Valéria (Auguste MAQUET - Jules LACROIX)

Drame en cinq actes et en vers.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la Comédie Française, le 28 février 1851.

 

Personnages

 

CLAUDE, empereur

SILIUS, patricien

NARCISSE, affranchi, secrétaire de Claude

PALLAS, affranchi, trésorier de Claude

CÉCINA, jeune patricien, ami de Silius

MNESTER, pantomime danseur

VITELLIUS, délateur, personnage consulaire

PHILARQUE, médecin de Silius

CHRYSON, esclave principal de Silius

CORBULON, général

PLAUTIUS, général

ANTIPHON, esclave cubilaire au Palatin

LICINIUS, préfet du palais

BRITANNICUS, fils de Valéria, enfant, personnage muet

DOMITIUS, fils d’Agrippine, enfant, personnage muet

DÉMOCLÈS, huissier du palais

UN ESPION DE PALLAS

UN ESPION DE NARCISSE

UN DÉPUTÉ DE BITHYNIE

SANGA, esclave de Mnester

VALÉRIA, femme de Claude, sœur de Lycisca qu’elle ne connaît pas et d’une ressemblance merveilleuse

LYCISCA, courtisane grecque, sœur de Valéria qu’elle ne connaît pas et d’une ressemblance merveilleuse

AGRIPPINE, nièce de Claude

ÆLIA, grande vestale

GREFFIERS

PRÊTRES

OFFICIERS

SÉNATEURS

PRÉTORIENS

GERMAINS

ESCLAVES

PEUPLE

 

La scène est à Rome, l’an 48 de Jésus-Christ.

 

 

ACTE I

 

La chambre à coucher de César Claude au Palatin. Portes latérales à droite et à gauche, premier plan. Alcôve de César à droite. À gauche, vaste entrée oblique d’une galerie pour les clients et les amis. Porte des appartements de l’impératrice, au fond. Statues, manuscrits dans des casiers, vases antiques. Le siège de César élevé sur une estrade et dominant deux pliants à droite et à gauche.

 

 

Scène première

 

PALLAS, assis devant une table et feuilletant des papiers, ANTIPHON, esclave

 

ANTIPHON, aux huissiers près de la galerie.

Faites ranger la foule au premier vestibule !

On n’entre chez César qu’ayant porté la bulle.

PALLAS.

Beaucoup de monde ?

ANTIPHON.

Non ; mais c’est peu surprenant

Les jeux, seigneur Pallas, se donnent maintenant.

PALLAS.

Pour Narcisse combien demandent audience ?

ANTIPHON.

Soixante.

PALLAS.

Et pour moi ?

ANTIPHON.

Neuf.

PALLAS, prenant la liste qu’Antiphon lui présente.

Neuf ? les noms... Patience !

Il lit.

L’auguste impératrice, est-ce que par hasard

Elle n’a point aux jeux suivi Claude César ?

ANTIPHON.

Valéria ce matin n’a pas voulu s’y rendre.

PALLAS.

Agrippine est restée aussi ?

ANTIPHON.

Pour vous attendre.

PALLAS.

Je l’attends. Va !

ANTIPHON.

J’y vais, seigneur.

PALLAS, le rappelant.

Au Palatin

Narcisse tarde fort à venir ce matin.

ANTIPHON.

Votre noble collègue au Quirinal demeure ;

C’est loin. Il ne viendra qu’après la sixième heure.

Ou l’attend.

PALLAS.

Qui ?

ANTIPHON.

Des gens de tout pays. D’abord

Un Gaulois, délégué des provinces du Nord,

Puis un ambassadeur de Perse ou d’Arménie.

PALLAS.

Après ?

ANTIPHON.

Un député qui vient de Bithynie.

PALLAS.

Merci.

ANTIPHON, à part et sortant.

Pallas charmant, poli !...

PALLAS, à part.

Tout, je le vois,

Vient a Narcisse, – tout se retire de moi !

ANTIPHON, ouvrant une porte, Agrippine paraît.

Agrippine, seigneur.

PALLAS.

Antiphon, quand Narcisse

Va monter au palais, je veux qu’on m’avertisse.

Antiphon sort.

 

 

Scène II

 

PALLAS, AGRIPPINE

 

AGRIPPINE.

Vous semblez mécontent, Pallas ?

PALLAS.

Et je le suis,

Madame.

AGRIPPINE.

Ah ! – pourquoi donc ?

PALLAS.

Chacun a ses ennuis.

AGRIPPINE.

D’accord. Vous avez vu le préfet de la ville ?

PALLAS.

Et son plus sûr agent.

AGRIPPINE.

Eh bien ?

PALLAS.

Peine inutile !

AGRIPPINE.

Quoi ?

PALLAS.

La femme de Claude, et le fait est certain,

N’a pas depuis huit jours quitté le Palatin.

AGRIPPINE.

C’est faux ; mes espions, surveillant chaque issue,

Près du pont Janicule hier l’ont aperçue.

PALLAS.

Ils vous trompent, vos gens ; vous les payez si cher,

Madame, qu’ils verraient en plein midi Vesper.

Elle n’a pas bougé du palais.

AGRIPPINE.

Sur ma vie !

Je soutiens, moi, Pallas, qu’on l’a vue et suivie.

PALLAS.

Chimère !

AGRIPPINE.

Je vous dis qu’on l’a vue ! Elle allait,

Vêtue à la façon des femmes de Milet,

Toute seule ; – elle a pris par le pont Janicule,

Et mes gens l’oint perdue au carrefour d’Hercule.

PALLAS.

À quelle heure ?

AGRIPPINE.

Hier soir.

PALLAS.

Le conte est fait sans art :

L’impératrice alors jouait avec César.

J’ai ramassé deux fois, si j’ai bonne mémoire,

Les dés de l’empereur et son cornet d’ivoire.

AGRIPPINE.

À qui donc me fier ?

PALLAS.

À vous ! En vérité,

Vous prenez le désir pour la réalité.

Vous êtes l’oiseleur qui, guettant la colombe,

Entend toujours le bruit de la trappe qui tombe.

C’est démence...

AGRIPPINE.

Dallas !

PALLAS.

Je suis audacieux,

N’est-ce pas ? Voilà bien ce que disent vos yeux.

AGRIPPINE.

Pallas !

PALLAS.

Je parlerai ! J’en ai le droit peut-être...

Je joue ici ma tête.

AGRIPPINE.

Alors soyez le maître :

Puisqu’un secret fatal, un pacte enchaîne, hélas !

La fille des Césars à l’affranchi Pallas !

PALLAS.

Moins d’orgueil ! Je descends d’Evandre, ami d’Hercule,

Comme vous descendez du noble sang d’Iule :

Nos pères se valaient, et, sous le ciel romain,

Enée et mon aïeul se donnèrent la main.

Tous deux nous sommes faits d’une royale argile,

Et si vous en doutez, lisez-le dans Virgile.

Pour frapper juste, il faut qu’ensemble nous frappions.

Femme ! quand j’ai les miens, pourquoi vos espions ?

Femme ! notre secret, dans vos impatiences,

Vous allez en charger cinquante consciences,

Sans craindre que Narcisse aux regards vigilants

N’en puisse acheter une et pénétrer nos plans,

Et voir que vous voulez, par scandale ou par fraude,

Perde l’impératrice, afin d’épouser Claude.

Quoi ! ce mortel secret s’envole à peine éclos,

Oiseau bavard, ayant à l’aile vingt grelots !...

Sang de Germanicus, vantez votre famille !

Que n’êtes-vous son fils !... vous n’êtes que sa fille !

AGRIPPINE.

J’ai tort.

PALLAS.

Voyez Narcisse et Valéria, voyez,

Pas une faute... non... pas une !

AGRIPPINE.

Vous croyez ?

Et Valéria, de nuit, par la ville déserte, –

Dites, – ce n’est donc pas une faute ?

PALLAS.

Non, certes.

Si l’armée, adoptant son fils Britannicus,

Force Claude à chasser votre Domitius ;

Quand cette femme aura tout ce qu’elle vous ôte,

Soutiendrez-vous encor qu’elle a fait une faute ?

AGRIPPINE, avec dédain.

Allons !

PALLAS.

Vos espions, ces gens faits pour voir tout,

Ne vous ont donc pas dit ce qu’aux ides d’août

Trouva l’impératrice en sa course nocturne,

Lorsqu’on la vit non loin du temple de Saturne ?

AGRIPPINE.

Non.

PALLAS.

Plautius.

AGRIPPINE.

Il est en Bretagne, à son camp !

PALLAS.

Vrai ?... Lorsqu’elle est allée au carrefour Toscan,

Vous avez dû savoir – dans le mois où nous sommes –

Qui l’attendait la nuit, secrètement ? – Deux hommes.

Deux vieillards : seulement l’un s’appelle Galba,

Guerrier déjà fameux quand Tibère tomba.

L’autre, vous devinez ? sa gloire le désigne,

Madame ; il fait mouvoir cent mille hommes d’un signe !

AGRIPPINE.

Corbulon !

PALLAS.

Corbulon ! Sans ordres, sans mandats,

Ces deux grands généraux ont quitté leurs soldats

Pour vous donner l’orgueil de me dire à voix haute :

L’impératrice a fait une bien lourde faute !

AGRIPPINE.

Oui, Pallas, je le dis, et n’ai-je pas raison ?

Une faute ! Est-ce donc nouveau dans sa maison ? –

Sa mère Lépida, bravant tous les scandales,

Vit jeter son deuxième enfant nu sur les dalles, –

La sœur de Valéria, – disparue en naissant.

Chez eux tous, l’adultère a passé dans le sang :

La fille vaut la mère. – Oh ! le fait est notoire,

Et je n’invente pas cette fangeuse histoire.

PALLAS.

Non... c’est bien constaté ; mais il serait plus long

De prouver qu’en secret elle a vu Corbulon.

AGRIPPINE.

Prouvons-le !

PALLAS.

Prouve-t-on un vol d’oiseau qui passe,

Et le cri qu’en fuyant il jette dans l’espace ? –

Des preuves ? – Si j’avais des preuves, par les dieux !

Vous me verriez plus calme et le cœur plus joyeux.

AGRIPPINE.

Joyeux !

PALLAS.

Je prouverais que Narcisse conspire

Avec l’impératrice, et nous aurions l’empire.

AGRIPPINE.

Eh ! quand vous prouveriez à Claude, vous, Pallas,

Qu’on en veut à l’empire... il rirait aux éclats.

Que lui font les complots de Galba, je vous prie ?

Il a ses papyrus venus d’Alexandrie.

Que lui fait Corbulon ? Que lui fait Plautius ?

Il a les cuisiniers qu’avait Apicius.

Que lui fait – je veux mettre ici la chose au pire –

Le brusque avènement de son fils à l’empire ?

Il fera pour son fils, en bon grammairien,

La proclamation au camp prétorien.

Claude, c’est un savant, un poudreux antiquaire,

Pesant les mots, réglant les phrases à l’équerre,

Déchiffrant nuit et jour les livres de Numa,

Complétant l’alphabet par le double gamma ;

C’est un juge taquin, qui, des heures entières,

Chicane, envenimant les procès de gouttières ;

Un burlesque Minos, enragé discoureur,

Qui ne tient pas du tout au métier d’empereur ;

C’est je ne sais quoi d’étrange, que sa mère

Appelait une ébauche informe, une chimère ;

Peureux, qui, sous Caïus, a si bien contrefait

L’imbécile, qu’il l’est devenu tout-à-fait !

PALLAS.

Pas toujours.

AGRIPPINE.

Je le sais, – et d’ailleurs sa folie

Dévore qui je hais, lorsque je la délie ;

Lorsque, de cette main qui sait le contenir,

Lui versant à mon gré l’oubli, le souvenir,

Au vin de l’empereur je mêle l’hippomane,

Poison mystérieux d’où le vertige émane !

Non, vous ne connaissez Claude ni Valéria.

Lui qui toujours trompé, toujours se maria,

Claude n’a qu’un endroit vulnérable, – sa femme !

Pour la chasser du trône, il faut la rendre infâme !

À Valéria trouvons un aimant... Le mépris

En tombant sur la mère écrasera le fils.

Je suis femme, je suis mère, et je sens dans l’âme,

Je sens où nous devons la frapper, cette femme !

PALLAS.

Réussissez.

ANTIPHON, paraissant.

Narcisse entre au palais, seigneur.

PALLAS, à Agrippine.

Sortez !

AGRIPPINE.

Pourquoi sortir ? Il croirait qu’on a peur.

 

 

Scène III

 

PALLAS, AGRIPPINE, NARCISSE, LE DÉPUTÉ DE BITHYNIE, AMBASSADEURS DES PROVINCES, SÉNATEURS, CHEVALIERS, CLIENTS, etc.

 

PALLAS, montrant à Agrippine, Narcisse qui reste au fond.

Voyez ! c’est un César, – on fête sa venue.

AGRIPPINE.

Son étoile grandit : la vôtre diminue.

PALLAS.

Que Valéria paraisse, et, s’écartant de vous,

La foule va tomber devant elle à genoux.

AGRIPPINE.

Oh ! ne m’irritez point, Pallas, c’est chose vaine :

Je la hais tant, que rien ne peut croître ma haine !

 

 

Scène IV

 

LES MÊMES, NARCISSE, puis UN ESPION

 

NARCISSE, aux Députés.

Très bien ! confiez-moi vos requêtes, – je veux

Transmettre à l’empereur vos plaintes et vos vœux.

LE BITHYNIEN.

Seigneur...

NARCISSE, à part.

L’impératrice est rêveuse, agitée ;

Elle aime... Silius ?

L’ESPION, bas à Narcisse en lui remettant une lettre.

La lettre interceptée !

NARCISSE, après avoir lu.

Des injures sur elle. Oh ! c’est facile à voir ;

On veut me dérouter... Je vais bien le savoir.

LE BITHYNIEN, présentant une note à Narcisse.

Cette note, seigneur, vous peint la tyrannie

Qui dévore depuis trois ans la Bithynie.

NARCISSE.

J’entends, son gouverneur ? Il prend des airs de roi.

PALLAS, à Agrippine.

Un des nôtres.

AGRIPPINE.

Cilon ?

PALLAS.

Nommé par vous et moi,

Malgré votre ennemie, en dépit de Narcisse.

AGRIPPINE, avec amertume.

Décidément, il faut que tout leur réussisse !

NARCISSE, au Bithynien.

Les jeux vont à midi s’interrompre, – aujourd’hui

César appellera la cause devant lui.

LE BITHYNIEN.

Merci, seigneur.

PALLAS, à Agrippine.

Cilon n’est pas là pour répondre :

C’est perdu ! Le pirate écorche au lieu de tondre.

AGRIPPINE.

Elle triomphe encore !

NARCISSE, aux assistants.

Ainsi vous pourrez voir

L’auguste impératrice au spectacle du soir.

Se tournant vers Agrippine.

Ah ! madame !... Pardon ! – César vous idolâtre ;

Il s’informait de vous tout à l’heure au théâtre.

Aux assistants.

Étrangers ! citoyens ! saluez avec nous

La nièce de César.

AGRIPPINE, à Narcisse.

Vous me protégez, vous ?

NARCISSE.

Madame, offense-t-on la personne des princes

Alors qu’on la désigne aux respects des provinces ?

AGRIPPINE.

Je me présente seule.

PALLAS, bas à Agrippine.

Eh ! moins d’emportement ;

Nous aurons tant besoin de lui dans un moment !

AGRIPPINE, aux Députés.

Alliés des Romains, vous n’avez pas, j’espère,

Oublié votre ami, Germanicus, mon père.

Voici, bien jeune encore,» un serment que je fis :

Le grand Germanicus revivra dans mon fils !

À Narcisse.

Je rejoins l’empereur au cirque ; – sans rancune,

Narcisse.

NARCISSE.

Moi, madame ?... Oh ! je n’en garde aucune.

AGRIPPINE, bas à Pallas.

Sauvez Cilon !

Elle sort.

NARCISSE, à part.

Perdons Silius.

 

 

Scène V

 

PALLAS, NARCISSE

 

PALLAS.

À coup sûr,

Vous trouvez que la femme est un maître bien dur,

Narcisse ?

NARCISSE.

Est-ce pour moi que vous parlez ?

PALLAS.

Peut-être.

Tout à l’heure Agrippine...

NARCISSE.

Elle n’est pas mon maître.

PALLAS.

Elle a dû vous blesser ?

NARCISSE.

Au contraire. D’ailleurs

Vous m’auriez défendu.

PALLAS, avec impatience.

Toujours des mots railleurs !

NARCISSE.

Railleurs ? – Et pourquoi donc ? Tous deux, pauvres esclaves,

Nous portions la tunique avant nos laticlaves.

Vous avez de l’esprit, – j’en ai : nous nous valons.

PALLAS.

Encor ?

NARCISSE.

Ce nom vous choque ? Esclave ! – Allons, allons,

Si vous fûtes vendu, vous n’êtes plus à vendre.

Cela n’empêche pas qu’on soit le fils d’Evandre :

Le généalogiste, instruit par vos écus,

Vous eût fait aussi bien descendre d’Inachus.

Mais enfin, vous avez – Rome parfois clabaude –

Servi chez Antonia, mère de César-Claude ;

Moi, j’étais chez sa femme, Ælia, c’est trop clair !...

Ensemble nous avons été fouettés, mon cher.

PALLAS.

Vraiment...

NARCISSE.

Nous sommes seuls, vous n’avez rien à craindre.

PALLAS.

Mais que vous ai-je fait ?

NARCISSE.

J’aurais tort de me plaindre.

Vous ne m’aimez pas ? Moi, je vous hais...

PALLAS.

Bien, j’entends.

NARCISSE.

Vous m’avez envoyé dix-sept fois en huit ans

Vos meurtriers.

PALLAS.

Vous, dix-neuf fois.

NARCISSE.

Le comte est juste.

Vous m’avez fait donner du poison par Locuste

Et par d’autres, sept fois, – sans vous calomnier,

Sept fois j’ai corrompu, moi, votre cuisinier.

Devant Caïus d’abord, et devant Claude ensuite,

Vous m’avez accusé huit fois, – huit fois de suite.

PALLAS.

Vous, huit fois.

NARCISSE.

Coup pour coup !

PALLAS.

Aucun n’a réussi.

NARCISSE.

Depuis lors j’ai porté cuirasse, – vous aussi ;

Et je ne mange pas une olive, une datte,

Sans le centre-poison trouvé par Mithridate ;

Vous, de même. Je fais pâlir les délateurs,

Et vous épouvantez les dénonciateurs.

Enfin, mon cher Pallas, ma force vaut la vôtre :

Nous lisons couramment dans le jeu l’un de l’autre,

Et, sans trop la brusquer par des coups hasardeux,

Nous veillons, attendant l’occasion tous deux.

Chacun de nous se hâte à la façon d’Horace, –

Lentement. – Triomphez, et j’ôte ma cuirasse :

Sinon, quand j’aurai fait régner Britannicus,

Vous ôterez la vôtre, – et malheur aux vaincus ! –

Voilà. C’est tellement naturel, ce me semble,

Qu’il n’est aucun besoin de vivre mal ensemble ;

Car c’est une partie, et puisqu’on peut tricher,

Nous sommes beaux joueurs, perdons sans nous fâcher.

PALLAS.

Très bien ! Vous m’avez fait pourtant mauvaise mine,

Vous me boudiez.

NARCISSE.

Qui dit cela ? C’est Agrippine ;

Parce qu’elle répand de tous côtés le bruit

Qu’aventureusement Valéria court la nuit.

PALLAS.

C’est votre faute.

NARCISSE.

À moi ?

PALLAS.

Par haine ou par caprice,

Vous avez moissonné près de l’impératrice,

Comme de blonds épis sous l’œil ardent du jour,

Tous ces beaux jeunes gens qui languissaient d’amour.

Vous seul avez rangé parmi leurs ombres vaines

Cet Asiaticus qui s’est ouvert les veines ;

Vous seul avez éteint musiques et flambeaux,

Et jeté les parfums aux urnes des tombeaux.

Vous êtes plus jaloux que n’est Claude, – on en cause.

NARCISSE.

Vous ne me croyez pas amoureux, je suppose ?

À cinquante-cinq ans, adieu les passions !

Je n’ai sur Valéria nulles prétentions.

J’ai veillé sur l’honneur de Claude !... C’est démence !

Trop de zèle, Pallas ! Mais si je recommence...

Laissons le vent bruire et les femmes crier.

Je suis le secrétaire, et vous le trésorier :

Sans moi, notre empereur, excusez l’hyperbole,

Ne trouve pas un mot, sans vous pas une obole. –

Quels amis nous ferions, les dieux m’en sont témoins,

Pallas, si nous pouvions nous haïr un peu moins !

PALLAS.

Ce que vous dites là, certes, est plein de justesse.

Entre nous deux, Narcisse, aucune petitesse :

Une guerre romaine !

NARCISSE.

Eh bien ! Pallas, c’est dit.

Le coup d’épée au cœur !

PALLAS, s’appuyant familièrement sur Narcisse.

Voilà qui m’enhardit

À vous demander...

NARCISSE.

Quoi ?

PALLAS.

Vous devez bien connaître

Cilon... de Bithynie ?

NARCISSE.

Oui, certes, un rude maître !...

Il a volé beaucoup.

PALLAS.

Trop ! Je sais qu’aujourd’hui

On l’accuse devant Claude.

NARCISSE, riant.

C’est moi.

PALLAS.

Vous ?

NARCISSE.

Oui. –

Mais comment, on dirait que cela vous chagrine ?

PALLAS.

Vous savez qui l’a fait nommer ?... c’est Agrippine

Et moi.

NARCISSE.

Bien, – je comprends. Et vous voulez, seigneur,

Une absolution pour votre gouverneur ?

PALLAS.

Je donnerais !...

NARCISSE.

Bien, bien, ce n’est pas une affaire.

Je m’en charge.

PALLAS.

Ah ! merci. – Pour vous que puis-je faire ?

NARCISSE.

Par Hercule ! j’y pense... Un échange complet ?

PALLAS.

Soit !

NARCISSE.

Certain personnage à Rome me déplaît.

PALLAS.

Sans doute un moucheron, bourdonnant à l’oreille

Du lion endormi ?...

NARCISSE

Du lion qui s’éveille.

Un reflet d’Alcibiade et de Cincinnatus...

PALLAS.

Un homme vertueux ?

NARCISSE.

Assommant de vertus !

PALLAS.

Je cherche... vertueux ?

NARCISSE.

Cela vous embarrasse ?

PALLAS.

Mais...

NARCISSE.

Un patricien de la plus vieille race,

Un poète, un guerrier, un vainqueur des Germains ;

Vingt-cinq ans. En un mot, le plus beau des Romains.

PALLAS.

Ah ! celui qu’à la cour en vain nous demandâmes,

Ce farouche Adonis que s’arrachent nos dames,

Silius ?

NARCISSE.

Il me gêne... Un conseil, cher Pallas ?

PALLAS.

Pour vous débarrasser de l’homme, n’est-ce pas ?

NARCISSE.

Pour venger l’empereur. Qui m’insulte, l’insulte.

PALLAS.

Au fait ! je me souviens d’un sénatus-consulte

Qui vous força de rendre à ce beau Silius

Le palais de son père exilé sous Caïus :

La maison qu’il habite aujourd’hui près du Tibre. –

Vous la voulez ravoir ?... faites, vous êtes libre.

NARCISSE.

Je m’y plaisais beaucoup, je ne puis le nier.

Mais j’ai d’autres griefs.

PALLAS.

Ah !

NARCISSE.

César, l’an dernier,

M’envoya haranguer trois légions rebelles.

PALLAS.

Oui, la réception ne fut pas des plus belles...

Esclave !... c’est le cri dont on vous régale.

NARCISSE.

Silius commandait ces trois légions-là.

PALLAS.

Un bien sanglant affront ! – Vous n’y pensiez plus guère ?

NARCISSE.

Non ; mais le souvenir m’est revenu naguère.

C’est un de ces rêveurs qui, dans tous leurs discours,

Vantent les anciens temps et conspirent toujours.

PALLAS.

Bah ! vous croyez ? Il vit loin du monde ; il s’efface.

NARCISSE.

L’appuyez-vous ?

PALLAS.

Moi, non... Que Jupiter le fasse !

Voulez-vous qu’on le cite ?

NARCISSE.

Oui, s’il vous plaît.

PALLAS.

C’est moi

Qui le fait accuser.

NARCISSE.

Grand merci. Mais de quoi ?

PALLAS.

Oh ! rien de plus facile... Un peu de calomnie.

J’ai là Vitellius.

NARCISSE.

Un homme de génie ?

PALLAS.

Il ferait condamner Caton pour dix écus.

Vous l’avez employé contre Asiaticus.

Appelant.

Laissez... c’est mon affaire. – Antiphon ! je te prie,

Vois si Vitellius est dans la galerie.

ANTIPHON, à Pallas.

Il vient d’entrer, seigneur.

PALLAS, à Narcisse.

Deux mots, c’est terminé.

NARCISSE, à Pallas.

Bien ! Cilon est absous.

PALLAS.

Silius condamné.

Il sort.

 

 

Scène VI

 

NARCISSE, seul

 

Vous calomniez, vous, c’est plus court ; moi je prouve !

Moi je n’invente pas les amants, je les trouve. –

Elle aime ; c’est certain... Maintenant, ce billet

Qu’à son meilleur ami Silius envoyait,

Est-il bien d’un amant dédaigné qui se venge,

Ou d’un homme qui cherche à me donner le change ?

Silius m’épouvante !... Il est brave... il est beau :

J’aimerais mieux tirer les autres du tombeau !

Tous les autres amants n’obtiendraient qu’un sourire,

Peut-être !... Silius aura, s’il veut, l’empire. –

Quand l’arrêt fut porté contre Asiaticus,

Valéria, près du lit de son Britannicus,

Chantait pour endormir l’enfant pris de la fièvre :

Je ne vis pas trembler sa main, pâlir sa lèvre. –

Examinons-la bien, lorsque Vitellius

Va faire décréter l’exil de Silius.

Bruit au dehors.

Antiphon !

 

 

Scène VII

 

NARCISSE, ANTIPHON

 

NARCISSE.

Tout ce bruit, quelle en est donc la cause ?

ANTIPHON.

C’est au théâtre ; il est arrivé quelque chose.

NARCISSE.

Ah ! – quoi donc ?

ANTIPHON.

Je ne sais ; Claude accourt en fureur.

Entendez-vous crier le divin empereur ?

 

 

Scène VIII

 

NARCISSE, ANTIPHON, GERMAINS, OFFICIERS, SÊNATEURS, DÉPUTÉS, CLAUDE, AGRIPPINE, puis MNESTER, amené par des Germains

 

CLAUDE.

Ah ! traître !... ah ! scélérat !

NARCISSE.

Quelle mouche le pique ?

CLAUDE.

Sacrilège !

NARCISSE.

Fort bien, c’est une philippique.

CLAUDE.

Les consuls ! mon greffier ! mes Germains ! – Près de moi !

En rang !

NARCISSE.

Noble César, qui-vous met en émoi ?

CLAUDE.

Un crime ! un attentat ! Quelque chose d’énorme ! –

Apercevant Narcisse.

Bonjour, Narcisse ! – Allons, mon siège ! Qu’on informe ! –

J’ai faim.

On lui apporte à manger. Il mange et boit.

NARCISSE, à Agrippine.

Pourquoi César vient-il de s’enrouer ?

AGRIPPINE.

Le comédien Mnester n’a pas voulu jouer.

NARCISSE.

Voilà de quoi troubler, certes, une âme romaine !

CLAUDE, après avoir bu

Bon ! j’aurai de la voix ! – L’accusé ! Qu’on l’amène.

UN GERMAIN, poussant Mnester.

Allons ! marche !

MNESTER.

Lourdauds !... voulez-vous bien lâcher ?

Un danseur comme moi n’est pas fait pour marcher.

CLAUDE.

Amenez, amenez le coupable à ma barre !

MNESTER.

César, je t’en préviens, cette horde barbare

Va désarticuler mes jambes et mes bras ;

Et je ne danse pas de huit jours, tu verras !

CLAUDE.

Par mon aïeul Clausus ! j’en ai la fièvre chaude !...

MNESTER.

Bah ! je suis autrement furieux que vous, Claude.

CLAUDE.

Refuser de jouer... misérable Mnester !

Devant ton empereur, ton Dieu !

MNESTER.

Mon Jupiter,

Voilà plus de cent fois que je vous recommande

De ne point m’afficher sans que je le demande.

Le muscle, vous savez, n’est pas toujours en train.

J’étais allé manger des huîtres du Lucrin,

Et j’avouerai – cela coûte à ma modestie –

Qu’on ne ménage pas l’artiste aux bains d’Ostie.

J’arrive, n’ayant plus de force à dépenser...

Non, je danserais mal, – je ne veux pas danser.

CLAUDE.

Prends garde que sur toi ma colère ne tombe !

MNESTER.

Je ne me ferai pas siffler... Plutôt la tombe !

CLAUDE, à ceux qui l’entourent.

C’est assez noble, au moins, ce que dit l’orateur.

À Mnester.

Va, plaide un peu.

MNESTER.

J’aurais trop l’air d’un sénateur !

CLAUDE.

Par mon aïeul Clausus ! l’impertinence est rare :

Avec un sénateur le drôle se compare !

Mais tu ne sais donc pas que j’en nourrirais dix

Avec tes gages ?

MNESTER.

Quoi ! si peu ?

CLAUDE.

Tu dis ?...

MNESTER.

Je dis

Que ce n’est pas beaucoup.

CLAUDE.

Dix ?

MNESTER.

L’idée est sublime !

Faites-leur donc un peu danser ma pantomime.

CLAUDE.

Tout ce qu’il répond là, c’est fort judicieux,

C’est fort logique, – mais irrévérencieux.

Narcisse, qu’en dis-tu ?

NARCISSE.

Comment, cela vous frappe ?

César a piqué l’outre, et le veut s’en échappe.

CLAUDE, examinant des paperasses.

Valéria, que te semble à toi de tout cela ?

Regardant autour de lui.

Dis, ma petite amie ?... Elle n’est donc pas là ?

NARCISSE.

L’auguste impératrice est encore chez elle.

AGRIPPINE.

Mais je suis là, bon oncle.

CLAUDE.

Oui, je connais ton zèle,

Petite fille, sage à l’égal d’un barbon.

Viens, Narcisse. – Et Pallas ?

PALLAS, arrivant.

Me voici, César.

CLAUDE.

Bon !

PALLAS, bas à Narcisse.

Vitellius est prêt... Silius, ou l’arrête.

CLAUDE.

Quand le texte des lois n’est pas clair, j’interprète.

Jugeons suivant l’esprit... la lettre nous déçoit.

Il leur parle bas.

À quoi concluez-vous, mes conseillers ? Hein... soit !

Donc : Ouï l’accusé dans chaque repartie,

Vu ses fatigues, vu son voyage d’Ostie,

Vu que la force humaine a des bornes, qu’Atlas

A déclaré lui-même un jour qu’il était las ;

Nous condamnons...

MNESTER.

Comment, César, tu me condamnes ?

CLAUDE, avec force.

Par mon aïeul...

MNESTER.

Clausus !

CLAUDE.

Dont j’atteste les mânes !

Nous condamnons Mnester...

MNESTER.

Nous absolvons !

CLAUDE.

Mnester !...

Bien qu’il danse à merveille et qu’il coûte fort cher,

À ne paraître plus sur la scène romaine,

Avant le dernier jour qui ferme la semaine !

MNESTER.

Huit jours sans danser, moi !

CLAUDE.

Mon drôle, je te dis

Que tu ne seras pas de huit jours applaudi.

Un autre eût décrété le fouet pour tes épaules :

Je fouette ton orgueil. Va repasser tes rôles !

À Agrippine.

Ce que c’est que d’avoir observé les humains !

MNESTER, furieux et gambadant.

Je danse, et danserai !

CLAUDE.

Qu’on l’emporte, Germains !

Doucement ! doucement !

MNESTER, emporté par les Germains.

César ! retiens ta meute !...

César, tant pis pour toi, si Rome fait émeute !

 

 

Scène IX

 

LES MÊMES, excepté MNESTER

 

CLAUDE.

Les causes ! Appelez les causes tout du long !

LE GREFFIER.

Les Bithyniens !...

CLAUDE, l’interrompant.

Et puis ?

LE GRENIER.

Leur gouverneur Cilon.

CLAUDE.

Qui se plaint ?

LE BITHYNIEN.

Nous.

CLAUDE.

Ici. – Là, celui qu’on accuse.

PALLAS.

Il ne pouvait quitter sa province.

CLAUDE.

L’excuse

Est admise, attendu qu’il remplit un devoir.

Donc, nous lui trouverons un fondé de pouvoir.

Au Bithynien.

Parlez.

LE BITHYNIEN.

César !...

CLAUDE, interrompant.

Au fait ! au fait ! sans babillage.

LE BITHYNIEN.

Les temples dépouillés, les maisons au pillage ;

Les citoyens chargés de fers, ou mis à mort...

PALLAS, bas à Narcisse.

Hum !

NARCISSE, bas à Claude.

Voyez leur habit. Il me rappelle fort

Dans ses riches détails l’ancien costume étrusque.

CLAUDE.

Sauf les manches.

LE BITHYNIEN, d’une voix plus forte, en se rapprochant de Claude.

Seigneur...

CLAUDE, se retournant.

Plaît-il ?... Ce peuple est brusque !

NARCISSE, à Claude.

Le temps est lourd, César.

CLAUDE.

Épouvantablement !

Il rit aux éclats.

C’est comme en Bithynie. Ah ! ah !

NARCISSE, riant.

Charmant !

PALLAS, riant.

Charmant !

Ils rient tous deux aux éclats. – Claude rit plus fort.

LE BITHYNIEN.

Faut-il vous raconter, César ?

NARCISSE, l’arrêtant.

César devine.

LE BITHYNIEN.

Nous attendons l’arrêt de ta bouche divine,

Ô César ! empereur miséricordieux.

CLAUDE, à Narcisse.

Hein ? qu’est-ce qu’il a dit ?

NARCISSE.

Ils rendent grâce aux dieux

De leur avoir donné, sous ton règne prospère,

Cilon qui les gouverne en véritable père.

CLAUDE.

Braves gens !... bien ! très bien !... Puisqu’il fait leur bonheur,

Cilon quatre ans encor sera leur gouverneur. –

À d’autres !

LE BITHYNIEN, déconcerté.

Quoi ?

CLAUDE.

J’ajoute un an puisqu’on m’en prie,

Adieu donc, Bithynien ! – Vrai ! j’ai l’âme attendrie.

PALLAS, bas à Narcisse.

Merci !

NARCISSE, bas.

Ce n’est rien.

Bruit au dehors.

CLAUDE.

Qu’est-ce ?

PALLAS.

Un nouvel accusé.

CLAUDE.

Bon !

NARCISSE, à part.

Silius !

À Pallas.

– Merci !

PALLAS.

Rien n’était plus aisé.

NARCISSE, bas à Antiphon.

Préviens l’impératrice. Il faut qu’elle se rende

Ici : voilà deux fois que César la demande.

Antiphon sort. Mouvement dans la foule.

 

 

Scène X

 

LES MÊMES, SILIUS, amené par des Prétoriens

 

CLAUDE.

Jugeons ! jugeons ! Silence ! – Amenez !

SILIUS.

Me voici.

Les dieux gardent César ! Que me veut-on ici ?

CLAUDE.

Ah ! ah ! c’est l’accusé ? bien. – Le nom de cet homme ?

SILIUS.

J’ignore si je suis accusé. Je me nomme

Silius.

CLAUDE.

Un nom volsque !

SILIUS.

En maintes régions,

César, j’ai commandé trois de vos légions ;

Et sur les bords du Rhin, où je campais naguère,

Soldat de Gorbulon, deux ans j’ai fait la guerre.

CLAUDE.

Bien ! – Silius !... ce nom me charme ; il est ancien.

Nous allons donc juger un vrai patricien.

Je ne connaissais pas ce jeune homme ; il s’exprime

En termes fort choisis. Examinons son crime.

PALLAS.

Et d’abord c’en est un de n’être pas connu

De César. Chez César il n’est jamais venu !

SILIUS.

Je respect en César le premier de l’empire ;

Mais enfin qu’ai-je fait ?

CLAUDE.

Nous allons vous le dire.

Il consulte le dossier.

NARCISSE, à part.

Elle n’arrive pas !...

AGRIPPINE, bas à Pallas.

Vous l’accusez ?... vraiment ?

PALLAS, de même.

Pour Narcisse. D’ailleurs, c’est un remboursement ;

Et puis de ce débat va sortir quelque chose

D’instructif pour nous deux, comme je le suppose.

CLAUDE, à Silius.

Oh ! vous êtes chargé d’un fait bien criminel.

SILIUS.

Moi, César ? Je vis seul au foyer paternel,

Loin des quartiers bruyants, caché dans ma demeure ;

Si bien qu’on me faisait reproche tout à l’heure

De n’être pas venu, parmi les suppléants,

Grossir au Palatin la foule des clients.

Près de mes grands aïeux, qui me donnent l’exemple,

Je vis dans l’atrium paisible, où je contemple

Mes armes de soldat, amis fermes et doux

Qui nous font respecter des autres et de nous.

Je n’ai donc rien commis qui soit répréhensible,

Un crime encor bien moins. César, c’est impossible !

CLAUDE.

Ne vous tourmentez pas, les faits seront prouvés.

PALLAS.

Dites, Vitellius, tout ce que vous savez.

SILIUS.

Ah ! c’est Vitellius, cet homme, qui m’accuse ?

Bien ! je comprends alors : mon crime est sans excuse.

VITELLIUS.

Va-t-on m’injurier quand je fais mon devoir ?

Murmures dans la foule.

Je suis un honnête homme, – on devrait le savoir ;

Père de quatre enfants, sénateur, consulaire.

Je m’embarrasse peu, moi, d’être populaire ;

Je poursuis les méchants, sans pitié, sans terreur,

Je ne crains que les dieux, et sers mon empereur.

CLAUDE.

Très bien ! Parlez !

NARCISSE, bas à Pallas.

Gagnez du temps. –

À part.

Comme elle tarde !

À Pallas.

Un témoin va venir.

PALLAS.

La chose vous regarde.

Antiphon s’approche de Narcisse et lui parle bas.

NARCISSE, bas à Pallas.

Bien, maintenant !

PALLAS.

César l’ordonne, commencez,

Vitellius.

VITELLIUS.

César ! puisque vous m’y forcez...

Mais pardon, j’aperçois l’auguste impératrice.

SILIUS, à part.

Elle !

CLAUDE, à Vitellius.

Attendez un peu.

SILIUS, à part.

C’est donc l’accusatrice ?

 

 

Scène XI

 

LES MÊMES, VALÉRIA

 

VALÉRIA, entrant.

César m’a fait mander ?

CLAUDE, la faisant asseoir à sa droite.

Vous avez bien perdu,

Ma colombe. Tant pis ! Vous m’auriez entendu.

Mnester, – la Bithynie, – une foule de choses...

Vous saurez tout cela plus tard. À d’autres causes !

Nous jugeons Silius.

VALÉRIA, à part.

Silius !

CLAUDE.

Oui, vraiment.

NARCISSE, à part.

Ai-je bien vu ? C’était comme un tressaillement.

VALÉRIA.

Qu’est-ce que Silius ? dites ?

NARCISSE.

Celui qu’on nomme

Le plus beau des Romains, madame.

VALÉRIA, regardant Silius.

Ce jeune homme ?

NARCISSE.

Lui-même.

VALÉRIA.

C’est justice. – On l’accuse, – de quoi ?

NARCISSE, bas à Pallas.

Allons !

PALLAS.

Soit !

Il fait un signe à Vitellius.

NARCISSE, à Valéria.

C’est Pallas qui l’accuse, je crois,

De choses graves.

VALÉRIA.

Bien ! Voyons ces choses graves.

NARCISSE, à part.

Aucune émotion ; mais les femmes sont braves.

Patience !

VITELLIUS.

César, par les dieux immortels !

Je jure devant vous, la main sur les autels,

Je jure que j’ai vu, dans l’ombre d’un portique,

Chez l’accusé, tout près du foyer domestique,

Deux bustes défendus qu’honore Silius.

Au bas j’ai lu ces noms : Brutus et Cassius !

Mouvement.

CLAUDE, à Silius.

Ces bustes sont chez vous ?

SILIUS.

Ce que vous dit cet homme,

Il ne peut le savoir que par les bruits de Rome.

Les honnêtes gens seuls ont chez moi pénétré :

Vitellius chez moi n’est donc jamais entré.

VALÉRIA.

Bien ! bien !

PALLAS, à Silius.

N’insultez pas ! l’injure est inutile.

CLAUDE.

La loi Fabricia, claire dans son vieux style,

Titre quatorze – article onze, douze et plus loin

Punit tout accusé qui trouble le témoin.

Répondez oui ou non, sans autre préambule :

Avez-vous, comme on dit, sous votre vestibule,

Ces deux lâches bourreaux de César, – accusé ?

SILIUS.

Vitellius est bien instruit, – oui, je les ai.

VALÉRIA.

Il n’a pas menti !

PALLAS.

C’est un crime, je suppose.

CLAUDE.

Néanmoins je permets qu’il défende sa cause.

SILIUS, à Claude.

Merci ; mais c’est l’usage à Rome... vous savez ?

VITELLIUS.

Dans la Rome que vous et les vôtres rêvez !

SILIUS.

Qui vous parle ? veut-on vous marchander la somme ?

Ramassez votre argent, et silence, honnête homme !

VALÉRIA, à part.

Qu’il est fier ! qu’il est beau !

CLAUDE.

Quoi ! par un attentat,

Voudriez-vous changer la forme de l’État ?

SILIUS.

Je préfère ne plus répondre... Mon envie,

César, n’est pourtant pas de défendre ma vie ;

Mais un homme de cœur ne saurait, sans remord,

S’abandonner lui-même et courir à la mort.

Un mot de plus, Pallas prouve que je conspire...

Cc mot-là, j’aime autant, César, ne pas le dire.

PALLAS.

Se taire est un aveu !

CLAUDE.

Oui, le proverbe est là.

D’ailleurs, si vous aimez les bustes, me voilà.

Mais Brutus, Cassius, double peste publique...

La Rome d’aujourd’hui n’est plus en république !

PALLAS.

Tout est prouvé.

VALÉRIA, à Narcisse.

Pourquoi Pallas s’acharne-t-il

À faire condamner ce jeune homme à l’exil ?

NARCISSE.

Dites un mot, madame, et je prends sa défense.

VALÉRIA.

Non... Que m’importe à moi ? Je cherche quelle offense

Oblige ainsi Pallas à le persécuter.

NARCISSE.

Son crime !

CLAUDE.

Valéria, voulez-vous répéter ?

VALÉRIA.

Oh ! rien... Je désirais savoir si les deux bustes

Sont en marbre.

CLAUDE.

Sachons cela pour être justes.

À Silius.

Vous entendez ?

SILIUS.

Madame, ils sont en bronze.

VALÉRIA.

Bien.

Et fondus par ?...

SILIUS.

Thersys.

VALÉRIA.

Ah ! le Corinthien ?

Deux bustes merveilleux, dignes de l’âge antique !

Je les connais ; ils sont chez moi, sous mon portique.

CLAUDE.

Comment ! vous les avez ?

NARCISSE, à part.

Valéria le défend.

PALLAS, à Agrippine.

Regardez donc Narcisse.

AGRIPPINE.

Il est moins triomphant.

VALÉRIA.

Dans cette œuvre, l’artiste a marqué son empreinte.

Lorsqu’on est amateur des bronzes de Corinthe,

Il faut avoir ceux-là dans sa collection.

CLAUDE.

Vraiment ?

VALÉRIA.

Vraiment.

NARCISSE, bas à Pallas.

Pressez la condamnation.

VALÉRIA, à part.

Oh ! je le sauverai !

SILIUS, à part.

Moi, défendu par elle...

Quel bonheur ! quelle honte !

CLAUDE, qui vient de causer à voix basse avec Valéria.

Ah ! puisque l’œuvre est belle,

Brutus et Cassius étant des objets d’art,

Le crime doit alors se prendre en bonne part.

PALLAS, à Narcisse.

Tout va mal.

NARCISSE.

Non, Dallas ; produisez cette lettre.

Il lui glisse une lettre.

PALLAS, y jetant les yeux.

César, Vitellius me fait encor remettre

Un certain document.

CLAUDE.

Qu’est-ce donc ?

VALÉRIA.

Quoi de plus ?

Un message arrêté, qui vient de Silius.

SILIUS, à part.

Ma lettre à Cécina !

PALLAS.

Cette lettre dispense

L’accusé de vous dire ici tout ce qu’il pense

De vous, noble César !

CLAUDE.

De moi ? J’y tiens fort peu.

Que me font les discours des hommes ? Je suis Dieu.

PALLAS.

César est Dieu. Pourtant César aime sa femme,

L’auguste Valéria. Veut-il qu’on la diffame ?

Jupiter, dans le ciel, fait respecter Junon...

VALÉRIA.

Qui m’insulte ?

PALLAS.

Sa lettre.

CLAUDE.

On t’insulterait !

VALÉRIA.

Non.

PALLAS.

Vraiment je n’ose pas lire... l’audace est telle...

SILIUS.

Devant elle qui m’a défendu, devant elle !...

Non, non, ne lisez point, condamnez-moi !

NARCISSE.

Lisez !

AGRIPPINE.

Auguste Valéria, ne vous scandalisez

D’aucun mauvais propos.

CLAUDE.

Encore un coup nous sommes,

Vous Déesse, moi Dieu ; les hommes sont des hommes.

SILIUS.

Pallas, ne lisez pas !

VALÉRIA.

Lisez, Pallas !

SILIUS.

Oh ! non !

PALLAS, lisant.

« Silius à Marcus Cécina, salut ! »

CLAUDE.

Bon !

Continuez.

PALLAS, lisant.

« Je suis heureux de ton message,

« Ami : tu nous reviens encore un peu moins sage ;

« Mais tu reviens, – tant mieux ! »

CLAUDE.

Et c’est daté – de quand ?

PALLAS.

D’hier.

Continuant de lire.

« Tu recevras ma lettre en débarquant,

« Et, si l’amour n’arrête en chemin ta pensée,

« Tu me raconteras demain ton odyssée.

«  À quelque heure du jour ou de nuit que ce soit,

« Viens, je te recevrai comme un ami reçoit. –

« Mais ton enthousiasme arrive à la folie ;

« Je crois entendre Ovide amoureux de Julie...

« Non, ne me vante plus Valéria – je la hais !

« Quand tu la connaîtras comme je la connais,

« Quand tu contempleras cet homme et cette femme,

« La démence enchaînée au vice, – couple infâme ! –

« Ami, tu couvriras tes yeux avec ta main,

« Triste et honteux du nom de citoyen romain ! »

Murmures dans l’assemblée.

VALÉRIA.

Oh !

CLAUDE.

Par les dieux !

NARCISSE, à Claude.

C’est trop pardonner, soyez ferme !

VALÉRIA.

La lettre est fausse, et faux tout ce qu’elle renferme !

Je n’ai pas mérité ce qu’elle dit de moi !

À Silius.

N’est-ce pas, n’est-ce pas qu’elle est fausse ?

CLAUDE, à Silius.

Est-ce toi ?

SILIUS.

J’en rougis, elle offense une femme !

NARCISSE.

Il avoue !

AGRIPPINE.

Un exemple, César ! Depuis longtemps on voue

À l’opprobre le nom sacré de Valéria.

Celle que trop souvent dans Rome on décria

Doit répondre bien haut, pour n’être pas flétrie !

VALÉRIA.

Ne me défendez pas, madame, je vous prie.

CLAUDE.

Les vieux Romains, on dit qu’ils ne montent jamais,

On dit qu’ils sont heureux et braves ! Je promets

D’en faire aujourd’hui même une épreuve hardie.

Silius ! on m’envoie exprès de Numidie

Un tigre et deux lions qui feront dans mes jeux

Merveille, combattus par un bras courageux.

Ces lutteurs rugissants que mon peuple idolâtre,

Tu vas les attaquer seul dans l’amphithéâtre,

Vieux Romain de Brutus, le dernier du parti !...

Va ! prouve a mes liens que tu n’as pas menti.

VALÉRIA.

Un sénateur combattre ainsi comme un esclave,

César ?

CLAUDE.

C’est notre injure à tous deux que je lave !

VALÉRIA.

Je ne veux pas !

NARCISSE.

Madame, Agrippine vous voit !

CLAUDE, à Silius.

Tu m’as bien entendu, j’espère, – obéis !

SILIUS.

Soit !

Aux arènes ! – J’ai seul combattu près de Trèves

Dix Germains. Ils avaient au lieu de dents leurs glaives,

Au lieu d’ongles tranchants leurs javelots de fer.

Vos lions n’auront soif que du sang de ma chair ;

Les Germains avaient soif, dans cette lutte horrible,

D’honneur ! de liberté ! – C’était bien plus terrible !

CLAUDE.

Aux lions ! aux lions ! Porte-leur tes défis.

Il s’élance vers la porte tandis qu’on emmène Silius.

VALÉRIA.

Je n’irai pas.

NARCISSE.

Madame, au nom de votre fils !

VALÉRIA.

De mon fils ! de mon fils !

NARCISSE.

Soyez mère et non femme.

CLAUDE, du seuil.

Je vous attends ! venez !

AGRIPPINE.

Veuillez passer, madame.

VALÉRIA.

J’y vais !

Elle sort.

PALLAS, à Agrippine.

Et maintenant sommes-nous convaincus ?

Que veut Narcisse ?...

AGRIPPINE.

Encore un Asiaticus.

Elle sort.

 

 

Scène XII

 

NARCISSE, PALLAS

 

NARCISSE.

Merci, Pallas.

PALLAS.

César a des justices promptes.

Silius vous aura bientôt payé ses comptes.

NARCISSE.

J’ai dû rester ; mais vous, allez voir le combat.

PALLAS.

Non, je suis très sensible ; et pour rien mon cœur bat.

– À propos, vous avez failli tout compromettre,

Vous ne m’aviez pas dit un mot de cette lettre.

C’est dommage ; le buste est un moyen usé :

Valéria n’aurait pas défendu l’accusé

Avec cette chaleur...

NARCISSE.

Comment ?

PALLAS.

L’impératrice

S’est fait beaucoup de tort ; j’en suis fâché, Narcisse.

NARCISSE.

Allez ! ceux qui la voient contempler cette mort,

Dallas, ne diront point qu’elle s’est fait du tort.

PALLAS.

C’est vrai. Vitellius accuse bien, je l’aime !

Tumulte au dehors.

NARCISSE.

Et moi, donc ? Mais... c’est lui qui vient à nous.

PALLAS.

Lui-même.

 

 

Scène XIII

 

NARCISSE, PALLAS, VITELLIUS

 

VITELLIUS, accourent.

Seigneur Narcisse !

NARCISSE.

Eh bien ?

VITELLIUS.

Seigneur !... seigneur Pallas !

PALLAS.

Qu’est-ce donc ?

VITELLIUS.

Silius !

NARCISSE.

Il est mort, n’est-ce pas ?

VITELLIUS.

Lui mort ! Il a déjà mis deux lions en fuite ;

Blessé le tigre...

NARCISSE.

Dieux !

PALLAS.

Eh mais !...

NARCISSE.

Ensuite, ensuite !

Acclamations et bravos partant de l’amphithéâtre.

VITELLIUS.

Entendez-vous le peuple ? On est abasourdi.

Ce peuple n’a jamais de la sorte applaudi !

PALLAS.

Elle aime un peu le sang, la nation en toge.

VITELLIUS.

Il fallait voir César trépigner dans sa loge !

PALLAS.

Et Valéria ?

VITELLIUS.

Debout, pâle, sans mouvement,

Mais attentive...

Applaudissements redoublés.

NARCISSE.

Encor !

VITELLIUS.

Je cours au dénouement !

Il sort. Tout à coup le bruit cesse.

PALLAS.

On n’applaudit plus ?

NARCISSE.

Non.

Cris d’effroi et murmures.

PALLAS.

Rome a peur, ou menace !...

 

 

Scène XIV

 

NARCISSE, PALLAS, VITELLIUS, ANTIPHON, accourant

 

ANTIPHON.

Place à l’impératrice ! écartez-vous !

NARCISSE.

Quoi ?

ANTIPHON.

Place !

PALLAS.

Qu’est-ce donc ?

ANTIPHON.

Silius avait déjà tué

Le tigre, un des lions, – quand pâle, exténué,

Sanglant, il a roulé dans la poussière humide

Sous le dernier effort du grand lion numide.

L’impératrice alors a détourné les yeux,

Et s’est évanouie en criant. : Grâce !

NARCISSE.

Dieux !

PALLAS.

Tiens ! tiens ! évanouie !

NARCISSE, à Antiphon.

Il est mort ?

ANTIPHON.

Il doit l’être.

VITELLIUS, rentrant.

Il est vivant ! La foule a hurlé : Grâce ! en maître ;

Et la grande vestale et le peuple romain

Ont sauvé Silius en étendant la main.

NARCISSE.

Oh !

 

 

Scène XV

 

NARCISSE, PALLAS, VITELLIUS, ANTIPHON, L’IMPÉRATRICE, apportée évanouie, LA GRANDE VESTALE, CLAUDE, GERMAINS, PRÉTORIENS, CLIENTS, SÉNATEURS, etc.

 

ANTIPHON.

Place !

ÆLIA.

Arrière tous !

CLAUDE.

Ni César ni Pompée

Ne donnèrent jamais plus larges coups d’épée :

C’est un de ces combats comme nous en voulions.

Hercule n’aurait pas mieux fait. Pauvres lions ! –

Où donc est Valéria ?

NARCISSE.

Dans cette chambre même.

ÆLIA.

Allons, reviens à toi, ma Valéria que j’aime.

VALÉRIA, rouvrant les yeux et reconnaissant Ælia.

C’est vous ?

AGRIPPINE.

L’impératrice est-elle mieux ?

ÆLIA.

Toujours

Bien faible, vous voyez !

CLAUDE.

Du secours ! du secours !

VALÉRIA, bas à Ælia.

N’est-ce pas qu’il est mort ?

ÆLIA.

Tu paraissais le plaindre,

J’ai vu ton front pâlir, tes prunelles s’éteindre.

Je l’ai sauvé !

VALÉRIA.

Dieux bons, il est vivant !... Merci !

CLAUDE.

Pauvre femme ! pourquoi t’évanouir ainsi ?

Sans toi, mon beau lion qu’il présent l’on dénigre,

Allait venger d’un coup et son frère et le tigre.

Je veux faire combattre encor des sénateurs :

C’est bien plus amusant que les gladiateurs !

AGRIPPINE, à Valéria.

César vous demandait pourquoi ce trouble d’âme :

L’évanouissement qui l’a cause, madame ?

VALÉRIA.

Le bruit et la chaleur, et la foule, je crois...

Je n’aime pas à voir du monde autour de moi.

Chacun s’incline et s’éloigne.

AGRIPPINE, bas à Pallas.

Pallas, c’est bien heureux que ce jeune homme vive.

PALLAS.

Oui, – Narcisse en éprouve une souffrance vive !

Il sort. Agrippine s’approche de Claude, qui la baise au front et la reconduit.

CLAUDE.

Fort bien, retirez-vous ! Moi, je vais m’occuper

D’une autre affaire encor.

NARCISSE.

Si tard.

CLAUDE.

Je vais souper ! –

N’est-ce pas que c’est bon de souper en famille,

Valéria !

ÆLIA, bas à Valéria.

Tu n’as rien à me dire, ma fille ?

VALÉRIA.

Non, j’ai trop à penser, – je ne saurais parler !

ÆLIA.

Adieu, César !

Elle s’incline devant César, qui la salue, et elle sort.

NARCISSE, bas à Valéria.

Tâchez de ne plus vous troubler.

Agrippine était là, quand vous avez dit : Grâce !

À Claude.

Le mot pour cette nuit, César ?

CLAUDE.

Le mot de passe ? –

Lions et Silius.

Narcisse sort. Les rideaux de la galerie se ferment.

 

 

Scène XVI

 

CLAUDE, VALÉRIA

 

On a servi l’empereur ; il est touché ; il soupe.

CLAUDE.

Juger ! toujours juger !

Je voudrais quelquefois être un simple berger. –

Tu ne veux pas souper, Valéria ? quel caprice !

Il congédie ses esclaves.

VALÉRIA, assise, à part.

S’il mourait sans m’avoir enfin rendu justice !

CLAUDE.

Trop heureux les Romains, s’ils savaient leur bonheur !

Oui, trop heureux d’avoir Claude pour gouverneur.

Il boit.

Un érudit... qui sait du grec autant qu’Homère.

Il boit.

Un autre Cicéron... plus fort sur la grammaire !

Il boit.

Un censeur, un pontife, un grave historien !

VALÉRIA, toujours immobile.

La démence enchaînée au vice !

CLAUDE, s’étourdissant par degrés.

Je n’ai rien

Il remplit encore sa coupe.

À boire... Vieux Romain ! bras de fer ! comme il frappe !

À Valéria.

Vois-tu bien, si l’ami de Brutus en réchappe,

Je veux, pour occuper ses goûts républicains,

Puisqu’il vaut à lui seul deux lions africains,

Je veux, inaugurant mes fonctions d’édile,

L’enfermer dans le cirque avec un crocodile, –

Un serpent de Libye, – un éléphant, – et puis...

Il s’endort.

VALÉRIA, se levant.

Non ! dussé-je me perdre, il saura qui je suis !

Claude s’est affaissé sur son lit. Valéria le regarde. Elle va écouter à la galerie, puis elle prend l’anneau que Claude porte à son doigt. Elle frappe trois coups à la petite porte latérale de gauche. Une esclave paraît une lampe à la main. Valéria se couvre la tête d’un capuchon noir, fait un signe à l’esclave, regarde une fois encore le lit de Claude endormi, et sort.

 

 

ACTE II

 

À gauche, une rue près du pont Janicule, à Rome. À droite, grand pavillon avec fenêtre, donnant sur la rue. Porte à droite. Porte secrète, toujours à droite, masquée par un tableau. Grande porte au fond, donnant sur les jardins de Silius. Ce pavillon élégant et sévère est la bibliothèque de Silius. Tableaux, bas-reliefs grecs, fleurs, armes, vases précieux. À gauche, dans la rue, une façade de maison obliquement placée, avec fenêtre au premier étage et porte au-dessous. Cette maison est à demi voilée par des cyprès et des peupliers. On arrive à la porte par trois degrés de pierre. Une vaste arcade sépare les jardins des deux maisons. Au milieu, la rue bornée par le Tibre : vue de Rome au pont Janicule. Il fait nuit. Le pavillon est éclairé.

 

 

Scène première

 

PHILARQUE, médecin, CHRYSON

 

Dans le pavillon chez Silius.

PHILARQUE.

Cet endroit du logis est le plus retiré :

Notre maître y sera tranquille, et je pourrai.

Lui donner tous les soins qu’exige sa blessure.

Voyons un peu la rue. – Il faut que je m’assure

Si personne ne guette aux environs.

CHRYSON.

La nuit,

Cette rue est déserte. – Au Tibre elle conduit.

PHILARQUE, regardant par le treillis de la fenêtre.

Savez-vous qui demeure en face ?

CHRYSON.

Je l’ignore.

Cette maison était à vendre hier encore.

PHILARQUE.

Tout est prêt. Apportez notre malade ici.

 

 

Scène II

 

PHILARQUE, CHRYSON, SILIUS, appuyé sur un esclave

 

SILIUS.

Non, je viendrai bien seul, Philarque ! Dieux merci !

Le lion de César a mal joué son rôle,

Sa griffe a seulement labouré mon épaule.

Il s’assied sur un lit de repos.

PHILARQUE.

Ne marchez plus, seigneur, la fièvre vous prendrait ;

Nous vous avertirons quand le bain sera prêt.

Ne recevez personne !

SILIUS, aux esclaves.

Eh bien, que l’on prévienne...

À moins qu’un messager de Cécina ne vienne,

Ou lui-même... personne ici !

PHILARQUE.

Pas d’étrangers !

Craignez les affranchis... craignez leurs messagers.

 

 

Scène III

 

PHILARQUE, CHRYSON, SILIUS, CÉCINA

 

CÉCINA, du seuil.

Silius est vivant ! Dieux lions ! je vous rends grâce !

SILIUS.

Cécina !

CÉCINA.

Pauvre ami !

SILIUS, les bras ouvert.

Viens ! viens !

CÉCINA.

Que je t’embrasse ?

Moi ! pour te déchirer dans mon embrassement ?

Ami, je ne suis pas un lion ; doucement.

SILIUS.

C’est toi !

PHILARQIIE, à Cécina.

Recommandez, seigneur, la patience

À votre noble ami... surtout la défiance !...

Blessé, proscrit, il a besoin de toutes deux.

Il sort.

CÉCINA.

Oui, les lions d’Afrique, on se défiera d’eux !

À Silius.

Je te revois ! mais pâle, assombri ! Voilà comme,

Lorsque je n’y suis pas, on se comporte à Rome ?

SILIUS.

N’en parlons plus !

CÉCINA.

Comment ? Toi, des rébellions !

Te faire condamner par César aux lions...

Un noble !... Injurier l’impératrice !... un sage !

SILIUS.

Je t’écrivais...

CÉCINA.

Je sais qu’on a pris le message.

Aussi pourquoi m’écrire une lettre en fureur,

Contre la pauvre femme et le pauvre empereur ?

SILIUS.

Tu viens de respirer deux ans l’air de la Grèce,

Ce pays des amants qui, dans leur folle ivresse,

Cueillent la fleur du jour sans croire au lendemain.

On voit bien, Cécina, que tu n’es plus Romain !

CÉCINA.

Eh ! bons dieux ! laissons là les affaires de Rome.

Brutus est mort. – On a le bronze au lieu de l’homme.

En bronze, rien n’est beau comme un républicain ! –

Valéria trouve Claude assez laid... Par Vulcain !

Est-ce un tort ? Pour si peu faut-il qu’on la flétrisse ?

Cela prouve qu’elle a bon goût, l’impératrice. –

Ta morale n’est pas du siècle, en vérité !

Un peu plus, tu mourais pour avoir insulté

La belle jeune femme, et c’était ridicule !

Mais Rome enthousiaste a sauvé son Hercule ;

Te voilà populaire ! Est-ce que, par hasard,

On voudrait, pauvre ami, te proclamer César ?

SILIUS.

J’étais, malgré le peuple, à mon heure fatale,

Sans la protection de la grande Vestale,

Quand Valéria, perdant connaissance, cria :

Grâce !

CÉCINA.

Elle a crié grâce ! Et pour toi ! Valéria ?

Pour toi, l’impératrice a perdu connaissance ?

SILIUS.

Enfant !

CÉCINA.

Et tu n’es pas fou de reconnaissance ?

Tu ne vas pas, mortel sublime, égal aux dieux,

Frapper avec ton front les palais radieux ?

Je ne la connais point, cette adorable femme,

Je ne l’ai jamais vue, hélas ! Mais, sur mon âme !

Si, pour moi, seulement elle eût dit oui ou non,

Je baiserais la terre en proférant son nom !

SILIUS.

L’an dernier, tu n’étais donc pas dans l’Ionie,

Lorsqu’elle s’en alla fonder la colonie ?

CÉCINA.

Si vraiment. Je comptais même faire ma cour ;

Mais à Smyrne, où j’étais, elle ne fut qu’on jour.

Et ce jour-là, – voyez quelle bizarrerie ! –

Une aventure... non, une galanterie...

Non, un amour terrible, allumé tout-à-coup,

Me prit, m’accapara douze heures.

SILIUS.

C’est beaucoup.

CÉCINA.

Oui ; mais si comme moi tu connaissais, profane,

Lycisca, l’enivrante et folle courtisane,

Celle qu’on voit, et puis qu’on ne voit plus soudain ;

Parfum qui passe, – éclair qui passe, – écho badin ;

– Si tu la connaissais, tu dirais, moins rebelle :

Comme c’est peu douze ans d’amour, elle est si belle !

SILIUS.

Ainsi, tu n’as pas vu Valéria ?

CÉCINA.

Non, ma foi !

SILIUS.

Tu seras plus heureux à Rome.

CÉCINA.

Je le crois !

SILIUS.

Elle est belle !

CÉCINA.

Tant mieux ! je l’aime à la folie.

Avec elle d’abord je te réconcilie.

SILIUS, souriant.

Bien ; te voilà César.

CÉCINA.

Je veux avoir mon tour.

SILIUS.

Tremble ! Asiaticus est mort de cet amour !

CÉCINA.

Vive une telle mort ! on en connaît de pires.

Si tu crois m’effrayer par ce nom, tu m’attires.

Il est mort bien heureux, cet Asiaticus !

Mort dans ses frais jardins plantés par Lucullus,

En disant : Écartez mon bûcher de ces marbres ;

Prenez garde ! la flamme irait ternir mes arbres.

Il est mort, sûr d’avoir un soupir, c’est bien beau !

Léguant à Valéria les jardins son tombeau !

Asiaticus ! nom qui m’assiège sans trêve...

Vois-tu, c’est mon héros, c’est mon type, j’en rêve.

SILIUS.

Tête de feu ! cœur d’or. C’est bien toi !... par bonheur,

Tu ne plaisantes point des qu’il s’agit d’honneur.

CÉCINA.

De l’honneur d’un ami surtout.

SILIUS.

J’en ai la preuve.

CÉCINA.

Tu peux, quand tu voudras, me remettre à l’épreuve.

 

 

Scène IV

 

CHRYSON, SILIUS, CÉCINA, PHILARQUE

 

PHILARQUE.

Silius ! Silius !

SILIUS.

Quoi donc !

PHILARQUE.

C’est trop certain :

Un de vos gens a vu sortir du Palatin

Beaucoup d’hommes armés, et, par une autre porte,

Narcisse accompagné d’esclaves.

SILIUS.

Que m’importe !

C’est la ronde de nuit.

PHILARQUE.

Non, tout est sérieux !

Une figure étrange, aux pas mystérieux,

Près du Tibre, a deux fois demandé tout à l’heure

Quelle route conduit jusqu’à votre demeure.

CÉCINA.

Une figure étrange ?

PHILARQUE.

Il n’en faut pas douter,

C’est un piège !

CÉCINA.

Avertis, nous saurons l’éviter.

PHILARQUE.

Heureusement, seigneur, que la nuit est profonde.

Fuyez ! fuyez !

SILIUS.

Où fuir ?... puisque Rome est le monde.

CÉCINA.

En attendant, je suis, moi, pour le mouvement.

À Philarque.

Dis, peut-il se tenir en litière ?

PHILARQUE.

Oui, vraiment.

À cheval, au besoin.

CÉCINA.

Mes chevaux, mes bagages

Sont tout prêts. Nous allons reprendre nos voyages.

En route, Silius !

SILIUS.

Me cacher, moi !

CÉCINA.

Voyons !

De l’amour-propre ? Un homme encor chaud des lions !

C’est fort !

SILIUS.

Je resterai !

PHILARQUE.

Non ! je vous en conjure.

CÉCINA.

Écoute-moi. Je suis de moitié dans l’injure,

Compromis comme toi, puisque tu m’écrivais...

Si tu restes, je reste.

SILIUS.

Ami, je pars.

CÉCINA.

Je vais

Tout hâter. Une fois à cheval, on est libre.

À Philarque.

Presse-le.

PHILARQUE, à Cécina qui sort.

Dans une heure, à la porte du Tibre !

SILIUS.

J’ai des lettres qu’il faut détruire sans retard.

PHILARQUE.

Soit !

À Chryson.

Chryson, range tout ici pour le départ.

À Silius.

Venez.

Il sort avec Silius.

 

 

Scène V

 

CHRYSON, chez Silius, MNESTER, SANGA, dans la rue, puis LYCISCA

 

Sanga tient une pique et une lanterne.

MNESTER.

Marche devant, Sanga, c’est là ton rôle.

Courage ! n’es-tu pas armé ? courage, drôle !

Sanga en se retournant effleure le visage de Mnester avec la pique.

Tu me crèves les yeux. – J’approche cette fois :

C’est le pont Janicule enfin que j’aperçois.

La maison que je cherche est tout près. Je frissonne...

D’amour ! –

À Sanga.

Hein ? – Tu parlais ?...

Il cherche autour de lui.

C’est donc quelqu’un ? Personne !

Lève un peu ta lanterne, –– encor, – de ce côté :

Que j’explore avez soin chaque localité. –

Ah ! des arbres, – un banc, – une maison ! – une autre ?

Tiens ! deux maisons ! C’est trop d’une ; quelle est la nôtre ?

Par Bacchus, on a beau se voir jeune et fringant,

Lorsqu’on est trop aimé, comme c’est fatigant !

Relisons le billet. Eclaire-moi donc, rustre !

Il lit.

« Mon nom est Lycisca ; pour te voir, homme illustre,

« Je viens de faire neuf cent milles. Fais cent pas

« Pour me remercier, tu ne les perdras pas. »

Hum ! « J’ai fait acheter près du pont Janicule

« Une maison, à gauche, au carrefour d’Hercule.

« Je débarque à l’instant. J’arrive de Milet.

« Mnester, si tu me crois sotte, lis ce billet ;

« Pauvre, vois ce rubis, c’est ma boucle d’oreille ;

« Laide, prends cette clef ; je garde la pareille. »

Clef d’or, rubis de Tyr, billet galant !... Pas mal !

Lisant.  

« À la seconde veille... »

À Sanga.

Il dort, cet animal !

Lisant.

« Regarde, tu verras s’éclairer ma fenêtre. »

Cela me servira du moins à reconnaître

La maison. – Tout est noir. – Observons maintenant.

Est-ce à gauche en allant ? est-ce a gauche en venant ?

On me fait presque attendre. Eh mais ! notre Aspasie

À des façons de reine... Une reine d’Asie ?

Pourquoi pas ? ou d’Afrique ? ou bien, quand ce serait

Boadice, arrivant de Bretagne en secret ?...

Eh ! eh ! –Sanga ! j’entends marcher ! Sanga, demeure ;

La nuit, les bords de l’eau sont malsains... Que je meure

La fenêtre s’éclaire. Lycisca s’y montre une lampe à la main.

Si l’on ne marche pas !... Ah ! le signal ! C’est vous,

Lycisca ?

LYCISCA, à la fenêtre.

Vous, Mnester ?

Elle disparaît.

MNESTER.

Sanga, viens ! cachons-nous !

C’est la ronde de nuit. Par Junon souveraine,

Silence ! N’allons pas compromettre une reine.

Une ronde de nuit débouche à l’angle de la rue. Mnester se cache derrière les arbres.

 

 

Scène VI

 

CHRYSON, MNESTER, SANGA, LYCISCA, LA RONDE DE NUIT, dans la rue, SILIUS, CHRYSON, dans le pavillon

 

SILIUS, à l’esclave.

Porte notre bagage à l’endroit que tu sais.

Chryson sort.

Que ne puis-je, en fuyant, fuir mes lâches pensers !

CHRYSON, rentrant.

Une personne attend au jardin.

SILIUS.

Qui l’envoie ?

CHRYSON.

Cécina.

SILIUS.

Vite ! vite ! il faut que je la voie !

MNESTER, dans la rue, à Lycisca, quand la ronde est passé.

Qu’est-il donc arrivé ?

Chryson sort.

Ma reine, me voici ! –

Bonne garde, Sanga !

Il entre chez Lycisca.

CHRYSON, à une femme voilée qu’il introduit dans le pavillon.

Madame, entrez ici.

 

 

Scène VII

 

SILIUS, VALÉRIA

 

SILIUS.

Une femme !... Oh ! parlez !... Pourquoi ?...

Valéria laisse tomber son manteau noir.

L’impératrice !

VALÉRIA.

Je l’ai revu ! Merci, Junon libératrice !

SILIUS.

Quoi ! vous ne craignez point ?...

VALÉRIA.

Silius, mon effroi,

C’était de vous trouver mort à cause de moi,

Et de ne pouvoir dire à la bouche fermée,

Livide : Qu’ai-je fait ? On m’a bien diffamée,

La haine a distillé sur moi bien des poisons !

Mes ennemis... Qu’importe ! ils avaient leurs raisons !...

Mais vous ! vous !... Me voici ! Jetez-moi donc en face,

Si je l’ai mérité, ces mots que rien n’efface !

Dites, pourquoi m’avoir outragée à ce point ?

Dites, que savez-vous de moi : N’hésitez point !

Dites... Je ne suis pas ici l’impératrice,

Mais une femme !... Ici je demande justice !

SILIUS.

Je demeure confus.

VALÉRIA.

« Valéria, je la hais !

« Si tu la connaissais comme je la connais ! »

Vous l’avez dit ! – Eh bien ! Valéria, cette femme

Que vous haïssez tant, – qu’est-ce donc ?

SILIUS.

C’est, madame,

L’héritière d’un nom qui ne s’éteindra pas ;

C’est l’heureuse, l’auguste impératrice.

VALÉRIA.

Hélas !

Hélas ! heureuse ! auguste !... Oui. – J’avais une mère,

Les calomniateurs ont fait sa vie amère ;

Ils ont pris dans ses bras un enfant nouveau-né,

Sur le pavé de Reine ils l’ont abandonné :

C’est ma honte ! Je suis fille de cette femme ;

Sœur d’un enfant perdu dans le Vélabre infâme. –

Je grandis, le cœur plein de rêves éclatants,

Plein d’espérances, fleurs des âmes de vingt ans...

Laissez-moi dire... Au fond du Palatin, dans l’ombre,

Végétait lourdement un fou grotesque et sombre,

Élève d’un cocher... la fable, le plastron

De la cour, – imbécile, irascible et poltron.

Eh bien ! cet idiot, moi, presque enfant, Tibère

Me le fit épouser... la fille de ma mère !

C’était là trop d’honneur !... un nom comme le mien !

Heureuse ! auguste ! Oh ! oui, vous méconnaissez bien !

SILIUS.

Madame...

VALÉRIA.

Un soir... voyez le bonheur me poursuivre !

On venait d’égorger Caïus... Un soldat ivre,

Qui, chargé de butin, pliait sous le fardeau,

Vit un homme tremblant, caché sous un rideau.

Cet homme criait grâce et pleurait... c’était Claude,

Mon époux !... Le soldat, gêné dans sa maraude,

Voulait tuer d’abord ce fou plein de terreur ;

Mais il trouva plaisant d’en faire un empereur.

À moi, cent millions d’hommes que mon caprice

Enchaîne, prosternés devant l’impératrice !

À moi, les cris d’amour, les splendeurs ; – mais, rampants,

Ces hommes tout-à-coup se relèvent serpents !

Ces acclamations deviennent des huées ;

Ces splendeurs, c’est l’éclair déchirant les nuées !

Et moi, triste, en mes cieux rayonnants et déserts,

J’habite seule, en proie aux tempêtes des airs.

Serrant sur ma poitrine un pauvre enfant qui tremble,

Que toutes les fureurs-enveloppent ensemble,

Reptiles, ouragans, tonnerres embrasés, –

Mon fils, qu’avec effroi j’endors sous mes baisers,

Pour l’empêcher d’entendre, en son calme éphémère,

Les voix qui l’instruiraient à mépriser sa mère...

Auguste ! heureuse ! heureuse ! Oui, ce titre est le mien.

N’est-ce pas, Silius ? vous me connaissez bien !

SILIUS.

Mes regrets sont profonds... ma honte les exprime :

J’eus tort : j’ai répété ce qu’on dit – c’est un crime !

VALÉRIA.

Ce qu’on dit ? ce que dit Agrippine et Pallas,

Et ce peuple hargneux qui mord ! Ne faut-il pas

Qu’Agrippine, usurpant l’empire sa chimère,

Pour ruiner le fils déshonore la mère ?

Sa haine, pas à pas, dans l’ombre me poursuit :

C’est l’hyène escortant le voyageur la nuit ;

Fatigué, mais debout, elle le craint encore ;

Qu’il tombe, elle s’élance ardente et le dévore !

Ce qu’on dit ? Justes dieux ! En quel temps vivons-nous ?

Cet homme, que j’ai vu noble et brave entre tous,

Ramasse dans la boue et dans l’ignominie

Ce caillou populaire usé, la calomnie ;

Et, sans nulle pitié, brutalement vainqueur,

Frappe l’impératrice au front, la femme au cœur !

SILIUS.

Oh ! ne m’accablez pas !

VALÉRIA.

Moi, dont l’âme profonde

S’épanouit au jour, grande comme le monde ;

Qui, pour un fils, trésor que du ciel on reçoit,

Et qui nous fait aimer le père quel qu’il soit, –

Moi, qui, pleine d’amour, eusse aimé Claude même,

Moi, qui ne hais personne et que personne n’aime !

Si, lasse de trouver la fourbe en mon chemin,

J’ai désiré l’appui d’une virile main ;

Si, voyant ma jeunesse aride qui se brise,

J’ai rêvé le soleil et l’amour et la brise, –

Fussé-je devenue à mon tour ce qu’on dit :

Parjure à mes sermons, épouse qu’on maudit...

Dieux immortels ! ô vous qui sondez la blessure

De mon cœur ulcéré, dieux éléments ! j’en suis sûre,

Vous seriez moins cruels que lui ; vous vous diriez :

Elle est trop malheureuse ! et vous pardonneriez.

SILIUS.

Le reste de mon sang, demandez-le, madame !

VALÉRIA.

Qui donc aimer ! où donc est la sœur de mon âme ?

L’amour dans le mépris, en aurais-je voulu ?

Des hommes, vous dit-on, m’ont aimée et m’ont plu :

Ils sont morts ! – Dites-lui, pauvres ombres funèbres,

Si je vous reconnais, lorsque dans les ténèbres

Sous les plis du linceul j’entends glisser vos pas ?

Oh ! si j’aimais quelqu’un, on ne le tuerait pas !

Bruit à la porte du fond. Chryson soulève la tapisserie.

Qu’est-ce donc ?

SILIUS.

Cécina, me croyant tout à l’heure

En danger, m’entraînait à quitter ma demeure.

VALÉRIA.

Vous partiez ?

SILIUS, à Chryson.

Bien, Chryson, je ne pars pas, merci !

Chryson sort.

Madame, écoutez-moi, pour me connaître aussi.

Quand vous me racontiez, en paroles de flamme,

Vos tortures, – tout bas je disais : Cette femme,

Le soleil n’a rien vu de si parfait encor :

Noble statue, au front ceint de perles et d’or,

Elle va s’engloutir dans la fange, qui monte

Sans cesse autour du trône impérial !... Ô honte !

Souveraine du monde, elle est esclave, hélas !

Narcisse, – un affranchi, la rassure. – Pallas

L’épouvante. – Mnester la distrait. – Quoi ! si belle,

N’avoir rien qui soit pur, honorable autour d’elle !

Flétrie au noir contact de ces cœurs venimeux,

La vertu deviendrait venimeuse comme eux.

Qui sait pourquoi, le soir, l’impératrice est sombre ?

Pourquoi l’impératrice est pâle quand fuit l’ombre ?

À qui dit-elle enfin, dans ses mornes ennuis,

Le secret de ses jours... le secret de ses nuit ?

VALÉRIA.

À qui dit-on : Je souffre ! à qui dit-on : Je pleure ?

À l’ami. Nuit et jour, au seuil de ma demeure,

Mille prétoriens debout, l’épée au poing,

Veillent, et nuit et jour l’hôte qu’on ne voit point,

Se glissant à travers leurs cohortes trempées,

Le désespoir, vers moi, passe entre leurs épées !

Me confier à qui ? J’ai quitté mon palais ;

J’ai tout bravé, la honte et la mort !...Voyez-les,

Agrippine et Pallas... Ils me suivent peut-être.

Moi femme, suppliante, ainsi qu’aux pieds d’un maître,

Je viens chez Silius, noble entre les Romains ;

J’ai, comme un livre ouvert, mis ce cœur dans ses mains ;

Et Silius, au lieu de consoler la femme

Qui tremble, qui gémit et pleure, et qu’on diffame ;

Silius se détourne, et, couronnant l’affront,

Me demande pourquoi la pâleur de mon front !

SILIUS.

Eh bien ! je parlerai !... Vous allez me comprendre.

L’an dernier, j’arrivais de la Gaule, pour rendre

Mes comptes à César. Je vis au Palatin,

Sous les ombrages verts, dans l’azur du matin,

Une femme, suivant des yeux, tendre et jalouse,

Son fils qui ramassait des fleurs dans la pelouse.

Elle ne marchait pas : elle effleurait le sol ;

Elle était le parfum des cieux, – l’âme en son vol !

Sur les gazons d’argent Phœbé glisse moins blanche !

Cette femme, au front pur et suave qui penche,

Ivre et fou pour l’avoir regardée un moment,

Je m’enfuis !... Je l’aimais ! je l’aime éperdument !

Le lendemain, je cours au palais ; en litière

Une femme sortait, riche, parée, altière.

Cette femme, au regard fourbe, au geste hardi,

Sur l’épaule de Claude, immobile, engourdi,

Appuyait une main, et, pleine d’artifice,

Livrant l’autre au baiser de l’affranchi Narcisse.

Mensonge ! hypocrisie ! ‘orgueil ! – J’eus un accès

De fureur !... Je sentis que je la haïssais !

Depuis ce temps, brûlé de sacrilèges flammes,

J’ai foi pour ne jamais rencontrer ces deux femmes.

J’outrageais l’une afin d’oublier l’autre !... Non !

L’outrage a, dans mon cœur, mieux imprimé ce nom.

En moi je porte un crime impardonnable, immense,

Qui, seul, épuiserait toute votre clémence ;

Un crime dont souvent mon âme s’effraya :

Je hais l’impératrice, et j’aime Valéria !

VALÉRIA.

Toujours l’impératrice emmène son cortège

D’esclaves, de licteurs armés, – qui la protège.

Sans gardes, sans licteurs, j’arrive seule ici ;

Voyez, c’est Valéria !

SILIUS.

Valéria ! vous ! – Ainsi,

Lorsque vous avez pris ce matin ma défense !...

VALÉRIA.

Moi, je vous admirais.

SILIUS.

Quand, malgré mon offense,

Vous avez refusé d’aller me voir mourir ?...

VALÉRIA.

Je vous plaignais.

SILIUS.

Et quand, prompte à me secourir,

En étendant la main, vous avez crié : Grâce !...

VALÉRIA.

Je vous... Non !... entre nous trop de honte s’amasse...

Vous m’avez fait rougir. Je n’oserai jamais !

SILIUS.

Achevez ! achevez !

VALÉRIA.

Eh bien !... je vous aimais !

SILIUS, tombant à genoux.

Dieux !... Je meurs à vos pieds Je me repens, madame.

Pardon ! pardon ! pardon ! – Vous êtes, noble femme,

Ce que j’aime à la fois et respecte le plus

En ce monde !...

VALÉRIA, le relevant.

En ce monde à sauver, Silius ;

Car tout penche et s’écroule, – étayons l’édifice.

Tu connais Valéria, connais l’impératrice.

Ami, depuis deux ans, je cherche sans repos,

Sur les bancs du sénat comme sous les drapeaux,

Dans le peuple, – celui dont le bras peut suffire

À porter avec moi le fardeau de l’empire ;

Depuis deux ans, j’essaie en vain de balayer

Et l’esclave et le traître assis à mon foyer :

Narcisse avec Pallas, l’intrigue et la rapine.

Or, il faut protéger mon fils contre Agrippine,

Au besoin contre Claude ; il faut tout hasarder

Pour mon fils, tout pour moi, – sans me rien demander ;

Car moi je ne suis pas libre, et, comme je t’aime,

Je tiens à ton respect, au respect de moi-même. –

Ai-je trouvé l’ami, le conseil, le soutien ?

Ce bras ferme, ce cœur solide, est-ce le tien ?

SILIUS.

Faites-en donc l’épreuve !...Un mot de vous, madame,

Un désir, c’est mon souffle et ma vie et mon âme !

VALÉRIA.

Votre main !

Silius s’incline sur la main de Valéria.

 

 

Scène VIII

 

SILIUS, VALÉRIA, à droite dans le pavillon

 

À gauche, depuis quelques moments, des hommes armés sont entrés dans la rue, examinant les maisons. Ils aperçoivent Sanga endormi, fondent sur lui et l’emportent. Sanga pousse un cri.

VALÉRIA.

Avez-vous entendu ?

SILIUS.

Oui, là-bas...

Un cri sourd.

VALÉRIA.

Voyez donc !... Mais ne vous montrez pas.

SILIUS, regardant par la fenêtre.

Non ! rien... le bruit plaintif du vent sur la rivière.

VALÉRIA.

L’heure a marché. Je rentre au Palatin, bien fière,

L’âme calme et sereine et le front radieux.

Pourtant de la prudence. Il vaut peut-être mieux

Que je ne sorte point par où je suis venue...

Est-il une sortie ailleurs, et moins connue ?

SILIUS.

Si j’eusse pu prévoir...

VALÉRIA.

Eh bien ?

SILIUS.

Je connais seul

Un passage, qu’au temps d’Octave, mon aïeul

Fit creuser pour avoir un chemin toujours libre

Sous terre, aboutissant à l’autre bord du Tibre.

La porte se trouvait derrière ce tableau ;

Depuis on a muré l’issue au bord de l’eau.

VALÉRIA.

Un bateau m’a conduite, et je vais le reprendre.

SILIUS.

Je vous suis.

VALÉRIA.

Malheureux !... pour vous faire surprendre,

Si l’on me guette ! Non, vous seriez perdu !

SILIUS.

Quoi !

Toute seule ?

VALÉRIA.

Je suis l’impératrice, moi !

J’ai l’anneau de César à mon doigt, – je suis forte.

SILIUS.

Je vous escorterai du moins jusqu’à la porte.

VALÉRIA.

Venez !

Ils sortent.

 

 

Scène IX

 

PALLAS, UN ESPION, puis MNESTER dans la rue

 

PALLAS.

Est-il passé quelqu’un de ce côté ?

L’ESPION.

Un esclave attendait ; nous l’avons garrotté.

PALLAS.

Avez-vous bien suivi cette femme ?

L’ESPION.

Oui, sans doute.

Elle a passé le Tibre en bateau, pris la route

Qui monte, et pénétré dans cette maison-là.

Il indique le pavillon.

PALLAS.

Et point sortie ?

L’ESPION.

Oh ! tout est gardé ; nous voilà !

PALLAS.

On a fait éloigner tous les bateaux ? on veille

Au pied des murs, j’espère ?

L’ESPION.

Oui, seigneur.

PALLAS.

À merveille. –

Quelqu’un, silence !

Ils se cachent.

 

 

Scène X

 

PALLAS, L’ESPION, cachés, MNESTER, sortant de chez Lycisca

 

L’ESPION, bas à Pallas.

Un homme !

MNESTER.

Adieu, ma belle, adieu,

Ma noble Lycisca ! – Désormais je suis Dieu !

PALLAS, à lui-même.

Quelque fou ! Je connais cette voix, ce me semble ?

L’ESPION, bas à Pallas.

Mnester !

MNESTER.

Quelle aventure et quel honneur !... Je tremble !

Comme je serais fier si j’étais loin d’ici ! –

Sanga ! – Veux-tu venir, coquin !

Il s’approche de l’Espion qu’il prend pour Sanga.

Ah ! te voici !

L’Espion le saisit à la gorge.

MNESTER, effrayé.

Eh bien !...

L’ESPION.

Silence !

MNESTER.

Aïe ! aïe !

L’ESPION.

Un seul cri, je t’assomme !

MNESTER.

Je me tais !

PALLAS.

N’arrêtez que les femmes !... Point d’homme.

L’ESPION.

Pars !

MNESTER, se sauvant.

Ouf !

 

 

Scène XI

 

LES MÊMES, dans la rue, VALÉRIA, SILIUS, rentrant dans le pavillon

 

VALÉRIA.

Les environs partout sont occupés !

SILIUS.

Les câbles des bateaux viennent d’être coupés !

VALÉRIA.

Je suis perdue !

SILIUS.

Il est une ressource encore :

Par ce long souterrain, que tout le monde ignore,

Vous pouvez sans péril quitter cette maison ;

Moi, je vais avertir et Philarque et Chryson ;

Nous ferons une brèche au mur...

Tout à coup la porte secrète s’ouvre devant eux. Narcisse paraît, suivi d’hommes armés.

 

 

Scène XII

 

LES MÊMES, dans la rue, NARCISSE, VALÉRIA, SILIUS, dans le pavillon

 

NARCISSE.

Qu’on n’avertisse

Personne ici ! La brèche est faite.

VALÉRIA.

Lui !... Narcisse !

SILIUS, tirant son épée.

Misérable !

NARCISSE.

L’épée au fourreau, Silius !

C’est fort heureux que j’aie habité sous Caïus

À Valéria.

Votre maison. J’arrive à temps et vous délivre.

Silius vous donnait un conseil qu’il faut suivre.

Venez !

SILIUS, à Narcisse.

Il faut mourir... tu sais notre secret !

NARCISSE.

Mes esclaves sont là... Prenez garde !... on viendrait.

VALÉRIA.

Narcisse !

NARCISSE, à Valéria.

Vous savez qu’on vous guette à la porte...

Agrippine et Pallas... Déshonorée et morte

Dans une heure !

SILIUS.

Dieux bons !

NARCISSE, à Valéria.

Partez sans nul effroi :

Je vous ferai conduire en lieu sûr.

VALÉRIA.

Et vous ?

NARCISSE.

Moi ?...

Je reste... Il ne faut pas que l’on nous voie ensemble.

SILIUS, à Valéria.

Partez !

VALÉRIA, à Narcisse.

Et Silius ?

NARCISSE.

Mais il est, ce me semble,

Chez lui...

VALÉRIA.

Je vous connais, Narcisse !... il est certain

Que vous avez voulu le tuer ce matin :

Je ne partirai pas.

NARCISSE.

Vous laissez passer l’heure ?

VALÉRIA.

Je ne partirai pas !...

NARCISSE.

Eh bien ! alors, – qu’il meure ! –

À moi tous !

Les esclaves font un mouvement.

SILIUS, se préparant à la défense.

Oh !...

VALÉRIA, s’élançant à la fenêtre.

Narcisse !... un pas de plus, un pas,

Et j’appelle moi-même Agrippine et Pallas ! –

Ah ! vous réfléchissez !... Sa vie, ou je me livre.

NARCISSE.

Puisque vous le voulez, on le laissera vivre.

VALÉRIA.

Et c’est prudent à vous.

NARCISSE.

Madame, sans délais,

Partez donc avec moi, retournons au palais.

VALÉRIA, lui offrant une plume qu’elle a prise sur la table de Silius.

Prenez !

NARCISSE.

Mais...

VALÉRIA.

Vous perdez du temps.

NARCISSE, s’asseyant avec impatience.

Que dois-je écrire ?

VALÉRIA, dictant.

« Laissez passer dans Rome et partout dans l’empire... »

À Narcisse. Bas à Silius.

Écrivez-vous ?... Gagnez la mer... pas de lenteur !

Dictant.

« Silius, chevalier romain et sénateur.

« Ainsi l’a commandé l’auguste impératrice. »

À Narcisse.

Bon !...

Bas à Silius.

Je vous écrirai demain...

Dictant.

« Signé, NARCISSE. »

NARCISSE.

Madame, un sauf-conduit pareil ne sert à rien :

Il n’a pas le cachet de César.

VALÉRIA.

Donnez...

Elle lit.

Bien.

Elle applique sur le sauf-conduit le sceau de l’empereur.

NARCISSE, à part.

Elle avait pris l’anneau de Claude... Ah ! cette femme !

VALÉRIA.

Maintenant, Silius, partez, partez !

SILIUS.

Madame...

VALÉRIA.

Souvenez-vous !

SILIUS.

Adieu !

Il sort par les jardins.

NARCISSE, à part.

Tu sauras qui je suis.

Adieu !

VALÉRIA.

Passez devant, Narcisse, je vous suis.

Elle sort après Narcisse par la porte secrète, qui se referme.

 

 

Scène XIII

 

LES MÊMES, dans la rue, AGRIPPINE

 

PALLAS.

Venez, nous la tenons, madame !

AGRIPPINE.

On nous assure

Qu’elle est chez Silius.

PALLAS, montrant le pavillon.

Oui, là, je vous le jure !

AGRIPPINE.

Elle ne sort pas !...

PALLAS.

Non !... c’est étrange !...

AGRIPPINE.

Pallas,

Pourvu que ces maisons ne communiquent pas !

PALLAS.

Au fait !

AGRIPPINE.

Brisons la porte.

PALLAS.

Y pensez-vous, madame !

Chez un patricien !

AGRIPPINE.

Quelle faiblesse d’âme !

Lui permettre de fuir lorsqu’elle est en prison ?

PALLAS.

Entrons chez Silius, soit ; mais par la maison

Du comédien Mnester...

AGRIPPINE.

Ah ! Pallas se ravise.

PALLAS, montrant l’arcade.

Les deux jardins, cet arc de pierre les divise.

Que plusieurs de nos gens escaladent le mur, –

Ou le gardent, peut-être est-ce encore plus sûr.

Une attaque, la nuit, chez Silius, c’est grave :

Tandis que ce n’est rien chez Mnester, un esclave !

Tous les jours des voleurs forcent une maison.

AGRIPPINE.

Vite, à l’œuvre !

Pallas donne des ordres. On brise la porte de Lycisca.

 

 

Scène XIV

 

LES MÊMES, LYCISCA sur le seuil de sa maison

 

LYCISCA.

Eh bien ! qu’est-ce ?

AGRIPPINE.

Elle, ah !

PALLAS, à Agrippine.

J’avais raison !

LYCISCA.

Êtes-vous des voleurs ? Tans pis, c’est vous qu’on vole.

Lycisca n’a sur elle, amis, pas une obole.

AGRIPPINE.

Lycisca ?... Ce n’est pas sa voix !

LYCISCA.

Répondrez-vous ?

PALLAS, à Lycisca.

Allons, madame, allons, plus de feinte avec nous ;

Vous êtes chez Mnester.

LYCISCA.

Pardon ! chez moi, mon brave.

La maison m’appartient du grenier à la cave ;

Je l’ai fait acheter hier. J’ai le contrat.

PALLAS.

Ainsi, vous avouez...

LYCISCA.

Voleur ou magistrat,

Qu’êtes-vous ? – je m’y perds !

PALLAS.

Quels détours inutiles !

Avouez donc ?...

LYCISCA.

J’avoue. – Oui, j’ai fait neuf cents milles

Pour voir le grand Mnester, et je n’en rougis pas !

À Agrippine.

Ma belle dame, vous qui vous cachez là-bas,

Est-ce que par hasard, dites, je vous l’enlève ?

Ma foi tant pis, chacun pour soi, c’était mon rêve !

AGRIPPINE, s’élançant.

Valéria ! Valéria ! me reconnais-tu ?

LYCISCA, tranquillement.

Non.

PALLAS.

Ce n’est pas elle !

AGRIPPINE.

Dieux !

LYCISCA.

Je n’ai pas d’autre nom

Que Lycisca. – Faut-il que j’appelle main-forte ?

Vous qui brisez si bien, raccommodez ma porte.

 

 

Scène XV

 

LES MÊMES, L’ESPION, rentrant

 

L’ESPION, à Pallas.

Celle que nous cherchons, la femme au manteau noir,

Est de l’autre côté du Tibre.

AGRIPPINE.

Oh !

PALLAS.

Plus d’espoir !

AGRIPPINE, lui montrant Lycisca, qui rentre chez elle.

Au contraire, Pallas ! Voyez la ressemblance...

Pour nous, c’est Valéria !

PALLAS.

Bien, je comprends !...

AGRIPPINE.

Silence !

Aux Espions.

Enlevez cette femme !...

Les Espions se précipitent dans la maison de Lycisca.

LYCISCA, du fond de sa maison.

À l’aide !

AGRIPPINE.

Et portez-la,

Voilée, en ma maison du quartier de Sylla...

 

 

ACTE III

 

Un portique chez Valéria, au Palatin. Au premier plan, portes à droite et à gauche. Au troisième plan, à gauche, entrée de la galerie. À droite, entrée des appartements de Valéria. Deux grands candélabres de bronze, aux branches desquels pendant des chaînettes d’argent. Larges vases étrusques remplis de fleurs. Au fond, terrasse soutenue par des colonnes auxquelles s’enroulent des pampres rougis et des raisins mûrs. Vestes horizons de la campagne de Rome. Ciel d’automne, nuages lourds.

 

 

Scène première

 

PALLAS, VITELLIUS, DÉMOCLÈS, HUISSIER DU PALAIS, UN ESCLAVE DE VALÉRIA

 

PALLAS, mystérieusement à Démoclès.

Ainsi Valéria part, Démoclès ?

DÉMOCLÈS.

Oui, ce soir.

PALLAS.

Narcisse est-il venu ?

DÉMOCLÈS.

Deux fois, mais sans la voir ;

Je le crois inquiet.

PALLAS, à part.

Il faut, malgré Narcisse,

Qu’elle parte ! Il le faut, pour que tout réussisse !

À Démoclès, qui se retire..

Fort bien !

À un esclave de Valéria.

Vous préviendrez l’auguste Valéria

Que je voulais, avant son départ pour Baïa,

Ici, me présentant le premier à sa porte,

Savoir comment sou fils Britannicus se porte.

VITELLIUS, cadrant.

Moi de même.

L’esclave s’incline et sort. À Pallas.

Salut, seigneur. En vérité,

Ce cher enfant malade ?

PALLAS.

Il est d’une santé

Frêle ; – il aura pris froid le soir sous les ombrages.

VITELLIUS.

Depuis qu’il a mangé quelques figues sauvages

Avec Domitius, son aimable cousin,

On dit qu’il est souffrant... C’est un fruit si malsain !

PALLAS, sèchement.

Je n’ai pas ouï dire un mot de cette histoire.

VITELLIUS.

Pardon, seigneur ! on dit tant de choses ; – que croire ?

Ne dit-on pas aussi les Bretons révoltés,

César prêt à partir, afin qu’ils soient domptés ?

Ne dit-on pas très haut, et ce bruit est le pire,

Qu’aujourd’hui c’est Mnester qui gouverne l’empire ?

PALLAS.

On le dit... Tiens... Où donc ?

VITELLIUS.

Partout, seigneur, depuis

Huit jours.

PALLAS.

Et vous croyez cela ? moi, je ne puis.

VITELLIUS.

Certain garde de nuit vous contera la scène...

Il paraît que c’était quelque chose d’obscène.

PALLAS.

Vraiment ?

VITELLIUS.

Et ce Mnester ici vient en plein jour !

Sa litière est en bas, dans la première cour.

Le voilà maintenant d’une insolence...

PALLAS.

Extrême !

Le temps de son exile expire aujourd’hui même.

VITELLIUS.

Ô siècle ! ô mœurs ! un vil histrion !

PALLAS.

Dénigrez ;

Mais tout bas... le voici qui monte les degrés.

Ne vous permettez pas le moindre badinage ;

Entre nous, c’est dans Rome un puissant personnage.

VITELLIUS.

Oh ! je n’ai pas le droit de nuire à mes enfants ;

Je me tais !

PALLAS.

Bon !

 

 

Scène II

 

LES MÊMES, MNESTER, assailli par des solliciteurs

 

MNESTER.

Seigneurs, vous êtes étouffants !

Et si vous m’étouffez dans cette galerie,

Puis-je vous protéger comme chacun m’en prie ?

À l’un d’eux.

Votre gouvernement ? C’est fait ! lâchez mon bras. –

À un autre.

Trois mille drachmes ? Soit ! ‘ne me déchirez pas

À deux autres.

Ma robe ! – À vous le droit de cité, fils des Gaules ?

Bien ! Ne vous pendez pas, tous deux, à mes épaules. –

Au reste.

Laissez donc mon genou ! – Par Hercule Sauveur,

J’ai mes douze travaux ! C’est rude, la faveur !

Redoublement d’importunités.

Ça ! le premier de vous qui met sur moi sa griffe,

Je le fais exiler ! – je l’envoie à Sériphe !

On s’écarte.

Ah ! je respire !... En vain je cache mon bonheur,

Cette meute le flaire !

VITELLIUS, s’approchant.

Enfin, c’est vous, seigneur !

MNESTER.

C’est moi !

VITELLIUS.

Notre allégresse en nos yeux doit se lire.

MNESTER.

Encore un ! Quel amour !... Ma foi, c’est du délire !

VITELLIUS.

Seigneur, j’ai quatre enfants... demandez à Pallas !

Près de l’impératrice, oh ! ne m’oubliez pas !

MNESTER.

Bien ! bien !

PALLAS.

Seigneur Mnester, que je vous félicite !

MNESTER, à part.

Pallas ! même Pallas ! Pallas me sollicite !

Haut.

Seigneur ?...

PALLAS.

Protégez-nous dans votre haut emploi :

Vous n’avez jamais eu d’ami plus chaud que moi.

Pallas sort.

 

 

Scène III

 

MNESTER, seul

 

Qu’on trouve un plus heureux ! Il est encore à naître !

Tous les jours des cadeaux ! musique à ma fenêtre !

Guirlandes à ma porte, avec mille fadeurs !

La province m’envoie un tas d’ambassadeurs !...

Voyons... Je ne suis pas une tête éventée  ;–

Comment peut-on savoir ? – Elle s’en est vantée !...

C’est imprudent !... Je veux tout bas lui dire ici

De ne plus désormais me compromettre ainsi.

Comme elle a dû souffrir ! quelle douleur mortelle !...

Bruit.

Huit grands jours sans me voir ! – Qui vient donc là ? c’est elle ?

Non !... Ah ! Narcisse ! Encore un dos respectueux

Qui va fléchir. Soyons digue et majestueux.

 

 

Scène IV

 

MNESTER, NARCISSE

 

NARCISSE.

Pallas, où donc Pallas !

Voyant Mnester.

Que fait ici ce drôle ?

MNESTER.

À qui parle-t-il ?

NARCISSE.

Sors ! tu n’es pas dans ton rôle !

MNESTER.

Mais, seigneur affranchi...

NARCISSE, marchant sur Mnester.

Mais, seigneur baladin,

Seigneur bouffon, seigneur sauteur, partez soudain !

MNESTER.

L’impératrice m’a fait mander.

NARCISSE.

Je te chasse.

MNESTER.

Mais Valéria...

NARCISSE.

Vois-tu, qu’il le prenne l’audace

De prononcer encor ce nom sacré pour tous, –

Valéria, – je te romps les os !

MNESTER, à part.

Il est jaloux !

NARCISSE.

J’ai tort de menacer. Holà ! cent coups de corde

À ce drôle.

MNESTER.

Il sait tout... Eh ! eh ! miséricorde !

Il s’enfuit, et va heurter Claude qui entre.

 

 

Scène V

 

MNESTER, NARCISSE, CLAUDE, PALLAS

 

CLAUDE.

Qu’est-ce donc ? Quel vacarme !

MNESTER.

À moi, grand Jupiter !

CLAUDE.

C’est toi ? Bonjour ! Pourquoi hurler, maître Mnester ?

NARCISSE.

Nous avons eu certain démêlé.

CLAUDE.

Sur quoi ? dites.

MNESTER, qui veut s’enfuir, trouve Pallas sur le seuil de la galerie.

Quel guêpier !... Peste soit des intrigues maudites !...

NARCISSE.

Cela ne se dit point.

CLAUDE.

C’est donc un enragé ?

Dites toujours, Narcisse. On l’a déjà juge,

On le rejugera ; dites, c’est mon affaire :

On l’avait exilé, mais on pourra mieux faire.

MNESTER, effrayé.

César !... Seigneur Narcisse !...

PALLAS.

Oh ! je vois ce que c’est.

CLAUDE.

Eh bien ?

PALLAS.

Je sais pourquoi Narcisse le tançait.

NARCISSE.

Vraiment ?

PALLAS.

Narcisse aura, je présume, ouï dire

Les beaux déportements de Mnester.

MNESTER, à Claude.

Il veut rire !

PALLAS.

Non.

CLAUDE.

Les déportements ?

PALLAS.

Il paraît que Mnester

S’amuse à courtiser les dames du grand air.

CLAUDE.

Est-ce possible ?...

MNESTER.

Hélas ! Dieux !

PALLAS.

De très grandes dames.

MNESTER.

Je suis mort !

NARCISSE, à part.

Est-ce un piège ?

CLAUDE.

Un histrion... des femmes

Nobles !... Oubliez-vous, misérable danseur,

Que je fais respecter les mœurs ? Je suis censeur.

MNESTER.

Leurs accusations n’ont rien de véridique,

Ô César !

CLAUDE.

Nous avons le fouet pour l’impudique !

MNESTER.

César !

CLAUDE.

Et le barathre, un supplice toscan,

Et la pentésyrinx, ingénieux carcan ;

La question du feu, la roue, ancien supplice,

Qui force le coupable à nommer sa complice.

MNESTER, à genoux, éperdu.

César ! ah ! généreux Pallas, je meurs d’effroi !

Redoutable Narcisse, hélas ! parlez pour moi !

CLAUDE.

Nous avons dans l’histoire antique de Syrie,

Dans les traditions de la vieille Hespérie,

Des supplices fameux à remettre en honneur :

Nous imaginerons, s’il le faut.

MNESTER.

Cher seigneur !...

CLAUDE.

Oui, oui, nous détruirons, – ce devoir est le nôtre, –

Une moitié du monde afin d’épurer l’autre.

Je veux que l’avenir s’écrie en me voyant :

C’est Claude le pudique, et Claude l’effrayant !

MNESTER.

Grâce, seigneur ! Eh quoi ! personne ici qui plaide

Pour un pauvre innocent qu’on tue... À l’aide ! à l’aide !

 

 

Scène VI

 

MNESTER, NARCISSE, CLAUDE, PALLAS, VALÉRIA

 

VALÉRIA.

Vous allez effrayer mon fils ; parlez plus bas !

MNESTER.

Elle ! je suis sauvé !

CLAUDE.

Viens, prends part aux débats,

Chère épouse ! Il s’agit de couper les oreilles

À ce maraud, qui fait des choses sans pareilles.

VALÉRIA.

Maraud ou non, lui seul distrait mon pauvre enfant ;

Et comme je l’emmène à Baïa, je défend

Ses oreilles... J’y tiens beaucoup, je vous assure ;

Il ne danserait plus, sans oreille, en mesure.

Va, Mnester, ne crains rien...

MNESTER.

Merci ! –

Bas à Valéria.

Sans me vanter,

Les plus cruels tourments n’ont pu m’épouvanter.

Moderne Mutins, que mon bras se consume,

Je ne trahirai point Lycisca !

Il sort.

VALÉRIA.

Je présume

Qu’il est fou ?

CLAUDE.

C’est l’effroi que j’inspire. – À propos,

Comment va ce cher fils ?

VALÉRIA.

Mieux... il a du repos ;

Mais qu’il est pâle encor ! Un espoir me console...

Mon enfant va renaître aux brises de Pouzzole.

PALLAS, à part.

Nous y voici.

NARCISSE, à Valéria.

Comment ! vous partez ?

VALÉRIA.

Pour Baïa.

PALLAS.

Unir du golfe de Naples est si pur !

CLAUDE.

Valéria

Fait bien.

NARCISSE.

Assurément ; mais quelle solitude

Pour le divin César, et quelle inquiétude !

CLAUDE.

Au fait, je reste seul, – je vais être inquiet.

NARCISSE.

Auguste, quand Livie autrefois l’en priait,

La conduisait lui-même à Baïa.

VALÉRIA.

Que veut dire ?...

PALLAS.

Auguste, bien ; mais Claude est l’âme de l’empire !

CLAUDE.

Il est vrai que sans moi rien ne marche ici-bas.

PALLAS, à Narcisse.

N’est-ce point votre avis ?

NARCISSE.

Je ne conteste pas.

CLAUDE, à Pallas.

Bien parlé ! Le conseil me frappe, – je demeure.

VALÉRIA.

Et moi, je veux partir dès la quatrième heure,

Pour laisser à César toute sa liberté

De travail.

CLAUDE.

Encor mieux !

NARCISSE, bas à Valéria.

Madame, est-ce arrêté ?

VALÉRIA.

Pallas, ordonner tout pour mon départ.

PALLAS.

J’y vole.

Il sort.

NARCISSE, à part, regardant Pallas s’éloigner.

Tu triomphes ! Attends encor, vainqueur frivole !

À Claude.

Des plaintes !... n’est>ce pas votre fils que j’entends ?

VALÉRIA.

Mon fils !

NARCISSE, l’arrêtant.

Madame, il faut que je vous parle.

CLAUDE, à Valéria.

Attends !

Moi, je vais consoler ce pauvre enfant qui pleure.

Il sort.

VALÉRIA.

Que j’en finisse avec cet homme... oui, sur l’heure !

 

 

Scène VII

 

NARCISSE, VALÉRIA

 

NARCISSE.

Je vous retiens ! pardon, madame. En vérité,

Mon but, c’est votre honneur, votre prospérité.

VALÉRIA.

Oui, Narcisse ; abrégeons.

NARCISSE.

Deux mots ; veuillez m’entendre.

Ce voyage, madame, avant de l’entreprendre,

Avez-vous réfléchi ?

VALÉRIA.

Longtemps.

NARCISSE.

Fort bien ! Ainsi,

Agrippine et César vont rester seuls ici ?

VALÉRIA.

Qu’importe ?

NARCISSE.

Vous savez le bruit qu’elle autorise :

On raconte partout qu’elle vous a surprise

Entrant de nuit, avec un mystère profond,

Toute seule, au logis de Mnester le bouffon !

VALÉRIA.

Mnester et Valéria ! – Se peut-il qu’on assemble

Deux noms plus étonnés de se trouver ensemble ?

NARCISSE.

L’orgueil, beau sentiment, toujours mal conseilla...

Mnester est du voyage ; il vous suit à Baïa.

VALÉRIA.

Quoi ! pour l’impératrice un bouffon vous effrayé ?

Il danse, et divertit mon fils, – et je le paye.

NARCISSE.

Est-ce que ce départ, enfin, ne comble pas

Et les vœux d’Agrippine et les vœux de Pallas ?

VALÉRIA.

Ah ! leurs vœux et les miens s’accordent ? Quel prodige !

C’est la première fois.

NARCISSE.

Ils s’accordent, vous dis-je ;

Et si vos ennemis sont d’accord avec vous,

Je sais pourquoi.

VALÉRIA.

Voyons.

NARCISSE.

Ils savent comme nous

Qu’après avoir quitté Silius, dont la fuite

N’aurait pu fort longtemps éviter ma poursuite,

Vous l’avez fait nommer par César – commandant

De la flotte à Misène. – Or, il est évident

Que pour Britannicus Rome n’est pas moins saine

Que Baïa, – seulement Baïa touche à Misène.

VALÉRIA.

Eh bien ?

NARCISSE.

Eh bien ! madame, ils espèrent tous deux

Que, pour voir Silius, votre amour hasardeux

Leur rendra, cette fois, de quelque autre manière,

Tout ce qu’ils ont perdu la semaine dernière. –

Vous ne répondez pas, madame ?

VALÉRIA.

Je n’ai rien

À répondre. Je vais où je veux.

NARCISSE.

Bien ! très bien !

Ainsi, vous avouez tout haut, sans artifice,

Le dessein de revoir Silius ?

VALÉRIA.

Oui, Narcisse.

NARCISSE.

Et qui sait ?... de chercher un refuge à son bord,

De secouer le joug qui vous pèse, d’abord,

De vous proclamer libre, et d’essayer, peut-être,

Une Rome nouvelle avec un nouveau maître ;

Une guerre civile, enfin !... Car Silius

À pour amis Galba, Corbulon Plautius.

VALÉRIA.

Lorsque j’en serai là, c’est moi que tout regarde.

Vous le saurez alors.

NARCISSE.

Madame ! prenez garde.

VALÉRIA, avec dédain.

Allons ! – J’ai fait nommer Silius commandant

De la flotte rangée aux côtes d’Occident,

Afin qu’il pût tromper la main que je soupçonne

Et n’eût à recevoir les ordres de personne.

Si par crime – si par malheur – si par hasard –

Il venait à mourir, – moi, femme de César,

J’en atteste les dieux punisseurs du parjure :

Vous serez mort une heure après lui ! Je le jure !

Régnez sur l’empereur, soit ; – détruisez Pallas,

J’y consens ! – mes amis, vous n’y toucherez-pas !

NARCISSE.

Eh bien ! vous me charmez avec cette franchise.

Je vous imiterai. – Vous savez où je vise.

Mais si j’ai travaillé pour un tel résultat,

Est-ce que je voudrais que mon œuvre avortât ?

L’autre soir une embûche était pour vous dressée ;

Je vous en fis sortir par miracle. Insensée !

Déjà vous retombez dans un plus mauvais pas.

Cette fois le miracle, ou ne le ferait pas !

Aussi, pour notre bien, j’ai décidé, madame,

Que vous n’aurez jamais d’amant ! – non, sur mon âme !

– Je ne souffrirai point de maître !... Silius

Nous dominerait tous : vous ne le verrez plus.

VALÉRIA.

Vous croyez ?

NARCISSE.

J’en suis sûr. – Plus tard, bientôt, j’espère,

Vous m’en remercierez, le fils comme la mère ;

Je ne vous parle pas de Claude...

VALÉRIA.

Quoi ! vraiment,

Vous n’exigerez pas de ma bouche un serment ?

NARCISSE.

Non, – vous y manqueriez, madame, et cela coûte ;

Cela vous causerait quelques remords, sans doute.

Restez à Rome.

VALÉRIA.

Adieu, Narcisse.

NARCISSE.

Valéria !...

VALÉRIA.

Je serai dans une heure en chemin pour Baïa !

NARCISSE.

C’est votre dernier mot ?

VALÉRIA.

C’est le dernier.

NARCISSE, à part.

Courage !

Partez : vous n’êtes pas au terme du voyage !

 

 

Scène VIII

 

NARCISSE, VALÉRIA, CLAUDE amenant BRITANNICUS

 

CLAUDE.

Viens, enfant ; la voici, ta mère, approche-toi ! –

Valéria, dites-lui de me sourire à moi.

J’aimerais tant le voir, en ses mouvements brusques,

Briser tout dans ma chambre, excepté mes étrusques,

Trépigner de colère, enfin, c’est mon bonheur, –

Comme fait son cousin Domitius.

VALÉRIA.

Seigneur,

Il souffre encor. Voyez ! en place d’un sourire,

Vous arrachez des pleurs à ses yeux.

CLAUDE.

Qu’est-ce à dire ?

Pleurer ! – Mais les enfants pleuraient bien moins jadis.

J’ai du malheur... Toujours faire pleurer mon fils !

J’ai beau le caresser, – toujours !... Pourtant j’espère

Que j’ai l’âme sensible et que je suis bon père ! –

Narcisse, je te vais dicter. Viens, apprêtons

Une harangue fière aux féroces Bretons. –

Valéria, quand j’aurai fini, j’accours te dire

Adieu. – Ma tête bout ! – Narcisse, viens écrire.

VALÉRIA, à Claude.

Pressez Pallas !

Claude sort.

NARCISSE, bas à Valéria.

D’un mot, vous saurez tout !

VALÉRIA, à Narcisse.

Plus rien.

À une de ses esclaves.

Ma litière ici même avant une heure.

NARCISSE.

Bien !

Il sort.

 

 

Scène IX

 

VALÉRIA, seule avec BRITANNICUS

 

Valéria s’assied près de la terrasse. Elle prend l’enfant sur ses genoux et le caresse du regard.

VALÉRIA.

Doux visage au teint pâle, aux paupières lassées,

Pose ton front qui brûle entre mes mains glacées !

Enfant, – mon seul ami !... tiens, regarde là-bas :

Ces nuages de plomb, comme ils descendent bas !

Quel vent lugubre et lourd gronde aux branches de l’arbre !

Oh ! nous allons partir... Sur le pavé de marbre,

Les cavales au pied sonore et diligent

Font reluire et tinter leurs clochettes d’argent ;

Nous allons, emportés par leur galop rapide,

Trouver pour ta poitrine ardente un air limpide,

Et la molle contrée, indulgente pour nous,

Où tu verras, – ainsi couché sur mes genoux, –

Dans un double océan de lumière profonde,

En haut l’azur du ciel, en bas l’azur de fonde !

Rome, ville de flamme aux sinistres clameurs,

Pauvre lys altéré, te dévore, et tu meurs !...

Avec moi, sur la plage où l’on respire à l’aise,

Tu vas ouïr les flots roulant vers la falaise,

Boire le vent salubre, harmonieux soupir,

Qu’exhale au soir la mer avant de s’assoupir.

Dès l’aube, cher enfant, quand la montagne est rose,

Dans le sable doré qu’on jet d’écume arrose,

Tous deux nous chercherons, comme on cherche des fleurs,

Les coquilles de pourpre aux changeantes couleurs,

Et le nautile, ouvrant sa voile d’un bleu pâle,

Où tremble un arc-en-ciel fait de nacre et d’opale,

Vaisseau fragile, errant comme l’humanité

Sur les flots de la vie et de l’éternité !

Enfant, dans ce beau golfe, où l’onde est sans colères,

Nous irons visiter les puissantes galères,

Ces monstres qui, marchant sur le gouffre marin,

Le foulent en cadence avec leurs pieds d’airain.

Nous verrons, sous les plis de cent voiles hautaines,

Et les soldats vaillants, et les fiers capitaines.

Va, – nos sombres destins seront un jour vaincus :

Nous avons des amis lit-bas, Britannicus !

L’enfant s’est endormi dans les bras de Valéria.

Il dort ! Ô dieux cléments ! de ce qu’il voit en songe,

Réalisez pour moi l’ineffable mensonge ! –

Silius ! Silius ! Tu m’as promis ton bras !...

Je te porte mon fils, et tu le défendras.

 

 

Scène X

 

VALÉRIA, BRITANNICUS, AGRIPPINE, avec son fils DOMITIUS

 

AGRIPPINE, à elle-même.

Elle part. –

Haut.

Permettez encor que je vous nomme

Ma sœur et mon amie !

VALÉRIA.

Elle !

AGRIPPINE.

Vous quittez Rome,

Votre fils bien-aimé souffre ; que je vous plain !

Je sais de quelle angoisse un cœur de mère est plein.

Et vous-même, on dirait qu’on noir chagrin vous mine ?

VALÉRIA.

Vous avez réveillé mon enfant, Agrippine !

AGRIPPINE.

Dorénavant mes pas seront plus circonspects.

Domitius, allez présenter vos respects,

Embrassez, – Valéria daigne vous le permettre, –

Votre auguste cousin qui sera votre maître.

À Valéria.

J’espère qu’en voyant ces jeunes cœurs s’unir,

Vous ne conserverez nul amer souvenir,

Nulle haine. En douter serait vous faire injure...

Moi, je n’ai point de haine au cœur, je vous le jure !

VALÉRIA.

La haine fait bien mal. La haine est un poison !

Embrassez-vous, enfants, Agrippine a raison.

Les enfants se rapprochent et s’embrassent.

Ce baiser de nos fils est charmant et console...

Au souffle des enfants tout nuage s’envole !

AGRIPPINE.

Valéria, votre main !

Valéria lui donne la main ; les enfants se tiennent embrassés.

 

 

Scène XI

 

VALÉRIA, BRITANNICUS, AGRIPPINE, DOMITIUS, CLAUDE, NARCISSE, PALLAS, COURTISANS, PRÉTORIENS, ESCLAVES

 

CLAUDE, du seuil.

Quel tableau ! c’est, ma foi,

Touchant !

PALLAS.

Oui, bien touchant !

CLAUDE.

Pallas, je pleure...

PALLAS.

Et moi !

VALÉRIA.

On me regrette donc ?

AGRIPPINE.

Croyez-le bien, madame !

CLAUDE.

N’es-tu pas adorée ici, ma chère femme ?

Voyant Valéria inquiète.

Hein ?

VALÉRIA.

Je cherche Narcisse.

CLAUDE.

Il était peu dispos :

Il m’a dit qu’il voulait prendre un jour de repos.

VALÉRIA.

Ah !

AGRIPPINE, bas à Pallas.

Quoi donc ?

PALLAS, de même, à Agrippine.

Vous saurez tout plus tard. –

À Valéria.

Votre escorte

Depuis longtemps, madame, est rangée à la porte.

VALÉRIA.

Me voilà prête. Adieu, César.

CLAUDE.

Vous permettrez

Que je vous accompagne au moins jusqu’aux degrés.

À Agrippine.

Viens-tu, ma chère enfant ?

AGRIPPINE.

Oh ! je vous le demande,

César !

À Pallas bas.

Attendez-moi, Pallas !

VALÉRIA, à Pallas.

Je recommande

À vos soins complaisants, trésorier du palais,

Mes oiseaux et mes fleurs ; ainsi protégez-les !

PALLAS.

Votre esclave soumis, auguste impératrice,

N’aura qu’une pensée au cœur, – votre service.

VALÉRIA, à Britannicus.

Viens, mon enfant.

Aux assistants.

Adieu, serviteurs dévoués.

Chacun s’incline. Claude, Valéria, Agrippine sortent. Acclamations. Fanfares au dehors.

 

 

Scène XII

 

PALLAS, VITELLIUS, DÉMOCLÊS, COURTISANS, HUISSIERS DU PALAIS

 

VITELLIUS, qui s’est fait remarquer par son enthousiasme.

César entre sa femme et sa nièce, avouez

Que c’est Mars protecteur, comme on le représente

Entre Vénus la belle et Junon l’imposante !

PALLAS, à Démoclès qu’il prend à part.

Démoclès ! Justement c’est toi que je voulais.

Fais tout fermer suivant l’usage du palais.

DÉMOCLÈS, bas.

Oui, seigneur.

PALLAS.

Tu m’entends ! une consigne ferme !

DÉMOCLÈS, à voix haute.

Personne chez l’auguste impératrice ! on ferme !

PALLAS, bas à l’huissier.

Tu sais ! veille au dehors.

DÉMOCLÈS, aux courtisans.

Allons, seigneurs, allons !

Tous sortent à l’exception de Pallas. Les rideaux de la terrasse tombent. On entend dans l’éloignement les fanfares de l’escorte qui s’éteignent peu à peu.

 

 

Scène XIII

 

AGRIPPINE, paraissant à la porte de gauche, puis PALLAS

 

AGRIPPINE.

Pallas !

PALLAS.

Venez... Eh bien ?

AGRIPPINE.

Jamais adieux plus longs !

Enfin elle est partie, et ce n’est pas sans peine !

César doit la quitter à la porte Capène. –

Mais Narcisse ?

PALLAS.

Il comptait retenir Valéria ;

Furieux de la voir s’eu aller à Baïa,

Il boude, il s’enfouit dans ses bois de Régille.

AGRIPPINE.

Est-ce bien là qu’il est, dites ?

PALLAS.

Soyez tranquille,

Je l’ai fait suivre ; il part courbé sous deux fardeaux :

La honte et le chagrin... Baïa tourne le dos

À Régille, d’ailleurs ; c’est bien une déroute.

Qu’il rejoigne, s’il veut, l’impératrice en route !

Oh ! pour que cela fût, je donnerais beaucoup !...

Nous trancherions deux nœuds gordiens du même coup.

AGRIPPINE.

Au besoin, nous saurons le trouver dans Régille.

PALLAS.

J’ai mon centurion tout prêt, un homme agile.

AGRIPPINE.

Maintenant, comptez-vous sur des gens résolus ?

Nous avons échoué.

PALLAS.

Oui ; nous n’échouerons plus.

AGRIPPINE.

Quelle escorte avez-vous donnée à cette femme ?

PALLAS.

Douze prétoriens de choix.

AGRIPPINE.

Si peu !

PALLAS.

Madame,

Vous n’y songez donc pas ? douze hommes pour saisir

Une femme, un enfant !... le tout c’est de choisir.

Douze hommes !... on est sûr d’eux, et nous le sommes,

– De cinquante, jamais !

AGRIPPINE.

J’entends... Et vos douze hommes ?

PALLAS.

À neuf milles d’ici, dans la plaine, à Féria,

Mes hommes tout-à-coup, fondent sur Valéria,

Et, dans une maison qui m’est abandonnée,

Tiennent avec le fils la mère emprisonnée ;

Puis, quand nous aurons fait notre besogne ici,

Moi je cours à Féria pour en finir aussi.

AGRIPPINE.

Bon ! Je vais retrouver Claude avec qui je soupe ;

Je veux que l’hippomane écume dans sa coupe,

Et je l’amène ici, furieux, égaré.

PALLAS.

Ici, dans cette vigne, où j’ai tout préparé. –

Lycisca ?

AGRIPPINE.

De chez moi, par la secrète issue,

On l’apporte à l’instant, voilée, inaperçue :

Mes deux esclaves noirs la gardent à côté.

Elle croit voir la fin de sa captivité.

PALLAS.

Bon ! et Mnester ?

AGRIPPINE.

J’ai fait parvenir la missive ;

Il se parfume et rit, sa joie est convulsive.

Je gage que, déjà même, vous le verriez

Qui se glisse entr’ouvrant la porte des Lauriers.

Bruit.

Quel est ce bruit, Pallas !

PALLAS.

Oh ! rien. C’est, je présume,

L’esclave dont je vais emprunter le costume.

Agrippine veut s’éloigner.

Attendez pour sortir, je veux le renvoyer,

D’abord. Dès qu’il aura descendu l’escalier,

Je frappe à cette porte... alors partez bien vite,

Et lorsqu’il sera temps, agissons !

Il sort.

AGRIPPINE, seule.

Qu’elle évite

Mon piège, cette fois ! Enfin, j’ai réussi...

Dans une heure, pour moi, plus de rivale ici !

Une heure ! c’est bien court ! non, c’est un siècle une heure !...

Pallas frappe à la porte extérieurement.

Le signal !... Chez César !... Que je triomphe ou meure !

Elle sort.

 

 

Scène XIV

 

PALLAS, en habit d’esclave, puis LYCISCA

 

PALLAS jette un coup d’œil inquiet autour de lui.

La nuit est venue. Enfin, il va ouvrir une des portes latérales.

Entrez ici, madame.

LYCISCA.

Robe de Milet à étoiles d’or ; retroussée au genou ; couronne de pampres et d’acanthes.

Où suis-je encor ?

PALLAS.

Chez vous.

LYCISCA.

Comment, chez moi ? Voyons, mon cher, plaisantons-nous ?

Depuis ce rapt, depuis la semaine dernière,

De cachette en cachette on me tient prisonnière.

Du reste, on a pour moi des soins hospitaliers ;

Mais lorsque je m’adresse à mes deux noirs geôliers,

Ils me disent alors ce que tu me répètes, –

Poliment : C’est chez vous, madame, que vous êtes. –

Quelle rage avez-vous, quand je suis en prison,

De me dire toujours : Voilà votre maison !

PALLAS.

Une personne, alors jalouse, par méprise,

Vous rend la liberté qu’elle vous avait prise,

Et pour votre maison, forcée injustement,

Vous donne ce palais en dédommagement.

LYCISCA.

Bon ! mais puis-je en sortir ?

PALLAS.

Selon votre caprice.

LYCISCA.

Et l’on m’obéira ?

PALLAS.

Pour qu’on vous obéisse,

Madame, commandez !

LYCISCA.

Eh bien ! nous allons voir.

Et d’abord, mon palais me semble un peu trop noir.

Je suis libre... Il a tort de ne pas être en fête...

Je hais l’ombre, d’ailleurs, quand je ne l’ai point faite.

Des lumières, du jour ! vite ! allons...

PALLAS.

En voici.

Le théâtre s’éclaire.

LYCISCA.

Bien ! – La captivité ne m’a pas réussi :

Je veux un grand festin, je veux du vin de Crête,

Des musiques, des fleurs pour enivrer ma tête !

PALLAS.

Frappez le candélabre, auprès de ces rideaux.

LYCISCA.

Voyons.

Elle frappe le candélabre avec la chaîne d’argent. Une table splendide, garnie de vins et de fleurs, s’élève lentement du parquet en mosaïque. Une musique douce monte des jardins.

Bon serviteur, j’épargnerai ton dos !

Je ne sais quoi pourtant gâte ces belles choses ?

Ah ! c’est la solitude où se fanent les roses.

Si j’avais...

PALLAS.

Souhaitez !

LYCISCA.

Cela ne viendrait pas

Si vite qu’une table, hélas ! et qu’un repas !...

PALLAS, indiquant l’une des portes latérales.

Qui sait ? La porte s’ouvre. On entre. Sur mon âme !

Voyez donc ; n’est-ce pas votre souhait, madame ?

Mnester paraît à la porte. Pallas s’échappe.

LYCISCA

Mnester !... ah !...

À Pallas, qu’elle croit toujours près d’elle.

Par hasard, est-ce que vous seriez

Œdipe ?...

 

 

Scène XV

 

LYCISCA, MNESTER, sans voir Lycisca

 

MNESTER, lisant un billet.

« Ouvrez sans bruit la porte des Lauriers,

« Ce soir, une heure après le départ du cortège.

« J’y serai. » Ce billet ! hum !... Si c’était un piège ?

LYCISCA, pendant qu’il lit, elle a passé derrière lui sur la pointe du pied, puis tout-à-coup, elle lui met sur les yeux ses deux mains comme un bandeau.

Mnester !

MNESTER.

Elle ! ah ! – J’ai tant souffert !... Voici la fin !

Vous êtes revenue ?

LYCISCA.

Oui, revenue.

MNESTER.

Enfin !...

Que l’absence torture un cœur, et le ravage !

LYCISCA.

N’est-ce pas ? Quel supplice affreux que l’esclavage !...

MNESTER.

Vous ne craignez donc point ici ?...

LYCISCA.

Je suis chez moi.

MNESTER.

C’est vrai... Chacun d’ailleurs vous croit loin !

LYCISCA.

Oui, ma foi ! –

Le fait est qu’on ne peut s’attendre, je le jure,

À me trouver ici. – Quelle étrange figure !

Eh ! mon pauvre Mnester !... comme tu trembles !

MNESTER, jouant l’assurance.

Non !

LYCISCA.

Mais si !

MNESTER, toujours tremblant.

Madame...

LYCISCA.

Quoi ! tu ne suis plus mon nom ?

MNESTER, à voix basse.

Lycisca !

LYCISCA.

C’est heureux ! Je commençais à croire

Que l’épouvante avait soufflé sur ta mémoire.

Mais à propos, comment es-tu venu ?

MNESTER.

J’ai fait

Ce qui m’était prescrit.

LYCISCA.

Prescrit ?

MNESTER.

Par le billet.

LYCISCA.

Le billet ?

MNESTER.

Vous savez...

LYCISCA.

Quelque énigme nouvelle !

Encor ? Ces huit jours-là m’ont brouillé la cervelle ! –

Le souper nous attend !... Quel arôme divin !

Les myrtes de Vénus ont couronné le vin !

Jette au vent la frayeur et les chagrins moroses.

Viens t’asseoir !... Effeuillons le plaisir et les roses !

Saisissons le bonheur au vol ! – Par Jupiter !

Elle boit et lui passe la coupe.

Prends cette coupe et bois !... J’ai de bon vin, Mnester.

MNESTER, tremblant, effleure la coupe de ses lèvres et la rend à Lycisca.

Vous avez de bon vin.

LYCISCA.

Que ton feu se ranime !

Vrai ! Tu ne pourrais pas, toi le grand pantomime,

Toi, qui sur le théâtre as l’air si fanfaron,

Me danser seulement la danse du poltron !

Courage donc ! Sais-tu par hasard où nous sommes ?

MNESTER, à part.

Hélas !

LYCISCA.

Plaît-il ? Voyez un peu tous ces grands hommes ?

Je vais me repentir de t’avoir invité.

Invité, ce n’est pas le mot, mais souhaité...

Car tu sauras, mon cher, qu’ici c’est mon empire :

Je n’ai qu’à souhaiter. – Ah ! ça, mais veux-tu rire ?

MNESTER.

Eh ! ma foi, c’est encor le meilleur !... vous avez

Raison.

LYCISCA.

Où sommes-nous, dis donc ?

MNESTER.

Vous le savez !

LYCISCA.

Si je m’en doute, moi, que Cerbère m’emporte !

Où suis-je ? Où donc es-tu, Lycisca ?... Mais qu’importe !

Feuille qui roule au gré de Zéphire et d’Auster,

Ai-je le droit de dire : Où suis-je ? à Jupiter ?

L’enfant abandonné, qu’un pêcheur de Calabre

Ramassa sur la dalle humide du Vélabre,

Doit vivre au jour le jour, et croire au lendemain :

Car Jupiter est bon ! – il m’aime ! – et, de sa main,

Parfois j’ai vu tomber, sur ma tête ravie,

Une perle, une fleur dont j’ai brodé ma vie !

Buvons, Mnester, buvons ! ce banquet radieux,

Ce portique embaumé sent les rois et les dieux ! –

Est-ce le vin de Crète aux parfums de verveines,

Ou le sang des Césars qui me brûle les veines ?

Par le ciel ! je me trouve a ma place au festin,

Dans ce lieu rayonnant !... Fussé-je au Palatin,

Fussé-je dans l’Olympe enflammé, que je meure,

Comédien, je me sens ici dans ma demeure !

MNESTER.

Plus bas ! plus bas !

LYCISCA.

Plus haut ! Du vin, mon échanson,

Tout plein ! La connais-tu, cette vieille chanson

Qui dit à Jupiter, à tous tant que nous sommes :

Il n’est qu’un seul bonheur pour les dieux et les hommes ?

MNESTER.

Je ne la connais pas.

LYCISCA.

C’est un chant lesbien.

Une cithare ! Écoute ! et d’abord verse bien !

Mnester détache une cithare suspendue à l’un des vases de fleurs. Lycisca prélude vivement. Elle chante.

C’est pour aimer que sur terre nous sommes.
Aux buveurs d’eau les froids sermons !
Il n’est qu’un seul bonheur pour les dieux et les hommes :
Aimons !
Laissons les vieux, tristes, compter leurs sommes,
Jupiter foudroyer les monts !
Il n’est qu’un seul bonheur pour les dieux et les hommes :
Aimons !

MNESTER.

Ce n’est plus une femme !... Oh ! quelle frénésie !

C’est Vénus délirante et folle d’ambroisie.

LYCISCA, chantant.

La mort viendra, – c’est le dernier des sommes...
Après avoir aimé, dormons !
Il n’est qu’un seul bonheur pour les dieux et les hommes :
Aimons !

Au refrain de la dernière strophe, Pallas soulève une tapisserie. On voit Agrippine qui désigne Lycisca à Claude, ivre d’hippomane.

 

 

Scène XVI

 

LYCISCA, MNESTER, CLAUDE, AGRIPPINE, PALLAS, DEUX ESCLAVES NOIRS, le poignard à la main

 

AGRIPPINE.

Regardez !

CLAUDE.

Valéria ! ma Valéria !... Mes yeux

S’élançant vers la table.

S’obscurcissent ! mon sang bouillonne ! Terre et cieux !

MNESTER, épouvanté.

César !

LYCISCA.

César ?

CLAUDE.

À moi, Germain ! qu’on les saisisse !

À moi, centurions ! À moi, Pallas ! Narcisse !

AGRIPPINE.

Eh bien ! vous ai-je fait, mon oncle, un faux rapport ?

Est-elle revenue ?

CLAUDE.

À la mort !

LYCISCA, terrifiée.

À la mort ?...

Elle s’enfuit. Mnester, éperdu, s’agenouille.

AGRIPPINE, à Pallas.

Vous entendez, Pallas !

PALLAS.

César !...

CLAUDE.

Tuez l’infâme !

PALLAS.

Comment porter la main sur votre auguste femme ?

CLAUDE.

Elle n’est plus ma femme. – Un divorce !

AGRIPPINE, à part.

Pallas !

Elle présente à César un acte de divorce tout préparé.

Soyons témoins ! – Voici l’acte, n’hésitez pas !

CLAUDE, signant.

Je signe !... Et puis... la mort !

PALLAS, montrant le parchemin à Agrippine.

La moitié de la tâche...

Poursuivons ! – Reculer serait stupide et lâche !

AGRIPPINE, à Pallas, après lui avoir donné l’arrêt de mort, qu’il met dans sa ceinture.

Vous, à Féria ! – Tuez vite, – elle échapperait !

PALLAS.

Lycisca ?

AGRIPPINE.

Je m’en charge ! Éteignons le secret !

PALLAS.

J’y vais !

AGRIPPINE, aux esclaves noirs qu’elle lance à la poursuite de Lycisca.

À vous !

CLAUDE, égaré.

Tuez !

On entend au loin les fanfares qui annoncent le retour de Valéria.

PALLAS, avec épouvante.

Arrêtez !

Il entraîne Agrippine vers la terrasse.

AGRIPPINE.

Son cortège !...

Elle revient !

PALLAS, regardant au dehors.

Un mur de piques la protège !

AGRIPPINE.

Dieux !

PALLAS.

Nous sommes perdus !

AGRIPPINE, à Pallas.

Emmenez Claude, vous !

Claude est tombé lourdement affaissé sur un des lits du festin.

PALLAS, essayant de le soulever.

Impossible !

AGRIPPINE.

Oh !

PALLAS.

Sauvez Lycisca !... C’est pour nous

L’avenir !

AGRIPPINE.

Oui.

Elle sort précipitamment. Au signal de Pallas, les lumières s’éteignent.

PALLAS, cherchant dans l’ombre.

Mnester ?...

MNESTER, sortant du dessous la table avec précaution.

L’orage s’évapore...

Je vais donc m’en tirer pour cette fois encore !

Mais Valéria... tant pis !

Il fait un pas vers la porte par laquelle il est entré.

PALLAS, le frappant à la gorge avec son poignard.

Tiens !

Mnester pousse un cri, et tombe. Pallas s’enfuit.

 

 

Scène XVII

 

LES MÊMES, CLAUDE, toujours engourdi, MNESTER, luttant contre la mort, VALÉRIA, NARCISSE, GARDES, ESCLAVES, PORTE-FLAMBEAUX

 

MNESTER, qui s’est traîné vers la porte des Lauriers, aperçoit tout-à-coup Valéria immobile sur le seuil de la galerie.

Elle encor !... Pardon !

Il expire à ses pieds.

VALÉRIA, saisie d’horreur.

Que veut dire ceci ?... Que se passe-t-il donc ?

NARCISSE.

Il examine le cadavre et ramasse le parchemin qui s’était échappé de la ceinture de Pallas, au moment où celui-ci tirait son poignard pour frapper Mnester.

Regardez !... un cadavre ! un acte de divorce !

L’ordre de votre mort !... En employant la force

Pour vous faire arrêter sur la route, – je crois

Que je vous ai sauvée encore cette fois !

 

 

ACTE IV

 

Chez Valéria. La grande salle des ambassadeurs, au Palatin. Une galerie.

 

 

Scène première

 

NARCISSE, puis UN CENTURION

 

Au lever du rideau, des secrétaires écrivent. Des officiers passent et repassent dans la galerie.

NARCISSE, assis près de la table.

C’est étrange... pourquoi les restes d’un festin ?

Pourquoi chez Valéria Mnester au Palatin ?

Ce voile obscur, en vain je l’écarte, il retombe ;

Le secret de Pallas est gardé par la tombe !

À un Centurion qui entre.

Mais nous sommes vainqueurs ! Le rapport de la nuit ?

LE CENTURION.

Rome est calme, seigneur ; les cohortes, sans bruit,

Se groupent dans le camp : vous n’avez qu’à paraître.

NARCISSE.

C’est bien !

Le Centurion sort.

Oui, Valéria triomphe, et je suis maître.

Mon plus habile agent pour Misène est parti.

S’est au nom d’Agrippine, au nom de son parti,

Que la flotte demain se révolte. – Mon ordre

Est donné. – Silius périt dans le désordre.

Je frappe là sans doute un coup bien hasardeux ;

Mais Silius ou moi : c’est trop de l’un des deux !

Entre un Officier.

Eh bien ! qu’est-ce ?

L’OFFICIER.

Agrippine est toujours bien cachée,

Seigneur, – c’est vainement que nous l’avons cherchée.

NARCISSE.

Et Pallas ?

L’OFFICIER.

On l’a vu s’enfuyant à cheval

Dans la campagne.

NARCISSE.

Il peut faire beaucoup de mal.

Qu’on l’arrête ! À celui qui m’amène cet homme

Vingt-cinq mille écus d’or ! Est-ce affiché dans Rome ?

L’OFFICIER.

Partout !

NARCISSE.

Bien ! – Maintenant, ces feux mystérieux

Qui le soir, sur la côte, hier frappaient nos yeux,

Et, vers la Campanie, au loin semblaient éclore,

Sait-on qui les a fait allumer ?

L’OFFICIER.

On l’ignore.

 

 

Scène II

 

NARCISSE, L’OFFICIER, VALÉRIA

 

VALÉRIA.

Narcisse ! que cela ne vous occupe en rien.

NARCISSE.

C’est peut-être un signal, madame. Songez bien

Qu’on peut nous disputer chèrement la victoire ;

Qu’Agrippine...

VALÉRIA.

J’y songe... Allez donc au prétoire ;

Dites, pour entraîner les cœurs irrésolus,

Que j’attends Corbulon, ce soir, et Plautius !

Dites qu’avec mon fils j’irai voir les cohortes ;

Répandez de l’argent, et bonne garde aux portes !

NARCISSE.

Qu’avez-vous décidé de Claude ? En sa torpeur

Il vous appelle, et crie, et menace. – Il a peur.

VALÉRIA.

J’ai dit qu’on m’amenât César ! Allez, Narcisse !

NARCISSE.

J’agirai de façon que tout vous réussisse,

Madame. –

À part.

Et je reviens. –

À quelques officiers.

Vous m’accompagnerez.

 

 

Scène III

 

VALÉRIA, LICINIUS

 

LICINIUS.

César est là, madame.

VALÉRIA.

Amenez Claude !

LICINIUS, à Claude.

Entrez,

Seigneur !

VALÉRIA.

Qu’on se retire ! – Inspirez-moi ! dieux sages !

 

 

Scène IV

 

VALÉRIA, CLAUDE

 

CLAUDE.

Me tenir prisonnier ! perfide qui m’outrages,

Moi ! l’auguste empereur !

VALÉRIA.

Non. – Le trône est vacant.

CLAUDE.

Vacant ?

VALÉRIA.

Vous n’êtes plus empereur.

CLAUDE.

Depuis quand ?

VALÉRIA.

Depuis que mes soldats, témoins de votre orgie,

Vous ont relevé, lourd d’ivresse, en léthargie,

Sur la couche honteuse, où, seul et foudroyé,

Agrippine et Pallas vous avaient oublié !

CLAUDE.

Qui donc est l’empereur ?... Mnester votre complice ?

VALÉRIA, montrant la chambre de Britannicus.

Voulez-vous qu’un enfant vous entende et rougisse ?

CLAUDE.

De vous, femme sans mœurs !

VALÉRIA.

De vous, pauvre insensé !

CLAUDE.

Cette nuit, quand vers vous je me suis avancé,

Ivre et folle, le front ceint de pampre et d’acanthe,

Vous chantiez furieuse, ainsi que la bacchante !

VALÉRIA.

Votre démence encor vous protégé, sinon...

CLAUDE.

Mais je suis votre époux et votre maître !...

VALÉRIA.

Non !

CLAUDE.

Comment, non ?

VALÉRIA.

Devant ceux qui m’on ! calomniée,

Vous m’avez lâchement, hier, répudiée !

CLAUDE.

Ah ! je t’aime pourtant beaucoup !...

VALÉRIA.

Et sans remord

Vous avez, malheureux, hier, signé ma mort !

CLAUDE.

Ah !

VALÉRIA, lui montrant l’acte de divorce.

Reconnaissez-vous cette œuvre de la fraude ?

Voyez ! c’est le divorce et la mort, – signé : Claude !

Je maintiens cet arrêt, je suis morte pour vous !

Ceci met le divorce et la mort entre nous !

CLAUDE.

Je ne m’en souviens pas !...

VALÉRIA.

Claude ! laissez-aloi dire :

Ma bouche ne veut pas encore vous maudire.

Depuis qu’on m’a liée à vous, – depuis dix ans,

Je vis, le front courbé sous mes chagrins pesants.

Pourtant, fidèle épouse, irréprochable mère,

J’instruisais votre fils au respect de son père :

Claude ! c’était possible alors.

CLAUDE.

Et ce n’est plus

Possible ?...

VALÉRIA.

La mesure est comblée : au surplus,

Ce n’est pas un grand tort que je pense vous faire.

Je rends Claude au métier de savant qu’il préfère :

Parmi ses cuisiniers, qu’il soit maître et seigneur.

Remerciez-moi donc, Claude, c’est le bonheur !

CLAUDE.

Me spolier ainsi, madame, – c’est injuste !

De quel droit m’ôtez-vous l’héritage d’Auguste ?

VALÉRIA.

De quel droit laisserais-je assassiner mon fils,

Que vous n’avez pas su défendre ? Je vous dis

Que Rome devenait quelque chose d’immonde,

Et que je veux sauver mon fils, Reine, et le monde !

CLAUDE.

Le sénat m’a nommé le père des Romains,

La lumière du peuple et l’amour des humains.

Je suis le bienfaiteur du monde !...

VALÉRIA.

Non, vous dis-je !

Non ! Vous êtes cet homme effrayant, ce prodige,

Qui, sur un lac, devant cinq cent mille témoins,

Un jour que les lions le divertissaient moins,

Fit jeter pêle-mêle aux ennuis populaires

Dix-neuf mille captifs, sur vingt-quatre galères !

Je crois les voir encore, ennemis de hasard,

Lorsqu’avant de mourir ils saluaient César :

Ils vous demandaient grâce, inoffensive armée,

Pleurant au souvenir de la patrie aimée ! –

Non, répondit César, combattez sous mes yeux !

– Oh ! l’effroyable cri qui monta vers les cieux !...

En vain, je vous priai d’arrêter le carnage,

En vain, les spectateurs détournaient leur visage

Plus pâle que celui de tous ces malheureux,

Qui frappaient sans colère et dégorgement entre eux !...

Sur les vaisseaux brûlants, ces mornes agonies,

Ces râles, – jusqu’à Rome, au fond des gémonies,

S’en allaient réveiller dans leurs cages de fer

Les tigres haletants à l’espoir de la chair :

Ils n’éveillèrent pas la pitié dans votre âme !...

Le sang noya les cris, – le sang noya la flamme :

L’azur du lac immense en pourpre se changea !...

Dieu César, devant qui le ciel s’ouvre déjà,

Bienfaiteur, qui tenez le monde en votre garde,

Bourreau !... depuis ce jour, lorsque je vous regarde,

Je vois entre nous deux, je crois toujours sentir

Ce lac de sang qui monte et veut vous engloutir !

CLAUDE.

Tu me prives du trône, eh bien ! je me résigne.

Mais pardon, Valéria ! – dis, veux-tu que je signe

Ou la mort d’Agrippine ou la mort de Pallas ?...

Toutes les deux ? – Voyons... tout ce que tu voudras.

Mais ne m’enferme pas, surtout aux heures sombres :

La nuit, quand je suis seul, j’ai peur, je vois des ombres !

VALÉRIA.

Par le crime, ce cœur n’est pas même romain !

Je craignais d’y trouver quelque chose d’humain.

 

 

Scène V

 

VALÉRIA, CLAUDE, NARCISSE, puis LICINIUS, avec DEUX CENTURIONS

 

CLAUDE, à Narcisse.

À mon aide !

NARCISSE, à Valéria.

Il nous faut, pour que l’armée agisse,

Plautius, Corbulon surtout !

CLAUDE.

Mon bon Narcisse !...

NARCISSE, tournant le dos à Claude.

Il pourrait s’échapper : surveillons tous ses pas !

Sa déchéance, Borne encor ne la sait pas.

Craignez qu’on vous l’enlève ou par force ou par fraude :

Pour vous, comme pour moi, cet homme n’est que Claude ;

Pour tout le monde, pour Agrippine surtout,

C’est encor l’empereur. – Qui tient Claude, tient tout !

VALÉRIA.

C’est vrai ! –

À Licinius.

Licinius, menez Claude sur l’heure

Au pavillon que j’ni fixé pour sa demeure.

NARCISSE.

L’endroit est bien choisi... Pourtant... confiez-moi

Le prisonnier, – cela vaut encor mieux, je crois.

Mes esclaves, j’en puis répondre.

VALÉRIA.

Je préfère

N’embarrasser que moi du soin de cette affaire.

Merci. –

À Licinius.

Licinius, comme en vous j’ai trouvé

Un serviteur fidèle et cent fois éprouvé,

Je remets en vos mains Claude, restez-en maître ;

Que nul, excepté moi, jusqu’à lui ne pénètre :

Que nul commandement, fût-il signé de moi,

Ne vous l’enlève. – Claude, enfin, – telle est ma loi,

– Claude ne sortira du lieu qui l’emprisonne

Que si je viens moi-même, et l’emmène en personne,

Moi-même ! par la main ! Vous répondez de lui !

LICINIUS.

Madame, j’en réponds !

Acclamations au dehors.

VALÉRIA.

Les prétoriens ?

NARCISSE.

Oui.

Saluant Corbulon et Plautius, sans doute.

VALÉRIA, à Licinius, en lui indiquant une autre direction.

Non, prenez la terrasse, et vous suivrez la voûte.

Je m’en vais au-devant de nos braves amis.

Elle sort.

CLAUDE.

Quelle femme j’avais !... Une Sémiramis !

Il sort avec Licinius.

 

 

Scène VI

 

NARCISSE, seul

 

Elle le laisse vivre ?... Il peut servir à faire

La révolution qu’on voudra. – Bonne affaire !

 

 

Scène VII

 

NARCISSE, UN OFFICIER

 

L’OFFICIER.

Seigneur ! seigneur ! il est trouvé !

NARCISSE.

Qui donc ! Pallas ?

L’OFFICIER.

On vous l’amène.

NARCISSE.

J’ai gagné.

 

 

Scène VIII

 

NARCISSE, L’OFFICIER, PALLAS, amené par des GERMAINS

 

NARCISSE.

C’est vous, hélas !

Quoi ! mon pauvre collègue, on s’est donc laissé prendre ?

PALLAS.

J’ai défait ma cuirasse, allons !

NARCISSE.

Je puis attendre :

Rien ne presse. Arrangez vos affaires d’abord. –

Vous êtes riche, vous !

PALLAS.

Je l’étais.

NARCISSE.

Par la mort !

Je ne dépouille pas mes ennemis à terre.

Le monde est grand, voyons, cherchez un légataire.

PALLAS.

Vous êtes magnanime ! Aurai-je seulement

Assez de temps encor pour faire un testament ?

NARCISSE.

Comment donc ? sommes-nous des Cimbres ? Veuillez dire

Si deux heures, ni plus ni moins, peuvent suffire ?

PALLAS.

Devinez-vous pourquoi j’aimerais vivre ?

NARCISSE.

Non.

PALLAS.

Pour vous récompenser d’avoir été si bon...

NARCISSE.

Oui-dà !

PALLAS.

J’empêcherais d’un mot votre ruine.

NARCISSE.

Dites-moi seulement où se cache Agrippine ?

PALLAS.

Quittez l’impératrice ; – en dédommagement,

Je vous conduis auprès d’Agrippine.

NARCISSE.

Vraiment ?

Le délire vous prend déjà, – c’est mauvais signe ! –

Y pensez-vous ? J’irais quitter... – folie insigne ! –

Valéria souveraine avec moi des Romains,

Pour Agrippine en fuite et presque dans nos mains !

PALLAS.

Agrippine vaincue, en sa chute profonde,

À plus de chance encor de régner sur le monde

Que Valéria.

NARCISSE.

Prouvez ?

PALLAS.

Pour cette preuve-là,

Deux heures d’existence ?

NARCISSE.

On donne ce qu’on a.

Que voulez-vous, mon cher ? je n’avais que deux heures

De générosité.

PALLAS.

Pour des offres meilleures

Je garde mon secret.

NARCISSE.

Gardez. Vous avez tort. –

Une heure un quart vous reste, et le choix de la mort.

PALLAS.

Merci ! mais un instant suffit pour qu’on choisisse :

C’est une heure de trop, – je vous la rends, Narcisse.

Il sort avec les Germains.

NARCISSE, à part.

Ces chances de régner en dépit de l’exil,

Le rappelant.

C’est le fameux secret ? – Fort bien ! – Pallas ?

PALLAS, revenant.

Plaît-il ?

NARCISSE.

Si je vous envoyais d’abord à la torture,

Vous n’en diriez pas plus ?

PALLAS.

Moins encor, je vous jure.

NARCISSE.

Oh ! je n’essaierai point ; – je me trouve assez fort.

Vous mourrez, quand j’aurai besoin de votre mort. –

Il appelle Antiphon qui entre.

Antiphon ! – Conduisez Pallas, sous bonne escorte,

Au cachot du palais ! Fermez-en bien la porte.

Si votre prisonnier s’échappe, – je vous plain !...

Les gibets sont debout sur le mont Esquilin.

À Pallas.

Infortuné collègue, adieu ! Je vous dispense

D’être reconnaissant !

PALLAS.

Deux fois merci !

Il sort avec Antiphon.

 

 

Scène IX

 

NARCISSE, seul

 

Je pense

Que c’est le bon moyen. – Pallas n’attendra pas

Que je dise : Il est temps, mourez, mon cher Pallas !

Comme avec de l’argenton peut tout faire, et comme

Antiphon, son geôlier, est précisément l’homme

Qui m’a tiré jadis pour cent mille écus d’or,

De ce même cachot, – il va l’ouvrir encor,

Pour deux ou trois cent mille, à Pallas, dans une heure.

Pallas va s’échapper. – Pallas, pris à mon leurre,

Va rejoindre Agrippine, – et je fondrai sur eux,

Tandis qu’ils renoueront leurs complots ténébreux.

Parfois, il faut savoir perdre afin qu’on retrouve :

Le loup m’indiquera les traces de la louve,

Fanfares. Narcisse regarde à la fenêtre.

Et moi... L’impératrice avec les généraux ! –

Il sera toujours temps de penser aux bourreaux.

 

 

Scène X

 

NARCISSE, VALÉRIA, CORBULON, PLAUTIUS, OFFICIERS, COURTISANS, SÉNATEURS, etc.

 

VALÉRIA.

Soyez les bienvenus, seigneurs !... mais je désire

Qu’avant de proclamer mon fils chef de l’empire,

Vous pesiez sagement mes propositions.

Vous connaissez mes plans et mes intentions,

Consultez-vous encore : ici je vais attendre.

Prenez donc le parti que vous avez à prendre.

CORBULON.

Madame, il est facile à prévoir. – Mais, d’abord,

Tenez votre promesse !

NARCISSE, à part.

Allons ! un premier tort :

Avoir déjà promis quelque chose... Ah ! novice !

VALÉRIA.

Rien ne m’arrêtera, seigneurs, nul sacrifice,

Pour obtenir de vous le zèle que j’attend.

Vous allez en avoir la preuve dans l’instant.

CORBULON.

Merci, madame, au nom de Rome et de l’armée.

Nous, seigneurs, au conseil !

Il sort avec Plautius et les officiers, sans répondre au salut de Narcisse.

 

 

Scène XI

 

NARCISSE, VALÉRIA

 

NARCISSE, regardant Corbulon s’éloigner.

Ah ! sans ta renommée !...

Donc les honnêtes gens reviennent. Les voilà

Qui vont tout envahir : par bonheur je suis là !

Il se dirige vers la porte du conseil.

VALÉRIA, l’arrêtant.

Narcisse, vous allez ?...

NARCISSE

Où mon devoir m’appelle, –

Au conseil.

VALÉRIA.

Demeurez.

NARCISSE

Madame...

À part.

Que veut-elle ?

VALÉRIA.

Ce que vient de me dire à l’instant Corbulon,

Narcisse, vous l’avez entendu ?

NARCISSE

Tout au long !

Vous avez déjà fait des promesses, – sans doute

Pris des engagements ?...

VALÉRIA.

Dont l’un, surtout, me coûte

À remplir... croyez-moi !

NARCISSE.

Quelque moyen subtil

Vous en dispensera, madame. – Quel est-il ?

VALÉRIA.

Le règne de mon fils doit être mémorable :

Je le veux ! – Trop longtemps Rome fut misérable :

Que le monde respire enfin !

NARCISSE.

Très sagement

Pensé, madame. Il faut, à chaque avènement,

Qu’en apparence au moins le pouvoir s’adoucisse.

C’est consolant.

VALÉRIA.

Veuillez me comprendre, Narcisse.

NARCISSE.

Mais, madame, voyons, je vous comprends !...

VALÉRIA.

Non pas.

NARCISSE, à lui-même.

Cette froideur étrange et ce morne embarras...

Le regard méprisant dont m’accablait cet homme !...

S’agirait-il de moi ?

VALÉRIA.

Voudriez-vous que Rome

Parlât si durement, que votre orgueil souffrît ?

NARCISSE.

Rome, qui me connaît, sait que j’ai de l’esprit ;

Rome sait qu’au besoin de tout je m’accommode,

Même de la vertu, lorsqu’elle est à la mode.

Sénèque est exilé, nous le rappellerons ;

Ses maximes, eh bien ! nous les pratiquerons !

VALÉRIA.

Oh ! ne vous raillez point !... ma tristesse est réelle.

Malgré votre passé, je vous ai vu fidèle...

Je me sépare ici de vous, le cœur serré !

NARCISSE.

Vous ! vous me...

VALÉRIA.

Je vous quitte.

NARCISSE, accablé.

Avoir tout préparé !...

Avoir souffert dix ans pour vous sous l’autre règne !

Je renverse Agrippine !... Il faut que je vous craigne ! –

Vous détournez les yeux... Quoi ! ne puis-je obtenir,

Madame, un seul regard, pas même un souvenir ?

VALÉRIA.

Gardez cette fortune ou bien ou mal gagnée,

Vos trésors, dont cent fois Rome s’est indignée.

NARCISSE.

Est-ce vous qui parlez ? – vous, mère de celui

Que j’élève à l’empire, ayant tout fait pour lui !

Pardon ; mais, voyez-vous, aux jours les plus moroses,

Je n’aurais, moi, qui sais prévoir beaucoup de choses,

Je n’aurais jamais cru qu’on me dirait à moi :

Va-t’en ! Britannicus n’a plus besoin de toi.

Va-t’en ! Et pour que Rome aujourd’hui me pardonne,

Tombe !... À tes ennemis Valéria t’abandonne !

VALÉRIA.

Si je vous abandonne, est-ce à vos ennemis,

Narcisse ? – Non, j’ai dû céder à mes amis !

NARCISSE.

Vos amis ? Corbulon, Plautius !... Ah ! madame,

Ils pourront vous servir, mais non de cœur et d’âme !

Vous verrez !... Corbulon est un ambitieux :

Donnez-lui des honneurs pour vous l’attacher mieux !

Plautius aime l’or, et sa fortune est mince :

Laissez-le dépouiller quelque riche province.

Mais vous, ne jetez point, téméraire déjà,

Le bouclier vivant qui seul vous protégea !

VALÉRIA.

Et Silius, est-il ambitieux, cupide ?

N’est-on pas à l’abri sous une telle égide ?

NARCISSE.

Silius ! Ah ! madame, écoutez, si jamais

Il vient vous reprocher Narcisse, – je promets

De partir... Attendez qu’un bonheur vous l’amène,

Attendez...

 

 

Scène XII

 

NARCISSE, VALÉRIA, UN HUISSIER, SILIUS

 

L’HUISSIER, annonçant.

Le préfet de la flotte à Misène !

NARCISSE, apercevant Silius.

Silius ! Oh ! les feux !... leur signal convenu !

Les feux ! On m’a joué.

VALÉRIA.

Narcisse, il est venu.

NARCISSE.

Je pars ! – Adieu, madame, adieu ! – Ma récompense,

C’est aujourd’hui l’exil, – demain la mort, je pense ?

VALÉRIA.

Vous vivrez ! – partez donc. Vous n’avez pour délais

Que deux heures dans Rome, – une heure en ce palais.

NARCISSE.

Merci, madame.

VALÉRIA.

Adieu !

NARCISSE, à part.

Deux heures ! j’ai deux heures.

Du calme ! il n’est pas temps, Narcisse, que tu pleures.

À Valéria.

Adieu donc !

Il sort.

 

 

Scène XIII

 

VALÉRIA, SILIUS

 

VALÉRIA.

Silius ! je vous le garantis

La démence et le vice à jamais sont partis.

SILIUS.

Ah ! Valéria, le cœur plein d’angoisses mortelles,

Depuis huit jours, n’ayant point reçu de nouvelles,

Point de signal, j’étais venu jusqu’à Fondi ;

Soudain, à l’horizon les feux ont resplendi.

Jugeant que vous aviez besoin de moi, sans doute,

J’ai laissé mon ami Cécina sur la route.

J’accours, j’ai tout appris, j’arrive à temps, je crois.

Madame, je suis prêt !... qu’ordonnez-vous de moi ?

VALÉRIA.

Vous allez le savoir.

L’HUISSIER, annonçant.

Les généraux, madame !

Ils sortent du conseil.

 

 

Scène XIV

 

VALÉRIA, SILIUS, CORBULON, PLAUTIUS, OFFICIERS, SÉNATEURS, PRÊTRES, VESTALES, PEUPLE, ESCLAVES DU PALAIS

 

VALÉRIA, aux généraux.

J’ai fait ce qu’on réclame :

Narcisse est éloigné.

CORBULON.

Comme nous l’exigions :

Comptez sur nous, madame, et sur nos légions !

SILIUS.

Et voici le préfet de la flotte lui-même,

Qui vient se joindre à vous.

VALÉRIA.

Le moment est suprême !

Faites un empereur, vous, l’épée et la loi :

Je vous demande tout pour mon fils, rien pour moi !

Je me trompe !... Un divorce aujourd’hui me retire,

Seigneurs, le nom d’épouse et le droit à l’empire ;

Je dois, réalisant l’espoir où je vécus,

Donner un protecteur à mon fils Britannicus ;

Je veux choisir un cœur loyal, un nom sans tache,

Une main ferme et pure où la mienne s’attache.

Un père glorieux pour mon fils, un époux

Qui soit digne de moi, qui soit digne de vous !

SILIUS, à part.

Un époux !...

VALÉRIA.

Maintenant, si pour le bien de Rome

J’ai la conviction qu’il existe un tel homme,

Qu’il mourrait volontiers pour mon fils et pour moi ;

S’il est là, parmi vous, seigneurs, si je le vois,

Confirmant dans son cœur, en paroles de flamme,

Tout ce que vous exprime et ma bouche et mon âme ;

Si je l’aime, cet homme au cœur vraiment romain :

N’ai-je donc pas le droit de lui tendre la main ?

N’ai-je donc pas le droit, aujourd’hui de lui dire :

Vous que tant de vertus font digne de l’empire,

Acceptez Valéria pour femme... Silius !

Prenez pour votre fils mon fils Britannicus !

Mouvement.

SILIUS.

Moi ! moi !... Mourir pour vous, c’était ma seule envie !...

Mais, madame, à présent, c’est trop peu de ma vie !

VALÉRIA, à Silius.

Ce que Rome a de plus illustre est sous nos yeux !

Devant Rome, devant tous ces noms glorieux,

Nous allons échanger nos serments... car nous sommes

Unis devant les dieux qui voient le cœur des hommes !

Aux assistants.

Puis, lorsqu’à Silius j’aurai donné ma foi,

Silius, mon époux, aux termes de la loi,

Va pour un an quitter ce palais, ma demeure :

Il rejoindra sa flotte à Misène... sur l’heure.

Je veux, au Capitole, où le flamine attend

Mon fils, pour le nommer César dans un instant,

Je veux porter, – crédule au bonheur qui s’éveille, –

Un front purifié des hontes de la veille.

C’est à vous, Corbulon, c’est à vous, Plautius,

D’être ici mes témoins. Les vôtres, Silius,

Choisissez-les, suivant la loi, suivant l’usage.

UN HUISSIER.

Cécina vient d’entrer au palais.

SILIUS.

Doux présage !

Il vient, l’ami fidèle, envoyé par les dieux,

Témoigner que ce jour est le plus radieux,

Le plus beau de ma vie !... Oh ! pardonnez, madame !

Il va au-devant de Cécina.

 

 

Scène XV

 

LES MÊMES, CÉCINA

 

SILIUS.

Voici l’impératrice, ami... voici ma femme !

CÉCINA.

Ta femme ?

Apercevant Valéria.

Ah !

SILIUS.

Qu’as-tu ?

CÉCINA.

C’est... l’impératrice ?

VALÉRIA, cessant de causer avec Corbulon.

Eh bien !

Qu’est-ce donc ?

SILIUS, à Cécina.

Tu parais ému, pourquoi ?

CÉCINA.

Rien, rien

SILIUS.

Parle !

VALÉRIA, à Silius.

Je vous attends !

Silius fait un pas vers elle.

CÉCINA, arrêtant Silius.

Ton honneur me regarde.

Tu n’épouseras pas cette femme !

VALÉRIA.

Oh !

SILIUS.

Prends garde

CÉCINA, bas à Valéria.

Madame, n’est-ce pas, vous me reconnaissez ?...

Et vous comprenez bien, et j’en ai dit assez ?

VALÉRIA, reculant effrayée.

Que veut cet homme avec ses regards pleins d’outrage

S’il n’est pas fou, cet homme, il a bien du courage !

Elle court à Silius.

Silius ! pourquoi donc vous troubler à ce point ?

Pourquoi me fuir ?

SILIUS.

J’ai peur !

VALÉRIA, à Cécina.

Si tu ne parles point,

Si tu n’expliques point toute cette insolence,

Tes gestes, tes discours, tout, jusqu’à ton silence !...

SILIUS.

Il le faut ! il le faut !

CÉCINA.

Ainsi, vous le voulez,

Madame ?...

VALÉRIA.

Je le veux !

CORBULON, à Plautius.

Qu’est-ce à dire ?

VALÉRIA, à Cécina.

Parlez !

Anxiété générale.

CÉCINA, à Silius.

Demande à Valéria si, lorsqu’en Ionie

L’empereur l’envoyait fonder la colonie,

Elle ne passa point douze heures, l’an dernier,

Secrètement à Smyrne !

VALÉRIA.

À quoi bon le nier ?

CÉCINA.

Et ce jour-là, quel nom eut-elle soin de prendre ?

Demande à Valéria.

SILIUS.

Dieux !

VALÉRIA.

Je ne puis comprendre...

CÉCINA.

Le soir, nous étions seuls, elle se démasqua...

Je la vis ! – cette femme...

SILIUS.

Eh bien ?...

CÉCINA.

C’est Lycisca ! –

Parfum qui passe – éclair qui passe – amour profane !

Murmures dans la foule.

VALÉRIA.

Moi !

CÉCINA.

C’est l’impératrice au jour, – la courtisane

Aux flambeaux... C’est l’épouse, enfin, chassée hier,

La maîtresse d’un vil histrion, d’un Mnester !

Mouvement d’indignation.

VALÉRIA.

Moi ! moi !

TOUS.

Oh !

CÉCINA.

Je voulais me taire, je la nomme

À regret, – Lycisca !

VALÉRIA.

Qu’ai-je fait à cet homme ?

Je ne le connais pas, – Silius, vous voyez, –

Est-ce que par hasard, dites, vous le croyez ?

SILIUS.

C’est mon ami, mon frère ; à lui seul je me fie.

Justifiez-vous donc !

VALÉRIA.

Que je me justifie !

SILIUS, s’éloignant.

Adieu, madame, adieu !

VALÉRIA.

Silius !... un moment !

SILIUS.

Laissez-moi !

VALÉRIA.

Silius ! il ment !

SILIUS, s’arrêtant.

Prouvez qu’il ment !

VALÉRIA.

Que prouve-t-il, cet homme accusant une femme ?

CÉCINA.

Je suis là, moi, – j’affirme et j’attends !

VALÉRIA.

C’est infâme !

Ah ! mon fils !

Elle perce la foule et reparaît aussitôt tenant son fils par la main.

Viens ! – personne ici ne me défend,

Personne ! – Cécina, voici mon noble enfant !

Approchez ! et la main sur cette tête pure,

Jurez, devant ce front qui n’a pas de souillure,

Jurez donc, – je vous mets au défi de jurer

Que vous avez le droit de me déshonorer !

CÉCINA, à Silius.

Prends mon épée, et frappe au cœur, – je t’en conjure !

Là. – Je souffrirai moins !

Se tournant vers la foule.

– J’ai dit vrai.

Étendant la main sur la tête de l’enfant.

Je le jure !

Valéria s’élance et reprend son enfant dans ses bras ; puis elle chancelle. Ses femmes amènent Britannicus. Silius et Cécina sortent précipitamment. Corbulon, Plautius, officiers, soldats, sénateurs, tout le monde se retire avec stupeur, dans un lugubre silence. Valéria reste seule, anéantie.

 

 

ACTE V

 

La grande terrasse des jardins de Lucullus. Au fond, un large escalier qui plonge dans la vallée du Tibre. À droite, sous les cyprès et les pins, le péristyle d’un édifice de style grec. Statues de marbre découpant leurs contours sur l’ombre des allées. Le crépuscule du matin empourpre la cime des arbres. Ciel rougeâtre et voilé.

 

 

Scène première

 

VALÉRIA, LA GRANDE VESTALE

 

ÆLIA.

Reposez-vous ici.

VALÉRIA, tombant sur un banc de marbre.

Ma force est épuisée !...

Cette course, la nuit, dans Rome, m’a brisée.

Nous devons être loin, bien loin, – où sommes-nous ?

ÆLIA.

Pauvre amie, aux jardins de Lucullus, – chez vous.

Votre Britannicus est là ; soyez tranquille.

Elle indique le pavillon caché sous les arbres.

VALÉRIA.

Lorsque tu m’entrainais, Ælia, par la ville,

Oh ! que tout semblait noir, effrayant ! – n’as-tu pas,

Derrière moi, dans l’ombre, entendu comme un pas ?

ÆLIA.

Personne, Valéria, ne vous suit plus !... Personne,

Hélas !

VALÉRIA.

Mes ennemis !

ÆLIA.

Lui-même, il t’abandonne, –

Silius !...

VALÉRIA.

Silius a bien fait d’échapper

Au flot sombre qui monte et va m’envelopper.

ÆLIA, prêtant l’oreille.

Attends !...Quel est-ce bruit ?

VALÉRIA.

Dans cette allée ?... Écoute.

ÆLIA.

Une course rapide, essoufflée...

VALÉRIA.

Oui. – Sans doute

Un proscrit.

ÆLIA.

Un bourreau peut-être ! – Oh ! cache-toi !

Elle entraîne Valéria derrière un massif.

 

 

Scène II

 

VALÉRIA, ÆLIA, cachées, SILIUS, avec PHILARQUE, CHRYSON et DEUX ESCLAVES

 

SILIUS, à Chryson.

Vous, avec Cécina !

Chryson part. À Philarque.

Les chevaux !... rien sans moi !

Au Tibre !

Philarque et les deux Esclaves descendent l’escalier.

Pauvre femme ! où s’est-elle égarée ?...

Que je la sauve, au moins, l’ayant déshonoré !

Valéria !

VALÉRIA, le reconnaissant dans l’ombre.

Silius !

SILIUS, courant à elle.

Vous ! – Enfin ! je vous vois...

Merci ! dieux bons ! merci ! – Je vous cherchais.

VALÉRIA.

Qui, moi ?

SILIUS.

Du temps qu’on vous nommait l’auguste impératrice,

Par devoir je serais mort pour votre service ;

J’étais votre soldat : je vous avais prêté

Serment d’obéissance et de fidélité.

Madame, je m’en suis souvenu, – tard, sans doute !

Pardonnez-moi ! – J’accours sur vos pas ; cette route

Va nous conduire au bord du Tibre, où mes amis

Feront, pour vous sauver, tout ce qu’ils m’ont promis.

Nous avons un abri sur, – mais fuyez bien vite,

Madame ! – Je vous dois la vie, et je m’acquitte...

ÆLIA.

Oh !

SILIUS, à Valéria.

Tout vous abandonne, armée et généraux.

La lutte est impossible : à présent les bourreaux !

Fuyez !... Entendez-vous cette rumeur confuse !...

Eh bien ! vous hésitez, madame ?

VALÉRIA.

Je refuse.

SILIUS.

Mais c’est’ chercher la mort !

VALÉRIA.

Je n’y veux pas courir ;

Je l’attends. – J’ai choisi la place pour mourir !

ÆLIA, douloureusement.

Ma Valéria !

Elle tombe assise sur le banc.

SILIUS.

Madame !

VALÉRIA, se détournant de Silius.

Ælia, cœur austère !

Tu planes au-dessus des ranges de la terre,

Ne pleure pas. – Écoute, ô ma douce Ælia !

Ô toi qui n’as jamais douté de Valéria :

Quand je ne serai plus qu’une pensée amère,

Aime Britannicus, qu’il retrouve sa mère !...

ÆLIA, sanglotant.

Oh !

VALÉRIA, penchée sur Ælia, qu’une embrasse.

Ce reste sacré du sang impérial,

Sauve-le des méchants qui m’ont fait tant de mal !

Toi, que les affligés nomment leur blanche étoile,

Cache le pauvre enfant dans les plis de ton voile ;

Partage avec celui que ton sein abrita

Cet humble et pur froment des autels de Vesta.

Moi, je ne pourrai plus, cendre au vent dispersée,

Te rendre grâce à toi, que je tiens embrassée :

Mais, quand tu passeras, morne, courbant le front,

Sur la bruyère en fleur où mes os dormiront,

Quand tu viendras parmi ces arbres, noble femme,

Sous l’ombre où va bientôt s’évanouir mon âme,

Oh ! du fond de la terre où je n’oublierai pas !

Morte, je baiserai la trace de tes pas !

Du fond des bois charmants où la feuille se joue,

Dans la brise qui passe en effleurant ta joue,

Je te dirai : Merci, toi que le ciel défend,

Merci, bonne Ælia, mère de mon enfant !

ÆLIA, d’une vox pleine de larmes.

Déesse, étends sur nous cette main qui protège !

Elle se dirige lentement vers le pavillon

SILIUS, à Valéria.

Vous ne me parlez pas, à moi !

VALÉRIA.

Que vous dirai-je ?

Depuis qu’un jour mon cœur s’est ouvert à vos yeux,

Seigneur, je n’ai plus rien à vous dire.

SILIUS.

Grands dieux !

Dites-moi seulement que vous allez me suivre ;

Acceptez un asile, et consentez à vivre !

VALÉRIA.

Je n’accepte plus rien de vous.

SILIUS.

Mais je vous dis

Que c’est vous perdre, et perdre à la fois votre fils !

VALÉRIA.

Mon fils est dans les bras de la grande vestale :

Il est sauvé ! – Songez à vous ! L’heure est fatale, –

Votre ami Cécina pourrait être inquiet...

Ce n’est point, à coup sûr, lui qui vous envoyait !

SILIUS, avec désespoir.

Votre mort va peser sur moi !... J’en rendrai compte

VALÉRIA.

Qu’est-ce donc que ma mort à côté de ma honte ?

SILIUS.

Mais si rien n’avait pu vous chasser de mon cœur,

Mais si je vous aimais encor, toujours !...

VALÉRIA.

Seigneur,

Prenez garde ! ce mot souille qui le profane :

Vous n’avez pas d’amour pour une courtisane.

Adieu !

SILIUS.

Moi ! vous laisser mourir, mourir ainsi !

Non, Valéria ! – Dût-on vous arracher d’ici,

Oh ! nous vous sauverons, – de force, –ou, sur mon âme !

Vous ne mourrez pas seule, entendez-vous, madame :

Il s’élance par l’escalier qui mène au Tibre.

 

 

Scène III

 

VALÉRIA, puis ÆLIA

 

VALÉRIA, seule, le regarde s’éloigner.

La mort sera venue avant toi, Silius ! –

Un baiser sur le front de mon Britannicus,

Et mes longues douleurs vont dormir apaisées ! –

Cherchant autour d’elle.

Viens, Ælia !

ÆLIA, sortant précipitamment du pavillon.

Dieux !

VALÉRIA.

Quoi ?...

ÆLIA.

Les portes sont brisées !...

Les serviteurs en fuite, ou morts !... Quand j’ai couru

Vers ton fils...

VALÉRIA.

Ciel ! mon fils ?...

ÆLIA.

Il avait disparu.

VALÉRIA.

Oh ! mon Britannicus !

 

 

Scène IV

 

VALÉRIA, ÆLIA, NARCISSE, ESCLAVES ARMÉS

 

NARCISSE, paraissant sur le seuil du pavillon.

C’est moi qui l’ai fait prendre.

VALÉRIA.

Narcisse !

NARCISSE, à Ælia.

Il désigne les esclaves qui attendent.

Vous, suivez ces gens ; – On va vous rendre

Britannicus. – Allez !

ÆLIA, tenant Valéria embrassée.

Jamais !

VALÉRIA, tristement.

Pars !

ÆLIA.

À l’instant !

Elle sort avec les esclaves.

NARCISSE, à Valéria en lui présentant un parchemin scellé du cachet impérial.

Madame, de la part de l’empereur.

VALÉRIA.

J’entends...

Allié de Pallas ?

NARCISSE.

Lisez.

VALÉRIA, lisant.

« César Auguste... »

Elle froisse le parchemin.

Oui, – mon arrêt de mort ! – de votre main, c’est juste !

NARCISSE, froidement.

Le prince a commandé,  je ne discute point.

VALÉRIA, tombant assise, avec désespoir.

Mourir déshonorée, oh ! c’est horrible ! – Au point

Que je souhaiterais presque aujourd’hui de vivre !

NARCISSE, s’approchant d’elle, à demi-voix.

Le voulez-vous ?

VALÉRIA.

Comment ?

NARCISSE.

Oui, voulez-vous me suivre ;

Voulez-vous ? – Je vous mène à Claude, à l’empereur.

Je lui dis : Réparez une fatale erreur ;

On a calomnié Valéria, des infâmes !...

Votre épouse, – elle est chaste et pure entre les femmes !

 

 

Scène V

 

VALÉRIA, NARCISSE, SILIUS

 

Silius qui remontait l’escalier du Tibre, s’arrête, frappé par les derniers mots de Narcisse, et se cache derrière une statue pour écouter.

VALÉRIA.

Vous raillez !

NARCISSE.

Chaste et pure, – et je le prouve à tous !

VALÉRIA, se levant.

Ainsi, vous prouveriez mon innocence, vous,

Narcisse ? – Prenez garde ! Hélas ! point d’ironie,

Se jouer d’une femme en proie à l’agonie,

C’est d’un lâche ! – Mais l’homme abandonné, maudit,

Qui raillerait, disant ce que vous m’avez dit, –

Oh ! celui-là, les dieux n’auraient pas de supplice

Assez cruel pour lui ; – prenez garde, Narcisse !

NARCISSE.

Hier, quand vous me chassiez, mes espions ont vu

Pallas, qui s’évadait comme j’avais prévu.

Ils l’ont suivi. – Bientôt Pallas, avec mystère,

Revint, accompagnant une femme en litière.

VALÉRIA.

Agrippine ?

NARCISSE.

Attendez !... j’avais compris déjà.

Rentré par les jardins, Pallas se dirigea

Vers l’endroit du palais que le couchant regarde ;

Licinius avait mis une forte garde

Autour du pavillon où Claude était captif :

Dans l’ombre, à quelques pas, je me glissai furtif,

Mes gens n’étaient pas loin ; – par une obscure allée,

Pallas vint, conduisant cette femme voilée.

VALÉRIA.

Ah !

NARCISSE.

Tous deux, sans me voir, passèrent près de moi.

« Allons, disait Pallas, n’avez aucun effroi ;

« Encor cette démarche, et puis vous êtes libre :

« On vous rendra Mnester et la maison du Tibre.

« Claude est là ! – soulevez votre voile en montant,

« – Ceux qui gardent la porte ouvriront à l’instant :

« Faites signe à César, rien qu’un signe, madame, –

« Il accourra vers vous. »

VALÉRIA.

Grands dieux ! mais cette femme ?...

NARCISSE.

Cette femme, écartant son voile, découvrit

Son visage à la porte, et la porte s’ouvrit.

Elle fit signe à Claude, il accourut vers elle.

VALÉRIA.

Mais qui donc ?...

NARCISSE.

Ma stupeur était profonde, et telle

Que je n’avais plus même au cœur un battement.

Car cette femme, – alors je vis distinctement

Ses traits sous un rayon de lune... Oh ! j’en frissonne ;

C’était l’impératrice elle-même, en personne ;

Valéria, c’était vous ! – L’empereur lui cria :

« Tu viens me délivrer, – merci, ma Valéria. »

Pallas, en même temps, lui disait à l’oreille :

« Merci ! je suis content de vous, – c’est à merveille,

« Lycisca. »

VALÉRIA.

Lycisca ! Dieux cléments !

SILIUS, à part.

Lycisca !

NARCISSE.

Alors, madame, alors pour moi tout s’expliqua :

J’avais là, sous mes yeux, l’instrument de ruine

Et le secret vivant de Pallas, d’Agrippine,

Celle qui chez Mnester passait pour Valéria,

Celle qui vous perdit, et qui vous sauvera !

VALÉRIA.

Ô mon fils !

SILIUS, de l’endroit où il est caché.

Mon amour !

NARCISSE.

Sous le feuillage sombre

Tous trois disparaissent : je fonds sur eux dans l’ombre.

Pallas épouvanté fuit, – je l’aurai bientôt.

J’ai Claude et Lycisca, c’est tout ce qu’il me faut.

Claude, – c’est la puissance entre mes mains, terrible :

Lycisca, – c’est le mot de cette énigme horrible :

Ainsi, vous le voyez, j’ai joué de bonheur :

Je tiens votre existence, et je tiens votre honneur.

SILIUS, s’élançant près de Valéria.

Pardonnez-moi !

VALÉRIA, à Silius.

Vois-tu !

NARCISSE, à part.

Toujours lui !

SILIUS, à Valéria.

Oh ! pardonne !

Allant à Narcisse, à demi-voix.

Ma vie, elle est à vous, – prenez ! Je vous la donne

Pour ce que vous venez de m’apprendre, – à l’instant,

Si vous voulez.

NARCISSE.

C’est bien.

VALÉRIA, qui les suit des yeux avec anxiété.

Que disent-ils ?

SILIUS, à Narcisse.

Pourtant

Songez que, l’ennemis encore enveloppée,

Valéria peut avoir besoin de mon épée.

Aujourd’hui, sauvons-là ! Je suis à vous demain.

NARCISSE.

Votre parole !

SILIUS.

Mieux encor, voici ma main !

Il lui tend la main.

NARCISSE, d’une voix ferme.

Au prétoire ! – Montrons l’auguste impératrice,

Montrons la courtisane ! – Au prétoire !

SILIUS.

Narcisse !

Moi, je ramènerai Corbulon, Plautius.

NARCISSE.

Allons, criant partout : Vive Britannicus !

Entraîner sur nos pas l’armée obéissante.

VALÉRIA.

Allons dire à mon fils que je suis innocente !

 

 

Scène VI

 

VALÉRIA, NARCISSE, SILIUS, prêts à partir, CÉCINA, blessé, gravissant les marches qui conduisait au Tibre

 

CÉCINA.

Silius ! Silius !

SILIUS.

La voix de Cécina !

CÉCINA.

Au meurtre ! Ils ont tué sous mes yeux Valéria !

NARCISSE.

Que dit-il ?

SILIUS, courant à Cécina qu’il prend dans ses bras.

Blessé !

CÉCINA.

Moi !... ce n’est rien...

Avec angoisse.

Pauvre femme !

Morte ainsi !... c’est affreux !

SILIUS, lui montrant Valéria.

Mais la voilà !

CÉCINA, frappé de stupeur à la vue de Valéria.

Madame !...

Il tombe.

Ah ! madame, pardon !... c’est l’autre que Pallas

Égorgeait... Lycisca !

NARCISSE.

Lycisca !... Dieux !

Il sort brusquement.

VALÉRIA.

Hélas !

Encore ce malheur, je m’y devais attendre.

SILIUS, montrant Cécina qui vient d’expirer.

Noble cœur ! il est mort en croyant vous défendre !

Pardonnez-lui le mal qu’il vous a fait, à vous.

VALÉRIA.

Oh ! oui !

SILIUS.

Cédons aux dieux !... les dieux sont contre nous !

VALÉRIA.

Un seul moment de plus, je resterais infâme !...

Il faut leur arracher le corps de cette femme. –

Viens, montrons son visage aux soldats, près du mien !

On verra si debout au camp prétorien,

Je suis la femme abjecte ou la femme insultée !

 

 

Scène VII

 

VALÉRIA, SILIUS, NARCISSE

 

NARCISSE, avec une sombre résignation.

Vous êtes bien perdue ! – Ils l’ont décapitée !

VALÉRIA.

Dieux !

SILIUS.

Horreur !

VALÉRIA.

Agrippine !... Oh ! je te reconnais !

NARCISSE.

César est à Pallas... César que je tenais !

Ils viennent, hâtez-vous !

Il s’adosse au pied d’une statue, s’appuie sur son épée, et attend.

VALÉRIA, à Silius.

Voici l’heure éternelle !

SILIUS.

Maintenant que la mort nous couvre de son aile,

Et me donne le droit, chaste sœur de l’Hymen,

D’appuyer sur mon cœur et mes lèvres ta main,

Je trouve que la mort est pleine de caresse,

Belle comme l’amour et comme la jeunesse !

VALÉRIA, éperdue.

La mort ! ô Silius !... Oh ! ne dis pas cela !

La mort est caressante et belle pour ceux-là

Qui s’en vont fatigués de bonheur ; mais ma vie

Aura passé lugubre, et de honte suivie :

Aujourd’hui, Silius, c’était mon premier jour,

Et la mort me prend tout, la jeunesse et l’amour !

SILIUS.

Eh bien ! donc, essayons de vivre !...

Il tire un poignard.

VALÉRIA, lui montrant les soldats de Pallas qui envahissent les jardins par toutes les avenues.

Tiens ! – Regarde !

 

 

Scène VIII

 

VALÉRIA, SILIUS, NARCISSE, PALLAS, SOLDATS, PORTE-FLAMBEAUX, ESCLAVES, etc.

 

PALLAS, triomphant.

Soldats ! fermez le parc ! – Aux portes ! – Bonne garde ! –

Tout ce qui n’est pas Claude, Agrippine ou Pallas,

Tuez !

Apercevant Narcisse immobile.

Ah !

À Narcisse.

Vous aviez un ordre, – n’est-ce pas ?

Un ordre de César ? – J’en suis fâché, Narcisse,

Mais, quand César commande, il faut qu’on obéisse.

Je voulais vous sauver... cela m’est défendu ;

Je ne puis rien.

Un centurion se place près de Narcisse.

NARCISSE, froidement.

Pallas ! bien joué, j’ai perdu.

Il sort avec le centurion.

VALÉRIA.

N’accusez point Narcisse, – il m’est venu remettre

Ici, depuis longtemps, l’ordre de votre maître.

PALLAS.

Mais le centurion alors, où donc est-il ?

VALÉRIA.

Je suis l’impératrice ! Un centurion vil

N’est pas fait pour me voir à ses pieds abattue.

 

 

Scène IX

 

LES MÊMES, AGRIPPINE, avec DOMITIUS

 

AGRIPPINE.

Un centurion, c’est une épée ! Elle tue,

Et se tait !

VALÉRIA.

Bien ! – Un jour, rappelez-vous ce mot, –

Lorsque vous régnerez, madame !

AGRIPPINE.

Allons, il faut

Mourir... César le veut. Les armes, le supplice,

La main qui frappera... Vite, qu’elle choisisse !

VALÉRIA.

Dieux qui m’avez donné l’âme, dieux de l’éther !

Dieux Mânes que je vais rejoindre, dieux d’enfer !

Vous qui soufflez au crime une terreur glaçante,

Je vous prends à témoins que je meurs innocente !...

Je choisis !

Elle va vers Silius, dont la main droite tient un poignard. Elle passe un bras autour du cou de Silius et saisit la main armée, qu’elle soulève jusqu’à son cœur. Le poignard s’enfonce dans sa poitrine ; elle le retire, baise la main de Silius, qui a détourné les yeux, et lui tendant le poignard, souriante.

À toi !

SILIUS.

Non ! pas même ce bonheur !...

Jusqu’au dernier instant, gardien de votre honneur,

Je veux dire au bourreau, fût-ce dans la torture,

Qu’on vous a diffamée, et que vous étiez pure !

Il jette le poignard.

VALÉRIA, chancelant.

Oh ! Silius... merci !

Elle tombe.

PALLAS.

Vive Claude empereur !

LES SOLDATS.

Honneur à César Claude !

LE PEUPLE.

À César Claude, honneur !

AGRIPPINE, se penchant sur Valéria.

Valéria ! si les dieux savent ton innocence,

Va ! les hommes jamais [n’en auront connaissance !

VALÉRIA, se soulevant et montrant Silius.

Il sait tout ! et mon fils le saura !

AGRIPPINE.

Lui ! pas plus !...

Ton fils verra régner mon fils Domitius !

VALÉRIA, debout, une main sur sa blessure, montrant Domitius.

Ton fils Domitius !... ce vainqueur éphémère, –

Ton fils sera Néron !... Ton fils tuera sa mère !

Agrippine, épouvantée, s’écarte de son fils. Valéria retombe et meurt.

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