Les Amis de collège (Louis-Benoît PICARD)

Sous-titre : l’homme oisif et l’artisan

Comédie en trois actes et en vers.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre-Français, le 24 novembre 1795.

 

Personnages

 

CLERMONT, jeune poète, camarade de collège de Robert et Derville

ROBERT, jeune menuisier, camarade de collège de Clermont et Derville

DERVILLE, jeune homme riche, camarade de collège de Clermont et Robert

BONARD, leur ancien professeur de rhétorique

GABRIEL, domestique de Derville

MADAME ROBERT, mère de Robert

SOPHIE, sœur de Clermont

 

La scène est dans un village tout près Paris.

 

 

PRÉFACE

 

Je me rappelle toujours avec plaisir que ce fut à la représentation de cette pièce que j’obtins pour la première fois le suffrage de mon ami Collin-Harleville. Il aimait surtout la scène du premier acte, où le jeune poète réclame le secours de son riche ami de collège. Il aimait l’insouciance, la confiance, la bonne-foi de Clermont. Il me félicitait d’avoir laissé percer quelques traits d’un bon cœur dans ce Derville qui voudrait obliger, qui voudrait refuser, et qui finit par obliger de mauvaise grâce. Je crois en effet que c’est la meilleure scène de l’ouvrage.

Je ne pensais d’abord qu’à peindre les dangers de l’oisiveté et les avantages du travail. Une heureuse inspiration me conduisit à faire de mon homme oisif, de mon homme laborieux, et de l’homme qui les met tous les deux à l’épreuve, trois camarades de collège. Il en résulta que ce qui devait faire le fond de la pièce n’en fit plus que l’accessoire, et que je m’abandonnai au plaisir de peindre le charme des souvenirs de la première jeunesse, l’espèce d’égalité que les camarades d’enfance conservent encore entre eux dans le monde, l’empire que ces premiers sentiments exercent sur tous les autres sentiments que nous éprouvons par la suite, et les devoirs qu’ils imposent à notre cœur pour tout le reste de la vie : c’est ce qui fit le succès de la pièce je parlai à l’âme de tous les spectateurs. Quel est l’homme qui n’a pas eu un ami au collège... ou à l’école ? Quel est l’homme, s’il a fait sa rhétorique, qui peut voir, sans un respect mêlé de la plus tendre affection, son ancien professeur.

La pièce essuya de nombreuses critiques. Malheureusement, presque toutes sont fondées. Depuis la seconde scène du second acte jusqu’à la dernière du troisième, le comique a disparu, et n’est pas remplacé par un intérêt suffisant. La fantaisie de Derville pour Sophie et l’amour naissant de Robert sont à peine indiqués. Les scènes sont confuses, embarrassées. Les allées et les venues de Paris au lieu de la scène se succèdent d’une manière invraisemblable et peu agréable. On est tenté de croire qu’il n’aurait fallu qu’un acte. Voilà ce que je me sens obligé d’accorder à mes critiques.

Mais ils me font d’autres reproches auxquels je crois pouvoir répondre. Pourquoi, leur dirai-je, le fils d’un menuisier, après avoir fait ses études, n’aurait-il pas repris modestement l’état de son père, surtout dans un temps de révolution ? Pourquoi un professeur d’éloquence n’aurait-il pas de l’enthousiasme pour l’éloquent citoyen de Genève ? Pourquoi, dans un moment d’exaltation, un brave artisan ne proposerait-il pas à son ancien ami ruiné, de lui enseigner le métier auquel il doit ses ressources et son indépendance ? Pourquoi, dans un temps de révolution surtout, ce jeune dissipateur, rendu au courage par le malheur, n’accepterait-il pas d’être l’apprenti et le compagnon de son ami ? Je ne dis pas que le projet soit très raisonnable, je ne dis pas même qu’il soit facile à exécuter ; mais le but de la comédie est de peindre les hommes : or, pour les peindre tels qu’ils sont, faut-il les représenter toujours raisonnables ? faut-il ne leur prêter que des projets qui puissent s’exécuter sans effort ?

Au surplus, je me sens bien dédommagé de toutes ces critiques justes, ou injustes, par les jouissances que la pièce m’a procurées. Je n’ai pas rencontré un de mes nombreux camarades de collège qui ne m’ait félicité et presque remercié de l’avoir faite, et qui ne m’ait parlé avec la plus vive émotion de la bonté, de la bonhomie de mon vieux professeur de rhétorique.

 

 

ACTE I

 

Le théâtre représente d’un côté la boutique de Robert ; de l’autre un bosquet faisant partie du parc de Derville, et la grille de sa maison. Dans le fond la campagne.

 

 

Scène première

 

ROBERT, en veste de travail, travaillant devant sa boutique

 

Il examine le soleil.

Le soleil est bien haut. Dix heures moins un quart.

Je me suis réveillé ce matin un peu tard.

Il était jour avant que je fusse à l’ouvrage ;

Allons, raison de plus pour travailler. Courage.

Il travaille.

 

 

Scène II

 

ROBERT, dans sa boutique, DERVILLE, dans le bosquet, en robe de chambre

 

DERVILLE, tirant sa montre.

Pas dix heures encor ! par quel événement

Suis-je déjà levé ? C’est bien cruel. Comment !

Voir ainsi devant soi la matinée entière !

Je vous demande un peu ce que je m’en vais faire.

ROBERT, dans sa boutique, travaillant et chantant.

Ta la la la la la la la la.

DERVILLE.

Lire ? Quoi ? des romans, ils se ressemblent tous.

ROBERT, continuant son travail et son air.

Ta la la la la la la la la.

DERVILLE.

À la belle Julie écrire un billet doux ?

Écrire ! ma foi non.

ROBERT, toujours travaillant et chantant.

Ta la la la la la la la.

DERVILLE.

Aussi-bien avec elle

Il est prudent, je crois, que j’aie une querelle.

Ce mariage auquel je songe n’est pas fait,

Il ne se ferait pas, si cela se savait.

À propos, n’allons pas négliger cette affaire.

Hé !

Il appelle.

ROBERT, examinant son ouvrage.

Je n’ai pas le bois qu’il me faudrait.

Appelant.

Ma mère,

Si l’on vient, vous direz que je ne suis sorti

Que pour une minute.

MADAME ROBERT, sans être vue.

Oui, c’est bon, mon ami.

ROBERT, remettant son habit et ôtant son tablier.

Allons, j’en puis trouver encor chez mon confrère

Assez pour terminer cet ouvrage, j’espère.

DERVILLE.

Je passe pour heureux chez de certaines gens,

Parce que mes plaisirs occupent seuls mon temps :

Ils ont grand tort au fond de me porter envie.

Toujours se divertir ! à la fin, on s’ennuie.

ROBERT, qui a remis son habit.

À notre bal d’hier comme l’on a dansé !

C’est assez naturel, après avoir passé

Six jours à travailler ! Ma foi, la bonne route

Pour gagner le plaisir, c’est le travail sans doute.

Il traverse le théâtre, et sort en fredonnant un air de contre-danse.

DERVILLE, appelant encore.

Holà quelqu’un ! eh bien, voyez si l’on viendra.

D’honneur, cela n’est fait que pour moi.

 

 

Scène III

 

DERVILLE, GABRIEL, dans le bosquet

 

GABRIEL.

Me voilà.

DERVILLE.

C’est fort heureux, vraiment : madame Ribardière,

L’as-tu vue ?

GABRIEL.

Oui, monsieur. Et la fille et la mère

Doivent rendre à monsieur leur visite ce soir.

C’est votre parc et vous qu’à la fois on veut voir.

DERVILLE.

Qu’en dis-tu ? d’épouser ferai-je la folie ?

GABRIEL.

Mais j’ai cru que c’était une affaire finie.

C’est un parti fort riche, et monsieur m’a montré

Des craintes sur son bien.

DERVILLE.

Oh ! je suis rassuré.

Dorval me fait valoir une certaine somme...

GABRIEL.

Dorval ! banquier de jeu, je crois ?

DERVILLE.

Un honnête homme.

GABRIEL.

Oui, comme ils le sont tous.

DERVILLE.

Mais je suis tourmenté

Par tant de créanciers ; et d’un autre côté,

Je n’aime pas beaucoup cette sotte famille.

GABRIEL.

La mère compte bien que vous aurez sa fille :

Même elle a fait dresser le contrat pour demain.

DERVILLE.

Ah çà, me ferez-vous déjeuner ce matin ?

GABRIEL.

Mais monsieur s’est levé plus tôt qu’à l’ordinaire,

Et je ne savais pas...

DERVILLE.

Vous ne savez rien faire.

GABRIEL.

Monsieur...

DERVILLE.

Dans le jardin je vais me promener,

Et vous me servirez ici mon déjeuner.

Entendez-vous ?

GABRIEL.

Fort bien.

DERVILLE.

Ces gens-là sont uniques,

Il faut leur dire tout. On a des domestiques :

C’est égal, il faudrait soi-même se servir.

Dieu ! que le temps est long !

Il sort en baillant.

 

 

Scène IV

 

GABRIEL, seul, approchant une table

 

Il s’ennuie à périr,

Et pour passer le temps le voilà qui me gronde.

Peste soit de ces gens qui ne font rien au monde !

 

 

Scène V

 

CLERMONT, SOPHIE, arrivant par le fond, GABRIEL, dans le bosquet, apprêtant le déjeuner

 

SOPHIE, un petit portefeuille à dessiner sous le bras.

Mon Dieu, que je suis lasse ! arrivons-nous enfin ?

CLERMONT.

Oui, c’est ici, je crois.

SOPHIE, se reposant sur un banc, près la boutique de Robert.

Juste ciel ! quel chemin !

GABRIEL, toujours dans le bosquet et sans voir les autres personnages.

Sitôt que par la tête il lui passe un caprice...

Je voudrais bien le voir à son tour au service !

Qu’il serait sot alors !

Il sort.

 

 

Scène VI

 

CLERMONT, SOPHIE

 

CLERMONT.

Eh ! pourquoi t’obstiner

À venir avec moi ?

SOPHIE.

Mais pour me promener,

Pour ne pas te quitter un seul instant, mon frère ;

Pour éviter enfin notre propriétaire.

Je pourrai m’occuper d’ailleurs. J’ai mon crayon.

La campagne est superbe au bas de ce vallon.

Tu m’y retrouveras en sortant du village

Je pourrai te montrer un charmant paysage.

CLERMONT.

La nature en effet, en ce canton, ma sœur,

Étale ses bienfaits avec une splendeur !

Les beaux vers qu’en ces lieux un poètes doit faire !

Je me sens inspiré.

SOPHIE.

Te voilà bien, mon frère ;

Quand ta verve te prend, oubliant l’univers.

Songe à notre détresse, et laisse là tes vers.

CLERMONT.

Pourquoi ? sur notre sort, moi, je suis fort tranquille.

SOPHIE.

Fort tranquille, et comment ?

CLERMONT.

Je suis sûr de Derville.

SOPHIE.

Tu juges d’après toi tous les hommes.

CLERMONT.

Ma sœur,

Je les juge d’après mon œil observateur,

D’après la connaissance étendue et profonde

Que donnent la lecture et l’étude du monde.

SOPHIE.

Une belle amitié ! qui date, de quel temps ?

Du temps où vous étiez tous deux encore enfants.

CLERMONT.

Et c’est ce qui la rend plus solide et plus sûre :

Douter d’un tel ami serait lui faire injure :

Crois que je lui suis cher autant que je l’étais :

Ces premiers sentiments ne s’effacent jamais,

Et nos meilleurs amis sont ceux de notre enfance.

À ces temps fortunés, moi, jamais je ne pense

Sans me sentir ému. Nous étions trois, ma sœur :

Robert, Derville et moi. Même esprit, même cœur,

Du même âge à-peu-près, dans le même collège

Et dans la même classe ; enfin, que te dirai-je ?

Tous nos petits chagrins, tous nos petits plaisirs

Étaient mis en commun. Que d’heureux souvenirs

Viennent à leur nom seul s’offrir à ma mémoire !

À l’amitié constante on refuse de croire :

Mes amis, entre nous, répétions-nous souvent,

Nous ignorons tous trois le sort qui nous attend ;

Quel qu’il soit, nous serons toujours comme nous sommes,

D’une rare amitié donnant l’exemple aux hommes ;

L’un de nous du malheur peut éprouver les traits,

Qu’à lui porter secours les deux autres soient prêts :

Tant que l’un de nous trois aura quelque fortune,

Promettons qu’à tous trois elle sera commune.

Nous nous sommes depuis négligés, j’en conviens.

C’est l’instant d’oublier et leurs torts et les miens.

Je suis pauvre, Derville est au sein des richesses ;

Comme il va s’empresser de tenir ses promesses !

Pour Robert, au collège il n’était que boursier,

C’était l’unique enfant d’un pauvre menuisier.

Aussitôt que Derville aura payé mes dettes,

Que ma pièce m’aura produit d’amples recettes

Et de gloire et d’argent, je chercherai Robert.

Par ses amis bientôt il sera découvert.

Nous aurons bientôt mis de l’ordre en ses affaires,

Et nous vivrons ensemble alors comme trois frères ;

Alors j’aurai fixé près de moi le bonheur :

Car j’aurai près de moi mes amis et ma sœur.

SOPHIE.

Bon Dieu ! mon cher Clermont, de notre pauvre père

Que tu possèdes bien le bouillant caractère !

Comme toi, ne parlant jamais sans passion,

D’un vrai peintre il avait l’imagination ;

Je reconnais en toi celle d’un vrai poète.

Aussi tu jouiras d’une gloire complète,

Comme lui ; comme lui, tu mourras sans argent.

CLERMONT.

Que veux-tu ? c’est le sort des hommes à talent.

Un pareil avenir n’a rien qui m’épouvante.

De ce mal de famille es-tu toi-même exempte ?

SOPHIE.

J’aurais dû modérer ta dépense ; mais quoi ?

Je suis artiste aussi, mon frère, et comme toi,

Au plus bel héritage aussi je le préfère,

Ce talent faible encor que je dois à mon père :

Il me l’avait donné pour charmer mon loisir.

CLERMONT.

Et de dot à-présent il pourra te servir.

SOPHIE.

C’est assez babiller. Songe que le temps presse,

De Derville t’a-t-on bien indiqué l’adresse ?

CLERMONT.

Oui, voilà sa maison, donnant sur le chemin,

C’est ici qu’aboutit son parc ou son jardin :

Ce bosquet en dépend.

SOPHIE.

Adieu. De l’entrevue

Ne tarde pas, mon frère, à m’apprendre l’issue ;

Puisse-t-elle être heureuse !

CLERMONT.

Heureuse, j’en réponds.

Et même de ta dot à l’instant nous parlions,

Ma sœur, ton mariage est bien près de se faire

Peut-être.

SOPHIE.

Bon !

CLERMONT.

Derville étant l’ami du frère,

Pour la sœur aisément va prendre de l’amour.

Tu ne peux t’empêcher de payer de retour

Un digne ami qui règne avec toi sur mon âme.

SOPHIE.

Et de ce digne ami tu me crois déjà femme ! con no

CLERMONT.

Oh ! pas sitôt.

SOPHIE.

Oh non. Notre hymen n’est pas sûr ;

Mais, sans plus de délais, songe à voir mon futur.

Moi, tout en attendant cet heureux mariage,

Je m’en vais commencer là-bas mon paysage.

Elle sort.

 

 

Scène VII

 

CLERMONT, DERVILLE, GABRIEL

 

Pendant la scène précédente on a servi le déjeuner de Derville, et il s’est assis près d’une petite table dans le bosquet.

CLERMONT, reconduisant sa sœur.

Dans un quart d’heure au plus je te rejoins, ma sœur.

DERVILLE, s’asseyant, à Gabriel.

C’est bon.

CLERMONT, s’avançant vers le bosquet.

Le cœur me bat.

GABRIEL, à Clermont.

Que demande monsieur ?

CLERMONT.

Conduisez-moi de grâce à mon ami Derville.

Ah ! le voilà.

L’apercevant.

DERVILLE, se levant.

Monsieur... puis-je vous être utile ?

CLERMONT.

Tu ne reconnais pas ton vieil ami Clermont ?

DERVILLE.

Clermont !

CLERMONT.

Eh oui vraiment ; mais embrasse-moi donc !

Je te revois enfin après six ans d’absence,

Et j’arrive à propos, suivant toute apparence,

Pour déjeuner. Tant mieux, ma foi, j’en ai besoin.

De Paris, j’en conviens, cet endroit n’est pas loin,

Mais l’appétit se gagne en marchant.

DERVILLE, à Gabriel.

Allons, vite,

Du chocolat.

GABRIEL.

J’y cours.

Il sort.

 

 

Scène VIII

 

CLERMONT, DERVILLE

 

DERVILLE.

Parbleu ! de ta visite

Je te sais bien bon gré. Tu me vois transporté.

CLERMONT.

Et moi donc, mon ami, je suis bien enchanté...

Comme te voilà grand ! quelle métamorphose !

DERVILLE.

Je puis de toi, Clermont, dire la même chose.

Dans le premier moment, moi, j’avais peine aussi

À remettre tes traits. Toujours fort étourdi ?

CLERMONT.

Oh ! je n’ai pas changé.

DERVILLE.

Ni moi non plus.

CLERMONT.

Ton père

T’a laissé, m’a-t-on dit, riche propriétaire ?

As-tu continué son commerce ?

DERVILLE.

Non.

CLERMONT.

Non !

Quel est donc ton état, en ce cas ?

DERVILLE.

Aucun.

CLERMONT.

Bon !

DERVILLE.

Mon ami, j’ai du bien assez pour ne rien faire.

CLERMONT.

Ah ! je voudrais te voir penser d’autre manière ;

Je ne te dirai pas ce qu’on a répété

Fort souvent, que le riche à la société,

Comme le pauvre, doit son temps, son industrie ;

Que de plus, il n’est pas quitte envers la patrie,

S’il ne fait de son bien un sage et bon emploi.

De ton seul intérêt je te parlerai, moi.

Tu jouis maintenant d’une grande fortune,

C’est fort bien ; mais, dis-moi, mon cher, en est-il une

À l’abri d’un revers ? Je te prêche ; pardon !

Je ne suis pas venu pour te faire un sermon.

DERVILLE.

Nous avons en effet à parler d’autre chose.

CLERMONT.

Avec toi cependant il faudra que je cause...

DERVILLE.

Soit ; mais parlons de toi. Ton sort est-il heureux ?

CLERMONT.

Le plus heureux du monde.

DERVILLE.

En vérité ? tant mieux.

Ton état, quel est-il ?

CLERMONT.

Poète dramatique.

DERVILLE.

Ah ! ah ! plaisantes-tu ?

CLERMONT.

Non. Dès ma rhétorique

Je me sentais déjà des dispositions :

Tu t’en souviens ; le temps et les réflexions,

Mais le travail surtout les ont beaucoup mûries.

Ce n’est pas à vingt ans qu’on fait des comédies,

Je le sais mais j’ai là certain pressentiment...

Et je peux par la suite avoir un grand talent.

DERVILLE.

Chez ton père toujours tu fais ta résidence ?

CLERMONT.

Il n’est plus, mon ami. Sa mort et ton absence.

Voilà, depuis six ans, mes uniques chagrins.

DERVILLE.

Ah ! j’ai perdu le mien ; mon ami, je te plains ;

Car je sais ce que c’est qu’une perte semblable.

T’a-t-il laissé du moins un bien considérable ?

CLERMONT.

La fortune d’un peintre.

DERVILLE.

Oui-dà.

CLERMONT.

C’est à savoir.

Des dettes à payer, et ma sœur à pourvoir.

Cette succession, comparée à la tienne,

Ne brille pas beaucoup, mais qu’à cela ne tienne.

Ma sœur sait déjà peindre assez passablement :

Nous avons pris tous deux notre parti gaiement.

Les arts nous fourniront l’absolu nécessaire,

Et c’est assez pour nous. De la dot de ma mère

Nous avons, en huit jours, rassemblé les débris,

Et nous voilà tous deux en route pour Paris.

Des talents et du goût Paris est la patrie.

J’y suis depuis trois mois. J’observe, j’étudie,

Je t’ai cherché partout. Ce n’est qu’hier au soir

Que j’ai bien su l’endroit où je pourrais te voir ;

Franchement, il était temps que je te trouvasse.

Comme l’on n’apprend pas à compter au Parnasse,

Moi, j’ai tant dépensé que je n’ai plus d’argent,

Et mon propriétaire est venu poliment,

Ce matin, m’annoncer qu’à huit heures précises,

Ce soir, il me fallait, sans délai, sans remises,

Acquitter je ne sais quel loyer, et de plus,

Deux cents francs à-peu-près qui par moi lui sont dus ;

Sans quoi, chez moi demain les huissiers, la saisie.

De tout mon mobilier fort peu je me soucie :

Il est joli pourtant ; mais tous mes manuscrits !

Mes livres ! À mes yeux, ces objets sont d’un prix !

Les saisir ! Ah ! cent fois plutôt qu’on m’assassine !

Je tremblais en voyant de si près ma ruine ;

Mais je ne crains plus rien, puisque je t’ai trouvé,

Des griffes des huissiers mon trésor est sauvé.

DERVILLE.

Comment !

CLERMONT.

C’est mille francs qu’il faut que tu me prêtes.

DERVILLE.

Ah, ah !

CLERMONT.

Afin qu’après avoir payé mes dettes

J’aie encor de l’argent pour vivre quelque temps.

C’est bien vu, n’est-ce pas ?

DERVILLE.

Oui. C’est donc mille francs

Qu’il te faut ?

CLERMONT.

Oui.

DERVILLE.

Mon Dieu ! c’est une bagatelle.

CLERMONT.

Surtout pour toi.

DERVILLE.

Sans doute, et la somme fût-elle

Beaucoup plus forte encor !...

CLERMONT.

Je t’entends. J’en agis

Avec toi sans façon, comme on fait entre amis ;

Je fais ce qu’avec moi je voudrais que tu fisses,

Si tu venais un jour réclamer mes services.

DERVILLE.

Trop heureux d’obliger mon ami le plus cher...

C’est qu’au jeu j’ai perdu tout mon argent hier.

CLERMONT.

Au jeu ! vilain défaut !

DERVILLE.

Mais que veux-tu qu’on fasse.

On s’ennuie et l’on joue, afin que le temps passe.

CLERMONT.

Jusqu’à ce point encor n’es-tu pas dépourvu,

Que ton ami par toi ne soit pas secouru ?

DERVILLE.

Je ne suis pas si riche.

CLERMONT.

Allons donc ; quand de rente

On a vingt mille écus !

DERVILLE.

Mais j’en dépense trente.

CLERMONT.

Trente ! eh mais, mon ami, c’est un tort que cela.

L’on ne doit dépenser jamais que ce qu’on a.

DERVILLE.

Il te sied de prêcher, toi qui n’as rien qui vaille,

Et qui dépenses tout !

CLERMONT.

Mon ami, je travaille.

Un succès paiera tout. Mais comment paieras-tu,

Toi, ta dépense faite outre ton revenu ?

Raison de plus pour prendre un état au plus vite.

Mais de ces mille francs j’ai besoin tout de suite ;

N’as-tu pas des amis qui peuvent te prêter ?

DERVILLE.

Mais voilà ton erreur : quand il faut emprunter

On n’en a plus d’amis.

CLERMONT.

En effet je commence

À m’en apercevoir.

DERVILLE.

Oh ! sans impatience

Écoute-moi, voyons. Ne peut-on s’arranger ?

Sous dix ou quinze jours je pourrai t’obliger.

CLERMONT.

À mon propriétaire il faut ce soir la somme,

Sinon il fait saisir.

DERVILLE.

C’est donc un juif, cet homme !

CLERMONT.

Il est mon créancier et n’est pas mon ami.

DERVILLE, de très mauvaise grâce.

J’entends. Je le suis, moi. J’ai ce qu’il faut ici.

Et je vais te prêter.

CLERMONT.

Non, ce n’est pas la peine.

DERVILLE.

Pourquoi ?

CLERMONT.

C’est que je vois que la chose te gêne.

DERVILLE.

Non. As-tu ton billet ? ta parole suffit :

Cependant on ne sait ni qui meurt, ni qui vit.

CLERMONT, étouffant un mouvement d’impatience.

Ma foi, non je n’ai pas eu cette prévoyance.

Je le ferai. Sois sûr de ma reconnaissance.

DERVILLE.

C’est ce qu’on dit toujours.

Haut.

Voilà tout ton argent.

Il lui donne un billet de banque.

Mais au moins pourras-tu me rendre promptement ?

CLERMONT.

Très promptement. On va jouer ma comédie.

DERVILLE.

J’ai lieu de souhaiter qu’elle soit applaudie.

Cet effet sur la place aurait peu de crédit.

Je ne vous conçois pas, vous autres gens d’esprit !

S’amuser à rimer, au sein de la misère !

CLERMONT.

Mais il vaut mieux rimer encor que ne rien faire.

DERVILLE.

Surtout, cela vous rend un énorme profit !

CLERMONT.

Qui nous suffit au moins.

DERVILLE.

Oui, quand on réussit.

Mais réussiras-tu ? J’en doute.

CLERMONT.

Je l’espère.

DERVILLE.

Il avait devant lui l’exemple de son père ;

Monsieur fait comme lui, bien loin d’en profiter.

CLERMONT.

Derville ! je suis las bientôt de t’écouter.

DERVILLE.

Pourquoi donc ? À l’instant tu blâmais ma conduite,

Moi, je blâme la tienne à présent, je suis quitte,

Et voilà tout pourtant.

CLERMONT.

Entre deux vrais amis,

Auquel sied-il le mieux de donner des avis ?

À celui qui se trouve avoir besoin de l’autre ;

Ils sont bien dans ma bouche, ils sont mal dans la vôtre.

DERVILLE.

C’est qu’il est incroyable aussi qu’après six ans,

Exprès pour emprunter on tombe chez les gens.

Je crois avoir le droit...

CLERMONT, remettant le billet sur la table.

Cet argent ne vous donne

Aucun droit. Le voilà.

DERVILLE.

Comment ! il déraisonne.

Prends cet argent, et mets ton orgueil de côté.

CLERMONT.

Cet argent ! je rougis de l’avoir accepté.

DERVILLE.

Calme-toi, mon ami. Comme il est susceptible !

Gabriel entre, portant le chocolat.

Voilà ton déjeuner. Attends donc.

CLERMONT.

Impossible.

DERVILLE.

Mais on l’a fait pour toi.

CLERMONT.

De vous je ne veux rien.

DERVILLE.

Comment donc ! avec moi tu n’en agis pas bien !

CLERMONT.

Derville, vous valiez beaucoup mieux au collège.

Il sort du bosquet et se promène avec agitation.

 

 

Scène IX

 

DERVILLE, GABRIEL, dans le bosquet, CLERMONT

 

DERVILLE.

Il a raison, je crois.

GABRIEL.

Monsieur, l’appellerai-je ?

DERVILLE.

Non. Après tout, pourquoi s’emporte-t-il d’abord ?

Ces mille francs d’ailleurs me gêneraient très fort.

Allons, j’attends ce soir madame Ribardière.

Viens m’habiller. L’hymen est un mal nécessaire.

Je serai riche alors. Comme ils seront reçus

Tous mes amis ! Jamais de ma part un refus.

Que dis-je ? je saurai les prévenir moi-même ;

J’irai chercher Clermont, et je prétends qu’il m’aime,

Comme il m’aimait avant la scène d’aujourd’hui.

Il rentre.

GABRIEL.

Il est bon diable au fond. Que de gens comme lui !

Il rentre avec Derville.

 

 

Scène X

 

CLERMONT, seul

 

Humilier ainsi l’ami de son enfance !

L’ami qui vient à lui tout rempli d’espérance !

J’en suis honteux pour vous, Derville.

Il s’assied contre la boutique de Robert, la tête dans ses deux mains.

 

 

Scène XI

 

CLERMONT, ROBERT, les épaules chargées de planches

 

ROBERT, apercevant Clermont devant sa boutique.

S’il vous plaît,

Dérangez-vous un peu.

Clermont se retourne.

Comment... il se pourrait !

C’est Clermont.

Il jette son fardeau et se précipite dans les bras de son ami.

CLERMONT.

Ciel ! Robert !

ROBERT.

La rencontre est unique.

CLERMONT.

Par quel hasard ici ?

ROBERT.

Moi, voilà ma boutique.

CLERMONT.

En face de Derville ?

ROBERT.

Oui, mais je ne le vois

Que fort peu : car il est dans le grand monde, et moi,

Simple et pauvre artisan comme l’était mon père...

CLERMONT.

Ah ! mon ami, pourquoi sommes-nous sur la terre ?

Pour voir régner partout la fraude, l’intérêt ;

Aux méchants, aux ingrats, pour servir de jouet.

Qu’Alceste a bien raison dans sa misanthropie !

Pour un cœur généreux quel fardeau que la vie !

ROBERT.

Toujours ton caractère à l’extrême porté !

Contre le genre humain je te vois irrité,

Pourquoi ? c’est qu’on t’a fait un trait...

CLERMONT.

Un trait infâme,

Un trait qui m’a blessé jusques au fond de l’âme.

ROBERT.

Clermont, à ton ami raconte tes malheurs.

CLERMONT.

Des amis ! en est-il ? ils sont tous faux, trompeurs.

Je l’ai cru mon ami, ce Derville, ce traître !

Pour ce qu’il est enfin je viens de le connaître,

En m’adressant à lui je croyais le servir ;

Car je puis m’en passer. Ce soir on doit saisir

Mes meubles, il est vrai, si je ne me procure

Mille francs.

ROBERT.

Se peut-il ?

CLERMONT.

Que ton cœur se rassure :

De mes livres je puis avoir, quand je voudrai,

Bien plus de mille francs ; eh bien, je les vendrai.

Mes livres ! ils me sont bien utiles, sans doute :

Je m’en séparerai, quoiqu’enfin il m’en coûte.

ROBERT.

Vendre tes livres ! Non, tu ne les vendras pas.

CLERMONT.

Il le faut.

ROBERT.

Point du tout, et tu les garderas.

CLERMONT.

La remontrance ici, Robert, est inutile,

Je ne veux rien devoir à cet ingrat Derville.

ROBERT.

Tu ne les vendras pas. Eh ! pour qui me prends-tu ?

Je travaille, je n’ai qu’un mince revenu,

Je ne suis pourtant pas encor dans la misère,

Et mon plus cher ami, mon compagnon, mon frère,

Ne sera pas réduit à vendre ses effets.

J’aurai tes mille francs.

CLERMONT.

Quoi !

ROBERT.

Je te les promets

Pour ce soir. J’en réponds ; surtout, je t’en conjure,

Clermont, de refuser ne me fais pas l’injure ;

Ce que je t’offre ici, c’est de bonne amitié.

Mon cher Clermont, accepte, et je suis bien payé.

Ce n’est pas tout encor. Tu parlais de saisie

Tout à l’heure. Chez moi viens loger, je t’en prie ;

Je ne suis pas beaucoup plus fortuné que toi :

Deux pauvres réunis sont moins pauvres, je crois.

Qu’ensemble nous allons passer des jours prospères !

Unissons nos travaux, unissons nos salaires.

Au sein de l’amitié le bonheur nous attend.

CLERMONT.

Laisse-moi respirer, ami rare et constant.

Et moi qui me plaignais à l’instant de la vie !

Du jour dont je jouis, Ciel, je te remercie.

Comme l’a fort bien dit un poète charmant :

« Non, il n’est d’homme à plaindre ici que le méchant[1]. »

 

 

Scène XII

 

CLERMONT, ROBERT, SOPHIE

 

SOPHIE.

Mon frère, je m’ennuie à la fin de t’attendre ;

Eh bien ! l’as-tu trouvé l’ami fidèle et tendre ?...

CLERMONT.

Oui, oui, je l’ai trouvé. Non Derville, ma sœur,

Mais Robert que voilà ; Robert mon bienfaiteur.

C’est ma sœur, mon ami, celle dont au collège

Je parlais si souvent. Ma sœur, que te dirai-je ?

Je l’ai vu ce Derville, à peine a-t-il daigné

Me reconnaître ; et moi, je sortais indigné...

Mais parlons de Robert et laissons là Derville.

Mon ami, pouvons-nous accepter ton asile ?

Tu n’es pas marié ?

ROBERT.

Non.

CLERMONT.

Serait-il décent

Que ma sœur établît chez toi son logement ?

ROBERT.

Vous ne logerez pas chez moi, mais chez ma mère ;

Moi-même je ne suis que son pensionnaire,

Et c’est elle en ces lieux qui doit vous recevoir.

Il appelle.

Ma mère !

MADAME ROBERT, sans être vue.

Qu’est-ce donc ?

ROBERT.

Quelqu’un qui veut vous voir.

MADAME ROBERT.

Attendez, je descends.

ROBERT.

Elle est infirme, âgée ;

Chez son fils avec joie elle se voit logée.

Diriger ma maison, veiller à mon repos,

C’est pour elle un bonheur, un vrai baume à ses maux ;

Et moi, dans ses vieux ans je m’attache à lui rendre

Tous les soins que de moi jadis elle a pu prendre.

SOPHIE.

Que voilà bien le cœur de nos bons artisans !

Actifs, laborieux, aimant bien leurs parents !

Dans ces soins, avec lui, comme je veux me plaire !

 

 

Scène XIII

 

CLERMONT, ROBERT, SOPHIE, MADAME ROBERT

 

ROBERT.

Tenez, de vieux amis nous arrivent, ma mère,

Les voilà. Vous cherchez où vous les avez vus ?

Nulle part. Et de vous pourtant ils sont connus.

MADAME ROBERT.

Bon !

ROBERT.

Pas un soir que d’eux je ne vous entretienne.

C’est Clermont et sa sœur.

MADAME ROBERT.

Clermont ! qu’il me souvienne.

Ah ! Clermont, ton ami de classe ! un bon garçon.

Soyez le bienvenu, monsieur, dans la maison.

ROBERT.

Ils vont loger chez nous. Vous voulez bien, ma mère ?

MADAME ROBERT.

Eh ! puis-je rien blâmer de ce que tu peux faire ?

ROBERT.

Nous allons nous trouver à l’étroit, j’en conviens.

MADAME ROBERT.

On se gêne entre amis : car les tiens sont les miens.

À Sophie.

Mon fils. Ce cher enfant ! il porte une belle âme ;

Pas vrai, mademoiselle ?

SOPHIE.

Oui, bien belle, madame.

ROBERT.

Or çà, ma mère, il faut vous distinguer ici.

On ne retrouve pas tous les jours son ami.

C’est qu’il ne s’agit pas d’épargner la dépense.

À Clermont.

Ta chère sœur et toi, vous avez faim, je pense !

CLERMONT.

Mon cher Robert, au moins point de façons pour moi.

ROBERT.

Des façons ! pour qui donc, si ce n’était pour toi ?

MADAME ROBERT.

J’entends.

À Sophie.

Il ne hait pas le bon vin ni la table ;

Non qu’il fasse d’excès, il en est incapable.

ROBERT.

J’attends quelqu’un d’ailleurs que tu connais.

CLERMONT.

Qui donc ?

ROBERT.

Notre ancien professeur de rhétorique.

CLERMONT.

Bon !

Le vieux père Bonard ?

ROBERT.

Il loge en ce village,

Il aime à visiter mon petit hermitage.

MADAME ROBERT.

Un homme instruit, profond, d’un mérite réel,

Qui m’estime, m’écoute, un homme dans lequel,

Moi qui vous parle, j’ai beaucoup de confiance.

Mais tandis que je jase ici l’heure s’avance.

Eh ! qui ferait sans moi votre dîner ? Pardon.

SOPHIE.

Je veux vous aider.

MADAME ROBERT.

Point.

SOPHIE.

Je suis de la maison.

MADAME ROBERT.

Elle est charmante au moins la chère demoiselle.

Venez donc, mon enfant.

SOPHIE.

Voilà ce qui s’appelle,

Mon frère, un généreux et véritable ami.

Elle entre chez Robert avec madame Robert.

 

 

Scène XIV

 

CLERMONT, ROBERT

 

CLERMONT.

Mais, ce cher professeur ! comment, il loge ici.

Te souviens-tu qu’un jour dans sa bibliothèque

Je me glissai ?

ROBERT.

Parbleu ! de la version grecque

Tu nous distribuas une traduction.

Et ce jour où, pendant la récréation,

Nous trouvâmes chez lui certaine eau des Barbades.

CLERMONT.

Que nous bûmes avec trois de nos camarades.

ROBERT.

Le père de Derville avait fait le cadeau.

CLERMONT.

Dans la bouteille après c’est moi qui mis de l’eau :

C’était un bien bon homme, au fond.

ROBERT.

Très estimable.

CLERMONT.

Dans la société je l’ai vu fort aimable.

ROBERT.

Comment donc ! près du sexe il faisait le galant !

CLERMONT.

De l’université c’était le moins pédant.

ROBERT, apercevant Bonard.

Il vient.

CLERMONT.

Oh ! c’est bien lui, sa perruque, sa canne,

Son chapeau sous le bras, le bel habit de panne,

Que du coffre il tirait les jours de grand congé.

Sa tournure, sa marche, en lui rien n’a changé.

 

 

Scène XV

 

CLERMONT, ROBERT, BONARD

 

ROBERT.

Qu’il me tardait qu’ici vous vinssiez à paraître,

Père Bonard : voyons, pourrez-vous reconnaître

Un de vos écoliers ?

BONARD.

Je n’en sais rien, ma foi :

Pendant trente ans et plus je fus professeur, moi ;

J’en ai tant vu, tant vu. Mettez-moi sur la trace.

ROBERT.

Un de vos bons amis, le plus fort de sa classe,

Clermont !

BONARD.

Est-il possible ? oui vraiment, le voici.

Parbleu ! je suis charmé de vous voir, mon ami.

Vous m’êtes cher, parmi mes vieilles connaissances ;

Il est vrai, vous donniez de grandes espérances :

Aussi pour vous former je me donnais un soin.

Je me disais souvent, ce jeune homme ira loin.

Cette prédiction, mon cher, s’accomplit-elle ?

Aux Muses êtes-vous resté toujours fidèle ?

CLERMONT.

Oh toujours ; elles font ma consolation,

Mes plaisirs, mon bonheur.

BONARD.

C’est cela. Cicéron,

Défendant au forum Archias le poète,

Des Muses fait ainsi la louange complète

Adolescentiam alunt, senectutem oblectant...[2]

CLERMONT, l’interrompant.

Puisque de vous trouver enfin j’ai le bonheur,

Je veux que vous soyez mon juge, mon censeur.

BONARD.

Ah ! vous me trouverez bien barbare peut-être,

Et c’est à votre tour vous qui serez mon maître.

ROBERT.

Courage ! vous voilà tous les deux à causer,

Moi, menuisier indigne, on va me mépriser.

BONARD.

Non pas. Inter doctos il peut tenir sa place.

D’accord, il n’était pas si fort que vous en classe ;

Mais, tout en maniant son rabot, savez-vous

Qu’il s’est beaucoup formé, que, presqu’autant que nous

Il a du tact, du goût. Mais à quelle partie

Vous êtes-vous livré, vous ?

CLERMONT.

À la comédie.

BONARD.

Avec ce genre-là je suis peu familier.

Cependant nous verrons, mon ancien écolier.

Je pourrai relever encor plus d’une faute.

Je possède assez bien mon Térence et mon Plaute.

Je vous surpris un jour certain plan ébauché...

Un dialogue... alors, moi je fis le fâché.

Pardon. Du professeur au fond c’était le rôle.

N’est-ce pas ? néanmoins je le trouvai fort drôle.

Je ne pus m’empêcher de rire, en vous grondant.

ROBERT.

Je m’en souviens.

CLERMONT.

La scène était-elle vraiment ?...

BONARD.

Un critique aurait pu chercher quelque chicane,

Mais le style sentait Lucien, Aristophane.

ROBERT.

Bien ! mais allons dîner.

BONARD.

Bon ! Excellent avis :

Ainsi le bon Horace, avec de vrais amis,

Faisait une satire, en sablant le Falerne :

À Clermont en montrant Robert.

Il a de bon vin vieux, quoiqu’un peu plus moderne.

Allons, sans plus tarder, prendre place au banquet.

CLERMONT.

Quel aimable repas !

ROBERT.

Mais il n’est pas complet ;

Derville, tu devrais être de la partie.

CLERMONT.

Ah ! ne m’en parle pas.

BONARD.

Je gage qu’il s’ennuie,

Tandis que fort gaîment nous passons notre temps ;

Ma foi, pour être heureux, vive les pauvres gens !

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

MADAME ROBERT, SOPHIE

 

SOPHIE.

Mon frère est bien content ; il passerait sa vie

Volontiers à parler de vers, de poésie.

MADAME ROBERT.

Qui-dà ! M. Bonard est son homme en ce cas ;

Qu’ils parlent grec, latin, moi je ne l’entends pas,

Ni vous non plus. Causons en bon français, ma chère.

Vous paraissez l’aimer beaucoup votre cher frère ;

Vous faites bien ; mon fils me l’a toujours vanté.

Cet éloge à coup sûr était bien mérité.

Car Robert s’y connaît ; mon fils, mademoiselle,

Mon fils, en plus d’un point, vraiment c’est qu’il excelle !

Où me trouvera-t-on en France un ouvrier

Qu’on puisse comparer à lui dans son métier ?

En France ? il n’en est pas peut-être dans l’Europe.

Croyez-vous qu’il se borne à pousser la varlope,

Lui ? point du tout, il a ce que d’autres n’ont pas.

Une tête en état de bien guider ses bras.

Puis sage dans ses goûts, ses mœurs, ses habitudes,

Garçon instruit d’ailleurs : il a fait ses études.

SOPHIE.

Clermont l’estime, et c’est un suffrage de poids

Que celui de mon frère, ou du moins, je le crois :

Un esprit si bien fait, un si bon caractère !

Je lui dois tout ; en lui j’ai retrouvé mon père ;

Jamais frère n’aima plus tendrement sa sœur,

Et chacun avec moi rend justice à son cœur.

MADAME ROBERT.

Au cœur de mon cher fils cela fait que je pense.

Pour sa mère quels soins, quelle persévérance !

Aussi je fais au ciel bien des vœux aujourd’hui :

Ces vœux, pour qui sont-ils ? pour moi ? non, mais pour lui ;

Avant de mourir, moi, tout ce que je souhaite

C’est de le voir l’époux d’une femme parfaite.

SOPHIE.

S’il ressemble au portrait que vous faites ici,

Heureuse qui sera femme d’un tel mari.

MADAME ROBERT.

Heureuse ! trop heureuse ! Et tenez, feu son père

Était de ces époux comme l’on n’en voit guère,

Point gênant, point jaloux, surtout point curieux ;

Eh bien ! ma chère enfant, le fils vaut cent fois mieux.

Regardant du côté de la boutique.

Mais nos hommes enfin se sont levés de table :

Je m’en vais chez Guillaume, un vieillard respectable,

Pauvre et chez qui mon fils fait porter tous les jours

Un potage, un bouillon, enfin quelques secours.

SOPHIE.

Comment ! il trouve encor, presque dans l’indigence,

Le secret d’exercer un peu de bienfaisance.

MADAME ROBERT.

Oui vraiment. Ce n’est pas parce qu’il est mon fils,

Mademoiselle, mais c’est un garçon d’un prix !

Oh çà ! dans la maison encor j’ai maint ouvrage.

SOPHIE.

C’est moi qui veux ranger tout le petit ménage.

MADAME ROBERT.

Eh bien ! soit, dans l’instant je reviens.

Elle sort, emportant un petit poêlon couvert.

SOPHIE.

Les voici.

Clermont, Robert et Bonard sortent de la boutique et causent ensemble.

SOPHIE, regardant Robert avec intérêt.

Il est honnête, humain, bon fils et bon ami.

Votre mère a raison et je pense comme elle,

Robert ; des bons époux vous serez le modèle.

Elle rentre dans la boutique. Clermont, Bonard et Robert s’avancent.

 

 

Scène II

 

CLERMONT, BONARD et ROBERT

 

BONARD.

Et voilà les repas qui me plurent toujours.

J’ai dîné chez Derville aussi ces derniers jours ;

Qu’ai-je trouvé chez lui ? des femmes adorables,

Et des hommes charmants ; tous gens fort agréables ;

Mais, parmi tout cela, pas un brin de gaîté ;

J’étais fort déplacé dans la société :

Dans la vôtre je suis à mon aise au contraire,

On rit, on chante, on boit ; tout en vidant son verre,

Sur quelques points douteux on discute, on s’instruit,

Et l’on nourrit ensemble et le corps et l’esprit.

CLERMONT.

Mais, mon cher professeur, expliquez-moi, de grâce,

Un fait qui me surprend. L’ami Robert en classe,

Soit dit, sans le fâcher, était un bon enfant ;

Mais Derville annonçait un esprit plus perçant :

J’avais avec Derville à traiter d’une affaire

Ce matin, et je l’ai trouvé fort ordinaire,

Tandis qu’au cher Robert je trouve un sens exquis :

Pendant tout le dîner il m’a vraiment surpris.

BONARD.

C’est un point qui se trouve expliqué dans Tacite...

Tacite ou Cicéron : tous les deux je les cite,

Car je ne sais duquel est la comparaison ;

S’il m’en souvient pourtant elle est de Cicéron ;

Comme un champ que le soc jamais ne sollicite

Est bientôt hérissé d’une herbe parasite ;

Ainsi tout homme oisif accueille des penchants,

Inutiles au moins, s’ils ne sont pas méchants.

CLERMONT.

C’est une vérité que je sens par moi-même.

Moi, dans mes passions qui fus jadis extrême,

Pourquoi suis-je aujourd’hui patient et sensé ?

C’est que j’ai beaucoup lu, que j’ai beaucoup pensé.

Si ma raison enfin peut imposer silence

Aux transports dont souvent je sens la violence,

D’un travail assidu ce sont là les bienfaits.

BONARD.

Sans doute ; mais voici, mes enfants, à-peu-près

L’heure où la botanique aux environs m’appelle.

CLERMONT.

La botanique ! vous ?

BONARD.

Cette science est celle

Qui convient à mon âge, à mon cœur, à mes goûts.

Jeunes gens, je ne puis travailler comme vous.

Chercher des fleurs, voilà mon unique habitude,

C’est un délassement, bien plutôt qu’une étude,

Et c’est ce qu’il me faut.

CLERMONT.

Les goûts purs, innocents,

Jusque dans leur hiver, suivent les bonnes gens ;

Oubliant ses malheurs, ainsi l’auteur d’Émile

Allait herboriser aux bois de Romainville.

ROBERT.

Vous parlez de Rousseau. Je l’ai lu tout entier.

Je le relis souvent. Il aimait mon métier.

Par son style éloquent il entraîne, il enflamme,

Et jusqu’à ses erreurs, chez lui tout vient de l’âme.

BONARD.

Accablé, tourmenté des plus affreux chagrins,

Pour vivre avec des fleurs, il fuyait les humains.

Douce société.

CLERMONT.

Plaisirs purs, préférables

Au commerce trompeur de tant de ses semblables.

Car moi, dont le métier est de les observer,

Je sais qu’ils ne sont pas faciles à trouver

Les hommes comme lui, comme vous, mon cher maître.

BONARD.

Il est d’honnêtes gens, plus qu’on ne croit peut-être.

Or çà, c’est donc chez moi qu’on soupera ce soir.

ROBERT.

Oui, tous.

BONARD.

Je tâcherai de vous bien recevoir...

Vile potabis modicis Sabinum
Cantharis[3].

Il sort.

 

 

Scène III

 

ROBERT, CLERMONT

 

CLERMONT.

L’excellent homme !

ROBERT.

Oh ! oui.

CLERMONT.

Ton ouvrage t’appelle,

Mon cher Robert ; et moi, je roule en ma cervelle

Ur nouveau plan... L’accueil que Derville m’a fait,

Sur la scène, je crois, ferait un grand effet ;

Et puis j’ai sur le cœur mon amitié trahie :

Je veux, pour me venger, le mettre en comédie.

ROBERT

Te venger, toi qui sais régler tes passions !

CLERMONT.

Oh ! ma colère est juste, et mes intentions

Sont si pures d’ailleurs. L’histoire de Derville

À quelque riche, ami, sera peut-être utile :

Dans les bois d’alentour je vais donc m’égarer,

Le site est pittoresque et fait pour inspirer.

 

 

Scène IV

 

ROBERT, CLERMONT, SOPHIE, sortant de la boutique, son portefeuille sous le bras

 

SOPHIE.

Mon frère.

CLERMONT.

Hé bien !

SOPHIE.

Tu pars ? songe que l’heure avance,

Qu’il nous faut mille francs.

CLERMONT.

Robert s’en est chargé.

Va, sois en assurance.

SOPHIE.

Comment ?

CLERMONT.

Oh ! laisse-moi

De grâce ; avec Robert, ma sœur, arrange-toi,

Je ne puis m’occuper d’argent, je suis en verve,

Et du moment propice il faut que je me serve.

 

 

Scène V

 

ROBERT, SOPHIE

 

SOPHIE.

Mon frère est quelquefois d’une légèreté !

Il a tort.

ROBERT.

En ami par lui je suis traité.

Voilà ce qui me plaît. J’ai là dans ma boutique

Quelque chose à finir. Et puis mon soin unique,

Après, est de chercher la somme qu’il vous faut ;

Et vous pouvez compter que je l’aurai bientôt.

Eh ! bon Dieu ! d’un service où serait le mérite,

S’il ne coûtait un peu ! Je ne me crois pas quitte

Encore envers Clermont. C’est lui qui m’a toujours,

Dans nos classes, aidé de ses faibles secours,

Secours alors pour moi d’une grande importance ;

Beaucoup de gens riraient de ma reconnaissance,

Pour de légers bienfaits qui datent de și loin :

Mais quiconque au collège aurait été témoin

De la grâce et surtout de la délicatesse

Qu’il mettait à m’offrir sa petite richesse,

Ne serait pas surpris que ce trait d’amitié,

Par moi, dans aucun temps, ne pût être oublié,

SOPHIE.

Cher Robert !

 

 

Scène VI

 

ROBERT, CLERMONT, SOPHIE, MADAME ROBERT

 

MADAME ROBERT.

Eh bon Dieu ! dites-moi donc, ma chère,

Je viens ici tout près de trouver votre frère ;

Il marchait, s’arrêtait, et puis il se parlait.

Il m’a presque fait peur. Est-il fou, s’il vous plaît ?

SOPHIE.

Il est poète, et c’est presque la même chose.

MADAME ROBERT.

Bon !

SOPHIE.

Quand il gesticule ainsi, c’est qu’il compose.

MADAME ROBERT.

Il compose !

ROBERT.

Oui, ma mère, et c’est là son métier.

MADAME ROBERT.

Tout de bon ! allons donc... un métier singulier !

Les dévots du pays l’ont pris pour un vicaire,

Répétant le sermon qu’il devait dire en chaire.

SOPHIE.

Nous aurons donc, Robert, ces mille francs ?

ROBERT.

Ce soir,

Et je vous les promets.

SOPHIE.

Allons, je vais m’asseoir

Sur ce banc, et me mettre avec vous à l’ouvrage ;

Je voudrais terminer ce petit paysage.

ROBERT.

Fort bien.

Elle s’assied sur un banc qui est contre la boutique et dessine.

MADAME ROBERT, examinant le dessin de Sophie.

Vous avez là, ma fille, un beau talent.

Bon Dieu ! que je voudrais pouvoir en faire autant !

ROBERT, appelant sa mère à demi-voix.

Ma mère ?

MADAME ROBERT.

Eh bien ?

ROBERT.

À qui faut-il que je demande

Ces mille francs ?

MADAME ROBERT.

À qui ? que Derville te rende

Ce qu’il te doit.

ROBERT.

Il m’a demandé des délais.

MADAME ROBERT.

Des délais, quand il doit dix-huit mois d’intérêts !

Qui croirait que le pauvre est créancier du riche ?

Plafonds, meubles, lambris, salon boisé, corniche,

Tout est de toi chez lui, tout d’un travail exquis ;

On lui porte un mémoire où tout est à bas prix,

Au lieu de nous payer... je t’en ferai la rente,

Dit-il ; et tu consens ! et puis il te tourmente

Pour qu’en outre chez lui tu places tous les fonds

Qu’avec beaucoup de soin nous économisons,

Et tu consens encor, comme un franc imbécile !

Si tu n’avais prêté cet argent à Derville,

Tu pourrais acheter quelque bien.

ROBERT.

En effet.

MADAME ROBERT.

Quelques arpents de terre, et c’était mon projet.

ROBERT.

Mais comment refuser un ancien camarade ?

Il eût été fâché.

MADAME ROBERT.

Le voilà bien malade.

Il a bien ce matin refusé son ami,

Ce beau monsieur : je crois pourtant que celui-ci

Bien mieux que l’autre encor mérite qu’on l’oblige ;

Ainsi donc pour Clermont n’épargnez rien, vous dis-je,

Puisque monsieur Derville a de l’argent chez lui,

J’entends et je prétends qu’il s’acquitte aujourd’hui.

ROBERT.

Oui, ne vous fâchez pas. Mais c’est qu’il a peut-être

Beaucoup de monde, et moi je ne veux pas paraître

Parmi tous ces gens-là.

MADAME ROBERT.

Non ? Après son dîner

Tu sais que tous les jours il va se promener ;

Eh bien ! dans ta boutique achève ton ouvrage,

Et ne le laisse pas échapper au passage.

Elle rentre dans la boutique.

ROBERT.

Non.

 

 

Scène VII

 

ROBERT, SOPHIE

 

ROBERT, examinant Sophie qui est très occupée de son dessin.

Comme elle travaille avec attention !

Fort bien, elle a du goût pour l’occupation :

Point très essentiel dans un ménage. Elle aime

Son frère avec transport, elle aimerait de même

Son mari, ses enfants, j’en suis certain. Ma foi,

C’est ce qu’il me faudrait pour ma femme, je crois.

Il travaille.

 

 

Scène VIII

 

ROBERT, SOPHIE, DERVILLE, élégamment vêtu

 

DERVILLE.

Mon tort envers Clermont sans cesse me tourmente ;

Mais comment réparer... 

Apercevant Sophie.

La rencontre charmante !

De beaux yeux, faite à peindre, et point d’art, point d’apprêt.

Je lui trouve, d’honneur, un piquant, un attrait...

Parbleu ! cela ferait une aimable maîtresse.

Le joli passe-temps !

ROBERT, apercevant Derville.

Un peu de hardiesse,

C’est Derville. Après tout, c’est de l’argent prêté.

Voyons. Bonjour, Derville.

DERVILLE.

Ah ! je suis enchanté

De te voir, sur mon âme.

Examinant Sophie.

On n’est pas plus jolie.

ROBERT.

Chez toi j’allais passer. Il faut que je te prie

De me rendre un service.

DERVILLE.

Un service, Robert.

Tu sais bien que mon cœur te fut toujours ouvert.

Examinant Sophie.

L’agréable maintien !

ROBERT.

Tu me dois une année...

DERVILLE.

La seconde n’est pas encore terminée :

Et tu m’avais promis d’attendre jusque-là.

ROBERT.

Mais je me trouve avoir besoin d’argent.

DERVILLE.

Ah ! ah !

Quand ?

ROBERT.

Ce soir.

DERVILLE.

Il fallait me prévenir d’avance :

J’aurais pu m’arranger alors en conséquence.

ROBERT.

C’est un très faible à-compte.

DERVILLE.

Oh ! oui j’entends fort bien.

Pas possible, d’honneur ; car chez moi je n’ai rien.

J’étais si loin, d’après la convention faite,

De m’attendre à ceci ! Veux-tu que je m’endette ?

Non ; d’autant plus qu’ayant sans doute du crédit,

Tu peux trouver ailleurs.

ROBERT.

Prends que je n’ai rien dit.

À part, tandis que Derville examine Sophie.

Je n’ose le presser ; cependant l’heure avance.

Il tire sa montre.

Et Clermont... Cette montre est de peu d’importance

Pour moi qui vois si bien l’heure au soleil. Mais quoi ?

J’en aurai deux cents francs. J’ai des couverts chez moi ;

J’y tiens mais quand Derville aura payé sa dette

J’en aurai d’autres ; oui, prenons-les en cachette,

De ma mère surtout, car ce serait un train !

Il rentre dans sa boutique.

 

 

Scène IX

 

DERVILLE, SOPHIE, toujours dessinant

 

DERVILLE.

Il est parti. Fort bien ; Clermont vient ce matin :

C’est le tour de Robert ce soir. C’est incroyable.

Cette jeune personne est vraiment adorable :

Il faut qu’en ce canton elle soit depuis peu,

Peut-être ne s’est-elle arrêtée en ce lieu

Que pour en dessiner le plan d’après nature.

Je veux, quoi qu’il en soit, suivre cette aventure.

 

 

Scène X

 

DERVILLE, SOPHIE, ROBERT, portant ses couverts dans un mouchoir

 

ROBERT.

Ne perdons point de temps, ma mère n’a rien vu.

DERVILLE.

C’est encor toi, Robert ! Pardon, j’aurais voulu

De bien bon cœur t’aider dans ce besoin extrême.

ROBERT.

N’en parlons plus, mon cher ; je viens à l’instant même

De songer à quelqu’un qui ne peut me manquer.

DERVILLE.

Oui-dà ! tant mieux.

ROBERT.

J’y cours.

Il sort.

 

 

Scène XI

 

DERVILLE, SOPHIE

 

DERVILLE

Allons, il faut risquer

L’entretien. Approchons.

À Sophie.

Adorable personne.

SOPHIE, levant la tête.

Monsieur...

DERVILLE.

Pour m’excuser serez-vous assez bonne ;

De vous connaître encor je n’ai pas le bonheur :

D’un entretien pourtant j’implore la faveur.

Un bien heureux hasard vous présente à ma vue,

Vous lisez dans mes yeux si mon âme est émue.

Daignez donc écouter...

SOPHIE.

Mon cher monsieur, pardon ;

Mais je n’ai pas de temps à perdre.

DERVILLE.

Comment donc !

Vous ne le perdrez pas avec moi, je vous jure.

Vous avez, je le vois, du goût pour la peinture,

Car vous ne dessinez que pour votre plaisir.

SOPHIE.

À me faire exister mon art pourra servir ;

Je l’espère du moins.

DERVILLE.

Si jeune, si jolie,

Travailler par besoin ! Chose indigne, inouïe !

Si vous disiez un mot seulement, vous verriez

Bientôt tous les trésors de la terre à vos pieds.

SOPHIE, à part, se levant.

Un de ces jeunes fats au ton galant et leste,

Dont Paris est tout plein.

DERVILLE, à part.

Elle est toute céleste !

Et d’ailleurs elle est pauvre... on pourrait aisément...

Ce projet-là n’est pas fort honnête, vraiment.

Haut.

Mais elle est si jolie ! Oui, charmante inconnue,

Oui, le cœur le plus froid s’enflamme à votre vue :

La nature a sur vous prodigué ses bienfaits.

Aux talents enchanteurs unir de tels attraits !

Mon discours vous surprend, peut-être vous offense,

De l’amour en tout temps telle fut la puissance,

Il n’a pour triompher besoin que d’un moment.

 

 

Scène XII

 

DERVILLE, SOPHIE, CLERMONT

 

CLERMONT.

Ciel ! que vois-je ! ma sœur et Derville !

DERVILLE.

Comment !

SOPHIE, à part.

Derville ! Ses propos auraient dû m’en instruire.

DERVILLE, à part.

La sœur de mon ami !... je voulais la séduire !

CLERMONT.

Grâce au ciel, j’ai pu voir à l’épreuve aujourd’hui

Que j’ai d’autres amis plus délicats que lui.

Robert est bon, sensible, il n’a pas vos richesses,

Il tiendra mieux que vous nos communes promesses ;

Logé chez lui, par lui je serai secouru.

DERVILLE, à part.

Robert l’accueille ! et moi, comme je l’ai reçu !

CLERMONT.

L’argent dont j’ai besoin...

DERVILLE.

Eh bien ?

CLERMONT.

Avec quel zèle

Il le cherche partout, cet ami si fidèle !

DERVILLE, à part.

Moi, je l’ai cet argent, je l’ai si mal offert...

Ciel ! j’outrage Clermont, et sa sœur, et Robert :

Réparons tous mes torts.

CLERMONT.

Notre ami véritable

Nous attend ; viens, ma sœur.

DERVILLE.

Clermont, je fus coupable,

Pardonne, et que Robert, pour aider son ami,

Ne cherche nulle part.

Lui offrant son portefeuille.

Tiens, Clermont, prends ceci ;

Prends, dis-je, sans rougir : je ne suis plus le même ;

Daigne m’en croire, ami.

CLERMONT, hésitant.

Quel changement extrême !

DERVILLE, le forçant à prendre.

Prends, s’il me reste encor quelques droits sur ton cœur,

Clermont, je t’en conjure.

 

 

Scène XIII

 

DERVILLE, SOPHIE, CLERMONT, GABRIEL

 

GABRIEL, tirant Derville à part.

Ah ! vous voilà, monsieur,

Il faut que vous alliez trouver votre notaire

À Paris sur-le-champ.

DERVILLE.

Comment ! pour quelle affaire ?

GABRIEL.

Cet honnête Dorval qui vous faisait valoir

Le reste de vos fonds...

DERVILLE.

Eh bien ?

GABRIEL

Hier au soir...

A pris la fuite.

DERVILLE.

Ô Ciel !

GABRIEL.

Banqueroute totale :

Gervais vient d’apporter la nouvelle fatale.

DERVILLE.

Ah ! grand Dieu ! je n’ai pas à perdre un seul instant :

Pardonne, mon ami ; mais un soin important...

À Clermont.

Je serais ruiné, ruiné sans ressource.

Il sort précipitamment.

GABRIEL.

Courez après, il a, dès hier, pris sa course.

Comment peut-on agir de la sorte ? Ah ! bon Dieu !

Placer tout son argent chez un banquier de jeu !

 

 

Scène XIV

 

CLERMONT, SOPHIE

 

CLERMONT.

Que veut dire ceci ? ce matin il refuse,

Il me prévient ce soir, il s’attendrit, s’accuse,

Et puis me laisse là ; ma sœur, il te parlait ?

SOPHIE.

De mille compliments, mon frère, il me comblait.

CLERMONT.

Eh bien ! j’avais prévu cet effet de tes charmes.

À ta beauté comment ne pas rendre les armes ?

Je te l’ai dit tantôt ; c’est sans doute à l’amour,

Ma sœur, que nous devons cet étonnant retour.

 

 

Scène XV

 

CLERMONT, SOPHIE, ROBERT, portant un sac d’argent

 

ROBERT, tout essoufflé.

Je te l’avais promis, j’ai bien couru, n’importe,

Voilà tes mille francs, mon cher, que je t’apporte.

CLERMONT.

Je n’oublierai jamais ta générosité,

Mais garde ton argent, Derville m’a prêté.

ROBERT.

Derville !

CLERMONT.

Et je n’ai pu refuser de le prendre :

Car il m’en a pressé d’un air si franc, si tendre !

ROBERT.

Diable ! il est bien changé !

CLERMONT.

Tu m’en vois tout surpris :

Des attraits de ma sœur il paraît fort épris,

Et de son changement peut-être est-ce la cause ?

ROBERT.

Fort bien, je suis charmé qu’ainsi tout se dispose,

Il oblige le frère, il adore la sœur ;

Ensemble puissiez-vous goûter le vrai bonheur.

SOPHIE.

Ce n’est pas avec lui que je puis être heureuse.

 

 

Scène XVI

 

CLERMONT, SOPHIE, ROBERT, MADAME ROBERT

 

MADAME ROBERT.

Eh ! bon Dieu ! mon ami, c’est une perte affreuse !

ROBERT.

Quoi ?

MADAME ROBERT.

Notre argenterie ; où donc est-elle ?

ROBERT.

Paix !

MADAME ROBERT

Comment donc, que dis-tu ?

ROBERT.

Chut !

MADAME ROBERT.

Est-ce que tu sais,

Par hasard...

ROBERT.

Oui, je sais ce qu’elle est devenue.

CLERMONT.

Je le devine, moi ; Robert, tu l’as vendue !

En voilà le produit.

ROBERT.

Eh bien oui, j’en conviens :

Je vois qu’en la gardant j’aurais fait aussi bien,

À présent que Derville, enfin plus équitable...

SOPHIE.

Allez, d’un pareil trait Derville est incapable.

MADAME ROBERT.

Comment ! tu l’as vendue ! À merveille, mon fils ;

Je vous reconnais là ; courage ! À vos amis

Vous sacrifieriez tout, tout jusqu’à votre mère.

ROBERT.

De ses livres songez qu’il allait se défaire.

MADAME ROBERT.

Ne valait-il pas mieux qu’il vendît ses effets,

Que toi les tiens pour lui ?

ROBERT.

Voyons : si je devais,

Ne garderais-je pas, pour ressources dernières,

Mon rabot, les outils qui me sont nécessaires ?

MADAME ROBERT.

Sans vos outils, vraiment, que feriez-vous, mon fils ?

ROBERT

Eh bien ! ses livres sont justement ses outils.

MADAME ROBERT.

J’entends ; mais...

CLERMONT.

Ce trait est gravé dans mon âme,

Mon cher Robert ; et vous, consolez-vous, madame,

Derville m’a prêté, reprenez cet argent.

MADAME ROBERT.

Ah ! c’est parler cela. De son dérangement

Vous ne voudriez pas sans doute être la cause ;

Mais quel miracle a fait cette métamorphose

En Derville ?

ROBERT.

Sa sœur.

MADAME ROBERT.

Bon !

ROBERT.

D’un amour réel

Son cœur se trouve atteint, amour bien naturel.

MADAME ROBERT.

Et vous à qui j’ai cru de la délicatesse,

D’accepter cet argent vous avez la faiblesse.

ROBERT.

Et par quelle raison, s’il vous plaît, refuser ?

MADAME ROBERT.

Quand il aime sa sœur ?

ROBERT.

Ne peut-il l’épouser ?

MADAME ROBERT.

L’épouser ! qui ? Derville ? allons, vous voulez rire,

Il est homme à cela. L’épouser ? la séduire !

CLERMONT.

Il pourrait méditer une pareille horreur !

ROBERT.

Non, ce coupable espoir n’est pas fait pour son cœur.

MADAME ROBERT.

Eh ! n’a-t-il pas prouvé par plus d’un tour semblable,

Dans le canton déjà, ce dont il est capable ?

CLERMONT.

Se pourrait-il, grands Dieux !

MADAME ROBERT.

Et d’ailleurs savez-vous

Que d’un riche parti demain il est l’époux :

S’il vous parle d’amour, à coup sûr dans son âme

C’est qu’il roule sur vous quelque projet infâme.

SOPHIE.

Mon frère, il faut avant d’accepter ses bienfaits...

CLERMONT.

Oui, je t’entends. Il faut connaître ses projets.

Comment ! il te courtise, et demain se marie !

Qu’il s’explique à l’instant, ou bien sa perfidie

N’est que trop claire...

ROBERT.

Ainsi ton esprit emporté

Voit toujours bien plus loin que la réalité.

CLERMONT.

Je veux qu’il parle au moins.

SOPHIE.

Quel qu’il soit, à cet homme

Il ne faut rien devoir.

CLERMONT.

Non, rien ; voici la somme

Qu’il vient de me prêter. Sans plus tarder je vais

Me dégager, Robert, du poids de ses bienfaits,

Et de son procédé lui reprocher la honte.

Il s’approche de la grille et sonne avec vivacité.

ROBERT.

Mais tu n’as encor rien de certain sur son compte.

CLERMONT, sonnant encore.

Il n’importe, mon cher.

ROBERT.

Soit, rends-lui son argent.

Ne lui reproche rien.

 

 

Scène XVII

 

CLERMONT, SOPHIE, MADAME ROBERT, ROBERT, GABRIEL

 

GABRIEL.

Un moment, un moment,

Donnez-moi donc le temps ; on y va.

CLERMONT.

Votre maître ?

GABRIEL.

Il est sorti, monsieur.

CLERMONT.

De grâce, où peut-il être ?

GABRIEL.

Mais, il est à Paris, chez monsieur Robertin,

Son notaire.

CLERMONT.

Il demeure ?

GABRIEL.

Au faubourg Saint-Germain.

CLERMONT.

J’y cours. En même temps je vais payer ma dette.

Je prends tes mille francs. Cessez d’être inquiète ;

De Robert aujourd’hui j’accepte les bienfaits,

Je les rendrai demain ; mes livres, mes effets,

Rien ne me coûtera. Trop léger sacrifice !

Mais du moins Robert seul m’aura rendu service.

Il sort.

 

 

Scène XVIII

 

SOPHIE, MADAME ROBERT, ROBERT, GABRIEL

 

GABRIEL, à Robert.

C’est vous, monsieur Robert ? Savez-vous un secret ?

Mon maître est ruiné.

ROBERT.

Se peut-il ?

GABRIEL.

Tout-à-fait.

J’y suis, mon cher monsieur, pour deux ans de mes gages.

Il sort.

ROBERT.

Et nous pour notre rente avec les arrérages.

Ciel ! à qui pourra-t-on se fier aujourd’hui ?

MADAME ROBERT.

Mon fils avait placé tout son argent chez lui ;

Voyez un peu l’horreur et la friponnerie ;

Travaillez, vivez donc avec économie,

Pour prêter tous vos fonds à quelqu’ingrat ami,

Qui vous ramène au point d’où vous êtes sorti.

ROBERT.

Eh ! calmez-vous. La perte est sans doute cruelle ;

Ce n’est peut-être là qu’une fausse nouvelle.

Je m’en vais à Paris pour mieux m’en assurer ;

En tout cas c’est un mal qui peut se réparer.

Hélas ! ce n’est pas moi qui suis le plus à plaindre ;

Pour Derville surtout l’infortune est à craindre.

J’y suis accoutumé ; mais contre le malheur

Il n’a pas encor su fortifier son cœur.

Je vole et je reviens au plus tard dans une heure.

 

 

Scène XIX

 

MADAME ROBERT, SOPHIE

 

MADAME ROBERT.

Quel cœur ! quel cœur unique ! En vérité j’en pleure.

SOPHIE

Rentrons. Votre cher fils mérite d’être heureux.

Il le sera.

MADAME ROBERT.

Bon Dieu ! c’est tout ce que je veux.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

GABRIEL, seul

 

Il ne vient pas. Vraiment, il a plus d’une affaire.

Plus que le mien, je crois, son sort me désespère.

 

 

Scène II

 

GABRIEL, DERVILLE

 

GABRIEL.

Ah ! vous voilà, monsieur. Eh bien ?

DERVILLE.

Tout est perdu !

GABRIEL.

Ciel !

DERVILLE.

Plus d’espoir, demain tout est saisi, vendu.

Déjà mes créanciers étaient chez mon notaire ;

Il m’a fallu souffrir leur mépris, leur colère.

Je succombe en pensant à l’affreux avenir

Qui pour moi se prépare. Ah Dieu ! que devenir ?

On court après Dorval ; trop frivole espérance !

Le fripon dès hier a su prendre l’avance.

Que faire ? où me cacher ?

GABRIEL, à part.

Je suis tout attendri.

À Derville.

Mon cher monsieur, pourquoi perdre courage ainsi ?

À part.

Il faut le consoler.

Haut.

Allons, du cœur. Que Diable,

Vous n’êtes pas encor tout-à-fait misérable !

Ne vous reste-t-il pas quelque ressource ?

DERVILLE.

Rien.

GABRIEL.

Rien ! c’est peu. Mais enfin, il est plus d’un moyen

Qui peut vous procurer une honnête existence ;

À votre père seul vous deviez votre aisance.

Si par vous son commerce était continué ?

DERVILLE.

Eh ! mon père au travail était habitué.

Il avait mérité, par son intelligence,

De vingt correspondants toute la confiance ;

Et ces correspondants ne me connaîtront pas.

GABRIEL.

Je le crains comme vous ; il est d’autres états ;

Il en est que l’on peut entreprendre à tout âge.

DERVILLE.

Eh non ! il faut pour tous un long apprentissage.

Le travail fut toujours si terrible pour moi...

GABRIEL.

Si dans quelque bureau vous cherchiez un emploi ?

DERVILLE.

Je ne suis même pas bon pour être copiste.

GABRIEL.

Dame ! ne rien savoir, quand on n’a rien, c’est triste.

DERVILLE.

Je ne le sens que trop. Pour unique talent,

Je possède, mon cher, quelques arts d’agrément.

Encor les sais-je assez pour en faire ressource ?

De mes biens rien ne peut tarir jamais la source,

Disais-je, et mes plaisirs seulement m’occupaient,

Et dans l’oisiveté mes dépenses doublaient.

J’ai voulu par le jeu retrouver ma richesse,

Le traître de Dorval vient combler ma détresse,

Et je me trouve en proie aux horreurs du besoin.

GABRIEL.

Que vous dirai-je, hélas ! ce matin j’étais loin

De prévoir ce retour. Je vois, monsieur Derville,

Que je ne puis long-temps encor vous être utile,

Mais je veux vous servir au moins jusqu’à la fin ;

Vos créanciers sont tous chez monsieur Robertin,

Eh bien ! chez lui je cours, et j’apprendrai peut-être

Quelque chose d’heureux pour vous, mon pauvre maître.

On court, m’avez-vous dit, après votre fripon,

Peut-être aura-t-on pu l’atteindre ; que sait-on ?

Je reviens vous tirer de votre incertitude.

À part.

Le service chez lui sans doute était bien rude ;

Mais pour les malheureux on se prend d’amitié,

Et le pauvre garçon vraiment me fait pitié.

Il sort.

 

 

Scène III

 

DERVILLE, seul

 

Sans état, sans argent, que résoudre ? que faire ?

Des amis ! ah ! sans doute il en est sur la terre ;

Mais moi, ne suis-je pas indigne d’en trouver ?

N’ai-je pas trop bien su moi-même m’en priver ?

Clermont m’implore en vain dans son besoin extrême,

Et j’oserais ce soir l’implorer pour moi-même.

Envers Robert et lui je sentais tous mes torts,

Mais combien le malheur ajoute à mes remords !

Les aborder après ma coupable conduite !

Que diront-ils ? je n’ai que ce que je mérite.

Riche, tous mes amis ont été mal reçus ;

Pauvre, hélas ! mes amis ne me connaîtront plus.

Me faudra-t-il, ô ciel, en perdant ma richesse,

De mes plus chers amis perdre encor la tendresse !

 

 

Scène IV

 

DERVILLE, CLERMONT

 

CLERMONT.

Ah ! vous voilà, monsieur. Dans Paris vainement

Je viens de vous chercher ; reprenez votre argent,

Je n’en veux pas.

DERVILLE.

Pourquoi ?

CLERMONT.

Je sais qu’au fond de l’âme

Vous brûlez pour ma sœur d’une coupable flamme ;

Gardez votre or. Jamais vos projets odieux,

Pour ma sœur, ni pour moi, ne seront dangereux.

DERVILLE.

Mon ami...

CLERMONT.

Votre ami ! Clermont l’ami d’un traître ?

Non je ne le suis pas ; non, je ne veux pas l’être...

Rentrez dans votre cœur le devoir d’un ami ·

Par vous à mon égard a-t-il été rempli ?

DERVILLE.

Tu me traites bien mal.

 

 

Scène V

 

DERVILLE, CLERMONT, SOPHIE

 

SOPHIE.

Hélas ! viens donc, mon frère,

Consoler de Robert la respectable mère.

Voilà Derville. Enfin de recouvrer son bien

N’a-t-il donc plus d’espoir ? n’est-il aucun moyen...

DERVILLE.

Aucun.

CLERMONT.

Comment !... ma sœur, explique-toi de grâce.

DERVILLE.

Hélas ! ignores-tu, Clermont, ce qui se passe ;

On me fait banqueroute, et je suis ruiné.

CLERMONT.

Ruiné !... Mon ami, tu m’en vois consterné.

Me pardonneras-tu mes reproches barbares ?

DERVILLE.

Oublieras-tu mes torts ?

CLERMONT.

Tes torts ! tu les répares

En les reconnaissant. Parlons de ton malheur.

DERVILLE.

Ton procédé déchire et soulage mon cœur.

CLERMONT.

Tu n’eus jamais dessein de me faire une offense,

Et c’est moi bien plutôt qui plein d’inconséquence...

Pardon.

 

 

Scène VI

 

DERVILLE, CLERMONT, SOPHIE, MADAME ROBERT

 

MADAME ROBERT.

Ah ! c’est donc vous, monsieur. Est-il permis

D’en agir de la sorte avec de vrais amis ?

CLERMONT.

Il est dans le malheur, oubliez sa conduite.

MADAME ROBERT.

Son malheur ! justement, voilà ce qui m’irrite,

Tout l’argent de mon fils qui part avec le sien.

CLERMONT.

Robert son créancier ! Mais vous ne perdrez rien,

N’a-t-il pas sa maison ?

DERVILLE.

Demain elle est en vente,

Et Robert, n’ayant pas de titres pour sa rente...

Ah ! combien vous devez m’en vouloir, mes amis !

En un jour, envers vous, que de torts j’ai commis !

Cher Clermont, vous madame, et vous mademoiselle,

Vous, sœur de mon ami, jeune, innocente, belle.

Me pardonnerez-vous le frivole entretien ?

SOPHIE.

Je ne vois que l’ami de mon frère et le mien.

MADAME ROBERT.

À merveille. De vous l’infortune va faire

Un parfait honnête homme, et la sœur et le frère

Vont oublier vos torts envers eux : c’est charmant.

Je voudrais de bon cœur pouvoir en faire autant :

Mais c’est qu’on ne perd pas avec indifférence

Le fruit d’un long travail. Si j’avais l’espérance

De retrouver au moins quelque chose. Mon fils

Pour cela justement est parti pour Paris ;

Mais il ne revient pas.

SOPHIE.

Allons, prenez courage,

Quelque débris peut-être est sauvé du naufrage.

CLERMONT.

Le voilà qui revient.

MADAME ROBERT.

Je tremble.

 

 

Scène VII

 

DERVILLE, CLERMONT, SOPHIE, MADAME ROBERT, ROBERT

 

MADAME ROBERT.

Eh bien, Robert ?

ROBERT.

Eh bien ! les créanciers, soi-disant de concert,

Chez monsieur Robertin, disputent, s’injurient,

Chacun produit son titre, et tous s’emportent, crient :

C’est à qui le premier aura part dans ton bien.

Ce que j’y vois de clair, c’est que je n’aurai rien.

DERVILLE.

Et voilà ce qui fait mon plus affreux supplice.

Sans peine de mes biens je fais le sacrifice ;

Mais, Robert, dans ma perte avec moi t’entraîner !

Je te connais, ami, tu vas me pardonner ;

Mais pourrai-je jamais me pardonner moi-même ?

ROBERT.

Ce n’est pourtant pas là, mon cher, un mal extrême,

Et tu m’en vois déjà presque tout consolé.

Je ne suis après tout qu’un peu plus reculé.

Et des richesses, moi, si peu je me soucie !

En tout temps, en tout lieu, je puis gagner ma vie,

Et fort honnêtement. N’ai-je pas mon métier ?

CLERMONT.

Mais lui ! que fera-t-il ?

DERVILLE.

Irai-je mendier

Près d’un riche, en usant de basse flatterie ?

Choisirai-je pour vivre une infâme industrie ?

D’un riche dépouillé tel est pourtant le sort :

Être vil ou fripon. Plutôt cent fois la mort.

ROBERT.

Bien. Dans ta bouche, ami, j’aime un pareil langage.

Réponds-moi maintenant. Te sens-tu du courage ?

DERVILLE.

Oui, j’en ai, je le sens. Mes maux sont mérités ;

Par moi, sans m’avilir, ils seront supportés.

ROBERT.

Et ces maux finiront bientôt. Le Ciel est juste,

Il entend tes remords. Jeune, dispos, robuste,

On peut encor de toi faire un bon ouvrier.

Prends ce rabot. Je veux t’apprendre mon métier.

Mon père était peu riche, artisan de village.

Il m’a laissé pourtant un plus bel héritage

Que le tien, tu le vois. Dans notre adversité

Tes biens ont disparu. Mon trésor m’est resté.

Ce trésor, c’est mon bras. Mon bras peut me suffire,

Et sans avoir besoin de personne, sans nuire

À personne, avec lui, contre les, coups du sort,

Et contre les fripons, je serai toujours fort ;

Qu’on me tourmente ici, j’emporte mon bagage,

Et m’établis ailleurs. Cher Derville, partage

Avec moi ce trésor. Compagnon, mets-toi là.

Travaille, ton métier bientôt te nourrira,

Et tu ne dépendras des hommes ni des choses.

DERVILLE.

J’accepte, cher Robert, ce que tu me proposes.

CLERMONT.

Vous m’enflammez tous deux. La proposition

De Robert lui valait mon admiration.

Derville, en l’acceptant, en est encor plus digne.

Avec sa fermeté, quiconque se résigne

À travailler, après avoir tant végété

Au sein de la mollesse et de l’oisiveté,

Dans son cœur, à coup sûr, porte un grand caractère.

D’avoir de tels amis, mon âme est presque fière.

SOPHIE.

J’admire avec Clermont ce courageux parti.

Tous les honnêtes gens en penseront ainsi.

MADAME ROBERT.

Eh bien ! il aidera mon fils dans ses ouvrages,

Et pourra nous payer ainsi nos arrérages.

 

 

Scène VIII

 

DERVILLE, CLERMONT, SOPHIE, MADAME ROBERT, ROBERT, BONARD

 

BONARD.

Savez-vous, mes enfants, que cela n’est pas bien ;

Vous êtes dans la peine, et ne m’en dites rien.

Si madame Robert à ma bonne Denise

N’avait pas révélé qu’il vous faut sans remise

Mille francs, cher Clermont, je ne le saurais pas :

Pour vous gronder, exprès je porte ici mes pas.

M’avez-vous cru pour vous une âme indifférente ?

Je n’ai pour subsister que ma petite rente,

Il est vrai, mais encore, autant que je le puis,

Mes petits revenus sont-ils à mes amis ?

Je ne possède pas la somme tout entière.

Voilà quatre cents francs. C’est ce que je puis faire

Pour le moment. Daignez, mon cher, les accepter.

Et le reste aisément pourra se compléter.

CLERMONT.

Je reconnais votre âme et bienfaisante et belle,

Mon cher maître. Voici bien une autre nouvelle.

Derville est ruiné.

BONARD.

Se pourrait-il ?... vraiment !

Vous nous dites cela, cher Clermont, bien gaiement,

CLERMONT.

C’est qu’il voit ses malheurs d’une âme peu commune,

C’est qu’il va tout devoir peut-être à l’infortune.

BONARD.

Eh ! oui, j’entends fort bien. Plutarque, Cicéron

Et mille autres auteurs ont dit avec raison

Que le sage doit voir ses revers d’un œil ferme :

De ces principes-là j’ai mis en vous le germe ;

Mais au malheur si bien que l’on soit préparé,

Toujours du premier coup le cœur est-il navré ;

Cher Derville, entre nous, je vous vois fort à plaindre,

DERVILLE.

Non, ne me plaignez pas. Expliquez-vous sans feindre.

N’avais-je pas besoin d’une forte leçon ;

Félicitez-moi donc tous sur ma guérison.

Le malheur la commence, et l’amitié l’achève ;

De Robert à présent voyez en moi l’élève.

Ce bon ami veut bien m’apprendre son métier,

D’un riche fainéant faire un bon ouvrier.

Grace à mon infortune, au prix de quelques sommes

Je vais reprendre enfin mon rang parmi les hommes ;

N’est-ce pas s’enrichir qu’être ainsi ruiné ?

BONARD.

Vous me voyez joyeux presqu’autant qu’étonné.

 

 

Scène IX

 

DERVILLE, CLERMONT, SOPHIE, MADAME ROBERT, ROBERT, BONARD, GABRIEL

 

GABRIEL.

Monsieur, monsieur ?

DERVILLE.

Eh ! bien ?

GABRIEL.

Le plaisir me suffoque,

Et la joie entre nous doit être réciproque.

Avec tout votre argent Dorval est arrêté.

Le fait par un exprès vient de m’être attesté.

DERVILLE.

Se peut-il ?

CLERMONT.

Quel bonheur !

MADAME ROBERT.

La nouvelle excellente !

Ainsi nous serons donc payés de notre rente.

GABRIEL.

Vous allez recouvrer vos biens, votre trésor.

DERVILLE.

Est-ce un bonheur pour moi ? si j’allais être encor

Dur, égoïste, ingrat !

BONARD.

Doucement, je vous prie :

Il faut mettre une borne à la philosophie.

Vous la poussez trop loin. Ce qui vous a gâté,

Ce n’est pas votre bien, c’est votre oisiveté ;

Pour la fortune, en elle, il n’est rien de blâmable :

On peut être à la fois riche et fort estimable.

Votre père était riche et plein de probité.

Il a payé sa dette à la société.

Eh bien ! à votre tour il faut payer la vôtre.

Riche, il vous a laissé plus obligé qu’un autre.

Le commerce, mon fils, les arts, les ateliers

Réclament tous vos fonds. Les honnêtes rentiers

Sont ceux qui, comme moi, sur la fin de leur vie,

De leurs travaux passés trouvent l’économie.

Pour les autres, je crois que Jean-Jacques a raison :

Riche ou pauvre, tout homme oisif est un... pardon !

Le mot est un peu dur ; mais en bonne justice,

Chacun doit à l’état son temps et son service.

DERVILLE.

Oui, mon cher professeur, oui, vous avez raison,

Formons donc entre nous une réunion

D’amis, d’honnêtes gens, surtout d’hommes utiles,

BONARD,

Bien ! voilà des projets et sages et faciles.

Oui, mettons en commun vos biens, ma pension.

SOPHIE.

Et choisissons chacun notre occupation.

CLERMONT.

Moi, je composerai des pièces bien morales.

BONARD.

Moi, j’herboriserai. Je peux par intervalles

Aussi vous conseiller.

ROBERT.

Quant à moi, mon métier,

Vous le savez, amis, m’occupe tout entier.

DERVILLE.

Tous mes fonds sont à toi. Nous chercherons ensemble

Les pauvres ouvriers que ce canton rassemble.

Et de mes revenus nous les soulagerons ;

Mais surtout, cher Robert, nous les occuperons.

MADAME ROBERT.

Pour moi, mes chers enfants, j’aurai soin du ménage.

SOPHIE.

Et je vous aiderai. Je peins le paysage,

Je veux porter mon art à la perfection,

Et dès l’été prochain exposer au salon.

GABRIEL.

Dans la société puis-je trouver ma place ?

Je m’offre à vous servir, messieurs, de bonne grâce.

DERVILLE.

On t’accepte, mon cher, C’est un fort bon garçon.

GABRIEL.

J’irai, si vous voulez, à la provision.

J’aurai soin du jardin ; puis, de vos comédies,

Aux moments de loisir, je ferai des copies.

CLERMONT.

Fort bien. Derville et moi, nous allons à présent

Chercher autour de nous quelqu’objet séduisant

Qui daigne à notre sort associer sa vie.

Pour être heureux vraiment il faut qu’on se marie...

Robert ! il a son fait, je crois ; pas vrai, ma sœur ?

Robert sourit, Sophie baisse les yeux.

Ainsi nous n’aurons tous qu’un esprit et qu’un cœur,

BONARD.

Comme l’a dit... je crois... à la fin d’une strophe,

Un grand homme à la fois poète et philosophe :

Grace au travail, amis, nous renverrons bien loin

Trois maux affreux : l’ennui, le vice et le besoin[4].


[1] Vers de l’Optimiste, comédie de Collin-Harleville.

[2] Cic. pro Archia poeta.

[3] HORAT. lib. I, od. 20.

[4] Ce n’est pas à la fin d’une strophe, c’est à la fin de Candide que

Voltaire a dit cela ; mais mon vieux professeur peut confondre.

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