON.
Caliste !...
CALISTE.
Ah !...
FARUCHON.
Est-ce que vous ne vous lasserez pas de me faire maudire la destinée ?...
CALISTE.
Vous aussi...
CHANAUBEC.
J’ai trente mille livres de rentes...
FARUCHON.
Moi, je n’en ai que vingt, mais je mange mon capital... lui, ne mange que ses rentes.
CHANAUBEC.
Où trouverez-vous un homme qui vous convienne mieux que moi ?... Mon cœur a vingt ans comme votre visage. Vous avez les printemps, j’ai les jeunesses... unissons nos jeunesses et nos printemps.
Air.
Pour être aimé, (bis.)
J’ai ce qu’il faut, jeunesse et poésie,
Regard brillant, front parfumé,
Tout ce que peut rêver la fantaisie
Pour être aimé.
Ange aux yeux noirs, pour être aimé !
FARUCHON.
Je suis l’homme qu’il vous faut. Je ne crois plus à rien, j’a le cœur desséché et meurtri. Caliste, vous non plus ne croyez plus à grand chose... unissons nos deux désespoirs, notre amour sera un amour fatal !...
Air.
Pour vous charmer, (bis.)
J’ai ce qu’il faut, sinistre et froid sourire,
Front de damné, sarcasme amer.
Mon cœur est mort et ma voix peut maudire
Pour vous charmer,
Cruel démon, pour vous charmer.
CHANAUBEC, à Caliste.
Eh bien ?...
FARUCHON, à Caliste.
Eh bien ?...
CALISTE.
Décidément, monsieur de Faruchon, vous êtes trop vieux. Vous, monsieur de Chanaubec, vous êtes trop jeune...
FARUCHON.
Encore une illusion qui s’envole !...
Scène IV
CHANAUBEC, FARUCHON, CALISTE, HENRI
CHANAUBEC.
Henri, je suis votre ami ; je vous avertis qu’en votre absence Faruchon a fait la cour à Caliste...
HENRI.
Cela est-il vrai, Faruchon ?
FARUCHON, assis.
Très vrai ! J’ai eu une maîtresse à moi, cela m’a beaucoup ennuyé. Je voulais voir si cela m’ennuierait moins d’avoir une maîtresse à vous.
HENRI.
Comment ?
FARUCHON.
Et puis j’ai voulu empêcher Caliste de succomber aux séductions de Chanaubec, qui lui faisait la cour de son côté...
HENRI.
Ah !...
CALISTE.
Ne te fâche pas, Henri ; le cœur de Chanaubec à douze ans, à cet âge on ne se bat pas encore. Le cœur de Faruchon en à quatre-vingt-dix, à cet âge on ne se bal plus.
HENRI.
Allons, je ne tuerai personne, je suis sûr de l’affection exclusive de Caliste...
CALISTE.
Oh, chéri !...
HENRI.
Tu ne m’as trompé que sept fois...
CALISTE.
Hein !...
HENRI.
Il t’est arrivé sept fois de m’accabler d’amabilités excessives sans me rien demander... Caliste, tu m’as trompé sept fois...
CALISTE.
Quelle horreur !...
HENRI.
C’est la vérité...
FARUCHON.
Vue par le gros bout de la lorgnette...
CALISTE.
Ce que tu dis est indigne...
HENRI.
Allons, je te pardonne pour dix fois, et qu’il n’en soit plus parlé...
CALISTE.
Ah ! tu m’ennuies !
CHANAUBEC.
Vous n’êtes pas allé au Bois, hier ?
HENRI.
Non, j’ai passé l’après-midi à lire...
FARUCHON, assis.
Qu’est-ce que vous avez lu ?...
HENRI.
La Lorette, par M. Sue...
FARUCHON.
C’est très ennuyeux cela. – Je ne l’ai pas lu... Est-ce que vous l’avez lu sans dormir, vous ?
HENRI.
Oui, pendant cinq minutes ; après j’ai dormi...
CHANAUBEC.
Alors vous ne l’avez pas vue !...
HENRI.
Qu’est-ce que je n’ai pas vu ?
CHANAUBEC.
La merveille...
HENRI.
Quelle merveille ?...
CHANAUBEC.
Une femme singulière, inexplicable, étrange...
HENRI.
Contez-moi cela ?...
FARUCHON, se levant.
Je l’ai vue, moi !
CHANAUBEC.
Hier, à trois heures dix-sept minutes, a paru aux Champs-Élysées, dans une calèche du meilleur goût, une jeune femme blottie dans ses dentelles, et la plus gracieuse du monde...
FARUCHON.
Une femme très belle en effet.
HENRI.
Et qui est cette femme ?...
CHANAUBEC.
Personne ne le sait...
CALISTE.
Pas grand’chose de bon, sans doute. Quelque aventurière qui vient chercher fortune...
CHANAUBEC.
Personne ne la connaît, voilà ce qui est merveilleux. Personne ne se souvient de l’avoir vue quelque part. Personne ne sait d’où elle vient. Au Bois, tous les cavaliers se pressaient autour de sa voiture. Tous la voulaient voir ; après l’avoir vue, tous voulaient la revoir. Elle passait, sans paraître même s’apercevoir du trouble qu’elle causait...
HENRI.
Ah çà, mais cela est fort intéressant...
FARUCHON.
Après deux ou trois tours elle est partie et a redescendu l’avenue des Champs-Élysées au grand trot. Tout le monde a continué de parler d’elle ; quelques-uns ont prétendu, alors, l’avoir rencontrée, les uns en Italie, les autres en Espagne. Mille bruits contradictoires ont couru...
HENRI.
Un véritable roman, et elle est aussi belle que vous le dites...
CALISTE.
Une figure chiffonnée, sans doute. D’ailleurs l’a-t-on vue à pied ; je gage qu’elle boite.
Des domestiques apportent la table.
CHANAUBEC.
Caliste même dit du mal d’elle. Après cela que dire de sa beauté ?...
CALISTE.
Eh bien !... est-ce qu’on ne va pas déjeuner... il fait faim !...
HENRI.
Allons, Messieurs, à table et soyons gais !
CALISTE.
Ah ! oui ! faudrait voir pourtant à être gais !
CHŒUR.
Air nouveau (Mangeant).
En l’honneur de nos infidèles,
Soyons tous gris !
Buvons aux nôtres, même à celles
De nos amis ! Pour chanter leurs tailles légères
Et leurs grands yeux !
Jusqu’au bord remplissons nos verres
De bordeaux vieux.
On s’assied.
HENRI.
Avec tout cela, personne ne peut dire clairement ce que c’est que cette merveille qui a mis hier le Bois en révolution...
CHANAUBEC.
Je le saurai, moi, si elle aime la jeunesse.
FARUCHON.
Je le saurai, moi, si elle comprend le désespoir...
HENRI.
Je gage que c’est une femme qui a ruiné trois nababs ; elle revient de l’Inde.
CHANAUBEC.
Comme le bordeaux.
FARUCHON.
Avec elle les repentirs coûteront cher.
CALISTE.
Je ne comprends pas...
FARUCHON.
Ah !... c’est un mot pour les gens intelligents, Caliste...
CALISTE.
Merci !...
CHANAUBEC.
Elle arrive d’Amérique. M. Barnum la montrait... elle vient à Paris montrer M. Barnum.
CALISTE.
C’est une cabotine de province, voilà !...
HENRI.
C’est une marchande de modes qui arrive de Californie...
FARUCHON.
Je parierais, moi, que c’est une femme qui a trouvé le sac dans une île déserte, comme Monte-Cristo...
CALISTE.
Trouvé le sac, je comprends...
FARUCHON.
Ça, c’est un mot pour tout le monde...
CHANAUBEC.
Moi je crois que cette femme est le diable...
CALISTE et FARUCHON.
Le diable !...
HENRI.
C’est une idée, cela !...
FARUCHON.
Évoquons-le !...
CALISTE.
Comment évoque-t-on le diable ?...
FARUCHON.
Sur l’air des filles de marbre... pas mal de Louis à la clé !...
CHANAUBEC.
Aucune poésie dans l’âme, ce Faruchon...
CALISTE.
Je demande l’évocation...
HENRI.
Évoquons !...
TOUS.
Air nouveau (Mangeant).
Satan ! Satan ! Satan !
HENRI.
Que fais-tu, Satan, à l’heure
Où t’appelle notre voix ?
Assièges-tu la demeure
De l’innocence aux abois ?
À son regard qui s’anime
Fais-tu briller les bijoux ?
Quitte un instant ta victime,
Satan, et viens parmi nous.
ENSEMBLE.
Satan, Satan, } (bis.)
Apparais à l’instant ! }
Roi de la nuit affreuse, }
Satan, Notre troupe joyeuse } (bis.)
T’attend ! }
Pour plonger dans l’ivresse }
Paris, }
Si vraiment ton altesse }
A pris }
D’une femme adorable } (bis.)
Les traits, }
Démon, à cette table, }
Parais ! }
Démon, parais ! (bis.)
Scène V
CHANAUBEC, FARUCHON, CALISTE, HENRI, SATANIA
SATANIA.
Monsieur le baron Achille de La Renaudière s’il vous plaît ?...
Tous se lèvent.
CALISTE, CHANAUBEC, FARUCHON.
C’est lui !
HENRI.
Ce n’est pas ici, Madame.
Lui présentant une chaise.
Voulez-vous vous donner la peine de vous asseoir ?...
Il fait un signe à un valet qui présente une chaise.
SATANIA, s’asseyant à la table.
Volontiers, monsieur de Laterrade...
Elle fait signe aux convives de s’asseoir.
HENRI.
Comment ?...
FARUCHON.
Est-il vrai, Madame, que vous soyez le diable ?...
CALISTE.
Le diable boiteux, peut-être ?
CHANAUBEC.
Ou le diable amoureux ?...
SATANIA.
Ni boiteux, tant pis pour vous, Madame, ni amoureux, tant mieux pour vous, Messieurs. Vous parliez quand je suis entrée ?...
HENRI.
De vous...
SATANIA.
Beaucoup d’honneur que vous me faisiez là... et vous disiez ?...
HENRI.
Nous nous demandions qui vous êtes, d’où vous venez ?...
SATANIA.
D’où je viens, que vous importe !... Vous aimez votre vin parce qu’il est bon...
Elle tend son verre, Henri verse.
aimez moi parce que je suis jolie...
Elle boit.
Après tout, je vous dirai qui je suis et d’où je viens, si vous y tenez...
TOUS.
Certes, nous y tenons...
SATANIA.
Je me nomme Satania...
TOUS, bas.
Satania !...
SATANIA.
J’ai quitté mon village il y a trois jours, et je suis à Paris depuis hier, Voilà mon histoire...
CALISTE.
Vous vous êtes vite formée, Madame...
SATANIA.
On vieillit vite sur le champ de bataille, Madame.
HENRI.
Et vous venez à Paris ?...
SATANIA.
Me marier...
HENRI.
Bah !...
SATANIA.
Cette formalité accomplie, je repars.
HENRI.
Et vous pensez trouver un mari... bientôt ?
SATANIA.
Oh ! le mari est trouvé...
TOUS.
Déjà !
HENRI.
Qui est-ce ?...
SATANIA.
Vous...
HENRI.
Moi !...
SATANIA.
Vous, ou un autre... celui que je voudrai...
CALISTE.
Vous ne doutez pas de vous, Madame...
SATANIA.
Demandez à vos deux voisins si j’ai tort, Madame.
HENRI.
Satania...
SATANIA.
Comte ?...
HENRI, étourdiment.
Est-ce que vous ne pourriez pas m’aimer un peu, en attendant que je vous épouse ?...
SATANIA.
Pourquoi pas ?...
CALISTE, à Henri, lui pinçant le bras.
Tu me paieras cela !
HENRI.
Caliste, un hôte a des devoirs à remplir...
CALISTE.
Bien, bien !...
HENRI.
Vous y tenez particulièrement à ce mariage, Satania ?
SATANIA.
Très particulièrement, les mariages sont à la mode...
CALISTE.
Tiens ! il y a bien des femmes du monde qui ont des amants, pourquoi n’aurions-nous pas des maris ?...
CHANAUBEC.
Voilà qui est logique...
CALISTE.
Ma foi, Madame, je me marierai en même temps que vous, et, si vous le voulez, nous ferons les deux noces ensemble...
SATANIA.
Très volontiers... si cela plait à mon mari.
CHANAUBEC.
Vous prendrez un mari jeune ?...
SATANIA.
Sans doute.
FARUCHON.
Riche ?...
SATANIA.
La richesse ne gâte rien...
HENRI.
Noble ?...
SATANIA.
Je veux être comtesse, cher comte !...
CALISTE.
La belle malice !... j’ai été duchesse, moi...
HENRI.
Comment ?...
CALISTE.
Pendant six mois, avec le duc d’Altona... tu sais bien !
HENRI.
Et cela lui a coûté pour te faire duchesse pendant ces six mois ?...
SATANIA.
Juste ce que sa femme lui avait donné pour être duchesse pendant toute sa vie...
CALISTE.
Madame est parfaitement informée...
FARUCHON.
Étrange !...
CHANAUBEC.
Merveilleux !...
FARUCHON.
Qui aime-t-elle ?
CALISTE.
Il doit y avoir quelque part un coffre fort à deux pieds !
Scène VI
CHANAUBEC, FARUCHON, CALISTE, HENRI, SATANIA, LA RENAUDIÈRES
LA RENAUDIÈRE.
Cordieu ! Madame, que faites-vous ici ?...
FARUCHON.
C’est le sire de Framboisy, ce Monsieur ?
SATANIA.
Madame, Messieurs, je vous présente le baron Achille de La Renaudière...
LA RENAUDIÈRE.
Madame, Messieurs, j’ai bien l’honneur de vous saluer. Je réitère ma question : Madame... que faites-vous ici ?...
SATANIA.
Vous le voyez bien ; je déjeune...
LA RENAUDIÈRE.
Cordieu ! Madame...
SATANIA.
Vous vous fâchez !... Est-ce que vous prétendriez, par hasard, me défendre de déjeuner ?...
LA RENAUDIÈRE.
Comment êtes-vous ici, Madame ?... N’est-ce pas chez moi que vous deviez venir ?...
SATANIA.
Je me serai trompée...
LA RENAUDIÈRE.
Eh !... Je demeure au second étage, nous sommes au premier...
SATANIA.
Justement ; je me serai trompée d’étage...
LA RENAUDIÈRE.
Je demeure au n° 45 ; ici, c’est le n° 2.
SATANIA.
Je me serai trompée de numéro...
LA RENAUDIÈRE.
Mais je demeure rue de Lille, et c’est rue Blanche que je vous retrouve...
SATANIA.
Je me serai trompée de rue !...
LA RENAUDIÈRE.
Ah !...
SATANIA.
Ah ! baron !... Avez-vous déjeune, baron ?
LA RENAUDIÈRE.
Non, Madame.
SATANIA.
Déjeunez alors...
HENRI.
Vous me ferez plaisir d’accepter, Monsieur...
LA RENAUDIÈRE.
Je le veux bien !
HENRI.
François, un couvert pour monsieur le baron...
CHANAUBEC.
Est-ce que vous le connaissez, vous, ce baron ?
FARUCHON.
Je ne le connais pas du tout !
LA RENAUDIÈRE.
Du madère, s’il vous plaît ?
CALISTE.
Voici, baron.
LA RENAUDIÈRE.
Monsieur, j’aurais une prière à vous adresser...
HENRI.
Laquelle, Monsieur...
LA RENAUDIÈRE.
Je vous serais fort obligé de faire fermer cette porte...
HENRI.
Vous avez froid ?...
LA RENAUDIÈRE.
Pas précisément ; mais je chante quelque part une romance ce soir, et j’ai besoin de mon organe...
HENRI.
Fermez, François !
LE RENAUDIÈRE.
Je vous suis très reconnaissant, et voudrais pouvoir faire quelque chose qui vous fût agréable...
HENRI.
Vous le pouvez, Monsieur...
LA RENAUDIÈRE.
Comment cela ?...
HENRI.
Permettez-moi...
Bas.
de vous tuer ?...
Mouvement de Satania.
LA RENAUDIÈRE.
Je ne vous permettrai pas cela, mais je vous permettrai d’essayer.
HENRI.
Demain matin ?
LA RENAUDIÈRE.
Demain matin, si vous le voulez. – Un peu de madère, s’il, vous plaît...
CALISTE.
Il a l’air d’un homme très bien, le baron.
SATANIA.
Baron ?...
LA RENAUDIÈRE.
Satania...
SATANIA.
Vous ne m’avez pas acheté le bouquet de violettes que je vous avais demandé...
LE RENAUDIÈRE.
Pardonnez-moi, je l’ai oublié, je l’achèterai tout à l’heure...
SATANIA.
Non ; j’ai changé d’idée. Au lieu de m’acheter ce bouquet de violettes, vous m’achèterez l’hôtel que j’ai vu hier aux Champs-Élysées, et dont je vous ai parlé...
LA RENAUDIÈRE.
Décidez-vous ; voulez-vous le bouquet, voulez-vous l’hôtel ?
SATANIA, se levant.
Décidément, j’aime mieux l’hôtel !
LA RENAUDIÈRE.
J’achèterai l’hôtel...
On se lève, il reste à table.
HENRI, à part.
Singulière femme !...
CALISTE.
Je persiste dans mon idée. Le baron est un homme convenable... Pas beau, seulement !
SATANIA.
Venez-vous, baron ?
HENRI.
Vous partez ?
SATANIA.
Sans doute.
LA RENAUDIÈRE.
Mais je n’ai pas eu le temps de déjeuner... Un peu de madère...
Il se verse, boit, et se lève.
SATANIA.
Restez, si vous voulez...
LA RENAUDIÈRE.
Non, je pars avec vous.
À Henri bas.
Demain, Monsieur...
Deux domestiques enlèvent la table.
HENRI.
Demain...
SATANIA.
Monsieur Henri de Laterrade vous m’avez donné un déjeuner rue Blanche, je vous rendrai un souper aux Champs-Élysées. Venez demain soir chez moi. Messieurs, je vous prie de me faire l’honneur d’y venir aussi. Madame, je...
Se reprenant.
le baron de La Renaudière vous invite à venir, demain soir, pendre la crémaillère à l’hôtel qu’il m’achète aujourd’hui.
Excepté Satania et Henri les autres personnages remontent.
HENRI, bas.
Satania ?...
SATANIA.
Que me voulez-vous ?
HENRI.
Je vous aime...
SATANIA.
Bien ; mais je ne veux pas de rivale...
HENRI.
Vous reverrai-je ?...
SATANIA.
Sans doute...
HENRI.
M’aimerez-vous ?...
SATANIA.
Qui sait ; mais avant tout rompez avec tout autre amour...
HENRI, bas.
Je le jure...
SATANIA.
Ne jurez pas, et rompez. – Venez-vous, baron. – Ah ! j’oubliais... François...
FRANÇOIS, rentrant.
Madame ?...
SATANIA.
Vous avez deux fils ?...
FRANÇOIS.
Ah ! Madame sait...
SATANIA.
Deux garçons d’esprit ?...
FRANÇOIS.
L’un des deux de l’esprit, Madame. – Ce sera un excellent domestique. – Quant à l’autre...
SATANIA.
C’est un imbécile. – Baron, donnez-moi mille francs...
LA RENAUDIÈRE.
Voici mille francs...
SATANIA.
Tenez, François, voilà pour celui qui a de l’esprit.
Mouvement de tous les autres.
L’imbécile se tirera toujours d’affaire.
Rires.
Madame, Messieurs, je vous salue !...
Elle sort avec La Renaudière.
Scène VII
CHANAUBEC, FARUCHON, CALISTE, HENRI
CHANAUBEC.
Qu’en dites-vous ?...
FARUCHON.
Incroyable !...
CHANAUBEC.
Extravagant !...
CALISTE.
Une intrigante... mais le baron est un homme bien...
FARUCHON.
Très bien...
HENRI, à part.
« Je vous reverrai ? – Sans doute. – Vous m’aimerez ? – Qui sait ? »
Se levant.
Je suis trop heureux. Je vais jeter mon anneau dans la mer
CALISTE.
Où vas-tu ?
HENRI.
Prendre le chemin de fer du Havre...
CALISTE.
Pour quoi faire ?...
HENRI.
Pour aller jeter mon anneau dans la mer...
CALISTE.
Donne-le-moi plutôt. Cela t’épargnera les frais de voyage...
HENRI.
C’est juste. La mer rendit à Polycrate son anneau. Je suis sûr que toi, tu ne me rendras pas le mien...
CALISTE.
Il est fou !...
FARUCHON, qui est descendu.
Adieu Henri... Je me suis un peu occupé de cette femme... cela m’a fatigué... je vais me reposer un instant...
HENRI.
Allez-vous reposer, Faruchon...
FARUCHON.
À trois heures, j’irai un peu aux Champs-Élysées...
CALISTE.
Qu’est-ce que vous ferez, aux Champs-Elysées ?
FARUCHON.
Je me promènerai pendant cinq minutes... Après, quand la promenade m’aura éreinté, je me laisserai tomber sur une chaise... Nous sommes comme cela pas mal de jeunes gens, assis aux Champs-Élysées, qui faisons des mots sur les femmes qui passent, et que nous ennuyons beaucoup...
CHANAUBEC.
Adieu, Henri... cette femme m’a rajeuni de six mois, je vais me faire friser...
FARUCHON.
Adieu, Henri !
Ils sortent.
CALISTE.
Il est bête ce Faruchon !...
Au domestique.
Mon châle, mon chapeau.
Le domestique sort.
Scène VIII
HENRI, CALISTE
HENRI.
Caliste, je vais partir pour les Grandes-Indes...
CALISTE.
Hein ?...
HENRI.
Il est plus que probable que je ferai naufrage pendant le trajet. Si vous rencontrez quelqu’un à Paris qui me ressemble, ce ne sera pas moi... Ne parlez pas à ce quelqu’un, ce sera seulement mon ombre...
CALISTE.
Manant !...
HENRI.
Avez-vous des dettes ?...
CALISTE.
Je dois peu de chose... Dix-sept francs à mon homme d’affaires...
HENRI.
Ah !...
CALISTE.
Et quatre mille francs à mon portier...
HENRI.
Le chiffre vaut au moins la peine que vous l’appeliez concierge... C’est tout ?...
CALISTE.
C’est tout !...
François rentre.
HENRI.
Adieu Caliste, nous nous reverrons dans un demi-monde meilleur...
CALISTE.
Adieu !...
François rentre.
HENRI, à part.
Je vais tuer le baron de La Renaudière !
CALISTE.
Défie-toi !... Cette femme te mènera loin...
HENRI.
Tant mieux ! le voyage durera longtemps...
Il sort.
CALISTE, à François.
Avant deux mois, ton maître sera ruiné !...
FRANÇOIS.
Ruiné !...
HENRI, appelant du dehors.
François ?...
FRANÇOIS, sortant.
Voilà !... voilà !...
ACTE II
Une soirée chez Satania. Portes au fond, à droite et à gauche. À droite, un piano. Une causeuse à gauche. Chaises, fauteuils, etc.
Scène première
SATANIA, assise à gauche, LA RENAUDIÈRE, debout
LA RENAUDIÈRE.
Il ne tire pas mal, mais je tire mieux que lui.
SATANIA.
Vous ne l’avez pas blessé au moins ?
LA RENAUDIÈRE.
Non, je l’ai désarmé... Il m’a remercié en galant homme... Je l’aimerais beaucoup si vous ne l’aimiez pas...
SATANIA.
Oh ! vous l’aimerez malgré tout.
LA RENAUDIÈRE.
Voulez-vous me permettre de vous adresser une question ?
SATANIA.
Adressez, mon ami...
LA RENAUDIÈRE.
Quel besoin aviez-vous de vous donner tant de mal pour tourner la tête à un freluquet qui ne songeait guère à vous ?... N’y a-t-il pas là, près de vous, un homme qui vous aime ?
SATANIA.
Oh cela n’est pas sérieux !...
LA RENAUDIÈRE.
Un homme qui mérite d’être aimé... j’ai trente-deux blessures...
SATANIA.
Le chiffre est honnête.
LA RENAUDIÈRE.
La trente-troisième est au cœur... Ce sont vos yeux qui me l’ont faite,
SATANIA.
Oh ! voilà qui est joli...
LA RENAUDIÈRE.
Peut-on se moquer d’un homme aussi héroïquement criblé que je le suis !...
SATANIA.
Je ne connais qu’une femme au monde qui apprécie à sa juste valeur ce genre d’attraits...
LA RENAUDIÈRE.
Cette femme, c’est...
SATANIA.
La patrie, mon pauvre ami, une grosse femme en pierre... c’est la seule...
LA RENAUDIÈRE.
Oh !...
SATANIA.
Dites-moi... est-ce que vous pensez que mademoiselle Caliste viendra ici ?
LA RENAUDIÈRE.
Dame !... Mais, soyez tranquille... si elle vient, elle ne restera pas longtemps.
SATANIA.
Vous me le promettez ?
LA RENAUDIÈRE.
Oui.
JOSEPH.
Monsieur le comte de Laterrade !
SATANIA.
À votre rôle, baron... !
Scène II
SATANIA, LA RENAUDIÈRE, HENRI
HENRI.
Madame...
SATANIA.
Vous arrivez le premier, comte, c’est un empressement dont je vous sais gré...
HENRI.
En êtes-vous surprise, Madame... Baron ?...
LA RENAUDIÈRE.
Comte ?...
Il s’assied.
SATANIA.
Vous voilà les meilleurs amis du monde... j’en suis fort aise...
À Henri.
Avec qui étiez-vous au Bois hier ?...
HENRI.
Avec mon oncle, Madame... vous l’avez remarqué ?
SATANIA.
Oui...
HENRI.
Il vous a remarquée aussi.
SATANIA.
Quel bomme est-ce ?
HENRI.
Un véritable oncle de comédie, Madame. – Il doit me laisser sa fortune, et il veut me marier...
SATANIA.
Avec qui ?
HENRI.
Avec une cousine à moi, qui est veuve...
SATANIA.
Quel âge ?
HENRI.
Une jeune veuve...
SATANIA.
Et que dites-vous de ce mariage ?...
HENRI.
J’hésitais hier, Madame...
SATANIA, à part.
Menteur...
Haut.
Et aujourd’hui ?...
HENRI.
Aujourd’hui, je refuse...
SATANIA.
Vous connaissez cette cousine ?
HENRI.
Parfaitement...
SATANIA.
Vous l’avez vue ?...
HENRI.
Jamais, mais j’ai un talent merveilleux pour me figurer les gens que je n’ai pas vus...
SATANIA.
Ah !...
HENRI, à part.
Le baron me gêne horriblement...
SATANIA.
Et comment vous figurez-vous votre cousine ?
HENRI.
Ma cousine... une petite, grosse, ronde...
SATANIA.
Bon !...
HENRI.
La main épaisse et courte...
SATANIA.
À merveille !... Est-elle riche au moins ?...
HENRI.
Très riche il paraît...
SATANIA.
Et vous êtes décidé à ne pas l’épouser ?...
HENRI.
Il y a, m’a-t-on dit, un certain colonel qui lui fait la cour, je ne voudrais pas le désespérer. – Le colonel doit épouser la veuve, la veuve doit épouser le colonel, cela est dans l’ordre...
SATANIA.
Qu’en pensez-vous, baron ?...
LA RENAUDIÈRE, se levant brusquement.
Tout cela aura un terme...
SATANIA.
Que voulez-vous dire ?...
LA RENAUDIÈRE, se levant.
Me prend-on pour un homme sans clairvoyance ?...
SATANIA.
À qui en avez-vous ?...
LA RENAUDIÈRE.
Je prouverai que le baron de La Renaudière n’est pas un de ces quinquagénaires ridicules...
SATANIA.
Sexagénaire, baron...
LA RENAUDIÈRE.
Quinquagénaires...
SATANIA.
Sexa...
LA RENAUDIÈRE.
Quinqua, Madame, quinqua... je prendrai des mesures... des mesures promptes et énergiques.
SATANIA.
Si vous m’en croyez, vous irez faire un ou deux tours dans le jardin pour vous calmer... la promenade est une chose excellente...
LA RENAUDIÈRE.
Vous avez raison, Madame, la promenade est une chose excellente... excellente pour tout le monde... Je sais ce qu’il me reste à faire...
Scène III
SATANIA, HENRI
SATANIA.
Le baron a quelquefois des façons singulières.
HENRI.
Vous êtes bonne de l’avoir renvoyé...
SATANIA.
Ah !... Vous croyez que je l’ai renvoyé ?...
HENRI.
J’ai tort ?...
SATANIA.
Oui, car je vais le prier de revenir...
HENRI.
Oh ! Satania ! Satania !...
SATANIA.
Vous m’aimez ?
HENRI.
Comme un fou...
SATANIA.
Une preuve de cet amour ?...
HENRI.
Celle que vous voudrez...
SATANIA.
Épousez-moi...
HENRI.
Parlons du baron.
SATANIA.
Je suis sûre que c’est pour épouser votre cousine que vous refusez de m’épouser.
HENRI.
Pour cela, non.
SATANIA.
Pourquoi alors ?
HENRI.
Je n’ai jamais pu voir un maire revêtu de son écharpe sans devenir furieux.
SATANIA.
Ah !
HENRI.
Qu’est-ce que c’est que ce baron ?...
SATANIA.
Un homme qui tire bien l’épée...
HENRI.
Mauvaise !... et puis ?...
SATANIA.
Un homme qui achète pour moi des hôtels ou des bouquets de violettes, des bouquets de violettes ou des hôtels...
HENRI.
Mettez-le à la porte...
SATANIA.
Et vous m’épousez ?...
HENRI.
Et je vous achète des bouquets et des hôtels, jusqu’à ce qu’il ne me reste plus un sou.
SATANIA.
Et après ?
HENRI.
Après ?
SATANIA.
Sans doute, après ?...
HENRI.
Après... je vais conquérir un royaume quelque part et je vous le donne...
SATANIA.
Vous vous ruinerez pour moi ?
HENRI.
Je ruinerais aussi mon oncle...
Schneider entre
Scène IV
SATANIA, HENRI, SCHNEIDER
SCHNEIDER.
Grand merci !
HENRI, apercevant Schneider.
Mon oncle !...
SCHNEIDER.
Moi-même...
HENRI, à Satania.
Satania, je vous présente monsieur Schneider, mon oncle.
SCHNEIDER.
Ne m’as-tu pas dit que la vue de Madame me ferait perdre la tête... tu as eu raison de me le dire...
SATANIA.
Je vous suis très reconnaissante d’être venu chez moi, Monsieur...
SCHNEIDER.
Madame...
À Henri.
Je suis bien aise de te rencontrer, l’affaire marche de mieux en mieux...
HENRI.
Quelle affaire, mon oncle ?...
SCHNEIDER.
Ton mariage...
HENRI.
Encore !...
SCHNEIDER.
Ta cousine m’a parlé de toi... Elle t’a vu... elle ne te trouve pas trop mal...
HENRI.
Je lui en suis obligé...
SCHNEIDER.
L’air un peu gauche cependant...
HENRI.
Comment ?...
SATANIA.
Elle est difficile, votre cousine...
SCHNEIDER.
Enfin, tel que tu es, tu ne lui déplais pas, et le mariage se fera...
HENRI.
Bien.
SATANIA, à Schneider.
Voilà une chose qu’il ne faut pas dire, Monsieur.
SCHNEIDER.
Pourquoi cela, Madame...
SATANIA.
Parce que ma résolution est prise, et que c’est moi décidément que le comte épousera...
SCHNEIDER.
Vous plaisantez fort agréablement !... Madame.
SATANIA.
Je ne plaisante pas...
SCHNEIDER, à Henri.
Tu dois être fatigué de la vie de garçon. Ce mariage fait, vous vivrez en gentilhomme campagnard. Vous habiterez un château que ta cousine a à Savenay...
SATANIA, à Henri.
Nous vivrons à Paris au milieu de fêtes perpétuelles et tenant tous les deux, d’une façon splendide, la royauté du luxe et du plaisir...
SCHNEIDER.
Tu engraisseras des bœufs qui auront le prix, des moutons qui auront le prix et des verrats qui auront le prix...
SATANIA.
On jouera un jeu d’enfer chez nous, et les cours étrangères nous envieront notre cuisinier...
SCHNEIDER.
Tu inventeras une charrue perfectionnée...
SATANIA.
Il nous faudra des attelages merveilleux... nous mènerons la vie à quatre chevaux.
SCHNEIDER.
Tu jouiras de la paix des champs et de tout le calme imaginable...
HENRI.
C’est tout, mon oncle ?...
SCHNEIDER.
Oui.
HENRI, à Satania.
Vous avez dit ?...
SATANIA.
J’ai dit...
HENRI.
De ces mariages il y en a un au moins auquel je suis sûr d’échapper...
SATANIA.
Qui sait ?...
HENRI.
Hein ?...
SATANIA.
Ce que femme veut... le diable le veut. – Il ne faut défier ni la femme ni le diable. – Si votre cousine veut que vous l’épousiez, vous l’épouserez. Si je veux que vous m’épousiez, vous m’épouserez aussi.
HENRI.
Cela est fort...
SATANIA.
Cela est ainsi...
HENRI.
Permettez, la polygamie est un cas...
SATANIA.
Bah ! avec un bon avocat...
À Joseph qui entre.
Que me veut-on ?
JOSEPH.
Madame, monsieur le baron vient de donner des ordres tellement bizarres, que je n’ai pas voulu les exécuter sans vous en prévenir...
SATANIA.
Que se passe-t-il donc ?
JOSEPH.
Monsieur le baron a l’air singulièrement agité...
SATANIA.
Où est-il ?
JOSEPH.
Monsieur le baron se promenait tout à l’heure dans le jardin. – Il est maintenant, je crois, dans la chambre de Madame...
SATANIA.
Je vais voir ce que cela signifie...
Le domestique sort.
Pardonnez-moi, Messieurs...
HENRI, la suivant.
Satania !...
SATANIA, à Henri, en sortant à gauche.
C’est moi que vous épouserez...
Scène V
SCHNEIDER, HENRI
HENRI, à part.
Qu’est-ce que cela veut dire ?
SCHNEIDER.
Écoute-moi, Henri... chez tous les peuples, dans tous les temps, le mariage a été considéré comme une chose grave...
HENRI.
Qu’est-ce que vous me dites-là mon oncle ?
SCHNEIDER.
Je te fais un petit discours sur les devoirs de l’homme marié...
HENRI.
À quel propos ?...
SCHNEIDER.
À propos de ton mariage avec la cousine, parbleu !...
HENRI.
Voyons, mon oncle, il y en a un de nous deux qui est fou... Lequel ?
SCHNEIDER.
J’aime à croire que le respect ne te permet pas d’hésiter... Chez tous les peuples, dans tous les temps, le mariage a été considéré...
HENRI.
Pourdieu ! mon oncle...
SCHNEIDER.
Bravo ! j’aime ton enthousiasme !... je vais retrouver ta cou sine, et je me réjouirai avec elle du bonheur qui doit couronner votre amour...
HENRI.
Oh !...
SCHNEIDER.
Excuse-moi auprès de la maîtresse de Céans... je la reverrai, du reste... À bientôt ! Pense à ce que je t’ai dit...
Scène VI
HENRI, puis JOSEPH
HENRI.
Voyons, tout ce qui se passe ici n’est pas naturel ; mon oncle, un homme sage, me paraît avoir complètement perdu la tête... Je marche au milieu de personnages fantastiques... D’où vient cette femme qui ne ressemble à aucune femme ? d’où vient ce baron qui ne ressemble à aucun baron ?
Joseph entre portant un châle et un chapeau.
Ah !
À Joseph.
Que portes-tu là ?...
JOSEPH.
Un chapeau, Monsieur, et une pelisse...
Il les dépose sur un fauteuil.
HENRI.
Pour qui cette pelisse ?
JOSEPH.
Pour Madame...
HENRI.
Pour Satania ?...
JOSEPH.
Oui, Monsieur...
HENRI.
Quel besoin a-t-elle ?...
JOSEPH.
Madame s’enveloppera dans cette pelisse afin de ne pas avoir froid...
HENRI.
Froid ?...
JOSEPH.
Dans la voiture...
HENRI.
Dans quelle voiture ?
JOSEPH.
Dans celle que Monsieur le baron vient de faire atteler...
HENRI.
Le baron a ordonné d’atteler ?...
JOSEPH.
Oui, Monsieur.
HENRI.
Atteler... pourquoi ?
JOSEPH.
Pour enlever Madame, Monsieur ?...
HENRI.
Satania part ?
JOSEPH.
Oui Monsieur, à minuit.
HENRI.
Ah !...
JOSEPH.
Tout à l’heure, pendant que vous et vos amis souperez, Madame viendra ici... Monsieur le baron se lèvera de table et rejoindra Madame... ils descendront par l’escalier qui se trouve derrière cette porte... la voiture sera en bas...
HENRI.
Le baron n’enlèvera pas Satania, j’empêcherai bien...
JOSEPH.
Monsieur le baron se bat parfaitement.
HENRI.
Eh ! ce ne sera pas avec une épée... je veux...
JOSEPH.
Il y a dans l’hôtel douze domestiques... tous taillés comme moi, tous très forts...
HENRI.
Je suis le jouet du diable !...
JOSEPH.
La même chose est arrivée à Venise, Monsieur...
HENRI.
Qu’est-ce qui est arrivé à Venise ?...
JOSEPH.
Un jeune homme est devenu éperdument amoureux de Madame... Monsieur le baron a enlevé Madame au milieu d’un souper... le jeune bomme est devenu fou...
HENRI.
Fou !...
JOSEPH.
Oui, Monsieur, cela est aussi arrivé à Vienne...
HENRI.
À Vienne !...
JOSEPH.
Oui, Monsieur, et à Berlin !...
HENRI.
Et à Berlin !...
JOSEPH.
Oui, Monsieur... à Londres aussi et à Saint-Pétersbourg... Madame a beaucoup voyagé...
HENRI.
Oh ! ma tête !... ma tête !...
JOSEPH.
Heureux celui qu’une occupation sérieuse protège contre la fatale influence des femmes...
HENRI, à part.
Qu’est-ce que c’est que ce baron !
JOSEPH.
Suivez mon exemple, Monsieur, les femmes ne peuvent rien contre moi ; la science absorbe ma vie. Je m’occupe de phrénologie par analogie... j’étudie les facultés de l’homme sur des crânes de lapins...
HENRI, bondissant.
Qu’est-ce que c’est encore que celui-là ?...
JOSEPH.
Les études que j’ai faites, me permettent même de dire une chose à Monsieur... Madame partira à minuit... à une heure Monsieur sera fou...
HENRI.
Comment ?...
JOSEPH, près de sortir.
Fou à lier !...
Il sort à droite.
Scène VII
HENRI, seul
Je le serai certainement si tout cela continue. Satania enlevée par le baron, au moment où je l’aime, au moment où il me semblait qu’elle aussi allait... Je ne veux pas, je vais...
S’arrêtant.
Je vais me faire mettre à la porte ; ne compromettons rien, je saurai bien trouver un moyen...
UN DOMESTIQUE.
Mademoiselle Caliste... Monsieur de Chanaubec...
HENRI.
À la bonne heure... voilà le monde réel...
Scène VIII
HENRI, CHANAUBEC, CALISTE, puis FARUCHON
CHANAUBEC.
C’est vous qui nous recevez, comte... Êtes-vous déjà chez vous ici ? Cela s’appellerait ne pas perdre temps...
HENRI.
Vous avez raison ; il n’y a pas de temps à perdre...
CHANAUBEC.
Vous dites ?...
HENRI.
À minuit... Il faut que j’aie trouvé quelque chose avant minuit...
CHANAUBEC.
Avant minuit... je ne comprends pas...
Il remonte.
CALISTE, id.
Je ne vois pas le baron...
CHANAUBEC.
Je ne vois pas Satania...
HENRI, à lui-même.
Évidemment la violence ne vaut rien...
CHANAUBEC.
Que parlez-vous de violence ? Est-ce que vous voulez me chercher querelle à cause de Caliste ?
HENRI.
Parbleu non !...
CHANAUBEC.
À la bonne heure...
HENRI.
Lui parler... bon... mais pourrai-je arriver jusqu’à elle ?...
CHANAUBEC, à Caliste.
Il est fou !...
CALISTE.
Il a le bonheur maussade...
À Henri.
Comment se porte votre ombre, Monsieur ?
HENRI.
Assez bien, Madame... et la vôtre ?
CALISTE.
La mienne ne se porte pas mal, la vôtre est maigrie...
HENRI.
Onze heures et demie... et je ne trouve rien... ah !
Il se dirige vers une table et se met à écrire.
CALISTE, à Chanaubec.
Une fière rouée que cette Satania... Elle fera cent mille francs de dettes à Paris et disparaîtra.
CHANAUBEC.
Vous croyez ?
CALISTE.
J’en suis sûre... mon coiffeur m’a donné des renseignements sur elle...
CHANAUBEC.
Oh ! alors !...
CALISTE.
Par exemple, le baron est un homme bien... Est-ce qu’on ne le verra pas le baron ?
CHANAUBEC.
Je pense qu’on le verra tout à l’heure ?
HENRI.
Oh !...
CALISTE.
Qu’est-ce que c’est ?
HENRL.
Assurément c’est un moyen. – L’emploierai-je ou ne l’emploierai-je pas ?
Il se lève. Faruchon entre.
HENRI.
Faruchon !
FARUCHON.
Que me voulez-vous ?...
HENRI.
Prenez une pièce de monnaie...
FARUCHON.
Plaît-il ?
HENRI.
Mettez une pièce de monnaie dans votre main et fermez la main...
FARUCHON.
Voilà qui est fait...
HENRI.
Maintenant ouvrez main... Si c’est pile j’emploie mon moyen...
FARUCHON.
C’est face...
HENRI.
Ah !...
FARUCHON.
Vous n’employez pas votre moyen alors...
HENRI.
Il faut trois coups pour que l’épreuve soit bonne... Prenez une autre pièce de monnaie, Faruchon...
FARUCION.
C’est très fatiguant ce que vous me faites faire la...
Il prend une pièce.
Voilà...
HENRI.
Je vous remercie... Décidément mon moyen ne vaut rien...
FARUCHON, à Chanaubec et à Caliste.
Qu’est-ce qu’il a ?...
CHANAUBEC.
La tête n’y est plus...
HENRI.
Il faut trouver autre chose...
CALISTE, à Faruchon.
Nous vous avons attendu pendant une demi-heure... voyant que vous n’arriviez pas, nous sommes venus ici sans vous...
FARUCHON.
Suis-je en retard ?... je n’ai cependant pas mis plus de quatre heures à m’habiller.
CALISTE.
Ah ! le baron !...
Scène IX
HENRI, CHANAUBEC, CALISTE, FARUCHON, LA RENAUDIÈRE
LA RENAUDIÈRE.
Madame... Messieurs...
CALISTE.
Nous saluons notre hôte...
LA RENAUDIÈRE.
Je vous remercie fort d’avoir fait luire sur cette maison le soleil resplendissant de votre beauté...
CALISTE.
Baron...
LA RENAUDIÈRE.
Pardonnez-moi de m’être un peu fait attendre... Satania était souffrante...
HENRI.
Satania souffrante...
LA RENAUDIÈRE.
Rassurez-vous... cela ne sera rien... le grand air m’a remis... le grand air la remettra... vous la verrez tout à l’heure à souper...
Chanaubec et Faruchon remontent.
HENRI, à part.
Il se moque de moi ?...
LA RENAUDIÈRE, à Caliste.
Madame, je connais une jeune personne d’une rare beauté à qui je désirerais faire accepter un bracelet que j’ai remarqué chez Janisset. – Comment pensez vous que je doive m’y prendre pour cela ?...
CALISTE.
Envoyez le bracelet à la jeune personne.
FARUCHON.
Sans doute...
CHANAUBEC.
Enveloppé dans quelque chose de spirituel.
CALISTE.
Il faut ménager l’amour-propre de la jeune personne...
LA RENAUDIÈRE.
Enveloppé dans quoi ?
FARUCHON.
Enveloppé dans un billet de banque.
CHANAUBEC, à Henri.
Caliste me paraît apprécier le baron...
HENRI.
Vous dites ?...
CHANAUBEC.
Je dis que Caliste, qui a été duchesse, ne serait pas fâchée d’être un peu baronne.
HENRI, regardant tour à tour Caliste et le châle qui est resté sur le fauteuil.
Ne serait pas fâchée... oh ! quelle idée !... Pourquoi pas... ma foi ! je n’ai pas le temps de trouver mieux !
LE DOMESTIQUE.
Monsieur le baron est servi...
LA RENAUDIÈRE.
Soupons, Messieurs...
HENRI, bas.
Caliste... j’ai à vous parler ; quittez la table un instant, je vous attendrai ici !... viendrez-vous ?
CALISTE, étonnée, à part.
Hein !...
Haut.
Je viendrai...
LA RENAUDIÈRE, à Caliste.
Voulez-vous, Madame, me permettre de prendre votre bras ?...
CALISTE.
Baron...
ENSEMBLE.
Air.
Allons, à l’heure où d’ordinaire
Les bourgeois ronflent dans leur lit,
Chercher au fond de notre
Des mots étincelants d’esprit !
Scène X
HENRI, puis JOSEPH
HENRI.
Il faut que cela réussisse... et pourquoi cela ne réussirait-il pas ? Oh ! Satania !... Satania !... je ne croyais pas qu’on pût aimer une femme à ce point-là...
Joseph entre.
Que veux-tu encore, toi ?...
JOSEPH.
Je viens chercher cette pelisse et ce chapeau que j’avais oubliés...
HENRI.
Malheureux ! laisse cela ici...
JOSEPH.
Madame veut avoir son châle...
HENRI.
Laisse cela ici...
JOSEPH.
Comme il sous plaira, Monsieur, mais Monsieur a bien tort de se donner tant de mal : ce qui doit arriver arrivera.
Il sort au fond.
HENRI.
Va donc...
Joseph sort.
Que Caliste vienne maintenant, qu’elle fasse ce que j’attends d’elle... elle le fera... et alors... La voici !...
Caliste entre.
Scène XI
HENRI, CALISTE
CALISTE.
Qu’avez-vous à me dire... Est-ce que vous avez de jouer le IVe acte de la Dame au Camélia, et de me couvrir de honte et d’or ?
HENRI.
Non !...
CALISTE.
Tant pis !
HENRI.
On ne nous écoute pas ?...
CALISTE.
Non... Ils ont bu... ils boivent...
HENRI.
Je me suis mal conduit avec vous.
CALISTE.
C’est pour me dire cela que vous m’avez fait venir ?...
HENRI.
J’étais fou, Caliste.
CALISTE.
Combien de personnes ont-elles échappé au naufrage ?...
HENRI.
À quel naufrage ?
CALISTE.
À celui dans lequel vous avez péri en allant aux Grandes Indes...
HENRI.
Vous n’êtes pas généreuse...
CALISTE.
C’est à votre ombre que je parle, n’est-ce pas quoi peut avoir besoin une ombre ?... de prières ?... j’en ferai dire pour vous.
HENRI.
Caliste !...
CALISTE.
Allons, allons... Salaria vous a mis à la porte ?...
HENRI.
Satania... elle quitte Paris...
CALISTE.
Hein ?...
HENRI.
Oui, tout à l’heure. Enveloppée dans cette pelisse, ce voile sur les yeux, à minuit elle sera ici... Le baron viendra la retrouver ; ils monteront immédiatement en voiture...
CALISTE.
Singulier départ !...
HENRI.
Satania l’a exigé...
CALISTE.
Quel motif ?...
HENRI.
Elle avait peur...
CALISTE...
Peur ?... Ah ! oui !... Elle craignait qu’on ne lui enlevât le baron peut-être ?...
HENRI.
Justement... elle tient à ce baron...
CALISTE.
Un homme bien !
HENRI.
Un homme riche au moins...
CALISTE.
Très riche ?
HENRI.
Fabuleusement riche !... Quand il s’habille, il porte cent mille francs à chacune de ses manchettes, un million au nœud de sa cravate...
CALISTE.
Un million !... Et à minuit, dites-vous, ce voile sur les yeux, enveloppée dans cette pelisse.
HENRI.
À minuit... ah !...
CALISTE, à part.
Ah ! si je pouvais !
HENRI.
J’ai envie de passer quelque temps seul avec vous dans une cabane au milieu d’une forêt... Il faut me pardonner, Ca liste !...
CALISTE.
Vous pardonner... le méritez-vous ?... Certainement cette cabane au milieu d’une forêt. Mais... tenez... allez boire un peu de bordeaux, en attendant que j’aie pris une décision, j’ai besoin de réfléchir.
HENRI.
Réfléchis, Caliste.
CALISTE.
Au souper on a remarque votre absence.
HENRI, à part.
Ça va bien !
Haut.
J’y vais... Réfléchis, Caliste, et pardonne.
Scène XII
CALISTE, seule
Ah ! ma foi ! tant pis !... Certainement je ne suis pas femme à enlever le baron à Satania...
Mettant le chapeau et le châle.
Mais si j’essaie ce chapeau, si je mets cette pelisse, quel reproche aura-t-on à m’adresser ?... Si maintenant le baron vient et qu’il ne prenne pour une autre, la faute en sera-t-elle à moi ?... je n’aurai rien fait que de très innocent...
La Renaudière entre.
Oh ! le baron !...
Elle laisse tomber son voile.
Scène XIII
CALISTE, LA RENAUDIÈRE, qui entre
LA RENAUDIÈRE, à part.
Je ne serais pas fâché de savoir ce que monsieur de Laterrade a pu dire à Caliste... Tiens ! c’est elle.
CALISTE, à part.
Il ne me reconnait pas.
LA RENAUDIÈRE, à part.
Que fait-elle là ?...
CALISTE, haut.
Vous voyez que je suis exacte, baron...
LA RENAUDIÈRE.
Vous êtes exacte ?...
CALISTE.
Il est minuit.
LA RENAUDIÈRE.
Minuit dix...
À part.
Je ne comprends pas du tout...
CALISTE.
Partons...
LA RENAUDIÈRE.
Vous dites ?
CALISTE.
La voiture n’est-elle pas en bas ?
LA RENAUDIÈRE.
Si fait...
À part.
Comment sait-elle ?
CALISTE, prenant le bras de La Renaudière.
Parlons vite, alors...
Elle quitte le bras et remonte, regardant au fond.
LA RENAUDIÈRE, à part.
Elle m’enlève... de comprends de moins en moins, mais à quoi bon comprendre ? Je voulais l’emmener... c’est elle qui m’emmène... À merveille !
CALISTE.
Je vous aurais fait enlever de force, baron, si vous n’éliez pas venu...
LA RENAUDIÈRE.
Diable !
CALISTE, à part.
Allons, j’ai bien joué mon rôle.
Ils sortent à droite.
Scène XIV
HENRI, puis SATANIA
HENRI.
Partis ! partis ensemble... Niais !... il ne s’est aperçu de rien... il n’a pas vu... triple niais !... La voiture s’éloigne...
Appelant à demi-voix.
Oh !...Satania ! Satania !...
SATANIA, entrant.
Que se passe-t-il donc ?
HENRI.
Le baron est parti...
SATANIA.
Sans moi ?...
HENRI.
Parti avec une autre.
SATANIA, étonnée.
Avec une autre...
HENRI.
Croyant vous emmener.
SATANIA, riant.
Vous êtes un homme habile.
HENRI.
Je suis un homme très amoureux.
SATANIA.
Je suis sûre que vous vous êtes donné beaucoup de mal pour arriver à ce beau résultat... Vous ayez eu bien tort.
HENRI.
Tort, pourquoi ?
SATANIA.
Parce que je n’ai jamais songé à partir avec le baron... parce que le baron... parce que le baron n’a jamais songé à partir avec moi...
HENRI.
Hein !... cette pelisse, ce chapeau... ce que m’a dit ce domestique...
SATANIA.
Ce domestique a dit ce qu’on lui avait ordonné de dire.
HENRI.
Mais, le motif, le but de cette comédie ?
SATANIA.
Vous dites que vous n’aimez, vous parvenez à être un instant seul avec moi, et vous passez le temps à me demander des explications...
HENRI.
Vous vous moquez de moi, Satania, vous avez raison... je suis fou... je ne sais...
SATANIA, jouant et chantant.
Savez-vous pourquoi Frantz Keller est fou ?...
HENRI.
Que chantez-vous-là.
SATANIA.
Une ballade... Le diable a pris les traits d’une jeune femme un jeune homme l’a vu... et... Aimez-vous les ballades ?
HENRI.
Beaucoup, quand vous les chantez.
SATANIA.
Je chante, alors.
Air nouveau (Mangeant).
Frantz la rencontra dans la forêt sombre.
Ses yeux étaient noirs et brillaient dans l’ombre
Plus que le diamant qu’elle avait au cou.
Frantz avait vingt ans, la fille était belle,
Il lui parla bas...
Non, répondit-elle...
Savez-vous pourquoi Frantz Keller est fou.
HENRI.
C’est mon histoire que vous me racontez là ?
SATANIA.
Croyez-vous, il s’agissait de vous faire perdre la tête, le diable aurait besoin de se déranger ?
HENRI.
Mon Dieu, Satania, que vous êtes jolie !...
SATANIA.
Embrassez-moi, si je suis jolie...
HENRI, allant à elle.
Certes, je le veux bien...
SATANIA, s’échappant.
Bon !... mais moi je ne le veux plus.
HENRI.
Oh ! que vous vouliez ou que vous ne vouliez pas...
SATANIA, à l’un des bouts de la causeuse.
Eh bien !... si vous tenez à m’embrasser, dites une chose.
HENRI.
Que faut-il dire ?
SATANIA.
Dites, je vous épouserai...
HENRI.
Au lieu de ces trois mois... deux chevaux et une calèche...
SATANIA.
Gardez la calèche... gardez les chevaux el dites les trois mots...
HENRI.
Il y a longtemps que vous connaissez le baron ?
SATANIA.
Il ne s’agit pas d’un engagement à prendre... il ne s’agit que de paroles à prononcer...
HENRI.
Je vous ai demandé si vous connaissiez le baron, depuis longtemps ?...
SATANIA.
Je ne vous demande pas de le penser, je vous demande de le dire...
HENRI.
Un écrin au lieu des trois mots...
SATANIA.
Ah !...
HENRI.
Satania !...
SATANIA.
Les trois mots ?...
HENRI.
Ma belle Satania !...
SATANIA.
Les trois mois !...
HENRI.
Quelle opinion auriez-vous de moi si je n’avais pas la force de vous résister ?
SATANIA.
Résistez-moi donc...
HENRI.
Il est bien convenu que cela n’est pas un engagement ?...
SATANIA.
Ne l’ai-je pas dit ?
HENRI.
Personne ne nous entend ?
SATANIA.
Je me plais à le croire... Eh bien ?...
HENRI.
Je vous... il y a trois mots, je vous embrasserai trois fois...
SATANIA.
Je ne compte pas avec vous...
HENRI.
Je... vous... épouserai !...
SATANIA.
Le ciel me préserve de me laisser embrasser par un homme qui n’a pas de volonté... et qui dit une chose en me la pensant pas.
HENRI.
Oh !
SATANIA.
Un marché de dupe que j’aurais fait là !...
HENRI.
J’ai dit les trois mois !...
SATANIA.
Tenez... sérieusement j’aurais mieux fait de partir avec le baron, et vous auriez bien fait, vous, de vous opposer à ce départ.
HENRI.
Comment ?...
SATANIA.
Je m’étais trompée, comte, j’avais cru que nous pouvions nous convenir, mais je vois bien que cela est impossible...
HENRI.
Impossible !...
SATANIA.
Tout à fait impossible... vos habitudes ne sont pas les miennes... jamais, quoi que je fasse, je ne m’accoutumerai à un certain langage.
Mouvement d’Henri.
HENRI.
Quel ton ai-je pris, quelle parole ai-je dite qui vous ai déplu ?...
SATANIA.
Trouverez-vous bien convenable de proposer à une femme des chevaux, une voiture, un écrin ?... donner ces choses-là, passe encore... mais les promettre...
HENRI.
Pardonnez-moi...
SATANIA.
Je ne vous fait pas de reproche ; vous parlez comme on parle dans votre monde, mais votre monde n’est pas le mien...
HENRI.
Quel est donc voire monde ?...
SATANIA.
Un monde dans lequel on, ne fait pas sonner sa fortune, parce qu’on ne sait pas ce que c’est que ne pas être riche.
HENRI.
Diable !...
SATANIA.
Un monde où l’on s’aime plus que dans le vôtre, où l’on se trompe presque autant, mais où l’on s’aime, où l’on se trompe avec infiniment plus d’esprit et de goût...
HENRI.
Et ce monde, c’est...
Scène XV
HENRI, SATANIA, CHANAUBEC, puis FARUCHON
CHANAUBEC, toussant.
Hum ! hum !...
HENRI.
Le diable t’emporte, celui-là !
CHANAUBEC.
Hum ! hum !...ce Faruchon n’en fait jamais d’autres. Hum ! hum !
HENRI.
Qu’a-t-il fait ?
CHANAUBEC.
Il a jeté au milieu de la table un paquet d’allumettes, après y avoir mis le feu... Hum ! hum !...
SATANIA, à Henri.
Voilà l’esprit de votre monde.
HENRI.
Au diable !...
FARUCHON, entrant, cherchant et furetant.
Mon Dieu, mon Dieu ! que le monde éclairé rende l’honneur au forçat libéré !...
HENRI.
À l’autre, maintenant !
SATANIA.
Mais sont-ils ivres !...
FARUCHON.
Où diable est-elle ?...
CHANAUBEC.
Que cherches-tu ?
FARUCHON.
Je cherche Caliste.
HENRI.
Caliste !...
FARUCHON.
Oui... elle a disparu... je la cherche... Eh ! la voici !... Tiens : non, c’est Satania !
SATANIA, à part.
J’ai peur !
FARUCHON, à Satania.
Je suis bien aise de vous trouver pour vous dire !
HENRI.
Retournez souper, Faruchon...
CHANAUBEC, à Satania.
Il ne faut pas en vouloir à Faruchon... il boit peu au commencement du souper... mais, il n’a pas plus tôt vide trois bouteilles qu’il commence à boire pas mal !...
SATANIA, à part.
Oh ! quelle leçon !
FARUCHON.
Eh ! Satania !... eh ! nous allons bien rire !...
CHANAUBEC.
Nous allons beaucoup nous amuser !... Je vais sous dire le récit de Théramène à l’envers... c’est très drôle !
HENRI.
Allez-vous-en, Chanaubec...
FARUGHON.
Mon Dieu, mon Dieu ! que de le monde éclairés
Rende l’honneur au forçat libéré !
HENRI, impatienté.
Ah !...
Il jette Faruchon sur une chaise du fond.
CHANAUBEC, à Henri.
Joue-nous une valse... j’aime beaucoup mettre les amants au, piano...
À Satania.
Toi, viens danser !...
SATANIA, effrayée.
Oh !...
CHANAUBEC.
Allons, viens !...
Il fait un pas vers elle. Henri Chanaubec... Schneider entre par la gauche.
Scène XVI
HENRI, SATANIA, CHANAUBEC, FARUCHON, SCHNEIDER
SATANIA, se jetant dans les bras de Schneider.
Ah ! mon oncle !...
HENRI.
Son oncle !...
Chanaubec et Faruchon disparaissent sans être aperçus.
SATANIA.
Dans quelle situation vous m’avez mise !...
SCHNEIDER.
Que s’est-il donc passé ?...
SATANIA.
Je ne me sens plus la force de jouer un rôle...
HENRI.
Un rôle !...
SATANIA.
Un rôle très dangereux et qui m’eût effrayée si j’avais pu le connaître !
HENRI.
Triple sot que j’étais !... Ah ! ma cousine ! ma vie tout entière suffira-t-elle pour me rendre digne d’un pardon...
SCHNEIDER.
Que tu ne mérites pas !
SATANIA.
Nous ferons bien d’être indulgent ! l’un pour l’autre, car, assurément, le plus sage des deux ne l’est guère...
HENRI.
Mais, comment se fait-il ?
SATANIA.
Votre oncle tenait à ce mariages pour être aimée de vous, il m’a bien fallu imiter les femmes que vous aimiez... certes, si cela était à refaire...
SCHNEIDER.
Bah !... battre le vice avec ses propres armes, c’est beau pour la vertu.
HENRI.
Vous aimerai-je jamais autant que vous méritez d’être aimée !
SCHNEIDER, à Henri.
Voilà une phrase que l’on a eu de la peine à le faire dire.
Henri baise la main de Satania.
Scène XVII
HENRI, SATANIA, SCHNEIDER, LA RENAUDIÈRE, CHANAUBEC, FARUCHON
LA RENAUDIÈRE.
Que vois-je !...
SCHNEIDER, à La Renaudière.
Vous vous consolerez... mon pauvre ami !
SATANIA.
Mon cousin, je vous présente le colonel Tonnelier, le meilleur de nos amis...
HENRI.
Colonel !...
LA RENAUDIÈRE.
Vous épousez... après tout cela vous convient mieux qu’à moi... je montrerai l’escrime à vos enfants...
SCHNEIDER, à Satania.
Allons, venez-vous, comtesse ?
HENRI.
Vous partez ?
SCHNEIDER.
Pour Savenay !... tu nous y rejoindras !...
SATANIA, prenant le bras d’Henri.
Il était écrit que je serais enlevée cette nuit !
CHŒUR FINAL.
Air de table du premier acte.
Adieu, lansquenet et champagne,
Bals et concerts !
Allons } contempler la campagne,
Allez }
Les arbres verts !