Le Camarade de lit (Ferdinand LANGLÉ - Louis-Émile VANDERBURCH)
Comédie en deux actes, mêlée de couplets.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Palais-Royal, le 10 mai 1833.
Personnages
LE ROI
THIÉBAULT, menuisier
RUSTALL, suisse du parc royal
LE COMTE DE POLDEN, ministre de la police
LE BOURGMESTRE
YELVIN, braconnier
JOSÉMA, fille de Rustall
UN GARDE-CHASSE
PLUSIEURS CHAMBELLANS
PAYSANS
PAYSANNES
GARDES DE CHASSE et DE POLICE
SUITE du Roi
HABITANTS NOTABLES
VALETS DE PIED
La scène est en Suède chez le suisse du parc d’un château royal éloigné de Stockholm.
ACTE I
Le théâtre représente une grande salle à manger ; porte au fond, croisée au fond à gauche. Au deuxième plan, à droite du spectateur, un escalier de quelques marches, avec palier, conduisant à une chambre à coucher. Au premier plan, une petite table ; porte à gauche au deuxième plan ; une table au premier.
Scène première
JOSÉMA, YELVIN, RUSTALL
Rustall entre en voulant arracher à Yelvin un fusil de chasse qu’il tient à la main ; celui-ci résiste et Joséma fait ses efforts pour les calmer tous deux.
YELVIN.
Mais, père Rustall, écoutez-moi donc...
JOSÉMA.
Papa, je vous en conjure...
RUSTALL.
Je n’écoute rien, et je ne veux pas d’un braconnier pour gendre.
JOSÉMA.
Au fait, pourquoi le tarabustez-vous, ce pauvre Yelvin ?
RUSTALL.
Pourquoi ? je vais vous le dire, pourquoi. On m’a nommé portier de la grille du parc royal, parce que je suis Suisse, c’est l’usage ; et, parce que je suis Suisse et portier, on m’a permis de tenir auberge dans ma maison, c’est encore l’usage. Mais qu’un braconnier, qu’un simple coquin, épouse la fille du suisse d’un château appartenant à sa majesté le roi de Suède et de Norvège, ça ne s’est jamais vu et ça ne se verra pas !
Air : Contentons-nous d’une simple bouteille.
Je vous défends d’vous aimer davantage,
Ça m’compromet de toutes les façons ;
Je n’puis prêter les mains au braconnage ;
Ainsi, mon cher, tourne-moi les talons.
Je t’mets dehors comme pèr’ de famille ;
Je te désarme en vertu de la loi...
Car j’dois veiller sur l’honneur de ma fille,
Et plus encor sur les lapins du roi.
YELVIN.
A-t-il une tête de Suisse ! Mais ce n’est pas les lapins du roi, puisqu’il n’est jamais venu ici les chasser.
RUSTALL.
C’est ce qui vous trompe, monsieur le drôle ; le Roi s’est enfin décidé à venir dans cette résidence qu’il n’avait jamais visitée, et sa Majesté est au château depuis hier soir.
YELVIN.
Bah !...
JOSÉMA.
Ah ben ! c’est heureux ; d’puis dix ans que nous sommes ici, v’là sa première visite. Vous-même, vous n’l’avez jamais vu ?
RUSTALL.
C’est vrai ; mais j’ai vu son prédécesseur. Je sais ce que c’est qu’un roi.
JOSÉMA.
Eh ben ! vous avez beau dire, vous avez beau faire, j’aimerai toujours Yelvin, et je n’en aimerai jamais d’autre.
RUSTALL.
Mais, malheureuse, il n’a pas le sou ! Si encore il obtenait cette place de garde-chasse qui est vacante, il pourrait tuer des lapins tout à son aise. Un garde-chasse n’est qu’un braconnier légal.
YELVIN.
Oui, l’plus souvent que c’te place-là sera pour moi !
RUSTALL.
Alors nous sommes d’accord ; donne-moi ton fusil, va-t-en bien vite, et que je ne te revoie jamais.
YELVIN.
Eh bien ! écoutez, père Rustall, je vous donnerai mon fusil tantôt.
RUSTALL.
Pourquoi pas tout de suite ?
YELVIN.
J’ai encore un lièvre à tuer pour ce brave Français qui loge chez vous.
RUSTALL.
Thiébault le menuisier ? Encore une belle recommandation !
YELVIN.
Ah ! écoutez, Suisse, le père Thiébault n’a pas toujours été menuisier ; c’est un vieux soldat de cette grande armée française dont nos mères avaient tant peur et dont nos pères ne parlaient que chapeau bas.
RUSTALL.
Raison de plus.
JOSÉMA.
N’en dites pas de mal, car notre roi Charles-Jean en a fait longtemps partie de cette grande armée !
Air : Le beau Lycas, etc.
À dix-sept ans pour la frontière
Il partit le sac sur le dos ;
Lui-même n’en fait pas mystère,
Il le rappelle à tous propos.
Aux courtisans il répondait naguère :
Pourquoi vouloir ennoblir ma chaumière ?
Le monde entier sait d’où je viens ;
Je suis l’enfant du peuple : eh bien !
Je tâche d’en être le père
Pour prouver que je m’en souviens.
RUSTALL.
Ça n’empêche pas que je te défends de lui tuer son lièvre.
YELVIN.
Et moi, ça n’m’empêche pas que je vais le lui tuer tout de suite. Adieu, Joséma ; adieu, mon amoureuse. Malgré ton vieux Suisse de père, je t’aimerai toujours, je t’adorerai toujours, et je t’épouserai incessamment.
Il embrasse Joséma, et sort son fusil sur l’épaule.
RUSTALL, qui se retourne au moment où il l’embrasse ; courant après lui.
Et il l’embrasse encore !... devant moi !... Ah ! viens l’épouser, je t’arrangerai.
Revenant en scène et à sa fille.
Et toi, je te défends de le voir, de lui parler. Ce drôle-là serait capable de me faire perdre ma grille royale.
JOSÉMA, près de la fenêtre.
Tenez, papa, voilà monsieur le bourgmestre qui vient par ici. Ah ! il est avec un monsieur tout chamarré.
RUSTALL.
Monseigneur le comte de Polden, le ministre de la police ; je vais lui ouvrir la grille.
Il sort.
Scène II
JOSÉMA, puis THIÉBAULT
JOSÉMA, allant et venant.
Mon père est-il passionné ! C’est pourtant la peur des autorités qui le rend comme ça... Ah ! on chante ; c’est monsieur Thiébault.
THIBAULT, entrant, sa pipe à la main et la bourrant de tabac.
Air : Au son du fifre et du tambour.
Joyeux luron, franc militaire,
À la grac’ du père Éternel,
Vide un flacon, remplis ton verre,
En attendant l’heur’ du rappel.
Jusque là vivant d’espérance,
Songe à ta bell’, bois à la France !
L’tambour battra peut-êtr’ demain ?
Et va ton p’tit bonhomm’ de ch’min ! (bis.)
Deuxième couplet.
Si queuqu’ jour fallait en découdre
Avec les farceurs d’habits blancs,
Nous aimons l’odeur de la poudre,
C’ brouillard-là nous a vus longtemps.
N’y a pas besoin qu’l’académie
Nous apprenn’ la géographie :
D’Moscou, de Vienne et de Berlin
Nous connaissons déjà l’chemin ;
Et va ton p’tit bonhomm’ de ch’min ! (bis.)
Il va à la cheminée pour allumer sa pipe et aperçoit Joséma.
Tiens ! vous v’là, la petite bourgeoise, ma jolie Joséma ? C’est comme qui dirait Joséphine, ce nom-là.
Il lui prend la taille.
JOSÉMA.
Tiens ! tiens ! comm’ vous êtes gai aujourd’hui, monsieur Thiébault ?
THIÉBAULT.
C’est possible, mon enfant ; on a peut-être ses raisons... mais il ne s’agit pas de ça. Vous savez ce que je vous ai commandé, un dîner un peu soigné, deux bouteilles, une gibelotte et le particulier... partie carrée... J’ai besoin de me monter un peu.
JOSÉMA, soupirant.
Ah ! vot’ gib’lotte... allez, n’m’en parlez pas ; c’est elle qui a rompu not’ mariage.
THIÉBAULT.
Comment ?
JOSÉMA.
Sans doute ; à cause du lièvre qu’Yelvin vous a promis, papa l’a renvoyé comme braconnier.
THIÉBAULT.
Ah ! ah ! Eh bien ! on lui dira deux mots dans le tuyau de l’oreille, au suisse, et pour peu qu’il entende une langue quelconque...
JOSÉMA.
Vrai ? ah ! que vous seriez bon ! Voyez pourtant comme c’est injuste : on disait encore ce matin à mon père qu’vous étiez un suspect.
THIÉBAULT.
Moi un suspect ! en v’là une bonne ! est-ce que j’ai les moyens de ça ? c’est bon pour les gens riches. Et, sans vous commander, ma mignonne, qu’est-ce qui disait cette bêtise-là ?
JOSÉMA, mystérieusement.
C’est le bourgmestre.
THIÉBAULT.
Le bourgmestre ! elle est encore caressante l’autorité locale ! mais j’n’en ai pas peur : j’en ai mis à la sauce blanche des bourgmestres...
JOSÉMA.
Bah !
THIÉBAULT.
Je sais même un’ chanson sur eux, qui a été faite dans le temps par mon meilleur ami, le compagnon de mon enfance, enfin mon camarade de lit.
Air : À Foy, Gérard et Masséna. (musique de Berton Fils.)
Bourguemestre ouvre ta maison :
C’est pour y faire garnison
Au régiment des bons apôtres.
Tu dois héberger sans argent
L’caporal, l’fourrier et l’sergent,
Accompagné de plusieurs autres.
Tra la deri dera, deri dera la la !
JOSÉMA.
Charmant ! charmant ! voyous le second couplet.
THIÉBAULT.
Deuxième couplet.
Bourguemestre, as-tu du bon vin ?
Nous avons soif, nous avons faim ;
Les vrais fricoteurs sont des nôtres :
Descends à la cav’ sans façon ;
De ton meilleur monte un flacon
Accompagné de plusieurs autres.
Tra la deri dera, deri dera la la !
JOSÉMA.
Est-ce qu’il y a un troisième couplet ?
THIÉBAULT.
Et un fameux !
Troisième couplet.
Dépêche-toi, vieux Kaiserlick,
Nous n’aimons la bièr’ ni le schnick ;
La choucroute est bonn’ pour les vôtres.
À table, ou nous allons viv’ment
Sur ton dos battre un roulement
Réaccompagné de plusieurs autres.
Tra la deri dera, deri dera la la !
JOSÉMA.
Ces pauvres bourgmestres comme vous les arrangiez ! mais, prenez-y garde tout d’même, car le nôtre chuchote toujours avec mon père sur votre compte : il lui demande ce que vous êtes, ce que vous faites, où vous allez, d’où vous venez.
THIÉBAULT.
Ah ! çà, après qui en a-t-il, cet enragé-là ? est-ce que mes papiers ne sont pas en règle ? Au reste, s’il ne me connaît pas, d’autres me connaissent ; on a encore des amis... et, sans chercher bien loin, ici même j’ai une connaissance qui vaut bien un bourgmestre, qui vaut bien deux bourgmestres...
JOSÉMA.
Vraiment ?
THIÉBAULT.
Un ancien de notre régiment.
Prenant la main de Joséma.
Dame ! tous ceux que notre grande armée a perdus sur sa route ne servent pas à faire pousser l’herbe dans les champs ; elle en a laissé quelques-uns par-ci par-là qui sont encore debout.
JOSÉMA.
Comment ! vous auriez dans ce pays un ami ?
THIÉBAULT.
Eh ! tenez, précisément celui dont je vous parlais tout à l’heure, l’auteur des couplets, mon compatriote au village, et au régiment mon camarade de lit, un brave et digne garçon ; jadis Français, maintenant Suédois ; autrefois pauvre diable comme vous et moi, mangeant à la gamelle de la république, avec un appoint de cinq sous par jour ; à présent, ayant du foin dans ses bottes et en faisant manger d’autres à la gamelle.
JOSÉMA.
Et il est ici ?
THIÉBAULT.
Ici... c’est même pour lui, dans l’espoir de le voir encore une fois que j’ai quitté la France et mon beau soleil des Pyrénées, pour suivre en Suède un maître menuisier qui venait y exécuter des travaux importants dans les résidences royales.
JOSÉMA.
Eh bien ! pourquoi n’allez-vous pas le voir cet ami ?
THIÉBAULT.
Hum ! hum ! c’est qu’on n’y va pas comm’ ça.
JOSÉMA.
Eh bien ! alors...
Air du matelot de madame Duchambge.
À votre ami pourquoi ne pas écrire ?
THIÉBAULT.
Pour me comprendre il est placé trop haut...
C’est un’ faveur, dirait-il, qu’il désire :
Connaissez mieux le menuisier Thiébault.
D’beaux sentiments je ne fais point parade ;
Mais quel que soit aujourd’hui son destin,
J’ouvre les bras à mon vieux camarade ;
Je ne viens pas pour lui tendre la main.
JOSÉMA.
Il y a encore un moyen ; il faut tâcher de le rencontrer, de vous présenter à lui.
THIÉBAULT.
C’est justement ça ; aussi pas plus tard que ce matin j’ai tiré du sac mon vieil uniforme, celui qu’il portait aussi, oh ! il y a bien des années : tantôt je l’endosse et à l’heure où il fera sa promenade de ce côté-ci ; halte !... front !... je me trouve sur son passage, et s’il ne nous remarque pas moi ou mon habit, c’est qu’il y mettra de la mauvaise volonté.
JOSÉMA.
C’est une fameuse idée.
THIÉBAULT.
N’est-ce pas ? d’ailleurs je ne puis croire qu’il m’ait tout-à-fait oublié ; car quelque richesse, quelque grade qu’il ait eus, toutes les fois qu’à l’armée je me suis présenté à lui, il a reconnu accueilli son ami Thiébault. Mais il y a plus de vingt ans qu’il n’a aperçu ma vieille moustache : tout ça est changé drôlement, et puis dans sa place on voit tant de figures.
JOSÉMA.
Allons, allons, j’ai bonne espérance ! et ce soir je ne me coucherai pas avant de savoir ce qui vous sera arrivé.
THIÉBAULT.
Touchez-là, vous êtes une digne fille, et si l’occasion de vous rendre service se présente, je ne vous oublierai pas ; mais motus ! surtout à votre père.
JOSÉMA, souriant.
Pardine ! mon père, il se croirait tout de suite compromis.
THIÉBAULT.
Air des blouses.
À mon diner songe bien, ma petite,
Je risque un’ pipe en attendant l’régal.
JOSÉMA.
Y pensez-vous ?... Éteignez-la bien vite ;
C’est défendu dans un jardin royal.
THIÉBAULT.
C’est juste.
Achevant l’air.
Dans notre temps, pourvu qu’il s’en souvienne,
Quand nous fumions pour engourdir l’ennui,
Il allumait sa pipe après la mienne ;
Et l’on va m’dir’ qu’on ne fum’ pas ici !
Il remet sa pipe dans son étui.
C’est la consigne !... allons, pauvre petite,
Résigne-toi... rentre dans ton local :
Ton feu jadis égayait la guérite ;
Mais on n’fum’ pas dans un jardin royal !
Thiébault sort.
Scène III
RUSTALL, JOSÉMA, LE BOURGMESTRE
LE BOURGMESTRE, au dehors et saluant.
Oui, excellence ; oui, monseigneur... l’exécution des lois... on s’y conformera.
À Joséma.
Qui est-ce qui se permet de sortir ?
JOSÉMA.
Vous l’avez bien vu ; c’est monsieur Thiébault.
LE BOURGMESTRE.
Justement ! c’est l’homme que j’ai eu l’honneur de rendre suspect à son excellence le ministre de la police ; un boutefeu, un prolétaire, un libéral.
RUSTALL.
Comment ! est-ce qu’il aurait conçu des projets !...
LE BOURGMESTRE.
Des projets tendant à provoquer à la haine et au mépris d’un gouvernement quelconque.
RUSTALE.
Il a donc tenu des propos ?...
LE BOURGMESTRE.
Des propos jamais !... il est trop rusé pour ça, l’anarchiste...
RUSTALL.
Ah ! c’est un canarchiste ; je croyais qu’il était menuisier.
LE BOURGMESTRE.
Menuisier... menuisier... je soupçonne qu’il n’est pas plus menuisier que toi et moi.
RUSTALL.
Bah !
LE BOURGMESTRE.
Tu ne sais donc pas que les conspirateurs savent prendre toutes les formes ? Tiens, par exemple, dans les champs tu vois des paysans avec des bèches, des charrues, des râteaux, qui ont l’air de travailler, de piocher la terre...
RUSTALL.
Eh bien ?
LE BOURGMESTRE, avec mystère.
Conspirateurs !...Autre exemple : As-tu remarqué quelquefois une foule de jeunes gens qui courent la ville d’un air préoccupé, qui s’en vont avec des livres sous le bras passer des huit ou dix heures par jour dans les cours publics ?... Conspirateurs !... Et cette multitude d’individus qui affectent d’être ouvriers, de faire de la toile, du calicot, du papier peint, du... Conspirateurs ! conspirateurs !
RUSTALL.
Pour ce qui est de vrai, on l’a bien payé de son ouvrage et il ne s’en va pas.
LE BOURGMESTRE.
Bien plus !... en apprenant l’arrivée du roi il a laissé partir la voiture où il avait payé sa place... Mieux que ça... J’ai appris, par des gens à moi, qu’il cherchait sans cesse à se trouver sur le passage de Sa Majesté, demandant à tout le monde à quelle heure sort le roi ? où va le roi ?... le roi se promène-t-il quelquefois seul ?... Cela doit te tracer ton devoir...
RUSTALL, étonné.
Quel devoir ?
LE BOURGMESTRE.
Sais-tu seulement ce que c’est qu’un aubergiste ?
RUSTALL.
Dame !... sauf votre respect, c’est des gens qui tiennent une auberge.
LE BOURGMESTRE.
Cuisinier épais !... de sorte que tu t’imagines que ton métier à toi c’est de faire des mirotons, des canards aux navets, de bassiner des lits et de demander pour boire aux voyageurs ?... Du tout c’est un accessoire agréable de l’état, mais pas autre chose. Le premier devoir du véritable aubergiste, c’est d’avoir des yeux, des oreilles et une langue, sans qu’on s’en aperçoive...
RUSTALL.
Ah ! bah !
LE BOURGMESTRE.
Il voit tout, entend tout ; le soir il invite à souper son bourgmestre... et entre la poire et le fromage il lui fait part...
RUSTALL.
Ah ! çà... Eh bien ! à votre compte, les aubergistes seraient donc des... mou...
LE BOURGMESTRE, lui mettant la main sur la bouche.
Je n’en ai pas dit un mot... seulement voilà comme on entend l’aubergiste... on ne le tolère que pour ça...
RUSTALL.
Ça suffit ; je ferai mon état en conscience.
Scène IV
RUSTALL, JOSÉMA, LE BOURGMESTRE, YELVIN, GARDES-CHASSE
On entend un grand bruit de voix au dehors.
CHŒUR.
Air d’Ivanhoé.
Ah ! quelle audace !
Délit de chasse !
Une bécasse
Vaut la prison !...
Il nous menace :
Pour tant d’audace,
Non, point de grâce,
Pas de raison !
YELVIN, aux gardes qui le tiennent.
Voulez-vous bien me lâcher ?
UN GARDE, au bourgmestre.
Autorité, voilà un braconnier que nous vous amenons.
LE BOURGMESTRE.
Qu’est-ce qu’il a tué ?
Regardant.
Un lièvre... c’est deux riksdaler d’amende[1].
YELVIN.
Deux riksdaler pour un lièvre ?... c’est abominable !... c’est vexatoire !...
LE BOURGMESTRE.
Je te conseille de te plaindre ; mais, misérable, du temps du feu roi Christiern, on mettait aux galères pour un goujon et on pendait pour une mauviette.
Scène V
LES MÊMES, THIÉBAULT
THIÉBAULT, fredonnant.
Ils sont passés ces jours de fête...
LE BOURGMESTRE, se retournant brusquement.
Qu’est-ce qui dit ça ?
THIÉBAULT, froidement.
C’est la chanson.
LE BOURGMESTRE.
La chanson, la chanson ;
À part.
je t’en donnerai des chansons !
Haut.
Quant au lièvre, il est confisqué provisoirement...
Il avance la main pour saisir le lièvre.
THIÉBAULT, plus prompt, le saisit.
Minute, l’ancien !... c’est moi qui l’ai commandé.
Il tire de sa bourse de l’argent et le donne au bourgmestre.
Et si je paie les deux riksdalers, le lièvre est à moi.
UN GARDE.
Mais ce n’est pas tout, monsieur le bourgmestre ;
Montrant Yelvin.
il a levé la main sur un de nos camarades.
LE BOURGMESTRE.
Frapper un garde-chasse dans l’exercice de ses fonctions, trois riksdalers !
YELVIN.
Tout ça c’est des lois à vous... v’là c’que c’est ?...
LE BOURGMESTRE, tirant un volume de sa poche.
Sais-tu lire, pécore ?
Ouvrant son livre.
« Pour voies de fait envers domestiques, ouvriers, postillons, etc. un riksdaler... pour gardes-chasse, gardes-champêtres, douaniers et autres préposés, trois riksdalers... pour greffiers, huissiers, assesseurs et autres, cinq riksdalers.
THIÉBAULT, qui regarde le livre.
Et pour un bourgmestre ?
LE BOURGMESTRE.
Oh ! oh ! c’est une autre affaire... et encore la loi est trop douce... c’est une pitié !...j’en ai honte... Douze riksdalers !...
THIÉBAULT.
Pas davantage !
LE BOURGMESTRE.
Comment voulez-vous que la magistrature locale soit respectée ?
THIÉBAULT.
C’est pour rien.
LE BOURGMESTRE.
D’autant plus que le nombre des coups n’est pas limité.
THIÉBAULT.
Vraiment, on peut rosser aux idées des personnes ?
LE BOURGMESTRE.
Ad libitum.
THIÉBAULT.
Et aussi fort que...
LE BOURGMESTRE.
Entièrement à la discrétion du perturbateur.
THIÉBAULT, à part.
Ah ! ma foi, ce n’est pas la peine de s’en priver.
Au bourgmestre.
Ici, local...
Il compte des pièces d’argent sur la table.
Mettez vos lunettes... Nous disons, six et six font douze.
LE BOURGMESTRE, recevant.
Eh bien !
THIÉBAULT.
Le vin est payé, faut le boire...
Il saisit te bourgmestre par le bras, et s’apprête à le frapper avec une baguette ; tout le monde se jette entre eux.
TOUS.
Qu’est-ce que c’est ?
Scène VI
LES MÊMES, RUSTALL et JOSÉMA, accourant aux cris du bourgmestre, puis LE ROI, en habit bourgeois et sans aucun signe distinctif
LE BOURGMESTRE, criant et cherchant á gagner la porte.
Au secours !
LE ROI, entrant.
Eh bien ! messieurs, quel est ce tapage ? je croyais qu’on livrait bataille.
THIÉBAULT, à part, reconnaissant le roi.
C’est lui !... voilà le rêve de vingt années accompli.
LE BOURGMESTRE.
Un étranger !... vous allez me servir de témoin... vous saurez que...
LE ROI.
J’ai tout entendu en passant près de cette croisée...
LE BOURGMESTRE.
Ce drôle est un Français qui...
LE ROI, avec surprise.
Un Français !...
THIÉBAULT, s’approchant.
Silence ! municipal... je suis dans mon droit... et je veux parler...
Respectueusement au roi.
Pardon, monsieur... j’ai pas l’honneur d’être connu de vous... mais enfin j’ai payé ma dépense, et je veux consommer.
LE ROI.
À la rigueur, c’est assez naturel.
LE BOURGMESTRE, au roi.
Naturel !... vous osez rire !
À part.
Est-ce que ce serait aussi un Français ?...ils s’entendent ensemble... ils me sont suspects tous les deux...
À Rustall.
Stupide aubergiste, veille sur eux jusqu’à mon retour, je te les recommande.
À part.
Moi je n’en vais prévenir monseigneur le comte de Polden, je l’amène ici avec moi, et nous les prenons en flagrant délit. Suivez-moi.
Il sort suivi des gardes-chasse ; Joséma rentre.
LE ROI, à Thiébault.
Plaisanterie à part : quelle idée singulière vous a pris ?
THIÉBAULT.
Je suis peut-être fautif pour l’idée ; mais que voulez-vous ? on aime à rire, c’est dans le sang... Soldat à seize ans, les anciens m’ont inculqué le respect à l’épaulette et au galon, et la haine des baillis, des maires, des podestats, des alcades, des bourgmestres surtout... Oh ! les bourgmestres !... je sais même une chanson qui a été faite dans notre bon temps, et qui enseigne à les faire aller en un temps et deux mouvements.
LE ROI.
Une chanson ?
THIÉBAULT.
Oh ! je ne l’ai pas oubliée !
Il chante sur l’air de la deuxième scène[2].
Bourguemestre ouvre ta maison :
C’est pour y faire garnison
Au régiment des bons apôtres...
Sur un geste du roi il s’arrête en fredonnant.
Tra la, deri dera, etc.
Le roi fait signe à Rustall et à Joséma de sortir.
Scène VII
LE ROI, THIÉBAULT
LE ROI, vivement.
Votre pays ?
THIÉBAULT.
La France !
LE ROI.
Où avez-vous appris ces couplets ?
THIÉBAULT.
Au bivouac.
LE ROI.
Qui vous les a donnés ?
THIÉBAULT.
L’auteur.
LE ROI.
Vous le connaissez donc ?
THIÉBAULT.
C’était mon camarade de lit...
LE ROI.
Son camarade ?... mais non, je ne me trompe pas... malgré le temps... les événements... ces traits... ce son de voix... Thiébault !
THIÉBAULT.
Oui, Thiébault, ancien grenadier... aujourd’hui menuisier... Vous ?
LE ROI, vivement.
Moi ? Jean, ancien grenadier...
THIÉBAULT, à demi-voix.
Aujourd’hui, suffit... Portez arme ! présentez arme !
LE ROI.
Chut ! ne parlons pas de cela. Ici je ne suis, je ne veux être que le volontaire du régiment de marine.
THIÉBAULT.
Quoi ! bien vrai ? Jean tout court, Jean comme devant... Oh ! si j’en étais bien sûr !
LE ROI.
Eh bien ?...
Il fait le geste d’ouvrir ses bras.
THIÉBAULT, vivement.
Ah ! de tout mon cœur !
Ils se précipitent dans les bras l’un de l’autre et s’embrassent.
Voilà le plus beau jour de ma vie ! car je ne souhaitais, je ne voulais que cela, vous revoir encore une fois ! Maintenant tous mes vœux sont remplis ; la conscription pour l’autre monde peut me prendre quand elle voudra.
LE ROI.
Mon bon Thiébault ! combien je partage ton émotion... et... tiens...
Il lui met la main sur son cœur.
THIÉBAULT.
Oui, ce sentiment-là c’est du bon et du naturel... il n’est pas frelaté.
LE ROI.
Jamais, depuis vingt ans qu’ils m’ont jeté dans la fumée des grandeurs, je n’ai éprouvé un plaisir aussi vif !
THIÉBAULT.
Et moi donc !... quand je vous dirai que depuis la dernière-fois que je vous ai rencontré... depuis Wagram... car c’était bien Wagram, une belle bataille !... vous étiez déjà prince de... je ne sais plus quoi... et maréchal de France...
Air de Garrick.
J’pouvais encor me rapprocher un peu,
De l’étiquett’ sans consulter la forme,
L’chapeau brodé... Je vous r’trouvais au feu ;
Mais c’était encor l’uniforme !...
Le soldat et le général
S’pressaient la main sans offusquer personne :
À c’t’heur’ le ch’min est par trop inégal,
Puisque le chapeau d’maréchal
Est remplacé par la couronne.
Il essuie une larme.
LE ROI.
Une larme !... des regrets !... Ah ! Thiébault, c’est me méconnaître...
THIÉBAULT, ému.
Pardon, sire, c’est que la majesté... ça vous coupe terriblement la respiration.
LE ROI.
Rends-moi plus de justice, mon ami.
Même air.
Bien qu’assis au fauteuil des rois,
Je n’ai pas perdu la mémoire,
Et je pense encor quelquefois
À mes amis, à la France, à la gloire.
Mon bon Thiébault, juge donc sans rigueur
Ce trop d’éclat qui m’environne ;
Oui, ce haut rang qui te fait peur
Peut éblouir... Mais, par bonheur,
Le cœur est loin de la couronne !
THIÉBAULT, plus ému.
Oui, oui... je vous crois.
À part.
Il m’a reconnu, il m’a embrassé, je suis content ; mais je craindrais de gâter ce bonheur-là... je veux rester sur la bonne bouche.
Haut.
Adieu !
Il va pour sortir.
LE ROI, l’arrêtant.
Oh ! tu ne t’en iras pas ainsi.
THIÉBAULT.
Il le faut... D’ailleurs, qu’est-ce que je ferais ici ? Je ne verrais mon ami Jean que de loin... entouré de factionnaires... diable !... Messieurs les grands officiers de la garde-robe ne permettraient pas à mes chevrons de laine de se mêler à leurs habits brodés.
LE ROI.
Que cela ne t’inquiète pas ; il y a mille moyens.
THIÉBAULT.
Non, non, je ne suis venu chercher ici qu’un souvenir d’amitié... pas autre chose... car Thiébault n’aura besoin de rien tant qu’il lui restera des bras... et quand ils prendront leur retraite, eh bien ! le petit patrimoine est là.
LE ROI.
Bon Thiébault ! j’admire ton désintéressement. Va, tu n’es pas changé.
THIÉBAULT.
Non, Dieu merci ! tel je suis parti en 89, tel je suis resté... soldat et peuple.
LE ROI.
Eh bien, soit ! je consens à ton départ... je ne veux pas même chercher à te séduire... ce serait gâter un beau caractère... ils sont si rares !... Mais cependant tu ne peux me quitter aussi brusquement, et tu ne me refuseras pas le reste de cette journée...
THIÉBAULT, attendri.
Dame ! si ça vous fait bien plaisir.
LE ROI.
En doutes-tu ?... Allons, tu ne me refuses plus ?
THIÉBAULT.
Est-ce que j’en ai la force ?
LE ROI.
D’abord je t’emmène dîner avec moi... là, incognito.
THIÉBAULT.
Au palais ! moi dîner au palais ! non, non, je me défie de ces endroits-là... Mort-dieu ! dans ces salons dorés vous vous souviendriez trop de ce que vous êtes, et moi peut-être pas assez de ce que je suis.
LE ROI.
Cependant...
THIÉBAULT.
Écoutez : s’il est vrai qu’aujourd’hui vous vouliez être tout à Thiébault, rien qu’à Thiébault... mais non, vous n’accepterez pas...
LE ROI.
Parle donc sans crainte.
THIÉBAULT.
Eh bien ! comme autrefois... les jours de solde... dînons...
LE ROI.
Au cabaret ?
THIÉBAULT.
Eh ! oui, ici, en tête-à-tête, tout seuls, sans laquais pour verser à boire... et pour espionner... enfin, comme dit le soldat, sur la table à trois clous, avec la nappe de bois et les serviettes pareilles.
LE ROI, hésitant.
Tu crois ?... Oh ! non, non, je n’oserai jamais.
THIÉBAULT.
Vous n’oserez pas ?... vous n’auriez pas dit cela autrefois ! bien du contraire, vous ne trouviez le potage bon que quand Thiébault était de soupe.
LE ROI, le regardant.
Cela te chagrine... Eh bien ! j’accepte.
THIÉBAULT.
Bien vrai ?
LE ROI.
Oui, aujourd’hui à moi ; le reste de ma vie... à eux... à l’étiquette !
THIÉBAULT.
Et que ce soit Thiébault qui régale.
LE ROI.
Ah ! par exemple...
THIÉBAULT.
Il en a le droit ; n’était-il pas l’ancien de la chambrée ?
LE ROI.
Allons... tout ce que tu voudras.
THIÉBAULT.
Vivement ! et ne perdons pas de temps.
Il appelle.
Rustall ! Joséma ! Rustall.
Ils entrent.
Scène VIII
LE ROI, THIÉBAULT, RUSTALL, JOSÉMA
Pendant cette scène Rustall et Joséma vont et viennent sans cesse en préparant le service.
THIÉBAULT, à Rustall.
Écoute, tonneau des Danaïdes : il faut ici te distinguer., une table, deux couverts et tout ce qu’il y a de plus beau et de meilleur dans ta cave et dans ta cuisine.
LE ROI, regardant la table.
C’est bien ça ! le pain de pâte ferme, la salière de bois et les couverts d’étain... Oh ! quel parfum d’étape !
THIÉBAULT.
Je nous y vois encore, quand nous sommes partis comme volontaires... la blouse au dos et le fin bonnet de police en arrière.
LE ROI.
Les sabots neufs aux pieds...
THIÉBAULT.
Et tout notre avoir dans un mouchoir de poche... Je n’ai pas même oublié votre vieille tante Michelette... quand elle vous donna sa bénédiction... et deux lapins...
LE ROI.
Et notre installation au régiment.
THIÉBAULT, montrant son front.
Elle est là.
Air : C’était le bon temps.
Nous n’avions qu’un lit
Pour deux, bien petit...
Qu’une cuiller à la gamelle ;
Le pain d’munition
Presqu’à discrétion ;
Place au feu, place à la chandelle ;
Et puis un sou par jour...
Pour défrayer l’amour,
Pour payer à la vivandière
Le tabac, le schnick et la bière :
C’était le bon temps ! (bis.)
Car nous avions vingt ans !
TOUS DEUX.
C’était le bon temps ! (bis.)
Nous n’avions que vingt ans !
THIÉBAULT.
Aussi notre habit de volontaire, le premier uniforme français qui ait été roussi par la poudre...
LE ROI.
Eh bien ! ton premier uniforme ?
THIÉBAULT.
Je l’ai encore.
LE ROI.
En vérité !
THIÉBAULT.
Il est là.
LE ROI.
Je pourrais le voir ?
THIÉBAULT.
Au premier rappel.
LE ROI, à part.
Vraiment ! oui... c’est cela... mais il faut un peu de mystère.
Il se met à écrire une lettre, et fait signe d Joséma d’approcher.
Petite !
TRIÉBAULT, le regardant.
Tiens ! il écrit... Ah ! j’y suis. C’est sans doute à son épouse... il lui fait à savoir qu’il dîne en société avec un pays... Faut des égards avec les femmes.
Le roi se lève après avoir écrit, fait signe à Joséma d’approcher et lui parle bas.
JOSÉMA, au roi.
Vous dites comm’ ça un homme en habit gris, qui se promène derrière la grande cascade du parc.
LE ROI.
Précisément.
Joséma sort vivement.
Scène IX
THIÉBAULT, LE ROI, RUSTALL
THIÉBAULT, à Rustall.
Eh bien ! ce dîner ?
RUSTALL, qui se donne beaucoup de mal, approchant la table.
Voilà !
THIÉBAULT.
Et surtout n’oublie pas le vin de France.
LE ROI.
La France ! notre belle patrie... Oh ! j’y pense souvent... surtout quand je compare ce pays glacial avec nos montagnes du Béarn, avec notre riante ville de Pau... Et dire qu’il me faudra mourir ici, sans espoir de revoir jamais nos collines fleuries et la petite maison de mon père !
THIÉBAULT.
Avec ses jolis contrevents verts... Ah ! je l’ai encore visitée au dernier printemps... elle est bien conservée, ma foi ! et le maire a fait graver au-dessus de la porte : ICI, LE 26 JANVIER 1764, NAQUIT UN GRAND HOMME.
LE ROI, ému.
Vraiment !
THIÉBAULT.
Parole d’honneur.
LE ROI, plus ému.
Ils ne m’ont pas oublié... Et Paris !... cette ville où brilla ma jeunesse... et que je n’ai pas visitée depuis 1814.
THIÉBAULT.
Oui... ce fut votre dernier voyage... je me le rappelle... je vous y ai aperçu... à votre fenêtre... moi j’étais alors blessé, licencié et sans solde.
LE ROI.
Ah ! pourquoi n’être pas venu auprès d’un ami ?
THIÉBAULT.
Non !... j’ai préféré prendre ma part du malheur d’un vieux maître... je suis parti à pied... je suis allé demander un asile et du pain à l’île d’Elbe !...
Regardant le roi qui fait un mouvement.
Mais effaçons ce souvenir... d’ailleurs les chaumières qu’ils ont brûlées sont rebâties... les champs foulés par leurs chevaux ont refleuri... le bois de Boulogne est aussi vert qu’avant le passage des Cosaques... une autres jeunesse a poussé... belle, ma foi... une jeunesse qui n’a pas vu l’étranger... et qui n’est pas d’humeur à recevoir sa visite... Ainsi ne parlons plus de tout cela...
Rustall sort.
et occupons-nous sérieusement de notre compatriote
Il montre la bouteille.
qui s’impatiente... Allons ! à table.
LE ROI, en s’y mettant.
Buvons !...
THIÉBAULT, qui a versé.
À l’avenir de la France !
LE ROI.
Toujours !... à la France !... Allons !... vive la France !...
Air : Verse, verse le vin de France. (d’A. Adam.)
Doux climat et peuple guerrier ;
Gaité, raison, savoir, courage ;
Olive, épis, rose et laurier,
Dieu lui donna tout en partage,
Tout en partage !
À jamais elle régnera
Par ses arts, par son éloquence,
Tant que sa main nous versera
Ces bons vins que la Providence
Avec largesse lui dispense.
Sans crainte buvons à la France,
Toute l’Europe applaudira !
TOUS DEUX.
Sans crainte, etc.
Ils boivent.
THIÉBAULT, élevant son verre.
Même air.
Oui, noble terre, oui, tes enfants,
Quand tout se courbait à la ronde,
Ont lutté depuis quarante ans,
Seuls pour la liberté du monde,
Seuls dans le monde !
Aussi tant qu’sur ell’ s’appuiera
Des nations la délivrance,
Tant qu’sa main puissant’ soutiendra
Des peuples la sainte alliance,
L’égalité, l’indépendance,
Sans crainte buvons à la France,
Toute l’Europe applaudira !
Ils boivent.
LE ROI.
Diable !... diable !... mon cher camarade de lit... voilà des principes... Est-ce que par hasard ton opinion...
Versant à boire.
THIÉBAULT.
Mon opinion... eh ! mon Dieu !... elle est restée fixe au port d’arme... c’est celle que m’a inculquée autrefois mon ami Jean... Jean le grenadier, s’entend... car Jean le colonel était un peu plus tiède... Jean le général une idée plus modéré... Jean le maréchal... avait mis bien de l’eau dans son vin... et je ne m’étonnerais pas qu’il se fût opéré un changement de front complet quand mon ami Jean est passé roi...
LE ROI, versant à boire.
C’est ce qui te trompe... car j’ai toujours été libéral... mais avec sagesse... avec modération...
THIÉBAULT, avec un léger mouvement d’humeur.
Ah ! bah ! ils disent tous ça... et vous le dites comme les autres...
LE ROI, un peu animé.
Moi, du tout... je te jure...
THIÉBAULT, se versant à boire.
Avalons encore celui-là...
Scène X
THIÉBAULT, LE ROI, RUSTALL, JOSÉMA
JOSÉMA, mystérieusement au roi.
Voilà le paquet que l’homme m’a remis.
LE ROI, lui donnant une pièce d’or.
Merci... tiens...
Joséma pose le paquet sur une table et sort.
THIÉBAULT.
Qu’est-ce que c’est que ça ?
LE ROI, se levant.
Va voir...
THIÉBAULT, se levant et regardant.
Notre uniforme ?... des grenadiers... Je vais chercher le mien...
Il sort.
LE ROI.
Bien pensé... nous les mettrons tous deux... nous nous croirons à notre départ du pays...
Regardant l’habit.
Ça nous reporte un peu loin !
Air : Vaudeville de l’anonyme.
Quel souvenir, mon vieux compagnon d’armes !
Notre destin fut un instant pareil.
Retrace-moi nos plaisirs, nos alarmes,
Nos jours mêlés d’orage et de soleil !
Parle à mon cœur de gloire et de clémence,
De nos combats et du pays natal ;
Pour me parler des jours de l’indigence
Reste toujours près du manteau royal !
THIÉBAULT, revenant.
Voilà le chef de file...
Il montre son habit.[3]
LE ROI, ôtant son habit bourgeois.
Eh vite !... la grande tenue...
THIÉBAULT, l’arrêtant au moment où il a une manche de passée.
Un moment... que je vérifie quelque chose.
LE ROI, à moitié habillé.
Quoi donc ?
THIÉBAULT, riant et montrant le bras du roi.
Ah ! ah ! ah ! c’est bien ça. « Thiébault pinxit... avec de la poudre à canon... le bonnet phrygien et vive la république sur le bras d’un roi... Fameux ! fameux !
Ils rient tous deux aux éclats en mettant leur uniforme. Regardant le roi avec satisfaction.
Oh ! morbleu ! que vous êtes bien comme ça !...
LE ROI.
Vous !... Qu’est-ce que c’est que vous !... c’est toi... qu’il faut dire... entends-tu ?... car sous cet habit-là nous devons être égaux...
THIÉBAULT, hésitant.
Toi !... comment ?... il faut dire... tu le veux...
LE ROI, lui prenant les deux mains avec émotion.
Certainement... je le veux...
THIÉBAULT.
Eh bien ! oui... eh bien ! oui... ne te fâche pas... Ah ! quelle joie !... quelle journée !... c’est le soleil de Fleurus et d’Arcole ! Il ne nous reste plus qu’à serrer les rangs...croiser baïonnette... et à marcher sur les carrés ennemis en répétant :
Air de la Parisienne.
En avant, garde consulaire !
Vois briller sur ton étendard
Ce beau jour dont l’azur éclaire
Les blancs sommets du Saint-Bernard :
Battez, tambours, qu’on se rallie ;
L’Italie ! à nous l’Italie !
En avant ! plus prompts
Que les flots des monts,
Qui de rocs en rocs s’en vont tombant par bonds,
Tombons sur l’Italie !
Aux Français l’Italie !
TOUS DEUX.
En avant ! plus prompts, etc.
Scène XI
THIÉBAULT, LE ROI, RUSTALL, JOSÉMA, LE BOURGMESTRE, PLUSIEURS GARDES DE POLICE, LE COMTE DE POLDEN
LE BOURGMESTRE, entrant à leur tête.
Ah ! ah ! vous tombez sur l’Italie, mes gaillards... Eh bien ! moi je tombe sur vous !
Au comte qui entre.
Arrivez !.arrivez ! monseigneur... je les tiens, ces scélérats, ces anarchistes... ces ennemis de l’ordre...
Il va pour saisir le roi au collet.
La monarchie est hors d’atteinte...
LE COMTE, au bourgmestre.
Que faites-vous ?... c’est le roi !...
Mouvement général de surprise.
LE BOURGMESTRE, pétrifié.
Le... le... roi... Ah ! mon Dieu !
THIÉBAULT, s’avançant.
Oui, c’est nous, municipal absurde !... vous êtes enfoncé... Pour vous punir, empoignez-vous vous-même, et en prison !
LE ROI.
Oui, en prison ! Qu’on nous laisse tranquilles... et à table !
Il fredonne
Bourguemestre ouvre ta maison...
Le roi et Thiébault se remettent à table.
Scène XII
LE ROI, LE COMTE, THIÉBAULT[4]
LE COMTE, à part.
Boire avec un soldat ! le roi s’oublier à ce point ! Il faut absolument trouver un prétexte pour l’éloigner d’ici.
Après un moment de réflexion, haut.
Sire, veuillez m’excuser, mais je pense qu’il serait temps de rentrer au château.
LE ROI.
Au château ! et pourquoi ?
LE COMTE.
Mais, des affaires importantes... la réunion du conseil... vous savez... j’ai à vous communiquer un projet d’ordonnances...
THIÉBAULT.
Des ordonnances ! Méfie-toi, Jean, c’est de la mauvaise monnaie, elle ne passe pas.
LE ROI.
Eh bien ! monsieur le ministre, mettez-vous à table, buvez un verre de vin du Rhin avec nous, et nous parlerons de votre projet.
LE COMTE.
Quoi, sire ! à cette heure ! en ce lieu !
LE ROI, gaiement.
Pourquoi pas ?
THIÉBAULT.
À votre santé, monsieur, ou monseigneur ; car je ne sais pas au juste.
Bas au roi.
C’est ton préfet de police ; il a l’air bien aimable.
LE ROI.
Enfin, monsieur le comte, finissons-en ; voyons quelles sont ces affaires si pressées.
LE COMTE, à part.
Comment faire pour éviter ?...
THIÉBAULT.
Nous écoutons !
LE COMTE.
À la rigueur, cependant, nous pouvons remettre cela à demain. LE
ROI.
Parlez donc ! je l’ordonne.
LE COMTE.
Sire, puisque vous l’exigez... il s’agit d’une pétition de la vieille cour, qui réclame ses anciennes prérogatives.
LE ROI.
Encore la vieille cour ! Allons, c’est égal, lisez.
LE COMTE.
Ils demandent premièrement à votre majesté le rétablissement de leurs pensions...
LE ROI.
Et où diable veulent-ils que je trouve de l’argent pour cela ?
LE COMTE.
Ils proposent à cet effet une légère augmentation sur les octrois.
THIÉBAULT.
Augmenter les octrois dans un pays où le vin est déjà si cher !... fi donc !... c’est une tyrannie.
LE ROI, buvant.
Il a raison, je ne dois pas empêcher mes sujets de boire.
THIÉBAULT, élevant son verre.
À bas l’octroi !
LE ROI, faisant de même.
Supprimé l’octroi !
LE COMTE, à part.
Est-ce bien sérieux ?
LE ROI, au comte.
Continuez.
LE COMTE.
Ils se plaignent ensuite amèrement des écrits qui circulent chaque jour sur leur compte, et sollicitent contre les écrivains une détention préventive.
THIÉBAULT, se levant.
En voilà une bonne !... mille z’yeux ! je n’entends pas ça, moi.
Air du père Finot.
Faut supprimer l’impôt, les tailles
Et les prisons, et les geôliers ;
Au lieu d’élargir vos murailles
Élargissez vos prisonniers ;
Pour des couplets, des bagatelles,
Dont pendant huit jours on rira,
Point de donjons, de citadelles :
Pour les vrais coupabl’s gardez ça.
mais des chansonniers, des jeunes gens un peu exaltés, des têtes chaudes, un verre de vin... allons donc !
Achevant l’air.
À la porte ! (ter) tous ces gens-là !
À la porte ! (ter) ces brav’s jeun’s gens-là !
LE ROI.
Bien dit, Thiébault ; je veux la liberté de la presse, la liberté individuelle. Qu’on relâche sur-le-champ tous les détenus pour cause politique.
LE COMTE, stupéfait.
Quoi ! sire...
LE ROI.
Je le veux, entendez-vous ?
THIÉBAULT.
Nous le voulons, entendez-vous ?
LE ROI.
Après ?
LE COMTE.
On se permet enfin de remontrer à votre majesté que la trop grande simplicité de sa maison nuit un peu à sa dignité, et qu’elle ferait bien d’augmenter le nombre des grands officiers de la couronne.
LE ROI.
Quant à ça, par exemple, je crois que c’est bien vu.
THIÉBAULT, se levant brusquement.
Voilà encore une fameuse idée... pour grever le pauvre peuple ! Non, non.
Même air.
Croyez-en un vieux camarade,
N’allez pas ruiner le trésor
Pour un tas d’soldats de parade
Galonnés de rubans et d’or...
Près d’vot’ peupl’ soyez sans alarmes ;
Vous l’aimez... il vous chérira :
Qu’avez-vous besoin de gendarmes ?
Un citoyen vous gardera.
Ainsi, croyez-moi, tenez-vous-en à votre garde nationale, et quant à vos écuyers, chambellans et autres fricoteurs de la même espèce...
À la porte ! (ter) tous ces gens-là !
À la porte ! (ter) tous ces gens-là !
LE ROI.
Il a raison ; je supprime aussi toute la noblesse, je n’aurai plus que de bons bourgeois, bien gais, bien contents... ça m’amusera...
THIÉBAULT.
À bas l’aristocratie.
LE ROI.
Et vive la joie !...
LE COMTE, à part.
Ah ! si nous allons jusque là, ce serait folie à moi de parler raison.
Haut.
Puisque vous l’ordonnez, sire, veuillez seulement me donner votre signature ; je remplirai vos intentions.
Il présente le papier au roi.
LE ROI, signant négligemment.
Bien ! très bien !
LE COMTE, à part.
Je suis curieux de voir ce qu’il en dira demain matin.
Haut.
Sire, permettez-moi de me retirer.
Le roi lui fait un signe d’adhésion ; le comte sort, Thiébault l’accompagne.
Scène XIII
LE ROI, THIÉBAULT
THIÉBAULT, à la porte, reconduisant le comte.
Adieu, monsieur le comte de la police, bien le bonjour.
Au roi.
Je ne suis pas fâché qu’il s’en aille ; j’ai un autre fameux projet à te communiquer.
LE ROI, se levant.
Vraiment ?
THIÉBAULT.
Un coup d’ancien qui te couvrira d’une gloire surnaturelle : il faut que tu abdiques.
LE ROI.
Bah ! tu crois ?
THIÉBAULT.
Pas plus tard que demain matin ; quand ils viendront pour te faire la cour, tu leur dis : Messieurs, je vous souhaite une bonne année, mais j’en ai assez comme ça : voilà mon abdication bien en règle, sur papier timbré ; arrangez-vous comme vous voudrez ; je vous laisse mon trône, mon chapeau à plumes et tout le bataclan règne qui voudra, je n’en joue plus ; trônez, gouvernez, mangez-vous la laine sur le dos ; moi, je m’en vais avec mon ami Thiébault dans le département des Basses-Pyrénées où m’attendent des bras ouverts, mon oncle le laboureur, mon cousin le meunier, ma tante la fermière, et où je ferai mes foins et mes orges.
LE ROI.
Ô mon ami ! la bonne idée, l’excellente idée ! j’en pleure de joie plus de cour, d’ennui, d’étiquette... Revoir notre beau soleil du Béarn ! ah ! viens, viens, partons tout de suite.
THIÉBAULT.
Un moment, attendons qu’il fasse jour ; il me semble d’ailleurs qu’il fait du brouillard.
LE ROI.
Bah ! c’est égal, mais c’est bien décidé, demain j’abdique... Thiébault, tu ne te dédiras pas !...
Scène XIV
LE ROI, THIÉBAULT, LE COMTE, RUSTALL, JOSÉMA, SUITE DU COMTE, les valets portent des torches allumées et se tiennent en dehors de la porte, le comte s’approche avec réserve, on les voit passer derrière la croisée qui est au fond
CHŒUR, en dehors.
Air : Finale de la fausse Agnès.
Quand déjà la nuit s’avance,
Inquiets de son absence
Nous accourons, par prudence,
Au palais guider ses pas.
LE ROI, riant.
Ah ! ah ! mes gentilshommes et mes valets de pied qui viennent me chercher.
THIÉBAULT.
Non, mille tonnerres ! il ne s’en ira pas ; il est à moi, il reste avec son vieux camarade ; n’est-ce pas, Jean, que tu ne veux pas me quitter ?
LE ROI, riant.
Ah ! ah ! ah ! non vraiment.
THIÉBAULT.
Air : Vaudeville des chevilles.
Dans ton palais je crains quelque surprise :
Reste ; demain nous partons, c’est conv’nu ;
Reviens en Franc’, notre terre promise,
Cacher ta gloire et finir inconnu...
Afin qu’un jour dans l’histoire l’on dise :
Jean s’en alla comme il était venu.
LE ROI.
Tu as raison, mon brave Thiébault, oui...
Achevant l’air.
Je veux qu’un jour dans l’histoire l’on dise :
Jean s’en alla comme il était venu.
Ils se tiennent le bras passé sur l’épaule et montent ensemble le petit escalier qui conduit à la chambre à droite ; l’orchestre répète seul le chœur précédent. Le comte de Polden entre par le fond, en faisant signe à tout le monde de rester en dehors.
ACTE II
Même décor qu’au premier acte.
Scène première
Au lever du rideau il fait petit jour ; des chambellans, des pages, des officiers d’ordonnance sont assis sur des chaises autour des tables où l’on voit des bougies allumées ; au dehors deux factionnaires se promènent.
CHŒUR en sourdine.
(Noble châtelaine, du Comte Ory, opéra).
Le jour vient d’éclore,
Et la fraîche aurore
De ses feux colore
L’horizon vermeil ;
Quand la nuit s’achève,
Aux jeux faisons trêve,
Car le roi se lève
Avec le soleil !
LE COMTE DE POLDEN, entrant, à mi-voix.
Voici le jour, messieurs ; il est inutile de veiller plus longtemps sur la personne de sa majesté ; vous pouvez vous retirer.
UN CHAMBELLAN.
Est-ce que nous ne ferons pas le petit-lever ?
LE COMTE.
Le petit-lever aura lieu au château, où chacun va reprendre son service ordinaire ; vous, monsieur de Berghen, voici une ordonnance dont il faut assurer l’exécution ; baron de Gothland, vous allez prendre connaissance de ces nouvelles dispositions qui devront être rendues publiques à l’instant même. un officier supérieur.
UN OFFICIER SUPÉRIEUR.
Eh quoi ! monsieur le comte...
UN CHAMBELLAN.
Vous exigez...
LE COMTE.
Ne voyez-vous pas que ces ordres sont revêtus de la signature de sa majesté ?...
Chacun sort en s’inclinant ; on relève les factionnaires.
Scène II
LE COMTE, seul
Je comprends leur étonnement n’importe, j’agirai de manière à ne compromettre personne.
Scène III
RUSTALL, YELVIN, JOSÉMA, LE COMTE DE POLDEN
YELVIN, entrant.
Mais quand je vous dis, suisse entêté, que c’est la volonté de monsieur Thiébault...
RUSTALL, apercevant le comte.
Chut !... monsieur le comte.
LE COMTE DE POLDEN.
Bien ! bien ! mes amis, je suis content de votre zèle ; mais je vous recommande le silence sur tout ce qui s’est passé ici cette nuit.
Il sort. Rustall et les autres s’inclinent.
Scène IV
RUSTALL, YELVIN, JOSÉMA
RUSTALL.
Si je comprends un mot à tout ce qui nous arrive depuis hier...
YELVIN.
C’est pourtant bien simple... quand je vous dis que hier soir, après que la majesté royale a été couchée dans votre chambre jaune, monsieur Thiébault est venu me délivrer au violon avec un ordre du roi, qu’il m’a promis de me marier avec Joséma et qu’il m’a donné d’avance sa bénédiction, entendez-vous ? j’ai la bénédiction de Thiébault, du vrai Thiébault.
RUSTALL.
Qu’est-ce que tout cela prouve ?
JOSÉMA.
Cela prouve qu’il a la place de garde-chasse.
RUSTALL.
Allons donc !
YELVIN.
Voilà l’ordre de me remettre un brevet, signé du roi.
RUSTALL, examinant le papier.
Ça m’a l’air bien en règle ; mais c’est tout de même singulier ! un braconnier devenir garde-chasse !
YELVIN.
Vous avez raison, car d’ordinaire c’est les gardes-chasse qui deviennent braconniers.
RUSTALL.
Tout est mêlé, tout est confondu ; la royauté est au cabaret, le cabaret est sur le trône ; un roi dîne avec un ouvrier, et c’est l’homme du peuple qui régale.
YELVIN.
Oh ! pour ça, c’est pas du nouveau ; j’ai entendu dire que quand un roi vous invite à dîner, c’est toujours le peuple qui paie.
JOSÉMA, les interrompant.
Allons, en voilà assez... c’est ce matin que nous devons être unis par monsieur Thiébault ; je vais aller mettre mon bouquet de mariée, parce que le roi doit signer à mon contrat.
RUSTALL.
Le roi !...
JOSÉMA.
Rien que ça, et cependant c’est un avantage réservé seulement aux grandes dames... Allons, viens, Yelvin.
Elle sort avec Yelvin.
Scène V
RUSTLAL, seul
Ma tête se détracte... suis-je endormi ? suis-je éveillé ? suis-je le père de ma fille ou est-ce le menuisier Thiébault ? En vérité, je commence à croire que c’est moi qui me suis grisé hier au soir.
Scène VI
LE ROI, RUSTALL
Le roi descend les marches de la chambre dans laquelle il a couché avec Thiébault ; il a repris son habit bourgeois de la première scène, mais sa toilette se ressent du désordre de la nuit ; il regarde autour de lui.
LE ROI, assez gaiement.
Ah ! çà, où diable ai-je passé la nuit ?
RUSTALL, s’avançant.
Dans mon auberge, sire, avec le menuisier votre auguste ami.
LE ROI.
Mon auguste ami... oui, oui, je me rappelle à présent... Tu vas aller chercher tout de suite...
RUSTALL.
Monseigneur de Thiébault ?...
LE ROI.
Non, non... plus tard... En ce moment je veux voir le comte de Polden ; qu’il vienne sur-le-champ.
RUSTALL.
J’y cours, sire...
À part.
Le roi a couché chez moi... je vais être fait duc.
Il sort.
Scène VII
LE ROI, seul
Il a repris son premier costume
Autant qu’il m’en souvient, j’ai mené une conduite peu royale hier... Ce coquin de Thiébault boit mieux que moi... Ah ! c’est tout simple, je n’en ai jamais eu l’habitude... Comment tout cela s’est-il fait ?
Riant.
Je ne me rappelle presque rien... Voyons donc, voyons donc... Parbleu ! tranchons le mot... je me suis grisé... Ce vieux camarade, le vin de France...tant de souvenirs ! c’est que tout cela est séduisant... on s’y ferait. Cependant, avant de sortir d’ici et de paraître en public, il faut que je sache au juste comment je me suis comporté... Pardieu ! il serait curieux que je fusse sur le rapport comme tapageur...
Plus gaiement.
Air : De sommeiller encor, ma chère.
Pour la tranquillité publique
Je paie assez de surveillants ;
Boire et chanter la république
Est un peu hors des règlements.
Après ce joyeux tête-à-tête,
Qui n’était pas trop de saison,
Si ma police était bien faite,
J’aurais du coucher en prison.
Scène VIII
LE ROI, THIÉBAULT s’arrête court en entrant et fait quelques gestes d’hésitation avant de s’approcher du roi
THIÉBAULT, à part, a repris son premier costume.
Oh ! oh ! le v’là !... c’est drôle, je suis tout chose... je ne me sens plus à mon aise comme hier au soir... Ah bah ! je connais son cœur... d’ailleurs, nous allons bien voir...
LE ROI, à part.
Ce pauvre garçon, je l’aime bien sincèrement... mais je tremble d’avoir un peu trop écouté ses confidences.
THIÉBAULT, s’avançant.
Pardon, sire... oserai-je vous demander si vous avez passé une bonne nuit ?
LE ROI, souriant.
Oui... une excellente nuit...
THIÉBAULT.
C’est que je vous... vous vous êtes peut-être un peu dérangé de vos habitudes.
LE ROI, riant.
Bah !
THIÉBAULT, riant aussi.
Dame ! c’est que vous n’aviez ni chambellans pour vous offrir les pantoufles, ni gentilshommes pour vous tenir la robe de chambre.
LE ROI, lui frappant sur l’épaule.
Eh ! mon ami, on n’en dort que mieux.
THIÉBAULT.
Comment ?... en vérité !... là, sans rire... vous êtes content ?...
LE ROI.
Très content.
THIÉBAULT.
Vrai ?... Eh bien ! vive-Dieu !... moi aussi je suis content ; car vous êtes un brave homme de prince, et vous avez fait votre état de roi en conscience.
LE ROI.
Comment ?
THIÉBAULT.
Après ce qui s’est passé hier...
LE ROI, gaiement.
Que veux-tu dire ?
THIÉBAULT.
Je veux dire que c’est des fameuses lois... des lois immortelles que vous avez donné là à votre peuple...
LE ROI, vivement.
Quelles lois ?
THIÉBAULT.
Les lois de cette nuit, vous savez bien...
LE ROI.
Comment ! j’ai fait des lois cette nuit ?
THIÉBAULT.
La modestie est inutile... c’est connu.
LE ROI.
Connu ?
THIÉBAULT.
De tout le monde... et à peine ça a-t-il été proclamé que le peuple s’est senti abîmé de bonheur... on a fermé les boutiques... on s’est rassemblé sur la place du marché... on s’embrasse, on chante, on danse en rond... il y aura des illuminations ce soir.
LE ROI, à part.
Ah ! bon Dieu !
THIÉBAULT.
Ça sera la mort aux lampions dans tout le royaume... car ces nouvelles-là ça va vite... et pas plus tard que tout à l’heure j’ai vu le télégraphe qui faisait manœuvrer ses grandes jambes d’un air tout joyeux... Il avait l’air de leur dire : Ohé ! les autres ! ça va bien.
Il jette son bonnet de police en l’air.
Vive le roi !
LE ROI.
En vérité... mais ça commence à devenir inquiétant.
On entend au dehors les cris de la multitude.
THIÉBAULT.
Et tenez, justement, voilà l’avant-garde des enfants de la joie.
Scène IX
LE ROI, THIÉBAULT, RUSTALL, guidant des paysans
CHŒUR.
Air de danse de Mlle Taglioni.
Quel instant prospère !
Plus de loi sévère !
Buvons à plein verre
À la santé du roi,
Qui du populaire
Se montrant le père,
Supprim’ la barrière,
Les gab’lous et l’octroi.
THIÉBAULT.
Oui, mes enfants !... oui... célébrez votre prince, votre excellent prince ! qui vient d’émanciper vos futailles... Grâce à lui les liquides passeront aussi librement à la barrière que dans votre gosier... et quant à messieurs les douaniers, s’ils tiennent à faire l’exercice, eh bien ! ils prendront un fusil au lieu d’une sonde.
TOUS.
Vive le roi !
LE ROI, un peu contrarié, à Rustall.
Ah ! çà, voyons... qui a pu vous mettre de pareilles folies dans la tête ? parlez, parlez... je vous l’ordonne.
RUSTALL.
Sire... c’est officiel.
LE ROI.
Officiel !
THIÉBAULT.
Affiché au coin de toutes les rues et signé.
LE ROI.
Signé... par qui ?
RUSTALL.
Par notre gracieux ministre, le comte de Polden.
LE ROI.
Par le comte de Polden !
À part.
Diantre ! mais cela devient plus sérieux que je ne le pensais... et je cours m’informer...
Fausse sortie.
Scène X
LES MÊMES, LE BOURGMESTRE, suivi de quelques NOTABLES, etc.
Le bourgmestre et sa suite se placent devant le roi qui va sortir, et lui barrent le passage.
LE BOURGMESTRE, criant.
Vive le roi !... Prince auguste ! prince colossal ! prince plus haut que les pyramides d’Égypte !...
LE ROI, sérieux.
Qu’est-ce encore, bourgmestre ? que demandez-vous ?
LE BOURGMESTRE.
Ce que je demande... nouveau Trajan... autre Titus... je demande à vous exprimer, au nom des notables habitants de cette commune, l’admiration, la stupéfaction...
Aux paysans.
Et toi, peuple ignorant ! apprends un trait sublime de ton monarque... Par son ordre on vient de mettre en liberté tous les détenus pour cause politique... on m’a relâché... moi, moi factieux... moi, énergumène... sans m’en douter...
LE ROI.
Par exemple !
THIÉBAULT.
Sans doute... c’était convenu.
LE ROI, au bourgmestre.
Et qui donc s’est permis...
LE BOURGMESTRE.
Le comte de Polden... Pour le moment j’étais seul en prison, de façon que je ne puis représenter suffisamment l’enthousiasme universel... Mais rassurez-vous, sire... quand votre munificence va être connue de toute la Suède... ça va courir les provinces... c’est là qu’il y aura de l’écho et des pétards.
LE ROI, à part.
Connu de toute la Suède !... il me fait frémir.
Haut.
Voyons, est-ce là tout ?
THIÉBAULT.
Ah ! bien oui ! tout !... on ne s’arrête pas en si beau chemin !
LE ROI, inquiet.
Ah ! mon Dieu ! qu’ai-je donc décrété encore ?
THIÉBAULT.
Ce qui doit couronner votre règne, sire... la liberté de la presse.
LE ROI, se mordant les lèvres.
Vraiment ?
LE BOURGMESTRE.
Oui, la liberté de la presse, pleine, entière, illimitée... témoins... ces couplets séditieux
Il tire des imprimés et les distribue.
que j’avais saisis hier, et qui aujourd’hui peuvent circuler librement.
LE ROI.
Des couplets sur ma personne ?...
LE BOURGMESTRE.
Sur votre personne auguste.
Il chante.
Air : Oui, l’or est une chimère (de Robert-le-Diable.)
Gai ! mes amis, qu’on s’amuse !
Le roi veut qu’on s’amuse bien ;
Oui, le roi veut qu’on s’amuse,
Pourvu qu’on n’abuse
De rien !
CHŒUR.
Gai ! mes amis, etc.
LE BOURGMESTRE.
On permet de tout dire,
Pourvu que l’on parle tout bas ;
On permet d’tout écrire,
Pourvu que ça ne paraiss’ pas.
CHŒUR.
Gai, mes amis, etc.
THIÉBAULT.
Mémé air.
Vos fêt’s, loin d’êtr’ troublées,
Seront libres de toutes parts ;
Mais dans vos assemblées
Vous laiss’rez entrer les mouchards.
Parlé.
des petits mouchards bien gentils...
CHŒUR.
Gai, mes amis, etc.
LE ROI, s’efforçant de sourire, à part.
J’aurais mauvaise grâce à me fâcher devant ces bonnes gens.
À tous.
c’est bien ! c’est très bien !
Au bourgmestre.
C’est sans doute encore le comte de Polden qui vous a autorisés ?...
LE BOURGMESTRE.
Le comte lui-même... et tenez, justement le voici.
LE ROI.
Ah ! parbleu ! il va payer pour tous les autres.
Scène XI
LES MÊMES, LE COMTE, SEIGNEURS, etc.
LE COMTE.
Sire...
LE ROI.
Comte de Polden, deux mots.
LE COMTE.
Permettez aux fidèles serviteurs que vous daignez admettre à votre cour de vous exprimer leur regret de n’avoir pu assister ce matin à votre petit-lever.
LE ROI.
Allons, mon petit-lever !... il s’agit bien de ça !
Il fait un signe pour faire reculer tout le monde. Au comte, qui s’approche.
Que signifient les étranges événements qui se passent autour de moi, et pour lesquels tout le monde s’autorise de votre nom ?
LE COMTE.
Sire, c’est l’exécution fidèle de vos ordres.
LE ROI.
Je n’ai pas pu donner d’ordres semblables.
LE COMTE.
Sire, vous souvient-il qu’hier ?...
LE ROI, souriant.
Hier...
LE COMTE.
Voilà les décrets que vous avez signés.
Il lui remet les ordonnances.
LE ROI, après avoir regardé.
Comment, j’ai pu signer de pareilles choses ?
THIÉBAULT, à part.
Qu’est-ce que j’entends ?
LE ROI.
Mais aussi c’était à vous de ne pas les faire exécuter.
THIÉBAULT, à part.
Ce n’était pas lui qui était libéral, c’était...
Il fait le signe de boire.
LE COMTE.
Ne pas faire exécuter vos ordres, sire ? mais vous avez sans doute oublié votre maxime : « Avant de prendre une mesure, j’admets toutes les observations ; quand elle est prise, j’exige l’obéissance passive. »
LE ROI.
À la bonne heure, mais il ne fallait pas prendre les choses à la lettre.
LE COMTE.
C’est ce que j’ai fait.
LE ROI.
Comment ?
LE COMTE.
Votre constitution était un peu large.
THIÉBAULT, à part.
Je crois bien, j’y avais mis la main ; c’était du nanan.
LE COMTE.
Je me suis dit : Essayons-la, seulement sur cette petite commune.
Air de Garrick.
Votre charte nous menait loin ;
Ne pouvant lui rompre en visière.
J’ai dû la parquer avec soin
Comme en un cordon sanitaire.
Dans ce seul village écarté
Ayant eu sa libre carrière,
Le sol entier n’en peut être infecté :
Rassurez-vous, sire, la liberté
Ne passera pas la barrière !
THIÉBAULT, à part.
Du moins, qu’il fasse encore deux heureux avant qu’il ne soit redevenu roi tout-à-fait.
Il sort.
Scène XII
LE ROI, LE COMTE, LE BOURGMESTRE, RUSTALL, SEIGNEURS, NOTABLES, PAYSANS
LE ROI, gaiement.
Je vous remercie, comte de Polden, d’avoir ainsi pallié mes petites erreurs d’hier.
LE COMTE.
Pas toutes, sire ; cette promesse que vous avez faite au menuisier...
LE ROI.
Quelle promesse ?
LE COMTE.
D’abdiquer votre couronne et de retourner en France avec lui, vous livrer à la vie champêtre.
LE ROI, gaiement.
Ah ! c’était une plaisanterie.
LE COMTE.
Qu’il est bien capable d’avoir prise au sérieux ; et je ne répondrais pas que tout à l’heure et devant tout le monde...
LE ROI.
Ce serait une terrible esclandre : hâtons-nous donc de rentrer au château.
Scène XIII
LES MÊMES, THIÉBAULT, JOSÉMA, YELVIN
Thiébault est en tenue de route, son sac sur le dos, son bâton à la main ; Joséma et Yelvin sont en habits de noce.
THIÉBAULT se présente sur le passage du roi.
Un moment, sire, j’ai à réclamer de vous l’exécution d’une promesse sacrée.
LE ROI, au comte.
Nous y voilà... l’abdication.
LE COMTE, au roi.
Pas moyen de l’éviter.
THIÉBAULT, aux jeunes gens.
Soyez tranquilles, laissez-moi faire, je vous réponds de ne pas sortir d’ici qu’il n’ait signé votre contrat de mariage.
Au roi.
Sire, vous le voyez, me voilà en tenue de route pour le département des Basses-Pyrénées, et je n’attends plus que votre paraphe en bas de ce papier-là...
LE ROI.
Comment, est-ce que tu penses encore ?...
THIÉBAULT.
Plus que jamais : chose promise, chose due.
LE ROI.
Oh ! promise, promise, un peu en l’air.
THIÉBAULT.
Du tout, j’ai votre parole : et ce serait la première fois que Vous y manqueriez.
LE ROI.
Ah ! çà, tu y tiens donc bien ?
THIÉBAULT.
Certainement ; d’ailleurs il ne s’agit pas de moi ; c’est pour le bonheur des autres...
LE ROI, vivement.
Leur bonheur !
Au comte de Polden.
Grand merci du compliment.
THIÉBAULT, à Yelvin et Joséma.
Allons donc, parlez aussi, vous autres, ça vous regarde plus que moi.
JOSÉMA, au roi.
Sire, nous serions si contents !
YELVIN.
Majesté, ça nous rendrait si heureux !
RUSTALL.
Après tout ce que vous avez déjà fait...
LE BOURGMESTRE.
Grand roi ! c’est notre plus cher désir à tous.
TOUS.
À tous !...
LE ROI, à part.
Eh bien il paraît que je suis adoré de mon peuple.
À Thiébault qui s’approche de lui.
Mais enfin... cet acte qui l’a rédigé ?
THIÉBAULT.
Oh ! j’ai bien fait les choses, c’est passé par devant notaire.
LE ROI.
Un notaire !...
Il parcourt le papier ; riant.
Oh ! oh ! c’est le contrat de ces enfants ;
Il s’approche de la table.
je signe de grand cœur.
Il signe.
CHŒUR.
Air : Charles-Quint, etc. (de Mazaniello.)
Quelle fête pour le village !
Ce prince que nous aimons tous,
Il a signé... c’est un présage
De bonheur pour les deux époux !
LE BOURGMESTRE.
Le roi a signé... il a signé lui-même... vive le roi !
TOUS.
Vive le roi !
LE ROI, frappant sur l’épaule de Thiébault et le prenant à part.
Eh bien ! mon vieux camarade, es-tu content de moi ?
THIÉBAULT.
Dame comme ça... Tout ce que vous aviez fait hier, vous le défaites aujourd’hui.
LE ROI, à mi-voix.
Hé ! hé ! il y avait bien un peu d’exagération, mais rassure-toi, je ne déferai pas tout, et les libertés de la Suède auront gagné quelque chose à notre petit souper d’hier soir.
THIÉBAULT.
À la bonne heure ! ça me fait plaisir, je ne serai pas venu pour rien ; mais avec tout ça je pars seul.
LE ROI.
Que veux-tu ? on ne fait pas toujours tout ce qu’on veut ; mais je suis venu te voir, j’espère que tu me rendras ma visite.
THIÉBAULT, un peu ému.
Je n’oserai jamais ; faut pas m’en vouloir.
LE ROI, souriant.
Au moins, n’as-tu rien à me demander ?
THIÉBAULT, toujours ému.
Votre souvenir.
LE ROI.
Pas autre chose ?
THIÉBAULT.
Non... pourtant je me trouve de noce ; si par hasard je m’oubliais un peu ; s’il m’arrivait un malheur... du vin blanc...et de chanter quelque vieux refrain de la république, promettez-moi de n’en rien dire au roi...
Le roi ému lui serre la main affectueusement en signe d’adhésion et s’éloigne avec sa suite.
CHŒUR.
Quelle fête pour le village !
Ce prince que nous aimons tous,
Il a signé... c’est un présage
De bonheur pour les deux époux !
[1] Prononcer rixdālër, l’á très long.
[2] Sans accompagnement d’orchestre.
[3] À partir de ce moment Thiébault et le Roi commencent à être un peu échauffés par le vin qu’ils ont bu assez largement dans la scène précédente.
[4] Dans cette scène Thiébault et le Roi achèvent de se griser.