Lully (CLAIRVILLE - DUMANOIR)

Sous-titre : les petits violons de Mademoiselle

Comédie en deux actes, mêlée de chant.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre des Variétés, le 14 janvier 1850.

 

Personnages

 

LA DUCHESSE DE MONTPENSIER

MADEMOISELLE DE BRÉVOL, fille d’honneur

LE MARGRAVE DE BAREUTH

LE CHEVALIER DE MARCILLAC, écuyer

LULLY, 17 ans

QUINAULT, garçon boulanger

MADELON, fille d’atours

SAUGEON, maître-queux

LAFORÊT, marmiton

DUMÉNIL, marmiton

LALANDE, marmiton

BLANCHET, marmiton

PREMIER PETIT VIOLON

DEUXIÈME PETIT VIOLON

UN DOMESTIQUE

SEIGNEURS

DAMES

MARMITONS

PETITS VIOLONS

DOMESTIQUES des deux sexes

 

La scène se passe au château de Choisy-Mademoiselle (aujourd’hui Choisy-le-Roi), en 1650.

 

 

ACTE I

 

Les cuisines du château. Au fond, une grande baie ouvrant sur un large escalier qui conduit à une galerie. Au bas de l’escalier, à droite et à gauche, deux entrées. Portes à droite et à gauche, au troisième plan. Au fond, de chaque côté de la baie, un fourneau garni de casseroles. Un autre à gauche, au premier plan. À côté de ce fourneau, une corbeille pleine de vieux papiers. À droite, une large cheminée ; à côté de la cheminée, sur l’avant-scène, une grande horloge en bois sculpté. Deux chaises.

 

 

Scène première

 

SAUGEON, puis MADELON

 

SAUGEON, en costume de travail, apprêtant un mets dans une casserole sur le fourneau du fond, et regardant par la porte de gauche.

Blanchet ! attention au filet ! les plus grands soins !...

Allant à la porte de droite.

Eh bien ! Lalande, que fais-tu donc ?... Malheureux ! je sens le brûlé !...

Courant précipitamment au fourneau du devant.

Oh ! diable ! c’est mon plat qui brûle !...

Retirant la casserole.

Mon chef-d’œuvre !... une combinaison si compliquée !...

Il remet la casserole sur le feu.

Il ne me reste plus qu’à y verser quelques gouttes de ce bon vin de Champagne...

Il prend une bouteille sur le fourneau, verse du vin dans la casserole et porte ensuite la bouteille à sa bouche.

MADELON, arrivant par l’escalier et regardant autour d’elle.

Ah ! il n’est pas là !...

SAUGEON, déposant vivement la bouteille sur le fourneau.

Hein ?... qui vient troubler ?...

Se retournant.

Que vois-je !... Mlle Madelon, qui daigne venir dans mon cabinet de travail !

MADELON.

Ne vous dérangez pas, maître Saugeon... Restez à vos affaires... car je devine que vous êtes occupé...

SAUGEON.

Du déjeuner de Mademoiselle... Mon Dieu ! oui... et ce n’est pas une petite affaire, que de contenter l’appétit d’une princesse... qui n’en a pas.

MADELON, riant.

Écoutez donc, maître Saugeon, quand on s’appelle Mlle de Montpensier, qu’on est cousine de sa majesté Louis XIV, et qu’on a tiré le canon de la Bastille sur les troupes du roi... on a le droit d’avoir l’estomac capricieux.

SAUGEON.

Mais elle l’a trop !... J’invente les combinaisons les plus hardies, les mélanges les plus violents... bah !... Tenez, j’aimerais mieux être chargé de nourrir le roi, à Versailles, que Mademoiselle à Choisy... Au moins, sa majesté a un gros appétit, qui absorbe tout, sans examen... Tandis qu’ici...

MADELON.

Plaignez-vous donc !... Mademoiselle traite son maître-queux comme les amoureux... voilà tout.

SAUGEON, effrayé et remontant.

Chut !... Si l’on vous entendait !...

MADELON.

Après ?... Croyez-vous donc que je me gêne avec elle ?... C’est bon pour ses gentilshommes, ses dames d’honneur, ses écuyers, dont pas un n’ose lui dire un mot... Moi, je ne suis qu’une fille d’atours... mais je lui dis son fait tout net... Si elle se fâche, je crie plus fort, et elle finit par m’écouter.

SAUGEON, baissant la voix.

Comment ! même sur le chapitre des maris, vous auriez osé ?...

MADELON.

J’aurais eu tort, peut-être ?...

SAUGEON.

Oh ! pour ça, non... Car, enfin, quelle raison peut-elle avoir eue, depuis l’âge de quinze ans, pour refuser tous ces ducs, ces rois, ces empereurs, qui...

MADELON.

Eh ! pardine ! la raison qu’elle a pour trouver vos plats, tantôt trop fades, tantôt trop salés... Elle a refusé le comte de Soissons, parce qu’il est trop grand ; le roi d’Espagne, parce qu’il est trop petit... le prince de Galles, parce qu’il est trop jeune ; l’empereur Ferdinand, parce qu’il est trop vieux... l’archiduc Léopold, parce qu’il est trop beau ; le roi de Hanovre, parce qu’il est trop laid... le duc de Savoie, parce qu’il est trop spirituel ; le roi de Portugal, parce qu’il est trop... le contraire... Ah ! ma foi ! que je lui ai dit, mademoiselle, il faut en commander un exprès, ou les faire accommoder tous ensemble par maître Saugeon... et peut-être qu’alors la sauce fera passer le mari.

SAUGEON.

Oh ! je ne m’en charge pas !... D’ailleurs, Dieu merci, elle a fini par en trouver un de son goût... et Mademoiselle va cesser d’être... mademoiselle.

MADELON.

Vous croyez ça, maître Saugeon ?

SAUGEON.

Comment ! si je le crois !... Mais la nouvelle est officielle !... Son altesse a décidément agréé le margrave de... de... Ah ! de Bareuth.

MADELON, d’un air incrédule.

Ah ! oui-dà ?...

Prenant l’accent allemand.

Ce pons cros prince allemand, qui aime tant la musique ?

SAUGEON.

Et la cuisine !... car il est toujours à rôder de ce côté-ci.

MADELON, souriant.

Et, la preuve de ce mariage ?

SAUGEON.

La preuve... est le grand dîner qu’on m’a commandé pour ce soir, et qui sera le repas des fiançailles... Ah ! Mlle Madelon, je suis bien ému !

Air : Vaudeville de la Somnambule.

Ce sont là nos grandes batailles !
Il faut... pour moi c’est important...
De ce repas de fiançailles,
Que le fiancé soit content...
Car, s’il allait, condamnant mon ouvrage,
Trouver mauvais ce repas... le premier !...

MADELON, riant.

Il pourrait bien casser son mariage...

SAUGEON.

Non... il pourrait casser son cuisinier !
Dieu ! s’il allait casser son cuisinier !

Vivement et flairant.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

MADELON, riant.

Bon !... c’est le déjeuner de Mademoiselle qui brûle !

SAUGEON, courant au fourneau de gauche.

Ah ! diable !...

Retournant le mets dans la casserole.

Non, non, ce n’est rien...

MADELON, avec intention.

Pourquoi aussi n’avez-vous pas là vos aides, vos marmitons ?

SAUGEON.

Mes élèves, vous voulez dire... C’est l’heure de leur récréation... ils épluchent les légumes.

MADELON.

Ils sont si gentils !

SAUGEON.

Vous trouvez ?

MADELON.

Un surtout... le dernier arrivé...

SAUGEON.

Qui ça ?... le petit Italien ?... Allons donc !

MADELON.

Est-ce qu’il ne mord pas à la cuisine ?

SAUGEON.

Lui ?... pas la moindre vocation... Croiriez-vous que je n’ai pas encore pu le mettre à la broche !

MADELON.

Mais je vous le défends !

SAUGEON.

Un sot, un paresseux... que j’aurais déjà expulsé, si ce n’était pas Mademoiselle elle-même qui lui a conféré la charge de marmiton.

MADELON.

Le chasser !... par exemple !... et pourquoi ?

SAUGEON.

Parce que, depuis qu’il est entré dans mes cuisines, on dirait qu’il a tout ensorcelé... S’il n’était pas si bête, je croirais que c’est un esprit malin.

MADELON.

Mais, qu’est-ce qu’il a donc fait ?

SAUGEON.

Je ne dis pas qu’il y soit pour quelque chose... mais enfin, c’est depuis son arrivée, que toutes les nuits....

MADELON, vivement.

Toutes les nuits ?... Quoi donc ?

SAUGEON.

Un mystère, que je finirai par dénoncer à messieurs du guet... Figurez-vous que, toutes les nuits, au milieu de mon premier sommeil, je suis réveillé tout-à-coup par une espèce de musique, qui semble venir de mes fourneaux... Mes fourneaux, je les connais, ils sont incapables de se livrer à aucun concert... Cependant, le son m’arrive directement de mes cuisines...

MADELON.

Quel son !

SAUGEON.

Quelque chose d’indéfinissable... Je me lève incontinent, je me précipite, les yeux à peine ouverts, au milieu des casseroles, des plats, des lèchefrites, que je renverse à droite, à gauche... Et alors, c’est un charivari !...

MADELON, riant.

Ha ! ha ! ha ! ha !

SAUGEON.

Mais plus de musique... J’écoute... rien !... J’appelle... Qui est là ?... personne !...

MADELON.

Vous aviez rêvé.

SAUGEON.

Je le crois d’abord... Je remonte, je me recouche, souvent tout contusionné... Mais, à peine vais-je me rendormir, que les mêmes sons me réveillent encore en sursaut... Et vous croyez que ce n’est pas un sort que nous aura jeté ce maudit petit Italien !...

MADELON.

Vous êtes fou !... Si jamais celui-là jette des sorts, ce sera aux jolies filles...

Elle remonte.

SAUGEON, la suivant.

Est-ce qu’il vous en aurait jeté un, Mule Madelon ?... Mort Dieu ! s’il s’était permis !...

Ritournelle de l’air suivant.

MADELON, s’arrêtant sur les premières marches de l’escalier.

Chut !... quelqu’un !...

 

 

Scène II

 

SAUGEON, MADELON, LULLY

 

LULLY, en dehors.

Air italien.

Yeri sera alla fenestra, (bis)
Yo vedu... tra la la la la,
Yo vedu... tra la la la la,
Yo veduto mio primo amore.

Lully, en marmiton, entre par la porte de droite : il tient une petite casserole, dans laquelle il tourne une cuiller de bois. Il entre sans voir Saugeon et Madelon.

MADELON.

C’est lui !...

Elle descend lentement pendant le second couplet.

LULLY.

Deuxième Couplet.

Era al fianco d’une ragazza, (bis)
Ô che pen... tra la la la la, (bis)
Ô che pena ! ô che dolor !

MADELON, s’oubliant.

Qu’il est gentil !

LULLY.

Ah ! Mlle Madelon !...

SAUGEON, s’approchant et regardant la casserole que tient Lully.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

LULLY, saluant gravement.

Maître Saugeon !...

SAUGEON.

Qu’est-ce que tu remues dans cette casserole ?

LULLY.

Un mets de mon pays... un compatriote.

SAUGEON.

Voyons !

LULLY.

Vous ne comprendriez pas... vous ne savez pas l’italien.

SAUGEON, regardant malgré lui.

Ah ! pouah !...

LULLY.

Vous voyez bien... vous n’avez pas compris...

À Madelon.

Il ne sait pas un mot d’italien...

Il va poser sa casserole sur le fourneau de gauche.

SAUGEON.

Il s’agit bien de tes horribles importations !... Dès que le déjeuner de Mademoiselle sera servi, il faudra que tout le monde soit sur pied pour le repas... que dis-je !... pour la grande bataille de ce soir.

LULLY.

On sera sur pied, maître Saugeon...

On entend sonner du cor.

MADELON.

Qu’est-ce ?

SAUGEON, passant à droite el regardant par la porte.

Ce sont les gens de la vénerie qui apportent le gibier... cela me regarde... Venez-vous, Mlle Madelon ?...

Il la prend par le bras.

MADELON, se défendant.

Mais...

SAUGEON, de loin, à Lully.

Et toi, veille sur ce plat, qui fait partie du déjeuner de son altesse...

Entraînant Madelon.

Venez, venez admirer notre gibier.

MADELON, se dégageant.

Allez toujours, maître Saugeon... je vous rejoins dans un instant.

DES VOIX, en dehors.

Maître Saugeon ! maître Saugeon !

SAUGEON.

Voilà ! voilà !...

À Lully.

Veille bien sur ce plat...

Il sort par la porte à droite.

 

 

Scène III

 

LULLY, MADELON

 

LULLY, près du fourneau.

Ton plat ! ton plat !... si tu crois que je vais laisser là mon déjeuner pour celui de Mademoiselle... Mon macaroni d’abord !...

Il enlève la casserole de Saugeon, la pose plus loin, met la sienne sur le fourneau et souffle le feu.

MADELON, à part.

Pauvre garçon !... forcé de se griller le visage, pour faire manger les autres !...

LULLY, sans la voir.

Quel bon déjeuner je vais faire !...

Soufflant.

Va donc va donc !

MADELON, s’approchant.

Voulez-vous que je souffle pour vous, M. Lully ?

LULLY, se retournant.

Vous étiez là ?...

MADELON, voulant prendre le soufflet.

Donnez-moi ça.

LULLY.

Je ne veux pas.

MADELON.

Oh ! si !

LULLY.

Oh ! non !

MADELON, lui arrachant le soufflet et passant près du fourneau.

Là ! il est à moi !...

Elle souffle.

LULLY, derrière elle.

Eh bien ! tant pis pour vous !

MADELON, soufflant.

Pourquoi ?

LULLY.

Pourquoi ?... voilà...

Il lui baise l’épaule.

MADELON, sans se retourner.

Eh bien ? après ?

LULLY.

Après ?... ah ! je veux bien après...

Il lui prend la taille.

MADELON, lui donnant des coups de soufflets sur les mains.

Ah ! mais non !... pas tant après que ça.

LULLY.

Alors, rendez-moi mes ustensiles.

MADELON, jetant le soufflet et allant à lui.

Non !... parce que je sais que ça vous déplaît... que vous détestez votre état.

LULLY.

Moi ?... j’en aime assez les produits... mais mon amour ne va pas plus loin.

MADELON.

Tenez, M. Lully, il suffit de voir vos yeux malins, d’entendre votre petite voix flûtée... pour deviner que, vous n’êtes pas né pour...

LULLY.

Pour fricoter ?... hélas ! non... la vocation me manque complètement.

MADELON.

Alors, pourquoi...

LULLY, solennellement.

Dans ce jeune marmiton qui vous parle, Madelon, vous voyez la victime d’un caprice de femme... Oh ! les femmes !... comme elles vous font du mal... quand elles ne vous font pas beaucoup de bien !...

MADELON.

Quoi ! c’est une... Ah ! si jamais je la découvre, celle-là, je lui arracherai...

LULLY.

Vous ne lui arracherez rien du tout, Madelon... car cette femme s’appelle la duchesse de Montpensier...

MADELON.

Ah ! bah !

LULLY.

Et il n’est permis de rien arracher aux princesses.

MADELON.

Mais expliquez-moi donc...

LULLY.

M’y voici...

MADELON.

J’écoute.

LULLY, après un temps.

L’auguste cousine du grand roi est très capricieuse.

MADELON.

Ça, je sais...

LULLY.

Elle s’ennuie quelquefois...

MADELON.

Elle s’ennuie souvent...

LULLY.

Elle s’ennuie toujours... C’est tout simple : une princesse de vingt-cinq ans, aussi peu mariée, manque tout à fait de distractions... Or, un jour qu’elle s’ennuyait... extraordinairement... arrive M. le duc de Guise... qui s’en allait en Italie et s’en venait prendre ses ordres... « Duc, lui dit-elle, en bâillant à demi, c’est un bien beau pays que vous allez parcourir... rapportez-moi donc d’Italie, pour me distraire, un joli petit chien... et un joli petit italien. »

MADELON.

Comment ! ce serait...

LULLY.

M. de Guise, en courtisan bien appris, se hâta, dès son arrivée à Florence, de remplir sa commission... et huit jours après, il expédia soigneusement à la princesse... les deux objets.

MADELON, vivement.

Dont vous étiez... l’un ?

LULLY.

J’étais l’un.

MADELON.

Le petit italien ?

LULLY.

Bien entendu... je ne crois pas qu’il puisse y avoir confusion.

MADELON.

Nous sommes d’accord.

LULLY.

Le jour de notre présentation, dès qu’on eut introduit les deux enfants de l’Italie... le quadrupède et... le bipède... la princesse, poussant un cri de joie, s’écria : « Oh ! qu’il est joli ! »

MADELON, vivement.

C’était pour vous !...

LULLY, d’un ton tragique.

Non !... c’était pour l’autre !... il avait eu tout le succès !...

MADELON.

Comment ! cet affreux carlin !... un drôle sį mal élevé, qui ne respecte ni les rideaux, ni les tapis... car il est d’un laisser-aller...

LULLY.

Voilà, Madelon, voilà la justice des cours !... Ce carlin, dont les mœurs vous révoltent... cet horrible carlin avait conquis à la première vue les bonnes grâces de la princesse... et moi !... moi, qui suis mieux que lui, enfin !...

MADELON, s’oubliant.

Vous, qui êtes joli comme un amour !...

LULLY.

Joli comme un amour !... c’est ce que j’allais dire... pas une caresse !... à peine un regard !... Ce n’est qu’en posant mon compagnon sur un coussin de velours, qu’elle daigna remarquer que j’étais là, interdit, muet de surprise et de rage !... « Eh bien ! mais, ajouta-t-elle, qu’est-ce que nous allons faire de celui-là ? » Celui-là !... « Il est trop petit pour être piqueur, trop grand pour être... Eh ! mais ! emmenez-le chez maître Saugeon, mon chef d’office, il en fera peut-être quelque chose... »

Avec rage.

Marmiton !... Je baissai la tête pour cacher les pleurs qui remplissaient mes yeux... et... le croiriez-vous !... il me sembla voir couler une larme sur le museau de mon compatriote !... Double pressentiment d’un double malheur !... car depuis que je suis à la cuisine, je voudrais toujours être au salon. tandis que le carlin, qui est au salon, voudrait toujours être à la cuisine !... Voilà les hommes, Madelon !... et voilà les carlins !...

Il remonte.

MADELON, attendrie.

Pauvre M. Lully !...

Vivement.

Oh ! mais, je veux que ça charge... je parlerai de vous à Mademoiselle...

À Lully qui se rapproche vivement.

Je lui dirai que vous n’êtes pas à votre place, et il faudra bien...

S’arrêtant et réfléchissant.

Quoique le moment ne soit pas trop bien choisi pour vous recommander...

LULLY.

Pourquoi ?

MADELON.

Mademoiselle a défendu qu’à l’avenir on admit des jeunes gens au service du château.

LULLY.

Tiens !... et depuis quand ?...

MADELON.

Depuis l’aventure arrivée à Mlle de Brévol.

LULLY.

Mlle de Brévol ?... la fille d’honneur de la princesse ? Tiens ! tiens ! tiens ! il lui arrive des aventures ?

MADELON.

Oh ! une seule... la première.

LULLY.

C’est toujours par celle-là que l’on commence.

MADELON.

Ah ! ça, mais, vous ne savez donc pas encore ?...

LULLY.

Je ne sais rien du tout, Madelon... mais je ne demande qu’à apprendre... L’aventure, s’il vous plaît ?

MADELON.

C’est que... je ne sais pas trop... si je dois oser...

LULLY.

Si vous ne devez pas oser, c’est que ce doit être gentil... Un rendez-vous ?... un billet ?... un bouquet ?... un baiser ?... un enlèvement ?...

MADELON.

Rien de tout ça.

LULLY.

Plus... ou moins ?

MADELON.

Plus.

LULLY.

Alors, vous pouvez aller... j’écoute.

MADELON, à part, se décidant.

Bah ! il est si jeune !...

Haut.

Eh bien ! vous saurez donc que Mlle de Brévol avait fait souvent remarquer à la princesse que le parc de Choisy, si beau d’ailleurs, manquait de statues.

LULLY.

Ah ! Mlle de Brévol tient aux statues ?... Continuez.

MADELON.

Il y a deux jours, elle parcourait le parc, pour y chercher les piédestaux sans occupation... lorsque, arrivée à la fontaine du Dragon... dans cette partie isolée, où l’on ne peut pénétrer qu’avec une clef particulière...

LULLY.

Ou en escaladant le mur.

MADELON.

Qu’est-ce que vous dites ? étonnée.

LULLY.

Allez toujours.

MADELON.

Mlle de Brévol... seule et sans crainte d’être vue... eut la fantaisie de se baigner dans le bassin.

LULLY.

Ah ! ah !

MADELON.

Après avoir soigneusement fermé la porte, elle commença à se déshabiller, et déjà sa toilette se réduisait à...

LULLY.

À ?...

MADELON.

À très peu de chose... quand, levant la tête, elle aperçut tout-à-coup un Amour sur le piédestal... dans cette position...

LULLY.

Qui est très connue... Poursuivez.

MADELON.

Elle croit qu’on lui a ménagé une surprise... s’approche de la statue pour admirer... et, jugez de son saisissement !... la statue s’écrie : Oh ! que vous êtes belle !...

LULLY.

La statue ?

MADELON.

L’Amour était un jeune homme !... presque un enfant !... mais qui la regardait avec des yeux !...

LULLY.

Ah ! quelle infamie !

MADELON.

Mlle de Brévol pousse des cris, en se r’habillant à la hâte... on accourt... mais trop tard !... l’Amour s’était envolé.

LULLY.

Mais on a dû le rattraper, le reconnaitre !...

MADELON.

À quoi ?

LULLY.

À son costume.

MADELON.

L’Amour ?...

LULLY.

Bah ! est-ce que...

MADELON.

Absolument !

LULLY, riant.

Ha ! ha ! ha ! ha !

MADELON.

Vous riez ?

LULLY, hypocritement.

Moi ?... Je suis indigné !... Une demoiselle d’honneur forcée d’avouer qu’elle connaît l’amour !... ah !

Air : Un jeune Grec.

Horreur ! horreur ! abomination !
Ma raison, mon cœur, tout condamne
Cet effronté, ce nouvel Actéon,
Qui va surprendre une chaste Diane !

MADELON, vivement.

On saura qui !

Elle remonte.

LULLY, effrayé.

Ciel !

À part.

J’en tremble déjà !
Si ma figure un jour est reconnue !...
Ma figure ?... Ah !... ne craignons pas cela :
Peut-être qu’en ce moment là,
Diane ne l’a pas bien vue...
Diane ne l’aura pas vue !

MADELON.

Vous m’aiderez à le chercher, à le découvrir ?...

LULLY.

Vous pouvez compter sur moi !

QUINAULT, en dehors.

Il est seul, dans les cuisines ?...

LULLY, vivement.

Et sur Quinault, que j’entends !... nous serons trois !

MADELON.

Qui ça, Quinault ?

LULLY.

Mon ami Quinault... le petit garçon boulanger, qui apporte le pain tous les matins... Vous ne le connaissez pas ?...

 

 

Scène IV

 

LULLY, MADELON, QUINAULT

 

QUINAULT, en garçon boulanger, portant sur l’épaule une grande corbeille pleine de pains, entre par le fond à gauche, et s’arrête à la vue de Madelon.

Ah ! pardon...

À Lully.

On m’avait dit que tu étais seul dans les cuisines...

LULLY, à Madelon.

Le voilà, Quinault... Il est gentil, n’est-ce pas ?...

À Quinault.

Salue Mlle Madelon, Quinault.

QUINAULT.

Oh ! je me retire... je craindrais...

MADELON.

Non pas... c’est moi qui m’en vais... je ne faisais que passer.

LULLY, à part.

Bon !... il y a un quart d’heure qu’elle passe.

MADELON, bas à Lully.

Adieu... je vais parler pour vous.

Air de Lucrezia Borgia.

De mon crédit faites usage,
Comptez sur ma protection :
Car je vous crois honnête et sage...

Riant.

Plus sage que notre Actéon...

Quinault, qui a déposé sa corbeille à droite, va porter ses pains dans un coin à gauche.

LULLY, bas.

Auprès du bassin solitaire,
Si je vous trouvais seule un jour,
C’est d’une tout autre manière
Que je voudrais faire l’amour !

Reprise ENSEMBLE.

Pour mériter votre suffrage,
Gagner votre protection,
Je jure d’être honnête et sage.
Plus sage surtout qu’Actéon...

MADELON.

De mon crédit faites usage, etc.

QUINAULT, à part.

De deux amans j’aurai, je gage,
Troublé la conversation ;
Mais, en ami discret et sage,
J’aurai de la discrétion !

MADELON, du haut de l’escalier.

Adieu, messieurs...

Elle sort.

 

 

Scène V

 

QUINAULT, LULLY

 

QUINAULT, suivant des yeux Madelon.

Eh ! eh ! elle est gentille !

LULLY.

Mlle Madelon... une fille d’atours de la princesse... rien que ça !

QUINAULT.

Mazette !...

Le regardant.

Est-ce que... hein ?

LULLY, avec fatuité.

On ne sait pas, on ne sait pas...

Il va tourner son macaroni.

QUINAULT, allant prendre un pain dans sa corbeille.

Ah ! tu es bien heureux !... Si les femmes s’en mêlent, tu ne resteras pas dans les cuisines du château... tandis que moi !...

LULLY, tournant son macaroni.

Tu voudrais aussi sortir du four ?...Je comprends ça.

QUINAULT, s’animant et brandissant son pain.

Est-ce une existence tolérable ?... du pain !... toujours du pain !... C’est...

LULLY.

C’est monotone.

QUINAULT.

Aussi, je pétris avec rage !... je brûle, je calcine la croûte !... j’encourage, je provoque le cricri !... je...

LULLY.

Enfin, tu ne mords pas au pain.

QUINAULT.

Si fait !... je le dévore de désespoir !...

Il brise entre ses dents le pain qu’il tenait.

Garçon boulanger...

Rejetant les morceaux de son pain dans la corbeille.

Porter aussi peu de vêtements !... Coiffer de ce bonnet ridicule une tête où le génie !...

LULLY, vivement et allant à lui.

Ah bah ?... tu as du génie, Quinault ?... et tu ne me l’avais pas dit ?...

QUINAULT, confus.

Que veux-tu ?... on est un homme de talent, et on n’ose pas avouer cela... Mais, entre amis...

LULLY.

On peut en convenir... Eh bien ?...

QUINAULT.

Eh bien !...

Baissant la voix.

Je suis poète !... je fais des vers !...

LULLY.

Toi !... dans quel genre ?

QUINAULT.

Dans tous les genres !... J’ai déjà fait trois tragédies ! Veux-tu que je t’en lise une ?...

LULLY.

Ah ! que tu connais bien mon dévouement !... Mais... est-ce que tu n’aurais pas autre chose... de moins...

QUINAULT.

De moins beau ?...

LULLY.

Non... de moins long.

QUINAULT.

Si fait !... des odes... des chansons...

LULLY, très vivement.

Des chansons !... Ah ! bravo !... voilà mon affaire !... cela me va !... Tu fais des chansons, Quinault !...

QUINAULT.

Eh ! tiens... j’en ai une là, que j’ai composée hier... c’est-à-dire, un commencement de chanson, puisque je n’ai pas encore d’air.

LULLY.

N’importe !... les paroles ! les paroles !

QUINAULT.

Ce sont des couplets satiriques sur ma bourgeoise, la grosse boulangère.

LULLY.

Vraiment ?...

QUINAULT.

Figure-toi qu’on se moque d’elle dans tout Choisy... et on a bien raison... Elle est riche, elle a quarante ans, elle est encore belle... et elle refuse tous les partis qui se présentent !

LULLY.

Ah ! elle fait la difficile, la boulangère ?

QUINAULT.

Ce qui fait dire aux voisins que, si elle ne se décide pas, elle finira par coiffer sainte Catherine.

LULLY.

Voyons la chanson !

QUINAULT, tirant un papier de sa poche.

Le premier couplet ne parle encore que de sa richesse... Le voici...

Lisant.

La boulangère a des écus,
Qui ne lui coûtent guère ;
Aussi, voit-on vingt prétendus
S’efforcer de lui plaire.
Mais ce qu’ils adorent le plus,
Boulangère,
Ce sont tes écus...
Prends garde, boulangère !

LULLY.

Pas mal, pas mal !... des vers bien coupés pour la musique !... il faudrait là-dessus une espèce de ronde !

QUINAULT.

Oui !... c’est ça !... Mais un musicien ?

LULLY, vivement.

Un !...

Se ravisant.

Voyons le second couplet !...

Il lui prend le papier des mains.

QUINAULT.

Celui-ci est plus piquant.
La boulangère a des amants,
Qu’elle n’épouse guère ;
Pour la fixer, les plus charmants,
Ne savent plus que faire :
Ils sont trop petits ou trop grands,
Trop beaux, trop laids, trop bons, trop méchants,
Pour notre boulangère.

Très bien !... parfait !... je me charge de la musique.

QUINAULT.

Comment !... toi ?...

LULLY, se reprenant.

Je veux dire... que je connais un musicien, qui fera un air sur tes paroles.

QUINAULT.

Ah ! quel bonheur !... Je veux qu’avant huit jours, tout Choisy chante la boulangère !...

Il est interrompu par une cloche.

Qu’est-ce que c’est ?...

LULLY.

La cloche du déjeuner de Mademoiselle, qu’on va porter en cérémonie...

Ils se retirent près de la cheminée.

 

 

Scène VI

 

QUINAULT, LULLY, LALANDE, LAFORÊT, DUMÉNIL, BLANCHET, SAUGEON, TOUS LES MARMITONS, portant chacun un plat

 

Ils arrivent sur deux files, dont l’une entre par la porte de droite et l’autre par la porte de gauche : chaque file commence par un grand marmiton et se termine par un tout petit. Ils défilent gravement devant le public et viennent se ranger de chaque côté de la scène, sur le chœur suivant, pendant lequel Saugeon entre par le fond, en grande tenue et l’épée au côté.

CHŒUR.

Air.

Chef, cuisiniers et marmitons,
L’heure a sonné, partons, partons !
Avec respect, amis, portons
Le déjeuner de son altesse...
Et qu’en ces lieux chacun s’empresse !
Partons !
(bis)
L’heure a sonné, partons !
Partons !
(bis)
Chef, cuisiniers et marmitons,
Avec respect, amis, portons
Ce déjeuner qui doit, dit-on,
Couvrir d’honneur maître Saugeon !
Il nous suit,
(bis)
Marchons sans bruit ! (bis)

SAUGEON, au milieu.

Halte !...front !...

Les Marmitons exécutent ces commandements.

La tête haute !... le plat à dix pouces du corps ?

À un petit Marmiton qui se trouve à l’avant-scène à droite, et qui flaire son plat.

Qu’est-ce que fait là ce nez ?...

À part.

Il est rempli de dispositions pour les truffes, ce petit...

À un Marmiton de la file de gauche qui porte un plat vide.

Eh bien ! tu ne portes rien, toi ! Prends ce qui est sur le feu...

Le Marmiton va prendre la casserole de Lully et revient à son rang. À part.

Des becfigues, dont la princesse me dira des nouvelles.

Haut

Et que tout le monde me suive !... En avant, marche !...

Reprise du chœur.

Les Marmitons, Saugeon en tête, s’éloignent et montent l’escalier, en observant le même cérémonial qu’à leur entrée. Arrivés au haut de l’escalier, ils se séparent. La première file sort par la galerie de droite et la seconde par celle de gauche ; Saugeon sort par le milieu.

 

 

Scène VII

 

QUINAULT, LULLY

 

QUINAULT.

Tu restes là ?... tu n’as donc pas entendu maître Saugeon ?

LULLY.

Oh ! moi, je ne tiens pas à paraître devant Mademoiselle... En fait d’honneurs, je préfère le macaroni.

QUINAULT.

Le macaroni ?... que diable est-ce que cela ?

LULLY.

 Un mets que j’ai rapporté d’Italie... que je confectionne moi-même, pour moi-même... Il faut que je t’eu fasse goûter...

QUINAULT.

Ah ! parbleu ! je ne demande pas mieux.

LULLY, allant au fourneau.

Tu vas voir comme ça file !...

Cherchant.

Eh bien ?

QUINAULT.

Quoi donc ?

LULLY.

Mon macaroni !...

QUINAULT.

Est-ce qu’il ne file pas ?

LULLY.

Si fait !... il a filé !...

QUINAULT.

Tout seul ?

LULLY.

Non, pas tout seul... mais probablement en compagnie de tout le déjeuner de Mademoiselle !...

QUINAULT, riant.

Ha ! ha ! ha ! ha !... Ce pauvre Lully !...

LULLY, prenant la casserole laissée près de la sienne.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

QUINAULT, s’approchant.

Ça sent bien bon.

LULLY, regardant.

Des becfigues aux œufs d’esturgeon !

QUINAULT.

Mazette !

LULLY.

Ma foi, tant pis...je vais me venger sur les becfigues.

QUINAULT.

Comment ! tu oserais ?...

LULLY.

La princesse prend mon déjeuner, je prends le déjeuner de la princesse...

Il passe près de la cheminée, en emportant la casserole.

QUINAULT.

En ce cas, bon appétit !...

Il va pour prendre son panier et revient.

Ah ! tu me diras demain si ton musicien consent à faire la musique de ma chanson ?

LULLY.

Il y consentira

QUINAULT.

Quel bonheur !...

Il prend son panier.

Ensemble.

Air : Polka de Henri Potier.

LULLY.

Bien ! bien !
Ne crains rien,
 J’ai ton musicien :
Grâce à mon soutien,
Oui, tout ira bien !

QUINAULT.

Bien ! bien !
Songe bien
À ton musicien :
Oui, sois mon soutien,
Et tout ira bien !

Quinault sort par le fond à gauche.

 

 

Scène VIII

 

LULLY, puis LAFORÊT, DUMÉNIL, LALANDE, BLANCHET

 

LULLY, seul et s’asseyant près de la cheminée.

Là, maintenant, déjeunons...

Mangeant.

Eh ! eh ! je n’ai pas perdu au change... c’est fort délicat... Pourvu que mon macaroni reste ignoré... comme son auteur !...

En ce moment, arrivent par l’escalier Laforêt, Duménil, Lalande et Blanchet.

LAFORÊT, entrant le premier.

Oh ! quel métier ! quel ennui !

DUMÉNIL.

Quelle honte !

LALANDE.

Quelle humiliation !

BLANCHET, paraissant le dernier.

Chut !... Voulez-vous bien vous taire !... si maître Saugeon vous entendait !...

LULLY, à part, mangeant.

Qu’ont-ils donc, ceux-là ?

LAFORÊT.

Maître Saugeon ?... Eh bien ! tant mieux !... Je voudrais qu’il m’entendît... car je n’ai pas le courage de me mettre à la porte moi-même...

DUMÉNIL.

Et c’est un service qu’il nous rendrait !

BLANCHET.

Ah ! ça, mais, que feriez-vous, si l’on vous renvoyait ?

LAFORÊT.

Ce que je ferais, moi, Laforêt !... Au lieu de faire des boulettes, je jouerais la comédie.

LULLY, à part.

L’un n’empêche pas l’autre.

DUMÉNIL, vivement.

La comédie ! vrai ?... Eh bien ! c’est aussi mon rêve, foi de Duménil !

LALANDE, prenant les mains de Laforêt et de Blanchet.

Oh ! moi, c’est différent... Si j’étais libre de suivre ma vocation...

BLANCHET.

Tu as une vocation aussi, toi ?

LULLY, à part.

Ils ont tous des vocations.

LALANDE.

Je voudrais être... musicien !

LULLY, surpris, à part.

Musicien ?

LALANDE.

Et toi, Blanchet ?

BLANCHET.

Moi ?... Je ne demande à cesser d’être marmiton, que pour être cuisinier... Oh ! la cuisine ! j’en fais, j’en mange... j’en rêve !

LAFORÊT.

Petit sot !

Air : Ah ! qu’il est doux de vendanger.

J’eusse fait un acteur brûlant,
Un acteur excellent !
Faut-il, à force de talent,
Lorsque je m’imagine
Monter au premier rang...
Descendre à la cuisine !

DUMÉNIL.

Rempli de dispositions,
Par mes séductions,
J’aurais pu, sans prétentions,
Grâce à ma bonne mine,
Faire des passions...
Et je fais la cuisine !

LALANDE.

On fit tomber par un rondeau
Les murs de Jéricho...
Que ne puis-je, Amphion nouveau,
Mettant tout en ruine,
Renverser sans marteau
Les murs de ma cuisine !

BLANCHET.

Parlé.

Eh bien ! moi, messieurs...

Moi, je ne suis pas si méchant,
Et, suivant mon penchant,
Comme ici tout est alléchant,
S’ils tombaient en ruine,
On me verrait léchant
Les murs de ma cuisine !

Ils remontent tous les quatre.

LALANDE, apercevant Lully.

Tiens ! tu étais là, Lully ?... Eh bien ! tu ne dis rien, toi ?...

LULLY.

Oh ! moi, messieurs, je suis très occupé...

LAFORÊT.

De ton avenir ?

LULLY.

Non, de mon présent... un présent aux œufs d’esturgeon... c’est délicieux...

DUMÉNIL.

Gourmand !

LULLY, d’un air insouciant.

Ma foi, je suis de l’avis de Blanchet... La cuisine, c’est encore ce qu’il y a de plus réel.

LALANDE.

Ainsi, tu ne désires rien ?...

LULLY, se levant tout-à-coup et quillant son déjeuner.

Si fait !...

TOUS, se rapprochant.

Ah !...

LULLY.

Mais... je ne dis pas ce que je désire.

LAFORÊT.

Comment ! pas même à nous ?

LULLY, d’un ton tragique et passant au milieu.

Je ne dirai mon secret qu’à la postérité !

LALANDE.

C’est donc un secret bien précieux ?

DUMÉNIL.

Une découverte nouvelle ?

LULLY.

Nouvelle en France... mais déjà célèbre en Italie...

Air précédent.

Quelque jour, la postérité
Doit dire avec fierté,
Que Lully, pour être porté,
Malgré son origine,
À l’immortalité...
Passa par la cuisine !

SAUGEON, au dehors.

C’est affreux ! c’est une horreur !

LAFORÊT, effrayé.

La voix de maître Saugeon !

LALANDE, de même.

Comme il paraît en colère !

LULLY.

Aïe ! aïe ! aïe !

 

 

Scène IX

 

LULLY, LAFORÊT, DUMÉNIL, LALANDE, BLANCHET, SAUGEON, MARMITONS

 

Saugeon accourt par l’escalier, suivi des autres marmitons.

SAUGEON.

Où est-il, où est-il, le petit misérable ?...

À Lully qu’il rencontre au bas de l’escalier.

Ah ! te voilà, maraud !...

Le prenant par l’oreille.

Brigand !...

Les marmitons se rapprochent.

LULLY.

Que me voulez-vous ?... Qu’ai-je fait ?...

SAUGEON.

Ce que tu as fait !... je n’en sais rien... mais tu vas me le dire...

LULLY.

Quoi donc ?

SAUGEON.

L’horrible chose que tu m’as fait servir à table !

LULLY, effrayé.

C’était mauvais ?

SAUGEON.

Délicieux, au contraire !

LULLY, avec joie.

On l’a trouvé bon ?

SAUGEON.

Je te chasse !

LULLY.

Me chasser !

SAUGEON.

Non !... Je te nomme mon premier marmiton.

LULLY.

Moi !...

SAUGEON.

Tu es un scélérat !

LULLY.

Plaît-il ?

SAUGEON.

Viens, que je t’embrasse !

LULLY.

Mais...

SAUGEON.

Tais-toi, ou je t’assomme !

LULLY.

Je suis muet !

SAUGEON.

Non, parle et je double tes gages !

LULLY, passant à droite.

Ah ! décidément, je ne sais plus ce que je dois faire... vous m’embrouillez !

SAUGEON.

Air : Vaudeville de l’intérieur d’une étude.

« C’est excellent, disait Mademoiselle,
Maître Saugeon s’est surpassé !... »
De cette louange cruelle,
Vous jugez si je fus blessé !
J’étais, pendant ce persiflage,
Comme un auteur par la haine éveillé,
Lorsqu’il entend applaudir un ouvrage,
Auquel il n’a pas travaillé !

Aux marmitons.

Regardez, regardez, jeunes gens, voilà votre modèle !... Inclinez-vous, messieurs, devant ce grand homme de bouche, qui a créé le...

Bas à Lully.

Le nom, le nom de cette chose que tu as créée ?

LULLY.

Le macaroni.

SAUGEON.

Le macaroni !... il a créé le macaroni !... Entendez-vous, messieurs ? le macaroni !...

Il passe à droite.

LULLY, à part.

Me voilà maintenant grand homme... par le macaroni !

SAUGRON, à Lully.

Écoute !... Il me faut, pour le repas de ce soir, une seconde édition de ton chef-d’œuvre... mais une édition considérablement augmentée !... Nous allons te laisser à tes inspirations...

Aux marmitons.

Et vous tous, formez le cercle !...

Tous les marmitons se rangent.

Air nouveau de M. E. Déjazet.

Pour grande bataille,
Allons, soldats et généraux !
Il faut que chacun aille
Allumer ses fourneaux !

CHŒUR.

Pour la grande bataille, etc.

SAUGEON, passant à gauche.

Qu’à son poste chacun se rende,
Et que tout marmiton ici
Se montre, en imitant Lully,
Digne du chef qui le commande !

Prenant une casserole d’argent des mains d’un Marmiton. À Lully.

À toi, Lully, déjà vainqueur, } (bis en chœur.)
Cette casserole d’honneur !    }

Il lui donne l’accolade et lui remet la casserole. Aux marmitons.

Lorsque je vous commande,
En avant marche, et de l’ardeur !
Qu’à présent on se rende }
(bis en chœur.)
À son poste d’honneur !   }

CHŒUR.

Chacun à son poste d’honneur !
Pour la grande bataille,
etc.

Sur cette reprise, les marmitons défilent devant Lully, qui est resté tout interdit, sa casserole à la main : puis ils sortent par les portes de droite et de gauche ; Saugeon sort à droite.

 

 

Scène X

 

LULLY, seul, regardant sa casserole

 

Le macaroni !... une casserole d’honneur !... Voilà donc ma destinée !... mon avenir !... ma gloire !... Marmiton !...

D’un ton ferme.

Oh ! non, corbleu ! ce ne sont pas les lauriers d’un Saugeon qu’il me faut !... C’est...

Jetant les yeux sur l’horloge à droite, et baissant la voix.

Il est là !... là !... Si j’osais ?... Je suis seul... Ah ! ma foi !...

Il pose sa casserole, ouvre l’horloge, y prend un violon, va pour jouer, puis, s’arrêtant.

Air : vaudeville de la Haine d’une femme.

Oh ! non !... car on pourrait surprendre
Mon sent trésor, mon seul appui !
Et, si l’on venait à l’entendre,
On me séparerait de lui !...
Quoi ! le bannir de ma présence,
Quand seul il peut me consoler !
C’est mon ami !... Mais cet ami d’enfance,
Qui me chagrine en gardant le silence,
Me compromet quand je le fais parler...
N’allons pas le faire parler !
Il est bavard, et la prudence
Me dit ne le fais pas parler !

Il remet le violon dans l’horloge.

Allons, puisqu’il le faut, mettons-nous à ce second macaroni...

Allant à son fourneau.

Morbleu ! corbleu ! sangodémi !... Allons ! bon !... le feu qui est presque éteint !... quel ennui !... ranimons-le bien vite...

Prenant des papiers dans une corbeille et les mettant au feu.

Eh ! allez donc ! et allez donc !... et allez...

S’arrêtant et regardant une feuille de papier qu’il allait jeter au feu.

Qu’est-ce que c’est que ça ?... de la musique ?...

Vivement.

Eh ! mais ! cette feuille appartenait à la partition que je croyais avoir perdue !... C’est ça, plus de doute !... Saugeon l’aura trouvée, et le barbare !... le vandale !... allumer le feu avec Orphée et Eurydice !... le chef-d’œuvre de Monte-Verdi !...

Air : Au temps heureux de la chevalerie.

En Italie, on brûle par vengeance
Tous les sorciers et tous les enchanteurs...
Devait-il donc, sur la terre de France,
Trouver encor d’autres inquisiteurs !
Monte-Verdi ! ta musique divine,
De Rome à Naples, a partout triomphé...
Eh bien sans moi, là, dans cette cuisine,
Tu finissais par un autodafé !
Et justement, le grand air d’Orphée !...

Chantonnant.

La la la, la la la, la la... Non... je ne saurais...

Regardant du côté de l’horloge.

Mais lui... lui, il saura... il m’obéit si bien... Et puis, je jouerai si bas, si bas... que je ne m’entendrai pas moi-même...

Il va prendre son violon, puis en revenant, il s’arrête tout-à-coup effrayé.

Ah !... j’avais cru...

Regardant autour de lui.

Rien !...

Il prend une chaise, qu’il place près du fourneau à gauche et sur laquelle il dépose sa feuille de musique, puis, s’adressant à son violon.

Vous serez sage, vous ne ferez pas trop de bruit ?... c’est convenu, n’est-ce pas ?... allez, je vous écoute !...

Il s’agenouille devant la chaise et joue très piano le commencement du morceau.

Oh ! que c’est joli !... que c’est gracieux !... que c’est tendre !...

Il continue, s’anime et joue plus fort.

 

 

Scène XI

 

LULLY, LALANDE, LAFORÊT, DUMÉNIL, BLANCHET, TOUS LES MARMITONS, arrivant successivement

 

LALANDE, entrant le premier par le fond à droite et s’arrêtant.

Que vois-je ?...

Il fait un signe, paraît Laforêt par le fond à gauche.

Regarde !

LAFORÊT.

Ah !...

Il fait un signe, Duménil entre par le fond à gauche ; d’autres Marmitons arrivent en silence de tous côtés.

Écoutons !...

Courant à Blanchet, qui entre bruyamment par la porte à droite.

Silence !...

Tous les Marmitons se groupent pour écouter Lully ; les plus petits, qui sont arrivés par l’escalier, s’arrêtent sur les marches.

LULLY, jouant à tour de bras, sans les voir.

Sublime ! admirable ! divin !...

Il continue à jouer, et, quand il a terminé l’air, des applaudissements partent de tous côtés.

TOUS LES MARMITONS.

Bravo ! bravo !

LULLY, se levant brusquement et jetant son violon sur la chaise.

Ciel ! on m’écoutait !...

LALANDE.

Comment ! c’est toi !...

TOUS.

Toi !...

LAFORÊT.

Un pareil talent !...

LULLY.

Malheureux !... si l’on vous entendait !...

BLANCHET.

Et ton macaroni ?

LULLY.

Au diable !... et, puisque vous avez mon secret...

Montrant son violon.

puisque ce cruel ami vient de me trahir...

Air.

N’allez pas, je vous prie, imiter ce perfide...
Silence, mes amis ! et ne me perdez pas !
De nos rêves de gloire il faut parler tout bas...
Écoutez, et qu’un jour mon exemple vous guide !

Air : Royale Polka. (De Quidant.)

Si vous jurez d’être discrets,
Tous mes projets,
Tous mes secrets,
Je vais les dire...
Oui, si du ciel je suis béni,
C’est bien fini,
J’abjure le macaroni !

Tout jeune encor,
Je pris l’essor ;
Enfant joyeux,
J’aimais bien mieux
Chanter que lire :
L’oiseau des champs,
Par ses doux chants,
En me touchant,
Fut mon premier maître de chant...

Puis, à l’oiseau,
Qui sur l’ormeau
Charmait l’écho,
À cet oiseau
Si doux, si tendre,
Bientôt succède, heureux hasard !
Un bon vieillard...
De mon plaisir, il fit un art...

Il me donna
Cet ami-là...

Il montre son violon.

Ici, déjà,
Ce bavard-là
S’est fait entendre ;
Et, si j’en crois
Sa douce voix,
Oui, sous mes doigts,
Il parlera même à des rois !

TOUS.

Ah !...

LULLY.

Chut !...

Oui, je serai musicien !
N’en dites rien !
Tout ira bien,
Sachons attendre...
Mais aujourd’hui,
Pauvre Lully,
Va, mon ami,
Va faire ton macaroni !

ENSEMBLE.

Oui, je serai musicien, etc.

CHŒUR.

Oui, tu seras musicien !
N’en disons rien !
etc.

Lully retourne à son fourneau.

TOUS.

Non, non, joue encore !

LALANDE.

Rien qu’un petit air !

DUMÉNIL.

Nous t’en prions !

LULLY, passant à droite.

Mais jouer ici, c’est jouer ma place !

LAFORÊT, lui apportant son violon.

Maître Saugeon est enfermé dans son cabinet de travail...

DUMÉNIL.

Il est dans le feu de la composition...

LAFORÊT.

Il ne t’entendra pas.

LULLY, prenant le violon.

Vous le voulez !

TOUS.

Nous t’en supplions !

LULLY.

Vous êtes sûrs que personne ?...

TOUS, allant regarder à toutes les portes, et se retournant.

Personne !...

Ils se placent pour écouter.

LULLY, près de la cheminée.

Allons !...

Il joue un morceau de fantaisie. Au milieu du morceau, on voit le Margrave de Bareuth, puis Madelon, paraître dans la galerie du fond.

 

 

Scène XII

 

LES MÊMES, LE MARGRAVE, puis MADELON

 

LE MARGRAVE, au fond.

Eh ! mais, d’où vient donc cette musique ?...

Descendant l’escalier.

Que vois-je !...

BLANCHET, l’apercevant, à demi-voix.

Ciel ! le margrave !...

Tous les Marmitons se reculent et s’inclinent ; le Margrave leur fait signe de ne pas interrompre Lully. Madelon s’est arrêtée sur l’escalier.

LE MARGRAVE, pendant que Lully continue sans le voir.

Quel goût !... et quelle sûreté d’exécution !... mais c’est un petit prodige !

LULLY, terminant son morceau.

Eh bien !... personne ne m’applaudit ?...

LE MARGRAVE, s’avançant vers lui.

Si fait... moi.

LULLY.

Le prince !

LA MARGRAVE.

Moi, mon jeune ami !... et de grand cœur !...

Final.

Air nouveau de M. E. Déjazet.

LE MARGRAVE.

Au talent le plus admirable,
Il faut encore un protecteur :
Je suis le vôtre !

LULLY.

Ah ! monseigneur !

 

 

Scène XIII

 

LES MÊMES, SAUGEON, DOMESTIQUES des deux sexes

 

Les Domestiques accourent du fond.

SAUGEON, accourant par la porte de droite, dans le plus grand désordre.

C’est affreux ! c’est épouvantable !

LES MARMITONS, effrayés.

Pardon, pardon, maître Saugeon !

SAUGEON.

Tout est brûlé dans la cuisine !
Le dîner n’est plus qu’un charbon !

LES MARMITONS.

Tout est brûlé, etc.

SAUGEON, tirant son couteau de cuisine.

Venez, que je vous assassine !

Tous les marmitons poussent un cri et remontent à droite et à gauche.

Arrêtez !

Lully se cache derrière le Margrave.

SAUGEON.

Monseigneur !...

MADELON, riant.

Maître Saugeon, qu’alliez-vous faire ?

SAUGEON.

J’allais venger mon déshonneur !

MADELON.

Allons, calmez cette colère...

SAUGEON.

Qu’on me nomme l’auteur de ce tour exécrable !
Je veux connaître le coupable !

TOUS.

Le coupable !

Le Margrave se retire un peu à gauche et laisse Lully à découvert.

LULLY, se présentant.

Le coupable, c’est moi !

SAUGEON.

Quoi ! malheureux, c’est toi !
De ma cuisine je te chasse !

Il va tomber sur une chaise près de la cheminée.

LULLY.

Tant mieux !

LE MARGRAVE, à Lully.

Je t’offre une autre place...
Et, puisque le dîner manquera, grâce à toi,
Il faut qu’un concert le remplace...
Mon ami, prends ton violon !
Au salon ! au salon !

LULLY.

Mais, avant de vous suivre,
Permettez, monseigneur,
Qu’à mes amis je livre
Mes insignes d’honneur !

À Laforêt.

À toi, mon couteau de cuisine !

À Duménil.

Adieu, je renonce au métier...
À toi mon tablier !

À un autre marmiton à droite.

À toi, ma veste en percaline !

À Saugeon, toujours assis.

À vous, maître Saugeon,
Mon bonnet de coton !

SAUGEON, se levant.

À toi, vil marmiton,
Ma malédiction !...

Il sort par le fond.

CHŒUR, pendant lequel Lully embrasse les autres marmitons.

Au salon ! au salon !
Grâce à son violon,
Déjà de la cuisine
Lully monte au salon !

Pendant ce chœur, Lully a repris son violon et monte l’escalier avec le Margrave ; arrivé au milieu, il se retourne pour faire un dernier adieu à ses camarades.

 

 

ACTE II

 

Le jardin de Choisy. Au fond, des massifs de verdure, des allées sablées. À gauche, une des façades du château, avec balcon. Au dessous du balcon, une petite porte. À droite, au premier plan, l’entrée d’une tonnelle, avec deux sièges de jardin. Une autre chaise près du château.

 

 

Scène première

 

LA DUCHESSE DE MONTPENSIER (MADEMOISELLE), MADEMOISELLE DE BRÉVOL, LE MARGRAVE, QUELQUES GENTILSHOMMES DE SERVICE, puis MARCILLAC, puis MADELON

 

Au lever du rideau, Mademoiselle et Mlle de Brévol sont assises sous la tonnelle ; le Margrave est debout à côté d’elles ; les gentilshommes se promènent au fond.

MADEMOISELLE, au Margrave.

Oui, prince... oui, c’est ainsi que la chose s’est passée...c’est dans mon parc, presque sous mes yeux, sans respect pour ma personne, que Mule de Brévol a été l’objet d’un pareil outrage ?

LE MARGRAVE.

Et impossible de découvrir le coupable ?

MADEMOISELLE.

Impossible, jusqu’à présent...

À Mlle de Brévol.

Cependant, vous m’avez assuré, chère belle, que vous aviez bien remarqué sa figure et que vous la reconnaîtriez facilement... J’ai rassemblé tous mes pages, tout ce que nous avons de jeunes gentilshommes à Choisy... Aucun d’eux ne réalisait le signalement de l’audacieux Amour du bassin.

DE BRÉVOL, avec embarras.

De grâce, Mademoiselle, souffrez qu’il ne soit plus question de cette aventure... dont on finirait par exagérer la gravité... Grâce au ciel, je me préparais à peine pour le bain...

LE MARGRAVE, à part, souriant.

À peine !... Je n’en crois rien.

DE BRÉVOL, se levant, ainsi que Mademoiselle.

Quand je me suis aperçue que je n’étais pas seule... et je supplie votre altesse de ne pas poursuivre des recherches... inutiles.

MADEMOISELLE.

Soit.

LE MARGRAVE, à part.

C’est dommage... on aurait fait causer le curieux.

MADEMOISELLE.

Je conçois, chère belle... si Marcillac, votre prétendu, connaissait l’impertinent Cupidon, il lui ferait un mauvais parti !...

LE MARGRAVE.

Il lui couperait les oreilles.

DE BRÉVOL, souriant.

Les ailes tout au plus, cher prince... c’est tout ce qu’on peut couper à l’Amour...

MADEMGISELLE.

Eh ! mais, silence !... voici Marcillac !... Eh bien ! chevalier... le roi ?...

MARCILLAC, entré par la droite.

Rien encore, Mademoiselle... Les gens postés par moi sur la route de Paris n’ont point encore aperçu le piqueur qui précède le ca rosse de sa majesté...

Mlle de Brévol remonte, ainsi que Marcillac.

MADEMOISELLE, souriant.

Ah ! ah !... mon auguste cousin me fait attendre...

LE MARGRAVE.

C’est mal... pour une première visite... car c’est, je crois...

MADEMOISELLE.

Oui, c’est la première fois que le roi me vient visiter dans ma modeste résidence de Choisy... sans pompe, sans cérémonie, comme ferait un voisin de campagne... et il a exigé tout bonnement une réception de cousine à cousin... une simple collation...

LE MARGRAVE, riant tout-à-coup.

Qui, je l’espère, ne ressemblera pas au dîner d’hier !

MADEMOISELLE, riant aussi.

Ha ! ha ! ha ! j’en ris encore...

À Mlle de Brévol, qui redescend avec Marcillac.

Eh ! mais, vous n’y étiez pas, comtesse... vous ne savez rien.

DE BRÉVOL.

Non, vraiment... Quoi donc ?

LE MARGRAVE.

Un dîner... complètement brûlé !...

DE BRÉVOL.

Brûlé !... Votre altesse a dû être furieuse...

MADEMOISELLE.

Enchantée !... Car cette grande catastrophe... qui désespérait maître Saugeon... nous a révélé l’existence d’un petit prodige, éclos dans mes cuisines, entre deux fourneaux.

DE BRÉVOL.

Un prodige ?...

MADEMOISELLE.

Cause première de la catastrophe... MM. les marmitons ayant été entraînés par les accents d’un nouvel Orphée, il était juste que, moi, leur victime, j’eusse ma part d’enchantement... J’ai fait venir... Orphée... en qui j’ai reconnu aussitôt ce petit italien que Guise m’avait envoyé de Florence... J’ai voulu l’entendre, et... demandez au prince !...

LE MARGRAVE.

Un talent merveilleux !... Il a joué du violon...

MADEMOISELLE.

À miracle !... Une expression, un goût !... et des airs charmants, de sa composition !... car il compose !...

Riant.

Enfin, un marmiton de génie !

DE BRÉVOL.

Marmiton ?... Pauvre enfant !

MADEMOISELLE.

Oh ! il ne l’est plus... Ravie, enthousiasmée, je l’ai nommé sur-le champ chef de mes petits violons...

DE BRÉVOL.

Vraiment !... chef des petits violons de Mademoiselle !

LE MARGRAVE.

Le bâton de maréchal, du premier coup !

MADEMOISELLE.

Vous le verrez... vous l’entendrez bientôt... je l’attends... Puis, il doit nous donner, pendant la collation offerte à sa majesté, une symphonie, qui l’emportera assurément sur tous les concerts des grands violons du roi !

LE MARGRAVE.

Ah ! oui... les vingt-quatre... comme les appelle M. de Lauzun.

MADEMOISELLE, légèrement troublée.

Ah !... M. de Lauzun appelle les violons du roi...

DE BRÉVOL.

Les vingt-quatre... comme on dit, de MM. de l’Académie, les quarante.

Elle remonte avec Marcillac.

MADEMOISELLE.

C’est charmant !...

À part, avec émotion.

Comme tout ce qu’il dit.

LE MARGRAVE, l’observant, à part.

Oh ! décidément, Lauzun est aimé !... et si je n’y prends garde...

MADEMOISELLE.

Vous dites, cher prince ?...

LE MARGRAVE, marchant près d’elle.

Je dis, altesse, que moi seul ai perdu quelque chose à l’apparition soudaine du prodige...

En confidence.

Car ce repas devait être celui de nos fiançailles...

MADEMOISELLE, vivement.

Ah ! permettez...

LE MARGRAVE.

Je veux dire que vous deviez annoncer à tous notre mariage... et j’ai été sacrifié... au phénomène.

MADEMOISELLE.

Nos fiançailles !... notre mariage !... Ces mots-là sont bien prématurés, cher prince... Vous oubliez le roi... dont le consentement est indispensable.

LE MARGRAVE.

Eh bien ! sa majesté ne vient-elle pas aujourd’hui à Choisy... Excellente occasion !...

MADEMOISELLE.

Pour l’entretenir de questions d’État, au milieu d’une partie de plaisirs ?...

Riant.

Car mon mariage est une question d’État... et mon bonheur doit se décider en conseil des ministres...

Avec grâce.

Dame ! ce n’est pas de ma faute...

Ici Madelon entre par la droite et va à Mlle de Brévol.

LE MARGRAVE, à part.

Encore une défaite !... Oh ! Lauzun ! Lauzun !...

MADEMOISELLE, quittant vivement le Margrave.

Ah ! Madelon !... Eh bien ! Madelon, as-tu fait selon mes ordres ?... as-tu tout préparé ?...

MADELON.

Pour une grande toilette de cour ?... quand le roi veut être reçu à la bonne franquette !... Ah bien ! c’eût été joli !...

LE MARGRAVE, étonné.

Hein ?

MADELON.

Ça n’avait pas de bon sens... Votre altesse restera comme elle est... Je vous trouve très bien.

LE MARGRAVE.

Ah ! mais, tarteif !

MADEMOISELLE, au Margrave.

Oh ! ne vous fâchez pas, prince... c’est ainsi que Madelon parle... c’est son privilège... Elle a pris la liberté de tout dire, et j’ai pris le parti de tout entendre...

Souriant, à Madelon.

C’est bien, Madelon, mon altesse restera comme elle est.

DE BRÉVOL, passant près de Mademoiselle.

Aussi bien, il ne serait plus temps de faire autrement... car le roi...

MADEMOISELLE.

Eh ! mais, ma chère Brévol, je commence à craindre qu’il n’ait oublié Choisy...

LE MARGRAVE.

Choisy, soit... mais vous !...

DE BRÉVOL.

Si votre altesse y consent, je vais monter au belvédère, d’où la vue s’étend jusqu’à Paris...

MADEMOISELLE, souriant.

Comme ma sœur Anne... c’est cela, allez... De Brévol, remontant, bas à Mademoiselle, après avoir salué le Margrave, qu’elle lui montre. Je vous laisse sans défense...

À Madelon.

Suis-moi, Madelon...

Marcillac lui offre le bras, et elle sort avec lui par la droite. Madelon les suit.

MADEMOISELLE, la regardant sortir, à part.

Elle est heureuse, elle !... celui qu’elle aime...

UN VALET, entrant par la gauche et s’arrêtant au fond.

M. Lully se rend aux ordres de votre altesse.

MADEMOISELLE, vivement.

Ah !... et Brévol qui nous quitte !... Mais elle va revenir...

Au Valet.

M. Lully peut se présenter.

 

 

Scène II

 

MADEMOISELLE, LULLY, LE MARGRAVE, SEIGNEURS, puis MADEMOISELLE DE BRÉVOL et MARCILLAC

 

MADEMOISELLE.

Approchez, M. Lully... n’ayez pas peur.

LULLY, en tenue simple, mais élégante.

Peur de votre altesse ?... Oh ! non, mademoiselle... c’est du respect... de l’émotion....

MADEMOISELLE.

J’aime mieux cela...

Au Margrave.

Mais voyez donc, cher prince, comme il a bon air !...

LE MARGRAVE, gaiment.

C’est vrai... il porte on ne peut mieux le galant équipage que vous lui avez fait donner...

À Lully.

Où donc, signor Lully, avez-vous pris ces belles façons de gentilhomme ?

LULLY.

Je vous ai regardé, monseigneur.

LE MARGRAVE, satisfait.

Ah !...

MADEMOISELLE.

Ah ! très bien... Si vous ne dites jamais que de ces choses-là, vous ferez fortune à la cour.

LULLY.

Je l’espère.

LE MARGRAVE.

Et vous avez raison... les Italiens réussissent beaucoup en France.

LULLY.

C’est juste... Voyez, M. de Mazarin... et moi.

LE MARGRAVE.

Hein !...

LULLY.

Dame !... il est premier ministre, je suis premier violon... De premier à premier, il n’y a que la main.

MADEMOISELLE, riant.

Il est amusant !

LE MARGRAVE.

Se comparer au cardinal !

LULLY.

Pourquoi pas ?... Qu’il me donne la France à gouverner, et je lui donne mon violon... je parie que je gouverne très bien et qu’il joue très mal.

MADEMOISELLE, riant.

C’est probable !...

À part.

Je raffole de mon protégé !

LE MARGRAVE, à part.

Voilà le carlin détrôné !

MADEMOISELLE, à Lully.

Vous avez vu mes petits violons ?...

LULLY.

Je viens de les haranguer... en musique.

MADEMOISELLE.

Et vous êtes content d’eux ?...

Lui tendant la main.

de moi ?...

LULLY.

Oh ! que je bénis la main de votre altesse, qui vient de m’arracher à l’obscurité et de me lancer sur la voie de la fortune !... Il me semble voir devant moi un chemin qui monte, qui monte !... et, si quelque accident ne vient pas me faire dégringoler...

MADEMOISELLE.

Un accident !...

Air de Paris et le village.

Quand je suis là, que craignez-vous ?
Je vous protège, et, ce me semble,
Vous n’avez pas d’ennemis parmi nous ?

LULLY.

Plus on est heureux, plus on tremble,
Musicien, marmiton, c’en est fait,
Si contre moi le sort s’irrite :
Un de ses coups peut briser mon archet,
Et peut renverser ma marmite !

MADEMOISELLE.

Mais, enfin, qui vous fait peur ?... qui pourrait ?...

Apercevant Mlle de Brévol, qui entre par la droite avec Marcillac.

Ah ! Brévol !...

Elle va au-devant d’elle.

LULLY, à part.

Ciel !... voilà l’accident !...

MADEMOISELLE, à Mlle de Brévol.

Eh bien ! le roi ?

DE BRÉVOL.

Je viens d’apercevoir le premier piqueur, et dans quelques minutes...

MADEMOISELLE.

Bon !... j’ai tout juste le temps de vous présenter notre phénomène !...

LULLY, à part.

Je commence à dégringoler !

MADEMOISELLE, présentant Lully.

M. Lully, chef de mes petits violons.

DE BRÉVOL, le reconnaissant et jetant un cri.

Ciel !

TOUS, vivement.

Qu’avez-vous ?

DE BRÉVOL.

Mais, c’est !...

MARCILLAC.

Vous dites ?...

MADEMOISELLE.

C’est ?...

Mlle de Brévol va parler, quand elle est arrêtée par un geste suppliant de Lully. Mademoiselle se retourne, Lully cesse tout-à-coup ses signes.

LE MARGRAVE, insistant.

C’est ?...

DE BRÉVOL.

C’est... un éblouissement, qui, tout-à-coup... le soleil est si ardent sur ce belvédère !...

LULLY, à part.

Sauvé !

DE BRÉVOL, à part.

Lui !...

Haut.

Oh ! ce n’est rien... Déjà je me sens mieux...

À part.

Quelle audace !

MADEMOISELLE.

Remettez-vous, chère belle...

Aux Seigneurs.

Et nous, messieurs, allons recevoir le roi au bas du grand escalier.

Air de la vicomtesse Lolotte.

C’est un honneur, une gloire immortelle
Pour ce palais, aussi bien que pour moi,
Et désormais Choisy Mademoiselle
S’appellera Choisy-le-Roi !

DE BRÉVOL, bas et furtivement à Lully.

Monsieur, il faut que je vous parle !

CHŒUR.

C’est un honneur, etc.

Le Margrave offre la main à Mademoiselle, Mlle de Brévol prend le bras de Marcillac, et tous, excepté Lully, sortent par la gauche.

 

 

Scène III

 

LULLY, seul

 

Je l’ai échappé belle !... si Diane avait dit un mot, Actéon était perdu !... Mais Diane s’est tue, et le silence chez les femmes, c’est bon signe...

Imitant Mlle de Brévol.

« Monsieur, il faut que je vous parle !...» Encore bon signe... Allons ! allons ! ça va... et il ne me manque plus rien... Ah ! si...

Apercevant Quinault, qui entre tout effaré par la gauche et semble chercher quelqu’un.

Voilà ce qui me manquait !

 

 

Scène IV

 

QUINAULT, en veste, LULLY

 

QUINAULT, courant à lui.

Ah ! enfin, c’est toi !... je te retrouve !... C’est donc vrai ? on ne m’a donc pas trompé ?

LULLY.

On ne t’a pas trompé, c’est complètement vrai...

Passant devant lui en se pavanant.

Vois, regarde, admire !...

Il se retourne.

QUINAULT.

Et l’épée au côté !

LULLY.

Comme un gentilhomme, vertudieu !... D’où viens-tu ?

QUINAULT.

Des cuisines...

LULLY.

Ah ! pouah !...

QUINAULT.

Où je te cherchais, et où l’on m’a ri au nez...

LULLY.

On a bien fait.

QUINAULT.

« C’est au château ou dans le parc, m’a-t-on répondu, qu’il faut chercher M. Lully, qui est un grand musicien !... »

LULLY.

C’est vrai.

QUINAULT.

« Un homme de génie !... »

LULLY, se récriant.

Oh ! oh !...

Naturellement.

C’est vrai.

QUINAULT.

« Dites que vous êtes son ami, vous passerez partout... » Et me voici... Quel personnage es-tu donc devenu ?

LULLY, vivement.

Chef des petits violons... favori de Mademoiselle... confident d’une fille d’honneur, et cætera, et cætera... et de plus, ton protecteur... Veux-tu que je te protège ? Parle.

QUINAULT.

Oh ! oui ! protège-moi !... protège-moi tout de suite !... c’est le bon moment... car ma boulangère vient de me mettre à la porte...

LULLY.

Bah ?... Tant mieux ! c’est comme ça que j’ai commencé... Dès qu’on est mis à la porte, on est sûr de changer de position... Mais pourquoi t’y a-t-on mis ?

QUINAULT.

Elle a découvert ma chanson, qui l’a mise dans une colère !...

LULLY, riant.

Ha ! ha ! ha ! ha !...Mais, à propos, elle est complète, ta chanson !... J’en ai fait la musique !

QUINAULT.

Toi ?

LULLY.

Parbleu !

QUINAULT.

Quel bonheur !... Nous la chanterons dans tout Choisy !... je brave tout !

LULLY.

Je crois bien que tu braves tout... tu n’as plus rien à perdre.

QUINAULT.

Mais ton air ?

LULLY.

Une petite ronde bien simple, ce qu’il faut pour ces choses-là... Veux-tu que je te la chante ?...

Passant à droite.

Tiens, viens t’asseoir là, sous cette tonnelle.

QUINAULT.

Mais... est-ce que je puis ?...

LULLY.

Puisque je te protège !... Ne te gène donc pas, tu es chez moi...

S’asseyant sous la tonnelle, pendant que Quinault reste debout devant sa chaise.

Attends, que je me rappelle...

Il cherche.

 

 

Scène V

 

QUINAULT, LULLY, LE MARGRAVE

 

LE MARGRAVE, entrant très agité par la gauche.

Tarteif ! j’étouffe de colère !... Pas un mot de sa bouche, qui appelât sur moi l’attention du roi !

LULLY, à Quinault.

Assieds-toi donc...

Quinault s’assied sous la tonnelle, à côté de Lully.

LE MARGRAVE.

On semblait attendre une marque de préférence qui révélât son choix !... Rien !...

QUINAULT, à Lully.

Allons donc ! est-ce que tu as oublié ton air ?

LULLY.

Non, ce sont tes premiers vers...

QUINAULT.

Attends...

LULLY.

Mais, bah ! puisque j’ai le tout sur moi...

Il tire de sa poche un papier de musique.

LE MARGRAVE.

Je serai joué comme tant d’autres prétendus !... Oh ! ce qu’on dit tout bas de Lauzun... j’en suis sûr maintenant !

LULLY, vivement.

Ah ! j’y suis !

LE MARGRAVE, à part.

Hein ?... Il y a là du monde !...

Il s’éloigne en réfléchissant.

LULLY, chantant.

La boulangère a des écus,
Qui ne lui coûtent guère ;
Aussi, voit-on vingt prétendus
S’efforcer de lui plaire.

Le Margrave, qui allait sortir, s’arrête comme frappé de ce qu’il entend.

Mais ce qu’ils adorent le plus,
Boulangère,
Ce sont tes écus...
Prends garde, boulangère !

TOUS DEUX, gaiement.

Boulangère, etc.

QUINAULT, ravi.

Très bien ! bravo !

LE MARGRAVE, à part.

Eh ! mais, ce qu’ils chantent là !...

Il se rapproche un peu.

LULLY, chantant.

Deuxième couplet.

La boulangère a des amants,
Qu’elle n’épouse guère...

LE MARGRAVE, à part, vivement.

C’est cela !

LULLY.

Pour la fixer, les plus charmants,
Ne savent plus que faire :
Ils sont trop petits ou trop grands,
Trop beaux, trop laids, trop bons, trop méchants,
Pour notre boulangère.

TOUS DEUX.

Trop beaux, trop laids, etc.

LE MARGRAVE, à part.

C’est clair !... la boulangère, c’est la princesse !... Mais qui donc...

Il s’approche de la tonnelle.

QUINAULT.

Va donc ! continue !

LE MARGRAVE, regardant à travers le feuillage et reconnaissant Lully.

Ah !

LULLY.

Troisième couplet !...

Chantant.

Troisième couplet.

La boulangère a des attraits
Qui ne lui servent guère...

LE MARGRAVE, à part.

De mieux en mieux !

LULLY.

Elle en est orgueilleuse, mais
Elle en sera moins fière,
Quand ses attraits seront moins frais...
Boulangère,
Préviens les regrets,
Fais ton choix, boulangère.

TOUS DEUX, très gaiement.

Boulangère, etc.

LE MARGRAVE, à part.

C’est complet !... Quelle découverte !...

LULLY.

Voilà... Trouves-tu que ça n’est pas mal ?

QUINAULT, se levant.

Pas mal ?... C’est ravissant ! c’est délicieux !... Oh ! les jolies paroles !

LULLY.

Comment ! les jolies paroles ?... Te veux dire : oh ! la jolie musique !...

QUINAULT.

Certainement, la musique... est très bien... mais avoue que les paroles...

LULLY.

Les paroles ne sont pas mal... mais conviens que la musique...

LE MARGRAVE, se montrant.

Paroles et musique, tout est charmant !

QUINAULT, effrayé.

Quelqu’un !

LULLY.

Monseigneur !

LE MARGRAVE.

N’ayez pas peur... c’est un ami.

QUINAULT, bas à Lully.

Comment ! un ami ?... à nous ?...

LULLY, bas.

Oui, un ami à moi...

Au Margrave.

Ah ! monseigneur ! nous sommes confus...

Quinault passe à gauche du Margrave.

LE MARGRAVE.

Confus... d’avoir fait une chanson qui courra la ville ?

QUINAULT, saluant.

Ah ! monseigneur !...

LULLY.

C’est une bagatelle...

LE MARGRAVE, avec feu.

Un petit chef-d’œuvre, tarteif !... que je prends sous mon patronage !

LULLY.

Quoi ! monseigneur ! vous, à qui je dois déjà...

LE MARGRAVE.

D’être introduit à la cour ?... Eh bien ! votre chanson vous y suivra.

LULLY.

Ciel !

QUINAULT.

Il se pourrait ?...

LE MARGRAVE.

Eh ! oui !... D’ordinaire, un pont-neuf prend naissance dans le peuple et monte jusqu’au roi... La Boulangère ira de la cour à la ville.

LULLY.

Oh ! je n’ose espérer...

LE MARGRAVE.

Osez, tarteif !... Sa majesté, qui vient d’arriver, veut que Choisy lui fasse une réception bourgeoise... Eh bien !... quoi de plus bourgeois qu’une chanson au dessert ?

QUINAULT, hors de lui.

Le roi !... il entendra...

LULLY.

Ma musique !...

QUINAULT.

Mes vers !...

LE MARGRAVE.

Donnez donc !...

Il prend la chanson des mains de Lully, qui remonte avec Quinault. À part.

Oui ! oui ! cette chanson, qui semble faite exprès pour la princesse... le scandale...le ridicule... qu’un mariage seul effacera...

Riant.

Ha ! ha ! ha ! c’est charmant !...

QUINAULT, bas à Lully.

Il rit !

LULLY, bas.

Il est enchanté de nous !

Ensemble.

Air : Vive le baptême. (Fil de la Vierge.)

LULLY et QUINAULT.

Ô chance prospère !
Ô joie, ô bonheur !
Pour la boulangère,
Quel insigne honneur !

LE MARGRAVE, à part.

Ma ruse, j’espère,
Vain
cra sa rigueur,
Et la boulangère
Fera mon bonheur !

LULLY, à Quinault.

Livrons-nous au plaisir ! pourquoi donc nous contraindre ?

LE MARGRAVE.

Sans doute, mes amis...

À part.

Ils ne se doutent pas
Que, dirigés par moi, si haut puissent atteindre
Les traits lancés par eux, quand ils visaient si bas !

Le Margrave sort rapidement par la gauche.

 

 

Scène VI

 

QUINAULT, LULLY, puis, à la fin de la scène, MADEMOISELLE DE BRÉVOL

 

ENSEMBLE.

Ô chance prospère !
Ô joie, ô bonheur !
Pour la boulangère,
Pour nous quel bonheur !

LULLY, hors de lui.

Embrasse-moi, mon chansonnier !

QUINAULT.

Oui, mon musicien !

LULLY.

Car, vois-tu, tout ce qui m’arrive me rend fou !... Je sens là, dans mon cerveau, un monde, un chaos d’idées !... Ça bout ! ça bout !... Je suis sûr que ma tête grossit à vue, et que des éclairs sortent de mes yeux !... Vois-tu des éclairs sortir de mes yeux ?...

QUINAULT, étourdi.

Je ne sais pas... Moi, je ne vois plus clair du tout !

LULLY, s’animant de plus en plus.

Sais-tu ce qui va arriver, Quinault ?... Tiens ! voilà que ça se dessine, que ça se classe !... là-bas, tout là-bas, dans l’avenir !... Louis XIV... le grand homme, le héros, le demi-dieu... Nec pluribus impur... Louis XIV sera charmé par ma musique.

QUINAULT.

Et par mes vers !

LULLY.

Oui, par ma musique... Il s’écriera : « De qui donc ce petit chef-d’œuvre ? – Du signor Lully. » répondra-t-on.

QUINAULT.

Et de Quinault !...

LULLY.

Oui... de Lully... « Ah ! ah ! qu’on me présente ce grand artiste... » Et je serai présenté, et sa majesté ajoutera « Ah ! qu’il est bien !... ah ! le joli garçon !... Vive Dieu ! nous ferons quelque chose de lui !...

QUINAULT.

De nous !...

LULLY.

Oui, de moi... Et alors, il me demandera ce que je veux...

QUINAULT.

Ce que nous voulons !...

LULLY.

Eh ! oui !... ce que je veux... Et moi, moi !... Oh ! mon beau rêve !...

Air de la Vieille.

Comme dans ma belle Italie,
Je veux ici, pour mes succès,
Ouvrir un temple à l’harmonie,
Fonder un opéra français !

Mouvement de Quinault.

Un opéra, ma deuxième patrie :
Car, d’aujourd’hui, Lully devient Français !

QUINAULT, étonné.

Un opéra ?

LULLY.

Que de succès !
Je vois déjà la salle illuminée,
J’entends les cris de la foule entraînée,
Par mille voix notre gloire prônée !
Voilà, Quinault, voilà ma destinée !

Parlant, pendant que l’orchestre continue piano.

Et la tienne aussi, mon poète !... car c’est toi qui feras les vers de mes opéras.

QUINAULT.

Moi ! grand Dieu !... un auteur de sonnets, de chansons !...

LULLY.

Eh bien ?...

QUINAULT.

Dans une chanson, il ne faut qu’un peu d’esprit...

LULLY.

Dans un opéra, il n’en faut pas du tout... C’est une économie pour toi... Allons, ta main, mon poète ! Courage et en avant !

Reprise de l’Air.

Réunissons nos travaux, nos efforts : } (bis.)
Soyons unis, nous serons forts !          }

Hein ! que c’est beau, l’avenir !

QUINAULT.

Oui, quand on l’arrange soi-même.

LULLY.

C’est le moyen de l’avoir à son goût... Est-ce que tu douterais de l’avenir, Quinault ?

QUINAULT.

Un peu... Et, si tu pouvais m’arranger un petit présent passable...

LULLY.

Qu’est-ce que tu veux ?... une place ?...

QUINAULT.

Dame ! oui... une petite... pourvu qu’elle soit très belle. Justement, le roi est à Choisy, et...

LULLY.

Certainement, je vais être assez bien avec Louis XIV pour lui dire Majesté, faites-moi le plaisir de donner une place à Quinault...

QUINAULT.

Celle qu’il voudra.

LULLY.

Pourvu que tu choisisses ?

QUINAULT.

Bien entendu.

LULLY.

Mais j’ai d’autres protecteurs... plus sous la main.

QUINAULT.

Ah ! oui...

LULLY.

Des femmes, Quinault !... L’escalier dérobé des femmes !... C’est par celui-là qu’on grimpe le plus vite et le plus haut.

QUINAULT.

Oh ! oui ! fais-moi grimper bien haut !

LULLY.

Je te présenterai... mais pas dans cet accoutrement... Va te faire beau... si tu peux... tenue complète de gentilhomme !...

QUINAULT.

Oui !...

LULLY.

L’épée au côté, comme moi !

QUINAULT.

Oui, oui !... Mais quelle est donc ta protectrice ?

LULLY.

Mademoiselle d’abord... puis, une autre... sa fille d’honneur, la petite Brévol.

QUINAULT.

Elle te connaît ?...

LULLY, avec intention.

Elle me connaît... particulièrement... et dès que je...

Apercevant Mlle de Brévol, qui entre rapidement par la droite.

Chut !...

QUINAULT.

Quelqu’un !...

Mlle de Brévol s’arrête en voyant Quinault et feint de se promener, sans les perdre de vue.

LULLY, bas.

Justement, c’est elle !... va-t’en !...

QUINAULT, bas.

Celle qui te connaît ?...

LULLY.

Très particulièrement... Va-t’en !...

QUINAULT.

Tu parleras pour...

LULLY, le poussant.

Va-t’en !

QUINAULT.

Je reviendrai m’informer de...

LULLY, même jeu.

Mais va-t’en donc !...

Quinault sort par le premier plan à gauche.

 

 

Scène VII

 

LULLY, MADEMOISELLE DE BRÉVOL

 

Ensemble.

Air nouveau de M. E. Déjazet.

LULLY, à part.

C’est elle !... et toujours plus belle !...
Souvenir de tant d’appas,
Soutiens mon cœur qui chancelle !
Ne nous effrayons pas !
(bis)

DE BRÉVOL, à part.

Honneur, dont la voix m’appelle,
Et vers lui guide mes pas,
etc.

DE BRÉVOL, s’avançant vers Lully et d’un ton sec.

Enfin, monsieur, vous êtes seul...

LULLY, prenant de l’aplomb.

Non, grâce au ciel, mademoiselle, puisque nous sommes deux...

Avec intention.

Exactement comme...

DE BRÉVOL.

Hein !...

LULLY.

Non, pardon, pas exactement...

À part.

J’aimais mieux la première fois.

DE BRÉVOL.

Savez-vous que, si ce n’eût été par respect pour moi. même, je vous aurais fait chasser de ce palais !...

LULLY.

Je n’ai donc pas à vous remercier de ne l’avoir pas fait.

DE BRÉVOL.

Plaît-il ?

LULLY.

Dam !... à moins de vous remercier du respect que vous avez pour vous-même.

DE BRÉVOL.

Téméraire !...

LULLY.

C’est le nom qu’on donne à l’Amour.

DE BRÉVOL.

C’en est trop !...Son altesse saura tout, et la Bastille...

Elle remonte.

LULLY.

Mettre l’Amour à la Bastille !... Ah ! pauvre petit !... Il vaudrait mieux le jeter dans le bassin.

DE BRÉVOL, redescendant.

Encore !

LULLY, avec entraînement.

Oui, encore !... oui, toujours !... car, ce souvenir, mademoiselle, il me brûle, il m’embrase !...

DE BRÉVOL.

Monsieur !...

LULLY.

Oh ! ne me rappelez pas quelle distance nous sépare !... C’est aujourd’hui seulement que je m’en aperçois... Dam ! ce n’est pas de ma faute, à moi.

Air de la Sentinelle.

Lorsque l’amour, en secret, me céda
Son piédestal auprès de la charmille,
Pouvais-je, hélas ! savoir qui viendrait là,
Dame de cour, comtesse... ou pauvre fille ?
Vous n’aviez pas ce riche vêtement,
Pour m’apprendre, mademoiselle,
Que vous étiez noble...

DE BRÉVOL.

Comment ?

LULLY.

Ce que j’ai vu m’a seulement
Appris combien vous étiez belle !
Oh oui, bien belle !

DE BRÉVOL, radoucie.

Monsieur, je vous prie d’oublier...

LULLY.

Oh ! non !

DE BRÉVOL.

Ou, du moins, de cacher à jamais...

LULLY.

Oh ! oui !... un secret entre nous !

DE BRÉVOL, vivement.

Mais pas du tout !...

LULLY.

Alors vous voulez donc que je dise ?...

DE BRÉVOL.

Mais non !...

LULLY.

Que voulez-vous donc ?

DE BRÉVOL, vivement, lui mettant la main sur la bouche.

Je veux... je veux que vous vous taisiez, car je crois entendre...

LULLY, baisant la main posée sur sa bouche et marmottant ses paroles.

Oui... oui... faites-moi taire... faites-moi taire toujours comme ça...

DE BRÉVOL, regardant à gauche.

Mais silence donc !... Quand je vous dis que quelqu’un...

LULLY, baisant toujours sa main.

Puisque je suis en train de me taire !...

DE BRÉVOL.

Ciel ! Mademoiselle !...

LULLY.

Ah ! diable !...

Il s’éloigne d’elle et cherche à se donner une contenance.

 

 

Scène VIII

 

LULLY, MADEMOISELLE DE BRÉVOL, MADEMOISELLE

 

MADEMOISELLE, voyant Lully, à part.

Elle n’est pas seule...

Elle cache une lettre qu’elle tenait et s’approche de Mlle de Brévol. Haut et gaiement.

Ensemble !... Que faisiez-vous donc là, chère belle, avec Lully ?

DE BRÉVOL, embarrassée.

Monsieur me parlait...

LULLY, vivement.

Musique... oui, altesse, nous parlions musique...

Bas à Mlle de Brévol.

Hein ! comme je me tais !

MADEMOISELLE.

Eh bien ! mon cher Lully, ce concert promis au roi ?

LULLY.

Je cours, altesse, rassembler mes petits violons.

MADEMOISELLE.

C’est cela ; allez, allez...

Bas à Mlle de Brévol, pendant que Lully remonte.

J’ai besoin de vous parler.

DE BRÉVOL, étonnée.

À moi ?

LULLY, redescendant, pendant que Mademoiselle s’éloigne un peu, bas à Mlle de Brévol.

J’ai bien besoin de vous parler !

DE BRÉVOL, riant, à part.

Encore !

Ensemble.

Air nouveau de M. E. Déjazet.

LULLY, à part.

Ah ! le joli secret !
Pour qu’il soit plus complet,
Oui, je saurai me taire.
Pas d’indiscrets discours !
L’amour gagne toujours
Quelque chose au mystère !

MADEMOISELLE, à part.

Montrons-lui ce billet,
Puisque de mon secret
Je ne dois rien lui taire :
Pour celle qui toujours
Consola mes amours,
Je n’ai pas de mystère.

DE BRÉVOL, à part.

Quel est donc ce secret ?
Dans ses regards paraît
Un trouble involontaire.
Voilà comme toujours
Chacun, dans ses amours,
À besoin de mystère.

MADEMOISELLE, à de Brévol.

Qu’il se retire... et restez près de moi,
Pour une confidence.

LULLY, bas à de Brévol, de l’autre côté.

Il faut encor nous revoir...

DE BRÉVOL, bas.

Et pourquoi ?

LULLY, bas, montrant la main qu’il baisait.

Pour m’imposer silence.

Reprise de l’Ensemble. Lully salue profondément Mademoiselle, qui le congédie du geste, et sort par la gauche.

 

 

Scène IX

 

MADEMOISELLE DE BRÉVOL, MADEMOISELLE

 

MADEMOISELLE, souriant.

Son concert... je doute qu’il ait lieu.

DE BRÉVOL.

Comment ?...

MADEMOISELLE.

Il vient d’arriver à Choisy une dépêche de M. de Mazarin, qui abrégera peut-être la, visite du roi...

Baissant la voix.

Pendant qu’il la parcourt, je me suis échappée pour lire en secret...

DE BRÉVOL.

Pour lire ?...

MADEMOISELLE, mystérieusement.

Personne ne nous voit ?...

Lui glissant la lettre qu’elle avait cachée.

Tenez, lisez vite !...

DE BRÉVOL.

Une lettre !...

MADEMOISELLE.

Et là, au bas, ce nom !...

DE BRÉVOL, lisant.

Lauzun !...

MADEMOISELLE.

Chut !... Mais lisez donc tout...

Pendant qu’elle lit des yeux.

À vous, ma confidente, qui pleurez quelquefois avec moi, je ne dois pas cacher mon bonheur, quand il m’en arrive un peu. Mais vous ne lisez pas !...

DE BRÉVOL.

Je vous écoutais.

MADEMOISELLE.

Folle !... il parle bien mieux que moi, lui...

Montrant la lettre.

Comme tout ce qu’il dit là est bien !... comme il m’aime !

DE BRÉVOL, vivement, en lisant toujours.

Eh ! mais, il annonce son retour !...

MADEMOISELLE, heureuse.

Oui, bientôt... ce soir peut-être...

Plus bas.

Et il vent que je le reçoive chez moi, dans mes appartements !...

DE BRÉVOL, souriant.

Et vous le recevrez ?

MADEMOISELLE.

Le moyen de faire autrement ?... cette clef... qu’il m’a ravie...

DE BRÉVOL.

Que vous lui avez abandonnée...

MADEMOISELLE.

C’est possible...

Tristement.

Mais pourrai-je le voir sans m’exposer... l’exposer lui-même...

DE BRÉVOL.

Pauvre duc de Lauzun !

MADEMOISELLE.

Oh ! oui !... et pauvre duchesse, n’est-ce pas ?...

DE BRÉVOL.

En effet... vous, Mademoiselle, duchesse de Montpensier, cousine du roi Louis XIV...

MADEMOISELLE.

Et lui, gentilhomme sans fortune, n’ayant que son courage, son épée...

Soupirant.

et son amour !... Oh ! je n’espère rien, allez, ma chère Brévol... rêves que tout cela... mais rêves qui berceront toute ma vie... À lui jamais !... mais jamais à d’autres !...

Levant la main.

Oh ! je le...

DE BRÉVOL, lui arrêtant le bras, en souriant.

Ne jurez rien, princesse !...

MADEMOISELLE.

Comment ?...

DE BRÉVOL.

Dans l’état d’indécision où vous êtes, il faudrait si peu de chose...

 

 

Scène X

 

MADEMOISELLE DE BRÉVOL, MADEMOISELLE, MADELON

 

MADELON, entrant par la gauche.

Ah ! c’est affreux !... c’est indigne !... c’est infâme !...

MADEMOISELLE, vivement.

Madelon !...

Elle reprend sa lettre.

Eh ! mais, qu’as-tu donc, mon enfant ?...

MADELON, contenant sa colère.

Eh bien ! non ! c’est bien fait... et je suis une sotte de m’emporter ainsi, pour une chose que j’avais prévue. Est-ce ma faute, à moi, si l’on ne veut pas suivre mes conseils ?... Est-ce que c’est à une pauvre fille com. me moi, de donner de l’esprit à une grande dame comme vous ?...

MADEMOISELLE.

Madelon !...

MADELON.

Oh ! criez, emportez-vous, mettez-vous bien en colère contre moi... ça fait peut-être que vous serez moins en colère contre vous...

Elle remonte.

DE BRÉVOL.

Mais, enfin, qu’y a-t-il ?

MADELON, redescendant.

Ce qu’il y a, Mademoiselle !...

Montrant un papier qu’elle tient à la main.

Voilà ce qu’il y a !

MADEMOISELLE.

Quel est ce papier ?

MADELON.

Une chanson.

DE BRÉVOL.

Une chanson ?...

MADELON.

Qui vient d’avoir un fameux succès au cercle du roi !

MADEMOISELLE.

Une chanson, dis-tu ?...

MADELON.

J’étais là, par hasard, près du petit pavillon, où se tenait sa majesté... quand, tout-à-coup, j’entends rire aux éclats... je prête l’oreille, et ce qui faisait rire...

Donnant le papier à Mademoiselle.

Tenez, lisez vous-même ce qui faisait tant rire !

MADEMOISELLE, lisant.

La boulangère a des écus,
Qui ne lui coûtent guère...

Eh bien ?... qu’est-ce que cela veut dire ?...

MADELON.

Vous vous arrêtez déjà ?... ce n’est pas encore tout...

Lui montrant le papier.

La boulangère a des amants,
Qu’elle n’épouse guère !...

MADEMOISELLE, commençant à comprendre.

Qu’entends-je ?...

MADELON.

Comme le comte de Soissons, le roi d’Espagne, l’archiduc Léopold, l’empereur Ferdinand, le...

MADEMOISELLE.

Taisez-vous !

MADELON, ne se possédant plus.

Eh bien ! non !... je ne me tairai pas !... parce que, si je me taisais, personne ici n’oserait vous dire la vérité... non, personne !... pas même cette bonne demoiselle, qui vous aime aussi, mais à la manière des grandes dames, avec des scrupules, des attentions, des ménagements... Moi, je vous aime pour vous, et je vous dit tout net que cette chanson n’est qu’un écho de tout ce que la cour ne cesse de répéter depuis trois mois...

Oui, Mademoiselle a des écus
Qui ne lui coûtent guère...

Oui, Mademoiselle a des amants
Qu’elle n’épouse guère...

Oui, Mademoiselle a des attraits
Qui ne lui servent guère...

Mademoiselle froisse le papier, le déchire, le jette avec colère et passe près de Mlle de Brévol.

Et celui-là par ci, et celui-ci par là !... les propos, la médisance... et moi, qui écoute, qui entends, j’enrage, je m’indigne, je bous !... mais je ne peux rien dire, parce que tout est vrai, parce qu’on a raison, parce qu’avec le plus grand nom de France, la jeunesse, la beauté et tous les princes de la terre à vos pieds... si ça continue, vous coifferez sainte Catherine !

MADEMOISELLE, courroucée.

Madelon !... je vous chasse !...

Air : Époux imprudent, fils rebelle.

MADELON, interdite.

Vous me chassez !

MADEMOISELLE.

Sortez !... pas de réplique !

MADELON.

Au fait, c’est vrai, mérité je un égard ?
Je ne suis qu’une domestique,
Qu’on prend, que l’on quitte au hasard...
Mais puissiez-vous, en écoutant plus tard
Vos courtisans, couverts de muse et d’ambre,
Ne pas vous dire, en pensant à Mad’lon :
Mes valets étaient au salon,
Et mes amis à l’antichambre !

MADEMOISELLE, plus calme.

Allons, soit... reste... j’ai tort... Mais cette insolente chanson !... et le roi l’a lue ?...

MADELON.

Et le roi en a ri... et vous connaissez les courtisans... ils ont ri de confiance... comme on rit à la cour.

MADEMOISELLE.

Un pareil scandale !... que faire ?... quel parti prendre ?...

DE BRÉVOL, vivement.

Un seul !... épouser...

MADEMOISELLE.

Le margrave !...

MADELON.

S’il en est temps encore !... car il allait quitter Choisy...

À part.

Je mens !...

Haut.

Découragé, désespéré...

Vivement.

J’ai vu ses équipages...

À part.

Je mens encore !...

DE BRÉVOL.

Il faut l’arrêter... l’empêcher de...

MADELON.

Oui, n’est-ce pas ?...

À la Duchesse.

Mais, Mademoiselle, répondez donc !...

MADEMOISELLE, très troublée.

Que voulez-vous que je réponde ?... ma tête se perd !...

Air : J’en guette un petit de mon âge.

DE BRÉVOL.

Dans cette chanson qui vous blesse,
On vous presse de faire un choix...

MADELON.

Allons, cédez !

MADEMOISELLE.

Mais c’est de la faiblesse !

DE BRÉVOL.

C’est du bonheur...

MADEDON.

Oui, du bonheur !

MADEMOISELLE.

Tu crois ?

DE BRÉVOL.

Ô vous, dont le charme suprême
Soumis des rois !... pouvez-vous hésiter,
Quand il s’agit de remporter
Une victoire sur vous même ?

La musique continue.

MADEMOISELLE.

Ah ! tenez... disposez de moi... faites ce que vous voudrez...

DE BRÉVOL, vivement.

Viens, Madelon, conduis-moi près du margrave... allons !...

Elle remonte avec Madelon.

MADEMOISELLE, voulant les retenir.

Mais... songez donc... il faut l’agrément du roi...

MADELON, de loin.

Soyez tranquille...

DE BRÉVOL, entraînant Madelon.

Mais viens donc !...

Elles sortent par le fond.

 

 

Scène XI

 

MADEMOISELLE, puis LULLY et QUINAULT

 

MADEMOISELLE, seule.

L’épouser !... le margrave !... que je déteste !... Voilà donc ma volonté brisée, mon bonheur perdu, ma vie toute entière bouleversée... par une chanson !...

Elle tombe sur une chaise à gauche.

LULLY, entrant le premier par la droite.

Elle est seule...

À Quinault, qui se défend.

Viens, viens, je vais te présenter...

QUINAULT, voyant la Princesse.

Ah ! ma foi !... j’ai trop peur... je me sauve !...

Il s’esquive.

LULLY, appelant à demi-voix.

Quinault !... Bah ! il est déjà bien loin !...

MADEMOISELLE, se levant.

Oh ! si je découvre l’insolent qui a osé...

LULLY, à part, regardant Mademoiselle.

Elle paraît bien disposée... du courage !...

Haut, en s’inclinant.

Altesse !...

MADEMOISELLE, brusquement.

Qu’est-ce donc ?...

LULLY.

C’est moi, Mademoiselle... Lully... votre humble protégé...

MADEMOISELLE.

C’est bon... que voulez-vous ?...

LULLY.

Supplier votre altesse d’étendre cette protection sur un ami... sur un second moi-même.

MADEMOISELLE, voulant s’éloigner.

Plus tard...

LULLY.

Oh ! non, Mademoiselle...

Mouvement de la Duchesse. Plus humblement.

Pardonnez-moi, si j’insiste... mais quand vous connaîtrez l’ami que je vous recommande... C’est un poète, Mademoiselle...

MADEMOISELLE.

Un poète ?

Air de Céline.

LULLY.

Malgré ma chétive origine,
Malgré mon talent plébéien,
Vous n’avez pas dans la cuisine
Laissé votre musicien.
Le poète qui se révèle
Était boulanger ce matin ;
Ne laissez pas, Mademoiselle,
Un poète dans le pétrin.

MADEMOISELLE, attentive.

Boulanger, dites-vous ?...

LULLY.

Oui, Mademoiselle, et un petit garçon boulanger qui a fait la boulangère.

MADEMOISELLE.

Qu’entends-je !... qu’avez-vous dit ?...

LULLY, à part, reculant un peu.

Tiens qu’est-ce qui-lui prend donc ?...

MADEMOISELLE.

Eh quoi !... cette chanson que l’on chante à la cour...

LULLY, avec aplomb et se rapprochant.

Paroles de Quinault... musique de Lully.

MADEMOISELLE, à part.

Lui aussi !

Air du Piège.

LULLY.

Nous étions bien embarrassés :
Car c’est notre premier ouvrage...
Mais, puisque vous le connaissez,
Je retrouve tout mon courage,
Pour la chanson qu’ici nous publions,
Accordez nous une dernière grâce...

MADEMOISELLE.

Laquelle ?

LULLY.

Nous vous supplions
D’en accepter la dédicace...
Acceptez en la dédicace !

MADEMOISELLE, courroucée.

Ah ! vous êtes l’auteur de cette chanson infâme !...

LULLY, surpris.

Infâme !...

MADEMOISELLE, s’éloignant.

Vous n’êtes plus rien ici !...

LULLY, la suivant.

Mais qu’ai-je fait ?... daignez me dire...

MADEMOISELLE.

Je vous donne un quart d’heure pour quitter le palais !...

Elle sort rapidement par la gauche.

 

 

Scène XII

 

LULLY, puis QUINAULT, en habit et l’épée au côté

 

LULLY, seul, cloué sur place.

Chassé !... chassé pour cette chanson !... pour cette boulangère !...

Éclatant.

Misérable Quinault !... que m’a-t-il donc fait chanter ?...

QUINAULT, paraissant à droite, sans oser entrer.

Eh bien ?...

LULLY.

Ah ! te voilà !...

QUINAULT.

Ma chanson a-t-elle produit beaucoup d’effet ?...

LULLY, courant à lui et le prenant à la gorge.

Scélérat !...

QUINAULT.

Qu’as-tu donc ?...

LULLY.

Assassin !...

QUINAULT.

Veux-tu me lâcher !

LULLY.

Parle d’abord !... Quelle infamie as-tu commise ?... quel est le libelle odieux que tu m’as fait mettre en musique ?

QUINAULT.

Lully !

LULLY.

Quelle est cette boulangère qui a des écus, quia des amans ?... cette boulangère, enfin, qui me fait chasser par Mademoiselle ?...

Il le lâche.

QUINAULT.

Chasser !

LULLY.

Oui, chasser... pour l’avoir mise en musique !...

QUINAULT, brusquement.

Est-ce ma faute, à moi, si ta musique est mauvaise ?

LULLY.

Ma musique !...

QUINAULT.

Je ne puis répondre que des paroles !

LULLY.

Et tu en répondras !... et sur l’heure, et ici même...

Tirant son épée.

et l’épée à la main !...

QUINAULT.

Eh quoi ! tu veux...

LULLY.

Ah ! ma musique est mauvaise !... En garde !

QUINAULT.

Lully !

LULLY.

Il attaque ma musique, quand ce sont ses paroles qui sont exécrables !...

QUINAULT, mettant l’épée à la main.

Ah ! les paroles sont... En garde !

LULLY.

En garde !...

Ils ont croisé le fer ; mais tout-à-coup, ils s’arrêtent en même temps.

Air : De votre bonté généreuse.

Nous battre !...

QUINAULT.

Ô ciel !

LULLY.

Nous étions bien coupables :
Car une voix me dit tout bas
Que nos deux noms seront inséparables.

QUINAULT, laissant tomber son épée.

Lully !

LULLY, de même.

Quinault !

QUINAULT.

Sur mon cœur !

LULLY.

Dans mes bras !

Ils s’embrassent.

Musicien, poète de génie,
Nous nous devons à la postérité...
Et n’est-ce pas risquer plus que sa vie
Que de risquer son immortalité !

ENSEMBLE.

Ne risquons pas notre immortalité !

LULLY.

Mais, enfin, pourquoi cette chanson nous fait-elle tant d’ennemis ?

QUINAULT.

Oui, pourquoi ?

LULLY.

Bien sûr, en la composant, tu n’as pas eu d’arrière-pensée ?...

QUINAULT.

Je te le jure... Et toi, dans ta musique, es-tu bien certain qu’il ne se soit glissé aucun motif... déjà connu... et qui, par quelque analogie...

LULLY.

Aucun... ma musique est toute neuve... elle n’a jamais servi.

QUINAULT.

Alors, je ne puis comprendre...

Ritournelle de l’air suivant.

On vient !

LULLY.

Ce sont mes petits violons !... Qu’est-ce qu’ils vont dire, quand je leur apprendrai qu’ils n’ont plus de chef !

Ils ramassent leurs épées. La nuit arrive peu à peu.

 

 

Scène XIII

 

LULLY, QUINAULT, LES PETITS VIOLONS, entrant par la gauche

 

LES PETITS VIOLONS.

Air de la Camargo.

Un chef, un ami
Nous attend ici ;
Honneur à celui
Que l’on a choisi
Pour être aujourd’hui
Notre digne appui !
Nous comptons sur lui,

Honneur à Lully !

LULLY.

Mes amis, merci !
Je voudrais aussi
Faire entendre ici
Ma musique.

LES PETITS VIOLONS.

Certes, on l’entendra !

LULLY, à part.

On me chassera !

LES PETITS VIOLONS.

Le concert sera Magnifique !
Un chef, un ami,
etc.

LULLY.

Très bien... vous êtes exacts au rendez-vous, et sans doute vous avez étudié notre symphonie...

PREMIER VIOLON.

Nous l’avons répétée dix fois.

LULLY.

Et ça va bien ?...

DEUXIÈME VIOLON.

Ça va tout seul.

LULLY.

Tant mieux ! si ça va tout seul... ça pourra aller sans moi.

TOUS.

Sans vous !

LULLY.

Oui, mes amis... Je ne suis plus votre chef !

TOUS.

Ô ciel !

LULLY.

On me chasse !

QUINAULT.

On me chasse aussi !

TOUS.

Vous chasser !...

QUINAULT.

Chasser votre chef !... et vous le souffririez !...

TOUS.

Non !... non !...

QUINAULT.

C’est ça !... montrons-nous !... protestons !... Vive Lully !

TOUS.

Vive Lully !

LULLY.

Voulez-vous bien vous taire !... Je serais joli garçon, si l’on vous entendait !... Non, mes amis, pas de cris, pas de violence !... la meilleure manière de protester, c’est de protester par son talent... Or, voici ce que je vous propose...

Montrant le château.

Ce balcon est celui de la chambre à coucher de Mademoiselle... À minuit, trouvez-vous dans ce jardin, avec vos violons... Nous lui donnerons une sérénade... et, de deux choses l’une ou l’on m’aura fait disparaître... car, sans m’en douter, je suis peut-être un grand scélérat... et, dans ce cas, vous demanderez ma grâce et celle de Quinault... qui, de son côté, me paraît fort compromis...

QUINAULT.

Tu crois ?...

LULLY.

Extrêmement compromis, Quinault... Dans le second cas, je conduirai moi-même la symphonie, et notre grâce, je la demanderai moi-même.

TOUS.

C’est convenu.

LULLY.

Ainsi, à minuit.

TOUS.

À minuit !

LULLY, montrant le fond.

Ici même, derrière ces massifs...

Les petits Violons remontent.

QUINAULT.

Air : Arlequin tient sa boutique.

Mais, avant l’instant critique,
Tu devrais parler...

LULLY.

Pourquoi ?

QUINAULT.

Personne, pour ta musique,
Ne parlerait mieux que toi...

LULLY.

Pour ma musique, parler, moi ?...
Non, j’aurais tort, en eux j’ai foi,
Et je laisse à ma musique,
Le soin de parler pour moi !

Reprise.

Un chef, un ami, etc.

Les petits Violons disparaissent à droite et à gauche derrière les charmilles ; Lully serre la main dé Quinault et s’éloigne par la droite, tandis que celui-ci sort par la gauche. Nuit close.

 

 

Scène XIV

 

MADEMOISELLE DE BRÉVOL, puis LE MARGRAVE

 

DE BRÉVOL, paraissant sous la tonnelle, un peu agitée.

Non ! je ne me suis pas trompée !... cet homme, enveloppé d’un manteau, qui se glissait le long des charmilles... c’était lui !... c’était M. de Lauzun !... Il se dirigeait vers le palais...

À ce moment, on voit un homme enveloppé d’un manteau passer au fond, venant de droite, et s’approcher du palais. Regardant.

En effet !... le voici !... Quelle imprudence !... Si je pouvais empêcher...

Elle fait un pas hors de la tonnelle, mais s’y rejette aussitôt, en voyant le Margrave qui entre par la droite.

Ciel ! le margrave !

LE MARGRAVE, suivant des yeux l’homme au manteau, qui ouvre la petite porte sous le balcon, disparaît rapidement et referme la porte sur lui.

C’est lui !... c’est Lauzun !... Je l’ai reconnu !...

Furieux.

Comment ! avant le mariage !... Oh ! c’est trop fort !...

DE BRÉVOL, à part.

Que dit-il ?

LE MARGRAVE.

Allez, allez, mon jeune gentilhomme... montez furtivement par les escaliers dérobés...

DE BRÉVOL.

Il sait tout !

LE MARGRAVE.

Je monterai aussi, moi... pour vous surprendre, pour me venger par un scandale !... mais je prendrai un chemin encore plus court !...

Il sort par la droite.

 

 

Scène XV

 

MADEMOISELLE DE BRÉVOL, puis MADEMOISELLE

 

DE BRÉVOL, sortant de la tonnelle.

Ils sont perdus !... Car impossible de prévenir Mademoiselle, qui s’est enfermée et ne reçoit personne !... pas même moi !...

Ici les fenêtres du balcon s’éclairent.

Ah ! cette chambre éclairée... cette fenêtre qui s’ouvre...

Appelant.

Mademoiselle !... Mademoiselle !

MADEMOISELLE, paraissant au balcon.

Hein !... Est-ce vous, Brévol ?

DE BRÉVOL, vivement.

Ah ! Dieu soit loué !... Sachez que le margrave...

MADEMOISELLE.

Le margrave !... quoi donc ?

 

 

Scène XVI

 

MADEMOISELLE DE BRÉVOL, MADEMOISELLE, LULLY, reparaissant à droite, derrière les charmilles

 

LULLY, à la cantonade.

Ainsi, à minuit !...

MADEMOISELLE, vivement.

Silence !... nous ne sommes plus seules !...

DE BRÉVOL, à voix basse.

Mais il faut que vous sachiez...

MADEMOISELLE.

Plus tard !... demain !... adieu !...

Elle rentre et ferme la fenêtre. Mlle de Brévol s’éloigne du balcon.

 

 

Scène XVII

 

LULLY, MADEMOISELLE DE BRÉVOL

 

LULLY, à part, au fond.

Deux voix de femmes !...

DE BRÉVOL.

Demain !... il sera bien temps, quand c’est cette nuit...

Elle se promène avec agitation.

LULLY, à part, regardant.

J’ai entendu deux voix, et je ne vois qu’une robe... ça ne fait pas mon compte.

DE BRÉVOL.

Les surprendre !... la perdre !...

LULLY, à part, regardant toujours.

Une tournure de connaissance... Eh ! mais, parbleu ! c’est la petite Brévol !...

DE BRÉVOL, regardant le balcon.

Voudrait-il... Ah ! ce serait affreux !...

LULLY, à part, descendant.

Est-ce qu’elle va rester là ?... Et mon orchestre qui va venir !... Je ne m’en irai pas.

DE BRÉVOL.

Je ne quitterai pas cette place...

Elle fait quelques pas, et se rencontre avec Lully ; à part.

Ah ! encore lui !...

Elle le salue et remonte.

LULLY, à part, après lui avoir rendu son salut.

Je voulais bien un rendez-vous... mais dans un autre moment...

Il remonte.

DE BRÉVOL, redescendant, à part.

J’aurais peut-être daigné l’entendre... mais pas ce soir !...

LULLY, à part, redescendant.

Je vais la renvoyer.

DE BRÉVOL, à part.

Renvoyons-le...

Haut et s’approchant.

M. Lully...

LULLY, parlant en même temps qu’elle.

Mademoiselle...

S’inclinant.

Ah ! pardon !...

DE BRÉVOL.

Un devoir impérieux me retient ici... et je vous serai obligée de m’y laisser seule... N’est-ce pas ?... Adieu, adieu !...

Elle s’éloigne de quelques pas vers la droite.

LULLY, à part.

Ah ! bien, oui, mais... et ma sérénade !...

DE BRÉVOL, revenant.

Comment, monsieur... encore ?...

LULLY.

Mon Dieu ! mademoiselle... je suis désolé... mais... un devoir tout aussi impérieux me retient également...

DE BRÉVOL, résolument.

Eh bien ! monsieur... puisqu’il faut tout vous dire... sachez qu’un danger menace Mademoiselle, et c’est pour le conjurer que vous me voyez ici !

LULLY, vivement.

Un danger, dites-vous !... et vous voulez me renvoyer !... Ce danger, quel est-il ?...

DE BRÉVOL.

Vous jurez d’être discret ?...

Lully fait un grand geste.

Contrairement aux ordres du roi, Mademoiselle vient encore de refuser la main du margrave... et, si j’en crois quelques mots échappés au prince, son projet est bien certainement de s’introduire par ce balcon dans les appartements de Mademoiselle.

LULLY, avec aplomb.

Nous empêcherons cela.

DE BRÉVOL, avec joie.

Vrai ?... Mais, comment ?... Vous, qui êtes si adroit, si... audacieux... vous trouverez peut-être un moyen...

LULLY.

J’en trouverai un... Je trouve toujours des moyens...

Vivement.

Ah ! j’en tiens un !...

DE BRÉVOL.

Lequel ?

LULLY, avec empressement et passant du côté de la tonnelle.

Mademoiselle, cachons-nous !

DE BRÉVOL.

Mais...

LULLY.

Cachons-nous, voilà le moyen !

Air nouveau de M. E. Déjazet.

Premier couplet.

LULLY.

Venez, venez dans ce bosquet !...

DE BRÉVOL.

Je ne sais pourquoi, mais je tremble...
Songez donc, si quelque indiscret
Venait nous y surprendre ensemble !...

LULLY.

Mon Dieu ! que vos regards sont doux !
Et cette taille, qu’elle est belle !

Il la prend par la taille et la pousse doucement vers la tonnelle.

DE BRÉVOL.

Eh bien ! monsieur, que faites-vous ?

LULLY, montrant le balcon.

Je veille sur Mademoiselle...

Chœur des PETITS VIOLONS, en dehors.

Un chef, un ami, etc.

Pendant ce chœur, Lully a doucement entraîné Mlle de Brévol sous la tonnelle et s’assied à côté d’elle.

LULLY.

Deuxième couplet.

Mademoiselle est en danger,
Unissons-nous pour la défendre !

DE BRÉVOL.

Pas si près !...

LULLY.

Pour la protéger,
Songez donc qu’il faut bien s’entendre !
C’est un pacte fait entre nous...
Que ce baiser le renouvelle !

Il lui baise la main avec ardeur.

DE BRÉVOL.

Eh bien ! monsieur, que faites-vous ?

LULLY.

Je veille sur Mademoiselle.

 

 

Scène XVIII

 

LULLY, MADEMOISELLE DE BRÉVOL, LE MARGRAVE, LES PETITS VIOLONS

 

On entend sonner minuit. Le Margrave entre avec précaution par la droite, portant une échelle qu’il va dresser contre le balcon. Au même instant, les petits Violons paraissent au fond, sortant de derrière les charmilles.

LES VIOLONS.

Voilà minuit !

LE MARGRAVE.

Montons sans bruit !

Il monte à l’échelle ; les petits Violons commencent leur symphonie.

DE BRÉVOL, effrayée.

Quel est ce bruit ?

LULLY, se levant tout-à-coup.

Ah ! c’est ma symphonie !

Il s’élance hors de la tonnelle. Mlle de Brévol s’échappe par la droite.

LE MARGRAVE, qui était parvenu déjà à la moitié de l’échelle.

Trahison ! perfidie !

LULLY, l’apercevant.

Ciel qu’est-ce que cela ?...

Tirant son épée.

Un homme !... halte-là !...

Se retournant vers les petits Violons et battant la mesure avec son épée.

Allez ! allez !

LE MARGRAVE.

Misérable !... on approche !...

LULLY.

Si vous dites un mot, morbleu ! je vous embroche !

Des Seigneurs, des Dames et des Valets portant des torches accourent de tous les côtés. Le Margrave, toujours contenu par l’épée de Lully, est resté sur l’échelle. Les petits Violons descendent à droite, en jouant toujours.

 

 

Scène XIX

 

LE MARGRAVE, LULLY, SEIGNEURS, DAMES, VALETS, puis MADEMOISELLE et MADELON

 

CHŒUR.

D’où vient tout ce bruit,
Qui trouble la nuit ?
En ces lieux, pourquoi,
Pourquoi ces cris d’effroi ?

La musique continue piano.

MADEMOISELLE, paraissant à son balcon, avec Madelon, et riant aux éclats.

Mon cher Lully, ne retenez donc point ainsi M. le margrave... Vous voyez bien que vous le contrariez...

Elle quitte le balcon.

LULLY, s’inclinant.

Ah ! pardon, monseigneur !...

LE MARGRAVE, furieux, descendant de l’échelle.

Oh !... je me vengerai, marmiton !...

Il sort par le fond, à droite, pendant le chœur suivant, au milieu des éclats de rire de tout le monde.

CHŒUR.

Suite.

Ah ! voyez tout s’explique à présent !
Ah ! quel bon tour !... ah ! c’est charmant !

Mademoiselle arrive par la gauche avec Madelon, Mlle de Brévol et Marcillac.

 

 

Scène XX

 

MADEMOISELLE, LULLY, MADEMOISELLE DE BRÉVOL, MADELON, MARCILLAC, SEIGNEURS, DAMES, VALETS, puis QUINAULT

 

MADELON, entrant la première.

Oh ! venez, Mademoiselle, venez !...

Prenant Lully par la main et le faisant passer près de Mademoiselle.

Je vous l’avais bien dit, que vos valets étaient au salon et vos amis à l’antichambre !...

QUINAULT, entrant par la droite.

Lully !... Lully !...

S’arrêtant.

Oh ! que de monde !...

MADEMOISELLE.

Quel est ce jeune homme ?...

LULLY, prenant Quinault par la main.

Hélas ! un grand coupable... qui, ainsi que moi, ignore son crime.

MADEMOISELLE.

Ah ! l’auteur de ces couplets ?...

LULLY.

Oui, Mademoiselle... le demi-auteur...

Se montrant.

Voilà l’autre moitié.

MADEMOISELLE.

Et vous dites que vous ignoriez tous deux...

LULLY, montrant Quinault.

Air : Si vous jurez d’être discret. (Acte premier.)

Victime, hélas ! d’une chanson,
Pauvre garçon !
Menacé de votre colère,
Il va rentrer triste, et confus
De vos refus,
Chez sa boulangère aux écus.

MADEMOISELLE, étonnée.

La boulangère... dites-vous ?...

LULLY.

Pardonnez-nous !
Je vois bien qu’elle vous est chère,
Puisqu’en son nom, pour nos méfaits,
Pour nos couplets,
On nous chassa de ce palais !

MADEMOISELLE, souriant.

Allons, allons, n’ayez plus peur :
Que ma faveur
Rachète une erreur passagère.

LULLY, pendant qu’elle s’éloigne un peu.

Que de bonté !

MADELON, s’approchant, et bas.

Oui, sa faveur
À son sauveur !
Elle vous doit...

LULLY, bas.

Quoi donc ?...

MADELON, bas.

L’honneur !

Elle s’éloigne et remonte avec Quinault.

DE BRÉVOL, s’approchant à son tour de Lully et à demi-voix, pendant que Mademoiselle est remontée à gauche avec Marcillac.

Eh bien êtes vous satisfait ?

LULLY.

Pas tout-à-fait.

DE BRÉVOL, bas.

Eh ! quoi, monsieur, tant d’exigence !

LULLY, bas, en montrant la tonnelle.

De là, mon bonheur à venir
Vient de s’enfuir !

DE BRÉVOL, bas, et baissant les yeux.

Le bonheur peut y revenir.

Elle s’éloigne de lui tout doucement et va rejoindre Mademoiselle et Marcillac.

LULLY, à part.

Qu’ai-je entendu ?... mot enchanteur,
Qui dans mon cœur
A fait renaître l’espérance !
Bénis cent fois, bénis ici,
Heureux Lully,
Tes chants et ton macaroni !

À Quinault, montrant la Princesse et Mlle de Brévol.

Je leur doit tout : fortune, amour...
Peut-être, un jour,
Un nom que redira la France !

Lui prenant la main et s’avançant.

Paris !... à toi mes chants nouveaux !
Et tes bravos
Seront le prix de nos travaux !

Au Public.

Mais quel bonheur ! quel doux espoir !
Si, dès ce soir,
Vous daignez me faire une avance !
Dans un bravo que j’obtiendrais,
Par vous, j’aurais
Un avant-goût de mes succès.

Reprise en Chœur.

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