Suzette (Jean-François BAYARD - Adolphe D'ENNERY - DUMANOIR)

Comédie-vaudeville en deux actes

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le théâtre des Variétés, le 18 décembre 1837.

 

Personnages

 

PASTOLIN

ÉDOUARD DELPRÉ, commis-voyageur

WAGNER

ZÉPHIR

PIERRE, domestique de Pastolin

UN GARÇON D’AUBERGE

SUZETTE

HÉLOÏSE

 

 

ACTE I

 

Le théâtre représente le jardin de la maison du télégraphe. Dans le fond, la grille d’entrée.

 

 

Scène première

 

ZÉPHIR, GARDES NATIONAUX, HÉLOÏSE[1]

 

Au lever du rideau les gardes nationaux, au nombre de cinq, manœuvrent, commandés par Zéphir.

ZÉPHIR, marchant devant eux.

Droite !... gauche !... droite !... gauche !... Halte !... Front !... À droite... alignement !

HÉLOÏSE, entrant, avec des bouquets dans son tablier[2].

Voici des bouquets !... voici des bouquets !... pour mettre au bout des fusils... un jour de noce, c’est l’usage.

ZÉPHIR.

C’est-z-avec plaisir, madame veuve Giraudeau.

Commandant.

Reposez... vos armes !

HÉLOÏSE, distribuant des bouquets.

Une drôle d’idée que vous avez là, monsieur Zéphir, de faire manœuvrer votre compagnie dans le jardin, au milieu des fleurs et des légumes... et à la porte de l’habitation !

ZÉPHIR.

C’est pour être plus vite à l’abri en cas d’orage... le temps est à l’eau, et je n’ai pas voulu exposer ces messieurs à l’intempérie de la saison. Écoutez donc, pour être voltigeur dans la garde nationale, on n’est pas forcé de s’enrhumer...

Commandant.

Attention... Portez... armes !

 

 

Scène II

 

ZÉPHIR, GARDES NATIONAUX, HÉLOÏSE, ÉDOUARD[3]

 

ÉDOUARD, dans le fond.

Permettez... M. Pastolin, s’il vous plaît ?...

HÉLOÏSE.

M. Pastolin, inspecteur du télégraphe de Fontenay ?...

ZÉPHIR.

Capitaine de notre compagnie de voltigeurs, et le meilleur homme !... N’est-ce pas, mes amis, que c’est-z-un bon homme que notre capitaine ?

TOUS.

Oh ! oui, oui !...

ÉDOUARD.

On me l’a dit, en effet... Pourrais-je lui parler ?...

HÉLOÏSE.

En ce moment, monsieur, c’est assez difficultueux !... Il est à sa lunette.

ZÉPHIR.

Et quand il est à sa lunette, défense de le déranger.

Commandant.

Arme... bras !

ÉDOUARD, les regardant.

Singulier plaisir qu’ils se donnent, ces particuliers-là !

HÉLOÏSE.

Est-ce quelque chose qu’on puisse lui dire, monsieur ?

ÉDOUARD.

Merci, madame... ou mademoiselle... je reviendrai lui parler... je pense que je pourrai dans la journée...

ZÉPHIR.

Eh ! mais... c’est selon... M. Pastolin se marie-t-aujourd’hui à l’église... fin finale...

ÉDOUARD.

Ah ! il se marie... peut-être avec mademoiselle ?...

HÉLOÏSE.

Non, monsieur... je suis sa cousine.

ZÉPHIR.

Mademoiselle est veuf !

Commandant.

Portez... armes ! Reposez... armes !

Ils laissent tomber leurs fusils.

ÉDOUARD, au bruit des fusils.

Que le diable l’emporte, celui-là !... Pardon, puisque M. Pastolin est occupé en ce moment, je repasserai. J’ai quelques lettres à porter...

Lisant une adresse.

Voyons celle-ci... Mademoiselle Suzette Ferrière... à Fontenay, près Montargis...

HÉLOÏSE.

Suzette Ferrière ?... grande rue, n° 10... c’est la mariée.

ÉDOUARD.

En vérité !... Je n’ai pas de temps à perdre !...

ZÉPHIR.

Le marié-z-est peut-être libre en ce moment-z-ici.

ÉDOUARD, le regardant, et riant.

Permettez, monsieur... est ?...

ZÉPHIR.

Moi,-z-inconnu !...

Air de l’Apothicaire.

Je suis tanneur en ce moment,
C’est dans les cuirs que je m’exerce ;
C’est-z-un commerce conséquent...

ÉDOUARD.

Vous faites honneur au commerce !...
Vous auriez, selon vos désirs,
La fortune... et des plus complètes,
Si dans le commerce des cuirs
Vous vendiez tout ceux que vous faites.

Il sort, et en courant se jette au milieu des gardes nationaux.

Ah ! excusez... je ne voyais pas votre corps d’armée.

Il sort par le fond.

ZÉPHIR.

Eh bien !... eh bien !... est-il butor, ce jeune homme, de déranger mes hommes comme ça !...

HÉLOÏSE.

Que peut-il vouloir à M. Pastolin ?

ZÉPHIR.

C’est quelque employé du télégraphe... À vos rangs !...

Commandant.

Attention !...

Pastolin paraît sur l’escalier, à droite de l’acteur, en robe de chambre et en bonnet grec.

HÉLOÏSE.

Ah ! voilà le cousin !... Et ce jeune homme !... Monsieur ?...

Elle court à la porte.

ZÉPHIR.

Le capitaine !...

Commandant.

Portez... armes !

 

 

Scène III

 

PASTOLIN, ZÉPHIR, HÉLOÏSE, LES GARDES NATIONAUX

 

PASTOLIN, se découvrant.

Honneur au courage civil et militaire !...

TOUS.

Vive le capitaine !

ZÉPHIR.

Vive notre bon capitaine !

HÉLOÏSE, revenant.

Il est déjà loin.

PASTOLIN, toujours sur l’escalier.

Voltigeurs !... c’est avec une satisfaction toujours nouvelle que je me trouve au milieu de vous... Sergent Zéphir ?

ZÉPHIR.

Capitaine !...

PASTOLIN.

J’approuve et ratifie !... Rien ne pouvait m’être plus agréable, le jour de mon mariage, que d’y voir assister ma compagnie de voltigeurs, la plus belle de Fontenay, Montargis et autres lieux !... C’est ici que se fera le repas de noce... Voltigeurs !... je vous invite tous... à la messe... C’est ma femme, ma charmante Suzette, qui passera la revue après avoir reçu la bénédiction nuptiale.

HÉLOÏSE.

Par exemple !...

PASTOLIN, descendant en scène[4].

Sergent Zéphir !... avancez à l’ordre...

ZÉPHIR, commandant.

Arme... bras !

Il approche.

PASTOLIN.

Que la tenue soit plus soignée... un air de fête sur les physionomies du premier rang.

ZÉPHIR.

Capitaine, nous n’avons qu’un rang...

PASTOLIN.

Je m’entends... et des bouquets en guise de baïonnettes.

ZÉPHIR, lui montrant le bouquet au bout de son fusil.

Capitaine...

PASTOLIN.

C’est bien... Il y aura ici deux cruches d’eau sucrée pour les uniformes complets... les bizets ne seront pas reçus à l’église... Votre sabre ?...

HÉLOÏSE.

Eh bien !... eh bien !... qu’est-ce qu’il va faire ?

PASTOLIN, commandant.

Attention... voltigeurs ! Portez... armes ! Arme... bras ! Par le flanc droit... droite ! Par file à droite, pas accéléré... en avant... marche !... Allez vous promener !...

Les gardes nationaux font tous les mouvements indiqués et finissent par sortir, suivis par Zéphir qui a repris son sabre.

CHŒUR.

Air.

En avant, le devoir t’appelle,
Marche au pas, soldat citoyen.
Sans jamais faillir d’un’ semelle :
D’avancer c’est le vrai moyen !

HÉLOÏSE.

Enfin, voilà la force armée sortie !...

 

 

Scène IV

 

HÉLOÏSE, PASTOLIN

 

PASTOLIN.

Et maintenant, laissez-moi tranquille !... que je sois heureux à mon aise !... Hein ?... cousine Héloïse... quel bonheur !... il fait du brouillard... il pleuvra... c’est le ciel qui bénit mon union !

HÉLOÏSE.

Qu’est-ce que vous dites là ?

PASTOLIN.

Sans doute, veuve Giraudeau... du brouillard !... par conséquent, pas de nouvelles télégraphiques à transmettre ! Je suis tout à mon mariage... tout à ma femme... C’est donc aujourd’hui ! je ne me sens pas d’aise... je ne pèse pas cent gros... il me semble que j’en porterais la nouvelle à Paris, aussi vite avec mes jambes que le télégraphe avec ses bras. Mais où donc est ma Suzette ? quand elle n’est pas là, je sens que je ne suis pas au complet... il me manque une moitié de moi-même, et la plus agréable, j’ose le dire.

HÉLOÏSE.

Ne vous impatientez pas, elle va venir... elle est à sa toilette.

PASTOLIN.

Sa toilette ?... Est-ce qu’elle en a besoin ?... est-ce que les anges ont besoin de toilette ?

HÉLOÏSE.

Oui, ce serait gentil, si elle arrivait en costume d’ange !... Mais quel feu ! quelle chaleur vous y mettez !... Savez-vous que l’amour vous rajeunit beaucoup !

PASTOLIN.

Allons donc l’amour ! à mon âge !... ne me faites pas ridicule, ma chère !... comme si, en fait de mariage, j’en étais à mon premier.

HÉLOÏSE.

Comment, monsieur, ce serait le second ?

PASTOLIN.

Non, non, au contraire... c’est le troisième.

HÉLOÏSE.

Miséricorde ! le troisième !...

PASTOLIN.

Certainement !... dans les télégraphes, c’est toujours comme ça... toujours au poste fixe ! Nous ne pouvons pas aller chercher le bonheur dehors, il faut bien qu’il vienne s’installer chez nous.

HÉLOÏSE.

Ah ! vous avez toujours été heureux !

PASTOLIN.

Mais jugez-en... Mon numéro un fut un mariage d’amour... j’étais adolescent... il y a quelques années de cela... ma femme était ravissante... et moi, je n’étais pas mal...

HÉLOÏSE.

Il y a quelques années de cela !

PASTOLIN.

Nous ne nous quittions pas, et, chaque jour, ma Lisa... elle s’appelait Lisa ! ma Lisa avait la douce habitude de me jurer amour, fidélité, constance... Un matin que le télégraphe donnait beaucoup... c’était sous l’Empire, campagne de Russie...je n’étais pas là pour recevoir le dit serment...

HÉLOÏSE.

Eh bien ?

PASTOLIN.

Un autre le recevait à ma place.

HÉLOÏSE.

Un autre ?

PASTOLIN.

Un jeune Vélite !... Et, quelque temps après, la loi du divorce dont nous jouissions dans tout ses avantages, légalisait une séparation de corps et d’âme que Lisa venait d’opérer à l’aide de son jeune Vélite, comme j’avais l’honneur de vous le dire.

HÉLOÏSE.

Elle était partie ?...

PASTOLIN.

Amour, fidélité, constance, voyageaient sur la route du Kremlin.

HÉLOÏSE.

Et après cela, vous avez osé vous remarier !

PASTOLIN.

Tiens ! pourquoi donc pas ?... Moi, j’aime les femmes, j’aime naturellement les femmes... Cette fois, c’était un mariage d’argent... Célestine... elle s’appelait Célestine... était assez laide au positif, mais très riche au figuré...

HÉLOÏSE.

Comment, au figuré ?

PASTOLIN.

Air : Qu’il est flatteur d’épouser celle.

Sans doute... on me livra ma femme ;
Mais son père, le lendemain,
Faisait faillite !...

HÉLOÏSE.

Oh ! c’est infâme !

PASTOLIN.

En poste il s’éloigna soudain...
Hein ? pour moi quelle double chance !
Du numéro deux... c’est commun !...
La dot rejoignait hors de France
La vertu du numéro un.

Encore un divorce !

HÉLOÏSE, riant.

Ah ! ah ! ah !... pauvre M. Pastolin... un si bon homme !

PASTOLIN.

Oui, c’est toujours aux bons hommes que ça arrive !

HÉLOÏSE.

Espérez, du moins, que votre numéro trois...

PASTOLIN.

Oh ! pour celui-là, je suis tranquille !... je suis riche, et je ne lui demande pas de fortune... ça se trouve bien, elle n’a pas le sou !... Ce qu’il me faut, c’est une femme qui me tienne compagnie, et me fasse oublier ma solitude ; une femme un peu causeuse... dans votre genre... je dirai même un peu bavarde, toujours dans votre... dont le babil me délasse de la conversation muette du télégraphe... qui me lise mes journaux le matin, et des romans le soir... Enfin, une langue bien déliée et les premiers éléments de la lecture... c’est tout ce que je désire, et ce n’est pas être trop exigeant.

HÉLOÏSE.

Non... à cet égard-là vous ne pouviez pas mieux tomber... Suzette, en bonne justice, doit causer plus qu’une autre pour se rattraper.

PASTOLIN.

Comment, pour se rattraper ?

HÉLOÏSE.

Dam ! savez-vous qu’à l’âge de six ans elle ne parlait pas encore... on la croyait muette... à neuf ans, sa langue embarrassée bégayait à peine quelques mots... et ce n’est qu’à dix qu’elle a parlé comme tout le monde...et encore il y a des jours...

PASTOLIN.

Vrai ! il se pourrait !... mais alors, c’est une femme inventée tout exprès pour mon usage particulier... une femme qui a dix ans de silence forcé à racheter !... Dieu ! quel arriéré de paroles !... les belles épargnes !...

 

 

Scène V

 

HÉLOÏSE, PASTOLIN, SUZETTE[5]

 

SUZETTE, en dehors.

C’est bien !... au salon !... j’y vais...

PASTOLIN.

C’est elle !

SUZETTE.

Ah ! vous voilà, je vous trouve enfin !

HÉLOÏSE.

Qu’as-tu donc ?... tu parais irritée !

PASTOLIN.

Chère petite !...

SUZETTE.

J’ai... que je suis furieuse contre mon bon ami... contre toi... contre tout le monde !...

HÉLOÏSE.

Ah ! mon Dieu !

PASTOLIN.

Et pourquoi cette grande colère mam’selle ?... Car vous êtes encore mam’selle... elle jouit de son reste.

HÉLOÏSE.

Enfin, pourquoi ?...

SUZETTE.

Parce qu’on ne s’occupe de rien !... parce qu’on me laisse le soin de toutes les grandes affaires... parce qu’il faut que je veille à tout... que je sois partout... La mariée !... un jour de noce !... mais où en serait-on ici si je n’avais de la tête pour tous les autres !...

PASTOLIN.

Comme elle va !... comme elle va !... décidément, cette fois, j’ai la main heureuse !...

SUZETTE.

C’est toi surtout que je blâme, cousine.

HÉLOÏSE.

Moi ?

SUZETTE.

Que mon futur ne s’occupe de rien, cela se conçoit, il est tout entier à son bonheur, il ne peut pas songer à autre chose... moi, c’est différent, j’ai tout ma raison, et je réfléchis pour deux... Mais toi, cousine, tu devrais songer qu’il reste encore les musiciens à choisir, l’orchestre à préparer... pour le bal... Oh ! j’y tiens !... je veux danser... pour m’étourdir !...

HÉLOÏSE.

Tu es assez étourdie comme ça !

SUZETTE.

Méchante !... et M. le maire avec son écharpe !...

Air : De sommeiller encor, ma chère.

Il ne sait pas, j’en suis certaine,
Que la noce est pour ce matin !
Il faut pourtant qu’on le prévienne ;
Mais rien ne marche...

HÉLOÏSE.

Hein ! quel moulin !

PASTOLIN.

Des épargnes de ma future
Qu’est-ce donc qu’il me restera,
Si, depuis dix ans que ça dure,
Elle va toujours ce train-là !

HÉLOÏSE.

Allons, allons, je vais donner des ordres... Mais, à propos, tu n’as pas vu quelqu’un qui te demandait tout à l’heure ?

SUZETTE.

Non, je n’ai vu personne... Mais va donc, laisse nous... j’ai à causer sérieusement avec monsieur...

HÉLOÏSE.

Sérieusement.

Riant.

Ah ! ah ! ah !

Elle sort.

 

 

Scène VI

 

SUZETTE, PASTOLIN

 

SUZETTE.

Mon bon ami !...

PASTOLIN.

Mademoiselle ! nous allons donc causer sérieusement ?

SUZETTE.

Si vous voulez bien le permettre !...

PASTOLIN.

Soit... j’écoute sans vous interrompre... je promets même de ne pas rire.

SUZETTE.

C’est bien... j’y compte... parce que voyez vous, au point où nous sommes, après la signature du contrat... on ne doit point avoir de secret pour son mari !...

PASTOLIN, la regardant en souriant.

Ah ! mon Dieu !

SUZETTE,

Vous m’avez promis de ne pas rire !...

PASTOLIN.

C’est juste...

SUZETTE.

Eh ! bien ! vous saurez donc, monsieur...

PASTOLIN.

Qu’est-ce que je saurai, madame ?

SUZETTE.

Que depuis six mois...

PASTOLIN.

Depuis six mois ?...

SUZETTE, baissant les yeux.

J’ai...

PASTOLIN.

Vous avez ?... allons donc !

SUZETTE.

J’ai une intrigue... d’amour.

PASTOLIN, furieux.

Hein !... comment !... une intrigue d’amour !...

SUZETTE.

Oh ! rappelez-vous votre promesse !...

PASTOLIN.

Ma promesse !... ma promesse !... Je vous avais promis de ne pas rire, et il me semble, chère amie, que je ne ris pas !... une intrigue !... et avec qui ?...

SUZETTE.

Avec un jeune homme...

PASTOLIN.

Eh ! pardieu ! je le pense bien !... et ce jeune homme, quel est-il ?... comment est-il ?...

SUZETTE.

Ça... je l’ignore.

PASTOLIN.

Vous l’ignorez !... laissez-moi donc tranquille !...

SUZETTE.

Je ne lui ai jamais parlé... je ne l’ai jamais vu.

PASTOLIN.

Ah ! vous ne le connaissez pas ?...

SUZETTE.

Pas autrement que par ses lettres.

PASTOLIN.

Des lettres !...

SUZETTE.

Et il paraît qu’il me connaissait très bien, car il m’écrivait que j’étais jolie et que tout le monde devait m’aimer.

PASTOLIN.

L’insolent !

SUZETTE.

Mais non, je ne trouve pas... au contraire.

PASTOLIN.

Mais ces lettres !... ces lettres !...

SUZETTE, les lui tendant.

Je vous les apportais.

PASTOLIN, calmé.

Vous me les... ah ! c’est bien !... c’est très bien !... c’est d’une honnête personne ce que vous faites là !...

SUZETTE.

Mais c’est tout simple... vous avez toujours été si bon pour moi !... pauvre orpheline, je n’avais qu’un ami, qu’un soutien, c’était vous... et depuis, vous m’avez choisie pour votre femme... quoique je n’eusse rien... ça ne s’oublie pas, voyez-vous !... aussi, j’ai voulu y mettre de la franchise, et vous saurez tout avant le mariage... parce qu’après... après... on dit que c’est terrible !...

PASTOLIN.

Oui, c’est fort désagréable !... et je vous remercie de l’intention, certainement... Mais ce jeune homme, voyons d’abord... il a un nom, que diable !... je suis sûr que c’est quel que mauvais sujet... quelque vaurien...

Lisant la signature d’une lettre.

Oscar... Oscar... Granger.

À part.

Ah ! bah !...

SUZETTE.

Hein ? quel joli nom !... Oscar !...

PASTOLIN, à part.

Le fils de mon vieil ami Granger !...

SUZETTE,

Et puis je me le figure...

PASTOLIN.

Je ne vous demande pas comment.

SUZETTE.

Jeune...

PASTOLIN.

Qu’est-ce que ça me fait ?...

SUZETTE.

Blond... avec des yeux noirs.

PASTOLIN.

Mais encore une fois...

SUZETTE.

Et puis des moustaches... oh ! j’aime tant les moustaches !

PASTOLIN.

C’est pour me faire remarquer que je n’en ai pas, que vous dites ça !... mais lui, cet intrigant... car je suis sûr que c’est un vil intrigant... comment vous connaissait-il ?

SUZETTE.

Par sa sœur, une demoiselle très aimable, qui fait des portraits pour de l’argent... et qui fit le mien gratis, au château de la Garenne, où je l’avais vue... Elle me parlait toujours de son frère, comme plus tard elle lui parla de moi, en lui montrant ce portrait qu’elle avait emporté... il paraît que ça lui donna des idées, à ce jeune homme... car un jour il m’écrivit pour sa sœur qui était malade... et des choses bien tendres... comme vous verrez... Au bout de quelque temps... ou plutôt de quelques lettres, il s’est trouvé que nous nous aimions tous deux, de loin... depuis, ça a toujours été en augmentant, et...

PASTOLIN.

Et ?...

SUZETTE.

Et voilà.

PASTOLIN.

Oui, voilà ! voilà !... voilà qui est fort décourageant ! et si vous l’aimez, ce jeune imaginaire... comment avez-vous consenti à m’épouser ?...

SUZETTE.

C’est justement à cause de cela.

PASTOLIN.

Hein ?... à cause de quoi ?...

SUZETTE.

Tenez... je voulais le voir... je le rêvais si beau !... Mais lisez sa réponse... jetez les yeux sur cette lettre... la dixième... cette phrase mystérieuse... « Vous ne me verrez jamais !... jamais je ne me montrerai à vos yeux : j’ai pour cela des raisons... » Il s’arrête là !... des points... et la tache d’une larme qui l’a interrompu...

PASTOLIN.

Allons donc !... c’est un pâté !... Petit drôle !... ils disent tous qu’on ne les verra jamais... qu’ils ne se montreront pas... et un beau jour, ils arrivent pour vous faire...

SUZETTE.

Quoi donc ?...

PASTOLIN.

Des sottises...

SUZETTE.

Oh ! non... il ne viendra jamais puisqu’il me l’a écrit... mais il pense toujours à moi... comme je pense à lui... je lui parle, je cause avec lui, comme s’il était là... comme s’il m’entendait... et ça me fait plaisir.

PASTOLIN.

Et j’écoute tout ça !... imbécile !... Mais en comment, diable, concilier cet amour-là avec vos devoirs d’épouse ?

SUZETTE.

Oh ! très bien.

PASTOLIN.

Très bien ?...

SUZETTE.

Sans doute ! puisqu’il ne viendra pas... puisqu’il ne viendra jamais... voilà pourquoi je suis prête à vous épouser... c’est clair !...

PASTOLIN.

Et voilà de ces raisonnements de femmes qui vous embarbouillent l’intelligence... ça n’a pas le sens commun, et il n’y a rien à répondre.

SUZETTE.

Ainsi, mon bon ami, voyez, réfléchissez... vous savez tout maintenant... le reste vous regarde... vous avez ma parole... je ne pense pas à y manquer... de vous dépend mon sort, et, quel qu’il soit, que vous m’épousiez... ou que vous ne m’épousiez pas... je ne vous aimerai pas moins...

Lui prenant la main.

comme je ne puis pas vous aimer davantage !... Adieu.

Elle sort vivement.

 

 

Scène VII

 

PASTOLIN, ensuite PIERRE

 

PASTOLIN, seul

Je tombe en pétrification !...ça allait si bien !... j’étais heureux, tranquille, confiant, j’avais juste mon numéro... trois... une femme qui parle, parle, parle !... et voilà un amant, une passion, des lettres, tout ce qui constitue cette chose désagréable qu’on appelle... enfin, n’importe !

Ouvrant une lettre.

C’est vrai que l’autre lui écrit qu’il ne viendra pas, qu’il ne paraitra jamais à ses yeux...

Avec colère.

Tu mens... vaurien... tu viendras quand elle sera ma femme... je connais ça... et elle trouvera encore quelque raisonnement... Non, non, non !... c’est fini !...

Appelant.

Pierre !... j’aime mieux rester veuf que de devenir...

Appelant.

Pierre !... Pierre !...

PIERRE, accourant.

Voilà, voilà, not’ Monsieur !...

PASTOLIN.

Eh ! vite !... cours chez M. le maire...

PIERRE, courant pour sortir.

Oui, monsieur.

PASTOLIN.

Eh !... Pierre !... que lui diras-tu, imbécile ?

PIERRE.

Dam !... not’ Monsieur, tout ce que vous voudrez.

PASTOLIN.

Eh bien ! dis-lui de renfermer son écharpe et son exhortation paternelle pour une autre occasion... notre mariage est ajourné.

PIERRE.

Ah ! bah !... comme ça, Monsieur ne sera pas...

PASTOLIN.

Hein ?...

PIERRE.

Marié, aujourd’hui ?...

PASTOLIN.

Eh ! va donc !...

Se promenant avec agitation.

Non, non, je ne le serai pas...

ÉDOUARD, paraissant dans le fond.

Monsieur Pastolin ?...

PIERRE.

Le voilà lui-même.

Il sort.

 

 

Scène VIII

 

PASTOLIN, ÉDOUARD

 

ÉDOUARD, saluant.

Monsieur...

PASTOLIN, sans le voir.

Pauvre Suzette ! ça me coûte d’y renoncer !... Je l’aimais... là... un peu... un dernier amour !...

ÉDOUARD.

Monsieur...

PASTOLIN.

Ah ! monsieur... puis-je savoir...

À part.

Qui se serait attendu !... ça me casse bras et jambes !...

Haut.

à qui j’ai l’honneur de parler ?

ÉDOUARD.

Monsieur, je viens...

PASTOLIN.

Pour la noce ?... mais il n’y en a pas.

ÉDOUARD.

Hélas !... c’est pour une bien triste nouvelle !

PASTOLIN.

Bon !... ça ne pouvait pas manquer !... Le proverbe : « Toujours la paire de catastrophes. » Parlez, monsieur, je me croise les bras comme mon télégraphe et j’attends le coup... parlez !...

ÉDOUARD.

Je viens de la part d’un de vos bons amis... qui m’envoie...

PASTOLIN.

Il est mort ?...

ÉDOUARD.

Pas tout-à-fait... c’est M. Granger...

PASTOLIN.

Granger !... Ah ciel !... seriez-vous son fils ?... vous êtes son fils ?...

À part.

son vaurien de fils !... Et il avait écrit : Jamais !...

ÉDOUARD.

Son fils ?...

PASTOLIN, à part.

J’ai envie de le frapper !...

ÉDOUARD.

Non, monsieur, je n’ai pas cet avantage, et je m’en félicite.

PASTOLIN.

Ah ! vous n’êtes pas... et vous vous félicitez...

ÉDOUARD.

Ce n’est pas que M. Granger ne soit un homme fort estimable... et je serais flatté de l’avoir pour père...

PASTOLIN.

Ah çà ! entendons-nous : vous seriez flatté de l’avoir pour père, et vous vous félicitez de ne pas être son fils... je ne saisis pas...

ÉDOUARD.

Monsieur... je m’appelle Édouard Delpré ; je suis commis-voyageur... représentant la maison Levrau et compagnie... voici de mes adresses... et je débite sur ma route...

PASTOLIN.

Des charades, à ce qu’il paraît.

ÉDOUARD.

Des articles de soieries... J’arrive de Lyon, et c’est en traitant d’une partie de gros de Naples, que M. Granger, les larmes aux yeux, m’a remis cette lettre pour vous...

PASTOLIN, le regardant avec inquiétude.

Les larmes aux yeux !... voyons la charade...

Lisant.

« Mon vieil ami, prenez part à ma douleur... »

S’interrompant.

Ah ! Dieu !...

Lisant.

« Mon fils Oscar n’existe plus !... »

S’arrêtant suffoqué.

Ah ! ô ciel !... son fils... Oscar !...

ÉDOUARD, tirant son mouchoir.

Hélas ! monsieur...

PASTOLIN, très gaiement.

Il est mort !...

ÉDOUARD, étonné.

Plaît-il ?...

PASTOLIN.

Il est... Ah ! ah ! comme ça se trouve !... Pauvre jeune homme !... Quel malh... quel bonh... c’est-à-dire... Ah ! il est mort.

Riant.

J’en suis bien fâché !...

ÉDOUARD, à part.

Eh bien ! il y paraît !...

PASTOLIN, lisant.

« Il s’était engagé dans un régiment envoyé en Afrique... »

S’interrompant.

Il a bien fait ! « Blessé dangereusement à la prise de Mascara, il n’a survécu que quelques heures... »

S’interrompant.

Il a très bien fait !...

ÉDOUARD, à part.

Ah çà ! qu’est-ce qu’il a donc ?

PASTOLIN, lisant.

« Je sais toute la part que vous prendrez à cette perte... »

S’interrompant.

Oh ! certainement !... ce cher ami !... Et moi, qui ai décommandé la noce !...

Lisant.

« Oscar a consacré ses derniers moments à m’écrire... et à cette lettre il en a joint une pour une jeune personne de votre ville... »

S’interrompant.

C’est Suzette !...

ÉDOUARD.

Cette lettre, la voilà... je n’ai pu rencontrer la personne...

PASTOLIN.

Ah ! c’est vous qui la demandiez ?... J’y suis !... Donnez, je m’en charge...

Lisant l’adresse.

C’est ça : Suzette Ferrier !...

ÉDOUARD.

Ah ! vous la connaissez !...

PASTOLIN.

Si je la connais ?...

Avec explosion.

Je l’épouse, mon cher, je l’épouse !...

Tirant son mouchoir.

Ce bon Granger !... comme je prends part à sa douleur !...

Il s’essuie les yeux, et tout-à-coup poussant un cri.

Ah !

ÉDOUARD.

Quoi donc ?...

PASTOLIN.

Et le magistrat que j’ai fait prévenir...

ÉDOUARD.

Quel magistrat ?...

PASTOLIN.

Et... le maire !... l’écharpe... l’exhortation patern... J’y cours à l’instant !...

ÉDOUARD.

Il est fou !...

PASTOLIN, revenant[6].

Ah ! jeune homme... entendons-nous un peu, si c’est possible.

ÉDOUARD.

Mais, je ne demande pas mieux.

PASTOLIN.

Vous n’êtes pas pour longtemps ici ?...

ÉDOUARD.

Je pars dans une heure.

PASTOLIN.

Tant mieux.

ÉDOUARD.

Merci !

PASTOLIN.

Il n’y a pas de quoi... je remettrai cette lettre à Suzette... mais pas à présent... parce que, vous concevez... il y aurait du désespoir... des larmes... des spasmes... ce serait peu flatteur un jour de mariage !... plus tard nous verrons... Et puis, je voudrais lui épargner le moindre chagrin... Cette bonne jeune fille... elle y a mis tant de franchise... je crois que je l’en aime encore davantage !... Ah çà !... nous disons...

ÉDOUARD.

Qu’est-ce que nous disons ?

PASTOLIN.

Vous ne cherchez point à la voir ?...

ÉDOUARD.

Je n’y tiens pas du tout.

PASTOLIN.

Mais, si vous la voyez, pas un mot du contenu de cette lettre.

ÉDOUARD.

C’est facile... d’autant mieux que je ne sais pas ce qu’elle contient.

PASTOLIN.

Et surtout ne lui apprenez pas la triste nouvelle...

ÉDOUARD.

Soyez tranquille.

PASTOLIN.

Au contraire, même... dites-lui qu’il se porte assez bien, mais qu’il ne pense plus à elle... Ça la préparera doucement à la chose... Poussez au mariage... si c’est possible.

ÉDOUARD.

Moi, monsieur...

PASTOLIN.

C’est adroit... n’est-ce pas, mon cher monsieur... monsieur... ?

ÉDOUARD.

Édouard Delpré... commis-voyageur... représentant la maison Levrau et compagnie...

PASTOLIN.

Eh bien, mon cher monsieur Levrau...

ÉDOUARD, le reprenant.

Delpré...

PASTOLIN.

Je vais envoyer chez le maire... adieu !... Merci encore de l’heureuse nouvelle.

Air du Postillon.

Ah ! quelle aventure !...
Jamais un héros
N’est, je vous assure,
Mort plus à propos.
Ce pauvre jeune homme !...
J’en pleure !...

ÉDOUARD.

Vraiment !
Je voudrais voir comme
Pour rire il s’y prend.

ENSEMBLE.

Oh ! quelle aventure !... etc.

 

 

Scène IX

 

ÉDOUARD, seul

 

Eh bien ! voilà un chagrin tout-à-fait commode... ce monsieur qui rit d’un côté, et qui pleure de l’autre !... quand il aurait payé une rente viagère à ce pauvre Oscar, il ne prendrait pas la chose plus gaîment... Eh mais, je comprends, c’était un rival !... Oui, mais ce pauvre Oscar ! un rival si laid, si disgracieux, qu’il ne pouvait guère se faire aimer que de loin, incognito !... il est vrai que le particulier n’est pas beau, et en revanche il n’est pas jeune !... et, pour peu que la prétendue en apporte autant pour sa part... Du reste, qu’ils s’arrangent... à présent, je n’ai plus rien à faire ici... la diligence va partir pour Paris... et je vais...

 

 

Scène X

 

ÉDOUARD, SUZETTE

 

SUZETTE.

C’est bien !... c’est bien !... on sera prête... puisqu’il le faut... j’ai promis d’épouser !

ÉDOUARD.

Oh ! la jolie personne !

SUZETTE.

Mais ce jeune homme qui me cherche, qui me demande... pourquoi ?... à quoi bon ?... un jeune homme !... je n’en connais qu’un... et ce ne peut être...

Apercevant Édouard.

Ah ! un étranger !...

ÉDOUARD.

Un voile... de la fleur d’orange... c’est cela.

SUZETTE.

Comme il me regarde !... C’est étonnant comme le cœur me bat !...

ÉDOUARD, s’approchant.

Mademoiselle Suzette !...

SUZETTE.

Mon nom !... il sait mon nom !... Si c’était !...

ÉDOUARD.

Mademoiselle Suzette... la future de M. Pastolin.

SUZETTE.

Sa future... permettez...

ÉDOUARD.

Ah ! vous l’épousez... je le sais...

SUZETTE, à part.

Ah ! quels regards !... quel sourire !...

Haut.

Monsieur... des circonstances...

ÉDOUARD.

Comment donc, mademoiselle, je vous en fais mon compliment... car je n’ai jamais pensé que d’autres serments dussent empêcher...

SUZETTE.

Il sait tout... Oh ! plus de doute !... c’est lui !...

ÉDOUARD.

Vous étiez libre !...

SUZETTE.

Oscar !... monsieur Oscar !...

ÉDOUARD.

Hein ?... vous dites ?...

SUZETTE.

Oh ! j’en étais sûre... le cœur ne trompe jamais. Oui, monsieur Oscar, oui, je vous ai reconnu tout de suite.

ÉDOUARD, à part.

Ah ! bah ! elle me prend pour l’autre !

Haut.

Pardon, mademoiselle...

À part.

Ah ! çà, j’ai promis de ne rien dire, moi !...

SUZETTE.

Oh ! c’est bien cela... juste comme je me l’étais figuré... oui, des yeux noirs...

ÉDOUARD, à part.

Bien ! ceux d’Oscar étaient gris-perle !...

SUZETTE.

Et puis la taille mince, élancée... les cheveux blonds !...

ÉDOUARD, à part.

Très bien ! l’autre avait les cheveux garance !...

Haut.

Mademoiselle...

SUZETTE.

Mais je vous en veux !... oui, monsieur, c’est indigne. Oh ! mon mari avait bien raison ! ces jeunes gens, ils écrivent qu’ils ne reviendront jamais, et un beau jour ils arrivent !...

ÉDOUARD.

Cependant, je dois vous dire...

SUZETTE.

Et c’est quand on s’y attend le moins... quand on est engagé... quand il n’est plus temps !...

ÉDOUARD.

À qui la faute ?... mais...

SUZETTE.

Vous ne pouviez peut-être pas venir plus tôt... !

ÉDOUARD, impatienté.

Ah ! ma foi !...

SUZETTE.

Oui... oui, monsieur, plus tôt...

ÉDOUARD, à part.

Eh mais, au fait... ça prend une tournure...

Haut.

Vous ne pouviez peut-être pas attendre !

SUZETTE.

Des reproches, à moi !... quand c’est vous qui les méritez...

ÉDOUARD.

Moi !...

À part.

Allons, Oscar, mon garçon, défends-toi...

SUZETTE.

Arriver tout exprès pour me rendre malheureuse... pour me faire pleurer... lorsque vos promesses...

ÉDOUARD.

Mais il me semble que vous n’avez guère tenu les vôtres... puisque vous en aimez un autre...

SUZETTE.

Non, monsieur, non... je ne l’aime pas... je n’aime personne...

ÉDOUARD, à part.

Comme c’est flatteur pour le vieux !

SUZETTE.

Non, monsieur... personne.

ÉDOUARD.

Pourquoi non ?... faites-vous appeler madame Pastolin...

À part.

J’ai promis de pousser au mariage...

SUZETTE.

Oh ! comme il me dit cela !

ÉDOUARD.

Ce n’est pas Oscar qui s’y oppose... soyez tranquille... vous ne le reverrez jamais...

SUZETTE.

Jamais !

ÉDOUARD, à part.

Elle ne sait pas jusqu’à quel point c’est vrai, par exemple !

SUZETTE.

Jamais !... Oh ! vous êtes comme moi... vous êtes bien malheureux... Mais si je demandais à M. Pastolin ?...

ÉDOUARD.

Rien !... ne lui demandez rien !... c’est impossible !... cela amènerait des malheurs !

SUZETTE.

Oh ! mon... non... plutôt mourir !...

ÉDOUARD.

Vous devez l’épouser... vous l’avez juré... et moi je sais ce qu’il me reste à faire...

À part.

Je vais reprendre la diligence.

SUZETTE.

Monsieur Oscar !...

ÉDOUARD.

Adieu, mademoiselle !...

SUZETTE.

Adieu, monsieur !...

ÉDOUARD.

Ma foi ! si le vieux m’est pas content...

SUZETTE, pleurant, à part.

Il s’en va !...

ÉDOUARD, à part.

C’est bien dur pourtant de la quitter comme ça !...

Après un silence et se rapprochant.

Et ce pendant, mademoiselle...

SUZETTE, effrayée.

Ah !

À part.

Il reste !

ÉDOUARD.

Je sens là que je vous aime toujours, et pour me consoler...

Air : Voulant par ses œuvres complètes.

Ah ! Suzette, laissez-moi prendre
Un baiser pour adieu !

SUZETTE.

Qui !... moi ?...
Monsieur, je ne puis vous comprendre...

ÉDOUARD.

Eh ! mais, c’est assez clair, je crois.

SUZETTE.

Et mon mari ?

ÉDOUARD.

Je vous l’atteste,
D’un baiser il ne dirait rien !

SUZETTE.

Mais songez donc que c’est son bien !

ÉDOUARD.

Songez donc à ce qui lui reste.

SUZETTE, refusant.

Non, monsieur, non !...

ÉDOUARD.

Suzette !... comment vous me refusez !... vous voulez donc me pousser au désespoir... vous voulez donc que je meure !...

SUZETTE, effrayée.

Monsieur Oscar !...

PASTOLIN, dans la coulisse.

Nous voilà !... nous voilà !...

ÉDOUARD.

Le mari !...

SUZETTE.

Monsieur Pastolin !... ma cousine !... ne vous nommez pas... je vous le défends !...

 

 

Scène XI

 

ÉDOUARD, SUZETTE, PASTOLIN, HÉLOÏSE, PLUSIEURS PERSONNES[7]

 

HÉLOÏSE.

Tout est prêt, Suzette... M. le maire nous attend.

SUZETTE, regardant Édouard.

M. le maire...

PASTOLIN, mettant ses gants.

Me voilà en jabot et en gants blancs... je te confie mon bonheur, Suzette ! tu vois, malgré tes confidences, je n’hésite pas... je marche à l’autel les yeux fermés !...

SUZETTE.

C’est très bien !... c’est d’un brave homme !...

Regardant Édouard.

Mais si la personne... qui... enfin... s’il venait, l’autre...

PASTOLIN.

Il n’empêcherait rien... parce que j’ai confiance...

À part.

Il est mort...

Haut.

parce que tu m’as fait une promesse...

SUZETTE, de même.

Qu’il faut tenir... tout le monde sera raisonnable ici... tout le monde !

À part.

Il sourit, mais je suis sûre qu’il étouffe en dedans.

ÉDOUARD, à part.

Pauvre petite !... je suis fâché de repartir sitôt !

HÉLOÏSE.

Allons ! allons !... eh ! mais, qu’est ce donc ?... comme tu as l’air émue !... Ah ! le jeune homme de ce matin !...

SUZETTE, lui serrant la main.

Chut !...

PASTOLIN, bas à Édouard.

Ça s’est bien passé ?... elle ne se doute pas... ?

ÉDOUARD, de même.

Elle ne se doute de rien.

SUZETTE, bas à Héloïse.

Ô ciel !... ils se parlent bas... il va lui faire une scène...

Vivement.

Messieurs !...

PASTOLIN.

Adieu, derechef, je ne vous invite pas à la noce...

SUZETTE.

Il ne manquerait plus que cela !...

ÉDOUARD.

Il me serait impossible d’y assister.

HÉLOÏSE.

Alors, puisque rien ne nous retient plus... partons !...

PASTOLIN, donnant la main à Suzette.

Ma jolie fiancée !... mon numéro trois !... Dieu ! allons-nous causer !...

Ensemble.

Air.

HÉLOÏSE et PASTOLIN.

Eh ! vite, on nous attend ;
Il faut tous à l’instant
Nous rendre à la mairie.
L’autre est loin en ce jour ;
Et grâce à { mon  } amour,
                 { votre }
Il faut qu’elle l’oublie.

SUZETTE.

Eh ! vite, on nous attend ;
Il faut bien à la mairie.
Il voit trop mon amour,
Pour qu’il craigne en ce jour
Que jamais je l’oublie.

ÉDOUARD.

Je repars à l’instant,
Car voilà maintenant
Ma mission remplie.
Je sens là del’amour ;
Mais, n’importe, en ce jour
Il faut que je l’oublie.

Suzette laisse prendre sa main, et regarde toujours Édouard d’un air d’inquiétude.

ÉDOUARD, bas, quand elle passe près de lui.

Adieu !... pour toujours !

SUZETTE, avec effroi.

Oh !...

TOUS.

Eh bien ?...

SUZETTE.

Voilà, voilà !...

Reprise de l’ensemble.

Ils sortent.

 

 

Scène XII

 

ÉDOUARD, ensuite ZÉPHIR, GARDES NATIONAUX de la première scène

 

ÉDOUARD, partant d’un grand éclat de rire.

Ah ! ah ! ah !... quel roman j’ai commencé là !... ma foi !... il ne tiendrait qu’à moi de le finir... et de faire revivre ce pauvre Oscar qui avait les passions si ardentes !... ardentes comme ses cheveux !... La petite n’en serait pas fâchée peut-être !... tiens !... pourquoi pas ?... je reste à la noce... l’erreur continuera... je laisse aller les choses... et... ma foi !...

ZÉPHIR, faisant manœuvrer ses soldats.

Gauche !... droite !... gauche !... droite !...

ÉDOUARD.

Allons donc !... ce serait perfide !... et d’ailleurs, les affaires avant tout !...

Tirant sa montre.

Voici l’heure du départ.

ZÉPHIR.

Halte !

ÉDOUARD, se retournant au bruit.

Hein ?... Ah ! çà, voilà un homme qui a la monomanie de l’exercice !...

ZÉPHIR.

Vous dites, Monsieur ?...

ÉDOUARD.

Je dis, Monsieur, que vous avez un goût bien prononcé pour le maniement des armes.

ZÉPHIR.

Eh ! eh !... c’est assez naturel... je suis sergent... ce qui n’empêche pas d’avoir de l’imagination quelquefois !... et pour fêter le mariage de notre capitaine...

ÉDOUARD.

Ah ! M. Pastolin est...

ZÉPHIR.

Oui, Monsieur, j’ai z’eu l’idée assez piquante d’organiser une sérénade.

ÉDOUARD.

Vraiment ?

ZÉPHIR.

Z’une sérénade à coups de fusils.

ÉDOUARD.

Mais alors, c’est une fusillade !...

ZÉPHIR.

Bien entendu que j’ai dépouillé les cartouches de leurs balles... pour ne pas dégrader les maisons voisines, et autres passants.

ÉDOUARD.

Je vous en fais mon compliment... mais, permettez... la voiture de Paris...

ZÉPHIR.

Vous voyez l’effet d’ici, la surprise !... c’est moi que je donne le signal !...

ÉDOUARD.

La voiture de Paris...

ZÉPHIR.

Elle part z’à l’instant... un vigoureux coup de feu qui sera suivi de dix autres... pan !... pan !...

ÉDOUARD, redescendant la scène.

Très beau !... très beau !... est-ce que c’est cette diligence qui passe ?...

ZÉPHIR.

Sans doute !... mais vous assisterez à la noce ?

ÉDOUARD.

Hé ! hé !... cela est impossible !...

Air du Ménage de Garçon.

Oui, sans revoir la fiancée
Je vais m’éloigner, et pourtant
Quelque chance m’était laissée :
L’espoir d’être heureux en restant...
Mais la diligence m’attend.
C’est un sacrifice !... Il me coûte !...
Mais que sais-je ?... ce bonheur-là,
Le ciel est juste... et sur la route
Peut-être qu’il me le rendra !...

Adieu, sergent !... bonne fusillade !... Ah ! ah !

Il sort en riant.

ZÉPHIR.

Malhonnête !... ça fait fi de l’exercice... je parierais cinq francs que ça ne monte pas sa garde !

On entend le retour de la noce.

Attention !... ils reviennent !... rangez-vous derrière la maison, et attendez le signal... par le flanc droit, droite !... en avant marche !... gauche !... droite !... gauche !... droite !...

Comme ils sortent par la droite, la noce rentre par le fond.

 

 

Scène XIII

 

PASTOLIN, SUZETTE, HÉLOÏSE, LA NOCE[8]

 

Final.

CHŒUR.

Air de M. Masset.

Quel heureux mariage !
Pour vous quel doux moment !
Recevez notre hommage
Et notre compliment !...

PASTOLIN, transporté de joie.

Enfin, nous sommes unis !
Vous voyez, mes chers amis,
Le plus heureux des maris
De France... et de Montargis !

SUZETTE, regardant autour d’elle.

Il n’est plus là, quelles alarmes !
Je suis sûre qu’il veut mourir !...

PASTOLIN, la regardant.

Encor des soupirs et des larmes !...

HÉLOÏSE, à Pastolin.

Il vaut bien mieux la prévenir.

PASTOLIN,

Apprends que je n’ai rien à craindre...
Et toi, calme de vains regrets.

SUZETTE.

Expliquez-vous...

PASTOLIN.

Cessons de feindre !

SUZETTE.

Oscar ?...

PASTOLIN.

Il ne viendra jamais !
Puisqu’il le faut... lis...

SUZETTE.

Une lettre !...

À part.

Tout à l’heure, ici, près de moi,
Quand il pouvait me la remettre,
C’est mon mari !... grand Dieu !... pourquoi ?...

HÉLOÏSE.

Lis donc... on peut te le permettre !

SUZETTE.

Je tremble ! je me meurs d’effroi !

Elle lit. L’orchestre continue.

« Suzette, tu peux... »

S’interrompant.

Ah ! il me tutoie !...

Lisant.

« Tu peux désormais donner ton cœur à un autre plus heureux... je ne dois plus y prétendre... »

S’interrompant.

Pauvre Oscar !...

Lisant.

« Quand tu liras cette lettre, j’aurai cessé d’exister ! »

Hors d’elle.

Ah ! ah ! monsieur !... il va se tuer !... courez !... courez donc !... il faut !...

On entend un coup de feu, elle pousse un cri.

Ah !

Elle tombe évanouie.

TOUS.

Ô ciel !... quel coup fatal !
Elle se trouve mal !

On l’entoure avec empressement. Plusieurs coups de feu se font entendre.

Revenez à vous !
Et répondez-nous !

Suzette revenue à elle veut parler, et ne peut y réussir.

Parlez, parlez, expliquez-vous !...

Elle fait en vain de nouveaux efforts, porte la main à ses lèvres pour indiquer qu’elle ne peut parler, et, désespérée, retombe sur la chaise.

TOUS.

Quel affreux accident dont la cause est secrète !

HÉLOÏSE.

Elle n’a plus ni parole ni voix !...

PASTOLIN, déchirant la lettre avec désespoir.

Ah ! c’en est fait ! ma lectrice est muette !
C’est ce qui m’attendait à mon numéro trois !

Maudite lettre !...

Il la rejette.

Ensemble.

CHŒUR DES GARDES NATIONAUX, rentrant avec ZÉPHIR[9].

À notre capitaine
Honneur ! honneur ! honneur !
Enfin l’amour enchaîne
Le joyeux voltigeur !...

LES INVITÉS.

Pour nous tous quelle peine !
Quel moment de terreur !
Quand l’amour les enchaîne,
Pour eux plus de bonheur !

On veut leur imposer silence, ils continuent à chanter. Pastolin furieux leur arrache leurs fusils qu’il jette, puis saisit Zéphir au collet, et le maltraite pendant qu’on entoure Suzette. Le rideau tombe.

 

 

ACTE II

 

Le théâtre représente une chambre d’auberge ; une alcôve dans le fond. À gauche de l’alcôve, dans l’angle, la porte d’entrée, en face, à droite, une croisée. Du même côté, la porte d’un cabinet. À gauche, en face, une cheminée.

 

 

Scène première

 

ÉDOUARD, WAGNER, ZÉPHIR[10]

 

Au lever du rideau, Édouard est en train de boucler une valise, Wagner assis à une petite table près de la cheminée, songe. Zéphir va et vient.

ZÉPHIR, débouchant une bouteille.

Non, messieurs, vous ne pouviez pas mieux tomber... c’est ici le meilleur hôtel de Châlons... il n’y a que trois mois que j’y suis et ça se voit déjà.

ÉDOUARD, toujours occupé de sa valise.

Tiens !... tiens !... tiens !... c’est un nouvel aubergiste !... Eh bien ! mon brave, votre hôtel comptera désormais dans ses fastes de gloire l’honneur d’avoir logé le plus habile chirurgien de l’Allemagne... ce qui peut vous fournir une belle enseigne. « Au Roi des Homéopathes. »

WAGNER.

J’aimerais mieux être l’homéopathe des rois.

ZÉPHIR.

Ah ! je connais monsieur le docteur... tellement qu’il m’a donné la fièvre à son premier passage...

À Wagner.

Voici votre bouteille de Chambertin... il ne faut plus rien à monsieur ?...

WAGNER.

Si fait... un verre pour mon jeune compagnon de voyage qui ne refusera pas de me faire raison.

ÉDOUARD.

Non, certainement, surtout si vous jetez dans le verre un peu de votre poudre qui guérit toutes les maladies.

WAGNER, à Zéphir qui apporte le verre.

Eh !... monsieur l’aubergiste, ma chambre est-elle bientôt prête ?

ZÉPHIR.

Dans un instant, monsieur le docteur... la fenêtre en face de celle-ci, de l’autre côté du perron.

En sortant, il s’arrête devant Édouard.

Tiens ! j’ai déjà vu cette figure-là.

Il sort.

ÉDOUARD, à qui le docteur vient de verser du vin.

Ma foi... vive les diligences... les coupés surtout... pour faire d’aimables connaissances, ou en retrouver d’anciennes... C’est en diligence que je vous ai connu, docteur.

WAGNER.

Je m’en félicite, mon jeune ami !...

ÉDOUARD.

C’est aussi en diligence que j’ai retrouvé ma charmante Clarisse !

WAGNER.

Clarisse.

ÉDOUARD.

Ma voisine de gauche dans Laffitte et Caillard... une délicieuse grisette de Paris... ci-devant lingère, rue Neuve-Vivienne, et qui a fait le bonheur de toute ma vie... pendant trois mois... « Comment, c’est toi, Clarisse !... – Tiens, je vous croyais mort ! – Trop bonne ! je te croyais mariée. – Pas si bête ! Ah ! finissez... je suis devenue sage et raisonnable !... – Toi, Clarisse !... tant mieux, c’est plus drôle !... » Et me voilà aussi amoureux qu’autrefois... Qu’est-ce que je dis donc !... cinq fois plus amoureux !... car je ne sais pas à quoi ça tient... cela ne fait qu’augmenter !...

Gaiement.

Dites-donc, docteur ?

Air du Carnaval.

N’avez-vous pas quelque pondre divine
À nous donner pour cette fièvre-la,
Fièvre d’amour ?...

WAGNER.

Eh ! vraiment, j’imagine,
Vous me sauriez mauvais gré de cela.

ÉDOUARD.

Bah ! vous croyez !...

WAGNER.

L’amour, mon camarade,
Est une fièvre, il faut en convenir,
Dont on se plaint toujours d’être malade,
Et dont pourtant on ne vent pas guérir !

ÉDOUARD.

Eh ! quelquefois ! Et tenez, il y a des circonstances si bizarres... où l’amour vous entre dans le cœur... on ne sait ni pourquoi ni comment !... Par exemple, il y a quelques mois une jeune mariée à qui j’ai laissé croire que j’étais un amant ressuscité... une plaisanterie !... je l’ai quittée sans regret... Eh ! bien ! depuis ce temps, j’y pense, j’y rêve sans cesse... et c’est pour cela que je suis bien aise d’avoir revu Clarisse... ça me distraira, je n’oublierai pas Suzette... mais c’est un autre genre... Bref, les souvenirs revenaient en foule... La voiture roulait un train de poste... et le sentiment allait comme la voiture, quand vous êtes venu vous placer entre nous.

WAGNER, riant.

Bah !... vraiment ! il fallait donc me le dire !...

ÉDOUARD.

Ah ! il n’y a pas de mal... On se retrouve toujours... quand l’un cherche et que l’autre ne se cache pas.

WAGNER, à demi-voix.

Elle est peut-être descendue...

ÉDOUARD, de même.

Ici !... j’y compte bien, et c’est ce que je vais savoir au juste.

Appelant.

Monsieur l’aubergiste !

Il frappe.

Elle m’a dit qu’elle ne voulait pas coucher sous le même toit que votre serviteur.

WAGNER.

Donc elle y est.

ZÉPHIR, accourant[11].

Monsieur-z-a appelé ? que veut monsieur ?

ÉDOUARD.

Je veux... Eh ! mais j’ai vu cette tête-là quelque part.

ZÉPHIR.

C’est ce que je me disais aussi tout à l’heure.

ÉDOUARD.

Mais où donc ?... avant de venir ici ?...

ZÉPHIR.

Il y a trois mois, j’étais dans le Loiret... tanneur... je vendais des cuirs... mais depuis, j’ai-z-hérité de cette auberge où je débite le bœuf et le mouton... j’ai quitté la peau de l’animal pour l’intérieur de la bête... voilà tout.

ÉDOUARD.

Je ne remets pas... mais j’ai vu tant de figures cocasses, qu’une de plus...

ZÉPHIR.

C’est comme moi.

Wagner rit.

ÉDOUARD.

Merci !... mais, dites-moi : il s’est présenté ici une personne, arrivée comme nous... blonde, capote bleue, châle tartan, idem...

ZÉPHIR.

Ah ! un nez retroussé... oui, Monsieur... elle a retenu-z-une chambre.

ÉDOUARD.

Bien !...

Le poussant à gauche et baissant la voix.

et cette chambre ?...

ZÉPHIR, de même.

Vous y êtes.

ÉDOUARD, à part.

C’est bon à savoir.

WAGNER.

Monsieur l’aubergiste, personne ne m’a fait demander !...

ZÉPHIR.

Si fait... j’ai z’une carte pour vous... de la sous-préfecture[12].

ÉDOUARD, gagnant la porte du fond.

Ah !... l’autorité est indisposée...

À la fenêtre.

Un balcon qui aboutit à l’escalier... et en levant à l’avance le petit verrou du bas...

Il le tire.

Ça y est.

WAGNER, se levant.

Allons, il faut que je me rende chez le sous-préfet...

ZÉPHIR, qui ôte le couvert.

Ah ! monsieur le docteur, je vous préviens qu’il a la coqueluche.

WAGNER.

Le sous-préfet ?...

ZÉPHIR.

Eh ! non, votre malade, son fils... un petit fonctionnaire public de sept mois et demi.

WAGNER.

Imbécile !... en rentrant, je trouverai ma chambre prête.

ZÉPHIR.

Oui, monsieur le docteur, et celle de monsieur ?...

ÉDOUARD.

Ah ! moi ! merci !... un bon souper, une bouteille de votre Bourgogne mousseux qui porte au cerveau, et un fauteuil dans la grande salle, c’est tout ce qu’il me faut pour cette nuit...

À part.

en attendant mieux... Je sors avec vous... j’ai des échantillons de soieries pour le grand magasin près de la sous-préfecture...

À Zéphir.

En rentrant, mon souper !...

À part.

et ensuite quand tout le monde dormira dans l’hôtel, je m’esquiverai sur la pointe du pied...

WAGNER.

Air : Ne raillez pas la Garde citoyenne

Eh ! venez donc ! car on m’attend peut-être ;
Je suis pressé !...

ÉDOUARD.

Oui, docteur, me voilà !

À part.

Puis l’escalier, le balcon, la fenêtre...
Par ce chemin l’amour me conduira.

WAGNER.

Vous préparez quelques trames secrètes.

ÉDOUARD.

Eh ! pourquoi non... peut-être de noirceurs...
Je suis, docteur, le Saint-Preux des grisettes,
Et l’Antony des commis-voyageurs.

ENSEMBLE.

Venez, { docteur,   } car on m’attend peut-être ;
            {mon cher, }
Je suis pressé... mais on se reverra...
Et le plaisir que j’ai de vous connaitre
Assurément n’en restera pas là !

Ils sortent.

 

 

Scène II

 

ZÉPHIR, GARÇON D’AUBERGE

 

ZÉPHIR, suivant Édouard des yeux.

C’est singulier !... Je parierais cinq francs que j’ai vu... c’est peut-être un comédien... il en passe si souvent... Mais qu’est-ce que ça me fait ?... Eh ! vite !... François !... Louis !... Joseph !...

Un garçon paraît.

LE GARÇON.

Voilà, not’ maître.

ZÉPHIR.

Allons donc !... paresseux !... la chambre de M. le docteur !

LE GARÇON.

C’est fait...

ZÉPHIR.

Il faut bassiner son lit !...

LE GARÇON.

C’est fait...

ZÉPHIR.

À la bonne heure !... C’est un savant illustre... un chirurgien célèbre de l’Allemagne, qui en fournit beaucoup... il n’est question que de ses cures merveilleuses dans toute la province... Allez !... Qu’on ait pour lui toute espèce de soins, d’égards, de prévenances, et qu’on cire ses bottes !...

LE GARÇON.

C’est fait !...

ZÉPHIR.

C’est fait !... c’est fait !... il n’a que ce mot à répondre, ce butor-là... on ne peut pas se fâcher après lui...

Écoutant.

Eh !... mais, qu’est ce que j’entends ?... des voyageurs... ils font bien d’arriver, ceux-là, car voilà un fier orage qui se prépare...

À la fenêtre.

Une carriole qui entre dans la cour... Eh vite !... allez ranger les voitures... mettez de l’ordre !...

LE GARÇON.

C’est fait !...

ZÉPHIR.

Eh ! va-t’en au diable... animal !... Il me rendrait imbécile !...

LE GARÇON, sortant, froidement.

C’est fait !...

ZÉPHIR.

Hein ?

Il va à la fenêtre.

Eh ! mais... cette tournure... cette voix... Dieu me pardonne... sans les devoirs du télégraphe... je croirais que c’est mon capitaine... c’est tout-à-fait la même tête... et la même carriole... Attendez donc... voilà deux dames... ah ! ce n’est pas ça... il n’a qu’une femme... et une femme muette encore !... Pauvre Suzette ! depuis ce coup de feu qui lui a fait cette révolution...

Remontant la scène.

Ah diable ! à moins que sa cousine... madame Héloïse Giraudeau...

PASTOLIN, en dehors.

Par ici, mesdames, par ici !...

ZÉPHIR.

Hein ?... c’est lui !... c’est sa voix !... Je reconnais la celle qui me commandait : « Croisez... yette ! »

 

 

Scène III

 

PASTOLIN, SUZETTE, HÉLOÏSE, ZÉPHIR

 

PASTOLIN, dans le fond.

Croisez... yette...

Zéphir obéit à tous les commandements, un plumeau à la main.

Portez... armes ! Présentez... armes ! Haut les armes... Rompez les rangs !

Descendant la scène.

Bonjour, sergent Zéphir, bonjour.

Il lui tend la main.

ZÉPHIR, lui serrant la main.

Capitaine...

Saluant.

Mesdames...[13]

HÉLOÏSE.

Bonjour sergent, tanneur, aubergiste... tout ce que vous voudrez...

Suzette lui indique par gestes qu’elle le trouve frais, bien portant, engraissé.

ZÉPHIR.

Vous me trouvez engraissé... mais oui... dans le nouvel état, ça va-t-assez bien.

HÉLOÏSE.

Ah !... il se ressent encore de l’ancien... le tanneur !

ZÉPHIR, bas à Pastolin, montrant Suzette.

Il paraît que de ce côté-là, c’est toujours la même chose... Votre serviteur de tout mon cœur.

PASTOLIN.

Toujours... Ah çà, mon subordonné, tu vois que je ne t’ai pas oublié... j’arrive à Châlons... et c’est chez toi que je descends.

ZÉPHIR.

Ah ! capitaine... un tel honneur...

PASTOLIN.

Je me considérerais comme l’avant-dernier des hommes, si je m’étais arrêté dans un autre hôtel que celui de mon ancien sergent... Quand on a servi ensemble...

Suzette se met à rire, et fait signe que c’est sacré.

Sans doute, c’est sacré !

HÉLOÏSE.

Oui, parlez-en... ça vous a laissé un beau souvenir !...

PASTOLIN.

Chut !... taisez-vous donc[14] !

ZÉPHIR, montrant Suzette.

Je vois que madame est toujours gaie... très gaie !... dam ! quand on est heureux !...

Suzette fait signe que oui... qu’elle a un bon mari qui l’aime bien, qu’elle aime bien aussi... Elle lui tend la main... elle est contente.

HÉLOÏSE.

Oui, un bon mari !... il ne lui manque rien.

Suzette fait signe que non... rien... que la parole.

ZÉPHIR.

Ah ! oui... rien... que la parole ! c’est quelque chose, n’est-ce pas, madame Giraudeau ?

HÉLOÏSE.

Dieu ! la parole !... je crois bien !

PASTOLIN.

Surtout quand on a l’oreille parfaite... car elle ne perd pas un mot de ce que l’on dit !...

Air : Ses yeux disaient tout le contraire.

Depuis qu’à ce mutisme affreux
Réduite par une imprudence,
Elle ne parle que des yeux,
On dirait, à ce long silence.
Que la femme, d’après cela,
N’est ici-bas que pour se taire...

Montrant Héloïse.

Si madame n’était pas là
Pour nous prouver tout le contraire.

HÉLOÏSE.

Mais, certainement.

ZÉPHIR.

Et quand je pense que c’est ma faute !... que sans ce maudit coup de fusil... je ne me le pardonnerai jamais !...

Il essuie des larmes.

PASTOLIN.

Allons ! allons, on ne t’en parle pas !... cicatrise tes chagrins...

Suzette lui fait signe qu’elle ne lui en veut pas, qu’elle lui a pardonné. Elle lui donne un petit coup sur la joue, et le force à la regarder et à sourire.

HÉLOÏSE.

Elle a raison, ne nous attristons pas... Zéphir, quelles chambres avez-vous à nous donner ?...

ZÉPHIR.

Des chambres... il vous en faut deux ?...

PASTOLIN.

Trois.

ZÉPHIR, le regardant avec surprise.

Hein ?... deux ?...

PASTOLIN.

Trois.

Suzette lui fait signe qu’il en faut une pour Pastolin, une pour Héloïse, une pour elle.

ZÉPHIR.

Ah ! bah ! trois !

À part.

Il paraît que monsieur et madame...

HÉLOÏSE.

Eh bien ! voyons...

ZÉPHIR.

Dam !... j’en ai bien deux ici près... nos 6 et 8... quant à la troisième je ne vois... pas...

Suzette regarde autour d’elle... et indique que celle-ci conviendrait très bien.

HÉLOÏSE.

Elle a raison, celle-ci.

ZÉPHIR.

Vous trouvez !... c’est possible... C’est que j’en avais disposé pour une jeune personne.

PASTOLIN.

Au fait, si elle est près des autres...

ZÉPHIR.

C’est juste... D’ailleurs cette demoiselle... elle n’est pas mon capitaine... et puis j’ai là au-dessus une petite mansarde.

HÉLOÏSE.

C’est cela... nous la gardons...

Suzette fait signe qu’elle s’y installe[15].

PASTOLIN.

Oui, ce sera la chambre de ma Suzette.

ZÉPHIR, indiquant la porte sur le premier plan à droite de l’acteur.

Vous avez un cabinet de toilette et un boudoir... Juste ! le lit est fait... tout est prêt... Mais maintenant, mon capitaine, quel motif vous transplante comme moi du Loiret dans Saône-et-Loire ?... Est-ce que votre démission ?...

PASTOLIN.

Allons donc, il n’est pas question de cela... je tiens à ma bonne ville de Montargis, si renommée pour la pureté de ses mœurs...

ZÉPHIR.

Et pour les chiens qu’elle produit... le chien de Montargis !...

PASTOLIN.

J’ai un congé, mon garçon... et il m’a fallu un motif bien grave pour me faire confier à un autre mon cher télégraphe... tu comprends ?...

ZÉPHIR.

Mais non... vous ne m’avez rien dit.

PASTOLIN.

C’est encore vrai !... Depuis ce déplorable accident qui priva ma femme d’un de ses plus beaux ornements, j’ai eu recours à tous les médecins de Montargis... j’en ai consulté par écrit une foule d’autre pour essayer de rendre la parole à Suzette.

ZÉPHIR.

Et qu’est-ce qu’ils ont fait ?

Suzette fait signe qu’ils n’y entendent rien.

HÉLOÏSE.

Oui, ils ont beaucoup bavardé pour leur compte, et voilà tout.

PASTOLIN.

Enfin, j’étais au désespoir, quand les journaux ont annoncé le retour prochain dans ce département, dans cette ville, d’un fameux médecin allemand...

HÉLOÏSE.

D’un grand homéopathe.

ZÉPHIR.

Ah ! mon Dieu !... du docteur Wagner ?

PASTOLIN.

C’est cela même.

ZÉPHIR.

Oh ! capitaine !... oh ! madame[16] !...

HÉLOÏSE.

Quoi donc ?...

ZÉPHIR.

Ah ! que je suis content !...

Suzette suit tous ses mouvements avec surprise.

PASTOLIN.

Qu’est-ce que cela signifie ?

ZÉPHIR.

Cet habile docteur... votre espoir... le réparateur de mes inconséquences.

TOUS.

Eh ! bien ?

ZÉPHIR.

Je l’ai-z-ici... z-ici même... sous ma main... dans mon hôtel... à votre disposition !...

PASTOLIN.

Il se pourrait !

HÉLOÏSE.

Quel bonheur !...

Suzette témoigne sa joie.

ZÉPHIR.

Attendez... je vole !... Il était à la sous-préfecture ; mais, s’il est rentré... je cours le chercher...

Il court à la porte.

PASTOLIN.

Oui, oui, dépêchez-vous !...

HÉLOÏSE.

Qu’il vienne !...

Zéphir sort. Suzette saute, frappe dans ses mains, danse de plaisir... elle va parler.

Oui, oui, tu vas parler ! j’en suis bien contente.

Suzette lui dit par gestes, que c’est fâcheux pour elle.

PASTOLIN.

Sans doute, vous aurez moins souvent votre tour, cousine...

ZÉPHIR, reparaissant à la porte, et appelant.

M. le docteur, par ici !...

PASTOLIN.

Hein ? il est rentré ?

ZÉPHIR.

Je viens de le rencontrer...

Appelant.

M. le docteur ! de ce côté... au premier... là !...

Suzette ne tient pas en place, elle court au fond.

HÉLOÏSE.

Courons au-devant de ce bienfaiteur de l’humanité !...

PASTOLIN.

Respectable vieillard !...

ZÉPHIR.

Le voici !... le voici !...

Ils s’élancent vers la porte ; le docteur paraît.

 

 

Scène IV

 

PASTOLIN, SUZETTE, HÉLOÏSE, ZÉPHIR, WAGNER[17]

 

WAGNER.

Eh ! bien, quoi ! que me veut-on ?

PASTOLIN.

Tiens !...

HÉLOÏSE.

Il n’est pas vieux.

Suzette lui fait la révérence.

ZÉPHIR, les montrant à Wagner.

C’est mon capitaine, qui désire avoir l’honneur...

WAGNER.

Ah ! monsieur...

PASTOLIN.

Pastolin... Michel Pastolin... inspecteur du télégraphe à Montargis... trop heureux de rencontrer ici un docteur aussi distingué par... et puis... enfin... j’ai bien l’honneur de vous saluer.

WAGNER.

Il s’agit, m’a dit ce brave homme, d’une personne qui est privée...

PASTOLIN.

Totalement.

HÉLOÏSE.

La voici.

WAGNER, regardant Suzette.

Ah ! si jeune, si jolie !... et ne pouvoir répondre aux compliments qu’on lui adresse ; et cela doit arriver souvent[18]...

Suzette le regarde en souriant et le remercie.

WAGNER, surpris.

Ah ! elle entend ?...

PASTOLIN.

Avec une perfection angélique.

WAGNER, à Héloïse.

Pauvre petite !... quelle perte elle a faite là !...

HÉLOÏSE.

À qui le dites-vous, monsieur le docteur !

ZÉPHIR.

Ça doit être bien gênant !

PASTOLIN.

Et inquiétant !... Ce n’est pas un état tolérable !... Car enfin, supposons un incendie...

Baissant la voix.

ou un amant...

HÉLOÏSE.

C’est juste !... un feu de cheminée ou un feu d’amoureux...

WAGNER, souriant.

Cela peut arriver.

PASTOLIN.

Impossible de crier, et d’appeler au secours !

HÉLOÏSE.

Et alors...

PASTOLIN.

C est révoltant...

ZÉPHIR.

Et dire que c’est un accident !... un coup de feu...

Suzette vient se placer au milieu d’eux, et frappe du pied[19].

WAGNER.

Silence.

À Suzette.

Veuillez Silence !... m’expliquer... car je comprendrai vos gestes et vos regards... comment ce malheur est arrivé.

HÉLOÏSE, vivement.

Avec plaisir, monsieur...

PASTOLIN, vivement.

C’était un jeudi... onze heures...

HÉLOÏSE.

Dix minutes du matin... Nous sortions de la mai...

PASTOLIN.

Mai-son...

WAGNER, les arrêtant.

Pardon, pardon !... je tiens à interpréter le langage de ces jolis yeux... j’aime mieux apprendre d’elle-même.

À Suzette.

J’écoute... ou plutôt je regarde[20].

Le docteur s’assied ; Suzette est sur le second plan et prend tout le milieu de la scène pour faire ses mouvements.

Dans quelles dispositions de cœur étiez-vous ?

Musique. Suzette, avant même qu’il ait fini de parler, met la main sur son cœur.

Ah ! vous aimiez.

Suzette indique qu’elle aimait un jeune homme bi en éloigné, qui mourut. Wagner, se retournant vers Pastolin.

Il est mort ?

Pastolin fait un signe affirmatif. Suzette indique qu’un jeune homme, beau, aimable arrive.

Comment, le jeune homme... il revint.

HÉLOÏSE.

C’est-à-dire, une idée... Elle s’imaginait qu’un jeune homme qui arrivait était celui...

Wagner fait un mouvement d’impatience.

PASTOLIN, l’interrompant.

Silence, cousine !

WAGNER.

Poursuivez... Ce nouveau venu, vous dites qu’il vous aimait...

Suzette indique qu’elle le repousse... qu’il s’éloigne... mais qu’une lettre lui fut remise.

PASTOLIN.

Oui... une lettre de l’autre...

HÉLOÏSE.

Dans laquelle il annonçait qu’il allait mour...

Mouvement d’impatience de Wagner.

PASTOLIN, l’interrompant.

Paix donc, cousine !...

WAGNER.

Continuez... Il parlait de mourir !

Suzette indique que Zéphir, en habit d’uniforme... avec épaulettes... épée... faisait faire l’exercice ; couche en joue... feu... pan !... pan !... Musique militaire.

HÉLOÏSE.

C’est ce malheureux qui tira un coup de fu...

Impatience de Wagner.

PASTOLIN, avec colère.

Cousine !...

HÉLOÏSE.

Je n’en achèverai pas un !

Elle va s’asseoir.

WAGNER.

Après !... ce coup de feu ?

Suzette peint son effroi ; elle indique qu’elle veut parler... impossible !... plus de parole... elle s’évanouit.

ZÉPHIR.

Fini... plus rien !...

WAGNER.

Oui, une révolution... Et depuis combien de temps dans cet état ?...

PASTOLIN, cherchant.

Mais depuis...

HÉLOÏSE.

Six mois... quatre jours...

WAGNER.

Six mois !... comme mademoiselle de Vandel !

PASTOLIN.

Hein ?... comment ?

Suzette le regarde avec anxiété.

WAGNER.

Est-ce que notre intéressante malade n’a pas quelques soins à donner ?...

PASTOLIN.

J’entends !... si fait, Suzette, dans nos chambres...

HÉLOÏSE.

Zéphir va lui indiquer...

Suzette dit par pantomime : « Ah ! vous me renvoyez... du mystère... ce n’est pas bien ! » Elle s’éloigne, faisant la moue.

ZÉPHIR, à part.

Là !... j’aurais parié cinq francs qu’on me renverrait.

WAGNER.

Allez, mon enfant !...

Suzette revient vivement, saisit la main du docteur avec affection et sort... Zéphir la suit.

 

 

Scène V

 

PASTOLIN, WAGNER, HÉLOÏSE, ensuite SUZETTE

 

PASTOLIN.

Eh ! bien !... docteur ?... eh ! bien !... y a-t-il un peu d’espoir ?[21]

WAGNER.

Beaucoup, monsieur.

HÉLOÏSE.

Ah ! monsieur, si vous opérez cette cure, tout notre sexe vous bénira !

PASTOLIN.

Ainsi, docteur, vous pensez...

WAGNER.

Je pense que j’ai déjà appliqué dans un cas exactement pareil le système homéopathique, la science des semblables.

HÉLOÏSE.

Vraiment...

WAGNER.

C’était comme ici, une grande frayeur, une violente émotion qui avait fait le mal... et ce fut une autre frayeur, une autre émotion, qui servit de remède !...

PASTOLIN.

Attendez... je vous saisis... une seconde frayeur !... j’ai votre affaire... je vais faire tirer trois autres coups de fusil aux oreilles de Suzette.

HÉLOÏSE.

Par exemple !...

WAGNER.

C’est plus qu’il n’en faut pour déterminer une attaque d’épilepsie, ou la vendre folle !

HÉLOÏSE.

Miséricorde !

PASTOLIN.

En ce cas, passons à un autre exercice.

WAGNER.

Oui... c’est une émotion d’une autre nature qu’il nous faut... celle qui rendit la parole à ma demoiselle de Vandel.

HÉLOÏSE.

Mademoiselle de Vandel... qu’est-ce que c’est que ça ?

WAGNER.

Une jeune Allemande, qui dans un incendie avait été frappée de terreur, et par suite de mutisme.

PASTOLIN.

Juste !... un incendie, un coup de feu !... ça se rapproche.

HÉLOÏSE.

Ça se ressemble comme

WAGNER.

Ma jeune compatriote, plongée dans le chagrin.

HÉLOÏSE.

Je crois bien !... Dieu ! si j’étais affectée d’une calamité pareille !...

PASTOLIN.

Vous êtes insupportable, ma chère !...

À Wagner.

Est-ce qu’on ne pourrait pas la rendre...

WAGNER.

Muette ?... si fait !

Reprenant.

Ma jeune compatriote se voua à la retraite et vécut longtemps loin du monde... sans espoir de guérison... Mais elle était jolie, elle était riche... on sollicita sa main. Eh bien, je conseillai... j’ordonnai même un mariage... il fut célébré... et le lendemain elle parlait !...

HÉLOÏSE.

Hein ?... elle parlait !...

PASTOLIN.

Elle parlait !... Comment, l’exhortation de M. le maire... la bénédiction du curé ont opéré ce prodige ?...

WAGNER.

Du tout !

PASTOLIN et HÉLOÏSE.

Quoi donc ?

WAGNER.

L’amour.

PASTOLIN.

Ah !

HÉLOÏSE.

Bah !

WAGNER.

Oui, sans doute, une vive émotion... Mais pour cela il faut aimer... il faut être aimé... voilà ce qui est arrivé à mademoiselle de Vandel... Et maintenant, voici le conseil que je donne, l’ordonnance que je formule : Mon cher monsieur, il faut marier votre fille !...

PASTOLIN.

Marier ma... ma fille !...

HÉLOÏSE.

En voilà bien d’une autre !

WAGNER.

Ne voyez-vous pas qu’elle mène une vie triste, monotone, sans passion...

PASTOLIN.

Monsieur...

WAGNER.

Il faut marier votre fille...

Suzette paraît au fond comme pour entrer.

HÉLOÏSE.

Silence !... la voici !...

PASTOLIN, vivement.

Sortez, Suzette... un moment !

Suzette fait signe qu’on est bien longtemps et sort.

WAGNER.

Il faut marier...

PASTOLIN, revenant lui imposer silence.

Monsieur !... monsieur !...

HÉLOÏSE.

Apprenez que c’est...

PASTOLIN, arrêtant Héloïse.

Taisez-vous !...

HÉLOÏSE.

Mais dites-lui donc...

PASTOLIN.

Taisez-vous !

WAGNER.

Il faut...

PASTOLIN, vivement.

C’est impossible...

WAGNER.

Comment !... elle est jeune, jolie...

HÉLOÏSE.

Impossible !...

WAGNER.

Mais vingt partis se présenteront...

PASTOLIN.

Impossible !

WAGNER.

Mais, monsieur...

PASTOLIN.

Mais, moi, monsieur... je ne sais pas quels sont vos principes en Allemagne, mais je vous déclare que ce que vous proposez là est immoral au dernier point, et je n’en veux pas entendre davantage.

HÉLOÏSE.

Nous n’en voulons pas entendre davantage !

WAGNER, impatienté.

Ah ! ma foi !

HÉLOÏSE et PASTOLIN.

Air.

Cessons ce débat incroyable,
Votre avis nous met en courroux !

WAGNER.

Le mal n’est pas irréparable,
Mais je ne guéris pas les fous !

Ensemble.

HÉLOÏSE et PASTOLIN.

Cessons ce débat incroyable !
Votre avis nous met en courroux...
De guérir il est incapable...
Il peut retourner à ses fous.

WAGNER.

Quel est ce mystère incroyable ?
Dites-moi d’où vient ce courroux.
Ce mal n’est pas irréparable ;
Mais je ne guéris pas les fous !

Wagner sort.

 

 

Scène VI

 

HÉLOÏSE, PASTOLIN

 

PASTOLIN, furieux et parcourant le théâtre.

Marier ma fille !

HÉLOÏSE.

C’est d’une inconvenance !... Ah ! si jamais je deviens muette, ce n est pas lui que j’irai chercher pour me rendre la parole.

PASTOLIN, courant au fond.

Mais elle est mariée... ma fille !...

HÉLOÏSE.

Oui, certes, elle est mar...

S’arrêtant et réfléchissant.

Un instant... un instant...

PASTOLIN.

Comment, un instant...

HÉLOÏSE.

Je ne dis pas qu’il ait raison, mais il n’a peut-être pas tout-à-fait tort.

PASTOLIN.

Plaît-il ?...

HÉLOÏSE.

Mais dam... écoutez-donc.

PASTOLIN.

Eh bien... quoi ?...

HÉLOÏSE.

Certainement, votre ménage est bien uni... bien aimable... bien paternel...

PASTOLIN.

Charmant !

HÉLOÏSE.

Mais tout cela constitue une existence assez... monotone...

PASTOLIN.

Hein... comment...

HÉLOÏSE.

Il n’y a là ni passion, ni émotion, ni révolution...

PASTOLIN.

Une révolution !... comme si tout le monde faisait des révolutions...

HÉLOÏSE.

Et à moins qu’une passion... une autre...

PASTOLIN, vivement.

Héloïse !...

Avec émotion.

Ainsi donc, si jamais Suzette parle... c’est qu’elle aimera quelqu’un...

HÉLOÏSE.

Mon cousin !...

Suzette entre un bougeoir à la main, sans être vue, elle écoute la fin de la scène.

PASTOLIN.

Et moi, je serai le plus malheureux des hommes !...

HÉLOÏSE.

Eh non ! elle restera muette, il le faut !...

Mouvement de Suzette.

PASTOLIN.

Oui, j’aime mieux qu’elle reste...

Suzette s’élance vivement vers lui.

 

 

Scène VII

 

HÉLOÏSE, PASTOLIN, SUZETTE, puis ZÉPHIR[22]

 

HÉLOÏSE, à Pastolin.

Silence !...

Suzette va de l’un à l’autre. « Comment ! je resterai muette !... » Elle leur indique le docteur qui vient de sortir. « Est-ce qu’il n’a rien ordonné !... est-ce qu’il n’y a pas d’espoir ?... »

Le docteur est un sot !...

PASTOLIN.

Un ignorant !...

ZÉPHIR.

M. Wagner ?...

Suzette désolée se jette dans un fauteuil.

HÉLOÏSE.

Elle se désespère !...

PASTOLIN.

Ça me fend le cœur !... Suzette !...

Suzette leur fait signe de s’en aller, et de la laisser seule avec son chagrin.

ZÉPHIR.

Voici le flambeau de monsieur... prenez garde en sortant... il fait de la pluie, du vent, du tonnerre...

HÉLOÏSE.

Ah ! quel temps !...

À Suzette.

bonsoir... ferme bien ta porte...

ZÉPHIR.

Il y a un verrou...

PASTOLIN, qui est resté le flambeau à la main sur le devant de la scène, à part.

J’ai envie de revenir...

Souriant.

une surprise !... de l’effroi... Je reviendrai...

HÉLOÏSE.

Eh ! bien... rentrez-vous ?

PASTOLIN.

Me voilà !

À Suzette.

Adieu !...

Bas.

à revoir !...

Suzette le regarde.

À revoir... chut !...

ZÉPHIR, les laissant passer devant lui, et sortant le dernier.

Bonne nuit, madame Pastolin... Dieu ! quel orage !...

Un flambeau reste sur la table.

 

 

Scène VIII

 

SUZETTE, seule

 

Elle a suivi Pastolin des yeux, sans le comprendre, fait un signe de tête en signe d’adieu à Zéphir, se lève, regarde tristement autour d’elle. « Me voilà seule !... toujours seule !... » Elle essuie des larmes ; l’orage se fait entendre ; elle a peur, et personne pour la rassurer ; elle soupire, prend son parti, va mettre le verrou à la porte, va au lit, tire les rideaux ; de là, vient près de la table, se dispose à se déshabiller, ôte son fichu, sa ceinture ; elle entend du bruit à la fenêtre, prend le flambeau, se retourne ; tout-à-coup la foudre éclate, la fenêtre s’ouvre avec fracas, et Édouard entre, en escaladant la croisée ; le flambeau échappe des mains de Suzette, tombe et s’éteint, avant qu’Édouard et elle aient pu se voir. Nuit complète.

 

 

Scène IX

 

ÉDOUARD, SUZETTE[23]

 

ÉDOUARD, à demi-voix.

C’est moi !... me voilà... n’aie pas peur !...

Suzette se réfugie vers la table.

J’étais là, sous ta fenêtre, tout plein de mon bonheur passé... rue Neuve-Vivienne... Je voulais respecter ta sagesse actuelle... mais le temps est si affreux !... Tu n’auras pas le cœur de refuser l’hospitalité à un pauvre jeune homme amoureux... et trempé !...

Suzette, tout étonnée de ce qu’elle entend, fait un mouvement pour s’éloigner encore.

Eh bien ! où es-tu donc ?...

En gagnant la porte à tâtons, Suzette tend la main vers lui, il la saisit.

Ah ! je te tiens !...

Elle cherche à lui échapper.

Oh ! je ne te lâche pas comme ça !... Comme tu trembles !... pauvre petite !... autrefois, tu ne tremblais jamais !...

Elle cherche à se faire entendre.

Hein !... tu dis !... Non, tu ne dis rien !... Autrefois, tu parlais toujours !...

Elle veut fuir, il la retient.

Reste donc !... Mais, ce qui n’est pas changé, ce sont tes beaux yeux... ta jolie taille...

Il la presse... elle lui échappe, et passe vivement du côté opposé[24].

C’est mon cœur surtout qui te revient, avec ta même image qu’il a emportée sur toutes les routes de France et de Belgique !...

Écoutant.

Hein ?... Toujours même silence !... Et tu me fuis... tu m’as donné un rival... un rival que tu me préfères... tu veux me pousser au désespoir... tu veux donc que je meure...

Elle s’arrête comme frappée du son de sa voix... haletante, hors d’elle-même.

Mademoiselle... je vois qu’il n’y a plus d’espoir... si mon amour vous déplait... si vous voulez que je parte... dites un mot... rien !... Ma foi, qui ne dit mot... Tu ne m’échapperas pas, et pourvu que tu livres à mes baisers cette main...

Il lui baise la main, l’agitation de Suzette est à son comble.

cette blanche main, qui m’écrivait des choses si tendres !...

À ces mots, elle entraine Édouard vers la fenêtre, qu’elle ouvre... un éclair brille... et lui montre les traits d’Édouard...

Clarisse[25] !...

SUZETTE, s’écriant avec effort.

Oscar !... Oscar !... laissez-moi !...

Elle tombe à genoux.

ÉDOUARD, se penchant vers elle, et la reconnaissant.

Grand Dieu ! qu’ai-je vu ?... non, c’est un rêve... Suzette ! madame !...

SUZETTE, toute palpitante de joie et de frayeur, et toujours à genoux.

Oui... moi... moi...

ÉDOUARD.

Mais, où suis-je donc ?... Ciel ! du bruit !...

HÉLOÏSE, en dehors, secouant la porte.

Suzette ! Suzette !

SUZETTE.

Là ! là !...

ÉDOUARD.

Ah ! je la retrouve enfin... c’est elle !... mais on frappe à cette porte !...

SUZETTE.

On vient ! on vient !

ÉDOUARD va à la fenêtre.

Du monde en face !

Il se jette dans le cabinet à droite.

 

 

Scène X

 

SUZETTE, HÉLOÏSE

 

HÉLOÏSE, forçant la porte.

Mais ces cris que j’entends[26] !...

SUZETTE, toujours à genoux.

Oui ! moi... moi... c’est moi !

HÉLOÏSE, reculant effrayée.

Qu’entends-je ?

SUZETTE, avec expression.

O mon Dieu !... je vous remercie ! j’ai parlé... je parle !

HÉLOÏSE.

Ah ! Jésus !... elle a parlé !... comment c’est toi ?...

SUZETTE, se relevant vivement.

Oui, n’est-ce pas ?... c’est bien moi, c’est bien ma voix ! vous m’entendez... j’en suis certaine... c’est revenu... ça ne s’en ira plus... jamais !... ça n’est point un rêve ! Ah ! non, te voilà... je veille, j’existe, je parle !...

HÉLOÏSE, la regardant.

Et copieusement !... comme autrefois.

SUZETTE, courant d’un côté à un autre.

Comme autrefois !... je dis tout !... oui tout... Héloïse, ma cousine !...

HÉLOÏSE.

Écoute-moi donc...

SUZETTE, plus vivement.

Et mon mari... allons rejoindre mon mari !... où est mon mari ?...

Frappant dans ses mains, et sautant.

Mon mari !... ah ! quel bonheur !... J’étouffe de joie !... j’en deviendrai folle.

HÉLOÏSE.

Allons, je ne pourrai plus placer un mot !

SUZETTE.

Je ne suis plus la pauvre muette ! – On ne me plaindra plus !

HÉLOÏSE.

Mais dis-moi donc enfin par quel moyen...

SUZETTE.

Le moyen !... oh ! oui... je ne t’ai pas dit comment il s’est fait... Le moyen !... attends, oui... j’y suis... oh ! c’est que je suis si heureuse !

HÉLOÏSE.

Bien !... bien !... Après ?

SUZETTE, très vivement et avec désordre.

Eh bien !... J’étais là... seule... j’ôtais ma ceinture...

Appuyant.

Ma ceinture... j’ai dit ma ceinture ! Soudain... un coup de tonnerre !... des éclairs !... de la pluie !... oh ! les mots ! je me les rappelle tous !... tous... Et puis la fenêtre qui s’ouvre avec fracas... et un jeune homme !...

HÉLOÏSE.

Miséricorde !

SUZETTE.

Oui... un jeune homme qui s’élance près de moi... le flambeau tombe... s’éteint... je ne voyais pas !...

HÉLOÏSE.

Pauvre cousin !

SUZETTE, de même.

Oh ! j’ai eu peur !... j’éprouvais une émotion... je voulais fuir... impossible ! il était pressant... je ne pouvais ni crier, ni me défendre...

HÉLOÏSE.

Aïe ! aïe !

SUZETTE, de même.

Tout-à-coup, sa voix me frappe... un éclair brille sur ses traits... je crois reconnaitre !... oh ! alors, je ne sais pas ce qui s’est passé en moi... la terreur... la surprise... ce jeune homme du jour de mon mariage !... tu sais, ce souvenir d’Oscar, qui n’était plus... mais que j’avais vu... que je croyais encore revoir... tout cela mêlé à des efforts inouïs... Enfin j’ai crié, j’ai dit... je ne sais ce que j’ai dit... mais j’ai parlé !... j’ai parlé !...

HÉLOÏSE.

Mais ce jeune imprudent !...

SUZETTE.

Tu es venue... il est parti par la fenêtre.

HÉLOÏSE.

À la bonne heure... et du moment qu’il n’y a rien de plus !...

SUZETTE.

Quoi donc ?...

HÉLOÏSE.

Oh ! rien !... c’est que ce qu’a dit le docteur... les idées de ton mari...

SUZETTE.

Mon mari !... ah ! viens, courons... il faut lui apprendre...

HÉLOÏSE.

Oh ! garde-t-en bien !

SUZETTE.

Pourquoi ?

HÉLOÏSE.

Il faut des ménagements... des précautions... pour lui faire croire... nous prendrons du temps !...

SUZETTE.

Du temps... À quoi bon ?...

ZÉPHIR, en dehors.

Et moi je réponds que cela ne se peut pas.

SUZETTE.

C’est la voix de Zéphir.

HÉLOÏSE, la retenant.

Silence !... pas un mot devant lui !

SUZETTE, la regardant avec surprise.

Ah !...

 

 

Scène XI

 

SUZETTE, HÉLOÏSE, ZÉPHIR[27]

 

ZÉPHIR, entrant.

Et la preuve...

S’arrêtant.

là ! j’aurais parié cinq francs qu’il n’y avait personne !

SUZETTE, à demi-voix.

Hein ?...

HÉLOÏSE, la retenant.

Chut !...

Haut.

Sans doute... qu’y a-t-il donc ?

ZÉPHIR.

Il y a que c’est une indignité !... prétendre qu’on a vu monter par la croisée !...

SUZETTE, à demi-voix.

Il sait !...

HÉLOÏSE, la retenant.

Vous dites ?...

ZÉPHIR.

Je dis qu’il n’est pas permis de calomnier ainsi une auberge... pure et sans tache... une maison connue dans tout Châlons, pour la sûreté, la moralité et la solidité des fenêtres...

HÉLOÏSE, retenant toujours Suzette qui veut parler.

Si vous étiez plus clair, je comprendrais peut-être.

ZÉPHIR.

Comment !... vous ne comprenez pas que ce médecin allemand soutient, et à tout le monde encore, qu’en prenant l’air avant de se coucher, tout-à l’heure, pour fumer son cigare, il a vu quelqu’un pénétrer dans cette chambre...

Montrant la fenêtre.

par là !

SUZETTE.

Ciel !...

HÉLOÏSE, l’arrêtant.

Hum !

À part.

Je n’ai pas une goutte de sang dans les veines.

ZÉPHIR.

Ça n’aurait qu’à se répandre... mon pauvre capitaine !...

HÉLOÏSE.

Il serait bien malheureux !

SUZETTE, bas à Héloïse.

Il croirait !

ZÉPHIR, sortant.

Tiens ! le voilà qui vient à pas de loup...

SUZETTE.

Mon mari !...

HÉLOÏSE.

Grand Dieu !

À Suzette.

Silence !

SUZETTE.

Oh ! je n’y tiendrai pas... S’il vient, je vais parler d’abord.

HÉLOÏSE.

Au contraire !... Ah ! une idée !...

SUZETTE.

Quoi donc ?...

HÉLOÏSE.

Un conseil que je vais lui donner...

SUZETTE.

Il ne viendra pas ?

HÉLOÏSE.

Si fait !... mais autrement, et nous sommes sauvées !...

Air de la valse de Robin des Bois.

Il ne saura rien, je l’espère...

SUZETTE.

Mais je ne parlerai donc pas ?

HÉLOÏSE.

Je lui donne un conseil, ma chère,
Qui va nous tirer d’embarras !
Toi, si tu sais jouer ton rôle,
Je te réponds de triompher...

SUZETTE.

Dépêche-toi, car la parole
Pourrait finir par m’étouffer.

Héloïse sort en ayant l’air de faire des signes à Pastolin qui ne paraît pas.

 

 

Scène XII

 

SUZETTE, puis ÉDOUARD

 

SUZETTE.

Ils s’en vont !... et je reste seule... seule sans avoir à qui parler !...

ÉDOUARD, sans avancer.

Enfin, ils sont partis !

SUZETTE.

Mais, c’est cent fois pis qu’auparavant...surtout s’il faut que ça dure !

Elle se retourne et aperçoit Édouard.

Ciel[28] !

ÉDOUARD.

Ah ! ne craignez rien !

SUZETTE.

Monsieur... monsieur... que faites-vous là ?... je croyais...

ÉDOUARD.

En sortant je pouvais vous trahir, mais de là j’ai tout entendu... Ah ! je comprends ce silence, et toute ma faute !

SUZETTE.

Partez, monsieur... partez !...

ÉDOUARD

Partir ainsi, quand je vous retrouve !... et sans que votre pardon...

SUZETTE.

Si fait, je vous pardonne... Car enfin si vous aviez causé mon malheur par une première imprudence... cette seconde le répare... je parle !... Je ne sais pas si cela pourra me servir avec les idées de mon mari, mais c’est égal, c’est à vous que je le dois, et je ne l’oublierai jamais.

ÉDOUARD.

Comme moi qui avais gardé de notre première entrevue des souvenirs si tendres !

SUZETTE.

Pas un mot de plus !... Songez qu’on vous a vu, et que votre présence en ce moment peut compromettre jusqu’au bonheur que vous m’avez rendu.

ÉDOUARD.

Ah ! madame !

On casse un carreau.

SUZETTE.

Grand Dieu !... on vient !

ÉDOUARD.

Par la fenêtre !

Pastolin paraît.

SUZETTE.

Ciel !... mon mari !

ÉDOUARD.

Je suis pris !

Il se jette dans l’alcôve.

SUZETTE.

Je suis perdue !

 

 

Scène XIII

 

SUZETTE, PASTOLIN, ÉDOUARD, dans l’alcôve[29]

 

PASTOLIN, s’élançant de la fenêtre dans la chambre en trébuchant.

Suzette ! c’est moi... J’ai manqué de tomber.

Suzette qui est devant l’alcôve le regarde avec émotion.

Hein ? comme elle me regarde !... Oui, oui, le conseil d’Héloïse était bon !... C’est plus effrayant, plus dramatique... Elle est émue !... elle a eu peur !

SUZETTE, à part.

Grand Dieu ! il va le voir !

PASTOLIN.

Tu trembles ! tu éprouves des battements de cœur... des palpitations.

SUZETTE, à Édouard.

Cachez-vous !... monsieur !

PASTOLIN.

C’est la révolution !... tant mieux !... tant mieux !... ça va !... ça va !...

Il s’élance vers elle.

Suzette !

SUZETTE, effrayée.

Ah !

PASTOLIN.

Elle a parlé !... elle a dit : Ah !

ÉDOUARD, toujours dans l’alcôve.

Comment faire ?

SUZETTE, tombant dans les bras de Pastolin.

Mon... mon mari !

PASTOLIN, la soutenant.

Suzette ! oh ! reviens à toi !... reviens à ton mari, qui t’aime, qui est heureux... qui t’a rendu la parole !

SUZETTE.

Mon mari !

PASTOLIN, l’embrassant sur le front.

C’est complet ! Héloïse ! Zéphir ! tout le monde, toute la maison !... Eh ! venez donc !

HÉLOÏSE, accourant.

Qu’est-ce que c’est ?

ZÉPHIR, de même.

Qu’est-ce qu’il y a ?

PASTOLIN.

Mais venez donc !... elle parle !... elle parle !...

WAGNER, paraissant à la porte.

Monsieur Pastolin ?

ZÉPHIR, allant à Wagner.

On n’entre pas...

PASTOLIN.

Eh ! c’est le docteur !

WAGNER, bousculant Zéphir.

Je vous dis que j’entrerai... Que diable !...

ZÉPHIR.

Eh ! monsieur...

PASTOLIN, amenant Wagner en scène[30].

C’est ce cher docteur ! ah ! ah ! enchanté de vous voir !

Héloïse passe prés de Suzette qui lui explique tout à voix basse.

WAGNER.

Pardon, monsieur, si je vous dérange... mais dans votre intérêt, je m’étais permis de vous dire, de vous conseiller de marier votre fille.

PASTOLIN, riant.

Ah ! oui !... oui !... c’était votre ordonnance !...

WAGNER.

Et je n’y change rien... au contraire... Un médecin est un ami... un confident... et je viens vous conseiller, entre nous

Baissant la voix.

De presser le mariage...

PASTOLIN.

Ah !... voyez-vous ça... parce que ?...

WAGNER, de même.

Parce que votre fille aime quelqu’un...

PASTOLIN.

Hein ?... Suzette...

HÉLOÏSE, s’approchant entre Pastolin et Wagner.

Ah ! je comprends ce que monsieur le docteur veut dire... parce qu’il a vu entrer dans cette chambre... par ce balcon... par cette fenêtre... quelqu’un...

WAGNER.

Je n’osais m’expliquer...

PASTOLIN, pouffant de rire.

Ah ! ah !... ah !... oui... j’y suis... un amant...

WAGNER.

Mais, dame !... je crains...

PASTOLIN.

Un amant qui lui a rendu la parole...

Riant.

Ah !... ah !... ah !... ah !...

WAGNER.

Plaît-il ?...

PASTOLIN.

Car elle parle !... docteur, vous aviez raison... N’est ce pas, Suzette, tu parles, mon petit ange ?...

SUZETTE, tremblante.

Oui, monsieur le docteur...

À part.

Ah mon Dieu !...

ZÉPHIR.

Tiens !... tiens !... la muette...

WAGNER.

Je ne comprends pas... cet amant ?...

PASTOLIN.

C’était un mari.

WAGNER.

Un mari ?

PASTOLIN.

Qui est bien votre serviteur... de tout mon cœur.

WAGNER.

Il se pourrait !... mais je ne puis concevoir encore...

ZÉPHIR, allant à la fenêtre.

C’est très facile-z-à comprendre... en passant par la fenêtre...

PASTOLIN.

J’ai sauvé mon numéro trois...

À Suzette.

Demain tu me liras mon journal !... hein ?... es-tu heureuse ?...

SUZETTE.

Oh ! oui... bien heureuse... je parle !

ÉDOUARD, sortant la tête de l’alcôve.

Ma foi, Clarisse...

Ensemble.

Air du Démon de la Nuit.

PASTOLIN.

Ah ! quel merveilleux moyen !
La chose était sûre...
Tous les trois, je le vois bien,
N’y comprennent rien.

SUZETTE.

Ah ! quel bonheur est le mien !
Oui, j’en suis bien sûre,
Grace à cet heureux moyen
Ils ne sauront rien !

WAGNER.

J’ai conseillé ce moyen ;
Mais, tout me l’assure,
Quoique l’avis soit le mien,
Je n’y comprends rien.

HÉLOÏSE.

Grâce à mon heureux moyen,
Ah ! j’en étais sûre !...
Tous trois, je l’espère bien,
N’y comprennent rien !

ZÉPHIR.

Ah ! quel singulier moyen !...
Oui, tout me l’assure...
C’est qu’elle parle très bien !
Je n’y comprends rien !

Pendant cet ensemble, Héloïse remonte vers l’alcôve et fait signe à Édouard de sortir. À la fin de l’ensemble, Édouard disparaît : au bruit qu’il fait en refermant la porte, tout le monde se retourne.

SUZETTE, effrayée.

Ciel !...

TOUS.

Quoi ?

HÉLOÏSE et SUZETTE.

Rien !

ZÉPHIR.

C’est singulier, j’aurais parié cinq...

Ensemble.

Suite de l’air.

PASTOLIN.

Au revoir, bonsoir...
Heim ! quelle aventure !
Docteur, au revoir...
Mes amis, bonsoir.

SUZETTE et HÉLOÏSE.

Ah ! j’en ai l’espoir...
Et ça me rassure,
Ils n’ont pu le voir...
À demain, bonsoir.

ZÉPHIR.

Contre tout espoir,
Dieu ! quelle aventure !
Sortons, au revoir...
À demain, bonsoir.

WAGNER.

Je ne puis savoir
D’où vient l’aventure.
Au revoir, bonsoir.
À demain, bonsoir !


[1] On a observé, dans l’impression, l’ordre des places des personnages, en commençant par la gauche des spectateurs (ce qui est la droite des acteurs). Les changements de places qui ont lieu dans le cours des scènes sont indiqués par des renvois au bas des pages.

[2] Héloïse, Zéphir ; les gardes nationaux sur le deuxième plan.

[3] Héloïse, Édouard, Zéphir.

[4] Héloïse, Pastolin, Zéphir.

[5] Héloïse, Suzette, Pastolin.

[6] Édouard, Pastolin.

[7] Édouard, Suzette, Pastolin, Héloïse, les invités, sur le deuxième plan.

[8] Suzette, Pastolin, Héloïse, les invités, sur le deuxième plan.

[9] Héloïse, Suzette, Pastolin, Zéphir et les gardes nationaux.

[10] Édouard, Zéphir, Wagner.

[11] Zéphir, Édouard, Wagner.

[12] Édouard, Zéphir, Wagner.

[13] Pastolin, Zéphir, Suzette, Héloïse.

[14] Zéphir, Suzette, Pastolin, Héloïse.

[15] Zéphir, Pastolin, Suzette, Héloïse.

[16] Pastolin, Zéphir, Suzette, Héloïse.

[17] Suzette, Héloïse, Pastolin, Wagner Zéphir.

[18] Suzette, Héloïse, Wagner, Pastolin, Zéphir.

[19] Héloïse, Pastolin, Wagner, Suzette, Zéphir.

[20] Héloïse, Pastolin, Wagner, assis, Suzette, Zéphir, assis dans le coin à gauche de l’acteur.

[21] Héloïse, Wagner, Pastolin.

[22] Héloïse, Suzette, Pastolin, Zéphir.

[23] Édouard, Suzette.

[24] Suzette, Édouard.

[25] Édouard, Suzette.

[26] Héloïse, Suzette.

[27] Suzette, Héloïse, Zéphir.

[28] Édouard, Suzette.

[29] Pastolin, Suzette.

[30] Suzette, Héloïse, Pastolin, Wagner, Zéphir.

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