Les Ruses d’amour (Philippe POISSON)

Comédie en trois actes et en vers.

Représentée pour la première fois, le 30 avril 1736.

 

Personnages

 

MONSIEUR DORIMON

ISABELLE, fille de Monsieur Dorimon

MONSIEUR ZÉRO, Gendre futur de Monsieur Dorimon

CLITANDRE, Amant d’Isabelle

LISETTE, Suivante d’Isabelle

FRONTIN, Valet de Clitandre

LAQUAIS

 

La Scène est dans un Jardin de la Maison de Monsieur Dorimon.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

CLITANDRE, FRONTIN

 

CLITANDRE.

Comment me trouves-tu ? Suis-je bien déguisé ?

FRONTIN.

Pas mal : mais on remarque en vous un air aisé,

Un certain air de Cour, qui me paraît contraire

Au rôle, qu’en ces lieux vous projetez de faire.

Vous ne pourrez, malgré tout ce déguisement,

Bien cacher à-la-fois, et l’Amour et l’Amant.

C’est dans votre dessein pour vous un avantage,

Qu’on ne connaisse point ici votre visage.

Mais croyez-vous, Monsieur, vous contraindre si bien,

Que de votre artifice on ne soupçonne rien ?

CLITANDRE.

Ne t’embarrasse point, ce sera mon affaire.

Isabelle est aimable ; elle a trop su me plaire ;

Et je veux, d’un Rival, quelque soit son pouvoir,

Détruire dans ce jour et l’amour et l’espoir.

On dit qu’il tranche ici de l’homme d’importance ;

Que sur l’esprit du père il a quelque puissance :

Mais, je sais que la fille a, pour cette union,

Dans le fond de son cœur beaucoup d’aversion.

FRONTIN.

Quoi ! seriez-vous déjà connu de cette belle ?

CLITANDRE.

Non : mais tout mon espoir est d’être connu d’elle.

FRONTIN.

Quel est le personnage, avec cet habit noir,

Que vous allez jouer ? Et...

CLITANDRE.

Tu vas le savoir.

Sous ce déguisement, que l’amour me suggère,

Je vais tromper les yeux de la fille et du père ;

Je vais voir Isabelle, et goûter la douceur

De donner quelque essor à ma trop vive ardeur.

Apprends que Dorimon, père de cette belle,

Aime sa fille autant qu’il peut être aimé d’elle,

Et qu’il met tous ses soins, et son attention,

À perfectionner son éducation.

J’ai donc su de quelqu’un à qui mon cœur se fie,

Qu’il veut la faire instruire en la Géographie.

Comme j’en sais assez pour leur en imposer,

Pour Géographe, ici, je vais me proposer :

Et, sans être connu de son père ni d’elle...

FRONTIN.

Vous allez faire voir du pays à la belle.

CLITANDRE.

Elle est sage, bien née ; et le but de mes vœux

Est de faire éclater de légitimes feux.

FRONTIN.

Vous êtes né, Monsieur, d’une noble famille.

Quelque mérite enfin, qui soit dans cette fille,

Je connais vos parents ; et je vais parier...

CLITANDRE.

Tu crois que l’épousant, c’est me mésallier ?

FRONTIN.

Et vraiment oui, Monsieur.

CLITANDRE.

Quelle erreur est la tienne ?

Il suffit de l’honneur de quelque sang qu’il vienne.

Prise-t-on la noblesse où la vertu n’est pas ?

Ce sont les sentiments dont toujours on fait cas ;

Et dans de pareils choix, quoi qu’on dise et qu’on pense,

L’honneur et la vertu tiennent lieu de naissance.

FRONTIN.

Cet amour va vous faire aller un si grand train,

Que de vos fonds bientôt vous trouverez la fin.

Je prévois que pour faire et l’amour et la guerre,

Il faudra bientôt vendre encore quelque Terre ;

Et de tous vos pareils, avant six mois passés,

Je vous garantis être un des plus avancés.

Vous serez quelque jour des plus riches, peut-être ;

Mais, c’est présentement qu’il faudrait le paraître ;

Et, quoique vous soyez jeune, bien fait, galant,

Il est fâcheux d’avoir un Rival opulent.

CLITANDRE.

Je mets tout mon espoir en l’aimable Isabelle,

Et ne vois rien ici de redoutable qu’elle.

Mais je voudrais, avant que de paraître ici,

Être sur Dorimon un peu plus éclairci.

Toi, de qui je connais l’esprit, la gentillesse...

FRONTIN.

Quand on est amoureux, qu’on a de politesse !

CLITANDRE.

Tu peux facilement t’introduire en ces lieux.

Et, sous quelque prétexte adroit, ingénieux,

Chez le Sieur Dorimon savoir ce qui se passe,

Et connaître...

FRONTIN.

Il n’est rien que pour vous je ne fasse.

Il me vient une idée... Allons, votre portrait,

Donnez-le : il me le faut, il aura son effet.

De toute chose ici je prendrai connaissance,

Et vous pourrez agir avec plus d’assurance.

CLITANDRE.

Mais, que je sache, au moins...

FRONTIN.

Vous voulez être instruit :

Vous le serez, Monsieur ; mais j’entends quelque bruit.

C’est quelqu’un du logis, du moins il me le semble :

Sortez ; il ne faut pas que l’on nous voie ensemble...

C’est la fille. Écoutons : sachons l’air du Bureau.

 

 

Scène II

 

ISABELLE, LISETTE, FRONTIN, à l’écart

 

LISETTE.

Pendant que votre père et son Monsieur Zéro

S’entretiennent d’affaire, il faut parler des vôtres :

Je m’en occupe plus que de celles des autres.

FRONTIN, à part.

Elle est jaseuse ; bon.

LISETTE.

Sur ce futur époux,

Parlons sincèrement, dites, que pensez-vous ?

ISABELLE.

S’il faut t’ouvrir mon cœur, et qu’en toi je me fie,

Je pense que mon père ici me sacrifie.

LISETTE.

Et je pense de même. Ah ! faut-il que le bien

Aveugle un homme au point de faire un tel lien ?

Non, cela ne se peut ; et Monsieur votre père

Y pensera deux fois.

ISABELLE.

Lisette, je l’espère.

Qu’il me laisse plutôt retourner au Couvent.

LISETTE, à part.

Elle me fait pleurer.

FRONTIN, à part.

Et moi ! La pauvre enfant !

LISETTE.

Votre père pour vous a beaucoup de tendresse ;

À prévenir vos goûts on voit qu’il s’intéresse ;

Il cherche à vous donner divers amusements :

Mais ce sont, il est vrai, de faibles passe-temps

Quand le cœur dans le fond n’a pas ce qu’il souhaite.

De ce Monsieur Zéro je suis peu satisfaite.

Le brutal petit homme ! il a beaucoup de bien :

D’accord ; mais, hors cela, Monsieur Zéro n’est rien

ISABELLE.

Tais-toi, je vois quelqu’un.

FRONTIN, se montrant.

À la fin je respire ;

Le voilà retrouvé.

LISETTE.

Quoi ! Que voulez-vous dire ?

FRONTIN.

Ce bijou, que mon Maître hier laissa tomber ;

Et, comme il n’est pas bon de lui rien dérober,

Je vais lui reporter en toute diligence.

Le voilà retrouvé : quelle réjouissance !

LISETTE.

Voyons donc ce que c’est.

FRONTIN.

C’est un bijou de prix.

LISETTE.

Oui, vraiment ; les brillants en sont des plus jolis.

ISABELLE.

Ce qui m’en plairait plus, ce serait la peinture.

LISETTE.

Voilà, je vous l’avoue, une aimable figure.

À Frontin.

Tenez.

ISABELLE.

Lisette, attends, que je le voie encor.

FRONTIN, à part.

Fort bien.

LISETTE.

Eh bien ! il est enchâssé dans de l’or.

ISABELLE.

Ce n’est pas tout-à-fait cela que j’examine.

FRONTIN.

Vous voyez-là mon Maître, et c’est toute sa mine.

LISETTE.

Et quel est-il ton Maître ?

FRONTIN.

Il est, en bonne foi,

Un Capitaine en pied du Régiment du Roi :

Il s’appelle Clitandre ; il est bien fait, aimable...

Mais je m’amuse trop ici, de par le Diable.

Il m’attend, pour aller tantôt à l’Opéra.

Mesdames, serviteur.

 

 

Scène III

 

ISABELLE, LISETTE

 

LISETTE.

À quoi songez-vous là ?

ISABELLE.

Que c’est pour ce garçon une heureuse aventure,

D’avoir su retrouver ici cette peinture.

LISETTE.

Si votre père donc absolument voulait

Vous donner cet époux, je lui dirais tout net :

« Mon père, je suis jeune, et puis encore attendre ;

« Vous m’offrez un parti qui me répugne à prendre...

ISABELLE, sans écouter Lisette.

Un Peintre ne rend pas toujours la vérité.

LISETTE.

Eh ! comment ?

ISABELLE.

Le portrait pourrait être flatté.

LISETTE.

Oh ! vous parler encor, ce serait être dupe.

Je vois que, tout de bon, ce portrait vous occupe.

ISABELLE.

Ah ! si je ne t’ai pas donné d’attention,

Tu dois me pardonner cette distraction,

Lisette ; ce n’est pas sur rien qu’elle est fondée.

LISETTE.

Sachons donc ce qui peut occuper votre idée.

ISABELLE.

C’est, je te l’avouerai, que depuis quelques jours,

Il vient certain jeune homme assez souvent au Cours,

Qui ne cesse jamais d’avoir sur moi la vue :

J’ignore, si de lui je puis être connue ;

Mais c’est, puisqu’il te faut ici tout déclarer,

Le jeune homme au portrait qu’on vient de nous montrer.

LISETTE.

Ah ! ah ! ceci pourrait mériter qu’on y pense.

Oui, la réflexion me semble d’importance.

Ce valet pourrait bien avoir eu son dessein.

Il va dire à son maître (et le trait serait fin)

Que vous avez tenu dans vos mains sa peinture.

ISABELLE.

Eh bien !

LISETTE.

Que vous avez approuvé sa figure.

ISABELLE.

Eh ! bien, Lisette ?

LISETTE.

Mais non : ce valet pourrait

N’avoir point eu dessein de montrer ce portrait ;

Et c’est par pur hasard que la chose s’est faite.

ISABELLE.

Mais tu pensais peut-être assez juste, Lisette.

LISETTE.

Ceci vous intéresse, à ce qu’il me paraît.

ISABELLE.

Et sur quoi juges-tu que j’y prenne intérêt ?

LISETTE.

Sur votre rêverie, et votre impatience.

Voilà comme l’amour dans un cœur prend naissance.

ISABELLE.

Ah ! que dis-tu, Lisette ?

LISETTE.

Et je vois à présent,

Qu’il serait bien fâcheux de rentrer au couvent...

Mais votre père vient.

ISABELLE.

Que mon âme est émue ;

Quelques moments encore, ôtons nous de sa vue.

LISETTE.

Monsieur Zéro le suit ; on ne peut faire un pas,

Sans avoir aussitôt cet homme sur les bras.

 

 

Scène IV

 

MONSIEUR DORIMON, MONSIEUR ZÉRO

 

MONSIEUR DORIMON.

Je ne suis point du tout de votre avis, mon gendre ;

Et tout ce qu’une fille, en un mot, peut apprendre,

Soit danse, clavecin, musique, ct cætera,

Ajoute un nouveau lustre au mérite qu’elle a.

De ces divers talents ma fille étant ornée,

Ne serez-vous pas aise, après votre hyménée,

De rassembler chez vous, gens en musique experts,

Et d’avoir quelquefois des danses, des concerts ?

MONSIEUR ZÉRO.

À vous dire le vrai, je n’en serais pas aise.

MONSIEUR DORIMON.

Il faut bien qu’elle apprenne...

MONSIEUR ZÉRO.

Eh ! beau-père, fadaise,

Tout ces maîtres enfin que vous voulez qu’elle ait,

Me sont tous gens suspects, à vous en parler net.

Pour être unie à moi, quel besoin qu’Isabelle

Sache jouer ici de l’orgue, ou de la vielle,

Fredonner de la voix, ou des pieds tricoter ?

Il suffit, qu’à mon col elle sache sauter ;

Et c’est uniquement, si je suis votre gendre,

Ce que moi, son époux, lui prétends seul apprendre.

MONSIEUR DORIMON.

Quand vous l’aurez pour femme, aussitôt vous pourrez

Faire d’elle, Monsieur, tout ce que vous voudrez :

Mais tant qu’elle sera sous mon obéissance,

Souffrez que j’en dispose avec pleine licence.

Pour la déterminer en faveur de ce choix,

Nous sommes convenus d’attendre quelques mois :

Vous savez qu’elle m’a demandé cette grâce.

Dites, pendant ce temps, que faut-il qu’elle fasse ?

On ne peut pas toujours être dans l’entretien.

À quoi voulez-vous donc qu’elle s’applique ?

MONSIEUR ZÉRO.

À rien.

MONSIEUR DORIMON.

Il faut bien qu’une fille apprenne quelque chose :

Soit la géographie, ou la métamorphose.

Son éducation doit seule m’attacher ;

Je ne veux pas qu’elle ait rien à me reprocher.

Ni qu’elle tombe un jour, faute de connaissance,

Dans les pièges qu’on tend toujours à l’ignorance.

C’est mon intention, et vous y souscrirez ;

A toutes ses leçons, vous-même vous serez.

MONSIEUR ZÉRO.

De quoi lui servira, dites moi, je vous prie,

Qu’elle sache la fable ou la géographie ?

Le seul soin d’une femme est de s’appliquer bien

A remplir les devoirs du conjugal lien.

Point de livres surtout. De quelqu’en soit l’espèce,

Ils corrompent toujours l’esprit de la jeunesse.

De mon père je tiens, et lui le tient du sien,

Que hors savoir bien vivre, il faut ne savoir rien.

Aussi n’ai-je chez moi, ni Caton, ni Sénèque.

Le Cuisinier François fait ma bibliothèque.

MONSIEUR DORIMON.

Mon gendre, on le voit bien. Finissons en deux mots ;

Et, sans pousser plus loin d’inutiles propos,

Voulez-vous que je fasse avec vous alliance ?

MONSIEUR ZÉRO.

Parbleu ! si je le veux, mais vous rêvez, je pense !

MONSIEUR DORIMON.

Il faut vous conformer à tous mes sentiments ;

Ne point trouver mauvais les doux amusements,

Qu’en père qui soutient et chérit sa famille,

Je prétends désormais procurer à ma fille :

Sans cela, marché nul.

MONSIEUR ZÉRO.

Qu’il faut avoir, morbleu !

Pour vous de complaisance ! aussi je fais bien vœu,

Que dès le lendemain de notre mariage...

Allons, je ne veux pas en dire davantage.

MONSIEUR DORIMON.

Eh quoi ! vous murmurez ? vous avez, entre nous,

Soit dit, sans vous fâcher, tout l’air d’être jaloux.

MONSIEUR ZÉRO.

Point du tout. Il est vrai que je hais le grand monde :

Dès que j’en vois ici, je suis bourru, je gronde ;

Pour peu qu’à votre fille on parle un seul instant,

Cette mauvaise humeur ne va qu’en augmentant.

Je déteste, je crie et jure comme un diable.

À cela près, je suis homme assez sociable...

Mais voici votre fille.

 

 

Scène V

 

MONSIEUR DORIMOND, MONSIEUR ZÉRO, ISABELLE, LISETTE

 

MONSIEUR ZÉRO.

Eh bien ! charmant objet,

Comme, sans me vanter, je suis un bon sujet,

Quand direz-vous un oui, qui me fait tant attendre ?

De votre bouche, un jour, je voudrais bien l’entendre.

Il est assez plaisant qu’il ne faille qu’un mot

Pour rendre un homme heureux !

LISETTE, à part.

Ou bien pour faire un sot.

MONSIEUR ZÉRO.

C’est, à vous dire vrai, ce que de vous j’espère.

ISABELLE.

Je venais vous prier de trouve, bon, mon père,

Qu’aujourd’hui nous allions au nouvel opéra.

MONSIEUR ZÉRO.

Elle répond fort juste à ce que je dis là.

MONSIEUR DORIMON.

Je le veux bien, allez.

MONSIEUR ZÉRO.

Quelle bizarre envie !

ISABELLE.

Vous y viendrez, Monsieur ?

MONSIEUR ZÉRO.

Non ; l’opéra m’ennuie.

N’est-il pas, dites-moi, d’autres amusements ?

Et ne pouvez-vous mieux employer vos moments ?

LISETTE.

Il aime mieux aller à quelque comédie,

Italienne, ou bien...

MONSIEUR ZÉRO.

Écoutez l’étourdie !

Il convient bien d’aller à ces spectacles-là.

MONSIEUR DORIMON.

Moi, je les aime fort : et quand ma fille y va,

Je ne la trouve point en cela condamnable.

LISETTE.

Ils sont toujours remplis d’une morale aimable ;

Ce qu’on y représente est souvent merveilleux :

On y peint des amants les traits ingénieux ;

Et, soit dans une intrigue, ou dans un caractère,

Chacun y peut trouver de quoi se satisfaire.

On y voit des maris fâcheux ou complaisants,

Des grondeurs, des jaloux, des sots, des médisants,

Des pères aveuglés, des gendres ridicules.

On peut se divertir de cela sans scrupules.

MONSIEUR DORIMON.

De votre sentiment nous n’avons pas besoin.

MONSIEUR ZÉRO.

Oui, servir et vous taire est votre unique soin.

Que demande cet homme ?

 

 

Scène VI

 

MONSIEUR DORIMON, MONSIEUR ZÉRO, ISABELLE, LISETTE, CLITANDRE

 

ISABELLE, bas à Lisette.

Ah ! regarde, Lisette.

LISETTE.

Ah ! ah ! c’est du portrait la figure complète.

ISABELLE, à part.

C’est lui-même.

CLITANDRE.

Sachant qu’à Messieurs vos enfants

Vous voulez ajouter le savoir aux talents...

LISETTE.

Écoutons ce début.

CLITANDRE.

Et ne passant ma vie

Qu’à professer l’histoire et la géographie...

MONSIEUR DORIMON

Ah ! Monsieur, serviteur. Approchez, s’il vous plaît.

LISETTE.

On se sert d’un prétexte, à ce qu’il me paraît.

MONSIEUR ZÉRO.

Ce maître Professeur est bien jeune, beau-père.

MONSIEUR DORIMON.

À ma fille, Monsieur, vous serez nécessaire :

Elle est encor novice, et ne sait, franchement,

Que ce qu’on a voulu lui montrer au Couvent.

CLITANDRE.

Une telle écolière a, je vous le confesse,

Tout ce qu’il faut pour être en peu de temps maîtresse :

Et, s’il m’était permis d’examiner ses yeux,

Des dispositions je pourrais juger mieux.

MONSIEUR ZÉRO.

Quel besoin avez-vous de ses yeux, je vous prie ?

CLITANDRE.

C’est que je suis savant dans la Chiromancie.

Par le secours des yeux, par les lignes des mains,

Je puis le disputer aux plus fameux devins ;

Et si Mademoiselle a, de cette science,

Quelque désir d’avoir un peu de connaissance...

MONSIEUR ZÉRO.

Isabelle n’a pas besoin de tout cela.

LISETTE.

Ah ! Monsieur, dites-nous quel époux elle aura.

CLITANDRE.

Volontiers Mais il faut que je m’approche d’elle.

L’époux que pourrait bien avoir Mademoiselle,

N’est pas loin de ces lieux... (permettez que mon cœur

Vous déclare en secret l’excès de son ardeur.)

Mais elle n’ose encor... (Toute mon espérance.

Est de vous posséder.) répondre à son instance...

(Si cet aveu vous plaît, un regard seulement.)

Cela pourra venir... (ah ! me voilà content.)

MONSIEUR DORIMON.

Il rencontre fort juste ; à cela rien ne manque.

Cet homme est savant.

MONSIEUR ZÉRO.

Bon ! c’est hasard à la blanque.

LISETTE, à Isabelle.

Je me garderai bien de le dire tout haut ;

Voilà, sans contredit, le Maître qu’il vous faut.

CLITANDRE.

Mes soins ne seront pas, je l’espère, inutiles.

Les premières leçons d’abord sont difficiles ;

On craint de se livrer à trop d’attention...

Mais par la suite, avec de l’inclination

Pour... l’étude...

MONSIEUR DORIMON.

Il est vrai qu’il faut aimer l’étude.

CLITANDRE.

Oui, c’est bien dit, l’aimer.

MONSIEUR DORIMON.

S’en faire une habitude.

Monsieur, si vous vouliez lui donner seulement

La première leçon devant nous à présent.

CLITANDRE.

Je vais l’entretenir sur la géographie,

Et lui dire en deux mots ce qu’elle signifie.

Il parle bas à Isabelle.

MONSIEUR ZÉRO.

Est-ce que vous souffrez qu’il lui parle tout bas ?

Monsieur, parlez plus haut, on ne vous entend pas.

CLITANDRE.

Mais cela va, Monsieur, vous détourner peut-être...

MONSIEUR ZÉRO, à part.

Eh ! non, non, parlez haut... Je n’aime point ce Maître.

CLITANDRE.

La géographie est une description

Du globe de la terre, ou l’explication

De ce qu’elle contient ; comme, mers, golfes, îles,

Grève, détroits, marais, gouffres, canaux, presqu’îles,

Rades, flux et reflux, isthmes, ports, caps, torrents,

Rivières, bras de mer, côtes, digues et bancs :

Elle apprend ce que c’est que zones, latitudes,

Pole arctique, antarctique, ainsi que longitudes.

MONSIEUR ZÉRO.

Quels ridicules mots ! et quel fatras maudit !

Et que diable allez-vous lui mettre dans l’esprit ?

Longitudes...

CLITANDRE.

Ce sont les termes ordinaires ;

À la géographie ils sont tous nécessaires,

Et l’on les doit savoir. Pour les apprendre bien,

Nous aurons, je l’espère, un plus long entretien ;

Et vous apprendrez mieux la Carte dans les suites.

Je compte faire ici, par jour, quatre visites...

MONSIEUR ZÉRO.

Mon compte rend, Monsieur, les vôtres superflus ;

Car je compte qu’ici vous ne reviendrez plus.

ISABELLE.

Pourquoi ? j’en suis contente ; il faut bien qu’il m’instruise.

Un jour ne suffit pas.

MONSIEUR ZÉRO.

Oh ! bien qu’il vous suffise.

Beau-père, renvoyez cet homme dans l’instant.

Votre fille n’a pas besoin d’en savoir tant.

Je veux bien qu’on lui fasse apprendre la musique ;

Mais pour ce Maître-ci, qu’il cherche ailleurs pratique.

MONSIEUR DORIMON.

Comment donc ? pourriez-vous avoir quelque soupçon ?

LISETTE, à part.

Il faut ici donner un trait de ma façon.

Oui, Monsieur, croyez-moi, cette géographie

Est un vrai casse-tête, et je vous certifie

Qu’elle ferait tourner d’Isabelle l’esprit...

Un Maître de musique, en un mot, lui suffit.

J’en sais un très habile ; et quoiqu’avant dans l’âge,

Il la fera chanter mieux qu’un autre, je gage.

ISABELLE, à part.

Quel est donc son dessein ?

MONSIEUR ZÉRO.

Cette fille a du sens.

LISETTE, à Clitandre.

Il faut que vous changiez de figure.

CLITANDRE.

J’entends.

LISETTE, haut.

À des filles doit-on donner de jeunes Maîtres ?

Bas à Clitandre.

(Bien déguiser vos traits.) Ce sont souvent des traîtres.

Je ne dis pas ceci pour vous assurément :

Mais en cela peut-on agir trop prudemment ?

D’un vieux Maître on est sûr toujours de la sagesse.

MONSIEUR ZÉRO.

Non ; il lui faut donner plutôt une Maîtresse,

Et je la choisirai, ne t’embarrasse pas.

LISETTE, à part.

Ah ! comme il vous plaira... Voilà ma ruse à bas.

MONSIEUR ZÉRO,

Beau-père, vous voyez, suis-je déraisonnable ?

Allons, à votre tour, montrez-vous équitable.

Renvoyez celui-ci.

MONSIEUR DORIMON, à Clitandre.

Monsieur, à d’autres temps

Remettons les leçons.

CLITANDRE.

Ah ! Monsieur, j’y consens.

LISETTE, à Clitandre.

Il n’est difficulté qu’un amant ne surmonte.

De ce que vous ferez, l’Amour vous tiendra compte.

 

 

Scène VII

 

CLITANDRE, seul

 

Isabelle n’est point opposée à mes feux.

Quel favorable espoir ! ah ! je suis trop heureux.

 

 

Scène VIII

 

CLITANDRE, FRONTIN

 

CLITANDRE.

Frontin...

FRONTIN.

Eh bien ! Monsieur, de votre stratagème

Êtes-vous satisfait ?

CLITANDRE.

Ah ! ma joie est extrême.

Oui, tout a réussi : j’ai trouvé le moment

De me faire connaître à cet objet charmant ;

De lui peindre, en secret, les tourments de mon âme ;

Et j’ai lu dans ses yeux qu’elle approuvait ma flamme

Conçois-tu mon bonheur ?

FRONTIN.

Ce début est heureux.

Si l’amour continue à seconder vos feux,

Ma foi votre Rival va vous quitter la place.

CLITANDRE.

Une difficulté cependant m’embarrasse.

FRONTIN.

Quelle ?

CLITANDRE.

Certain arrêt qu’on m’a signifié...

FRONTIN.

Comment ?

CLITANDRE.

C’est que déjà je suis remercié.

FRONTIN.

Ma foi !je ne vois pas par cette circonstance,

Que vous deviez avoir tant de réjouissance.

Votre bonne fortune est douteuse, entre nous.

CLITANDRE

L’Amour peut du destin réparer tous les coups :

Il m’inspire un dessein.

FRONTIN.

Qu’allons-nous entreprendre ?

CLITANDRE.

Allons voir là-dessus quel parti je dois prendre.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

FRONTIN, seul

 

Mon maître dans ce lieu m’a donné rendez-vous.

Il dit qu’on y respire un air plus sain, plus doux.

Cela s’entend fort bien, je sais ce qu’il veut dire :

C’est le même air, enfin, qu’Isabelle respire.

Il forme en son esprit mille divers projets,

Tous hardis ; mais détruits aussitôt qu’ils sont faits,

Il prétend épouser une fille promise :

Je doute fort qu’il vienne à bout de l’entreprise.

Quand la belle à l’aimer aurait le cœur porté,

Cela ferait-il rompre un hymen arrêté ?

Erreur. Sa passion va lui tourner la tête :

Ce sera tout le fruit de sa belle conquête...

Le voici.

 

 

Scène II

 

CLITANDRE, FRONTIN

 

CLITANDRE.

Cher Frontin, eh bien ! de la maison,

Dis-moi, n’as-tu point vu sortir quelqu’un ?

FRONTIN.

Moi, non.

Vous, de votre côté, dans votre ardeur extrême,

Avez-vous su trouver un nouveau stratagème,

Qui puisse à votre amour ?...

CLITANDRE.

Non, je ne trouve rien :

Travaille donc aussi ; cherche quelque moyen,

Quelque ruse...

FRONTIN.

Qui, moi ? je n’en puis trouver nulle.

C’est à vous de chercher ; ce n’est pas moi qui brûle.

CLITANDRE.

Quoi ! parce que l’amour ne t’a pas sous sa loi,

Tu ne saurais agir et t’employer pour moi ?

Ah ! Frontin, si tantôt, de celle qui m’enchante,

Tes yeux avoient un peu remarqué la Suivante,

Tu ne resterais pas si tranquille aujourd’hui.

FRONTIN.

Oh ! Monsieur, je l’ai vue.

CLITANDRE.

Elle est toute aimable.

FRONTIN.

Oui.

CLITANDRE.

Elle mériterait d’être un peu cajolée.

FRONTIN.

Cela serait pour moi de trop haute volée.

Il faudrait payer cher de semblables appas ;

Et mes gages, ma foi, ne me suffiraient pas.

CLITANDRE.

Tu pourrais l’épouser ; c’est à toi de lui plaire.

FRONTIN.

Croyez-vous que son cœur ne soit point à l’enchère ?

CLITANDRE.

Si j’épouse Isabelle, en honneur, sur ma foi,

Tu peux compter, Frontin, la Suivante être à toi :

J’en ferai mon affaire, et si l’objet te tente...

FRONTIN.

J’y consens de grand cœur. À combien la Suivante ?

CLITANDRE.

Ne pense pas qu’ici je prétende railler.

Elle sera pour toi. Mais il faut travailler,

Et trouver de concert quelques ruses nouvelles,

Qui remplissent nos vœux, et nous approchent d’elles.

FRONTIN.

Allons, je suis tout prêt ; agissons, travaillons,

Commençons par... Mais non, d’abord imaginons.

Il s’agit de trouver une métamorphose

Qui nous transforme bien. Ce n’est pas peu de chose ;

Nous aurons de la peine, et je vous le promets.

On reconnaît toujours les gens qui sont bien faits.

CLITANDRE.

Ne t’embarrasse point de toi, je t’en conjure ;

Ce qui m’occupe ici le moins, c’est ta figure.

FRONTIN.

Le malheur que je vois, Monsieur, à tout ceci,

C’est qu’on a remarqué tantôt la vôtre ici.

Si nous pouvions troquer l’un l’autre de visage,

Prendre le mien pour vous, serait un avantage.

CLITANDRE.

En effet, bel effort d’imagination !

FRONTIN.

Tenez, Monsieur, je suis pour l’exécution :

Faut-il d’une maison reconnaître les êtres,

Grimper, escalader, sauter par les fenêtres,

Essuyer, en fuyant, vingt coups de pistolet ?

Quand le tout ne serait que pour rendre un poulet,

Je suis votre homme ; et c’est en cela que j’excelle ;

Au hasard du bâton, qui n’est que bagatelle.

CLITANDRE.

Sur ce pied-là je vais t’exercer là-dessus.

Mais comme, dans ces lieux, nous pourrions être vus,

Il faut...

FRONTIN.

Paix, doucement, je vois quelqu’un paraître.

CLITANDRE.

C’est, je crois, Dorimon.

FRONTIN.

Et le gendre, peut-être.

CLITANDRE.

Je ne puis regarder cet objet sans courroux.

Je sens à son aspect...

FRONTIN.

Allons, retirons-nous.

 

 

Scène III

 

MONSIEUR DORIMON, MONSIEUR ZÉRO

 

MONSIEUR DORIMON.

Parbleu ! Monsieur Zéro, la dispute est nouvelle.

Vous ai-je donc promis, vous donnant Isabelle,

De vous en faire aimer ? Ne soyez pas fâché

Si cet article là n’est point dans mon marché.

Si vous ne trouvez pas le moyen de lui plaire,

Faut-il s’en prendre à moi ?

MONSIEUR ZÉRO.

Non ; j’aurais tort, beau père.

Mais étant votre fille, elle devrait avoir,

Pour moi, l’empressement que vous me faites voir.

Elle tient, entre nous, peu de votre famille ;

Et je douterais, moi, que ce fût votre fille.

MONSIEUR DORIMON.

Le doute est ridicule, et bien digne de vous.

Et, puisqu’il faut vous dire...

MONSIEUR ZÉRO.

Un moment, sans courroux.

Vous savez, qu’entre amis, on dit ce que l’on pense :

Ce que je vous dis là, ce n’est qu’en confidence ;

Et cela ne doit point du tout vous offenser.

MONSIEUR DORIMON.

On doit penser plus juste alors qu’on veut penser.

MONSIEUR ZÉRO.

Moi, par exemple, moi, qui suis garçon sincère,

On prétend que je n’ai rien du tout de mon père.

Voyez comme on se trompe : après tout, savons-nous

Au vrai notre origine, et qui nous sommes tous ?

Chacun est de naissance ou noble, ou grande, ou mince.

Moi, peut-être, je suis descendu d’un grand Prince.

MONSIEUR DORIMON.

N’allez point vous frapper de ces chimères-là.

Il n’est pas question ici de tout cela.

Ne pourrai-je une fois, sans vouloir vous déplaire,

Vous traiter comme un fils, et vous parler en père ?

MONSIEUR ZÉRO.

Oui, si vous êtes court, je vous écouterai ;

Mais, si vous êtes long, ma foi je dormirai.

Nous parlons franchement, nous, dans notre famille.

MONSIEUR DORIMON.

Lorsque je consentis de vous donner ma fille,

(Je parle aussi sans fard) je ne songeai d’abord

Qu’au bien que vous avez, et c’est en quoi j’eus tort.

Je crus qu’il suffisait d’être riche pour plaire :

Mais ma fille aujourd’hui me fait voir le contraire.

Elle me fait sentir, dans mon choix abusé,

Quel ridicule c’est d’être tympanisé ;

Et, qu’en formant des nœuds dont son âme murmure,

Je puis craindre en effet du monde la censure.

À vous dire le vrai, c’est tout ce que je crains.

Cela me causerait de violents chagrins.

Ma fille qui gémit d’une telle alliance,

N’y pourra consentir que par obéissance.

Il ne tiendrait qu’à vous cependant, croyez-moi,

D’avoir d’elle, sans peine, et le cœur et la foi.

Cela dépend de vous, et cela se peut faire.

MONSIEUR ZÉRO.

Et comment ?

MONSIEUR DORIMON.

En changeant d’humeur, de caractère :

Car enfin vous n’avez aucun de ces dehors

Affables, complaisants...

MONSIEUR ZÉRO.

Je sens que je m’endors.

MONSIEUR DORIMON.

Mais...

MONSIEUR ZÉRO.

Vous verrez qu’il faut, pour plaire à tout le monde,

Me mettre en un creuset, et que l’on me refonde.

MONSIEUR DORIMON.

Non : mais en profitant de ce que je vous dis...

MONSIEUR ZÉRO.

Mais, moi, je suis content d’être comme je suis.

MONSIEUR DORIMON.

Si vous l’êtes, ma foi ! d’autres ne le sont guère.

Et, puisqu’il faut cesser de vous parler en père,

Je changerai de ton ; en rompant tous liens,

Je saurai me passer de vous et de vos biens.

L’affaire ainsi sera bien vite terminée.

MONSIEUR ZÉRO.

Comment ? vous ramperiez la parole donnée ?

MONSIEUR DORIMON.

Je la retirerai pour finir tous débats.

MONSIEUR ZÉRO.

Vous la retireriez ! mais vous n’y pensez pas.

Vous savez de combien j’avantage Isabelle.

Cent mille écus, ma foi ! ne sont pas bagatelle.

MONSIEUR DORIMON.

Cela ne suffit pas.

MONSIEUR ZÉRO.

Comment ? cent mille écus

Ne vous suffisent pas ? que voulez-vous de plus ?

MONSIEUR DORIMON.

Je veux, donnant la main de ma fille Isabelle,

Qu’avec cent mille écus on soit plus digne d’elle.

MONSIEUR ZÉRO.

S’il ne faut que cela pour apporter la paix ;

Eh bien ! j’en serai digne, et je vous le promets ;

Je ferai pour cela tout ce qu’il faudra faire.

Je ne me croyais pas un homme extraordinaire :

Il faut que cela soit, puisqu’ici vous portez

Les choses, tout d’un coup, à des extrémités...

Franchement, en voulant rompre notre alliance,

Vous causiez à mon cœur une diable de transe.

MONSIEUR DORIMON.

Je vous le dis encor, pour ma fille soyez

Plus doux, plus complaisant ; et, si vous m’en croyez,

Défaites-vous, surtout, de cette jalousie,

Qui mêle l’amertume aux douceurs de la vie :

Abordez tout le monde avec un air ouvert ;

Que ma maison, enfin, ne soit plus un désert ;

Que sans profusion une table garnie,

Y puisse rassembler la bonne compagnie ;

Recevez mes amis comme vous le devez,

Et faites vous honneur du bien que vous avez.

MONSIEUR ZÉRO.

Ouf.

MONSIEUR DORIMON,

Si ma fille veut aller à des spectacles,

Il faut y consentir, n’y point mettre d’obstacles ;

Approuver au contraire un tel amusement,

Et faire vos plaisirs de tous ceux qu’elle y prend.

Au jeu, si quelquefois elle est plus divertie,

Vous aiderez vous-même à faire la partie ;

Et si chez vous alors il vient quelque Seigneur,

Dont la société ne peut faire qu’honneur,

Avec distinction recevez sa visite.

MONSIEUR ZÉRO.

Enfin, c’est donc ainsi qu’on se fait du mérite ?

Je ne le savais pas, et vous me l’apprenez.

MONSIEUR DORIMON.

Voici, je crois, ma fille. Avec elle prenez

Des airs plus engageants : prenez sur vous empire ;

Faites voir l’opposé de ce qu’elle a pu dire.

Je vais chez mon Notaire à dessein d’achever

Certaine affaire...

MONSIEUR ZÉRO.

Allez, j’irai vous y trouver.

 

 

Scène IV

 

MONSIEUR ZÉRO, seul

 

Comment me contrefaire ? il sera difficile

De changer comme il faut de manière, de style.

Prenons un air galant. Cela me coûtera.

 

 

Scène V

 

MONSIEUR ZÉRO, ISABELLE, LISETTE

 

MONSIEUR ZÉRO, d’un air contraint.

Savez-vous qu’avec vous je vais à l’Opéra ?

ISABELLE.

Tantôt, en vous l’offrant, je croyais vous déplaire.

MONSIEUR ZÉRO.

Je le croyais aussi ; mais c’est tout le contraire.

Il faudra tous les jours que nous ayons ici

Grand jeu, grande assemblée, et grande chère aussi.

LISETTE, à part.

Oh ! voilà bien du grand ! je suis toute étourdie.

MONSIEUR ZÉRO.

Si vous voulez aller à quelque Comédie,

Vous êtes la maîtresse. En tout vous prévenir

Est mon soin le plus doux.

LISETTE, à part.

D’où peuvent provenir

Ces nouvelles façons ?

ISABELLE.

Ma surprise est extrême.

MONSIEUR ZÉRO.

Eh ! comment ? n’ai-je pas toujours été de même ?

LISETTE, à part.

C’est abus ; tout cela me paraît se jouer.

MONSIEUR ZÉRO, à part.

Ceci fait de l’effet ; il faut continuer.

Haut.

Je disais tout à l’heure à Monsieur votre père,

Qu’un homme qui voudrait à sa femme un peu plaire,

Devrait toujours agir selon sa volonté,

Lui laisser avec joie entière liberté,

N’avoir que des égards, des soins, des déférences.

ISABELLE.

Vous savez ce que c’est qu’avoir des complaisances :

Cela me surprend fort.

LISETTE, à part.

Peut-on changer ainsi ?

MONSIEUR ZÉRO.

Si cela vous surprend, j’en suis surpris aussi ;

Car j’aurais quelque temps dû vous cacher encore,

À quel excès mon cœur vous chérit, vous adore.

LISETTE.

Oh ! votre amour tantôt était brusque, inquiet ;

Et nous devons penser...

MONSIEUR ZÉRO.

Je m’étais contrefait.

LISETTE.

Vous voudriez paraître autrement que vous n’êtes

Et c’est présentement que vous vous contrefaites.

MONSIEUR ZÉRO.

Adieu. Je ne serai jamais de ces époux

Incommodes, fâcheux, soupçonneux et jaloux.

Mon cœur, vous le voyez, incapable de feinte,

Comme il est sans détour, vous le dit sans contrainte.

 

 

Scène VI

 

ISABELLE, LISETTE

 

LISETTE.

Que penser, dites-moi, de tout ce changement ?

Il ne divertit fort.

ISABELLE.

Je n’en ris nullement ;

Et je vois qu’il n’emprunte un pareil caractère,

Que pour mieux profiter de l’erreur de mon père.

LISETTE.

À propos, vous aviez tantôt un entretien

Avec votre Père ?

ISABELLE.

Oui, qui n’a servi de rien.

Il persiste toujours dans la même pensée ;

Et mon âme, aujourd’hui, de dépit courroucée,

Ne sait quel parti prendre en ce pressant malheur.

Qu’il se passe à présent de trouble dans mon cœur !

LISETTE.

Ne vous alarmez point si Clitandre vous aime,

Il trouvera, sans doute, un nouveau stratagème

Pour tromper notre Argus, et s’offrir à vos yeux.

Un véritable amant devient ingénieux ;

Et la maison serait en bastille murée,

Qu’à l’aide de l’amour, il s’y ferait entrée.

J’en sais trop là-dessus.

ISABELLE.

Je le veux croire ainsi.

Mais, Lisette, je crains que s’il revient ici,

Mon Père ne me croie être d’intelligence.

LISETTE.

Nous paraîtrons toujours être dans l’innocence,

Comme effectivement nous y sommes toujours.

Un amant, pour nous voir, peut jouer mille tours,

Sans que de ce qu’il fait, nous soyons responsables.

Faut-il s’en prendre à nous, si l’on nous trouve aimables ?

Quand Clitandre serait aujourd’hui découvert,

Avons-nous avec lui travaillé de concert ?

ISABELLE.

Mais non, vraiment.

FRONTIN.

Tantôt de sa géographie,

Si galamment trouvée, étiez-vous avertie ?

ISABELLE.

Non, je ne l’étais pas ; et toi-même, tu sais

La surprise où j’étais.

LISETTE.

Eh bien, c’en est assez.

Sous quelque caractère ici qu’il se déguise,

Comme moi vous pourrez être toujours surprise.

Cela seul justifie, et témoigne assez bien

Qu’à l’amour qu’il ressent, nous ne trempons en rien.

ISABELLE.

Tu tournes tout cela comme tu veux, Lisette.

LISETTE.

Allez, il ne faut pas que rien vous inquiète.

Toutes choses iront au gré de nos souhaits,

Et mes pressentiments ne me trompent jamais.

ISABELLE.

Quels sont-ils ? dis-le moi ? Je voudrais les apprendre.

LISETTE.

Ils sont, que vous aurez pour votre époux Clitandre ;

Et que moi, pour le mien, je prendrai son Valet.

Qu’en dites-vous, Madame ? il m’a paru bien fait.

ISABELLE.

Je vois bien que Lisette, à mon destin liée,

Dans ses pressentiments ne s’est point oubliée.

LISETTE.

Oh ! moi, je songe à tout, il m’a plu franchement.

ISABELLE.

Comment : il n’a paru devant toi qu’un moment.

LISETTE.

Oh ! cela me suffit. J’ai quelque connaissance,

Et, quoique jeune encore, assez d’expérience,

Pour voir ce qui convient dès l’abord à mon cœur ;

J’entends, Mademoiselle, en tout bien, tout honneur,

Quand un sujet me plaît, sans tirer d’horoscope,

D’un coup d’œil aussitôt je vous le développe ;

Qu’à cela je suis preste !... Ah ! voici justement

Celui dont nous parlons.

 

 

Scène VII

 

ISABELLE, LISETTE, FRONTIN, un violon sous le bras

 

FRONTIN.

Pourrait-on un moment ?...

LISETTE.

Il apporte un billet ; en personne discrète

Je vous le laisse lire...

ISABELLE.

Écoutez-donc, Lisette :

Est-il de mon devoir d’accepter en ce jour ?...

LISETTE.

Consultez là-dessus la raison, ou l’Amour.

La raison dira non, je ne puis vous le taire ;

Et l’Amour, franchement, dira tout le contraire.

ISABELLE.

Mais...

FRONTIN.

Allons, je vois bien qu’il faut m’en retourner.

ISABELLE.

Attendez.

LISETTE.

Songez donc à vous déterminer.

La raison, ou l’Amour doit ici vous conduire.

ISABELLE.

La raison ou l’Amour ! Eh bien, il faut le lire.

Elle lit.

LISETTE.

Oh ! j’aurais deviné, sans tant me consulter,

Lequel des deux sur l’autre aurait su l’emporter.

À Frontin.

Pourquoi cet instrument ?

FRONTIN.

Je le porte par ruse.

Il pourrait me servir de prétexte, d’excuse.

Si je ne vous avais rencontrée en ces lieux,

J’allais sous vos balcons en jouer de mon mieux :

Et, par de tendres sons, j’eusse bien fait connaître...

LISETTE.

Le valet est galant aussi-bien que le maître.

FRONTIN.

Nous sommes du même ordre à l’égard de l’amour ;

Et, s’il m’était permis de vous faire ma cour,

Et de vous peindre ici tout ce qu’un cœur fidèle

Peut... Eh ! votre nom ?

LISETTE.

C’est Lisette qu’on m’appelle.

FRONTIN.

Lisette ! Ah ! que ce nom est ravissant pour moi !

Lisette est votre nom ! les Lisettes, ma foi,

Ont toutes de l’esprit, en grâces sont parfaites ;

Et j’ai toute ma vie été fou des Lisettes.

LISETTE.

Je commence à le croire.

ISABELLE.

Où ton maître à présent

Est-il ?

FRONTIN.

Madame, il est ici près qui m’attend.

De votre part, pour lui, n’ai-je rien à lui dire ?

Il est impatient, et souffre le martyre.

ISABELLE.

Je crains d’y consentir. Il demande à me voir.

LISETTE.

Votre Père et Zéro reviendront vers le soir ;

Et vous aurez, je pense, assez de temps de reste.

FRONTIN.

Je cours donc l’avertir.

LISETTE.

Tu vas vite ; la peste !

ISABELLE.

Non, Lisette, il vaut mieux qu’il ne paroisse pas.

Si l’on le surprenait, quel cruel embarras !

Ne lui dis point le trouble où sa lettre me jette ;

Mais dis-lui seulement...

Ici Clitandre arrive, et se met à la place de Frontin.

 

 

Scène VIII

 

ISABELLE, CLITANDRE, LISETTE, FRONTIN

 

ISABELLE.

Ah Ciel ! c’est lui, Lisette.

Eh quoi ! vous me trompez ?

CLITANDRE.

Excusez un amant...

LISETTE.

Il vous trompe, il est vrai ; mais agréablement.

CLITANDRE.

Je n’ai pu résister à mon impatience ;

En vous uniquement je mets mon espérance.

Je sais que Dorimon vous destine un époux,

Indigne de vos vœux, y consentiriez-vous ?

Ah ! permettez plutôt au malheureux Clitandre,

D’employer tous ses soins, d’oser tout entreprendre

Pour détourner un coup si funeste pour lui.

De votre bouche un mot peut suffire.

ISABELLE.

Eh bien, oui,

Pour détourner l’hymen où me contraint mon père...

CLITANDRE.

Eh bien ?

ISABELLE.

J’approuve tout ce que vous pourrez faire.

CLITANDRE.

Ah ! je suis trop heureux.

FRONTIN, imitant son Maître.

Ah ! nous sommes charmés...

LISETTE.

Doucement. Et de quoi ?

FRONTIN.

Que nous soyons aimés.

CLITANDRE.

Soyez sûre à jamais de toute ma tendresse !

FRONTIN.

Si vous saviez combien tout cela m’intéresse !

LISETTE.

Eh mais, Monsieur Frontin... Ah ciel ! j’entends venir

Le Gendre et Dorimon. Qu’allons-nous devenir ?

ISABELLE.

Clitandre, je suis morte. Ô ciel !

FRONTIN.

Le tour est traître !

CLITANDRE.

Ne pouvons-nous sortir ?

FRONTIN.

Non, je les vois paraître.

LISETTE.

Comment faire ?

CLITANDRE.

Attendez, j’imagine un secret.

Approche ici, Frontin, et joue un menuet.

 

 

Scène IX

 

MONSIEUR DORIMON, MONSIEUR ZÉRO, ISABELLE, LISETTE, CLITANDRE, FRONTIN

 

ISABELLE.

Ah ciel !

CLITANDRE, prenant par la main Isabelle pour danser.

Ne craignez rien. Faites la révérence.

MONSIEUR ZÉRO.

Comment donc ?...

CLITANDRE.

Quatre pas. Ferme donc. En cadence.

MONSIEUR DORIMON.

Ah ! ah !

CLITANDRE.

Fort bien, Passez vite de ce côté.

Un contretemps ici.

MONSIEUR DORIMON.

Fort bien, en vérité.

MONSIEUR ZÉRO, à Lisette.

Mais quel est donc ce maître ? et d’où vient qu’Isabelle...

CLITANDRE.

Allons, ne regardez que moi, Mademoiselle ;

Ferme.

MONSIEUR ZÉRO.

Ne saurait-on savoir ici pourquoi ?...

CLITANDRE.

Soutenez bien ce temps, et venez droit à moi.

MONSIEUR ZÉRO.

Mais, Monsieur Dorimon, dites-moi donc, de grâce...

CLITANDRE.

Eh ! Monsieur, un moment, faites-nous de la place.

MONSIEUR ZÉRO.

Hom !... morbleu !

CLITANDRE.

De ce pas, il faut vous souvenir.

MONSIEUR ZÉRO.

Quoi ! cette danse-là ne pourra pas finir ?

CLITANDRE.

En présentant la main, la tête un peu penchée.

Ayez toujours sur moi, votre vue attachée.

C’est assez, c’est assez. Adieu, jusqu’à ce soir.

MONSIEUR ZÉRO.

Mais, Monsieur Dorimon...

FRONTIN.

Messieurs, jusqu’au revoir.

 

 

Scène X

 

MONSIEUR DORIMON, MONSIEUR ZÉRO, ISABELLE, LISETTE

 

ISABELLE, à Lisette.

Lisette, je me sauve.

MONSIEUR DORIMON.

Elle est déjà savante.

LISETTE.

Venez vous reposer, la danse est fatigante.

 

 

Scène XI

 

MONSIEUR ZÉRO, LISETTE

 

MONSIEUR ZÉRO, arrêtant Lisette.

De quelle part, dis-moi, vient ce Maître à danser ?

LISETTE.

Ma foi ! je n’en sais rien. Ce que j’en puis penser,

C’est que dans quelqu’endroit on aura dit peut-être,

Qu’il fallait pour la danse à ma maîtresse un maître ;

Et comme celui-ci, je pense, est sans façon,

Il est entré d’abord pour lui donner leçon ;

Je ne puis là-dessus en dire davantage.

MONSIEUR ZÉRO.

Morbleu ! je me méfie ici du personnage.

Qu’il ne revienne pas au moins à la maison,

Ou... je vais en parler à Monsieur Dorimon.

 

 

Scène XII

 

LISETTE, seule

 

Que dans notre malheur cette danse imprévue,

Et à notre secours bien à propos venue !

Que l’Amour nous soutienne en tous nos embarras,

Et que toujours ce Dieu conduise ainsi nos pas.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

CLITANDRE, FRONTIN

 

FRONTIN.

Oui, Monsieur, j’ai passé chez l’honnête Notaire,

Qui s’est chargé de vendre au plutôt votre Terre.

Il a, dit-il, des gens tous prêts à contracter.

Mais le nom d’un de ceux qui veulent acheter,

Va vous causer sans doute une surprise extrême.

CLITANDRE.

Et qui serait-ce donc ?

FRONTIN.

C’est Dorimon lui-même.

CLITANDRE.

Ah ! ah !

FRONTIN.

La circonstance est heureuse, entre nous,

Et peut vous procurer des instants assez doux :

Car il est naturel que, vendant une Terre,

À celui qui l’achète, on puisse avoir affaire.

CLITANDRE.

J’admire ce que fait aujourd’hui le hasard.

FRONTIN.

Vous ne savez pas tout. Il faut vous faire part

D’un cas intéressant... J’en ris, lorsque j’y pense.

CLITANDRE.

Finis donc.

FRONTIN.

Il s’agit d’une reconnaissance

Des plus tendres, Monsieur, entre un Quidam et moi.

Il n’est point d’intrigant plus habile, je crois.

CLITANDRE.

Eh bien ! qu’a de commun cet homme à notre affaire ?

FRONTIN.

C’est qu’il est un des Clercs de Monsieur le Notaire.

CLITANDRE.

Bon.

FRONTIN.

Comme j’ai beaucoup de confiance en lui,

Il est instruit par moi de vos feux aujourd’hui ;

Et promet, soutenu de mes soins, de mon zèle,

De vous faire en ce jour épouser Isabelle.

CLITANDRE.

Eh ! de quelle façon ? n’en puis-je être éclairci ?

FRONTIN.

En me faisant jouer un Personnage ici :

Car c’est lui qui, dressant l’acte de votre vente,

Doit d’Isabelle aussi... Mais voici sa Suivante.

 

 

Scène II

 

CLITANDRE, FRONTIN, LISETTE

 

CLITANDRE.

Je vois ici Lisette, et n’osais l’espérer.

LISETTE.

Moi, j’y viens à dessein de vous y rencontrer,

Et vous entretenir un moment d’Isabelle,

S’il ne vous déplaît pas que je vous parle d’elle.

CLITANDRE.

Ah Ciel ! que me dis-tu ? de cet objet charmant,

Tout me ravit, m’enchante...

LISETTE.

On vous croit. Doucement,

Je ne veux pas qu’ici l’on puisse nous entendre,

Ni que votre jaloux nous y vienne surprendre.

Il faut qu’il ait conçu de vous un grand soupçon ;

Car il a su tourner le père de façon,

Qu’il ne veut plus ici ni Maître, ni visite ;

Et, par son ordre, à tous l’entrée est interdite.

CLITANDRE.

Quoi ! je ne pourrais voir Isabelle un instant ?

LISETTE.

Comment le pourriez-vous ? ce Rival surveillant

L’examine sans cesse, et de l’œil veut conduire

Ses gestes, ses regards, et l’air qu’elle respire.

CLITANDRE.

Quelle contrainte ! ô Ciel ! je n’y saurais songer !

FRONTIN.

Ah ! qu’il mériterait que l’on s’en pût venger !

CLITANDRE.

Mais quel est, dites-moi, l’entêtement du père

Pour ce Gendre ?

LISETTE.

Et c’est-là ce qui me désespère.

Parce qu’avec cet homme il s’est associé,

Et qu’il a commercé, troqué, négocié ;

Il s’est imaginé que, pour de tels offices,

Il lui devait, au moins, mille offres de services ;

Et cet homme abrégé, vide de sens commun,

Homme qui dans son tout ne fait pas le tiers d’un ;

Cet homme au monde mis comme par apostille,

A cru devoir, enfin, lui demander sa fille.

CLITANDRE.

N’est-il point quelqu’ami sincère, officieux,

Qui fasse à Dorimon ouvrir un peu les yeux,

Et de qui les conseils ?...

LISETTE.

Bon ; ce Gendre, peu sage,

Sait écarter tous ceux qui lui font de l’ombrage.

S’il vient quelqu’un parler à Monsieur Dorimon,

Il ne sautait souffrir qu’il entre à la maison.

Dès qu’on ouvre la porte, il jure, peste, gronde ;

C’est en dehors qu’il veut qu’on reçoive le monde.

FRONTIN.

Si l’Amour, comme il faut, seconde nos efforts,

D’abord ce sera lui que l’on mettra dehors.

CLITANDRE.

La situation où se trouve Isabelle,

Ajoute à mon amour une peine cruelle.

LISETTE.

Pour vous faciliter le plaisir de la voir,

J’imagine un moyen.

CLITANDRE.

Ah ! quel flatteur espoir !

LISETTE.

Mais comme il est à craindre ici qu’on me surprenne,

Venez m’accompagner dans la Place prochaine.

Du projet que j’ai fait je vous entretiendrai.

CLITANDRE.

Nous nous concilierons touchant celui que j’ai.

LISETTE.

Toi, demeure, Frontin. Quand tu verras paraître

Le Gendre et Dorimon, viens avertir ton maître.

 

 

Scène III

 

FRONTIN, seul

 

Quand il est question de tromper un jaloux,

Les femmes sont cent fois plus habiles que nous.

Dans leurs tendres désirs, pour peu qu’elles inventent,

Le succès est certain de tout ce qu’elles tentent ;

Et, pour venir à bout d’un entretien galant,

S’il leur faut un moyen, elles en trouvent cent.

 

 

Scène IV

 

MONSIEUR DORIMON, MONSIEUR ZÉRO, FRONTIN

 

MONSIEUR DORIMON.

La Terre en question...

MONSIEUR ZÉRO.

Qui vois-je ici paraître ?

FRONTIN.

Ah !...

MONSIEUR ZÉRO.

Que fais-tu là ?

FRONTIN, faisant l’ivrogne.

Moi ? j’attends ici mon Maître.

MONSIEUR ZÉRO.

Ton Maître ! et quel est-il ? réponds, ou d’un soufflet...

FRONTIN.

Mon Maître, c’est celui dont je suis le Valet.

MONSIEUR DORIMON.

Eh ! mon Gendre, laissez...

MONSIEUR ZÉRO.

Réponds-moi d’autre sorte.

Tenez, cet espion était devant la porte.

FRONTIN.

Prenez garde, Monsieur, à parler comme il faut.

MONSIEUR ZÉRO

De ce Maître à danser, c’est, je crois, le Prévôt ;

Et ce n’est pas pour rien qu’il est ici, je gage.

FRONTIN.

Maître à danser ! Prévôt ! quel est ce badinage ?

Allons donc, finissons.

MONSIEUR DORIMON.

Il paraît pris de vin.

MONSIEUR ZÉRO.

Non ; ce coquin avait ici quelque dessein.

FRONTIN.

Permettez, s’il vous plaît...

MONSIEUR ZÉRO.

Il contrefait l’homme ivre.

FRONTIN.

Que je suive mon Maître, ou bien allez le suivre.

MONSIEUR ZÉRO.

Tu n’es pas ivre ?

FRONTIN.

Non ; puisqu’enfin vous voyez

Que je suis de sang froid, et ferme sur mes pieds.

MONSIEUR ZÉRO.

Je pourrais bien punir ici ton insolence.

MONSIEUR DORIMON.

Seriez-vous assez bon de prendre pour offense,

Tout ce qu’il peut vous dire ? il n’a point de raison :

Ayez-en plus que lui.

FRONTIN.

Bon ! plus que moi ? lui ? Non.

MONSIEUR DORIMON.

Laissez-le s’en aller.

MONSIEUR ZÉRO.

Je vous dis que le traître

N’est ivre que depuis qu’il nous a vu paraître ;

Et que pour nous tromper...

MONSIEUR DORIMON.

Voilà de vos soupçons !

MONSIEUR ZÉRO.

Oui, c’est lui qui tantôt jouait ici...

FRONTIN.

Chansons,

MONSIEUR DORIMON.

Je vous reconnais bien ; voilà vos jalousies :

Pouvez-vous soupçonner qu’un passant...

FRONTIN.

Fantaisies !

MONSIEUR ZÉRO.

Quel est ton nom, dis-moi ?

FRONTIN.

J’ai des noms plus de cent

Et n’en retiens aucun.

MONSIEUR ZÉRO.

D’où viens-tu ?

FRONTIN.

Du Croissant.

MONSIEUR ZÉRO.

Ma patience, ici, je l’avoue, est extrême.

FRONTIN.

Et la mienne, Monsieur, n’est-elle pas de même ?

Me voulez-vous ici tenir jusqu’à demain ?

MONSIEUR DORIMON.

Va, mon ami, va-t’en, et passe ton chemin.

MONSIEUR ZÉRO.

Si je te vois encor dans cet endroit paraître,

Je...

FRONTIN, à part, en s’en allant.

Ce sera plutôt qu’on ne pense, peut-être.

 

 

Scène V

 

MONSIEUR DORIMON, MONSIEUR ZÉRO

 

MONSIEUR ZÉRO.

Vous m’avez empêché d’assommer ce fripon ;

Et je parierais bien...

MONSIEUR DORIMON.

Tout vous alarme.

MONSIEUR ZÉRO.

Non.

MONSIEUR DORIMON.

Laissons donc tout cela. La Terre qu’on veut vendre,

Est d’un particulier qui s’appelle Clitandre.

Le Notaire, tantôt pourrait bien l’amener.

L’Acte de vente est fait ; il ne faut que signer :

La Terre est en valeur, bien bâtie et fort belle.

C’est un fonds que j’ajoute à la dot d’Isabelle.

Je l’ai, ma foi, pour rien. Il faut que le Vendeur

Soit bien pressé d’espèce.

MONSIEUR ZÉRO.

Et moi, digne acquéreur

Des charmes d’Isabelle, aujourd’hui j’ai su prendre

Certains airs qui d’abord m’ont paru la surprendre ;

Mais qui chez elle ont fait beaucoup d’impression :

J’ai pris le ton galant sans affectation ;

Et je puis hardiment vous porter témoignage,

Quelle pense à présent fort à mon avantage.

MONSIEUR DORIMON.

Si ce n’est à présent, le temps pourra, je crois...

MONSIEUR ZÉRO.

Je vous réponds qu’elle est très contente de moi ;

Et je prendrais ce temps pour terminer l’affaire,

Et signer le contrat.

MONSIEUR DORIMON.

Je l’ai dit au Notaire.

Il le dresse à présent, et doit nous l’apporter.

Cependant je voudrais encor patienter.

Je ne puis, entre nous, avoir l’âme contente,

Que ma fille à l’hymen de bon gré ne consente.

MONSIEUR ZÉRO.

Elle y consentira de bon gré, croyez-moi.

MONSIEUR DORIMON.

Mais sur quoi jugez-vous qu’elle approuve ?...

MONSIEUR ZÉRO.

Sur quoi ?

Sur tout notre entretien.

MONSIEUR DORIMON.

Et qu’a-t-il su produire ?

Voyons, détaillez-moi ce qu’elle a pu vous dire ?

MONSIEUR ZÉRO.

Eh mais... Je vous dirai là-dessus dans le fond...

Qu’elle a gardé toujours un silence profond.

Ce langage muet a beaucoup d’éloquence ;

Et c’est bien consentir, que garder le silence.

MONSIEUR DORIMON.

Tout cela pourrait être encore bien douteux.

MONSIEUR ZÉRO.

Je vous dis qu’on ne peut prendre un temps plus heureux ;

Et puisqu’il doit venir ici, votre Notaire...

MONSIEUR DORIMON.

Avec Monsieur Clitandre.

MONSIEUR ZÉRO.

Et qu’en a-t-on affaire

De ce Clitandre ?

MONSIEUR DORIMON.

Eh ! mais, je vous l’ai dit déjà :

C’est pour sa Terre, enfin, qu’on me l’amènera,

Et terminer...

MONSIEUR ZÉRO.

Eh ! mais, c’était chez le Notaire

Qu’il fallait ce matin terminer cette affaire.

 

 

Scène VI

 

MONSIEUR DORIMON, MONSIEUR ZÉRO, ISABELLE, LISETTE

 

LISETTE.

Une Dame, Monsieur, vient ici pour vous voir.

MONSIEUR ZÉRO.

Et qui serait-ce donc ? faut-il la recevoir ?

LISETTE.

Comment ! le savoir vivre à cela vous engage.

Elle a de fort bons airs avec grand équipage

Elle entre.

MONSIEUR DORIMON.

Il faut aller au-devant de ses pas.

 

 

Scène VII

 

MONSIEUR DORIMON, MONSIEUR ZÉRO, CLITANDRE déguisé en femme de condition, ISABELLE, LISETTE, LAQUAIS

 

CLITANDRE.

Que l’on dise à mes gens qu’ils ne s’écartent pas...

Monsieur, votre fille Isabelle ?

MONSIEUR DORIMON.

C’est là, je crois,

Oui, Madame, ce l’est.

CLITANDRE, embrassant Isabelle

L’aimable Demoiselle !

Quand on a, comme moi, de tels voisins à voir,

Avec plaisir, Monsieur, on remplit son devoir.

MONSIEUR DORIMON.

Vous m’honorez beaucoup, Madame, je vous jure.

Vite ici des fauteuils... Mais, par quelle aventure,

Vous êtes-vous logée en ces lieux écartés ?

CLITANDRE.

J’aime fort les quartiers qui sont peu fréquentés.

La maison, il est vrai, n’a rien qui me convienne ;

J’y suis en attendant qu’on me livre la mienne.

MONSIEUR DORIMON.

Ah ! vous en avez une.

CLITANDRE.

Oui, qu’on prétend m’ôter ;

Mais celui qui la veut pourrait s’en désister.

J’ai des droits suffisants qui lui feront connaître,

Qu’il ne lui convient pas d’en vouloir être maître :

Et si, dans peu de temps, il ne changeait d’avis,

Je lui ferais bien voir quelle femme je suis.

À le désabuser je suis bien résolue.

MONSIEUR ZÉRO, à part.

Cette Dame me semble être assez absolue.

MONSIEUR DORIMON.

Cette maison, Madame, est donc ce qu’il vous faut ?

CLITANDRE.

Elle est belle, et je veux l’occuper au plus tôt.

L’aspect en est charmant, la façade agréable ;

Elle ne peut aux yeux offrir rien que d’aimable.

Je ne détaille point tous les appartements,

Par le beau du dehors on juge du dedans.

Je n’en changerai point : c’est pour toute ma vie.

MONSIEUR DORIMON.

Est-elle chère ?

CLITANDRE.

Hélas ! celui qui l’a bâtie

En connaît peu le prix.

MONSIEUR DORIMON.

C’est la commune erreur,

De ce que l’on possède on sait peu la valeur.

Elle est à la moderne ?

CLITANDRE.

Ah ! Monsieur, toute neuve.

C’est un double agrément enfin pour une veuve.

MONSIEUR DORIMON.

Vous, veuve !

CLITANDRE.

Dont je suis trop heureuse, entre nous,

J’avais, je vous l’avoue, un monstre pour époux,

Jaloux, grondeur, fâcheux, d’une obscure origine,

Des plus petits d’esprit, et très mince de mine.

ISABELLE.

Le portrait en effet n’en est pas gracieux.

CLITANDRE.

Il me semble toujours l’avoir devant les yeux.

MONSIEUR DORIMON,

Pourquoi prendre un époux d’un pareil caractère ?

CLITANDRE.

C’est par l’entêtement qu’avait Monsieur mon père.

Il croyait que le bien réparait les défauts.

Ah, le cruel hymen ! qu’il m’a causé de maux !

Quel ridicule, hélas, ce fut pour la famille ;

On chansonna le père et le gendre et la fille.

LISETTE.

Quelle scène !

MONSIEUR DORIMON.

Comment ! cela fut jusques-là ?

MONSIEUR ZÉRO.

Ma foi ! je me serais moqué de tout cela.

CLITANDRE

Ce parti ne convient qu’à des âmes communes.

On ne supporte point de telles infortunes,

En riant, et je crois que Monsieur Dorimon

N’aurait pas fait de même, en tel cas.

MONSIEUR DORIMON.

Ma foi ! non.

ISABELLE.

On ne peut que gémir en pareille disgrâce.

CLITANDRE.

Tenez, ma belle enfant,

Il lui donne un billet.

mettez-vous à ma place.

Si votre père injuste (il faut le supposer,

C’est par comparaison) vous faisait épouser,

Malgré votre penchant, vos soupirs et vos larmes,

Un homme ridicule, indigne de vos charmes ;

Qu’on sût qu’il n’eût agi dans cet hymen forcé,

Que par les mouvements d’un cœur intéressé,

Et que de cet époux abhorrant la figure...

ISABELLE.

J’en mourrais de douleur, Madame, je vous jure ;

Et cela fait sur moi si grande impression,

Que j’en ai, je l’avoue, un peu d’émotion.

CLITANDRE.

De cette émotion, quoi ! serais-je la cause ?

Craindriez-vous, hélas ! pour vous la même chose ?

Non, Monsieur votre père est trop juste et trop bon,

Pour prendre malgré vous un époux...

MONSIEUR ZÉRO.

Eh ! non, non :

Allez, sur ce chapitre elle n’a rien à craindre.

CLITANDRE.

Votre père n’est pas un homme à vous contraindre.

MONSIEUR DORIMON.

Je ne la contrains point ; et, jusques à présent,

Monsieur pourrait...

MONSIEUR ZÉRO.

De moi ne parlez nullement.

Bas à Dorimon.

Cette femme, entre nous, me semble extraordinaire.

CLITANDRE.

Votre fille m’enchante. Elle est d’un caractère

À se faire adorer de celui qui l’aura ;

Et que l’on dise ici tout ce que l’on voudra,

Elle a fait ma conquête. Elle est des plus charmantes.

ISABELLE.

Madame...

MONSIEUR DORIMON.

Elle vous dit des choses obligeantes :

Allons, répondez donc à son honnêteté.

ISABELLE.

D’un aveu si galant mon cœur est enchanté ;

Et vous avez sur moi pris un droit si suprême,

Que je ne puis vous dire à quel point je vous aime.

CLITANDRE.

Ah ! vous me ravissez. Je prends tant d’intérêt

À ce qui vous regarde...

MONSIEUR ZÉRO, à part.

Ah ! qu’elle me déplaît.

CLITANDRE.

Que je voudrais vous voir à votre gré pourvue.

MONSIEUR DORIMON.

C’est à quoi nous pensons : je n’ai point d’autre vue.

MONSIEUR ZÉRO.

Oui vraiment.

CLITANDRE.

Votre choix, peut-être, est déjà fait ?

MONSIEUR DORIMON.

Eh ! mais...

MONSIEUR ZÉRO.

Oui.

CLITANDRE.

C’est sans doute un aimable sujet ;

(Parlons confidemment) jeune ?

MONSIEUR DORIMON.

Assez.

CLITANDRE.

Bien fait, dites ?

MONSIEUR ZÉRO, à part.

Que cette femme-là fait de longues visites !

CLITANDRE.

Si vous n’aviez pas pris encor d’engagement,

Je vous proposerais pour cet objet charmant,

Un Cavalier...

MONSIEUR ZÉRO.

Plaît-il ?

CLITANDRE.

Dont je pourrais vous faire

Un fidèle portrait, si je n’étais sa mère.

MONSIEUR DORIMON.

Quoi ! vous avez, Madame, un fils à marier ?

CLITANDRE.

Et qui, dans peu, doit être un très riche héritier,

Non pas de moi sitôt ; mais d’une vieille Tante,

Qui possède aujourd’hui vingt mille écus de rente,

Sans compter les bienfaits qu’il peut, au premier jour,

Par son mérite seul obtenir de la Cour.

Clitandre sera riche.

MONSIEUR DORIMON.

Eh ! comment donc, Clitandre ?

Quoi ! serait-ce celui dont la Terre est à vendre ?

CLITANDRE.

Lui-même.

MONSIEUR DORIMON.

C’est à moi qu’il la vend.

CLITANDRE.

À vous ?

MONSIEUR DORIMON.

Oui ;

Et pour terminer tout, je l’attends aujourd’hui.

CLITANDRE.

Le hasard est plaisant.

MONSIEUR DORIMON.

En effet, le Notaire,

Qui s’est, pour m’obliger, mêlé de cette affaire,

M’a parlé de Clitandre avantageusement,

Et m’a dit qu’il serait très riche, un jour, vraiment.

L’offre dont je vous suis aujourd’hui redevable,

Pour ma fille et pour moi, sans doute, est honorable ;

Mais il est vrai que j’ai certains engagements

Qui ne permettent pas...

MONSIEUR ZÉRO.

Oh ! non, il n’est plus temps.

CLITANDRE.

Si vous avez, Monsieur, choisi pour votre fille,

Un Époux jeune, aimable et de bonne famille,

Je serai consolée ; et tel qui là-dessus

Tient de fort sots propos, alors n’en tiendra plus.

MONSIEUR DORIMON.

Quoi ! l’on parle déjà touchant ce mariage ?

CLITANDRE.

Dispensez-moi, Monsieur, d’en dire davantage :

Il ne me convient pas de vous faire rapport

Des discours d’un public, qui quelquefois a tort.

C’est à vous de juger de ce que l’on peut dire

Sur un sujet pareil. Adieu, je me retire.

Point de chagrin, ma belle, et suivez mon avis :

Que sert de s’affliger ? nos destins sont écrits ;

Mais il faut, s’il vous plaît, avant que je vous quitte...

Il embrasse Isabelle, Dorimon le reconduit.

MONSIEUR ZÉRO, à part.

Encore ! au diable soit et la Dame et sa suite.

 

 

Scène VIII

 

MONSIEUR DORIMON, MONSIEUR ZÉRO, ISABELLE, LISETTE

 

MONSIEUR ZÉRO, à Isabelle.

N’allez pas davantage ici la recevoir,

Au moins.

ISABELLE.

Pourquoi, Monsieur ?

LISETTE.

Je la crois bonne à voir.

ISABELLE.

Elle fait voir en tout une grâce infinie.

LISETTE.

Elle a beaucoup d’esprit.

MONSIEUR ZÉRO.

Mauvaise compagnie.

LISETTE.

Votre père revient ; il a l’air sérieux.

ISABELLE.

Et qu’en penserais-tu ?

LISETTE.

C’est bon signe, tant mieux.

MONSIEUR DORIMON.

Sa conversation m’a paru singulière.

MONSIEUR ZÉRO.

Cette femme m’a l’air d’être bien tracassière ;

Je la crois double un peu, je vous en avertis :

Nous avons bien à faire, et d’elle et de son fils.

MONSIEUR DORIMON.

En effet, ses discours faisaient assez comprendre

Qu’elle savait fort bien que vous étiez mon Gendre.

MONSIEUR ZÉRO.

C’est en quoi son esprit est tout des plus mauvais.

Pour nous brouiller ensemble elle venait exprès.

MONSIEUR DORIMON.

Si je l’en crois pourtant les propos ridicules,

Que sur moi dans le monde...

MONSIEUR ZÉRO.

Ah ! cessez vos scrupules ;

Et prenez là-dessus la résolution

De vous guérir un peu l’imagination.

Avez-vous au Public quelques comptes à rendre ?

N’est-ce pas de vous seul que vous devez dépendre ?

Ceux qui parlent sont gens jaloux de mon état ;

Et je les ferais taire en signant le contrat.

MONSIEUR DORIMON.

Pensez-vous que ma fille, après cette visite...

Monsieur Dorimon et Monsieur Zéro se promènent dans le fond du Théâtre.

LISETTE, à Isabelle.

Ils se sont éloignés ; lisez le billet vite.

MONSIEUR DORIMON.

Après de tels discours, il sera malaisé

De trouver sur cela son esprit disposé.

MONSIEUR ZÉRO,

Mais quelque impression que la Dame ait pu faire,

On oppose à cela l’autorité de père.

Vous êtes un trembleur ; et moi-même je vais

Lui porter la parole, et faire tous les frais.

MONSIEUR DORIMON.

Il ne faut pourtant pas tout d’un coup la surprendre.

MONSIEUR ZÉRO.

Avec précaution je vais me faire entendre :

Allez, ne craignez rien, c’est mon intention

D’agir en cette affaire avec précaution,

La chose ne doit point être dite si crue.

À Isabelle.

Eh bien ! à m’épouser êtes-vous résolue ?

On dresse le contrat ; et, sans tant barguigner,

Dès qu’il sera venu, voulez-vous le signer ?

ISABELLE.

Oui, Monsieur, j’y consens, et suis prête de faire

Tout ce que là-dessus a résolu mon père.

MONSIEUR DORIMON,

Eh ! comment ?

MONSIEUR ZÉRO.

Vous venez d’entendre son aveu.

Eh bien ! qu’en dites-vous ? sais-je m’y prendre un peu ?

Ferez-vous des sermons ? et viendrez-vous me dire,

Comment auprès du sexe il faudra me conduire ?

MONSIEUR DORIMON.

Sur son cœur vous avez produit un grand effet.

Tout mon désir était de le voir satisfait.

Mais quoique...

MONSIEUR ZÉRO.

Point de mais. Qu’allez-vous encor dire ?

Si vous vous en mêlez, vous la ferez dédire ;

Et ce que j’ai fait là vous allez le gâter...

Bon ! voilà le contrat qu’on vient nous apporter.

 

 

Scène IX

 

MONSIEUR DORIMON, MONSIEUR ZÉRO, ISABELLE, LISETTE, FRONTIN, en Clerc de Notaire

 

FRONTIN.

Monsieur, c’est de la part de Monsieur le Notaire ;

Et, comme il est mandé pour faire un inventaire,

À sa place je viens apporter deux contrats,

Auxquels il ne faut plus que votre nom au bas.

L’un est l’acte de vente, au sujet d’une Terre,

Dont Clitandre aujourd’hui vous fait propriétaire ;

Et l’autre est le contrat d’Isabelle, passé...

MONSIEUR ZÉRO.

Signons à celui-là, j’y suis intéressé.

 

 

Scène X

 

MONSIEUR DORIMON, MONSIEUR ZÉRO, ISABELLE, LISETTE, FRONTIN, en Clerc, UN LAQUAIS

 

LE LAQUAIS.

Monsieur, c’est un Monsieur qui s’appelle Clitandre.

FRONTIN.

Ah ! bon ; fort à propos il vient ici se rendre.

Nous allons terminer notre acquisition.

MONSIEUR ZÉRO, à Monsieur Dorimon.

Finissez avec lui sans conversation.

 

 

Scène XI

 

MONSIEUR DORIMON, MONSIEUR ZÉRO, ISABELLE, CLITANDRE, LISETTE, FRONTIN, en Clerc de Notaire

 

CLITANDRE.

Si j’avais eu, Monsieur, l’honneur de vous connaître,

De ma Terre plus tôt vous auriez été maître,

Et sans qu’il fût besoin de compter ici j’or.

À ces conditions, je vous la laisse encor.

MONSIEUR DORIMON.

Telles offres, Monsieur, ont lieu de me confondre.

C’est l’argent à la main que j’y prétends répondre.

À Monsieur Zéro.

Voilà ce qui s’appelle un Cavalier parfait.

Pour plaire, c’est ainsi que l’on doit être fait.

À Clitandre.

Je suis au désespoir que notre connaissance

Se soit faite si tard.

MONSIEUR ZÉRO, bas.

Oh ! je perds patience.

Haut, à Monsieur Dorimon.

Eh ! morbleu finissez tous ces fades propos.

À Clitandre.

Monsieur, voulez-vous bien nous laisser en repos ?

CLITANDRE.

Comment donc ?...

MONSIEUR DORIMON.

Ah, Monsieur ! excusez, je vous prie.

À Monsieur Zéro.

Quel caprice est le vôtre ! et quelle brusquerie !

Je ne sais qui me tient, dans mon ressentiment...

MONSIEUR ZÉRO, bas.

Le beau-père aujourd’hui radote assurément.

Haut.

Eh bien ! ce maître Clerc fera-t-il diligence ?

MONSIEUR DORIMON.

Quel homme ! ah, que je suis !...

FRONTIN.

Vous plaît-il qu’on commence

Par 1’acte de la vente ?

MONSIEUR DORIMON.

Oui, vraiment, il faut bien

Commencer par Monsieur.

CLITANDRE.

Non, il n’en sera rien :

Finissez le contrat fait pour Mademoiselle.

MONSIEUR DORIMON.

Non, non ; vous passerez, s’il vous plaît, devant elle.

FRONTIN.

Contrat de mar...

MONSIEUR DORIMON.

Signez.

FRONTIN.

Ce n’est pas celui-là,

Ah ! bon, Acte de vente.

CLITANDRE, à Dorimon.

Après vous.

FRONTIN.

Le voilà.

Fort bien.

ISABELLE, à Lisette.

Ont-ils signé ? Le cœur me bat, Lisette.

LISETTE.

Ils signent à présent... Ma foi ! l’affaire est faite.

FRONTIN.

Ah ! j’enrage ! ah ! morbleu...

MONSIEUR DORIMON.

Quels sont ces mouvements ?

FRONTIN.

Voilà ce qu’ont produit tous vos longs compliments.

Ils m’ont ici fait faire une faute étonnante.

L’un voulait le contrat, l’autre voulait la vente ;

Et vos civilités ont fait pour résultat,

Que vous avez signé tous les deux le contrat.

MONSIEUR DORIMON.

Eh ! comment ? le contrat est au nom de Clitandre ?

FRONTIN.

Commentai-je donc fait ? je n’y puis rien comprendre,

J’étais apparemment si rempli de ce nom,

Qu’au lieu d’avoir écrit...

MONSIEUR ZÉRO.

Ah ! le maudit brouillon !

Voilà, je vous l’avoue, un sot Clerc de Notaire !

On voit assez qu’il est du choix de mon beau-père.

MONSIEUR DORIMON.

Cette méprise a lieu de me surprendre fort.

Mais quoi ! je vois ici bien des regards d’accord !

Clitandre...

CLITANDRE.

Ah ! que pour moi cette erreur est aimable !

FRONTIN.

Cette faute, Monsieur, n’est pas irréparable ;

Et je vais...

CLITANDRE.

Attendez, laissez-moi, quelqu’instant,

Être l’heureux époux de cet objet charmant.

MONSIEUR ZÉRO.

Ah ! j’enrage ! Voilà vos façons ordinaires.

Pour voulair terminer à-la-fois deux affaires,

Vous n’en pouvez jamais faire une comme il faut.

Vous vouliez cependant me reprendre tantôt.

De répréhension qui de nous deux est digne ?

Il signe sottement sans savoir ce qu’il signe.

MONSIEUR DORIMON.

Ah ! que de tels discours pour moi sont insultants !

C’en est fait, plus d’égards j’ai souffert trop longtemps.

Tout ceci me fait voir à quel excès mon âme,

En m’unissant à vous, était digne de blâme.

FRONTIN.

Il en faut faire un autre. Il n’est que ce moyen

Pour changer...

MONSIEUR DORIMON.

Non, Monsieur, vous ne changerez rien.

Que ce soit par erreur, que ce soit par adresse,

Tel que vous l’avez fait, je prétends qu’on le laisse,

Et que mes intérêts ne soient jamais liés

Avec ceux de Monsieur ; Isabelle, signez.

MONSIEUR ZÉRO.

Bon, bon, vous badinez : Isabelle est trop sage...

LISETTE.

Oh ! non, non ; ma maîtresse aime le badinage.

CLITANDRE.

J’adorais Isabelle, et j’avoue en effet...

MONSIEUR DORIMON.

Je vous pardonne tout ce que vous avez fait.

Je sais vos qualités, vos biens, votre famille.

Vous aurez ma tendresse, et la main de ma fille.

MONSIEUR ZÉRO.

Quoi ! c’est donc tout de bon ? ah ! je m’en vengerai,

Oui, j’en aurai raison, ou bien je ne pourrai.

Par surprise sa main vous est ici donnée ;

Et je vous ferai voir, après cet hyménée,

Que j’étais, plus que vous, digne d’avoir sa foi ;

Et qu’un mari doit craindre un Rival tel que moi.

À Isabelle.

Pour vous, Mademoiselle, il est extraordinaire

Que vous ne disiez rien sur une telle affaire ;

Mais vous regretterez ma tendresse, mes soins

Et mes biens. Adieu.

 

 

Scène XII

 

MONSIEUR DORIMON, CLITANDRE, ISABELLE, LISETTE, FRONTIN

 

LISETTE.

Bon ! c’est un zéro de moins.

MONSIEUR DORIMON.

Entrons dans la maison terminer toutes choses.

vive, vive l’Amour et ses métamorphoses !

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