La Noce sans mariage (Louis-Benoît PICARD)

Comédie en cinq actes.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l’Impératrice, le 11 septembre 1805.

 

Personnages

 

DUVERDIER, ancien négociant

GOBERVILLE, son neveu, jeune médecin

BADOULARD, agent d’affaires, futur gendre de Duverdier

BLINVAL, jeune officier, amant de la fille de Duverdier

TROTMANN, vieux médecin allemand

PRÉCINET, procureur

FRÉMON, secrétaire d’un général

DUMONT, vieux garçon, parent de Duverdier

DESROCHES, ancien marchand, parent de Badoulard

CHAMPAGNE, valet de Badoulard

MADAME DE PÉRAUDIÈRE, cousine de Duverdier

CÉCILE, fille de Duverdier

MADAME GIRARD, jeune veuve, amie de Cécile

JUSTINE, femme de chambre de Cécile

 

La scène est à Paris, dans un salon commun à l’appartement de Duverdier et à celui de Badoulard.

 

 

PRÉFACE

 

Voici encore une de mes pièces chéries. Elle réussit ; mais son succès fut modeste. La pièce faisait rire constamment , souvent aux éclats ; mais on la remarqua peu. Depuis seize ans je donnais au moins deux ouvrages par an. Le public était habitué à mes qualités, il était fatigué de mes défauts. On avait été indulgent pour les fautes de mes premières comédies ; en retrouvant toujours les mêmes fautes, on devenait plus froid et plus sévère. Ici je crois avoir été aussi comique que dans telle ou telle de mes pièces qui a obtenu un bien plus grand succès. Mais voyez le malheur d’avoir tant écrit : en disant que ma pièce rappelle encore l’intrigue de Pourceaugnac, c’est avouer aussi qu’elle rappelle celle du Collatéral et du Voyage Interrompu ; en disant que le jeune homme et son ami rappellent encore les Étourdis, c’est avouer qu’ils rappellent aussi des personnages du Collatéral, du Voyage Interrompu et de la Petite Ville.

On me sut beaucoup de gré, quand je donnai le Collatéral, d’avoir renfermé une action assez compliquée dans le court espace d’une halte de diligence. On riait et on aimait à rire du conducteur qui vient toujours presser le départ, et menacer d’interrompre l’action. On ne remarqua pas qu’il était peut-être aussi comique d’avoir placé l’action de la Noce sans Mariage le jour même et au moment du mariage qu’on veut rompre, et d’avoir perpétuellement suspendu cette action par l’offre des cadeaux, l’arrivée des témoins, les tambours, les poissardes, l’annonce que tout est prêt à l’église et à la municipalité, le repas de noce et les violons.

Le rôle railleur et facétieux du jeune médecin aurait paru plus comique et plus original, s’il n’avait été précédé du petit avocat de la Diligence à Joigny ; et celui du faiseur d’affaires Badoulard aurait été bien plus remarqué, si l’on n’avait cru reconnaître qu’il était de la famille du faraud de Moulins et du Lovelace de Villeneuve-sur-Yonne.

Un personnage vraiment original et qui appartient bien à la Noce sans mariage, c’est celui de M. Trotmann, le médecin allemand, ennemi juré de la vaccine, qui veut voir des malades partout. Aussi le public n’a-t-il jamais manqué de le bien accueillir.

L’exposition faite par la lecture d’un billet de mariage, et par un tableau de tout le tracas qui existe dans une maison où il y a une noce, me paraît heureuse. La première scène entre Blinval et Gobervillle est semée de détails qui étaient toujours fort applaudis. J’aime surtout le portrait de M. Badoulard, un de ces hommes très communs au moment où je donnai la pièce, qui, sous le nom d’agents d’affaires, n’avaient point d’état, et faisaient tous les états. Il y avait bien longtemps que je pensais à mettre en scène deux femmes, dont l’une, en grand deuil de veuve, serait fort gaie, et l’autre, en habits de noces, serait fort triste. Je trouvai l’occasion de la placer dans la Noce sans Mariage. La scène me paraît assez bien faite. Nos bienséances théâtrales ne m’ont pas permis de la faire plus comique.

L’arrivée de ma jeune veuve au second acte me paraît un bon ressort de comédie.

On m’a reproché d’avoir fait Badoulard trop crédule au troisième acte, quand il se laisse persuader qu’il est malade. Parce qu’il a fait fortune, on ne veut pas qu’il soit un sot. De l’audace, de l’intrigue, peu ou point de délicatesse, voilà de bons moyens pour faire fortune : et certes tout cela n’est pas de l’esprit, tout cela n’empêche pas d’être crédule et peureux dès qu’il s’agit de santé.

Le quatrième acte languit vers le milieu ; mais il se ranime par l’arrivée des trois personnages amenés par madame de Péraudière. C’est là que commence à briller la sagacité du vieux médecin, et je crois que c’est un bon moyen de comédie que mon jeune médecin trouve une ressource à son intrigue, précisément dans une personne amenée pour lui nuire.

Le dénouement n’a rien de saillant que la manière dont on fait rendre la dot par M. Badoulard ; mais le rôle de M. Trotmann jette une grande gaieté dans tout le cinquième acte.

Presque tout est anecdote dans cette pièce ; le fond, les incidents, les personnages. L’idée m’en vint à la noce d’une de mes parentes. Malheureusement pour elle on n’eut pas besoin de faire accroire au marié qu’il était malade. Il l’était réellement. Il y avait parmi les convives un jeune médecin qui, après avoir ordonné l’émétique au marié, revint prendre sa place au repas, qui fut encore assez gai.

Au moment où j’ouvris mon théâtre, un de mes camarades de collège vint me demander le titre de médecin honoraire du théâtre, afin disait-il, d’acquérir du crédit et des malades.

Un de mes amis avait le plus grand intérêt à cacher son mariage à un de ses oncles. L’oncle vient lui demander à dîner précisément le jour de la noce. Mon ami recommande le silence à tous les convives. Voilà les tambours qui donnent une aubade, voilà les poissardes qui apportent des bouquets, et il est obligé de dire qu’il a gagné à la loterie.

J’ai beaucoup connu l’original de madame de Péraudière. C’était la femme d’un honnête procureur. Elle-même était une active et honnête commerçante en toiles et mousselines. Son commerce et le soin de la maison de son mari ne suffisaient pas à son activité. Elle employait ses moments de loisir à négocier des mariages et à réconcilier des familles.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

BLINVAL, lisant un billet de mariage

 

« Monsieur Duverdier, ancien négociant, a l’honneur de vous faire part du mariage de mademoiselle Cécile Duverdier, sa fille, avec monsieur Badoulard, agent d’affaires. » Badoulard ! quel nom ! Agent d’affaires ! quel état ! Pauvre Blinval, ton oncle t’a rendu un grand service en t’emmenant à la campagne. Et il veut que je reparte ; oh ! non, je reste : si le mariage n’est pas fait, je l’empêche ; si Cécile est mariée, je bats contre son mari, je le tue, et j’épouse la veuve. C’est décidé.

On entend sonner.

 

 

Scène II

 

BLINVAL, JUSTINE, portant le bonnet de la mariée

 

JUSTINE.

J’y suis, mademoiselle ; un peu de patience.

BLINVAL.

Ah ! c’est toi, ma chère Justine.

JUSTINE.

C’est vous, monsieur Blinval !

BLINVAL.

Je suis arrivé d’hier, et j’accours...

JUSTINE.

À merveille ! vous serez de la noce. Mademoiselle et moi nous avons bien parlé de vous pendant votre absence. Un mariage superbe ! une noce magnifique ! Que de bijoux ! que de dentelles ! Trois toilettes à la mariée, une pour l’église, une pour le repas, une pour le bal ; six voitures de remise, des gants blancs et des bouquets aux cochers ! et les tambours qu’on attend ! Cela fait un bruit dans le quartier, et cela flatte monsieur, lui qui craint tant qu’on dise du mal, et qui aime tant qu’on dise du bien de lui et de sa fille. Et voilà le bonnet de la mariée, que je viens de prendre chez la marchande de modes.

BLINVAL.

Ainsi, c’est donc aujourd’hui même...

JUSTINE.

Oui, vraiment, à midi ; voilà qu’il est déjà neuf heures, et les témoins qui doivent déjeuner ici avant d’aller à la municipalité !

On entend une autre sonnette.

Tenez, voilà le marié qui sonne à son tour son domestique.

BLINVAL.

Comment ! est-ce qu’il demeure dans la maison ?

JUSTINE.

Voilà dix jours qu’il a loué l’entresol, où l’on monte par ce petit escalier ; et nous qui demeurons au second, et le rez-de-chaussée qui s’est trouvé vacant ! comme c’est commode ! Monsieur s’est arrangé avec le propriétaire pour y faire la noce. C’est dans le salon qu’on

dansera.

On sonne.

Mais, pardon, voilà qu’on sonne encore. C’est madame de Péraudière, la cousine de monsieur, qui a fait ce mariage. Elle est active, la bonne dame. Vous savez comme elle a mené son mari et son commerce. Aussi tout a été conclu en quinze jours. Monsieur Goberville, le médecin, cousin germain de mademoiselle, celui qui se moque de tout le monde, n’était pas trop d’avis de ce mariage. Il lui était revenu des propos sur monsieur Badoulard ; mais il a bien fallu qu’il prît son parti. Il est un des témoins. Si vous voulez en savoir davantage, voilà le domestique de monsieur Badoulard avec qui vous pouvez causer.

On sonne de tous les côtés.

Ah ! mon Dieu, quel carillon font toutes ces sonnettes ! Ah ! un jour de noce, c’est tout simple. Sans adieu, monsieur Blinval.

Elle sort.

 

 

Scène III

 

BLINVAL, CHAMPAGNE, portant l’habit de noces

 

CHAMPAGNE.

Un moment, je ne peux pas aller plus vite. Ce maudit tailleur qui n’avait pas encore fini l’habit !

BLINVAL.

Vous êtes le domestique de monsieur Badoulard ; pourrais-je lui parler ?

CHAMPAGNE.

Ah ! bien oui, le jour qu’il se marie ! Il n’y a pas d’affaires aujourd’hui. Voilà son habit de noces que je lui porte.

BLINVAL.

L’habit de noces ! le bonnet de la mariée ! oh ! vous avez beau dire, il faut que je lui parle. Il s’agit précisément de son mariage.

CHAMPAGNE.

De son mariage ? eh bien ! tenez, expliquez-vous avec le beau-père, le voilà qui sort de chez son gendre.

 

 

Scène IV

 

BLINVAL, DUVERDIER, CHAMPAGNE

 

DUVERDIER.

Allons donc, Champagne, votre maître vous attend.

CHAMPAGNE.

J’y vais, monsieur.

Il sort.

 

 

Scène V

 

BLINVAL, DUVERDIER

 

DUVERDIER.

Eh ! vous voilà, mon cher Blinval ; enchanté de vous voir.

BLINVAL.

À mon retour de la campagne, hier soir, j’ai trouvé ce billet chez mon oncle.

DUVERDIER.

Et vous accourez dès le grand matin pour me féliciter du mariage de ma fille. Je vous reconnais là. C’est aujourd’hui, mon ami.

BLINVAL.

Je le sais, monsieur.

DUVERDIER.

Je vous demande pardon de ne pas vous avoir invité du repas ; il n’y aura que les deux familles, et nous serons cinquante-trois. Mais vous viendrez danser ce soir ?

BLINVAL.

Danser, monsieur !

DUVERDIER.

Je n’ose pas prendre la liberté d’inviter monsieur votre oncle. Un officier-général chez un simple marchand ! Cependant s’il voulait honorer la fête de sa présence...

BLINVAL.

Mon oncle a la goutte, monsieur, et ne peut pas sortir. Mais pouvait-on penser que vous marieriez si tôt mademoiselle votre fille ? Elle est si jeune !

DUVERDIER.

Dix-sept ans : c’est l’âge. Le futur en a quarante bientôt.

BLINVAL.

Quarante ! mais c’est un vieillard.

DUVERDIER.

C’est le bel âge. Un homme très aimable, brave : il a été à l’armée. Un excellent cabinet, une fortune presque faite. Homme d’esprit, quoique homme d’affaires ; aimant la littérature, ayant toujours quelque savant à sa table.

BLINVAL.

Eh ! monsieur, je ne doute pas de toutes ses grandes qualités.

À part.

Je suis au supplice.

 

 

Scène VI

 

BLINVAL, DUVERDIER, GOBERVILLE

 

GOBERVILLE.

Bonjour, mon cher oncle.

DUVERDIER.

Ah ! c’est toi, Goberville, te voilà de bonne heure.

GOBERVILLE.

Parbleu ! un médecin qui n’a pas de malades, qu’a-t-il de mieux à faire que d’être exact à un rendez-vous de noces ?

DUVERDIER.

Tiens, voilà l’ami Blinval qui est arrivé tout exprès hier de la campagne pour être de la noce aujourd’hui.

GOBERVILLE.

Tant mieux, nous rirons. Figurez-vous donc, cinquante-trois à table ; la mariée qui rougit, le marié qui lui parle à l’oreille ; notre vieil oncle Dumont, tout fier d’être premier garçon de la noce à soixante ans ; toute la criarde famille de monsieur Desroches, le cousin de monsieur Badoulard ; tous les autres qui ne se sont jamais vus, et qui dînent ensemble en s’observant comme à une table d’hôte ; les vieilles femmes qui ressuscitent les airs de nos vieux opéras ; les petites filles qui portent envie à celle qui se marie, et les petits garçons qui se donnent des indigestions.

DUVERDIER.

Vas-tu encore recommencer tes mauvaises plaisanteries ?

GOBERVILLE.

Non, non, mon oncle : j’ai blâmé ce mariage, vous l’avez voulu, c’est une chose faite. Je suis un des témoins. N’en parlons plus, et vive la joie. Je ne me permettrai pas même de me moquer du marié, quoiqu’il m’offre assez beau jeu. J’ai fait une chanson en manière de complainte pour ma cousine.

BLINVAL.

Monsieur votre neveu ne fait pas un éloge aussi brillant que vous de monsieur Badoulard.

DUVERDIER.

C’est un fou, qui ne sait ce qu’il dit. Vous verrez mon gendre, vous lui rendrez plus de justice, vous, j’en suis sûr ; mais pardon, un jour comme celui-ci on ne manque pas d’occupations, il faut veiller à tout : les violons, le repas, le bal. Je viens de terminer l’affaire la plus importante, celle de la dot. Quatre-vingt mille francs en beaux billets de caisse, que j’ai portés chez mon gendre. Si vous saviez comme la vue de mon portefeuille l’a mis en gaieté. C’est bien naturel. Je vous laisse.

À Goberville.

Adieu, railleur.

Il sort.

 

 

Scène VII

 

GOBERVILLE, BLINVAL

 

GOBERVILLE.

Oui, railleur : plût au ciel que vous m’eussiez écouté, mon cher oncle !

BLINVAL.

Mais, s’il faut l’en croire, ce monsieur Badoulard est aimable, plein d’esprit.

GOBERVILLE.

Oh ! oui, il fait l’homme à bonnes fortunes, il s’enivre, il joue gros jeu, il est beau joueur quand il gagne, il croit qu’on l’admire quand on se moque de lui, il vous insulte en croyant vous faire des politesses.

BLINVAL.

Il est riche.

GOBERVILLE.

Il dépense comme s’il l’était ; mais qui diable entend rien aux fortunes d’aujourd’hui ? On fait des dettes pour avoir du crédit ; et les marchands de nouveautés vident leurs magasins pour se donner des armoires en glaces et des comptoirs en acajou.

BLINVAL.

Il est brave ; il a fait la guerre.

GOBERVILLE.

Nous étions à la même armée ; mais nous ne nous sommes pas rencontrés. J’étais officier de santé à l’avant-garde, il était employé au quartier de réserve. Il était aux vivres quand j’étais au feu.

BLINVAL.

Enfin, il a un état.

GOBERVILLE.

Oh ! un état superbe : il n’est ni avocat, ni juge, ni procureur ; et il fréquente le palais : on le voit à la bourse, dans les comptoirs et sur les ports ; et il n’est ni négociant, ni banquier, ni courtier, ni agent de change il n’est ni militaire, ni employé, ni artiste ; et il sollicite dans tous les ministères ; il n’est ni notaire, ni architecte, ni propriétaire ; et il vend des terres, des domaines et des maisons.

BLINVAL.

C’est apparemment là ce qu’on appelle tenir un bureau d’agence.

GOBERVILLE.

Précisément ; en faisant les affaires des autres, on fait les siennes. Du reste, homme de tête, qui s’effraye d’une migraine ; se croit souvent malade ; dès qu’il se croit malade, se croit en danger de mourir ; a beaucoup de foi aux songes, aux présages, et se fait dire sa bonne aventure.

BLINVAL.

Et comment monsieur Duverdier, si minutieux sur les convenances, si inquiet sur le qu’en dira-t-on, a-t-il pu consentir à un pareil mariage ?

GOBERVILLE.

Mon oncle est un bon bourgeois. Toutes ses inquiétudes sur les convenances ne s’étendent pas au-delà du cercle de sa petite coterie ; et comme le commérage de tous ces gens-là ne s’exerce que sur les apparences, il a été ébloui par le faste et l’hypocrisie maladroite du personnage : il s’est laissé ensorceler par notre parente, madame de Péraudière, à qui les malins reprochent d’avoir une âme sèche parce qu’elle est dévote, et d’être méchante parce qu’elle est bavarde ; qui brouille, raccommode, conseille, se mêle de mille choses qui ne la regardent pas, et surtout de mariages et de procès.

BLINVAL.

Et votre cousine aime sans doute son prétendu ?

GOBERVILLE.

Comme une fille bien élevée qui n’a pas d’inclination, et qu’on marie sans la consulter. Chère Cécile ! il faut que j’aie une aussi haute idée de sa vertu pour en répondre avec un mari comme celui-là. Mais voyez s’il n’y a pas du malheur pour les honnêtes gens : voilà un sot qui épouse une fille charmante ; et d’aimables jeunes gens, comme vous et moi, ne rencontreront que des femmes impérieuses, coquettes et acariâtres.

BLINVAL.

Ah ! mon cher Goberville, je suis au désespoir !

GOBERVILLE.

Comment donc cela ?

BLINVAL.

J’adore votre cousine.

GOBERVILLE.

Vous ?

BLINVAL.

Comment ne vous en êtes-vous pas douté à mon assiduité dans cette maison ?

GOBERVILLE.

Mais je viens chez mon oncle assez rarement ; je passe mes soirées à ce théâtre dont je me suis fait nommer médecin honoraire, pour avoir mes entrées, et attraper quelques malades.

BLINVAL.

Je n’ai osé me déclarer ni à Cécile ni à son père ; à dix-neuf ans, sans fortune, simple sous-lieutenant ! mais j’espérais. Votre cousine est si jeune ! mon oncle le général a tant de bontés pour moi, tant d’estime pour le vôtre, qui m’a servi de tuteur pendant deux ans ! Grâce au ciel ce mariage n’est pas fait je vais trouver le futur, je vais me jeter aux pieds de Cécile. Vous m’aiderez, mon cher Goberville, n’est-ce pas ? Vous parlerez à votre oncle, au mien.

GOBERVILLE.

Diable ! un moment, mon jeune ami. Tenez, cela me coûte de parler raison, ce n’est pas mon genre ; mais enfin il le faut. Tout est fini, le contrat signé, la dot comptée, le mariage dans deux heures. C’est très malheureux que vous ayez été absent. Je vous aurais secondé de tout mon cœur, de toutes mes forces ; mais à présent, ce que vous avez de mieux à faire, c’est de vous taire, et de chercher quelque jeune personne qui ne soit pas sur le point de se marier à un autre.

BLINVAL.

Comment ! vous qui me faisiez tout à l’heure un si beau portrait de ce monsieur Badoulard !

GOBERVILLE.

Je m’adressais bien. C’est un dernier moment d’humeur ; ne m’en faites pas repentir. Allons, mon cher Blinval, un peu de courage, imitez-moi. J’ai blâmé ce mariage, et pour éviter le scandale j’ai consenti d’être un des témoins. À quoi bon préparer des malheurs à vous, à Cécile ?

BLINVAL.

Voilà bien le langage des cœurs froids, indifférents ; et mon oncle, qui veut que je m’éloigne, que je rejoigne mon corps, qui a tout arrangé avec le ministre, qui m’envoie ce matin même dans les bureaux chercher mon ordre de départ !

GOBERVILLE.

Votre oncle est un homme sage, prudent : il faut lui obéir.

BLINVAL.

Lui obéir ! Hélas ! oui, il le faut, je le sens ; et puisque tout le monde m’abandonne : mais cependant...

GOBERVILLE.

Il faut que dans deux heures vous soyez hors de Paris.

BLINVAL.

Dans deux heures ?

GOBERVILLE.

Allons, jeune homme, point de faiblesse. Un militaire ! J’ai du temps devant moi, je vous accompagne chez le ministre, je ne vous quitte pas que votre départ ne soit arrêté.

BLINVAL.

À cette heure-ci nous ne trouverons personne.

GOBERVILLE.

Pour le neveu d’un général, il y a toujours du monde. J’entends quelqu’un ; c’est le domestique de monsieur Badoulard. Il faut que personne ne vous voie ici.

BLINVAL.

Quoi ! vous voulez...

GOBERVILLE.

Oui, sans doute. Ceci est du ressort de mon état, je m’établis votre médecin, suivez mon ordonnance.

BLINVAL.

Ah ! Cécile...

GOBERVILLE.

Venez.

Il entraîne Blinval.

 

 

Scène VIII

 

CHAMPAGNE, seul

 

Allons, voilà l’habit qui est trop étroit à présent. Au diable les maisons où les maîtres se marient ! Quel embarras pour les domestiques !

 

 

Scène IX

 

CHAMPAGNE, JUSTINE

 

JUSTINE.

Eh bien ! monsieur Champagne, le marié a-t-il fait sa toilette ?

CHAMPAGNE.

Ah bien oui ! nous en avons encore pour une grande demi-heure. Au surplus, il est d’une humeur charmante il vient de toucher la dot ; il chante, il danse, il s’admire dans sa glace, et ne s’interrompt que pour jurer après moi.

JUSTINE.

Si vous saviez comme mademoiselle est jolie avec sa robe de mariée, la guirlande de roses blanches, les barbes de dentelle, le bouquet de fleurs d’orange. Oh ! cela lui sied !... c’est un ange.

CHAMPAGNE.

Je voudrais bien la voir.

JUSTINE.

Elle va venir ici, parce que c’est dans ce salon que l’on doit se réunir. Précisément on vient, c’est elle.

 

 

Scène X

 

CHAMPAGNE, JUSTINE, MADAME GIRARD, en grand deuil de veuve

 

JUSTINE, apercevant madame Girard.

Ah ! mon Dieu !

CHAMPAGNE.

Ce n’est pas là une mariée.

JUSTINE.

Une veuve ! triste visite pour un jour de noce ! Que demande madame ?

MADAME GIRARD.

Mademoiselle Duverdier.

JUSTINE.

C’est ici, madame ; mais je ne sais s’il est bien convenable... un jour comme celui-ci... votre parure...

MADAME GIRARD.

Dites-lui que c’est son amie Sophie Francheval.

JUSTINE.

Sophie Francheval, qui a été en pension avec elle ! cette jeune personne si vive, si gaie, sa meilleure amie ? Oh ! c’est bien différent, je vais vous annoncer, mademoiselle... madame, veux-je dire ; et tenez, la voici.

 

 

Scène XI

 

CHAMPAGNE, JUSTINE, MADAME GIRARD, en grand deuil de veuve, CÉCILE, en habit de mariée

 

CÉCILE.

Que vois-je ! c’est toi ma chère Sophie ?

MADAME GIRARD.

Ma chère Cécile !

JUSTINE, à Champagne.

Cela n’est-il pas cruel, monsieur Champagne, être veuve à cet âge-là !

CHAMPAGNE.

Et venir chercher un renouvellement de douleur chez une mariée !

Ils sortent.

 

 

Scène XII

 

CÉCILE, MADAME GIRARD

 

CÉCILE.

Eh ! par quel hasard te trouves-tu à Paris ?

MADAME GIRARD.

Hélas ! tu sauras mes malheurs...

En riant.

Mais pardon, quand je vois la différence de nos habits... Tu te maries donc aujourd’hui ?

CÉCILE, d’un ton triste.

Mon Dieu, oui. Tu as donc été mariée ? tu as donc perdu ton mari ?

MADAME GIRARD, avec un mélange de tristesse et de gaieté.

Mon Dieu ! oui ; depuis deux ans que nous nous sommes perdues de vue, il s’est passé bien des événements. Il y a un an que je suis veuve. J’arrive de ma province ; j’ai commandé mon petit deuil, je ne voulais pas me présenter sous ce lugubre vêtement ; mais les ouvrières sont si négligentes, et j’étais si impatiente de t’embrasser... À peine avais-je quitté ma pension, que ma tante me maria avec monsieur Girard, assez mauvais sujet, vieux, infirme. J’ai eu pour lui tous les soins que j’aurais eus pour un père. Après quatre mois il est mort. C’est un coup bien cruel. Il m’a laissé une assez jolie fortune. Je n’étais pas revenue de ma première désolation, lorsqu’un homme de Paris, fort riche, ayant un grand train, vint pour affaires dans notre ville. Il entreprit de me consoler. Il n’y parvint pas. Mais ma tante qui avait toujours la rage de me marier, et qui, je crois, avait prêté quelque argent à ce monsieur, le força de me signer une promesse de mariage, me força de la prendre. Je ne lui donnai pas la plus légère espérance. Je viens demeurer à Paris ; je suis maîtresse de mon choix, et je ne me remarierai qu’à ma fantaisie. Et toi, ma chère, qui épouses-tu ? Est-ce un mariage d’inclination ? Aimes-tu bien ton prétendu ? est-il jeune, riche, aimable, militaire, avocat ou négociant ?

CÉCILE.

C’est un homme d’affaires, qui n’est pas de la première jeunesse, il a de la fortune, je ne le connais que depuis quinze jours, c’est mon père qui me le fait épouser, et j’aime à croire que je serai heureuse avec lui.

MADAME GIRARD.

Comme tu m’en parles froidement ! ce mariage contrarierait-il, par aventure, quelque penchant secret ?

CÉCILE.

Oh ! mon Dieu ! non, garde-toi bien de le penser. Je n’ai distingué personne, personne ne m’a fait entendre qu’il m’aimât. Mon Dieu ! non, personne, je te l’assure. Je t’avoue que ce n’est peut-être pas celui que j’épouse que j’aurais choisi. Au moment où mon père me l’a présenté comme son futur gendre, j’ai éprouvé pour lui une espèce de répugnance bien ridicule, et dont j’ai rougi. Aujourd’hui même encore je me sens au fond du cœur une tristesse, un effroi... C’est tout simple, quand on est sur le point de s’engager pour la vie... Mais j’ai tort, je sens que j’ai tort, mon père ne désire que mon bonheur, et je devrais avoir plus de confiance dans les soins qu’il prend pour l’assurer. Pardon de te parler de mes petits chagrins, moi heureuse... oh ! oui, vraiment heureuse, quand je ne devrais m’occuper que de ta douleur, pauvre Sophie.

MADAME GIRARD.

Ah ! n’en parlons pas, ma bonne amie, j’ai assez le temps de pleurer dans ma solitude. J’aime bien mieux jouir avec toi de ton bonheur. Et comment se nomme-t-il cet homme d’affaires que ton père te fait épouser ?

CÉCILE.

Monsieur Badoulard.

MADAME GIRARD.

Badoulard ! ah ! mon Dieu !

CÉCILE.

Qu’est-ce donc ?

MADAME GIRARD.

Celui qui m’a fait une promesse de mariage se nomme aussi Badoulard.

CÉCILE.

Est-il possible !

MADAME GIRARD.

Je n’ai pas été maîtresse du premier mouvement. Je n’aurais pas dû te le dire.

CÉCILE.

Est-ce bien lui ? ne serait-ce pas un de ses parents ?

MADAME GIRARD, montrant une lettre.

Eh ! vraiment, j’ai sa dernière lettre sur moi. Tu connais son écriture ?

CÉCILE, voyant la lettre.

C’est lui-même. Voilà comme il a signé mon contrat de mariage.

MADAME GIRARD.

Oh ! l’indigne ! Il n’y a pas deux mois qu’il m’excédait de ses protestations. Voilà donc pourquoi, depuis quinze jours, il a cessé de m’écrire. Je te réponds que je ne t’en veux pas de me l’enlever. Il n’y a que du dépit dans ma colère ; mais c’est un scélérat.

CÉCILE.

Monsieur Badoulard t’a fait une promesse de mariage, et il m’épouse ! Voilà qui justifie toutes mes craintes. Oublier en si peu de temps une femme charmante, qu’il devait se trouver trop heureux d’avoir rencontrée !

MADAME GIRARD.

Oh ! je lui pardonne, je lui pardonne de bon cœur.

CÉCILE.

Oui, mais moi ! quel avenir !

 

 

Scène XIII

 

CÉCILE, MADAME GIRARD, GOBERVILLE

 

CÉCILE.

Ah ! mon cousin, que viens-je de découvrir ? monsieur Badoulard qui a fait une promesse de mariage à madame !

GOBERVILLE.

À madame !

CÉCILE.

Oui, madame est cette amie dont je vous ai parlé ; Sophie Francheval, aujourd’hui madame Girard qui a eu le malheur de perdre son mari.

GOBERVILLE.

Ah ! madame... Mais comment se fait-il qu’une jeune et jolie femme comme vous, dont ma cousine m’a fait un si charmant portrait, ait pu être sensible aux galanteries d’un original comme ce Badoulard.

MADAME GIRARD.

Moi, monsieur ! je ne l’ai jamais aimé, je vous prie de le croire... C’est ma tante qui m’a forcée d’accepter... Mais comment se fait-il que vous parliez ainsi de l’homme qui va épouser votre cousine ?

CÉCILE.

C’est qu’autant que je l’ai pu deviner par quelques mots qui me sont parvenus, mon cousin le médecin était bien loin d’approuver ce mariage. Eh ! que je regrette à présent que tout le monde n’ait pas eu la même opinion !

GOBERVILLE.

Eh ! que ne me disais-tu donc, cousine, que tu pensais comme moi ? tu ne l’aimes donc pas ? Et il fait des promesses de mariage ! et ce jeune homme qui se désespère... Allons, allons, plus de scrupules ; nous avons encore deux heures devant nous. Il faut rompre le mariage.

CÉCILE.

Rompre mon mariage !

MADAME GIRARD.

Le docteur a raison, ce serait une chose affreuse que ce mariage. Il faudrait renoncer à nous voir, car après le tour qu’il ma joué je ne pourrais supporter la présence de ton mari.

CÉCILE.

C’est impossible ; et mon père...

GOBERVILLE.

Ne t’en mêle pas, laisse-nous faire. Ah ! mon Dieu ! et Blinval pour le départ duquel je viens de tout arranger, et qui doit se mettre en route dans la journée !

CÉCILE.

Monsieur Blinval était de retour, et il ne m’a pas vue ! et il repart ! Qu’avait-il à faire d’aller à la campagne de son oncle ! C’est bien peu délicat à lui de partir sans nous saluer.

GOBERVILLE.

À merveille, cousine, je crois entendre ce que tu veux dire.

MADAME GIRARD.

Qu’est-ce que c’est donc que ce monsieur Blinval ?

CÉCILE.

Un officier bien aimable, neveu d’un général, très lié avec mon père, avec qui nous avons été au bal souvent cet hiver, dont tout le monde dit du bien, mais fort jeune encore, bien peu avancé.

En soupirant.

Il n’est que sous-lieutenant.

MADAME GIRARD, en souriant.

Ah ! fort bien. Tu n’as pas d’inclination !

GOBERVILLE.

Je cours le chercher, le ramener, il a un grand secret à te révéler, cousine. J’entends du bruit, c’est mon oncle avec madame de Péraudière. Monsieur Badoulard ne peut tarder à paraître.

MADAME GIRARD.

Je ne veux pas le voir, je me sauve.

Elle sort.

GOBERVILLE.

Je vous suis, belle dame.

 

 

Scène XIV

 

CÉCILE, GOBERVILLE, DUVERDIER, MADAME DE PÉRAUDIÈRE

 

DUVERDIER.

Eh bien ! où vas-tu donc, Goberville ? nous allons déjeuner. Les autres témoins viennent de me faire dire qu’ils ne pourraient être ici que pour la cérémonie.

GOBERVILLE.

Mettez-vous toujours à table sans moi. C’est un malade très pressé qui me demande. Je reviens dans l’instant.

Il sort.

 

 

Scène XV

 

CÉCILE, DUVERDIER, MADAME DE PÉRAUDIÈRE

 

DUVERDIER.

Un malade ! tant mieux pour toi, mon neveu. Qu’est-ce que c’est donc que cette dame qui est avec lui ?

CÉCILE.

Cette dame, mon père, c’est... je ne sais.

MADAME DE PÉRAUDIÈRE.

C’est une veuve, je crois. Un médecin qui donne la main à une veuve ! C’est original. Je ne suis pas fâchée qu’il nous laisse. Il a un si méchant esprit, votre neveu ! je ne sais pas pourquoi vous l’avez pris pour un des témoins. Ce n’est pas sa faute si tu fais un mariage aussi brillant, Cécile. Combien je me félicite d’y avoir pensé la première ! Ils sont si rares les bons maris ! Mais où est-il donc le cher futur ? Ah ! le voilà. Quelle toilette ! quelle tournure ! quelle élégance !

 

 

Scène XVI

 

CÉCILE, DUVERDIER, MADAME DE PÉRAUDIÈRE, BADOULARD, en habit de noces, CHAMPAGNE, portant une corbeille

 

BADOULARD.

C’est bien. Portez tout cela dans l’appartement de mademoiselle, et voyez si nous déjeunons bientôt.

MADAME DE PÉRAUDIÈRE.

Un moment. Oh ! la jolie corbeille ! comme c’est galant ! Regarde donc, Cécile.

BADOULARD.

Oh ! une bagatelle : vous n’imaginez pas combien les beaux-arts ont gagné depuis quelque temps. Salut, cher beau-père ; salut, mon aimable bienfaitrice, car enfin c’est à vous que je dois le bonheur...

DUVERDIER.

Laissez donc. C’est moi qui dois de la reconnaissance à ma cousine.

BADOULARD.

Ah ! les charmes de mademoiselle...

DUVERDIER.

Votre tournure...

BADOULARD.

Une fille unique...

DUVERDIER.

Un homme d’esprit...

BADOULARD.

La fortune que vous avez acquise...

DUVERDIER.

Celle que vous êtes en train de faire...

MADAME DE PÉRAUDIÈRE.

Et vos mœurs, vos principes ! c’est un trésor qu’un homme rangé dans le siècle où nous vivons. Votre santé, mon cher Badoulard ?

BADOULARD.

Très bonne, madame de Péraudière. Quand je dis très bonne, c’est-à-dire... Mais non, je me porte à merveille ; on serait vraiment malade, que l’amour, le bonheur, le contentement de l’âme, dans un jour comme celui-ci... Ah ! Dieu ! pardon, je suis si sensible, je m’attendris si facilement !

MADAME DE PÉRAUDIÈRE.

Touchant spectacle !

 

 

Scène XVII

 

CÉCILE, DUVERDIER, MADAME DE PÉRAUDIÈRE, BADOULARD, CHAMPAGNE

 

CHAMPAGNE.

Le déjeuner est servi, messieurs.

BADOULARD.

Excellente nouvelle. Je me sens un appétit, une gaieté !

CHAMPAGNE, bas à son maître.

Ce receveur du bureau de loterie que vous savez est là.

BADOULARD, bas.

Diable ! paix. Beaucoup de politesses, et qu’il revienne demain matin.

Haut.

Voulez-vous bien accepter ma main, ma belle prétendue ? Qu’elles vont me paraître longues les deux heures qui doivent encore s’écouler jusqu’à ce que je puisse dire, ma belle épouse !

CÉCILE, à part.

Pauvre Cécile !

DUVERDIER.

Qu’il est aimable !

MADAME DE PÉRAUDIÈRE.

Il est charmant.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

BLINVAL, GOBERVILLE

 

GOBERVILLE.

Venez, venez, vous dis-je.

BLINVAL.

Eh quoi ! vous qui m’entraîniez loin de cette maison, vous m’y ramenez à présent.

GOBERVILLE.

J’avais raison tantôt, je n’ai pas tort à présent ; mais où donc est Justine ? Ah ! la voici.

 

 

Scène II

 

BLINVAL, GOBERVILLE, JUSTINE

 

GOBERVILLE.

Écoute. Ils sont encore à table. Va prévenir tout bas ta jeune maîtresse que je voudrais lui parler un moment ici.

JUSTINE.

Lui dirai-je que monsieur Blinval est avec vous ?

GOBERVILLE.

Garde-t’en bien, vraiment. Surtout veille à ce que mon oncle, madame de Péraudière ou monsieur Badoulard ne puissent nous surprendre.

JUSTINE.

Soyez tranquille. Sans adieu, monsieur Blinval. On nous avait dit que vous étiez parti, j’en étais bien fâchée ; la noce n’aurait pas été complète sans vous.

Elle sort.

 

 

Scène III

 

BLINVAL, GOBERVILLE

 

BLINVAL.

Ils me parlent tous de cette noce. Quel est votre but ? Est-ce de me rendre témoin du triomphe de ce Badoulard ? Me mettre en présence de Cécile, quand je dois la fuir, quand tout est arrangé pour mon départ ! Laissez-moi m’éloigner.

GOBERVILLE.

Non pas, s’il vous plaît. Je sais ce que je fais. Je vous ai rencontré bien à propos, j’allais chez vous, j’ai plus de courses à faire aujourd’hui que le médecin le plus achalandé, et je n’ai encore ni cabriolet ni demi-fortune. Mais voyez comme je me sacrifie pour mes amis ! Ce matin, pour vous faire partir, je vais avec vous dans tous les bureaux, et maintenant pour vous retenir, je manque un excellent déjeuner.

BLINVAL.

Je veux mourir si j’entends rien à votre conduite. Que vais-je dire à votre aimable cousine ? Je tremble et je brûle de la revoir.

GOBERVILLE.

Tout s’expliquera. Chut ! c’est elle.

 

 

Scène IV

 

BLINVAL, GOBERVILLE, CÉCILE

 

CÉCILE.

Est-ce vous qui m’avez fait demander, mon cousin ? Que vois-je ? Monsieur Blinval !

GOBERVILLE.

Oui, cousine. Tu te plaignais tantôt que Blinval ne t’eût pas fait ses adieux ; eh bien ! moi, je te l’amène pour qu’il te dise lui-même qu’il ne part plus, qu’il reste à Paris.

BLINVAL.

Moi ? je ne partirais plus, quand mademoiselle se marie !

CÉCILE.

Quel intérêt si grand monsieur Blinval peut-il prendre à mon mariage ?

GOBERVILLE.

En deux mots, cousine, apprends que ce jeune homme meurt d’amour pour toi.

CÉCILE.

Pour moi ! vous vous trompez, mon cousin. Monsieur Blinval ne songe pas à moi.

GOBERVILLE.

Il ne s’est pas déclaré ; sa timidité, sa jeunesse, sa modestie, voilà ses excuses. Quant à vous, jeune homme, apprenez que vous n’êtes pas indifférent à ma cousine.

BLINVAL.

Elle m’aimerait ?

GOBERVILLE.

Elle vous aime, elle m’en a fait l’aveu ce matin.

CÉCILE.

Moi ! je vous ai avoué...

GOBERVILLE.

Oui, aussi clairement qu’une jeune personne peut avouer ces choses-là : mais ce qu’elle m’a dit bien plus positivement, c’est qu’elle ne peut pas souffrir son futur.

CÉCILE.

Que dites-vous ? Quel moment prenez-vous pour révéler...

GOBERVILLE.

Ainsi donc, vous aimez ma cousine, ma cousine vous aime, et son futur est un petit scélérat qui a fait une promesse de mariage à une jeune veuve charmante. La veuve est pour nous, je lui ai donné ses instructions, elle va venir, j’ai mon plan, j’éconduis l’homme d’affaires, et je vous marie à Cécile.

BLINVAL.

À Cécile ! Ah ! mon ami, mon cher ami, mon cher docteur ! Mademoiselle, consentez-vous...

CÉCILE.

Y consentir, non, sans doute, je ne vous aime pas... je ne vous hais pas ; mais je serais capable de vous haïr, je crois... non pas de vous haïr, mais de cesser d’avoir pour vous l’estime que vous inspirez, si vous vous permettiez... Ah ! mon cousin, ah ! monsieur Blinval, vous me mettez dans un embarras... Je vous en veux, je m’en veux à moi-même...

GOBERVILLE.

Fort bien, perdez la tête tous les deux ; moi, je garde mon sang-froid, Laissez croire à votre oncle et au ministre que vous partez ce soir. Demain je ferai votre paix ; mais j’aperçois déjà notre jeune veuve. Voilà ce qui s’appelle une femme qui connaît le prix des moments.

 

 

Scène V

 

BLINVAL, GOBERVILLE, CÉCILE, MADAME GIRARD, en demi-deuil

 

MADAME GIRARD.

Me voici.

GOBERVILLE.

Voulez-vous bien permettre que je vous présente notre jeune homme ?

MADAME GIRARD.

Monsieur Blinval ! Enchantée de le voir. Il est fort bien. Comment me trouvez-vous dans ma nouvelle parure ? Or çà, quand commençons-nous ? Je m’intéresse à monsieur sans le connaître. Je m’intéresse à Cécile parce que je la connais, et depuis qu’il ne s’agit plus que de me moquer de lui, j’ai une envie de le voir, ce traître de Badoulard.

CÉCILE.

Il va te trouver charmante, bien plus jolie que moi, je l’espère, je n’en doute pas, tu vas lui donner des regrets ; mais, hélas ! n’est-il pas trop tard ?

BLINVAL.

Quoi, madame, il vous a fait une promesse de mariage ? ah ! je vous en prie, épousez-le, épousez-le. Avec une jolie femme comme vous, ne sera-t-il pas encore plus heureux qu’il ne mérite ?

MADAME GIRARD.

L’épouser ! Ah ! un moment, s’il vous plaît...

GOBERVILLE.

Comme je vous l’ai dit, mon oncle aime l’éclat, craint le scandale. Monsieur Badoulard n’est qu’un sot ; de l’audace, de l’intrigue et peu de délicatesse en affaires, ce n’est pas de l’esprit. Il n’y a que la chère madame de Péraudière que je redoute. Mais comme il ne s’agit peut-être que de gagner une heure ou deux... car je ne sais pourquoi, j’ai dans l’idée qu’il nous cache quelque mauvaise affaire. La manière dont il a brusqué le mariage... Je me suis laissé dire qu’il avait pris à crédit les dentelles et les bijoux dont il t’a fait cadeau. Il n’aura considéré que la dot, et il aura préféré celle de ma cousine à la vôtre, parce qu’il n’y avait pas l’année de veuvage à attendre.

 

 

Scène VI

 

BLINVAL, GOBERVILLE, CÉCILE, MADAME GIRARD, JUSTINE

 

JUSTINE.

Voilà monsieur Badoulard qui vient dans ce salon.

BLINVAL.

Je vais lui parler.

GOBERVILLE.

Beau chef-d’œuvre ! Soyez tranquille, je vous ménagerai l’occasion d’éprouver sa bravoure. Viens avec nous, Justine, et dans un instant tu annonceras à monsieur Badoulard la visite de madame.

BLINVAL.

Avant de nous quitter, Cécile, daignez au moins me confirmer ce que votre cher cousin m’a fait entendre.

CÉCILE.

Qu’il me sauve du malheur d’être à monsieur Badoulard, voilà tout ce qu’il m’est permis de vous dire.

JUSTINE.

Ah ! mon Dieu ! est-ce que vous voudriez empêcher la noce, par aventure ?

GOBERVILLE.

Console-toi, c’est pour en faire une plus belle. Eh ! vite, sortons, voici Badoulard.

Il sort avec Blinval, Justine et madame Girard.

CÉCILE.

Sortons aussi ; que lui dirais-je ? Que vont-ils faire ? Je suis prête à pleurer ; moi qui croyais être si gaie le jour de mes noces !

 

 

Scène VII

 

BADOULARD, CÉCILE

 

BADOULARD.

Vous me fuyez, ma charmante fiancée ! Je croyais trouver ici le docteur votre cousin, j’étais bien aise de lui faire politesse ; on veut me faire croire qu’il n’est pas mon ami ; mais il m’est bien plus doux de trouver ma femme...

CÉCILE.

Votre femme, monsieur ! Nous ne sommes pas encore mariés... Pardon, permettez que j’aille rejoindre mon père.

Elle sort.

 

 

Scène VIII

 

BADOULARD, seul

 

Quelle innocence ! quelle candeur ! Elle craint de se trouver seule avec moi. Elle m’adore. Heureux Badoulard ! une jolie fille, une dot encore plus jolie ! Ce maudit receveur de loterie, comme il est pressé ! Encore avant-hier ne me menaçait-il pas de son procureur ? Patience, j’ai une certaine combinaison qu’une certaine femme m’a donnée, et à présent que j’ai les moyens... Ma foi, ce mariage-là est venu bien à propos. Il est si doux d’être riche ! il est si affreux d’être pauvre ! moi, je ne saurais penser aux pauvres sans frémir.

 

 

Scène IX

 

BADOULARD, MADAME DE PÉRAUDIÈRE

 

MADAME DE PÉRAUDIÈRE.

Ah ! vous voilà, je vous cherchais ; eh, vite, pendant que nous sommes seuls, mes couplets ?

BADOULARD.

Vos couplets ?

MADAME DE PÉRAUDIÈRE.

Eh ! oui, les couplets pour votre noce ? Il est bien naturel que ce soit moi qui chante la première, puisque c’est moi qui ai fait le mariage ; et voyez quel honneur pour vous, quand je dirai que la chanson est

du marié lui-même !

BADOULARD.

Oh ! sans doute, vous les aurez, ils sont faits, il ne me manque plus qu’une rime à mariage.

À part.

Ce diable de libraire qui m’avait promis une collection d’almanachs des muses...

Haut.

J’ai été si occupé, si pressé... Enfin voilà donc mon bonheur assuré.

MADAME DE PÉRAUDIÈRE.

Ah ! je vous en prie, mon cher Badoulard, rendez Cécile heureuse. Vous voyez, je suis sans rancune, et je ne la confonds pas avec son père. Vous avez entendu ce qu’il m’a dit pendant le déjeuner, je ne prétends pas passer pour jeune, mais je n’aime pas qu’on me fasse sentir que je suis vieille. Voilà comme vous êtes, messieurs, d’une injustice ! Quand je pense à mon pauvre mari... Il est vrai que je l’avais épousé malgré moi ; mais je m’y étais attachée. Eh bien ! on ne s’imagine pas tout ce que j’ai eu à souffrir. Encore n’ai-je pas tout su ; et vous-même, la main sur la conscience, j’ai vanté vos mœurs et vos principes à monsieur Duverdier, parce qu’il est là-dessus d’une minutieuse sévérité ; mais vous n’êtes pas parvenu à votre âge sans avoir eu quelques petites aventures, sans avoir fait couler les pleurs de quelque infortunée ?

BADOULARD.

Qui ? moi, des aventures ! J’aurais fait verser quelques larmes ! Ah ! j’en suis incapable ! Eh ! mon Dieu ! tout entier aux soins de mon état, j’avais en vain cherché une aimable compagne avec qui je pusse couler mes jours dans le calme d’une honnête passion, lorsque vous m’avez fait connaître votre intéressante parente.

 

 

Scène X

 

BADOULARD, MADAME DE PÉRAUDIÈRE, JUSTINE

 

JUSTINE.

Monsieur, il y a là une madame Girard qui demande à vous voir.

BADOULARD.

Madame Girard, dites-vous ?

JUSTINE.

Oui, une dame en deuil. Il s’agit d’une affaire très importante, dit-elle.

BADOULARD.

Ah ! grand Dieu ! c’est elle-même. Je n’y suis pas. Comment a-t-elle pu découvrir mon adresse ? Non... attendez. Cela serait suspect. Dites que je suis bien fâché, que je ne peux pas la recevoir... Non... elle serait capable de forcer la porte, de faire un éclat. Ô ciel ! quel embarras ! Faites entrer.

Justine sort.

 

 

Scène XI

 

BADOULARD, MADAME DE PÉRAUDIÈRE

 

MADAME DE PÉRAUDIÈRE.

Eh ! bon Dieu ! qu’avez-vous donc ? Quelle est cette dame ? Quel mal peut vous causer sa visite ?

BADOULARD.

Aucun. Je vous prie de le croire ; quand je dis aucun, c’est-à-dire, un rien, une bagatelle : choisir précisément un jour comme celui-ci ! J’en perdrai la tête. Je ne ferai pas difficulté de vous l’avouer à vous, qui êtes une femme raisonnable... mon amie... C’est une femme... Vous disiez bien tout à l’heure, il est impossible qu’à mon âge, avec quelques avantages de fortune, d’esprit et de tournure...

MADAME DE PÉRAUDIÈRE.

Je vous entends, mauvais sujet ! ils se ressemblent tous.

BADOULARD.

Paix ! la voici.

 

 

Scène XII

 

BADOULARD, MADAME DE PÉRAUDIÈRE, MADAME GIRARD

 

MADAME GIRARD.

En vérité, monsieur Badoulard, j’ai cru que je ne parviendrais jamais à vous voir.

BADOULARD.

Pardon, mille pardons, belle dame.

MADAME GIRARD.

Ma visite n’est guère convenable, je le sens ; mais j’ai pensé qu’aux termes où nous en sommes...

BADOULARD, bas à madame Girard.

Paix donc je vous en prie. Je suis à vous dans l’instant. J’ai deux mots à dire à cette dame.

MADAME GIRARD.

Quelle est cette dame ?

BADOULARD.

Une parente, d’une humeur très difficile, très revêche. Ne lui parlez pas de nos tendres engagements.

MADAME GIRARD.

Pour quelle raison ?

BADOULARD.

Raison de famille.

MADAME GIRARD.

Ah ! ah !

À part.

Le traître !

BADOULARD, à madame de Péraudière.

Vous voyez, c’est une connaissance antérieure à celle de l’aimable Cécile. Gardez-vous bien de lui dire que je me marie aujourd’hui.

MADAME DE PÉRAUDIÈRE.

Pourquoi donc cela ?

BADOULARD.

J’ai quelques ménagements à garder, une femme vraiment éprise... très honnête.

MADAME DE PÉRAUDIÈRE.

Ah ! honnête...

BADOULARD.

Vous sentez combien il est important de cacher à monsieur Duverdier et à sa fille... Je ne tarderai pas à vous rejoindre. Avec le caractère du père, si les choses n’étaient pas si avancées, il y aurait de quoi rompre le mariage.

MADAME DE PÉRAUDIÈRE.

Rompre le mariage ! oh ! que non pas. Je tiens à ce que j’ai fait. Je sais mener vivement et hardiment les affaires que j’ai entreprises ; et puisque tous les hommes sont des trompeurs, et qu’il faut pourtant qu’on se marie... je ne dirai rien ; soyez tranquille.

À madame Girard.

Votre servante, madame.

MADAME GIRARD.

C’est moi qui suis la vôtre, madame.

MADAME DE PÉRAUDIÈRE, à part.

Elle n’est pas mal.

À Badoulard.

Congédiez-la bien vite, ou vous perdrez beaucoup dans mon estime.

MADAME GIRARD, à part.

C’est singulier, comme, depuis ce que j’ai appris sur son compte, il me paraît sot et ridicule.

 

 

Scène XIII

 

BADOULARD, MADAME GIRARD

 

BADOULARD.

Me voici tout entier à vous, belle dame. Mais quelle aimable surprise ! Me prévenir, me faire une visite ! J’ignorais que vous fussiez à Paris.

MADAME GIRARD.

J’ai eu toutes les peines du monde à trouver votre adresse.

BADOULARD.

Je le crois. J’ai été obligé de changer brusquement de demeure, et j’ai été si accablé d’occupations... Que d’excuses j’ai à vous faire ! je n’ai pas trouvé un moment pour vous écrire. Aujourd’hui même je me proposais... Malgré vos rigueurs, j’osais espérer encore... Ah ! le sentiment que vous m’avez inspiré est trop profond pour que jamais... Enfin, madame, vous n’ignorez pas...

À part.

Le diable m’emporte si je sais ce que je dis !

MADAME GIRARD.

Passe encore quand on s’excuse aussi bien. Oui, je vois par votre embarras que je n’ai pas cessé de vous être chère. Eh ! qu’il m’est cher à moi-même ce trouble où ma seule présence vous jette ! Il me décide. Écoutez-moi, monsieur Badoulard. Au moment où vous me fîtes la cour, la circonstance où je me trouvais, mon veuvage encore récent, ne me permettaient pas de suivre avec vous la franchise de mon caractère. Aujourd’hui je me crois plus libre de m’expliquer, et pressée par vos instances, je ne puis vous laisser ignorer que s’il m’était possible de préférer quelqu’un...

BADOULARD.

Ce serait moi. Ah ! madame, quel bonheur ! il me confond.

MADAME GIRARD.

Un moment. Raisonnable, malgré ma faiblesse, et trop convaincue que les passions des hommes sont aussi passagères que subites, jalouse de ne vous devoir qu’à un amour réel et durable, je venais ici dans l’intention de vous rendre cette promesse, que ma tante et vous m’avez pour ainsi dire forcée d’accepter.

BADOULARD.

Me la rendre ! que dites-vous, cruelle amie ?

MADAME GIRARD.

Rassurez-vous, je la garde.

BADOULARD.

Vous la gardez ?

MADAME GIRARD.

Oui, je vois que vous êtes sincère dans les vœux que vous m’avez adressés, que vous êtes sincère dans les excuses que vous me faites ; il est temps de récompenser le plus fidèle et le plus tendre des amants, et, au lieu de vous rendre votre promesse, je suis prête moi-même à vous en signer une.

BADOULARD.

Ah ! madame, quelle bonté ! Mais comment vous exprimer ma reconnaissance, l’ivresse, l’extase où me plongent de si charmantes paroles ? me voilà donc au comble de mes vœux et la constance de mon amour...

Ici on entend des tambours. À part.

Ah ! mon Dieu ! ce sont les tambours pour mon mariage.

MADAME GIRARD.

Qu’est-ce que c’est que cela.

BADOULARD.

Je ne sais... c’est dans la rue. Des troupes qui passent peut-être.

MADAME GIRARD.

Point du tout, c’est dans la cour de la maison. Ce n’est pas là une marche, c’est une aubade.

BADOULARD.

En effet. Oui, c’est une aubade, je crois : c’est pour quelque locataire apparemment ; il y en a tant ! Je ne les connais pas.

À part.

Maudits tambours, quel bruit ils font !

 

 

Scène XIV

 

BADOULARD, MADAME GIRARD, CHAMPAGNE

 

CHAMPAGNE.

Monsieur, voilà les tambours qui viennent pour vous féliciter.

MADAME GIRARD.

Pour vous féliciter !

BADOULARD.

Il ne sait ce qu’il dit.

CHAMPAGNE.

C’est monsieur Goberville, le médecin, qui a été les chercher.

BADOULARD.

Que le diable l’emporte !

CHAMPAGNE.

Les avez-vous entendus ?

BADOULARD.

Parbleu ! Madame et moi nous en sommes tout étourdis.

CHAMPAGNE.

Le tambour à la grosse canne demande l’honneur de vous être présenté.

BADOULARD.

Qu’on les paye, qu’ils se taisent, et qu’ils aillent aux diable.

CHAMPAGNE.

Mais, monsieur...

BADOULARD.

Fais ce que je te dis. Nous avons bien affaire de leur vacarme.

 

 

Scène XV

 

BADOULARD, MADAME GIRARD

 

MADAME GIRARD.

Vous les payez ! vous les renvoyez ! c’est donc pour vous qu’ils venaient.

BADOULARD.

Pour moi ? je ne sais... en effet... peut-être... à moins que ce ne soit une méprise... quand je dis une méprise...

À part.

Ah ! quel embarras ! quel embarras !

MADAME GIRARD.

Que signifie cet air troublé, interdit ? ces paroles entrecoupées ? ah ! Badoulard, cela n’est pas bien, vous avez des secrets, et vous me les cachez ! à moi ! s’il s’agissait de quelqu’événement fâcheux, tout en cherchant à la vaincre, j’approuverais la délicatesse qui vous porterait à ne pas vouloir m’affliger. Mais ce ne sont pas des malheurs que ces gens-là annoncent. Ne vous refusez donc pas à faire partager votre bonheur à une amie tendre et sensible.

BADOULARD.

Combien je suis touché moi-même de l’aimable intérêt que vous prenez à mon sort ! mais en vérité, je ne conçois pas...

 

 

Scène XVI

 

BADOULARD, MADAME GIRARD, JUSTINE

 

JUSTINE.

Monsieur, voilà les poissardes qui vous apportent des bouquets.

MADAME GIRARD.

Des bouquets !

BADOULARD.

Allons, il ne me manquait plus que les bouquets des poissardes.

JUSTINE.

C’est encore monsieur Goberville qui a été les chercher.

BADOULARD.

Mais c’est donc un démon acharné après moi que ce Goberville ?

MADAME GIRARD.

Voilà un homme qui prend bien part à votre bonheur.

JUSTINE.

Je m’en vais les faire entrer.

BADOULARD.

Gardez-vous-en bien.

JUSTINE.

Mais elles se fâcheront. Ces femmes-là ne sont pas aisées à vivre.

BADOULARD.

Dites que je suis désolé... que je suis en affaire... Enfin, dites ce que vous voudrez ; mais je ne peux pas les recevoir.

JUSTINE.

Ma foi, je vais les conduire à mademoiselle. Mais les beaux bouquets, les beaux bouquets ! Il y a de quoi garnir tout l’appartement.

Elle sort.

 

 

Scène XVII

 

BADOULARD, MADAME GIRARD

 

MADAME GIRARD.

Monsieur Badoulard, apprenez-moi ce que veulent dire toutes les félicitations qu’on vous adresse, je l’exige, ou je vous quitte à l’instant pour ne plus vous revoir.

BADOULARD, à part.

Ah ! si je pouvais la prendre au mot.

Haut.

Vous me quittez, madame ?

MADAME GIRARD.

Non. Je reste, je veux tout savoir, je saurai tout. Que vous est-il arrivé ? Quel est ce médecin qui se donne tant de peine pour vous amener les compliments du quartier ? Vous aurait-il sauvé de quelque grave maladie ? Je vous trouve un peu pâle. Quelle est cette demoiselle à laquelle on conduit les poissardes avec leurs bouquets ?

BADOULARD.

Cette demoiselle, madame ? c’est une vieille fille, une tante à moi, cette parente que vous avez vue tout à l’heure, qui me tient lieu de mère. Quant à ce qui m’est arrivé, j’ai été en effet assez malade il y a six semaines. Vous savez que je suis d’une santé très délicate. Je ne me porte pas même encore très bien, et je crains une rechute ; mais ce n’est pas cela, et puisqu’il faut vous l’avouer, c’est... un terne que j’ai gagné à la loterie.

À part.

Plût au ciel que je l’eusse gagné en effet ce malheureux terne !

MADAME GIRARD.

Un terne ! vous avez gagné un terne ! ah ! quel bonheur ! recevez-en mon compliment. Et de combien ce terne, mon cher Badoulard ? vingt mille francs ? trente mille francs ? quarante mille francs ?

BADOULARD.

Mais, oui ; trente mille francs à-peu-près ; je n’ai pas encore compté au juste...

À part.

Je m’embarrasse de plus en plus.

MADAME GIRARD.

C’est une cruelle passion que celle de la loterie, qui amène plus de malheurs qu’on ne croit ; mais ce n’est pas à ceux qui gagnent qu’il faut la reprocher. Que cela vient bien à propos, mon cher Badoulard ! Par suite des affaires de la succession de mon mari, pour avoir en entier une certaine terre qui m’est dévolue en partie pour mon douaire, j’ai besoin d’un supplément de fonds. Vous me prêterez de l’argent.

BADOULARD.

Comment donc, madame, avec le plus sincère plaisir.

MADAME GIRARD.

Jusqu’au moment heureux où nos biens seront en commun.

BADOULARD.

Ah ! madame, quel avenir enchanteur ! Mais, pardon, vous n’ignorez pas combien un homme d’affaires a peu de temps à lui. J’aurai l’honneur d’aller vous faire ma cour.

MADAME GIRARD.

Eh ! quoi ? vous me renvoyez ! vous me congédiez ! une femme qui a eu la faiblesse de vous laisser entrevoir l’impression que vous avez faite sur son cœur ! Y a-t-il quelque affaire qui puisse vous commander, quand nous avons le bonheur de nous revoir après une si longue absence ?

BADOULARD.

Puisqu’il faut tout vous dire, c’est pour ce terne que j’ai gagné. J’ai besoin de sortir.

MADAME GIRARD.

Précisément j’ai une voiture, je ne vous quitte pas, je sors avec vous.

 

 

Scène XVIII

 

BADOULARD, MADAME GIRARD, GOBERVILLE, DUVERDIER

 

GOBERVILLE.

Venez, venez, mon oncle, laissez dire madame de Péraudière.

DUVERDIER.

En effet, il peut bien remettre ses affaires à demain.

BADOULARD.

Ô ciel ! monsieur Duverdier, et le damné médecin avec lui !

DUVERDIER.

Allons donc, mon gendre, les voitures sont arrivées, il ne nous manque plus que les témoins ; mais je vais profiter des voitures pour les envoyer chercher.

MADAME GIRARD.

Qu’entends-je ? vous seriez beau-père de M. Badoulard ? monsieur Badoulard serait marié ?

DUVERDIER.

Pas encore ; mais dans une heure, Dieu merci, il sera le mari de ma fille.

MADAME GIRARD.

Ah ! grand Dieu, qu’ai-je appris !

BADOULARD, à part.

J’en ferai une maladie, c’est sûr.

GOBERVILLE.

Madame est sans doute une parente de M. Badoulard ?

MADAME GIRARD.

Sa parente ! non, monsieur. Ciel ! il ne me manquait plus que d’être prise pour une des femmes invitées à la fête. Non, monsieur, je suis sa victime, une femme délaissée, abandonnée. Ainsi donc ces serments, ces protestations, ce terne gagné à la loterie... mensonge, odieux mensonge ; et ces tambours, ces bouquets, cette parure extraordinaire m’annonçaient l’affreuse vérité que mon cœur abusé rejetait. Ma tête s’égare, je m’affaiblis, je me meurs.

Elle tombe dans un fauteuil.

DUVERDIER.

Monsieur Badoulard, que signifie...

BADOULARD.

À son secours, monsieur Duverdier, monsieur le médecin, elle se trouve mal.

MADAME GIRARD, se levant avec vivacité.

Non je ne me trouve pas mal, je saurai conserver mes forces pour révéler tous tes forfaits. Vous allez lui donner votre fille, et à l’instant même il me jurait un amour éternel : mais j’ai des droits, je les ferai valoir. Ah ! vous faites le petit volage, cela vous sied bien : tourmenter les cœurs ! un homme comme vous ! Adieu, perfide.

Elle sort.

DUVERDIER.

Mais, madame, de grâce, expliquez-moi...

GOBERVILLE.

Laissez, mon oncle, j’accompagne madame, et je reviens vous dire tout ce que j’aurai découvert.

Il sort.

 

 

Scène XIX

 

DUVERDIER, BADOULARD

 

DUVERDIER.

Elle a des droits, dit-elle ?

BADOULARD.

Eh ! non, c’est une erreur, ne croyez donc pas cela.

DUVERDIER.

Quel événement ! quel éclat ! Le jour même du mariage !

BADOULARD.

Ne m’en parlez pas, j’en perds la tête. Mon Dieu, qu’il est cruel d’inspirer d’aussi grandes passions !

 

 

Scène XX

 

DUVERDIER, BADOULARD, MADAME DE PERAUDIÈRE

 

MADAME DE PÉRAUDIÈRE.

Eh bien ! qu’est-ce que c’est donc que tout ce bruit-là ?

DUVERDIER.

Ah ! ma chère parente.

BADOULARD.

Ah ! ma chère madame de Péraudière.

DUVERDIER.

Une jeune femme qui se prétend trompée par monsieur Badoulard !

BADOULARD.

Cette personne avec qui vous m’avez laissé.

MADAME DE PÉRAUDIÈRE.

Je savais tout cela. Et si, comme je le crois, c’est précisément une femme à laquelle il renonce parce qu’il préfère votre alliance, la connaissance de ce petit incident détruit-elle les avantages réels et solides qui vous l’ont fait accepter pour gendre ?

DUVERDIER.

Je ne dis pas cela ; mais vous conviendrez que cela n’en est pas moins fort désagréable.

BADOULARD.

Mais, vous-même, beau-père, dans votre jeunesse n’avez-vous pas fait quelques fredaines ?

DUVERDIER.

Quelquefois, j’en conviens.

MADAME DE PÉRAUDIÈRE.

Vraiment, quand il s’amusait à souffler la comédie bourgeoise à la Boule-Rouge[1].

 

 

Scène XXI

 

DUVERDIER, BADOULARD, GOBERVILLE, MADAME DE PÉRAUDIÈRE

 

GOBERVILLE.

Une pauvre petite femme bien intéressante ! Elle a manqué de se trouver mal une seconde fois à l’aspect des voitures de la noce.

BADOULARD.

Et moi j’ai senti comme un étouffement... Champagne ! un verre d’eau. C’est fort dangereux quand on sort de table.

Champagne entre, sort et revient avec un verre d’eau.

GOBERVILLE.

Parbleu ! ce qu’il y a de fâcheux, c’est qu’elle paraît très vive, très emportée. Elle parle promesse de de mariage, d’opposition.

DUVERDIER.

Eh bien ! vous le voyez ; des obstacles, un scandale !

BADOULARD.

Mais ne vous inquiétez donc pas, vous ne me perdrez pas, j’épouserai votre fille.

MADAME DE PÉRAUDIÈRE.

Point d’obstacle, puisque tout est prêt pour le mariage. Scandale bien moindre que si elle parvenait seulement à le retarder. Ne dites rien à Cécile, à personne, et précipitons la cérémonie.

BADOULARD.

Oui, vous avez raison, précipitons, précipitons.

DUVERDIER.

Non, sans doute, ne disons rien à personne.

BADOULARD.

On m’avait bien prédit qu’il m’arriverait plus d’une surprise le jour de mon mariage ; mais vous entendez bien que je suis au-dessus de ces choses-là.

MADAME DE PÉRAUDIÈRE.

Tandis que nous allons rassembler les témoins, envoyez Justine à l’église, Champagne à la municipalité. Je prends la berline pour aller chercher monsieur Desroches, le cousin de monsieur Badoulard, avec sa femme, sa sœur et ses trois filles. Les deux garçons viendront à pied, car c’est une famille qui n’en finit pas, et qui s’est hâtée de s’inviter toute entière à la noce. Vous, monsieur Duverdier, ramenez bien vite dans la voiture coupée notre vieil oncle Dumont, et surtout ne vous amusez pas à disserter sur la gazette avec lui, ou avec sa babillarde gouvernante.

BADOULARD.

Moi je monte en cabriolet pour aller prendre mon neveu Forlis. C’est bien aimable à lui de se faire attendre quand il n’a autre chose à faire que d’aller dîner en ville tous les jours. Nous retrouverons ici le cousin docteur, n’est-ce pas ?

DUVERDIER, à Goberville.

Ne va pas t’éloigner ; que nous n’ayons pas encore à courir après toi.

GOBERVILLE.

N’ayez pas peur, mon oncle.

À part.

Hâtons-nous, puisqu’ils se pressent, et courons rejoindre Blinval et notre aimable veuve.

DUVERDIER.

Certainement je n’en veux pas à monsieur Badoulard ; mais voici une aventure qui me déplaît, qui me déplaît beaucoup.

BADOULARD.

Et à moi donc ! je le répète, j’en ferai une maladie ; c’est sûr, j’en ferai une maladie.

GOBERVILLE.

Je n’en serais pas surpris ; mais je suis là pour soigner.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

DESROCHES, MADAME DE PÉRAUDIÈRE

 

MADAME DE PÉRAUDIÈRE.

Eh ! mais, arrivez donc, arrivez donc, monsieur Desroches.

DESROCHES.

Un moment, s’il vous plaît, madame de Péraudière c’est bien le moins que je dise à ce cocher d’aller reprendre ma femme, ma sœur et mes filles, puisque vous m’avez pour ainsi dire enlevé sans leur laisser le temps d’achever leur toilette.

MADAME DE PÉRAUDIÈRE.

Soyez tranquille, elles viendront. Nous n’avons besoin que de vous à l’église et à la municipalité. Quant à vos dames, qu’elles ne se hâtent pas ; n’est-ce pas assez qu’elles soient du repas, et les petites filles du bal ?

DESROCHES.

Plaît-il ? Quand on est aussi proche que nous le sommes... Eh bien, nous voilà seuls ! Ni marié, ni future, ni parents pour nous recevoir. C’était bien la peine de me faire tellement dépêcher que je ne sais comment je suis habillé.

MADAME DE PÉRAUDIÈRE.

Vous êtes fort bien. Les autres vont venir. Ils ne viennent pas ! Qu’en dites-vous ? si nous allions les chercher ?

DESROCHES.

Eh ! mais, mon Dieu ! comme vous êtes vive, comme vous êtes pressée ! Est-ce que le mariage ne peut pas souffrir un quart d’heure de retard ? Est-ce que vous craignez quelque obstacle ?

MADAME DE PÉRAUDIÈRE.

Quelque obstacle ? Pas du tout. Qu’est-ce que vous parlez d’obstacle ? Il n’y en a pas, il ne peut pas y en avoir ; mais je n’aime pas les délais, les lenteurs.

DESROCHES.

Savez-vous que c’est une bonne affaire que vous procurez là au cousin Badoulard ; je peux vous le dire, quoique vous soyez la cousine de ces gens-ci, parce qu’avant tout vous êtes son amie. Il a un bel état, à ce qu’on dit ; mais, en fait de patrimoine, c’est nous qui étions les Crésus de la famille.

MADAME DE PÉRAUDIÈRE.

Eh bien ! grâce à son mariage, ce sera son tour de briller. Personne ne paraît. Je suis d’une impatience...

DESROCHES.

Mais contez-moi donc un peu... Tenez, asseyons-nous en les attendant.

Il s’assied.

Comment ce mariage-là s’est-il fait ? On dit que les cadeaux sont superbes. Y a-t-il un cachemire ? Ma femme en mourrait de dépit, je vous en préviens.

MADAME DE PÉRAUDIÈRE.

Oui, il y a un cachemire, des diamants, un voile de cinq quarts. Le mariage s’est fait comme se font tous les mariages. Mais à quoi s’amusent-ils donc tous ? Et ce médecin que nous devions retrouver ici ? Quelle insouciance ! quelle apathie ! Ah ! voici monsieur Duverdier ; c’est fort heureux.

 

 

Scène II

 

DESROCHES, MADAME DE PÉRAUDIÈRE, DUVERDIER, DUMONT

 

DUVERDIER.

Entrez donc, je vous prie, mon cher oncle.

MADAME DE PÉRAUDIÈRE, à Desroches.

Levez-vous donc ; c’est le père de la mariée avec notre vieil oncle Dumont.

DESROCHES.

Ah ! messieurs... enchanté.

À madame de Péraudière.

Il a l’air d’un bon homme le père de la mariée.

MADAME DE PÉRAUDIÈRE, présentant Desroches à Duverdier.

Monsieur Desroches, cousin de monsieur Badoulard.

DUVERDIER.

Ah ! monsieur, c’est moi-même... Où est donc toute votre aimable famille ? que j’aie l’honneur de lui présenter mes hommages.

MADAME DE PÉRAUDIÈRE.

L’aimable famille ne viendra que pour le repas. Monsieur Badoulard ne peut tarder. Je vais chercher votre fille.

À Duverdier.

Vous savez combien il est urgent de se hâter. Ainsi point de bavardage, point de compliments, et dès que tous les témoins seront réunis, moutons en voiture.

Elle sort.

DUVERDIER, à part.

Oui sans doute ; quand je pense à l’aventure de tantôt...

 

 

Scène III

 

DUVERDIER, DESROCHES, DUMONT

 

DESROCHES.

Je serai ravi de voir mademoiselle votre fille. Monsieur Badoulard m’en a fait un si brillant éloge...

DUMONT.

Je l’ai vue bien petite. J’étais premier garçon de la noce à celle de sa mère. Vous vous en souvenez, monsieur Duverdier. À celle de madame de Péraudière je venais de m’établir ; à celle de notre cousin de Bretagne j’étais syndic, et me voici tranquille et retiré à celle de votre fille.

DESROCHES.

Ce n’est pas parce que monsieur Badoulard est mon cousin, mais vous pouvez vous vanter de faire un excellent mariage : des mœurs connues, une conduite irréprochable !

DUMONT.

Oh ! la conduite, la conduite avant tout ; cela vaut mieux que la fortune.

DUVERDIER.

Sans doute, et je suis édifié de celle de monsieur Badoulard.

À part.

Une belle conduite, en effet !

DUMONT.

Mais où donc est-il le cher futur ?

DUVERDIER.

Je l’entends, je crois.

 

 

Scène IV

 

DUVERDIER, DESROCHES, DUMONT, BADOULARD

 

BADOULARD.

Me voici. Je vous ai fait attendre peut-être. Mille pardons. Je suis tout essoufflé ; j’étouffe. J’ai toujours eu des dispositions à devenir asthmatique. J’ai laissé Forlis à la municipalité, et je suis accouru bien vite. Bonjour, cousin Desroches. C’est monsieur Dumont, je crois. Que j’aie l’honneur de vous embrasser, mon cher oncle.

Dumont, Badoulard et Desroches disent tous les trois à la fois ce qui suit.

DUMONT.

Monsieur, c’est un titre que j’accepte avec joie, et je vous avoue que ce n’est pas une médiocre satisfaction pour moi de voir notre famille s’augmenter par une alliance aussi heureuse.

BADOULARD.

Monsieur, je vous prie d’être persuadé que nous ne sommes pas moins flattés de notre côté...

DESROCHES.

Comme je le disais tout à l’heure à madame de Péraudière, mon cousin sait apprécier le bonheur...

DUVERDIER.

Messieurs, voici ma fille.

 

 

Scène V

 

DUVERDIER, DESROCHES, DUMONT, MADAME DE PÉRAUDIÈRE, BADOULARD, CÉCILE

 

MADAME DE PÉRAUDIÈRE.

Voulez-vous bien permettre, messieurs, que je vous présente l’aimable accordée à laquelle je me glorifie de tenir lieu de mère aujourd’hui comme sa plus proche parente.

BADOULARD.

Ah ! mademoiselle, quel heureux instant !

DUMONT.

Elle est charmante, ma petite nièce.

DESROCHES.

Je vous fais compliment, cher Badoulard.

DUMONT.

Combien il est agréable pour moi de voir le mariage d’une nièce chérie !

DESROCHES.

Qu’il est heureux pour moi, mademoiselle, de me voir appelé à être un des témoins...

MADAME DE PÉRAUDIÈRE.

Cécile sait d’avance tout ce que vous pouvez lui dire de flatteur, messieurs.

BADOULARD, bas à Duverdier.

Eh bien ! beau-père, êtes-vous satisfait ? Vous voyez ; vous ne me perdrez pas : le mariage aura lieu.

MADAME DE PÉRAUDIÈRE.

Votre autre témoin ?

BADOULARD.

Il nous attend.

MADAME DE PÉRAUDIÈRE.

Et votre monsieur Goberville, où est-il ? J’étais sûre que ce serait lui qui nous retarderait.

DUVERDIER.

Ne vous fâchez pas ; le voilà.

 

 

Scène VI

 

DUVERDIER, DESROCHES, DUMONT, MADAME DE PÉRAUDIÈRE, BADOULARD, CÉCILE, GOBERVILLE

 

GOBERVILLE.

Messieurs et mesdames... Ma charmante cousine... Eh bien ! mon oncle, suis-je exact ? faut-il courir après moi ?

DUVERDIER.

Tu es un garçon charmant.

MADAME DE PÉRAUDIÈRE.

C’est bon. Vous voilà, partons.

GOBERVILLE.

Un moment, madame de Péraudière, moi qui désire si ardemment de faire connaissance avec monsieur Desroches.

DESROCHES.

Monsieur...

GOBERVILLE.

Il y a si longtemps que je n’ai été faire la cour à mon grand-oncle Dumont et à sa bonne gouvernante.

DUMONT.

C’est vrai, l’on ne te voit guère.

MADAME DE PÉRAUDIÈRE.

Vous aurez tout le temps de leur présenter vos civilités en route.

GOBERVILLE.

Mais nous ne sommes que trois ; il faut quatre témoins pour un mariage.

MADAME DE PÉRAUDIÈRE.

Soyez tranquille ; l’autre se trouvera. Partons.

DUVERDIER.

Oui, partons.

GOBERVILLE.

Permettez quelle pétulance ! Vous ne laissez pas aux gens le temps de respirer. Je viens de passer devant l’église, le suisse ne vous attend pas avant une heure.

DUMONT.

Ah ! si l’on ne nous attend pas avant une heure...

DESROCHES.

Je ne vois pas pourquoi nous nous presserions.

DUVERDIER.

Allons, encore des retards.

MADAME DE PÉRAUDIÈRE.

Ah ! quelle patience il faut avoir !

 

 

Scène VII

 

DUVERDIER, DESROCHES, DUMONT, MADAME DE PÉRAUDIÈRE, BADOULARD, GOBERVILLE, CÉCILE, JUSTINE

 

JUSTINE.

Comment ! vous êtes encore ici ! Mais dépêchez-vous donc, tous les parents sont à l’église ; on s’impatiente.

DUVERDIER.

Eh bien ! qu’est-ce que tu disais donc, Goberville ?

GOBERVILLE.

Demandez-moi plutôt ce que m’a dit ce maudit suisse. Il est Italien, vous savez, et on ne comprend pas trop bien ce qu’il veut dire en français.

MADAME DE PÉRAUDIÈRE.

Une petite gentillesse de votre neveu pour nous retarder encore. Il aime tant à railler... Allons, messieurs.

GOBERVILLE, à part.

Je ne vois personne. Ils arriveront trop tard.

Haut.

Oui, mais la municipalité ! Monsieur Badoulard n’y a-t-il pas envoyé son domestique ? il me semble que vous pouvez attendre qu’on vous avertisse.

MADAME DE PÉRAUDIÈRE.

Craignons au contraire de faire attendre l’officier public, et comme c’est monsieur le maire lui-même qui, par égard pour la famille, veut marier Cécile...

GOBERVILLE.

J’entends bien, mais cependant...

 

 

Scène VIII

 

DUVERDIER, DESROCHES, BADOULARD, DUMONT, GOBERVILLE, MADAME DE PÉRAUDIÈRE, JUSTINE, CHAMPAGNE

 

CHAMPAGNE.

Monsieur, monsieur le maire m’envoie vous dire que quand ces messieurs et dames voudront, il est tout prêt à vous marier.

GOBERVILLE, à part.

Prêt à les marier ! diable !

CHAMPAGNE.

J’ai laissé monsieur Forlis, votre second témoin, dictant au commis vos noms, prénoms, pays et qualités.

GOBERVILLE, à part.

Que faire ?

MADAME DE PÉRAUDIÈRE.

Vous voyez. Eh ! vite, les voitures à la porte du vestibule.

JUSTINE.

Oui, madame. Ah ! voilà la noce enfin.

Elle sort.

BADOULARD, à Champagne.

Mes gants, mon épée. En vérité je suis comme ivre de mon bonheur.

DUVERDIER.

Quel doux moment pour un père ! Ma canne, mon chapeau.

CHAMPAGNE, donnant les gants et l’épée.

Les voici, monsieur.

Il sort.

GOBERVILLE, à part.

Ma foi ! je vais lui donner la fièvre.

MADAME DE PÉRAUDIÈRE.

C’est au père à donner la main à la mariée.

DUMONT.

C’est juste, et au retour c’est le marié qui donne la main à sa femme.

CÉCILE, à part.

À sa femme !

MADAME DE PÉRAUDIÈRE.

Donnez-moi la vôtre, mon cher Badoulard.

BADOULARD, mettant ses gants et son épée.

M’y voilà, ma chère parente.

GOBERVILLE.

Eh mais ! qu’avez-vous donc, monsieur Badoulard ?

BADOULARD.

Comment ! ce que j’ai... Le sentiment profond de ma félicité.

En offrant sa main à madame de Péraudière.

Permettez...

GOBERVILLE.

Permettez, vous-même ; vous êtes devenu rouge tout d’un coup, et vous voilà pâle à présent.

BADOULARD.

Allons donc, vous voulez rire.

Il offre toujours sa main à madame de Péraudière.

Souffrez...

GOBERVILLE, tâtant le pouls à Badoulard.

Ne l’avez-vous pas remarqué tous comme moi ?

MADAME DE PÉRAUDIÈRE.

Je n’ai rien remarqué, moi.

DUVERDIER.

As-tu perdu la tête ?

DUMONT.

Mais je crois en effet...

DESROCHES.

C’est un feu qui lui est monté au visage.

CÉCILE, à part.

Je tremble.

BADOULARD.

Comme je vous le disais, c’est la joie, le plaisir... Mais ce n’est rien.

GOBERVILLE.

Comment ! ce n’est rien, vous avez eu tant d’embarras, tant d’inquiétude ! ne disiez-vous pas tantôt que vous en feriez une maladie ?

BADOULARD.

Ah ! bon Dieu !

GOBERVILLE.

Ôtez donc votre gant, s’il vous plaît.

MADAME DE PÉRAUDIÈRE.

Eh ! non, ne l’écoutez pas.

GOBERVILLE, tâtant le pouls à Badoulard.

La peau sèche.

BADOULARD.

Pas du tout.

GOBERVILLE.

De l’élévation.

BADOULARD.

Vous vous trompez.

GOBERVILLE.

De l’irritation.

BADOULARD.

Vous croyez ?

GOBERVILLE.

Le teint enflammé, l’œil mauvais. Vous n’êtes pas bien.

DESROCHES.

Ah ! mon Dieu ! mais ce serait très fâcheux !

DUVERDIER.

Comment ! il n’est pas bien ? te moques-tu de nous ? il se porte à merveille.

BADOULARD.

Eh ! mais, sans doute ; serait-il possible ? regardez-moi donc, monsieur Desroches, monsieur Dumont, monsieur Duverdier, qu’en dites-vous ? trouvez-vous comme monsieur... Moi, je ne me sens aucun mal.

GOBERVILLE.

Écoutez, je sais ce que je dis, je connais mon métier. Nous voyons des choses qui échappent aux autres.

DESROCHES, à Dumont.

C’est donc un médecin ?

DUMONT.

Très habile pour son âge.

DESROCHES.

Ah ! c’est un médecin. Eh ! mais oui, mon cousin, je vous trouve un peu changé.

GOBERVILLE.

Parbleu ! le mal vient si vite, on ne le sent pas, surtout quand la fièvre soutient le malade.

BADOULARD.

Comment, la fièvre !

GOBERVILLE.

Tenez, je m’en rapporte à la mariée...

CÉCILE.

Eh mais ! mon cousin, vous devez vous y connaître mieux que moi.

MADAME DE PÉRAUDIÈRE.

Je vous ai laissé parler tant que vous avez voulu, monsieur Goberville. Mais on m’entendra à la fin. Il eût été plus honnête de refuser tout bonnement d’être témoin du mariage, que de venir nous troubler par vos perpétuelles plaisanteries. On en aurait trouvé un autre.

BADOULARD.

Ah ! voilà ce que c’est. Il plaisantait, le cousin, n’est-ce pas que vous plaisantiez ? c’est pour voir si j’ajoutais foi à cette prédiction dont je vous parlais tantôt.

GOBERVILLE.

Oui, oui, je plaisantais ; puisque tout le monde le veut, je plaisantais.

Bas à Duverdier, mais assez haut pour être entendu de Badoulard.

Je ne faisais pas réflexion... Il serait mourant, il faut qu’il se marie ; un mariage fixé, c’est comme un spectacle affiché. Au fait, il sera toujours temps de le soigner en revenant de l’église.

BADOULARD.

Comment ! me soigner... Est-ce que je serais malade ?

 

 

Scène IX

 

DUVERDIER, DESROCHES, BADOULARD, DUMONT, GOBERVILLE, MADAME DE PÉRAUDIÈRE, CÉCILE, JUSTINE

 

JUSTINE.

Une lettre pour monsieur Badoulard. On attend la réponse.

DUVERDIER.

Lisez. Si c’était quelque chose de pressé.

BADOULARD.

Vous permettez...

Après avoir parcouru la lettre.

Ah ! mon Dieu !

MADAME DE PÉRAUDIÈRE.

Qu’est-ce que c’est donc ?

GOBERVILLE.

Quand je vous ai dit que cet homme-là était malade ! Voyez-vous comme il pâlit encore.

BADOULARD.

Mais c’est une horreur, une infamie... Connaissez-vous un nommé Blinval ?

DUVERDIER.

Oui, c’est le neveu d’un général.

GOBERVILLE.

Un jeune officier plein de bravoure.

BADOULARD.

Un jeune officier ! le neveu d’un général ! Voilà ce que c’est.

DUVERDIER.

Un de nos amis.

BADOULARD.

Un de vos amis ! il n’est pas le mien toujours. Concevez-vous cela ? envoyer un cartel à un honnête homme, parce qu’il épouse du consentement des parents et de la demoiselle...

MADAME DE PÉRAUDIÈRE.

Un cartel !

DUVERDIER.

Comment, un cartel !

BADOULARD.

À un homme tranquille, rangé, et qui n’a plus l’esprit militaire.

DUVERDIER.

Mais je n’en reviens pas.

MADAME DE PÉRAUDIÈRE.

Voyons donc cette lettre ?

BADOULARD.

Eh ! mon Dieu ! la voilà. Ah ! docteur, je ne m’étonnerais pas d’être malade en effet. Quand on est tourmenté de la sorte...

MADAME DE PÉRAUDIERE, lisant.

« Si l’honneur vous est cher, renoncez à Cécile, ou venez me trouver à l’instant. Je vous laisse le choix des armes. »

DUVERDIER.

Allons, voilà encore un scandale, une aventure.

GOBERVILLE.

Eh quoi ! ce petit Blinval, un enfant de dix-neuf ans ?

BADOULARD, offrant son pouls à Goberville.

Docteur, voyez donc. En effet je sens un malaise, j’ai la tête en feu.

GOBERVILLE, tâtant le pouls.

Vous pourriez vous battre ; mais vous marier...

BADOULARD.

Au contraire, je veux me marier et je ne veux pas me battre. Quand je dis que je ne veux pas... ce n’est pas par excès de prudence au moins. Moi je n’ai rien fait au jeune homme ; mais puisqu’il me provoque... Ah ! mon Dieu, quelle suite d’événements ! Est-ce un tour qu’on me joue ? suis-je malade ? je n’en sais rien ; mais il y a de quoi le devenir. Quel parti prendre ? que faire ?

MADAME DE PÉRAUDIÈRE.

Vous moquer des provocations de ce petit Blinval, vous marier bien vite, et une fois le mariage fait...

 

 

Scène X

 

DUVERDIER, DESROCHES, BADOULARD, DUMONT, GOBERVILLE, MADAME DE PÉRAUDIÈRE, CÉCILE, CHAMPAGNE, JUSTINE

 

CHAMPAGNE, remettant un papier à Badoulard et un autre à Duverdier.

Monsieur, voilà un papier tout griffonné qu’un homme noir vient d’apporter. Il y en a un pour monsieur Duverdier, et il dit qu’il en a été porter un tout semblable à la municipalité.

GOBERVILLE, à part.

À merveille !

Haut.

Comment ! à la municipalité ? Qu’est-ce que c’est ?

DUVERDIER, après avoir lu.

Allons, il ne manquait plus que cela. Une opposition au mariage.

TOUS.

Une opposition !

BADOULARD.

Eh ! mon Dieu ! oui, une opposition.

MADAME DE PÉRAUDIÈRE, prenant le papier.

À la requête de Sophie Francheval, veuve de François Girard.

CÉCILE, à part.

Bonne Sophie !

DUVERDIER.

Qu’est-ce que c’est que cette Sophie Francheval ?

BADOULARD.

Eh vraiment ! c’est cette maligne veuve que vous avez vue tantôt ici.

DUVERDIER.

Ah ! ah !

BADOULARD.

C’est fini. Je suis frappé.

MADAME DE PÉRAUDIERE, lisant.

« En vertu de la promesse de mariage, dont copie est annexée au présent acte. »

DUVERDIER.

Une promesse de mariage ! corbleu, monsieur Badoulard !

BADOULARD.

Eh ! beau-père, ne m’accablez pas. Je ne souffre déjà que trop.

CHAMPAGNE.

Il n’y a rien à dire à l’homme noir qui a apporté ce papier ?

BADOULARD.

Qu’il aille au diable avec celle qui l’envoie. Laissez-nous.

Champagne sort.

JUSTINE.

Et la réponse au billet que je vous ai remis ?

BADOULARD.

Comment ! la réponse ! je n’ai rien à répondre, je ne me marie pas, je ne peux pas me battre quand je suis malade, très malade, n’est-ce pas, docteur ?

MADAME DE PÉRAUDIÈRE.

Sortez, Justine.

Justine sort.

 

 

Scène XI

 

DUVERDIER, DESROCHES, BADOULARD, DUMONT, GOBERVILLE, MADAME DE PÉRAUDIÈRE, CÉCILE

 

DUVERDIER.

Fort bien, monsieur Badoulard. Une promesse de mariage !

BADOULARD.

Ah ! ne m’en parlez pas. Un cartel !

DUVERDIER.

Une opposition !

BADOULARD.

Et une maladie !

GOBERVILLE.

Qui s’annonce d’une manière assez grave.

DUVERDIER.

Et tous nos parents, tous les vôtres qui vont arriver ! Que va-t-on penser ? que va-t-on dire ? ma pauvre fille ! que je te plains, tu ne méritais pas...

CÉCILE.

Je peux vous assurer, mon père, que cela ne m’afflige que pour vous.

DESROCHES.

Ah çà, y aura-t-il une noce ? n’y en aura-t-il pas ?

MADAME DE PÉRAUDIÈRE.

Il y en aura une.

DUVERDIER.

Est-ce possible, après cette opposition ?

À part.

Ah ! si je n’avais pas compté la dot...

GOBERVILLE.

Dans l’état où il est !

MADAME DE PÉRAUDIÈRE.

Fort bien, le père se désole, le marié est tout consterné, le docteur triomphe, et moi je crois entrevoir... Monsieur Dumont, vous êtes l’oncle de Cécile ; monsieur Desroches, vous êtes le cousin de monsieur Badoulard ; vous devez sentir combien il est important de ne pas divulguer ce qui vient de se passer.

DESROCHES.

Parbleu !

DUMONT.

À qui le dites-vous ?

MADAME DE PÉRAUDIÈRE.

Trouvez un prétexte pour excuser le retard du mariage. Dites que monsieur est malade.

DUVERDIER.

Oui, dites qu’il est malade. C’est trop heureux, à présent, qu’il soit malade. Une belle excuse ! Tomber malade le jour où l’on se marie ! cela s’est-il jamais vu ?

BADOULARD.

C’est une grande maladresse, j’en conviens ; mais ce n’est pas ma faute.

DUVERDIER.

C’est la mienne peut-être ?

MADAME DE PÉRAUDIÈRE.

Eh ! non, c’est celle du docteur ; mais patience.

 

 

Scène XII

 

DUVERDIER, DESROCHES, DUMONT, BADOULARD, GOBERVILLE, MADAME DE PÉRAUDIÈRE, CÉCILE, JUSTINE

 

JUSTINE.

Monsieur, voilà tout le monde qui revient de l’église. On leur a dit qu’il n’y avait plus de mariage. Ils chuchotent entre eux, ils ont l’air inquiet, ils sourient, il y en a même qui ricanent tout haut. Ils demandent à vous voir, je n’ai pas voulu les laisser entrer sans vous prévenir. Ils sont là dans la salle à manger, où on achève de mettre le couvert.

DUVERDIER.

Tu as bien fait. Ô ciel ! les parents, les domestiques, les voisins...

MADAME DE PÉRAUDIÈRE.

Allez les trouver. Que le repas ait lieu. Dites que le mariage se fera ce soir. On se marie aussi bien le soir que le matin,

DUVERDIER.

Moi ! que j’aille là-dedans. Non vraiment. Je me trahirais, je rougirais.

CÉCILE.

Je ne peux pas non plus y paraître.

DUVERDIER.

Non sans doute. Allez-y vous, madame de Péraudière.

MADAME DE PÉRAUDIÈRE.

Point du tout. J’ai des courses plus essentielles à faire pour vos intérêts. Donnez-moi cette opposition, le cartel de monsieur Blinval. Ne vous inquiétez pas trop de votre maladie, monsieur Badoulard. Sans adieu, mon cousin le médecin, vous aurez bientôt de mes nouvelles.

Elle sort.

 

 

Scène XIII

 

DUVERDIER, DESROCHES, DUMONT, BADOULARD, GOBERVILLE, CÉCILE, JUSTINE

 

DUVERDIER.

Et moi, ne faut-il pas que j’aille à la municipalité, à l’église ? pour trouver un prétexte, donner une couleur... Je vous en prie, messieurs, faites les honneurs, je ne tarderai pas à revenir.

DESROCHES.

Ne craignez rien, je ne dirai qu’un mot à ma femme pour qu’elle me seconde. Vous entendez bien ?

DUMONT.

Oui, oui, je me fais fort d’expliquer, d’arranger... J’ai été à bien des noces dans ma vie, je n’ai jamais rien vu de semblable.

Il sort avec Desroches.

 

 

Scène XIV

 

DUVERDIER, BADOULARD, GOBERVILLE, CÉCILE, JUSTINE

 

DUVERDIER.

Il y a de quoi perdre la tête. C’est pourtant vous, mademoiselle, qui êtes la cause de tout ce fracas.

CÉCILE.

Moi ! mon père ! ce n’est pas moi qui ai choisi monsieur.

BADOULARD.

Ah ! voilà pour m’achever.

DUVERDIER.

Auriez-vous mieux aimé ce petit Blinval, par aventure ?

CÉCILE.

Je n’ai pas dit cela, mon père.

JUSTINE.

Ma foi, monsieur, j’aime à croire que monsieur Blinval ne serait pas tombé malade le jour de son mariage.

DUVERDIER.

Taisez-vous, et suivez votre maîtresse dans son appartement.

Elles sortent.

 

 

Scène XV

 

DUVERDIER, BADOULARD, GOBERVILLE

 

DUVERDIER.

Et vous, monsieur, si vous êtes malade, rentrez donc chez vous voyez ce que vous avez à faire.

BADOULARD.

J’y vais, beau-père.

DUVERDIER.

Oui, beau-père ! Je t’en prie, Goberville, veille à tout, que rien ne transpire.

GOBERVILLE.

Fiez-vous à moi, mon oncle. Faudra-t-il vous attendre pour se mettre à table ?

DUVERDIER.

Eh ! non, mangez le repas, buvez le vin. Riez, chantez. C’est charmant, une noce sans mariage ! Bonne santé, monsieur Badoulard.

Il sort.

 

 

Scène XVI

 

BADOULARD, GOBERVILLE

 

BADOULARD.

Les voilà tous partis, nous voilà seuls. Ah ! docteur, je me sens dans un état de faiblesse... Quel vide ! quelle tristesse ! un si beau jour !

GOBERVILLE.

Allons, ne vous découragez pas, je vous tirerai de là.

BADOULARD.

Quel bonheur encore qu’il se soit trouvé un médecin parmi les parents !

GOBERVILLE.

Et moi, qui depuis si longtemps cherche des malades, trouver une maladie superbe !

BADOULARD.

Comment, superbe ?

GOBERVILLE.

Oui, sans doute, il ne s’agit plus que de savoir ce que c’est. Voilà une noce bien heureuse pour moi.

BADOULARD.

Oui, mais pour moi ?

 

 

Scène XVII

 

BADOULARD, GOBERVILLE, CHAMPAGNE

 

CHAMPAGNE.

Eh ! monsieur, qu’est-ce donc que cela signifie ? les uns voulaient s’en aller, les autres voulaient vous voir ; ils se sont accordés pour demander le repas, et ils ont ordonné qu’on servît sur-le-champ.

GOBERVILLE.

Fort bien, je vais me mettre à table avec eux. Vous, Champagne, donnez le bras à votre maître. Conduisez-le dans son appartement, faites-lui passer sa robe de chambre, revenez me trouver dans la salle à manger, je vous ordonnerai une petite tisane rafraîchissante et innocente.

CHAMPAGNE.

Ah ! mon Dieu ! monsieur, vous êtes donc bien malade ?

BADOULARD.

Hélas ! oui, mon pauvre Champagne.

GOBERVILLE.

Du repos. Ne lisez pas, buvez beaucoup, envoyez chercher une garde, ne mangez pas ; je vais dîner.

Il sort.

 

 

Scène XVIII

 

BADOULARD, CHAMPAGNE

 

BADOULARD.

Viens, Champagne. C’est un bien aimable homme que ce docteur, il n’y a que lui qui prend intérêt à moi.

CHAMPAGNE.

Mon pauvre maître !

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

CHAMPAGNE, en parlant de la coulisse

 

Eh ! mon Dieu ! j’y cours, monsieur, je vais vous l’amener si je le peux.

 

 

Scène II

 

CHAMPAGNE, JUSTINE

 

JUSTINE.

C’est vous, monsieur Champagne. Comment va votre maître ?

CHAMPAGNE.

Bien doucement, mademoiselle, bien doucement. Et ce qu’il y a de pis, c’est qu’il s’inquiète, c’est qu’il s’alarme. Voilà qu’il m’envoie chercher monsieur Goberville. Comment le décider à venir, ce médecin ? il n’y a pas une heure qu’ils sont à table. Il va s’emporter comme mon maître. C’est fort agréable. Parce qu’il est malade, il se met dans des colères... Est-ce ma faute à moi ?

JUSTINE.

Ne voilà-t-il pas une noce bien gaie, monsieur Champagne ? le père absent, le marié malade, la mariée enfermée dans sa chambre, tandis que les parents mangent le repas ! Ma pauvre maîtresse ! nous avons dîné toutes les deux tête à tête bien tristement, je vous en réponds. Moi qui lui portais envie ce matin parce qu’elle se mariait avant moi qui suis son aînée ! Qui sait à présent si je ne me marierai pas avant elle ?

 

 

Scène III

 

CHAMPAGNE, JUSTINE, BADOULARD, en robe de chambre et en bonnet de nuit

 

BADOULARD.

Eh bien ! Champagne, le docteur ?

CHAMPAGNE.

Un instant, monsieur, je vais le chercher.

BADOULARD.

Comment, coquin, tu ne l’as pas encore vu ! Est-ce ainsi qu’un valet doit servir ? Voilà l’attachement que ces misérables ont pour nous. M’abandonner dans l’état où je suis !

CHAMPAGNE.

Oh ! vraiment, monsieur, je n’aime pas à être brusqué de la sorte.

BADOULARD.

Fort bien, il me répond insolemment, et il se plaint d’être maltraité ! Faut-il que je l’aille chercher moi-même ?

CHAMPAGNE.

Eh ! non, monsieur, restez. Il serait beau que le marié se présentât au milieu de la noce en robe de chambre ; mais ne vous mettez donc pas en fureur comme cela, vous vous rendrez encore plus malade que vous n’êtes.

Il sort.

 

 

Scène IV

 

BADOULARD, JUSTINE

 

BADOULARD.

Il a raison. Ah ! mon Dieu ! quel accident ! Au milieu de la noce, dit-il ! je ne suis pas marié ; Dieu sait quand je le serai. Ah ! ma pauvre Justine, qui pouvait prévoir... Un fauteuil, je t’en prie.

JUSTINE.

En voici un, monsieur. C’est mademoiselle qui m’envoie savoir de vos nouvelles.

BADOULARD.

Bien sensible, mon enfant. Ah ! j’ai bien peur. Regarde-moi ; je suis bien pâle, n’est-ce pas ?

JUSTINE.

Ah ! ne m’en parlez pas. Je ne sais où j’en suis. Je m’étais fait une fête de cette journée. Quelle situation pour mademoiselle ! c’est un affront. Je ne suis qu’une domestique ; mais pour une année de mes gages je ne voudrais pas qu’il m’en arrivât autant.

BADOULARD.

Eh ! mais, tu ne me parles que de ta maîtresse, elle se porte bien, tandis que moi... C’est à moi qu’il faut songer.

JUSTINE.

Pardon, monsieur ; mais ne peut-on pas regarder votre maladie comme une punition du ciel ?

BADOULARD.

Comme une punition du ciel ! Eh ! qu’ai-je donc fait ?

JUSTINE.

Vraiment, votre intrigue avec cette jeune veuve, qui met opposition au mariage !

BADOULARD.

C’est aussi moi, n’est-ce pas, qui ai provoqué ce cartel du jeune Blinval ?

JUSTINE.

Je ne dis pas cela ; mais pour ce cartel, quand il serait venu plus tôt...

BADOULARD.

Comment plus tôt ! qu’est-ce que vous dites donc là, mademoiselle ?

JUSTINE.

Rien, rien, monsieur ; je vais rendre compte à mademoiselle de l’état de votre santé.

À part.

Pauvre cher homme ! il n’est pas beau en bonnet de nuit.

Elle sort.

 

 

Scène V

 

BADOULARD, seul

 

Allons, il ne leur manque plus que de se réunir pour se moquer de moi. Quand je pense à la situation de mes affaires... Ah ! je ne suis pas bien... la diète, la solitude, la colère, et ce Blinval, et cette veuve, et la contrariété... tout cela brouille mes idées ; et la maladie, par dessus tout, qui éveille des remords de conscience... Certainement je suis honnête homme ; mais enfin cette dot et mes créanciers...

 

 

Scène VI

 

BADOULARD, CHAMPAGNE, GOBERVILLE, une serviette à la boutonnière

 

CHAMPAGNE.

Voilà monsieur le médecin.

BADOULARD.

Eh ! venez donc, venez donc, docteur. Pouvez-vous me laisser ainsi ?

GOBERVILLE.

Eh bien ! eh bien ! me voilà... Tranquillisez-vous. Est-ce qu’il vous serait survenu une crise depuis que je vous ai quitté ?

BADOULARD.

Une crise ; mais je ne sais pas voyez.

GOBERVILLE, lui tâtant le pouls.

Rien n’a changé. Ma foi, le repas était magnifique. Quel dommage !... Avez-vous pris la tisane que je vous ai ordonnée ?

BADOULARD.

Oui vraiment.

GOBERVILLE.

Fort bien.

À Champagne, en lui jetant sa serviette.

Mon ami, faites-moi le plaisir de m’aller chercher un verre de vin d’Espagne avec un biscuit et un macaron. Ils en sont au dessert tout à l’heure. Je ne veux pas retourner à table ; je reste auprès de vous.

Champagne sort, et revient apportant le vin.

BADOULARD.

Ah ! docteur, que vous êtes bon ! Eh bien, quelle est ma maladie ?

GOBERVILLE.

Mais, suivant toute apparence, votre maladie... est une maladie... qui n’est pas encore précisément bien caractérisée jusqu’à nos jours, mais qui, après le premier accès, est susceptible de se diviser en deux espèces, l’une aiguë, rapide, et qui emporte le sujet.

BADOULARD.

Ah ! mon Dieu !

GOBERVILLE, buvant et mangeant.

Ne vous effrayez pas. L’autre qui est plus commune, dégénère en affection chronique et de langueur.

BADOULARD.

De langueur !

GOBERVILLE.

Et nous avons coutume alors d’envoyer le malade aux eaux.

BADOULARD.

Et à quelles eaux, docteur ?

GOBERVILLE.

Mais si celles du nord ne produisent aucun effet, nous en avons de plus actives au midi.

BADOULARD.

Quel voyage ! Mais là, franchement, si nous parvenions à lever cette maudite opposition, je pourrais me marier, n’est-ce pas ?

GOBERVILLE.

Ne pensez donc pas à votre mariage dans ce moment. Du café, Champagne.

Champagne sort et rapporte du café.

BADOULARD.

Oui, vous avez raison. Je n’y pense pas : je suivrai votre ordonnance. Mais dites-moi, cela a dû bien surprendre là-dedans ? le dîner a été triste ?

GOBERVILLE, prenant son café.

Vous entendez bien que j’ai pris sur moi pour l’égayer. J’ai eu soin de mettre toute la cause du retard sur le compte de votre maladie. Comme il y a toujours des malins dans les familles, les uns riaient, les autres s’inquiétaient ; celui-ci regrettait la dépense de son habit neuf, celui-là disait tout bas à son voisin que monsieur Duverdier vous avait découvert de mauvaises affaires. Je leur ai imposé silence : tout s’est fort bien passé ; on a mangé de bon appétit, on a bu à votre santé, on a chanté des couplets. Pour en revenir à votre maladie...

BADOULARD.

Deux espèces ! l’une aiguë, rapide, qui emporte le sujet ! l’autre chronique et de langueur !

GOBERVILLE.

C’est cela même.

 

 

Scène VII

 

BADOULARD, CHAMPAGNE, GOBERVILLE, BLINVAL

 

BLINVAL.

Goberville.

GOBERVILLE.

Eh quoi ! c’est vous, monsieur Blinval !

BADOULARD.

Monsieur Blinval, dites-vous ?

GOBERVILLE.

Lui-même.

BADOULARD.

Ah ! mon Dieu !

GOBERVILLE.

Que venez-vous faire ici, monsieur ?

Bas.

Et madame Girard ?

BLINVAL, bas.

Elle est là ; elle me suit. Nous voudrions causer avec vous.

GOBERVILLE.

Est-ce la réponse à votre provocation que vous venez chercher ? Tenez, jeune homme, contemplez votre ouvrage.

BLINVAL.

Comment, mon ouvrage !

GOBERVILLE.

Le voilà cet honnête Badoulard, à qui vous avez eu l’insolence d’envoyer un cartel au moment où il allait se marier. Il est malade, il ne se marie pas ; mais il a des parents, des amis qui, après lui, prendront pour leur compte la querelle qu’on a osé lui faire.

BADOULARD.

Comment, après moi !

GOBERVILLE.

Mais non ; je lui rendrai la santé, et il saura donner lui-même une bonne leçon au jeune imprudent...

BADOULARD.

Oui certes, je l’espère, et bientôt... Ah ! docteur, que je souffre !

BLINVAL.

Ah çà, entendons-nous. Est-ce la peur du duel qui a rendu monsieur Badoulard malade ?

GOBERVILLE.

Qu’osez-vous dire, monsieur ?

BADOULARD.

Pour qui me prenez-vous, monsieur ? Je ne serai pas toujours malade, et vous verrez...

GOBERVILLE.

C’est cela ; je serai votre témoin, cher Badoulard.

BLINVAL.

Eh ! docteur, commencez par guérir monsieur.

 

 

Scène VIII

 

BADOULARD, CHAMPAGNE, GOBERVILLE, BLINVAL, MADAME GIRARD

 

MADAME GIRARD.

Que viens-je d’apprendre ? Monsieur Badoulard serait malade !

BADOULARD.

Ciel ! madame Girard !

MADAME GIRARD.

Toute considération cède à l’inquiétude que me cause son état ; j’oublie sa trahison, sa fourberie.

BADOULARD.

Eh ! madame, contentez-vous du mal que vous m’avez fait en retardant mon mariage.

MADAME GIRARD.

Eh quoi ! quand j’accours, guidée par les plus vifs sentiments, c’est ainsi que vous m’accueillez. C’en est fait ; plus d’amour, ingrat !

BLINVAL.

En effet, monsieur Badoulard, c’est bien mal reconnaître la conduite généreuse de madame.

GOBERVILLE.

C’est la vôtre, jeune homme, qui est vraiment inconcevable.

À part.

Je vais le renvoyer.

Haut.

Il est affreux, à vous et à madame, permettez-moi de vous le dire, de venir insulter, tourmenter un malade.

MADAME GIRARD.

Qui ? moi, le tourmenter ! Hélas ! qu’il revienne à moi, et je m’établis sa garde ; je ne veux pas qu’il soit veillé par d’autres que par moi.

BADOULARD.

Au nom du ciel, madame, laissez-moi. Me voilà plus malade depuis que je vous ai vue.

GOBERVILLE.

Vous n’êtes pas en état de soutenir d’aussi fortes émotions, mon cher Badoulard. Rentrez, j’irai vous rendre compte de mon entretien avec monsieur et madame.

BADOULARD.

Oui, vous avez raison. Ah ! docteur, que d’assauts en un jour ! Un homme en santé n’y résisterait pas. Jugez donc un peu...

GOBERVILLE.

Calmez-vous, tranquillisez-vous ; je vous rejoins dans l’instant.

Badoulard rentre dans son appartement.

 

 

Scène IX

 

CHAMPAGNE, GOBERVILLE, BLINVAL, MADAME GIRARD

 

BLINVAL.

Vous l’avez donc fait malade ?

GOBERVILLE.

Il a bien fallu. Vos gens n’arrivaient pas, et le mariage allait se terminer.

MADAME GIRARD.

Savez-vous qu’il me fait de la peine, ce pauvre cher homme ?

GOBERVILLE.

Point d’inquiétude. Il a une santé robuste qui serait même à l’abri des remèdes si je m’avisais de lui en donner. Songeons à nos affaires. Mon oncle est furieux contre vous, contre Cécile, contre tout le monde. Madame de Péraudière est sortie en me menaçant. Il faudrait prévenir l’effet des démarches qu’elle fait sans doute contre nous.

MADAME GIRARD.

Il faudrait achever de perdre Badoulard dans l’esprit de monsieur Duverdier.

BLINVAL.

Il faudrait attendrir monsieur Duverdier en faveur de mon amour.

GOBERVILLE.

Badoulard a quelques mauvaises affaires. Je le parierais. Il ne se croirait pas si malade, s’il n’avait quelques alarmes de conscience.

MADAME GIRARD.

Comment a-t-il imaginé de me dire qu’il avait gagné un terne à la loterie ?

BLINVAL.

Monsieur Duverdier a tant d’amitié pour moi, tant d’estime pour mon oncle !

GOBERVILLE.

Chut, le voici.

 

 

Scène X

 

CHAMPAGNE, GOBERVILLE, BLINVAL, MADAME GIRARD, DUVERDIER

 

DUVERDIER.

Les aimables courses que je viens de faire ! on me plaint, et, tout en me plaignant, on a l’air de se moquer de moi. Que vois-je ? monsieur Blinval !

GOBERVILLE.

Et Sophie Francheval, veuve Girard, mon cher oncle, à la requête de laquelle opposition est mise au mariage de monsieur Badoulard avec votre fille.

DUVERDIER, à Blinval.

Ah ! ah ! je vous trouve bien hardi, monsieur, d’oser vous présenter chez moi, après l’éclat scandaleux...

BLINVAL.

Daignez m’entendre, monsieur Duverdier.

DUVERDIER, à madame Girard.

Quant à vous, madame, j’espère que ce n’est pas à moi que vous voulez parlez. C’est sans doute votre digne amant, mon indigne gendre que vous cherchez ?

MADAME GIRARD.

Je vous demande pardon, monsieur, c’est vous-même et Cécile, mon amie d’enfance.

GOBERVILLE.

Madame est cette bonne amie de ma cousine qui a été en pension avec elle, et dont elle nous a parlé si souvent.

MADAME GIRARD.

Oui, monsieur, et je vous prie de croire qu’en mettant opposition au mariage de Cécile avec monsieur Badoulard, mon intention n’est pas de l’épouser.

BLINVAL.

C’est comme moi. Je l’ai provoqué en duel ; mais je suis bien loin de vouloir le tuer, ou même le blesser.

GOBERVILLE.

C’est comme moi. Je me suis établi son médecin, mais je ne le tuerai pas.

DUVERDIER.

Je le crois bien. Et quel est donc votre but à tous ?

GOBERVILLE.

De l’empêcher d’épouser Cécile, de vous sauver du malheur de lui donner votre fille.

DUVERDIER.

Et qui vous a prié de vous mêler de mes affaires ?

GOBERVILLE.

Ne voilà-t-il pas ? toujours de l’emportement, au lieu d’entendre la raison. Réfléchissez donc, mon cher oncle, un homme maladif.

MADAME GIRARD.

Un libertin.

BLINVAL.

Un poltron.

MADAME GIRARD.

Un hypocrite qui affecte des mœurs austères, et qui distribue des promesses de mariage.

BLINVAL.

Qui a le double de l’âge de votre aimable fille.

GOBERVILLE.

Qui fait un métier fort suspect, a des affaires fort embrouillées, dépense plus qu’il ne gagne, est soupçonné de prêter sur gages, se mêle de faillites, et reçoit des pots-de-vin.

DUVERDIER.

Calomnie, faux rapports. Quant à ses amours, où trouver un homme à qui l’on n’ait rien à reprocher ? d’ailleurs au point où nous en sommes, c’en est fait. Si ce mariage manque, le coup est porté, voilà une fille qui ne peut plus se marier.

BLINVAL.

Que dites-vous ? Que ce mariage soit rompu, et à l’instant je l’épouse.

DUVERDIER.

Je vous conseille de parler. Un jeune homme qui n’a pas vingt ans, qui dépend de son oncle !

BLINVAL.

Je vous réponds de son consentement.

GOBERVILLE.

Allons, mon oncle, qui vous arrête ? La crainte de quelques propos, de quelques caquets. Qu’est-ce que tout cela, au prix du bonheur de votre fille ?

DUVERDIER.

Oui, ils ont de belles suites tes mariages d’inclination ! Au surplus, prouvez-moi tout ce que vous venez d’avancer... Mais, non, non. Les bans sont publiés, le contrat est signé, la dot est comptée, et tôt ou tard le mariage aura lieu.

 

 

Scène XI

 

CHAMPAGNE, GOBERVILLE, BLINVAL, MADAME GIRARD, DUVERDIER, MADAME DE PÉRAUDIÈRE, FRÉMON, PRÉCINET, TROTMANN

 

MADAME DE PÉRAUDIÈRE.

Entrez, messieurs, entrez.

GOBERVILLE, à part.

Diable ! madame de Péraudière.

MADAME DE PÉRAUDIÈRE.

Fort bien. Monsieur Blinval, madame Girard, et le cher docteur. Je suis enchantée de vous trouver tous les trois. C’est à vous précisément que ces trois messieurs ont à faire.

DUVERDIER.

Comment donc ?

MADAME DE PÉRAUDIÈRE.

Voici d’abord monsieur Frémon.

BLINVAL.

Ciel ! le secrétaire de mon oncle !

MADAME DE PÉRAUDIÈRE.

Oui, son homme de confiance, qui a quelques ordres à donner à monsieur Blinval de la part de son oncle le général.

En montrant Précinet.

Monsieur, honnête procureur, à qui j’ai raconté en route comment et sur quel titre madame avait mis opposition au mariage de votre fille.

MADAME GIRARD.

Un procureur !

MADAME DE PÉRAUDIÈRE, montrant Trotmann.

Et monsieur, habile médecin, à qui je n’ai pas eu le temps d’expliquer quel genre de maladie il venait guérir ; mais j’ai fait prévenir le malade que nous allions passer chez lui.

GOBERVILLE, à part.

Aye, aye, un confrère !

MADAME DE PÉRAUDIÈRE.

Allons par ordre. Commençons par monsieur Blinval ; c’est à vous, monsieur Frémon, à dire à monsieur combien son oncle a été étonné d’apprendre qu’il était encore à Paris. C’est à vous à lui dire combien ce cher oncle a été satisfait du joli billet doux, envoyé par son neveu à un honnête homme qui allait épouser la fille d’un de ses amis, et comme il est enjoint à monsieur de se mettre en route sur-le-champ pour sa garnison.

FRÉMON.

C’est avec regret, monsieur, que j’exécute les ordres qui me sont donnés ; mais il faut me suivre chez monsieur votre oncle.

BLINVAL.

Mais, monsieur Frémon...

FRÉMON.

Songez que vous devez tout à votre oncle, et craignez de mécontenter celui qui mérite toute votre reconnaissance.

BLINVAL.

Eh bien ! oui, je vous suis, je vais me jeter à ses pieds, lui révéler ce que j’ai fait, ce qui se passe dans mon cœur. Mon oncle est bon, sensible ; il m’aime, je l’attendrirai, et, malgré tous vos efforts, ce fatal mariage n’est pas encore fait, madame de Péraudière.

Il sort avec Frémon.

 

 

Scène XII

 

CHAMPAGNE, GOBERVILLE, MADAME GIRARD, DUVERDIER, MADAME DE PÉRAUDIÈRE, PRÉCINET, TROTMANN

 

MADAME DE PÉRAUDIÈRE.

À votre tour, monsieur Précinet. C’est madame qui a mis opposition au mariage.

PRÉCINET.

Le titre de madame ?

GOBERVILLE.

Madame n’a rien à démêler avec monsieur. Il me semble que ce n’est pas au procureur de sa partie adverse qu’elle doit compte de son titre.

PRÉCINET.

Affaire de conciliation, monsieur : désir d’éviter les procès ; nous vivons de procès, mais nous ne les aimons pas...

MADAME DE PÉRAUDIÈRE.

Il me semble, à moi, que ce n’est pas au cousin de la mariée à s’opposer à ce qui peut amener une décision à l’amiable.

DUVERDIER.

En effet, Goberville.

PRÉCINET.

Madame voudrait-elle avoir la complaisance de me confier un instant son titre, ou de m’indiquer celui de mes confrères qui a sa confiance ?

MADAME GIRARD.

Moi, monsieur, je n’ai point de procureur.

GOBERVILLE.

Madame s’est adressée tout simplement à un huissier.

MADAME DE PÉRAUDIÈRE, à Duverdier.

Il paraît que votre neveu est bien au courant des démarches de madame.

GOBERVILLE.

Pas du tout. Je vous assure que jamais... Je n’y suis pour rien... Au surplus, madame, montrez votre titre. Je ne m’y oppose pas, je suis loin de m’y opposer.

MADAME GIRARD, présentant la promesse de mariage.

Le voici.

PRÉCINET.

Ce que vous m’aviez annoncé... Une promesse de mariage signée... Badoulard ! Je connais ce nom-là. C’est hier que j’ai été chargé d’une affaire...

GOBERVILLE.

Contre lui...

PRÉCINET.

Oh ! non, ce n’est pas lui. D’après le bien que vous m’en avez dit... une ressemblance de nom, un parent peut-être...

MADAME DE PÉRAUDIÈRE.

Suivons notre objet.

GOBERVILLE.

Un moment, il me semble, mon oncle, qu’il faudrait approfondir...

MADAME DE PÉRAUDIÈRE.

Monsieur Badoulard n’a pas de mauvaises affaires. D’ailleurs nous y reviendrons. Que pensez-vous de la promesse ?

PRÉCINET.

Ah ! on peut la contester. Pour être valable, une promesse doit être réciproque. Cependant si madame s’obstine à vouloir épouser monsieur Badoulard...

MADAME GIRARD.

Moi ! monsieur, je ne veux pas l’épouser.

PRÉCINET.

Comment, madame ? et vous mettez opposition à son mariage avec une autre ! Prenez-y garde, il y a des frais, des dépens.

MADAME DE PÉRAUDIÈRE.

Des dommages et intérêts très considérables.

DUVERDIER.

Oui, sans doute, un procès.

MADAME GIRARD.

Un procès !

MADAME DE PÉRAUDIÈRE.

Croyez-moi, madame, puisque nous y consentons, ce que vous avez de mieux à faire, c’est d’étouffer cette malheureuse aventure, de suivre monsieur, de promettre et de donner bien vite mainlevée de votre opposition.

MADAME GIRARD, à Goberville.

Écoutez-donc, un procès !... épouser monsieur Badoulard !... certainement je veux le bonheur de Cécile, mais...

MADAME DE PÉRAUDIÈRE.

Vous n’avez pas de temps à perdre, madame. D’un instant à l’autre monsieur Duverdier peut changer de façon de penser et vous poursuivre rigoureusement.

PRÉCINET.

Je suis à vos ordres, madame.

MADAME GIRARD.

Allons, monsieur.

Elle sort avec Précinet.

 

 

Scène XIII

 

CHAMPAGNE, GOBERVILLE, DUVERDIER, MADAME DE PÉRAUDIÈRE, TROTMANN

 

DUVERDIER.

Ah ! grâce au ciel, il n’y a donc plus que la maladie de monsieur Badoulard qui soit un obstacle au mariage.

MADAME DE PÉRAUDIÈRE.

Et voici de quoi lever ce dernier obstacle. Approchez, monsieur Trotmann.

GOBERVILLE, à part.

Trotmann ! Serait-ce ce vieux charlatan allemand dont tous mes jeunes confrères se moquent, ennemi juré de la vaccine ?

MADAME DE PÉRAUDIÈRE.

Comme je vous disais, je n’ai pas eu le temps d’expliquer à monsieur ce dont il s’agissait ; mais la sublime perspicacité de votre cher neveu n’en éclatera que mieux. Passons chez le malade.

DUVERDIER.

C’est inutile. Le voici.

MADAME DE PÉRAUDIÈRE.

À merveille. Un malade qui vient au devant des médecins ! c’est d’un bon augure.

 

 

Scène XIV

 

GOBERVILLE, DUVERDIER, BADOULARD, MADAME DE PÉRAUDIÈRE, CHAMPAGNE, TROTMANN

 

MADAME DE PÉRAUDIÈRE.

Approchez, monsieur Badoulard, approchez. Nous avons une très grande confiance dans notre cousin le médecin ; mais il est jeune, votre maladie est si grave ! j’ai cru qu’il était prudent d’appeler un autre docteur avec qui le cousin pût consulter, raisonner et prouver l’excellence de sa méthode.

BADOULARD.

Ah ! madame de Péraudière, quelle obligation ! Vous voyez. Je me suis forcé pour venir moi-même saluer monsieur. Ce n’est pas que je ne sois vraiment touché des soins et des attentions du cousin. Enfin, messieurs, me voilà.

Trotmann tâte le pouls de Badoulard.

GOBERVILLE.

Certes, ce n’est pas un médiocre honneur pour moi que de me trouver en consultation avec un praticien aussi distingué que monsieur Trotmann. J’ose espérer qu’il sera d’accord avec moi sur les symptômes indicatifs et sur les moyens curatifs : car pour peu qu’on fasse attention à la situation du pouls, à la sécheresse de la peau et à la pâleur du teint, il est aisé de voir que la maladie s’annonce distinctement, comme...

TROTMANN.

Affection fébrile, inflammatoire.

BADOULARD.

Ah ! mon Dieu !

DUVERDIER.

Serait-il possible ?

MADAME DE PÉRAUDIÈRE.

Qu’est-ce que vous dites donc ?

TROTMANN.

Fréquence dans le pouls, avec redoublements irréguliers.

GOBERVILLE.

C’est cela même. Inflammation interne. En quel endroit ? nous l’ignorons, mais nous le saurons.

BADOULARD.

Maladie aiguë et rapide ! voilà ce que je craignais.

MADAME DE PÉRAUDIÈRE.

Quel est donc ce vieil ignorant ?

DUVERDIER.

Il ne peut donc pas se marier ?

GOBERVILLE.

Ah ! oui, se marier ! Mon confrère.

TROTMANN.

Il a bien autre chose à faire, mon confrère.

MADAME DE PÉRAUDIÈRE.

Eh ! mais, il se porte à merveille.

GOBERVILLE.

Madame veut s’y connaître mieux que nous.

TROTMANN.

Permettez-moi de vous dire, madame, qu’on n’a pas coutume de m’appeler chez des gens qui se portent bien.

GOBERVILLE.

Madame s’était persuadée que je faisais monsieur plus malade qu’il ne l’est. Elle vous amenait pour prouver mon ignorance.

TROTMANN.

Je reconnais au contraire en vous une sagacité, un tact, qui promet beaucoup.

DUVERDIER.

Allons, voilà encore le mariage à tous les diables.

 

 

Scène XV

 

GOBERVILLE, CHAMPAGNE, BADOULARD, MADAME DE PÉRAUDIÈRE, DUVERDIER, TROTMANN, JUSTINE

 

JUSTINE.

Monsieur, voilà les violons qui viennent d’arriver.

DUVERDIER.

Comment ! les violons...

JUSTINE.

Et comme madame de Péraudière a dit, en passant dans le salon, que le mariage aurait lieu, voilà les jeunes gens qui prient déjà les dames pour la première contredanse.

DUVERDIER.

Se moquent-ils de moi ? C’en est fait. Tout est perdu. Il n’y a plus de mesures à garder. Les parents de monsieur Badoulard, les miens, les violons, je vais tout congédier. Ah ! mon Dieu ! quelle honte, quel scandale !

Il sort.

MADAME DE PÉRAUDIÈRE.

Eh ! mais, écoutez donc, monsieur Duverdier. Il perd la tête ; et moi aussi, je crois. Comment se fait-il que j’aie été choisir un homme comme ce Trotmann. Tachons au moins d’empêcher monsieur Duverdier de faire un éclat. Monsieur Duverdier, écoutez-moi donc.

Elle sort.

 

 

Scène XVI

 

BADOULARD, CHAMPAGNE, GOBERVILLE, TROTMANN

 

BADOULARD.

Ah ! messieurs.

TROTMANN.

Nous vous restons. Ne vous effrayez pas. La nature, aidée de l’art, a tant de ressources... Continuons la consultation.

BADOULARD.

Ah ! mon Dieu ! je m’en rapporte à vous. Champagne, aide-moi à regagner mon appartement. Tu conduiras ces messieurs.

TROTMANN.

Oui. Nous allons aviser, mon jeune confrère et moi, aux moyens les plus prompts et les plus sûrs.

GOBERVILLE.

Une consultation ! point du tout ; je me tais devant mon ancien, trop heureux de suivre vos avis.

TROTMANN.

Ah ! monsieur.

GOBERVILLE.

Examinez, ordonnez. Mille pardons, j’ai une petite affaire très pressée.

À part.

Eh vite ! allons savoir ce que deviennent nos complices.

BADOULARD.

Eh quoi ! cousin, vous sortez ?

GOBERVILLE.

Je ne tarderai pas à revenir. Je pars tranquille. Je vous laisse en bonnes mains.

À Trotmann.

Combien je suis charmé d’avoir fait la connaissance d’un confrère comme vous !

TROTMANN.

Continuez, jeune homme, vous ferez honneur à la profession ; laissez la médecine moderne s’attacher à prévenir et à détruire les anciennes maladies : foi et respect aux anciens en tout genre, mon confrère : ex imo pectore te saluto. Faites vos affaires, je vais soigner le sujet.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

TROTMANN, CHAMPAGNE, l’ordonnance du médecin à la main

 

TROTMANN.

Vous entendez bien, mon ami ; trois grains dans trois demi-verres. N’allez pas vous tromper.

CHAMPAGNE.

Non, monsieur le docteur.

TROTMANN.

Quant au reste, vous avez mon ordonnance. Faites faire la potion, commandez les pilules. Je vais à deux pas voir un pauvre malade par charité, et je reviens auprès de votre maître. Je ne saurais trop multiplier mes visites, surtout dans le commencement.

 

 

Scène II

 

TROTMANN, CHAMPAGNE, GOBERVILLE

 

GOBERVILLE.

Je n’ai pu voir personne, je ne sais ce qu’ils sont devenus.

TROTMANN.

Ah ! c’est vous, mon confrère, je sortais. J’ai ordonné l’émétique.

GOBERVILLE.

L’émétique !

TROTMANN, prenant l’ordonnance et la présentant à Goberville.

Une petite potion purgative et fébrifuge. Voyez.

GOBERVILLE, après avoir lu, à part.

Oh ! ciel, il y a de quoi le tuer.

Haut.

Mais, mon confrère, n’est-ce pas aller un peu vite ?`

TROTMANN.

Il faut expédier, mon confrère.

GOBERVILLE.

Écoutez donc, il n’est pas si malade...

TROTMANN.

Comment, pas si malade ! Jeune homme, taisez-vous devant mon expérience. Cet homme-là est très bas. Je m’y connais. Je me suis gardé de le faire mettre au lit, parce qu’il se dit asthmatique. Vous voyez, il y a complication. Je reviens dans un quart d’heure, et nous verrons s’il est en état de soutenir la saignée et quelques moyens exutoires. Salut.

Il sort.

 

 

Scène III

 

GOBERVILLE, CHAMPAGNE

 

GOBERVILLE.

Par tout ce que tu as de plus cher au monde, garde-toi d’aller chercher ce que ce vieux charlatan allemand vient de t’ordonner !

CHAMPAGNE.

Laissez donc. Il en sait plus que vous peut-être. Il est plus âgé. D’ailleurs vous n’aimez pas mon maître, je le sais. Vous ne seriez pas fâché de le traîner en longueur.

GOBERVILLE.

Eh ! c’est précisément par amour pour lui, par humanité que je te prie, que je te supplie, mon cher Champagne...

CHAMPAGNE.

Peine inutile, monsieur, je cours chercher l’émétique et la potion.

Il sort.

 

 

Scène IV

 

GOBERVILLE, seul

 

Eh mais ! écoute donc, Champagne. Allons, il me faudra plus d’efforts à présent pour le sauver du médecin qu’il ne m’en a fallu pour le faire malade.

 

 

Scène V

 

CÉCILE, GOBERVILLE

 

CÉCILE.

Êtes-vous seul, mon cousin ?

GOBERVILLE.

Ah ! cousine, tu me vois dans le plus grand embarras.

CÉCILE.

Je ne suis pas sortie de mon appartement. Jugez de mon inquiétude. J’ai entendu un grand bruit. Justine, que j’avais envoyée à la découverte, m’a dit que mon père voulait renvoyer toute la noce, que madame de Péraudière s’y était opposée, que la curiosité avait retenu la plupart des convives. On se dispute encore, on s’observe, on se parle à l’oreille. Comment cela finira-t-il ? Je tremble.

GOBERVILLE.

Elle a fait un beau chef-d’œuvre, madame de Péraudière. Un maudit médecin qu’elle avait amené pour prouver que monsieur Badoulard se portait bien, ne s’est-il pas avisé, de la meilleure foi du monde, de le trouver bien plus malade que je ne l’avais fait !

CÉCILE.

En vérité ?

GOBERVILLE.

Et voilà que, malgré moi, on va lui administrer l’émétique, et vingt drogues plus meurtrières les unes que les autres.

CÉCILE.

Ah ! grand Dieu, que me dites-vous là ? Au risque de tout ce qui peut m’arriver de plus malheureux, il faut le sauver, et je cours tout découvrir à mon père.

Elle sort.

 

 

Scène VI

 

GOBERVILLE, seul

 

Ma foi, je n’ose l’en empêcher. Que faire à présent ? Et Blinval que je n’ai pu voir, qui était enfermé avec son oncle ! et cette madame Girard, qui est allée courir je ne sais où, avec le procureur qui l’a emmenée !

 

 

Scène VII

 

GOBERVILLE, CHAMPAGNE

 

CHAMPAGNE, portant différentes drogues.

Là, voilà ce que c’est. Ils m’ont servi tout de suite.

GOBERVILLE.

C’est bon ! posez cela sur cette table, et souvenez-vous que c’est moi qui vous défends d’en donner à votre maître.

CHAMPAGNE.

Mais, monsieur...

GOBERVILLE.

Vous aurez bien au moins la complaisance d’attendre le retour de mon confrère. Rien ne périclite, et je veux causer avec lui. Enfin, n’est-ce pas moi qui ai découvert la maladie ? donc elle est à moi c’est ma propriété. Allez, mon ami, puisqu’il n’a pas encore sa garde, votre place est auprès de votre maître, il peut avoir besoin de vous.

CHAMPAGNE.

Au moins, monsieur, vous direz à monsieur le docteur que c’est vous...

GOBERVILLE.

Je me charge de tout. On vient. Allez à votre poste.

Il pousse Champagne chez monsieur Badoulard.

 

 

Scène VIII

 

GOBERVILLE, DUVERDIER, MADAME DE PÉRAUDIÈRE, CÉCILE

 

DUVERDIER.

Corbleu ! j’apprends là de belles choses, mademoiselle.

MADAME DE PÉRAUDIÈRE, en se retournant du côté de la porte.

Ne vous en allez pas, messieurs et mesdames. Le mariage aura lieu : nous sommes à vous dans l’instant.

DUVERDIER.

Ah ! ah ! monsieur mon neveu, c’est donc ainsi que vous vous jouez de votre oncle ?

GOBERVILLE.

Mon cher oncle !...

MADAME DE PÉRAUDIÈRE.

Eh bien ! quand je vous disais qu’il y avait là-dessous un horrible complot.

DUVERDIER.

Il n’était pas malade ! et ma fille le savait ! et c’était mon neveu !...

GOBERVILLE.

Que voulez-vous que je vous dise, mon cher oncle ? moi, je ne lui voulais pas de mal.

CÉCILE.

Ah ! mon père, accablez-moi de tout votre courroux ; mais j’ai mieux aimé tout vous dire que de le laisser entre les mains du docteur.

DUVERDIER.

Monsieur Badoulard n’en est pas moins bien innocent d’avoir pu croire...

MADAME DE PÉRAUDIÈRE.

Eh ! comment vouliez-vous que ce brave homme soupçonnât une pareille noirceur ? Hâtons-nous de l’aller rassurer.

DUVERDIER.

Qui sans doute.

 

 

Scène IX

 

GOBERVILLE, DUVERDIER, MADAME DE PÉRAUDIÈRE, CÉCILE, BLINVAL

 

BLINVAL, accourant.

Monsieur Duverdier, madame de Péraudière, Cécile, je l’ai emporté. Mon oncle me pardonne. Lisez cette lettre. Il donne son consentement à mon mariage, il vous demande le vôtre, et, pour comble de bonheur, je viens de rencontrer madame Girard avec le procureur que madame avait amené ; je les ai précédés, ils viennent vous révéler des particularités sur monsieur Badoulard qui vont bien vous surprendre. Les voilà.

 

 

Scène X

 

GOBERVILLE, DUVERDIER, MADAME DE PÉRAUDIÈRE, CÉCILE, MADAME GIRARD, BLINVAL, PRÉCINET

 

MADAME GIRARD.

J’ai donné mainlevée de mon opposition, monsieur. Vous pouvez donner votre fille à monsieur Badoulard ; mais croirez-vous faire le bonheur de Cécile, après ce que monsieur va vous apprendre ? Parlez, monsieur Précinet.

PRÉCINET, remettant une liasse de papiers à madame de Péraudière.

Madame, daignez parcourir ces papiers. Ce monsieur Badoulard, contre qui j’ai été chargé hier d’une affaire où il joue un assez vilain rôle, est bien le même qui devait épouser aujourd’hui la fille de monsieur. Un receveur de loterie qui a eu la sottise de lui faire un assez gros crédit nous a mis à la piste de ses intrigues, nous a procuré ces renseignements. Il est vif en affaires. On a tant perfectionné les moyens de faire fortune !

MADAME DE PÉRAUDIÈRE, qui a parcouru les papiers.

Ah ! grand Dieu ! il nous a trompés, il n’a rien, il doit tout. Il n’est que le prête-nom de ses propriétés.

CÉCILE, à part.

Je ne l’épouserai donc pas ?

DUVERDIER.

Mais la dot ! mais le dédit, que vous m’avez fait stipuler dans le contrat de mariage !

GOBERVILLE.

Il rendra la dot. Il renoncera au dédit. J’entends mon vieux confrère. Écoutez-moi bien, secondez-moi s’il est nécessaire. Monsieur Précinet, ne vous éloignez pas, nous aurons besoin de vous. Ainsi, je rendrai utiles tous ceux que madame avait amenés pour me nuire.

MADAME DE PÉRAUDIÈRE.

Encore quelque nouvelle extravagance.

DUVERDIER.

Eh ! laissez-le faire, madame. Sa tête vaut la vôtre.

 

 

Scène XI

 

GOBERVILLE, DUVERDIER, CÉCILE, BLINVAL, MADAME DE PÉRAUDIÈRE, MADAME GIRARD, PRÉCINET, TROTMANN

 

GOBERVILLE.

Ma foi, mon cher confrère, je vous demande pardon d’avoir paru tout à l’heure moins inquiet que vous de la maladie de monsieur Badoulard. Je viens de le voir. Son état m’a vivement alarmé. Il est plus malade que je ne pensais.

TROTMANN.

A-t-il pris l’émétique, la potion ?

GOBERVILLE.

Remèdes très sagement ordonnés, sans doute ; mais j’ai cru devoir suspendre...

TROTMANN.

Comment ! suspendre !

GOBERVILLE.

Un moment. Vous voyez des personnes vraiment attachées à monsieur Badoulard, mais dont un événement qu’il faut craindre pourrait compromettre les intérêts. Comme il est possible que ces remèdes violents, que j’approuve, amènent une crise peut-être assez fâcheuse, j’ai pensé qu’il était à propos d’attendre que monsieur Badoulard eût pris certaines précautions civiles auxquelles il est de notre devoir de le décider sans l’effrayer. Voici précisément monsieur qui est homme de loi.

TROTMANN.

À la bonne heure ; mais dépêchons. Passons chez lui.

GOBERVILLE.

Volontiers.

 

 

Scène XII

 

GOBERVILLE, DUVERDIER, MADAME DE PÉRAUDIÈRE, CÉCILE, BLINVAL, MADAME GIRARD, PRÉCINET, TROTMANN, CHAMPAGNE

 

CHAMPAGNE.

Messieurs, voilà mon maître qui me suit. Il ne peut pas rester en place, il s’attriste, il s’impatiente, sa chambre à coucher lui paraît d’un sombre !

GOBERVILLE.

Mon confrère, que dites-vous de cette agitation, de cette inquiétude ?

TROTMANN.

Mauvais signe, très mauvais signe, mon confrère.

 

 

Scène XIII

 

GOBERVILLE, DUVERDIER, MADAME DE PÉRAUDIÈRE, CÉCILE, BLINVAL, MADAME GIRARD, PRÉCINET, TROTMANN, CHAMPAGNE, BADOULARD

 

BADOULARD.

Ah ! messieurs, vous voilà. Eh bien ! que faut-il faire ? Hâtez-vous donc, le mal empire, je le sens.

GOBERVILLE.

Monsieur Badoulard, vous n’êtes entouré ici que d’amis qui prennent la plus vive part au malheur qui vous arrive la famille à laquelle vous alliez vous unir, madame Girard, qui a repris pour vous ses premiers sentiments, monsieur Blinval qui abjure sa colère, et croit dans ce moment solennel devoir se réconcilier avec vous.

BADOULARD.

Eh bien ! messieurs ?

TROTMANN.

Eh bien ! si nous avions affaire à une femme timide et pusillanime, à un homme faible et sans énergie, nous nous garderions d’aller directement au fait.

GOBERVILLE.

Mais avec un homme de courage et de caractère comme monsieur Badoulard...

BADOULARD.

Ah ! mon Dieu ! messieurs, que signifient toutes ces préparations ? mais je ne suis pas si mal.

TROTMANN.

Pauvre cher homme ! il ne sent pas son mal.

GOBERVILLE.

Non sans doute. Vous êtes bien, même ; c’est-à-dire, mieux. Et vous serez mieux encore quand vous aurez suivi notre ordonnance ; mais tous les jours un homme en santé croit qu’il est prudent de mettre ordre à sa conscience et à ses affaires.

BADOULARD,

À ses affaires et à sa conscience !

TROTMANN.

Voilà ce que c’est. Pour n’avoir plus d’autre inquiétude que celle de votre maladie, pour n’avoir plus à vous occuper que du soin de la guérir, quoiqu’il n’y ait aucun danger...

BADOULARD.

Aucun danger ! ah ! messieurs, vous me le cachez.

TROTMANN.

Eh ! non, pure précaution.

GOBERVILLE.

Il est inutile d’appeler des notaires. Monsieur, qui est procureur, peut recevoir vos déclarations.

BADOULARD.

Mes déclarations !

PRÉCINET.

Non pas testamentaires, mais tranquillisantes pour les parties intéressées ; comme par exemple tendantes à assurer la rentrée de la dot de mademoiselle, renonciatives au dédit stipulé, je comprends parfaitement, et j’écris.

Il s’assied et écrit.

BADOULARD.

Comment, vous écrivez ! attendez donc.

GOBERVILLE.

Laissez-le faire. Nous ne pouvons commencer notre office que lorsque monsieur aura terminé le sien.

BADOULARD.

Ah ! mon Dieu ! ils me laisseront mourir.

GOBERVILLE.

Une maladie bien extraordinaire, mon confrère !

TROTMANN.

D’autant plus qu’on ne peut bien précisément assigner une cause...

GOBERVILLE.

Hélas ! nous ne la saurons peut-être que trop tôt ; car enfin...

Il parle bas à l’oreille de Trotmann.

BADOULARD.

Que disent-ils donc là, tout bas ?

TROTMANN.

Cela pourra être très utile au progrès de l’anatomie.

BADOULARD.

Eh bien ! donc, les voilà qui s’invitent après mon décès. Ils sauront ma maladie après ma mort. Où suis-je ? que vais-je devenir ? c’en est fait, la tête est perdue, j’abandonne tout.

PRÉCINET.

Si monsieur veut prendre lecture...

BADOULARD.

Eh ! que lirai-je ?

PRÉCINET.

Mais, la dot...

BADOULARD.

Eh bien ! la dot. Dans mon secrétaire, un grand portefeuille. Champagne conduis monsieur ; voilà la clef.

Précinet sort avec Champagne.

 

 

Scène XIV

 

GOBERVILLE, DUVERDIER, MADAME DE PÉRAUDIÈRE, CÉCILE, BLINVAL, MADAME GIRARD, TROTMANN, BADOULARD

 

GOBERVILLE.

Du calme. Point d’inquiétude. Signez, et sur-le-champ nous nous occupons...

TROTMANN.

Eh oui ! dépêchez-vous. C’est urgent.

BADOULARD.

Que je signe ? eh bien ! oui, cela me paraît parfaitement en règle : mais permettez-moi...

Badoulard signe.

DUVERDIER.

Si vous saviez combien ma fille et moi nous sommes sensibles...

MADAME GIRARD.

Et moi donc !

BLINVAL.

Ce cher Badoulard !

MADAME DE PÉRAUDIÈRE.

Le sot !

 

 

Scène XV

 

GOBERVILLE, DUVERDIER, MADAME DE PÉRAUDIÈRE, CÉCILE, BLINVAL, MADAME GIRARD, TROTMANN, BADOULARD, PRÉCINET, CHAMPAGNE

 

PRÉCINET, tenant un portefeuille qu’il remet à Duverdier.

Je crois que voilà bien le portefeuille.

DUVERDIER.

Oh ! mon Dieu, oui. C’est lui-même.

BADOULARD.

Tel que vous me l’avez remis ce matin : on n’en a rien distrait. Or maintenant, messieurs...

TROTMANN.

Oui, procédons.

GOBERVILLE.

Mais admirez un peu, mon confrère, comme une bonne action rafraîchit, dilate, et soulage.

BADOULARD.

Vraiment ?

GOBERVILLE.

Ce portefeuille était, pour monsieur Badoulard, comme un poids sur sa conscience.

BADOULARD.

Plaît-il ?

GOBERVILLE.

La fièvre est partie avec la dot.

BADOULARD.

Qu’est-ce que vous dites donc ?

TROTMANN.

Comment ! la fièvre est partie ?

GOBERVILLE.

Convenez, monsieur Badoulard, que ce qui vous oppressait, c’était le reproche que vous vous faisiez à vous-même de tromper une honnête famille.

BADOULARD.

Qui, moi ?

MADAME DE PÉRAUDIÈRE, remettant les papiers à Badoulard.

Lisez, perfide, les renseignements qui nous sont parvenus sur votre compte.

BADOULARD, parcourant les papiers.

Que vois-je !

MADAME GIRARD, remettant la promesse de mariage à Badoulard.

J’ai retiré mon opposition, et je vous rends votre promesse.

BADOULARD.

Mais, madame...

BLINVAL.

Mon oncle consent à mon mariage avec Cécile, et je ne me bats plus avec vous.

BADOULARD.

Mais, monsieur...

DUVERDIER.

Vous n’avez jamais été malade. Il n’y a que vous et monsieur qui l’ayez cru.

BADOULARD, se levant avec vivacité.

Comment, je n’ai jamais été malade ! ô ciel ! serait-il possible ?

GOBERVILLE.

Très possible.

TROTMANN, voulant tâter le pouls de Badoulard.

Un instant, messieurs, s’il vous plaît.

BADOULARD.

Eh ! laissez donc. Je vois tout. Je devine tout. Je suis joué, ruiné, perdu. Oh ! trop adroit médecin !

TROTMANN.

Plaît-il, monsieur ?

BADOULARD.

Eh ! ce n’est pas de vous que je parle, monsieur !

 

 

Scène XVI

 

GOBERVILLE, DUVERDIER, MADAME DE PÉRAUDIÈRE, CÉCILE, BLINVAL, MADAME GIRARD, TROTMANN, BADOULARD, PRÉCINET, CHAMPAGNE, JUSTINE

 

JUSTINE.

Voilà le bijoutier qui apporte à monsieur Badoulard le mémoire de tous les cadeaux.

BADOULARD.

Qu’il aille au diable, ou qu’il s’adresse à monsieur.

En montrant Blinval.

C’est lui qui épouse, c’est lui qui paiera.

Il sort.

 

 

Scène XVII

 

GOBERVILLE, DUVERDIER, MADAME DE PÉRAUDIÈRE, CÉCILE, BLINVAL, MADAME GIRARD, TROTMANN, PRÉCINET, CHAMPAGNE, JUSTINE

 

TROTMANN.

Ah ! çà, messieurs, me ferez-vous la grâce de m’expliquer...

GOBERVILLE.

Je vous conterai tout à table, docteur, car vous soupez avec nous ; vous aussi, monsieur Précinet ; n’est-ce pas mon oncle ? En attendant le mariage faisons la noce.


[1] Il y avait, il y a quarante ans, une salle de comédie bourgeoise à la Boule-Rouge, faubourg Montmartre, chez un peintre en bâtiments, qui peignait les décorations et jouait les jeunes premiers.

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