Notice sur les Plaideurs de Racine (Paul MESNARD)
Œuvres de J. Racine, revue sur les plus anciennes impressions et les autographes et augmentée de morceaux inédits, des variantes, de notices, de notes, d’un lexique des mots et locutions remarquables, d’un portrait, de fac-similé, etc. Paris, Librairie de L. Hachette et Cie.
Dans l’Histoire du Théâtre français[1] il est dit que les Plaideurs furent représentés pour la première fois, sur le théâtre de l’Hôtel de Bourgogne, vers le mois de novembre 1668. Cette date, qui s’annonce comme simplement approximative, n’est évidemment donnée qu’à titre de conjecture. Nous n’en trouvons nulle part de plus précise, de plus certaine : il n’y a dans la Gazette de 1668 aucune mention de la comédie de Racine ; et les lettres en vers de Robinet la passent sous silence. Robinet est généralement exact à donner les nouvelles du théâtre, et s’est bien gardé, vers le même temps, d’omettre des productions très éphémères, telles, par exemple, que le Baron d’Albikrac de Thomas Corneille ; mais les Plaideurs n’étaient-ils pas une si pauvre bagatelle qu’elle devait passer inaperçue ? Le dédain du gazetier burlesque, dédain de parti pris, ne mériterait point qu’on y prît garde, s’il n’y avait lieu de croire qu’il n’eût pas osé l’affecter en présence d’une opinion publique mieux éclairée, et plus juste pour une comédie, au-dessus de laquelle nous n’avons, dans notre théâtre, que les chefs-d’œuvre de Molière.
Le privilège du Roi, pour l’impression des Plaideurs, ayant été donné le 5 décembre 1668, la comédie ne peut, ce nous semble, avoir été jouée plus tard que ne le supposent les frères Parfait. Il y aurait même lieu de penser qu’elle a été jouée plus tôt. Il s’écoulait d’ordinaire quelque temps entre la première représentation de la pièce et l’impression ; la comédie de Racine d’ailleurs avait d’abord mal réussi ; il ne songea sans doute à la faire imprimer que lorsque l’approbation de Versailles eut cassé le mauvais jugement de Paris. Or, si Valincour a été bien informé sur ce point, la pièce ne fut représentée à la cour qu’un mois après l’avoir été à la ville[2]. Il faudrait donc, pour la date de la première représentation des Plaideurs, remonter peut-être un peu plus haut dans cette même année 1668, que les premiers jours de novembre.
Les témoignages contemporains nous manquent également sur la distribution des rôles à cette première époque des représentations de la comédie de Racine. Là, comme ailleurs, M. Aimé-Martin nomme, sans hésiter, les acteurs qui ont joué d’original ; mais il paraît cette fois encore avoir arbitrairement formé une liste, qu’il n’appuie d’aucune autorité. Dandin, suivant lui, aurait été joué par Poisson, Léandre par de Villiers, Chicanneau par Brécourt, Isabelle par Mlle d’Ennebaut, la Comtesse par Mlle Beauchâteau, Petit Jean par Hauteroche, l’Intimé par la Thorillière. Dans la seconde des Lettres sur la vie et les ouvrages de Molière et sur les comédiens de son temps, insérées au Mercure de France de 1740 et attribuées à la femme de l’acteur Poisson, il est dit (p. 1139) que Hauteroche excellait dans le personnage de Chicanneau : à moins qu’il n’ait commencé, ce qui est peu probable, par être chargé de celui de Petit Jean, ce serait un démenti donné à la liste de M. Aimé-Martin, qui nous paraît bien, sur ce point, prise en défaut. Nous croyons volontiers que Poisson, à qui son talent assignait les premiers rôles comiques, a pu jouer Dandin ; en général M. Aimé-Martin n’a pas dressé sans vraisemblance ses listes d’acteurs ; mais quand il s’agit de ces petits faits de l’histoire du théâtre, qui n’ont quelque intérêt qu’à la condition d’être certains, les vraisemblances ne suffisent pas.
L’avis Au lecteur dont Racine a fait précéder sa comédie nous apprend dans quelles circonstances il la composa, comment l’idée lui en vint à l’esprit, avec quelle diligence il l’acheva, entouré d’amis qui excitaient sa verve, et qui mirent eux-mêmes, dit-il, la main à l’ouvrage. Peut-être n’a-t-il pas tout dit sur l’origine de ses Plaideurs, sur ce qui lui en suggéra la première pensée. Il parle seulement d’une lecture des Guêpes d’Aristophane, qui lui donna la tentation d’essayer sur la scène des Italiens l’effet que produiraient parmi nous ces bouffonneries du théâtre d’Athènes, si pleines de sel attique et de fine observation, et dont s’était amusé le peuple le plus spirituel. S’il dit un mot, en passant, d’un procès qu’il avait eu, ce n’est que pour expliquer comment il lui doit quelque connaissance du jargon de la chicane. Mais, suivant d’Olivet, dont Louis Racine, dans ses Mémoires, n’a été ici que l’écho, ce procès ne l’aurait pas seulement initié aux mystères de cette langue barbare, il aurait été la véritable occasion de sa pièce[3] : de sorte que Racine se serait, comme le dit son fils, consolé, c’est-à-dire vengé, de la perte de sa cause par une satire contre les chicaneurs dont il avait été la victime, contre les avocats et contre les juges. Le litige qui nous a valu une si bonne comédie est, d’après le même témoignage, celui qui s’était engagé au sujet du prieuré d’Épinay. Il y a bien là quelque petite difficulté, ainsi que nous l’avons fait remarquer dans la Notice biographique. On peut opposer à d’Olivet quelques raisons de croire que Racine conserva son bénéfice, et continua à porter le titre de prieur de l’Épinay plus longtemps que ne le ferait supposer son récit. Toutefois, que Racine ait eu un procès quelconque, et un procès déjà jugé à l’époque où il composa les Plaideurs, c’est ce qui n’est pas douteux, puisqu’il le dit lui-même. Il est extrêmement vraisemblable que dans une comédie si vivante il apportait une inspiration, une passion toute personnelle, et que ce ne fut pas simplement une fantaisie littéraire qui l’engagea à suivre les traces d’Aristophane, lui bien plus porté par son goût et par la nature de son talent à se faire, comme il le déclare, le disciple de Ménandre et de Térence. Et sa pièce est ainsi bien plus véritablement aristophanesque : on imite trop froidement un semblable modèle, si l’on n’a pas, pour son propre compte, quelqu’un à fustiger.
Racine ne s’était nullement proposé d’abord de faire une véritable comédie. Il y avait alors à Paris une troupe italienne qui était en grande faveur. Les petites pièces qu’elle jouait étaient de légères esquisses, où, sans souci d’un art plus élevé, on ne pensait qu’à faire rire. Les grimaces des acteurs, dont quelques-uns étaient d’excellents bouffons, étaient pour beaucoup dans le succès de leur répertoire. Les lazzis n’y étaient pas toujours fort délicats. Mais c’est assez souvent sur des scènes si libres que le comique franc et naïf éclate en traits inattendus. Tel fut le théâtre où Racine pensa que quelques-unes des plaisanteries d’Aristophane seraient à leur place. S’il eût suivi son premier dessein, ses Guêpes françaises auraient été sans doute plus hardies encore, plus bouffonnes, très probablement écrites en prose et au courant de la plume. On doit même penser que, suivant l’usage des auteurs qui travaillaient pour les Italiens, il n’eût donné aux acteurs que quelques scènes à apprendre, les laissant, pour le reste, improviser à leur gré, et broder sur le canevas. Boileau devait désirer quelque chose de mieux. Mais quelque forme que Racine eût donnée à son badinage, le véritable atticisme n’eût pas manqué aux improvisations qu’il eût légèrement indiquées. Dans l’art, si difficile à bien imiter, des Aristophane et des Rabelais, qui, sous la bouffonnerie populaire, insinue la finesse la plus ingénieuse, il devait être beaucoup moins dépaysé que bien des personnes ne seraient portées à le croire : esprit charmant et délicat, mais en même temps plein de verve satirique et mordante.
La comédie italienne à laquelle il destinait son juge dans les gouttières et ses petits chiens orphelins, vit s’éloigner en ce temps le meilleur de ses acteurs, son fameux Scaramouche, sur qui surtout Racine, d’après sa préface, paraît avoir compté pour le succès de la pièce. Dans l’Histoire de l’ancien Théâtre italien[4], il est dit que Tiberio Fiurilli (c’était le nom de ce Scaramouche) quitta Paris en 1667 pour un voyage en Italie, dont il ne devait revenir qu’assez longtemps après, en 1670. On peut, ce nous semble, avoir des doutes sur la date de 1667. Ce ne serait pas la seule erreur de ce genre commise par les frères Parfait au sujet de Scaramouche, qu’ils font mourir le 7 février 1696, tandis que son inhumation à Saint-Eustache est du 8 décembre 1694[5]. Il est à remarquer que dans sa lettre en vers du 5 mai 1668, et dans celle même du 2 juin suivant, Robinet, à propos de représentations très brillantes de la troupe italienne, parle des rôles qu’y remplissait alors Scaramouche. Peut-être, dira-t-on, s’agissait-il d’un Scaramouche nouveau. Cependant, à la manière dont Robinet s’exprime sur le talent du bouffon italien, on croit plutôt reconnaître l’acteur en vogue.
Ces dates, que l’on voudrait pouvoir plus sûrement fixer, ne sont pas ici sans intérêt. Si le départ de Scaramouche est de 1667, comme Racine, avant ce départ, avait déjà formé le dessein d’une pièce contre les gens de chicane, la perte du procès qui l’aurait dépouillé de son bénéfice de l’Épinay devient, comme origine de ses Plaideurs, bien plus inadmissible encore par sa date que nous ne l’avons déjà dit. Si, au contraire, comme on serait tenté de le croire d’après la lettre de Robinet, Fiurilli n’était pas encore parti au commencement de juin 1668, Racine n’aurait donc commencé que bien tard la comédie que nous avons aujourd’hui, celle qu’il se décida à faire, très différente de son premier canevas, pour la scène française. Qu’on n’oublie pas qu’elle fut vraisemblablement jouée dans les premiers jours de novembre, sinon plus tôt. Un temps fort court aurait donc suffi à sa facilité pour concevoir et pour écrire une des plus charmantes comédies. Mais cela n’a rien d’invraisemblable ; et nous lisons dans la préface des Plaideurs que la pièce une fois commencée « ne tarda guère à être achevée. »
Dès que Racine, renonçant aux Italiens, se fut tourné vers une scène qui, même dans une farce, demandait beaucoup d’art et de mesure, il se trouva dans les conditions d’une œuvre plus régulière, plus soignée et où sa réputation était plus intéressée. Mais dans une pièce qui s’inspirait d’Aristophane, il ne crut pas devoir trop restreindre sa liberté ; il n’eut pas peur de pousser la folie du badinage aussi loin qu’il le pouvait faire sans atteindre ces limites où le goût français ne la supporterait plus : il fit bien ; et, tout en n’abandonnant point la naïve et hardie gaieté, il rencontra la bonne comédie.
Il est fort peu probable que les amis à qui, dans sa préface, il accorde l’honneur d’avoir eu part à son travail, y aient réellement mis beaucoup du leur. Il leur dut sans doute quelques traits, la première idée de quelques plaisanteries, peut-être de quelques scènes, mais la première idée seulement. On voit trop bien que là tout est d’une même main. Brossette, dans son commentaire de Boileau[6], dit que la comédie des Plaideurs fut faite en très peu de temps, dans le cabaret de la place du Cimetière-Saint-Jean, d’où sortit aussi le Chapelain décoiffé, et où s’assemblaient habituellement « les jeunes seigneurs les plus spirituels de la cour, avec MM. Despréaux, Racine, la Fontaine, Chapelle, Furetière et quelques autres personnes d’élite. » Tout ce que l’on a répété depuis sur le concours prêté à Racine par ses commensaux pour la composition de sa comédie est tiré de là. Cependant le renseignement est un peu vague. La part plus ou moins grande de chacun n’y est aucunement indiquée ; et Brossette, qui nomme ces habitués du Mouton blanc, jeunes seigneurs et poètes, ne dit même pas qu’ils aient tous contribué en quelque chose aux plaisanteries si bien mises en œuvre par Racine. Boileau et Furetière sont les seuls d’entre eux à qui l’on puisse, guidé par d’autres indices, attribuer telles ou telles idées comiques des Plaideurs sans trop risquer de se tromper. La scène excellente de la dispute qui s’élève entre la comtesse de Pimbesche et Chicanneau s’était, au témoignage du Menagiana et de Brossette, passée chez Boileau le greffier, frère aîné de Despréaux, qui la conta à Racine ; et celui-ci, dit Brossette, « ne fit guère que la rimer. »La pauvre Babonnette, qui eût volontiers emporté les serviettes du buvetier, comme faisait, disait-on, la femme du lieutenant criminel Tardieu, peut bien être aussi un trait dont Racine fut redevable à Boileau, qui savait et aimait à raconter, comme on le voit dans ses satires, bien des histoires sur l’avarice de Madame la lieutenante. Pour Furetière, nous signalons dans les notes de la pièce des rapports assez frappants entre plusieurs passages de son Roman bourgeois et quelques-unes des meilleures plaisanteries de Racine. Nous ne savons si notre poète eut la peine de les aller chercher là : Furetière put bien les lui fournir de vive voix. Celui-ci du reste était en fonds de traits satiriques, particulièrement sur le Palais ; outre ceux qu’il a semés dans le roman que nous venons de nommer, on en trouve dans deux de ses satires[7], qui en rappellent quelques-uns des Plaideurs, mais de loin. Quoique Furetière fût homme d’esprit, à peine s’apercevrait-on qu’il était riche en idées vraiment comiques, si ces mêmes idées, traitées par Racine, n’avaient pris sous ses mains un si frappant relief de style, et une forme qui leur donne toute leur finesse. Louis Racine, dans son examen des Plaideurs, n’a pas oublié que dans l’une de ses satires (le Jeu de boules des procureurs) Furetière, plusieurs années avant Racine, avait cherché des effets plaisants dans l’emploi des mots du Palais ; mais il a raison de dire que sa plaisanterie trop prolongée devient fort ennuyeuse : ce que Racine a pu lui emprunter, il l’a donc assez transformé pour demeurer à peine son débiteur.
On veut donner à Racine bien des collaborateurs ; on lui en a cherché même au Palais, supposant qu’il avait absolument besoin, comme Petit Jean, qu’on lui soufflât les termes savants de la chicane. Ce fut, suivant Louis Racine, M. de Brilhac, conseiller au parlement de Paris, qui les lui apprit ; quelques-uns ajoutent que M. de Lamoignon, alors conseiller au Parlement, put aussi lui venir en aide. Enfin on nomme encore l’avocat Pousset de Montauban, lié avec Boileau et Racine, et on lui donne quelque part aux Plaideurs, sans expliquer assez s’il livra seulement à l’auteur les secrets de l’idiome de la procédure, ou s’il le mit au courant des anecdotes du Palais et des plus amusantes bizarreries de l’éloquence judiciaire. S’il ne s’agissait que de la langue des tribunaux, nous ne voyons pas pourquoi il n’eût pas été très facile à Racine, sans tous ces secours, d’acquérir dans le cours de son procès, ainsi qu’il le dit lui-même, l’érudition dont il avait besoin.
Ce qu’il y a de plus certain, c’est que les avocats du temps avaient beaucoup travaillé à sa comédie, mais avec une complaisance très involontaire. Le Menagiana fait remarquer que la plupart d’entre eux sont joués dans les Plaideurs[8], et que les différents tons sur lesquels l’Intimé déclame sont autant de copies qui rappellent ces bons modèles. Voilà précisément dans quel sens les poètes comiques, qui ont l’heureux don de l’observation, ne se passent jamais de collaborateurs. Le célèbre Gaultier, que Boileau n’a pas oublié dans ses satires, et à qui son éloquence criarde avait fait donner le surnom de Gaultier la Gueule, dut être, comme on croit le reconnaître dans quelques passages de ses plaidoyers, un de ces avocats qui ne furent pas inutiles à Racine. Les amis mêmes que le poète avait au barreau n’échappèrent pas, dit-on, à sa raillerie. Nous croirions difficilement que Patru ait été du nombre. Quoique le Menagiana semble le désigner par une initiale, on peut, en ce qui est de lui, avoir beaucoup de doutes, parce que Racine et Boileau avaient une haute idée de son talent. Faut-il admettre plus volontiers que le Maistre lui-même ne fut pas épargné ? Était-il reconnaissable à quelques traits des Plaideurs ? On l’a soupçonné, et par là on a soulevé récemment une polémique assez vive, qui ne saurait, en aucun sens, être entièrement concluante[9]. Il faut seulement avouer qu’en ce temps-là Racine était bien capable d’une malice que la reconnaissance et le respect n’auraient pas beaucoup gênée ; et si le Maistre avait montré dans ses plaidoiries une supériorité de goût et de saine éloquence, qui le distinguait de la plupart de ses contemporains, on ne saurait affirmer cependant qu’il n’ait jamais par aucun écart prêté le flanc au railleur. Mais si pour le Maistre et pour Patru on peut se refuser à croire qu’ils aient fourni quelques traits à l’éloquence de l’Intimé, il n’y a pas la même incertitude en ce qui regarde l’avocat Montauban. Racine a fait des emprunts aux plaidoyers de cet ami : les contemporains n’en doutaient pas.
Les malices contre les personnes ne sont bien comprises, surtout ne sont goûtées qu’un moment ; plus tard les commentaires ne peuvent guère les faire revivre. Aussi ne font-elles pas une vraie comédie s’il ne se trouve sous ces portraits, dont avec le temps on ne reconnaît plus la ressemblance, une image ineffaçable de l’homme de tous les temps, ou tout au moins les types généraux d’une époque. Racine a su donner à sa pièce cette vérité qui ne périt pas avec les allusions, et qui se passe de toutes les clefs. Mais tout en se gardant de mettre tout le sel de sa comédie dans des personnalités satiriques, il n’avait pas craint de suivre assez hardiment l’exemple d’Aristophane, son modèle. L’habit couleur de rose sèche et le masque sur l’oreille que portait la comtesse de Pimbesche, et qui faisaient reconnaître la comtesse de Crissé, plaideuse incorrigible, attachée à la maison de la duchesse douairière d’Orléans[10], ne rappellent-ils pas la liberté de l’ancienne comédie ?
Il y a dans les Plaideurs bien des hardiesses d’un autre genre. Ce trait :
Dis-nous, à qui veux-tu faire perdre la cause ?
et celui-ci :
Hé ! Monsieur, peut-on voir souffrir des malheureux ?
– Bon ! cela fait toujours passer une heure ou deux,
sont des plus sanglants. Le fouet d’Aristophane ne frappait guère plus fort, au milieu de la licence de la démocratie athénienne. On comprend sans peine que quelques magistrats s’en soient émus. « Un vieux conseiller dont je vous dirai le nom à l’oreille, dit Valincour dans sa lettre à d’Olivet, fit grand bruit au Palais contre cette comédie. »
Il serait difficile de dire si les juges, les procureurs et les avocats purent former, aux premières représentations de la pièce, une cabale assez forte pour en amener la chute. Ils n’auraient pas d’ailleurs manqué d’auxiliaires parmi les envieux de Racine. Mais peut-être le mauvais succès qu’eurent d’abord les Plaideurs doit-il être attribué surtout à la dureté d’intelligence du public, qui ne sentant pas bien toute la finesse et toute la vérité cachées sous des extravagances en apparence si outrées, craignit de paraître s’amuser à des enfantillages, ou vint au théâtre avec ce préjugé que dans une pièce remplie de termes de chicane il ne pouvait y avoir le mot pour rire. Racine indique lui-même l’une et l’autre disposition des spectateurs comme ayant nui à l’effet de sa comédie. Quoi qu’il en soit, Valincour raconte « qu’aux deux premières représentations les acteurs furent presque sifflés, et n’osèrent pas hasarder la troisième. » C’était en vain que Molière, noblement équitable, avait réclamé contre de si injustes dédains, et avait dit bien haut que « ceux qui se moquaient de cette pièce méritaient qu’on se moquât d’eux[11]. » Il ne fallut rien moins que l’autorité du goût de Louis XIV pour relever la comédie tombée. Voici comment Valincour raconte le retour inespéré de fortune qui vint surprendre tout à coup Racine, lorsqu’il devait croire la bataille décidément perdue à l’Hôtel de Bourgogne : « Un mois après, les comédiens étant à la cour, et ne sachant quelle petite pièce donner à la suite d’une tragédie, risquèrent les Plaideurs. Le feu Roi, qui était très sérieux, en fut frappé, y fit même de grands éclats de rire ; et toute la cour, qui juge ordinairement mieux que la ville, n’eut pas besoin de complaisance pour l’imiter. Les comédiens, partis de Saint-Germain[12] dans trois carrosses à onze heures du soir, allèrent porter cette bonne nouvelle à Racine.... Trois carrosses après minuit, et dans un lieu où jamais il ne s’en était tant vu ensemble, réveillèrent le voisinage. On se mit aux fenêtres ; et comme on vit que les carrosses étaient à la porte de Racine, et qu’il s’agissait des Plaideurs, les bourgeois se persuadèrent qu’on venait l’enlever pour avoir mal parlé des juges. Tout Paris le crut à la Conciergerie le lendemain[13]. » Il semble, quoi que Valincour en dise, qu’avant d’avoir eu bon goût, et de s’être avoué qu’il fallait rire, les gens de cour avaient eu besoin de voir rire le maître ; car c’est eux que Racine désigne dans son avis Au lecteur comme ayant trouvé malséant de se divertir à propos de gens de robe. Nous devons donc laisser à Louis XIV tout l’honneur d’avoir apprécié le premier à sa juste valeur une charmante comédie. Il eut en même temps le grand mérite de protéger la liberté de l’art, et d’être sourd aux plaintes des Dandins contre Racine, comme il l’avait été à celles des marquis contre Molière. Dans la persuasion où il était que l’État c’était lui-même, lui seul, il y avait cela de bon du moins, que les attaques qui s’arrêtaient au-dessous de lui ne lui paraissaient pas trop facilement des crimes d’État : la comédie en a profité ; et bien des sociétés moins despotiquement gouvernées n’auraient pas eu autant de tolérance et auraient en une telle occasion exercé sur le théâtre une censure plus rigoureuse.
Le suffrage du Roi eut le même effet décisif à la ville qu’à la cour. La pièce, reprise à l’Hôtel de Bourgogne, y fut souvent et longtemps représentée avec un grand succès. Le Registre de la Grange nous apprend que dans les derniers mois de 1680, après la réunion des comédiens français de l’une et de l’autre troupe, les Plaideurs furent joués quatre fois à la ville, et qu’il en fut donné aussi une représentation à Versailles. Nous en comptons sur le même registre cinq représentations en 1681, trois en 1682, deux en 1683, deux en 1684, trois dans les premiers mois de 1685. Le Mercure et le Journal de Dangeau en mentionnent plusieurs qui furent données devant la cour en 1702, en 1703 et en 1714. Celle du 19 octobre de cette dernière année eut lieu à Fontainebleau, chez Mme de Maintenon. Ce fut aussi à Fontainebleau, en 1698, que le duc et la duchesse de Bourgogne jouèrent eux-mêmes la comédie de Racine, ou tout au moins qu’ils étudièrent les rôles qu’ils y avaient choisis, comme nous le savons par le Journal de Dangeau[14]. Ils prirent cet amusement pendant le voyage d’octobre, le dernier voyage de cour auquel Racine ait été invité, et que sa maladie, déjà très grave, ne lui permit pas de faire. Après les rôles dont s’étaient chargés le prince et la princesse, il en restait encore six, qu’ils donnèrent à la duchesse de Guiche, à Mme d’Heudicourt, à la comtesse d’Ayen, à Mmes d’O et de Montgon, et à Mlle de Normanville.
Le goût que Louis XIV et, à son exemple, les princes de sa famille avaient eu pour cette comédie, l’empereur Napoléon Ier semble ne l’avoir point partagé. Nous avons trouvé dans sa Correspondance[15] que le 17 juillet 1808 il faisait écrire de Bayonne par M. de Meneval à M. Barbier, son bibliothécaire, une lettre dans laquelle il donnait l’ordre qu’on formât pour lui une bibliothèque portative d’un millier de volumes. Il était naturel que pour cette bibliothèque de voyage, nécessairement limitée, on se bornât à un choix de chefs-d’œuvre en tout genre ; et l’on ne peut s’étonner qu’il fût prescrit « de ne mettre de Corneille que ce qui est resté. » Racine devait subir la même loi ; et quoique son théâtre, moins inégal, se soit conservé plus entier, il n’y a point cependant à réclamer contre le retranchement de ses deux premières tragédies : « ôter de Racine la Thébaïde et l’Alexandre. » Mais pourquoi avoir ajouté : « et les Plaideurs ? » Était-ce que le comique poussé si loin choquait un esprit sérieux, qui ne s’était pas donné le temps d’y reconnaître le véritable sel attique ? ou plutôt une forme de comédie qui s’attaque aux institutions sociales déplaisait-elle par sa liberté, comme un dangereux exemple, à un pouvoir plus ombrageux que celui de la vieille monarchie ? S’il ne fallait voir dans l’exclusion donnée aux Plaideurs qu’un jugement littéraire, cette exclusion ne se comprendrait pas aussi facilement que celle de la Thébaïde et de l’Alexandre, deux tragédies qui depuis longtemps ont à peu près disparu de la scène. La comédie de Racine s’y est au contraire maintenue, et y excite toujours la gaieté la plus franche et du meilleur aloi : on peut affirmer qu’elle n’a pas vieilli, quelques changements heureux que le temps ait apportés et dans nos mœurs judiciaires et dans l’éloquence de notre barreau. Loin de paraître une production inférieure d’un esprit sorti un moment de sa voie, elle inspire seulement le regret que le loisir ait manqué à Racine pour faire quelques autres tentatives dans un genre où il eût certainement continué d’exceller, soit qu’il eût encore avec autant de bonheur imité Aristophane, soit qu’il eût suivi de préférence le penchant qui le portait à prendre pour modèle l’élégance de Térence, la douceur charmante et la vérité de ses peintures morales. De toute façon il eût eu, comme dans les Plaideurs, son originalité ; et le voisinage de l’incomparable Molière ne l’eût pas trop écrasé, parce que sa manière, on le voit bien, eût été toute différente.
Les acteurs du Théâtre-Français, qui ont toujours conservé les traditions de la bonne comédie, ont joué de tout temps et jouent aujourd’hui encore les Plaideurs avec beaucoup d’intelligence et de verve. Il serait difficile de nommer tous les comédiens que le public y a tour à tour applaudis. Pour ne parler que des temps déjà un peu anciens, on cite de 1702 à 1740 Dangeville, qui excellait, dit-on, dans le rôle de Chicanneau[16] ; plus tard Baptiste cadet, dont les débuts remontent à 1792, qui ne prit sa retraite qu’en 1822, et reparut même, après 1830, dans quelques représentations, a laissé le souvenir d’une bouffonnerie inimitable dans le rôle de Perrin Dandin.
[1] Tome X, p. 359.
[2] Lettre à d’Olivet, dans l’Histoire de l’Académie française, tome II, p. 332.
[3] Histoire de l’Académie, tome II, p. 341.
[4] Page 19. Ce petit livre (un volume in-12, à Paris, chez Lambert, M.DCC.LIII) est dû aux auteurs de l’Histoire du Théâtre français.
[5] Voyez la Vie de Scaramouche, par le sieur Angelo Constantini (Mezetin), p. 246 (1 vol. in-12, à Paris, à l’Hôtel de Bourgogne, et chez Claude Barbin, M.DC.XCV).
[6] Œuvres de Boileau (édition de 1716), tome I, p. 438, note sur le dernier vers de l’épigramme II, à Monsieur Racine.
[7] Ces satires, le Déjeuner d’un procureur, et le Jeu de boules des procureurs, se trouvent dans les Poésies diverses du sieur Furetière, à Paris, chez Guillaume de Luyne, M.DC.LXIV (1 vol. in-12).
[8] Menagiana, tome III, p. 24-26.
[9] M. Sainte-Beuve, dans son Port-Royal (tome I, p. 378), a exprimé l’opinion que dans certains passages de sa comédie, particulièrement dans celui-ci : « Avocat, ah ! passons au déluge, » qui rappellerait une phrase d’un plaidoyer de le Maistre, Racine « se moquait un peu sans s’en douter, ou en s’en doutant, de son premier et excellent guide à Port-Royal. » M. Oscar de Vallée, dans son livre intitulé : de l’Éloquence judiciaire au dix-septième siècle, et M. Jules le Berquier, dans un article de la Revue des Deux-Mondes publié le 1er janvier 1863 sous ce titre : Une réforme au Palais, ont été d’avis que l’éloquence d’Antoine le Maistre le mettait au-dessus d’une supposition qui jetterait sur lui quelque ridicule. Si la conjecture de M. Sainte-Beuve n’est pas fondée, la mémoire de Racine aurait plus à se plaindre que celle de le Maistre du tort injuste qu’elle lui ferait.
[10] Voyez l’Histoire de la Fontaine, par Walckenaer, p. 152 et 153.
[11] Racine lui aurait bien mal témoigné sa reconnaissance, s’il fallait croire qu’à la fin de son avis Au lecteur il ait voulu, comme on l’a dit quelquefois, donner à entendre de lui ce qu’il dit de ces auteurs qui, par de sales équivoques, font retomber le théâtre dans l’ancienne turpitude. Mais pourquoi supposer une accusation, qui eût été si contraire à la vérité ? C’était peut-être déjà trop que de dire : « Je n’attends pas un grand honneur d’avoir assez longtemps réjoui le monde. » Cette manière dédaigneuse de parler de la comédie pouvait ressembler à un secret désir de rabaisser Molière. Si Racine n’a pas pensé à lui, cet oubli seul était déjà un tort.
[12] Racine, dans son avis Au lecteur, ne dit pas que ce fut à Saint-Germain, mais à Versailles, que la pièce reprit faveur.
[13] Histoire de l’Académie française, tome II, p. 332 et 333.
[14] À la date du 19 octobre 1698.
[15] Lettre n° 14207.
[16] Le Mazurier, Galerie historique des acteurs, tome I, p. 209.