Notice sur Mithridate de Racine (Paul MESNARD)
Œuvres de J. Racine, revue sur les plus anciennes impressions et les autographes et augmentée de morceaux inédits, des variantes, de notices, de notes, d’un lexique des mots et locutions remarquables, d’un portrait, de fac-similé, etc. Paris, Librairie de L. Hachette et Cie.
Dans la même année 1672 où Bajazet avait paru sur la scène, Racine achevait une nouvelle tragédie, dont on l’entendait quelquefois, dans ses promenades matinales, réciter à haute voix les vers sous les ombrages du jardin des Tuileries[1]. Le sujet de cette tragédie était, comme celui de Bajazet, emprunté à l’Orient barbare, on pourrait presque dire à l’histoire d’un sérail ; car ce que les récits de Plutarque et d’Appien nous laissent entrevoir des gynécées du roi de Pont et de la manière dont sa famille était gouvernée, rappelle par plus d’un trait les mœurs des sultans. Il ne faut cependant chercher aucune comparaison entre les deux pièces. Le poète ne s’était nullement proposé de se répéter, et de nous mettre encore sous les yeux, mais cette fois dans le lointain de l’antiquité, les scènes d’un harem asiatique. Si l’action de la tragédie de Mithridate a pour théâtre la vie domestique de ce roi guerrier, c’est dans la peinture du caractère d’un grand homme, c’est dans l’immortelle lutte historique soutenue par lui, qu’elle a son grand intérêt. Le principal dessein de Racine, quelque cadre qu’il eût choisi à son tableau, était de traiter un sujet héroïque, où respirât une grandeur moins barbare que romaine dans l’âme d’un des plus illustres ennemis de Rome. C’était, après Alexandre et Britannicus, une nouvelle excursion sur les terres de Corneille.
Le Mercure galant, dans ses nouvelles du 30 juillet au 6 août 1672, annonçant pour l’hiver de cette même année la Pulchérie de Pierre Corneille, destinée aux comédiens du Marais, et le Théodat de Thomas Corneille, qui devait être représenté à l’Hôtel de Bourgogne, ajoutait : « Ensuite de cette pièce, on verra sur le même théâtre (l’Hôtel de Bourgogne) le Mithridate de M. Racine. Cet ouvrage réussira sans doute, puisque les pièces de cet auteur ont toujours eu beaucoup d’amis. »
Mithridate fut joué en effet peu de temps après Pulchérie, et se trouva avoir plus d’amis qu’elle. On rapporte la première représentation de la comédie héroïque de Corneille au mois de novembre 1672, celle de la tragédie de Racine au commencement de l’année suivante. Les frères Parfait se contentent de dire que Mithridate parut sur le théâtre de l’Hôtel de Bourgogne dans le mois de janvier 1673, sans donner la date avec plus de précision. Le Mercure galant rend compte dans une même lettre de la réception de Racine à l’Académie française, et, quelques lignes plus bas, du succès de sa nouvelle pièce. Les dates de ces deux événements littéraires sont évidemment très rapprochées ; si l’on peut conclure quelque chose de l’ordre dans lequel le Mercure en parle, il semble que la séance académique a précédé la première représentation de Mithridate. Racine fut reçu à l’Académie le jeudi 12 janvier ; il est assez vraisemblable que Mithridate fut représenté pour la première fois le lendemain, c’est-à-dire le vendredi 1 3 janvier ; on ne peut guère hésiter qu’entre cette date et celle du vendredi précédent, 6 du même mois. Si Robinet eût assisté à cette représentation ou en eût tout au moins daigné parler par ouï-dire, sa gazette en aurait fixé l’époque avec certitude. Mais il ne paraît pas avoir jamais été fort empressé d’aller voir les nouvelles pièces de Racine ou de les annoncer. Il ne dit rien de Mithridate avant le 25 février, date de la lettre en vers où il nous apprend qu’il a été voir cette tragédie le mardi précédent, 21 février. Son témoignage un peu tardif sert du moins à nous faire connaître les noms des acteurs qui jouèrent d’original les principaux rôles et qui y furent très brillants. « Tous les acteurs, dit-il,
Y charment tous les spectateurs...
La Fleur, y désignant le Roi,
Semble être Grec en cet emploi...
La Champmeslé, faisant la Reine...
Son heureux époux et Brécour,
Faisant les deux fils pleins d’amour,
Font aussi, sans plus long langage,
Des mieux chacun leur personnage. »
M. Aimé-Martin attribue le rôle de Pharnace à Champmeslé, celui de Xipharès à Brécourt. Peut-être a-t-il bien rencontré ; mais on voit que Robinet nous laisse dans le doute. Dans la Deuxième lettre sur la vie et les ouvrages de Molière et sur les comédiens de son temps[2], il est dit que Hauteroche, qui remplissait avec succès les rôles de grands confidents, était chargé de celui d’Arbate ; il est probable que ce fut dès la première représentation.
La prédiction du Mercure galant, que Mithridate réussirait, fut justifiée par l’événement ; et Racine ne dut pas son triomphe, comme on avait voulu l’insinuer, à ses nombreux amis. L’admiration fut générale ; les moins bienveillants durent le constater, et n’osèrent indiquer leur désaccord avec le sentiment public que par quelques épigrammes équivoques. Voici comment s’exprime Robinet :
...L’auteur adroit
Que l’on nomme Monsieur Racine,
Lequel à l’Hôtel prend racine,
À ce sujet fort bien traité ;
Et l’on y peut en vérité
Quantité de grands vers entendre,
Et quantité d’un style tendre.
De Visé, tout en marquant un peu plus ses intentions ironiques, fut également contraint de reconnaître que la pièce avait plu : « J’aurais longtemps à vous entretenir, écrivait-il dans le Mercure de 1673[3], s’il fallait que je vous rendisse un compte exact des jugements qu’on a faits du Mithridate de M. Racine. Il a plu, comme font tous les ouvrages de cet auteur ; et quoiqu’il ne se soit quasi servi que des noms de Mithridate, de ceux des princes ses fils, et de celui de Monime, il ne lui est pas moins permis de changer la vérité des histoires anciennes pour faire un ouvrage agréable, qu’il lui a été d’habiller à la turque nos amants et nos amantes. Il a adouci la grande férocité de Mithridate, qui avait fait égorger sa femme, dont les anciens nous vantent et la grande beauté et la grande vertu ; et quoique ce prince fût barbare, il l’a rendu en mourant un des meilleurs princes du monde : il se dépouille en faveur d’un de ses enfants de l’amour et de la vengeance, qui sont les deux plus violentes passions où les hommes soient sujets ; et ce grand roi meurt avec tant de respect pour les Dieux, qu’on pourrait le donner pour exemple à nos princes les plus chrétiens. Ainsi M. Racine a atteint le but que doivent se proposer tous ceux qui font de ces sortes d’ouvrages ; et les principales règles étant de plaire, d’instruire et de toucher, on ne saurait donner trop de louanges à cet illustre auteur, puisque sa tragédie a plu, qu’elle est de bon exemple, et qu’elle a touché les cœurs. »
L’attaque, on le voit, quoique notre poète ait dû peut-être la prévoir moins facilement dans un sujet antique, ressemblait beaucoup à celle qui avait été dirigée l’année précédente contre Bajazet. C’était toujours la vérité historique, la peinture fidèle des mœurs qu’on trouvait en défaut ; on avait la prétention de faire entendre que les connaisseurs n’étaient pas dupes de ce qui charmait le public ; mais il eût sans doute été trop difficile de soutenir que Racine n’avait pas ce public pour lui. Une lettre de Mme de Coulanges à Mme de Sévigné, en date du 24 février 1673, nous fait connaître l’enthousiasme que Mithridate excitait, et que n’épuisaient pas de nombreuses représentations : « Mithridate est une pièce charmante ; on y pleure ; on y est dans une continuelle admiration ; on la voit trente fois, on la trouve plus belle la trentième que la première[4]. » Ce fut pendant cette même année 1673 la tragédie en grande faveur à la cour, qui la vit reparaître plusieurs fois à de très courts intervalles dans ses divertissements. « L’onze de ce mois, dit la Gazette du 18 février 1673, en date de Saint-Germain, Leurs Majestés, accompagnées de Monseigneur le Dauphin et de Madame, prirent le divertissement de la représentation du Mithridate, fort belle tragédie du sieur Racine, où la troupe royale se fit admirer. « Le 4 mai suivant, au témoignage de la même Gazette, Monsieur fit représenter Mithridate à Saint-Cloud, dans une belle fête qu’il y donna, et à laquelle assistaient Mme de Guise, la princesse de Monaco, l’ambassadeur et l’ambassadrice d’Angleterre et le duc de Monmouth, depuis peu de retour d’Angleterre. Après la promenade, le bal et la collation, « on entra dans un salon extraordinairement éclairé, et paré d’une merveilleuse profusion de fleurs dans des vases et cuvettes d’argent; et la compagnie y fut très agréablement divertie de la représentation de Mithridate du sieur Racine par la seule troupe royale[5]. » Une autre représentation en fut donnée trois mois après, devant une grande partie des mêmes spectateurs. De Boisfranc, surintendant des finances de Monsieur, recevait dans sa belle maison de Saint-Ouen, le mercredi 2 août, Monsieur et Madame, qui étaient accompagnés de Mademoiselle, de Mme de Guise, de la princesse de Monaco, et de grand nombre de seigneurs et de dames. Le grand repas qui leur fut offert « fut suivi, dit la Gazette du 5 août 1673, du divertissement de la comédie par la troupe royale, qui représenta le Mithridate du sieur Racine, avec l’admiration de toute la compagnie. » Robinet nous a conservé le même souvenir dans sa lettre en vers de même date :
Ce charmant repas fut suivi
Du Mithridate de Racine,
Joué d’une façon divine...
Par les comédiens de l’Hôtel,
Et la Fleur, dans le maître rôle,
Se surpassa sur ma parole,
Comme fit, et me l’a semblé,
Mademoiselle Champmeslé.
Pour les années qui suivirent immédiatement, les renseignements nous manquent sur les représentations de Mithridate devant la cour ; mais elles doivent avait été assez fréquentes dans tous les temps, à en juger par ceux sur lesquels nous sommes mieux informés. La Gazette du 11 mai 1680 en mentionne une qui avait été donnée à Saint-Cloud l’avant-veille, 9 mai, quand la Dauphine, nouvellement mariée, y fut reçue pour la première fois : « Le Roi et la Reine, accompagnés de Monseigneur le Dauphin et de Madame la Dauphine, vinrent... ici voir .Monsieur et Madame. Il y eut d’abord un bal dans la galerie qui a été peinte par Pierre Mignard, et ensuite une collation dans le salon. On descendit dans les jardins ; et, après le souper, les comédiens de l’Hôtel de Bourgogne représentèrent la tragédie de Mithridate de Jean Racine. » Le Mercure galant donne d’assez amples détails sur cette fête du 9 mai. Après avoir décrit la galerie de Mignard, le bal et le souper, qui commença à neuf heures et dura une grande heure et demie, le gazetier continue ainsi : « Après quoi toute la cour passa chez Madame, où l’Hôtel de Bourgogne joua le Mithridate de M. Racine, avec la petite comédie du Deuil[6]. Le lieu qui devait servir de théâtre était préparé dans l’ancien salon. Des paravents d’une très grande beauté, entre lesquels étaient des guéridons d’argent, portant des girandoles garnies de bougies, faisaient la décoration de ce théâtre. Entre chaque guéridon on voyait des pots remplis de toutes sortes de fleurs avec des vases et des cuvettes d’argent. Au fond du théâtre il y avait une manière d’amphithéâtre dressé dans la grande croisée qui regarde Paris. Cet amphithéâtre était plein de girandoles garnies de bougies, de vases et d’autres ouvrages d’argent remplis de fleurs. » C’était, comme on le voit, une représentation fort semblable à celle du 4 mai 1673, donnée dans le même lieu, et où brillait déjà la même profusion de fleurs avec les mêmes cuvettes d’argent. Ces petits détails ne sont peut-être pas tout à fait insignifiants. Nous y trouvons, mieux que dans beaucoup de dissertations, une explication sensible de ce que, parmi tant de beautés plus hautes et plus durables, les tragédies de Racine ont parfois de trop élégant, de trop pompeux, de trop galant : jouées au milieu de ce luxe royal, en présence du Roi et de tous ces grands seigneurs et de ces grandes dames de la cour, dont on peut lire la très longue liste dans le Mercure, elles paraissent dans leur véritable cadre ; et l’on reconnaît combien les tableaux du peintre étaient en harmonie avec tout ce qui les entourait.
D’après le registre de la Grange, Mithridate fut joué cette même année 1680, le 4 décembre, à Saint-Germain; en 1681, à Fontainebleau, pendant les représentations qui y furent données du 28 juillet au 3 septembre ; en 1688, à Saint-Germain, le 31 janvier ; à Fontainebleau, où les comédiens avaient été appelés le 12 octobre ; en 1684, le 25 septembre, à Chambord ; en 1685, le 15 juin, à Versailles. Mais la mention la plus intéressante, à cause de la réflexion qui l’accompagne, est celle que nous lisons dans le Journal de Dangeau du dimanche 5 novembre 1684, à Fontainebleau : « Le soir il y eut comédie française ; le Roi y vint, et l’on choisit Mithridate, parce que c’est la comédie qui lui plaît le plus. » Nul doute que Dangeau, chroniqueur minutieusement exact, n’ait ici parlé à bon escient. Nous croyons que la prédilection que Louis XIV montrait pour cette tragédie doit s’expliquer par la grandeur d’âme toute royale qu’il y trouvait. En effet, si l’action de Mithridate est vive et touchante, si la figure de Monime est une des plus suaves, une des plus chastement belles que Racine ait créées, cependant, envisagée de ce côté, il y aurait eu de la part du Roi quelque singularité de goût à mettre cette tragédie au-dessus des autres chefs-d’œuvre du même poète. Racine avait mêlé à l’histoire un roman plein de charme et d’intérêt, surtout pour ceux qui, n’étant pas éclairés, comme de Visé, par la malveillance, ne cherchaient pas trop curieusement si les passions pouvaient avoir ce langage, et, pour ainsi dire, cette forme, à la cour de Mithridate. Mais ce roman, dans sa pensée, était assurément l’accessoire ; tout, nous l’avons déjà fait remarquer, devait être subordonné, dans la pièce, à un grand souvenir de l’histoire. Aussi dit-il dans sa préface que l’action de sa tragédie est la mort de Mithridate, et se plaît-il à l’appeler qu’une des scènes qui y ont le plus réussi est celle où le Roi expose son dessein de passer en Italie. Voilà par quel coté Louis XIV, nous n’en doutons pas, admirait surtout la pièce. Un autre roi, qu’on soupçonnera moins encore que lui d’avoir été beaucoup touché par les amours de Monime et de Xipharès, Charles XII, avait une semblable préférence pour la même tragédie, ainsi que l’atteste Voltaire : « De toutes les tragédies françaises, dit-il[7], Mithridate était celle qui plaisait davantage à Charles XII... Il montrait avec le doigt à M. Fabrice (c’était le nom du gentilhomme qui lui donnait à Bender des conseils pour ses lectures) les endroits qui le frappaient. » On les désignerait aussi sans aucune peine ; car il est évident que, s’il avait an goût particulier pour cette tragédie, c’était, comme le dit Voltaire, « parce que la situation de ce roi vaincu et respirant la vengeance était conforme à la sienne. » Que dans un jugement littéraire le suffrage de Charles XII ne soit pas d’un grand poids, il se peut ; mais c’était ici l’âme d’un héros qui se sentait touchée ; et dans l’admiration si vive des deux rois conquérants, auxquels on peut joindre le prince Eugène de Savoie, qui savait, dit-on, par cœur les plus belles tirades de Mithridate, nous verrions une preuve, s’il en était besoin, que le don de peindre et de faire parler l’héroïsme était loin de manquer à Racine, quoi qu’on en ait voulu dire quelquefois.
Nous avons dit que les comédiens de l’Hôtel de Bourgogne qui avaient joué d’original la tragédie de Mithridate y avaient été fort admirés par les contemporains de Racine, surtout la Fleur et Mlle Champmeslé, chargés des deux premiers rôles.
L’abbé du Bos, dans ses Réflexions critiques[8], rappelle que la Champmeslé avait reçu de Racine pour le rôle de Monime les leçons les plus détaillées, et donne quelques explications sur la manière dont le poète lui faisait réciter ce vers :
Nous nous aimions... Seigneur, vous changez de visage,
et ceux qui précèdent. C’était, d’après tous les témoignages, un des endroits de la pièce où cette actrice produisait le plus d’effet. Boileau, à ce que rapporte Brossette, le choisissait pour exemple un jour que la conversation roulait sur la déclamation, et le récitant lui-même avec son talent ordinaire de lecteur, et une véhémence dont étaient extrêmement émus ceux qui l’écoutaient, il leur disait : « C’était ainsi que M. Racine le faisait dire à la Champmeslé[9]. »
Ce même rôle de Monime, qui avait été un des plus touchants parmi ceux de la Champmeslé, fut le rôle de début de Mlle Lecouvreur, le 14 mai 1717 ; elle y eut un éclatant succès. Ce fut également un des rôles où se montra d’abord le talent de Mlle Gaussin, un de ceux qui semblaient le mieux faits pour la nature de ce talent. Peu après, Mlle Clairon en fit, avec une sorte de prédilection, l’objet de ses plus savantes études. Cette intelligente actrice en sentait toutes les difficultés, sur lesquelles elle a fait, dans ses Mémoires, de très justes remarques, dignes de rester comme des préceptes de son art. Après avoir appliqué à Monime ce qu’elle vient de dire d’une jeune Athénienne, chez qui l’habitude de la circonspection et de la décence se peindrait dans les regards, le maintien, dans une démarche mesurée, des gestes moelleux et peu fréquents, elle ajoute : « L’actrice qui, d’après les vers qu’elle (Monime) dit au quatrième acte, croirait pouvoir se permettre le moindre emportement dans ses sons, sa physionomie, sa démarche, ses gestes, ferait la plus énorme faute... Ce rôle est un des plus nobles et des plus touchants qui soient au théâtre ; mais je l’ai vivement éprouvé, c’en est un des plus difficiles. Sans cris, sans emportement, sans moyens d’arpenter le théâtre, d’avoir des gestes décidés, une physionomie variée, imposante, il paraît impossible de sauver ce rôle de la monotonie qu’il offre au premier aspect ; ces secours aideraient l’actrice, mais ils seraient autant de contre-sens pour le personnage. Ce n’est qu’après quinze ans d’étude sur les moyens de contenir ma voix, mes gestes, ma physionomie, que je me suis permis d’apprendre ce rôle, et j’avoue que pour parvenir à graduer de scène en scène et sa douleur et sa noble simplicité, il m’a fallu tout le travail dont j’étais capable... Je ne me flatte pourtant pas d’être parvenue à le rendre autant bien qu’il peut être ; je l’ai trop peu joué pour avoir les moyens d’y corriger mes fautes... Monime est absolument hors des routes ordinaires[10]. »
Parmi les plus célèbres tragédiennes qui recueillirent ce rôle dans l’héritage des Champmeslé et des Clairon, nous rencontrons Mlle des Garcins, douée, comme Mlle Gaussin, des qualités naturelles qu’il demande ; Mlle Raucourt, dont l’énergie un peu rude y était moins propre, qui le choisit cependant parmi ses rôles de début, peut-être par la seule raison que Mithridate était une des pièces où brillait le plus Brizart, son maître.
Mlle Rachel, dont l’art avait des ressources si variées, et qui sut plus d’une fois exprimer la simplicité modeste, la passion chaste et contenue de manière à faire oublier qu’elle excellait surtout dans la véhémence de la passion, aborda de bonne heure le rôle de Monime. Ce fut le 5 octobre 1838 qu’elle le joua, c’est-à-dire dans les premiers mois de ses débuts. On doutait d’abord qu’elle pût soutenir sur la scène une tragédie que depuis longtemps le talent des plus grands acteurs avait en vain essayé d’y faire revivre d’une manière durable. Cependant « elle y obtint, dit M. Védel[11], presque autant de succès que dans ses plus grands rôles. » Elle en a donné plus de cinquante représentations.
Le rôle de Mithridate n’a pas manqué non plus de grands interprètes. Après la Fleur, le premier en date est Baron. « Il était fait pour ce rôle... Il parlait, c’était Mithridate, » dit Marmontel[12]. On trouve dans les recueils d’anecdotes dramatiques le souvenir de quelques-uns de ses jeux de scène. Au temps où Mlle Lecouvreur jouait Monime, Beaubourg, tragédien très énergique, était chargé du personnage de Mithridate. Deux acteurs y brillèrent après lui, avec des avantages qui lui étaient entièrement refusés, ceux d’une beauté noble et imposante. Ce fut d’abord Brizart, puis Saint-Prix. On reprochait toutefois à Brizart de n’avoir pas toujours la chaleur que demandait ce rôle. Le sévère critique Geoffroy accusait Saint-Prix d’y manquer de tenue et de mesure ; mais il reconnaissait que de temps à autre il avait de magnifiques éclats, et que son entrée, dans la scène II du second acte, « était superbe. » Un peu plus tard, Talma désira une reprise de la pièce. Il fut, dit-on, un admirable Mithridate, sans pouvoir entièrement triompher de la froideur du public pour une tragédie qui n’avait pas, autant que plusieurs autres de notre poète, résisté au changement du goût. Dans les représentations de Mithridate, données par Mlle Rachel, le rôle du vieux Roi était joué par Johanny, qui y méritait de grands applaudissements : acteur plein de force, mais chez lequel on ne trouvait pas cet extérieur brillant qui, dans le même rôle, avait tant contribué au grand succès de Brizart et de Saint-Prix.
Quoique le génie imprime trop fortement sa marque sur ses œuvres, pour ne pas les faire entièrement siennes, même lorsqu’il en a puisé dans quelque œuvre antérieure soit la première idée, soit quelques épisodes ou quelques détails, il sera toujours intéressant de rechercher les sources de son inspiration, non-seulement les plus hautes, mais aussi les plus obscures et les plus humbles. Lorsque Racine fit de Mithridate le héros d’une de ses tragédies, les contemporains durent se souvenir qu’il avait eu sur la scène française un devancier dans le choix du même sujet : c’est la Calprenède. On parle aussi quelquefois, mais sans aucune indication précise, d’un Mithridate de Scudéry. Dans le théâtre de cet auteur nous n’avons rien trouvé de semblable. Peut-être le principal rôle de sa fameuse pièce de l’Amour tyrannique étant celui d’un Tiridate, roi de Pont, est-ce là qu’on doit soupçonner l’origine de quelque confusion. On a pu aussi prendre Scudéry pour la Calprenède. La tragédie de ce dernier poète est intitulée la Mort de Mithridate. Jouée en 1635, elle a été imprimée en 1637[13]. À supposer que Racine, ce qu’il est difficile de savoir, doive à la pièce de la Calprenède, dont il ne dit rien dans sa préface, l’idée de traiter un sujet puisé aux mêmes sources historiques, il ne lui doit pas autre chose. Nous ne rencontrons ni une situation, ni un vers qui se ressemblent dans les deux tragédies. Celle de la Calprenède est loin, du reste, d’être aussi mauvaise qu’on pourrait le croire ; elle n’est que faible. Si la fidélité historique, entendue dans ce sens étroit que les faits attestés par les historiens ne devraient presque rien laisser à imaginer au poète, était un mérite dans une œuvre de théâtre, l’auteur de la Mort de Mithridate l’emporterait par là sur Racine. Chez lui, comme chez Racine, Mithridate et Pharnace jouent le rôle qu’ils ont réellement joué dans l’histoire, mais sans qu’aucun roman d’amour complique et altère ce rôle dans la plus ancienne des deux pièces. Ni Xipharès ni Monime, que Mithridate avait déjà fait périr tous deux avant l’époque où Racine les fait vivre, ne paraissent dans la tragédie de la Calprenède. Hypsicratée, femme de Mithridate, Mithridatie et Nise, ses filles, y font chacune le personnage qu’elles doivent faire d’après les récits d’Appien et de Plutarque. Cependant cette tragédie sans invention, ou les faits sont exacts, mais dont les personnages ne vivent pas, est, même pour la vérité, à mille lieues des fictions de Racine. Aucune situation n’a d’intérêt ; les caractères sont sans relief ; le style que l’on s’attendrait peut-être à trouver, chez la Calprenède, intempérant, ampoulé et plein de rodomontades, est presque toujours raisonnable, mais d’une grande pâleur. Richelieu, dit-on, reprochait à cet auteur ses vers lâches. La tragédie de la Mort de Mithridate lui donne raison. Il n’y avait rien dans cette médiocrité dont Racine pût tirer aucun profit. En général, il ne cherchait guère son or dans les ouvrages de ces poètes que les progrès si rapides de notre poésie permettaient d’appeler déjà nos vieux poètes ; et ce n’était pas la Calprenède qui aurait pu être son Ennius.
Nous aurions mieux aimé, s’il nous eût été possible, croire avec le P. Brumoy[14] que, dans un sujet qui, au premier abord, n’offre aucune analogie avec celui de Mithridate, Sophocle eût cependant suggéré quelques idées à notre poète. « Plus on y regardera de près, dit le traducteur du Théâtre des Grecs, plus on trouvera que les Trachiniennes ont pu être le germe de la tragédie de Mithridate. » Brumoy avait été mis sur la voie de cette conjecture par le P. Porée, qu’avait frappé une certaine ressemblance entre Hercule ordonnant, avant de mourir, à son fils Hyllus de prendre Iole pour épouse, et Mithridate, à son heure suprême, donnant Monime à Xipharès. Mais cette ressemblance nous paraît tirée d’assez loin. Si le fils d’Hercule avait été le rival de son père, et avait aimé la jeune Œchalienne comme Xipharès aime Monime, on admettrait plus facilement que Racine eût voulu reproduire une situation touchante. Le P. Brumoy a subtilement cherché d’autres rapprochements entre les deux tragédies. C’est peut-être le cas de dire : cherchez et vous trouverez. Iole est la cause de la mort d’Hercule ; Monime s’accuse de celle de Mithridate, mais à tort, il eût été bon de le remarquer, et par un touchant scrupule de son âme délicate. Autre rapprochement à faire entre la pièce de Racine et celle de Sophocle : dans celle-ci, Déjanire arrache à Lichas le secret qu’il tente de cacher à sa jalousie ; en feignant une résignation à l’infidélité de son époux, une indulgence pour sa rivale qui est loin de son cœur, elle le trompe comme Mithridate trompe Monime. Le P. Brumoy, dans toutes ces remarques, s’est montré fort ingénieux ; mais il faudrait, pour nous convaincre, des indices plus frappants d’une imitation dont on ne s’attendait guère cette fois à trouver la source dans le théâtre grec.
Il nous semble que l’on comparerait mieux quelques scènes de Mithridate et de Nicomède. Dans la pièce de Corneille, Attale est vendu aux Romains, ainsi que Pharnace ; Nicomède est animé du même courage et du même dévouement à sa patrie que Xipharès ; et ces frères rivaux se disputent le cœur de la reine Laodice, le plus généreux des deux étant dans Corneille, comme dans Racine, celui qui se fait aimer. On a pu noter aussi dans le personnage de Monime quelques réminiscences de celui de Pauline dans Polyeucte. La tragédie de Mithridate est d’ailleurs toute cornélienne.
Les éditions dont nous avons tiré les variantes de Mithridate sont d’abord la première de cette tragédie, à savoir celle de 1673, édition détachée[15] ; ensuite le recueil de 1676 et celui de 1687. Notre texte est conforme à l’édition collective de 1697.
[1] Voyez la Lettre de Valincour à l’abbé d’Olivet, dans l’Histoire de l’Académie française, tome II, p. 336.
[2] Mercure de France de juin 1740, p. 1139.
[3] Tome IV, p. 258-260.
[4] Lettres de Mme de Sévigné, tome III, p. 192.
[5] Gazette du 6 mai 1673.
[6] C’est une comédie en un acte, en vers, de l’acteur Hauteroche. Elle n’était pas nouvelle alors. Elle est de 1662.
[7] Histoire de Charles XII, livre V.
[8] 3e partie, section IX.
[9] Manuscrit de Brossette, appartenant à la Bibliothèque impériale, p. 62.
[10] Mémoires d’Hippolyte Clairon, p. 90-94.
[11] Notice sur Rachel, p. 42 et 43.
[12] Éléments de littérature, à l’article Déclamation.
[13] À Paris, chez Anthoine de Sommaville, in-4. – L’Epistre à la Reyne qui est en tête de la pièce est signée La Calprenède.
[14] Voyez le Théâtre des Grecs, tome II, p. 314, note a.
[15] Elle a pour titre :
MITHRIDATE,
TRAGÉDIE.
Par Mr Racine
À Paris,
Chez Claude Barbin...
M.DC.LXXIII.
Avec privilège du Roy.
On compte 5 feuillets, sans pagination, pour le titre, la préface, l’extrait du privilège, et la liste des acteurs ; 81 pages pour le texte de la tragédie. L’Achevé d’imprimer est du 16 mars, le privilège du 2 mars 1673.