Une Chaumière et son cœur (Eugène SCRIBE - Alphonse-Théodore CERFBERR)

Comédie-vaudeville en deux actes et en trois parties.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Gymnase Dramatique, le 12 mai 1835.

 

Personnages

 

LORD WOLSEY

JENNY, sa pupille

SARAH, femme-de-chambre de Jenny

JOHN GRIPP, fermier

MISTRISS DOROTHÉE, aubergiste

JEDEDIAH, régisseur

DOMESTIQUES

FERMIERS

PAYSANS

PAYSANNES

 

La scène se passe, pendant la première et la troisième partie, au château, dans la principauté de Galles, et pendant la seconde partie, dans la taverne du Chariot d’Or, tenue par mistriss Dorothée, auprès de la ferme de Kendal.

 

 

ACTE I

 

 

Première Partie

 

Le théâtre représente un salon richement décoré ; porte au fond, portes latérales ; sur le devant du théâtre, à droite de l’acteur, un guéridon. À gauche, une table couverte d’un riche tapis.

 

 

Scène première

 

JENNY, SARAH

 

Au lever du rideau, Jenny, assise sur un fauteuil, auprès du guéridon, paraît absorbée et pensive ; elle soutient à peine le livre qu’elle lisait. Sarah entre par le fond.

SARAH.

Je viens de défaire nos malles, nos cartons, et, à peine arrivées... il semble déjà que nous soyons ici de puis huit jours, tant on avait mis de soins, de recherche et d’élégance dans tous les appartements de ce château... Mademoiselle... Elle ne m’entend pas... la v’là déjà ! Comme à l’ordinaire, dans ses méditations... Mademoiselle...

JENNY.

Eh bien ! ma bonne Surah, que me veux-tu ?

SARAH.

Qu’est-ce que vous faites là ?

JENNY.

Je lisais... je pensais...

SARAH.

Au lieu de voir par vous-même comment j’ai arrangé vos robes et vos chapeaux, si je n’ai pas chiffonné vos mousselines...

JENNY.

Qu’importe ?

SARAH.

Voilà justement ce qui m’effraie ! quand une femme ne s’occupe pas de ce qui devrait l’inquiéter le plus... il y a quelque chose en elle qui ne va pas bien... Voilà deux heures que nous sommes dans le plus beau château du monde, et au lieu de le parcourir du haut en bas, de l’admirer comme moi...

Air : De sommeiller encor, ma chère.

Dans un fauteuil, avec tristesse,
Vous restez-là pour méditer :
De vos jamb’s et de vot’ jeunesse
Hâtez-vous donc de profiter ;
Tandis qu’ vous êtes jeune et légère,
Hâtez-vous de vous divertir :
Pour se r’poser l’on a, ma chère,
Le temps où l’on n’ peut plus courir.

JENNY, se levant nonchalamment.

Tu as raison.

SARAH.

Tout ce côté du château est pour vous... et puis par-là, un salon de musique, et une petite porte qui conduit dans les jardins. Mylord, votre tuteur, m’a dit de vous en remettre la clef, pour que vous puissiez, à votre gré, sortir dans le parc, et même dans la forêt. Profitez en... cela vous fera du bien... vous êtes souffrante.

JENNY, prenant la clef.

C’est possible ; cependant je n’éprouve rien, je n’ai aucun mal.

SARAH.

Si vraiment, le plus grand de tous : vous êtes trop heureuse... c’est ce qui vous empêche de sentir votre bonheur ! Pauvre orpheline abandonnée, vous avez été recueillie par mylord, qui vous a donné de l’éducation et des talons, qui vous a rendue belle et gentille comme vous v’là !... Vous avez pris le ton, les manières des grandes dames, et peut-être leur ennui... car enfin, maintenant, vous n’êtes bien nulle part... À New-York, vous ne parliez jamais que du bonheur de vous retrouver en Europe.

JENNY.

C’est vrai.

SARAH.

Et quand nous y sommes revenus, vous ne pouviez rester en place. En Italie, vous aviez trop chaud ; en Suisse, vous aviez trop froid : vous ne pensiez qu’à l’Angleterre, votre patrie, au pays de Galles, qui vous avait vue naître : et mylord, sans vous en rien dire, achète ce domaine exprès pour vous ; et rien qu’en apercevant ce canton, ces campagnes, c’était un trouble, une émotion, vous pouviez à peine parler... des larmes coulaient de vos yeux... et maintenant vous voilà calme et indifférente sur ce bien-être, et ce bonheur qui vous entourent.

JENNY.

Non... non... je ne le suis pas !... et je pense comme toi, Sarah, c’est une belle chose que la fortune ; mais il y a encore mieux que cela...

SARAH.

Et quoi donc, s’il vous plaît ?

JENNY.

Autre chose... d’autres idées... je ne puis pas te dire ; tu ne comprendrais pas... Mais je voudrais être loin d’ici, dans les bois, dans une chaumière.

SARAH.

Laissez-moi donc avec vos bois et vos chaumières... moi aussi, à New-York, j’ai été dans les bois, puisque mon mari était bûcheron, il y est mort il la peine, ce pauvre cher homme ! Étions-nous malheureux !... Mais depuis que je suis devenue votre femme de chambre, je n’ai plus, comme vous dites, l’ombre des bois, le silence des forêts, Dieu merci, et m’en arrange très bien. J’ai chez vous de bons appartements, bien chauffés, une bonne table, un bon lit : tous les matins du thé au lait ou du café à la crème, voilà le vrai bonheur !

JENNY.

Tais-toi ! je te le répète, ma pauvre Sarah, tu me fais mal... tu ne peux ni lire dans mon cœur, ni sentir ce que j’éprouve... car enfin, que suis-je en ces lieux ?... ouvre fille sans fortune, sans naissance, élevée et protégée par un seigneur jeune encore, riche, aimable, qui m’accable de ses bienfaits ; mais ces bienfaits de quel droit puis-je les recevoir ?...

SARAH.

Ô ciel !... quelle idée me donnez-vous là ?...

JENNY.

Non pas que lord Wolsey ait jamais été pour moi autre chose qu’un ami, qu’un père...

SARAH.

C’est égal... il n’y a plus à hésiter ; et avec des idées pareilles, il faut prendre un parti... Silence, c’est mylord...

 

 

Scène II

 

LORD WOLSEY, JENNY, SARAH

 

WOLSEY.

Eh bien ! ma chère enfant, comment vous trouvez vous ici, dans notre nouvelle habitation ?

JENNY, d’un air aimable.

Comme partout où je suis avec vous, mylord.

Sarah passe à droite.

WOLSEY.

Il faut bien que je devine vos goûts, car jamais vous ne me les faites connaître, et, à ce sujet, miss Jenny, j’ai grand besoin d’avoir une conversation avec vous.

À Sarah, qui veut se retirer.

Restez, Sarah, je désire que ce soit en votre présence,

Il prend un fauteuil et s’assoit ; Sarah, en avance un à Jenny, qui s’assoit à la droite de Wolsey. Sarah reste debout derrière le fauteuil de Jenny.

et je ne puis même différer cet entretien ; car ce soir, li la ville, plusieurs gentilshommes de mes amis donnent, à l’occasion de mon arrivée, une fête où je ne puis me dispenser d’assister... et peut-être demain serai-je obligé de repartir... Que cela ne vous effraie pas : ce n’est pas sûr encore.

JENNY.

Je l’espère bien ; que vouliez-vous me dire ?...

WOLSEY.

Je ne sais trop par où commencer.

JENNY.

Vous, mylord, troublé ; embarrassé avec moi ! qu’est-ce donc ? vous m’inquiétez !

WOLSEY.

C’est qu’ici, comme en toutes choses à peu prés, il y a du raisonnable et qu’il peut y avoir aussi du ridicule !

JENNY.

Pouvez-vous le croire ?

WOLSEY.

Vous savez, ma chère Jenny, que vous étiez bien jeune lorsque le ciel vous offrit à moi, et je le remercie tous les jours d’avoir placé un tel trésor dans mes mains !... J’ai vu avec joie se développer en vous les qualités les plus brillantes ! Une seule aurait pu devenir un défaut ; défaut bien naturel il votre âge.

JENNY.

Et lequel, mylord ?

WOLSEY.

Cette imagination qui se montre parfois chez vous bien vive, bien romanesque, exalté même... mais c’est aussi la source de tant de bonnes actions, de tant de pensées généreuses... que je n’ai jamais osé en réprimer les écarts.

Air : d’Aristippe.

Souvent s’élançant dans l’espace,
Où vous aimez vous égarer,
Des rêves brillants qu’il embrasse,
J’ai vu votre cœur s’enivrer.
Respectant de si doux mensonges,
Je me taisais... tant j’avais peur,
En dissipant un de vos songes,
De vous enlever un bonheur.

Mais maintenant, cependant, il faut bien vous parler raison. Vous êtes sortie depuis un an de la pension où je vous avais placée... votre beauté, vos grâces, vous font remarquer de toutes parts... et cela devient effrayant, pour moi, surtout, qui voudrais bien ne jamais vous quitter.

JENNY.

Eh bien ?...

WOLSEY.

Eh bien !... je viens vous faire une proposition qui peut-être va glacer cette ardente imagination dont je parlais tout à l’heure... une proposition très peu romanes que, horriblement bourgeoise... une chose qui arrive tous les jours, et à tout le monde... c’est un mariage...

JENNY.

Un mariage !

WOLSEY.

Avec moi.

JENNY, à part.

Grand Dieu !

SARAH.

Je respire !

WOLSEY, il se lève. Jenny se lève aussi.

Je sais que vous allez m’objecter mon âge ; huit ou dix ans de plus que vous, c’est la vieillesse à vos yeux... et puis jusqu’à présent vous ne m’avez regardé que comme un tuteur... et un tuteur amoureux... mais ce n’est pas ‘mon amour seul que j’ai consulté ; c’est votre avenir qu’il fallait assurer ; c’est cette idée qui m’a donné le courage de tout braver... même le ridicule... et s’il est dans le monde quelqu’un qui plus que moi puisse vous rendre heureuse, ne craignez pas de me le dire, de me l’avouer franchement... faites comme moi, Jenny, ne pensez point à moi, et ne songez qu’à vous !

JENNY, attendrie.

Ah ! mylord !... Ah ! mon ami !...

WOLSEY.

Allons !... allons, mon enfant, calmez-vous ! c’est ici une affaire de sang-froid et de raison ; surtout pas d’imagination ! c’est mon ennemie mortelle... et je suis perdu, si n’écoutant qu’un moment d’exaltation ou de reconnaissance, vous me voyez autrement que je ne suis... j’ai des dehors peu brillants, un caractère froid, souvent sévère ; et si vous ajoutez à cela un bon cœur, qui vous aime bien, et une fortune assez belle, voilà tout ce que je viens vous offrir... Il n’y a là dedans pas la moindre poésie, pas le plus petit roman !... et maintenant que vous voilà prévenue, j’attends votre décision.

JENNY, baissant les yeux.

J’aimerais mieux ne pas vous la donner de suite.

SARAH, bas à Jenny.

Y pensez-vous !

WOLSEY.

Elle a raison.

Air : du Pot de fleurs.

C’est un sentiment de prudence,
Auquel je ne peux qu’applaudir ;
Car le péril est assez grand, je pense,
Pour qu’elle veuille y réfléchir...

SARAH.

En vain : délais faut-il qu’on se consume ?

WOLSEY.

Oui, laissez-lui tout le temps d’y songer.
C’est en regardant le danger,
Qu’à le braver on s’accoutume.

À Jenny.

Ainsi, j’attendrai votre réponse, tant que vous voudrez.

JENNY.

C’est trop de bontés.

WOLSEY.

Et d’ici là, voulez-vous m’accompagner ce soir, à cette fête où l’on m’attend ?

La regardant.

Non, cela vous contrarie... je n’insiste pas ; et je vous laisse... Songez à votre situation actuelle, à votre avenir, songez à tout cela, Jenny... et même à moi, qui vous aime comme un père, et comme un amant... Adieu...

Il sort par la porte Latérale a droite.

 

 

Scène III

 

JENNY, SARAH

 

SARAH.

Il a bien fait de sortir... je ne pouvais plus y tenir... J’en suis tout émue, tout attendrie !... Et vous ne lui avez pas sauté au cou ! Vous ne l’avez pas embrassé !... Mais, votre place, mademoiselle, je lui aurais dit sur-le-champ : Oui, oui... et mille fois oui.

JENNY.

C’était impossible.

SARAH.

Impossible, dites-vous... impossible ! un protecteur si généreux, un ami si dévoué, un époux si tendre.

JENNY.

Oui, c’est justement pour cela !... il m’aime tant ! il eût été horrible de le tromper !

SARAH.

Allons ! allons ! voilà votre tête qui s’échauffe et qui travaille ; nous n’allons plus nous entendre.

JENNY.

Si... car il faut bien enfin te dire la vérité...

SARAH.

Quoi ! vous n’adorez pas... vous n’épousez pas lord Wolsey ?

JENNY.

Non !

SARAH.

Et pourquoi ?

JENNY.

J’en aime un autre !

SARAH.

Grand Dieu !

JENNY.

Apprends donc que je suis née en ce pays, que j’ai passé mes premières années dans ce canton, tout près d’ici ! chez le fermier Robert Gripp, dans l’auberge qui était jointe à sa ferme, où j’étais employée à tous les travaux de la maison ; je ne désirais rien, je n’imaginais rien autre chose, et quelque rudes que fussent ces travaux, ils me semblaient doux, puisque je les partageais avec John !... John ! le fils de Robert, plus âgé que moi de quelques années, et que j’aimais... comme je l’aime encore... comme il m’aimait lui-même. Peines et plaisirs, tout nous était commun... mais, que dis-je ?... des peines... il n’en existait pas ! John n’était-il pas toujours auprès de moi ? n’était-ce pas lui qui m’accompagnait dans les champs ou à la ville ? qui me protégeait quand quelques voyageurs, ivres ou emportés, me menaçaient ? n’était-ce pas avec lui que je jouais, que je dansais, que j’étais heureuse !...Tous ces souvenirs sont là... là, toujours présents à ma pensée !

SARAH.

Ah ! mon Dieu !

JENNY.

Lorsqu’un jour des voyageurs étrangers s’arrêtèrent dans notre auberge, et l’un d’eux, qui semblait commander aux autres, me regarda avec attention. « Elle est gentille, disait-il, la petite servante ! Cela fera un jour une jolie ménagère... Veux-tu venir avec nous à New-York ; nous partons demain, et notre vaisseau n’est pas loin. » Et moi de refuser ! et eux de répondre : « Bon gré, mal gré, tu viendras, nous ferons ta fortune. » Et ce que tu ne croirais jamais, c’est que le lendemain de grand matin, au moment où Robert Gripp venait de partir pour sa ferme de Kendal, ces vilains hommes, pensant qu’un enfant, une orpheline telle que moi, n’exciterait ni réclamations ni poursuites, enfermèrent John pour l’empêcher de crier ou de me défendre ; et je me vis surprise, enlevée, transportée à bord d’un bâtiment qui faisait voile pour les États-Unis, avant que je ne fusse revenue de l’étonnement et de la frayeur où m’avait jetée cet acte de violence !

SARAH.

Quelle horreur !

JENNY.

Pendant la traversée, lord Wolsey, qui montait le même vaisseau, et se rendait à Philadelphie pour recouvrer la succession de son oncle, fut frappé de ma jeunesse, et de la crainte que je manifestais à la vue de mon ravisseur ; j’étais également attirée vers mylord par cet air de bonté et de protection empreint sur tous ses traits... Il apprit de ma bouche même toutes les circonstances de l’enlèvement dont j’avais été la victime : il accabla mon ravisseur de reproches : celui-ci lui répondit avec insolence : des menaces et des insultes, ils en vinrent aux provocations, et comme il arrive souvent ! la querelle se vida aussitôt, à bord, sur le bâtiment même... Ah ! je crois voir encore cette scène horrible, où enfin l’adversaire de mylord succombe !

SARAH.

Quel bonheur !

JENNY.

À peine débarqués, lord Wolsey me plaça dans un des premiers pensionnats de New-York, et malgré ses fréquents voyages et les affaires qui l’occupaient, il venait souvent me voir. Il avait changé mon nom de Catherine contre celui de Jenny : c’était le nom d’une jeune sœur qu’il avait perdue !...

Mouvement de surprise de Sarah.

La lecture, les arts, la société habituelle de lord Wolsey, produisaient chez moi un changement rapide et profond ; mon esprit, mes manières, tout était changé... mais non mon cœur... le temps, l’absence, l’exil sur une terre étrangère, me rendaient encore plus douces et plus vives les impressions de mon enfance et les souvenirs de la patrie. Je pensais à John, je ne rêvais qu’à lui. Du fond de mon cœur qui lui restait fidèle, toutes mes joies, je les lui envoyais ; mes rares instants de chagrins, je les lui confiais... les talents mêmes qui m’étaient donnés, c’est pour lui que je les cultivais... Je lui adressais les romances qu’on m’apprenait, et le dessin !qu’on m’avait enseigné me servait à retracer son nuage

SARAH.

Quoi ! cette grande figure ! ce jeune homme que je trouvais dans tous vos cartons... c’était lui !

JENNY.

Oui, Sarah, c’était lui !... N’est-ce pas qu’il est bien ? n’est-ce pas qu’il est charmant ?

SARAH.

Oui, pas mal... mais chacun son goût, j’aimerais au tant lord Wolsey !

JENNY.

C’est que tu n’aimes pas John ! c’est que tu ne sais pas, malgré la vivacité de son caractère, combien il était bon... empressé ! et comme il m’aimait ! les souvenirs de mon enfance ne me quittent pas !... ces habits que j’avais autrefois... j’en ai fait moi-même de pareils, et quand je suis seule, je les mets, je m’en pare... Enfin, trop mal heureuse loin de John, je ne pouvais y tenir ; aussi, avec quelle joie j’ai vu mylord se rendre à mes instances et quitter New-York. Nous avons voyagé en Suisse, en Italie, sous prétexte d’éducation et de santé ; mais, en effet, pour me rapprocher de l’Angleterre, pour me rapprocher de John !... nous y sommes enfin, et c’est quand je suis sur la même terre, dans le même pays que lui, à quelques lieues peut être du séjour qu’il habite, que tu veux que je l’oublie, que je le bannisse de mon souvenir ?... c’est impossible !

SARAH.

Et ce pauvre mylord qui vous aime tant !

JENNY.

Ah ! c’est là mon supplice, à présent.

Air : Muse des bois.

Oui, je le sens, je l’estime et l’honore,
Et son amour est bien cher à mon cœur ;
Mais John aussi depuis longtemps m’adoré,
Et John est pauvre, il n’est pas grand seigneur.
Chez nous, dit-on, la gloire ou la richesse
De tout console, et mon tuteur les a ;
Mais John, hélas ! n’avait que ma tendresse,
Et s’il la perd, qui le consolera ?

SARAH.

C’est mylord qui vient vous dire adieu.

 

 

Scène IV

 

JENNY, WOLSEY, dans la chambre à droite, parlant à son intendant, SARAH

 

WOLSEY.

C’est bien, M. Jedediah... arrangez cela comme vous l’entendrez.

Il entre.

JENNY.

Qu’est-ce, mylord ?

WOLSEY.

C’est M. Jedediah, mon nouvel intendant, qui vient me parler pour une ferme... mais la voiture est prête ! et je pars, je ne reviendrai peut-être que bien avant dans la nuit.

À Sarah.

Qu’on ne m’attende pas !

À Jenny.

Ainsi, mon enfant, à demain !

L’amenant au bord du théâtre.

Avez-vous déjà commencé vos réflexions ?

JENNY.

Pas encore !

WOLSEY.

Je ne suis pas comme vous ; j’ai réfléchi depuis que je vous acquittée, car lorsque vous étiez là, je ne le pouvais pas, j’étais trop troublée et j’ai vu que tantôt j’avais eu tort, j’avais mal agi !

JENNY.

Vous, mylord !

WOLSEY.

Sans doute ! Je vous ai demandé une décision, et pour qu’elle soit franche et sincère, il faut que vous soyez libre dans votre choix, c’est à cela d’abord que j’aurais dû songer, et je m’empresse de réparer mon oubli.

Lui présentant un papier.

Tenez, mon enfant.

JENNY.

Quel est ce papier ?

WOLSEY.

Il assure votre indépendance ; quelque parti que vous preniez, vous pouvez désormais vivre sans moi, vous voilà riche, vous voilà libre !

JENNY.

C’est trop, c’est trop mylord !... je n’accepterai jamais !

WOLSEY.

Ne craignez rien ; je n’ai pas voulu, par là, gagner mon juge, mais seulement remettre à ma pupille la dot qui lui appartient, et dont elle peut disposer.

Air d’Yelva.

Si votre choix doit tomber sur un autre,
Cette fortune il doit la recevoir,
Non de ma main, Jenny, mais de la vôtre ;
Et de mon cœur si vous comblez l’espoir,
Songeant alors à votre indépendance,
Heureux et fier, je dirai chaque jour :
Je ne dois rien à son obéissance,
Et je dois tout à son amour.

Adieu, Jenny.

Il s’éloigne.

SARAH, bas à Jenny.

Et vous pouvez hésiter encore ?

JENNY, le rappelant.

Mylord ?...

WOLSEY, revenant vivement.

Vous me rappelez !... avez-vous quelque chose à me demander ?

JENNY, baissant les yeux.

Non, sans doute ; mais j’aurais voulu vous dire... et je n’ose pas ; et puis vous allez partir !

WOLSEY, vivement.

S’il en est ainsi, je reste, me voilà à vos ordres !

JENNY.

Non, je vous en supplie, ne vous privez pas pour moi de cette fête où vos amis vous attendent... j’ai besoin d’être seule ; je l’aime mieux ; tu peux te retirer, Sarah ; et vous, mylord, partez ! je reste avec le souvenir de vos bontés, de vos bienfaits ! il est des sentiments que ma bouche ne sait ou n’ose peut-être exprimer... mais, si vous le voulez bien, je vous écrirai !

WOLSEY.

Quand cela ?

JENNY.

Ce soir, et à votre retour... ou plutôt demain matin...

WOLSEY.

J’aurai votre réponse ?

JENNY.

Oui, mylord !

WOLSEY, la regardant avec amour.

Adieu ! adieu, Jenny !

Il sort par le fond. Après qu’il est sorti, Jenny fait un signe à Sarah, qui se retire.

 

 

Scène V

 

JENNY, seule

 

Combien je suis coupable !... est-il un homme meilleur, plus aimable, plus aimant ? Je ne puis prononcer son nom sans émotion, et dans mon cœur attendri tout me dit que je devrais l’aimer !... et je l’aime ! ah ! oui, je l’aime ! mais pas comme John ; je donnerais ma vie pour lui ! mais ce n’est pas John !... Quand je pense à Wolsey, je suis tranquille, j’ai du bonheur ; mais quand je pense à John, c’est une ivresse, un transport !... j’ai la fièvre ! ma tête se perd ! je suis folle !... je sacrifierais tout, pour me retrouver encore couverte de mes humbles habits, comme aux jours de mon enfance... une chaumière, une chaumière et lui ; la pauvreté, la misère, n’importe, je serais avec lui ! au lieu de cela, ce luxe, ces richesses, ces bienfaits dont on m’accable et qui enchaînent ma reconnaissance, qui me défendent d’être ingrate.

Lisant le papier que lui a remis Wolsey.

Il me donne ce château et les bois, les terres qu’il vient d’y réunir ; la ferme de Kendal !... Ô ciel ! c’est bien ce nom-là, c’est celle dont Robert Gripp était le fermier, et qui doit sans doute encore être occupée par lui... ou par son fils. La ferme de Kendal, à trois milles d’ici !... et avant d’arriver à la ferme, à deux cents pas du parc, la taverne du Chariot d’Or, où j’étais servante, où j’étais avec John !... et qui sait ? peut-être y est-il encore, peut-être en ce moment est-il là qui pense à moi, qui me regrette, qui m’appelle... Ô ma tête !... ma tête !... elle est brûlante, elle est en fou... je ne vois plus rien que John qui est près de moi ; et avec quelle violence mon cœur s’élance vers lui !...

Marchant vivement.

Ah ! cet état est horrible ! je ne puis le supporter plus longtemps !

Là, là, là ! à deux cents pas de moi, les souvenirs de toute ma vie ; le repos et la paix !... deux âmes qui s’entendent et se devinent ; le bonheur enfin !... Non, je ne puis y résister : non, je n’accepterai pas le sort brillant que mylord me propose ! ce serait indigne à moi de lui donner un cœur qui dans ce moment est rempli d’amour pour un autre ; et l’honneur, la reconnaissance même m’ordonnent de refuser sa main et ses bienfaits !... Pauvre il m’a trouvée !... pauvre je dois le quitter ; oui, oui, c’est cela !...

Elle va s’asseoir à la table et écrit.

J’ai promis à mylord de lui écrire... eh bien ! avouons-lui la vérité ! son noble cœur est digne de l’entendre.

Écrivant.

« Je ne peux plus rester auprès de vous, et ne puis recevoir vos bienfaits dont je ne suis pas digne... j’en aime un autre, je ne puis vivre sans lui. »

Elle écrit encore quelques mots, et ferme la lettre, puis y met l’adresse.

Demain, quand je n’y serai plus, on lui portera cette lettre, que je laisse à son adresse ; et cette nuit même...

Se levant.

Oui, c’est à celui que j’aime, à l’ami de mon enfance, à mon époux, que je dois aller demander asile. Et ces riches habits ne peuvent plus être les miens !... je les quitterai ! je reprendrai ceux qui me conviennent, ceux que j’entrevoyais toujours comme l’espérance de mon bonheur.

Montrant le cabinet à gauche.

Ils sont là !... là ; tout le monde dort ; dans une heure je puis être auprès de John...

S’arrêtant.

Mais, mylord !... ah ! ne pensons pas à lui, car je ne partirais pas !

Elle se précipite dans le cabinet à gauche.

 

 

Deuxième Partie

 

 

Scène première

 

MISTRISS DOROTHÉE, au comptoir à droite, CHŒUR DE BUVEURS, autour de la salle à gauche

 

CHŒUR DE BUVEURS, les uns assis autour de la table, les autres au bout.

Air : du pas des Nonnes. (Robert.)

Buvons, compagnons,
Buvons, francs lurons,
La bière
À plein verre,
Afin d’oublier,
Afin d’égayer
Le sort de l’ouvrier.
À jeun, je n’ai pas un schelling ;
Mais quand je bois... oui, soudain,
J’ai des rentes et de l’or,
Et je m’crois un mylord.
Buvons, compagnons,
Buvons, francs lurons,
La bière
À loin verre ;
Afin d’oublier,
Afin d’égayer
Le sort de l’ouvrier.

Pendant cette dernière reprise, mistriss Dorothée a quitté son comptoir pour venir imposer silence aux buveurs, en leur disant.

DOROTHÉE.

Chantez plus bas, ou allez dans la chambre à côté.

Tous les buveurs se lèvent et passent dans la chambre à droite, en chantant toujours.

 

 

Scène II

 

DOROTHÉE, JEDEDIAH

 

JEDEDIAH.

Eh bien ! eh bien ! quel tapage ! et surtout quelles chansons.

DOROTHÉE.

C’est M. Jedediah, le régisseur du château.

JEDEDIAH.

Bonjour, mistriss Dorothée...

Regardant les buveurs qui sont entrés dans la chambre.

Les gaillards ne respectent ni la langue ni les mœurs.

À Dorothée.

Mais il me semble qu’il est nuit close, et que votre taverne devrait être fermée.

DOROTHÉE.

Que voulez-vous ?... je loue cette maison si cher de John Gripp, qui en est le propriétaire... Il n’y aurait pas moyen de s’en retirer, si on ne donnait pas à boire après le couvre-feu... ça n’offense personne...

JEDEDIAH.

Que le règlement... et par principe, je suis pour qu’on respecte la morale et surtout le règlement.

DOROTHÉE.

Vraiment ! Voulez-vous une pinte de bière ?

JEDEDIAH.

Volontiers... car j’ai bien chaud...

Il va s’asseoir auprès de la table.

DOROTHÉE, lui versant.

C’est de ma meilleure ! vous ne me dénoncerez pas au constable... vous, mon ancien maître...

JEDEDIAH, l’interrompant.

C’est bien !

DOROTHÉE.

Je me rappelle toujours le temps où j’ai été votre gouvernante.

JEDEDIAH.

Et moi aussi ! tu m’as quitté pour te faire cabaretière ! établissement honorable, auquel je n’ai pas du m’opposer.

DOROTHÉE.

Et puis, nous ne sommes pas séparés pour toujours...

JEDEDIAH, lui frappant sur la joue.

C’est bon, c’est bon !...

Il se lève.

Il ne s’agit pas de ça... Notre ami John Gripp, ton propriétaire, est-il là-haut ?

DOROTHÉE.

C’te question !... Est-ce qu’il y demeure ?

JEDEDIAH.

Non ! mais en revenant du marché, où il est allé vendre des bestiaux, il doit s’arrêter ici.

DOROTHÉE.

Comment le savez-vous ?

JEDEDIAH.

Il m’y a donné rendez-vous, pour parler affaires ; et comme il sera trop tard pour se rendre à sa ferme, il pourra bien souper et coucher ici.

Il va à table et boit un verre de bière.

DOROTHÉE.

Comme il voudra... À la taverne du Chariot d’Or, tout le monde est bien reçu pour son argent.

JEDEDIAH.

Et même sans cela, John ne serait pas mal accueilli par toi... C’est le plus aimable et le plus beau garçon du pays.

Il revient auprès de Dorothée.

DOROTHÉE, avec fierté.

Eh ! que m’importe à moi ? Vous devez savoir mieux que personne que ma vertu et mes principes...

JEDEDIAH.

C’est bon... c’est bon... Je t’ai déjà dit qu’il ne s’agissait pas de ça... et puis John est riche, il a reçu de son père un bel héritage.

DOROTHÉE.

Qu’il est en train de manger...

JEDEDIAH.

Il lui reste cependant cette maison-ci qui est d’un assez bon revenu... une taverne bien achalandée... grâce à toi, la belle cabaretière... Et puis, il tient à loyer les meilleures terres du comté, la ferme de Kendal.

DOROTHÉE.

Dont le bail vient d’expirer !

JEDEDIAH.

Mais on pourra le renouveler ; cela dépend de moi.

DOROTHÉE.

Vraiment !

JEDEDIAH.

Ce domaine vient de passer entre les mains d’un nouveau maître, lord Wolsey, qui est arrivé au château cet après-midi...

DOROTHÉE.

Seul ?

JEDEDIAH.

Non... on dit qu’il est venu en tête-à-tête avec une jeune dame.

DOROTHÉE.

Sa femme ?...

JEDEDIAH.

Du tout.

DOROTHÉE.

Sa sœur ?

JEDEDIAH.

En aucune manière... vous comprenez ?

DOROTHÉE.

Quelle horreur !

JEDEDIAH.

Ça ne m’a pas étonné... ces lords, ces gens de la cour ont des mœurs si dépravées... et cela a déjà produit un très mauvais effet dans le canton, parce qu’au milieu de nous autres, bons et simples paysans du pays de Galles...

DOROTHÉE, avec impatience.

Et vous avez parlé à mylord ?

JEDEDIAH.

Je lui ai présenté mes hommages et mes livres de comptes.

DOROTHÉE.

Comment vous a-t-il reçu ?

JEDEDIAH.

Très bien ! Il n’a pas plus fait attention aux uns qu’aux autres... de grandes manières, des manières comme il faut... pour nous !... J’avais pour moi son valet de chambre à qui j’avais donné un petit pot-de-vin ; car tous ces gens-là sont d’une cupidité !... Mylord était donc prévenu d’avance de ma moralité et de mes principes ; et il m’a dit : « Je vous conserve dans mes domaines votre place de régisseur-général ! »

DOROTHÉE.

C’est superbe !

JEDEDIAH, d’un air dépréciateur.

Il y a bien des frais !... Vous le voyez par ce que cela me coûte... Je lui ai parlé alors de la ferme de Kendal dont le bail était à renouveler ; et il a répondu : «Vous connaissez mieux que moi les gens du pays, je m’en rapporte entièrement à vous ; faites ce que vous voudrez ! » De sorte que j’en suis le maître.

DOROTHÉE.

Ce qui est assez avantageux pour vous !... et à qui donnerez-vous ce riche fermage ?

JEDEDIAH.

Pouvez-vous me le demander ? la justice avant tout... Je le laisserai au possesseur actuel... depuis soixante ans, et de père en fils, cette ferme est dans leur famille... D’ailleurs, John Gripp est m’on ami ! nous jouons, nous buvons de compagnie... nous chassons ensemble le renard... Et vous le savez, Dorothée, je n’oublie jamais l’amitié !

DOROTHÉE.

C’est bien ! c’est bien !... et quand se conclut cette affaire ?

JEDEDIAH.

Ce soir ! j’ai donné rendez-vous ici à tous les fermiers du château, pour y régler nos comptes ; et John va venir comme eux...

DOROTHÉE.

C’est inutile, car John n’aura pas le bail...

JEDEDIAH.

Puisque je le lui donne...

DOROTHÉE.

Vous vous trompez !... Ce n’est pas à lui que vous le donnerez !

JEDEDIAH.

Et à qui donc ?

DOROTHÉE.

À moi !

JEDEDIAH.

À vous, Dorothée ?...

DOROTHÉE.

Oui, mon bon M. Jedediah ! à moi, votre ancienne gouvernante !...

JEDEDIAH.

Permettez, ma chère, vous êtes très aimable, et je vous veux beaucoup de bien... mais je n’irai pas, pour vos beaux yeux, me fâcher avec John Gripp.

DOROTHÉE.

Cela vous regarde.

JEDEDIAH.

Il a ma parole.

DOROTHÉE.

Peu m’importe !...

JEDEDIAH.

C’est très important,... car lui, de son côté, m’a promis deux cents guinées...

DOROTHÉE.

Voilà donc la grande raison !

JEDEDIAH.

Il me semble qu’elle a assez de poids.

DOROTHÉE.

Et à moi, M. Jedediah, n’avez-vous rien promis ?...

JEDEDIAH.

Il ne s’agit pas de ça...

DOROTHÉE.

Cette promesse de mariage que vous m’avez faite quand j’étais votre gouvernante...

JEDEDIAH.

C’était bon autrefois...

DOROTHÉE.

Et maintenant encore !... elle est valable !

JEDEDIAH.

Que diable. Dorothée, vous n’y teniez pas... vous ne devez pas y tenir... j’ai eu dans ma vie bien des gouvernantes ; et je ne dis pas que de temps en temps, je n’ai pas fait des promesses... tout le monde en fait... mais vous êtes la première qui ayez pris cela au sérieux...

DOROTHÉE.

C’est écrit...

JEDEDIAH.

Certainement... mais des écrits de ce genre-là rentrent dans la catégorie des serments et des paroles d’honneur... verba volant, comme on dit ; et cela ne doit avoir à vos yeux aucune importance...

DOROTHÉE.

Oui, quand je pense à vous ; mais quand je pense à votre place !... régisseur-général !... c’est beau ! et en présentant ce papier en justice...

Elle lui montre un papier, qu’il veut prendre et qu’elle renferme aussitôt.

ou seulement a mylord, comme certificat de votre moralité...

JEDEDIAH.

C’est indigne !

DOROTHÉE.

La moralité dont lui a parlé son valet de chambre.

JEDEDIAH.

Dorothée !... je ne vous reconnais pas là !... et ce n’est pas tant la chose que le procédé qui me fâche...

Avec sensibilité.

Abuser ainsi d’un instant d’erreur !... et vous armer contre un ancien ami d’une promesse imprudente...

DOROTHÉE, de même.

Eh ! mon Dieu, M. Jedediah... si vous me prenez par les sentiments, je ne sais plus me défendre... et me voilà prête à vous rendre ce papier...

JEDEDIAH.

Est-il vrai ?...

DOROTHÉE, d’un air doucereux.

Persuadée que de votre côté, vous n’hésiterez pas à me donner la preuve d’amitié que je vous demande... le bail de la ferme...

JEDEDIAH.

Vous y tenez donc toujours ?

DOROTHÉE, tendrement.

Autant que je tiens peu à cette promesse.

JEDEDIAH, avec un dépit concentré.

Ah ! Dorothée ! vous le mériteriez bien... je devrais...

DOROTHÉE.

Quoi donc ?

JEDEDIAH, lui montrant la promesse.

La tenir...

DOROTHÉE, avec menace.

Si vous vous en avisiez...

JEDEDIAH, avec joie.

Ah ! cela vous fait trembler !

DOROTHÉE, froidement.

Pour vous !...

JEDEDIAH.

Pour moi !...

Avec réflexion.

C’est vrai... il ne faut pas non plus que la colère m’aveugle sur le danger...

À Dorothée, d’un ton radouci et caressant.

Allons, Dorothée, allons, qu’est-ce que c’est donc que d’être comme ça ?... vous n’avez pas été toujours aussi méchante... et puisque vous le voulez... je cède...

Mouvement de joie de Dorothée.

mais par amitié, par amitié seulement.

DOROTHÉE, d’un air câlin.

C’est bien ainsi que je l’entends.

ENSEMBLE.

Air : Petit blanc.

Plus de haine importune,
Que tout soit oublié ;
Célébrons la fortune,
Ainsi que l’amitié.

JEDEDIAH, à part.

Pour fuir ce mariage
Que ne ferais-je point !

Haut.

Mais si John fait tapage...

DOROTHÉE.

Je m’charge de ce point. (Bis.)
C’te ferme est donc la mienne.

JEDEDIAH, à part.

Il le faut bien, hélas !

DOROTHÉE, à part.

Ah ! je l’tiens sous ma chaîne.

JEDEDIAH, à part.

Ah ! tu me le paieras.

ENSEMBLE.

Plus de haine importune,
Que tout soit oublié ;
Célébrons la fortune,
Ainsi que l’amitié. (Bis.)

On frappe en dehors. Mistriss Dorothée se remet à son comptoir ; Jedediah s’assoit à la table.

 

 

Scène III

 

DOROTHÉE, JENNY, sous ses anciens habits, JEDEDIAH

 

JEDEDIAH.

Qui vient là ?

DOROTHÉE, criant de la place où elle est.

Entrez !

JENNY, paraissant à la porte du fond, et à part.

C’est ici !... je reconnais la maison ! Comme le cœur me bat !

JEDEDIAH, regardant Jenny.

C’est une jeune fille... et elle paraît gentille.

DOROTHÉE, brusquement, à Jenny.

Qui vous amène, la belle enfant ? que demandez-vous ?

JENNY.

N’est-ce pas ici la taverne du Chariot d’Or ?

JEDEDIAH, se levant.

Comme vous dites.

JENNY.

Qui appartient à maître John Gripp ?

DOROTHÉE.

Précisément.

JENNY.

Est-il ici ?

JEDEDIAH.

Est-ce que vous vouliez lui parler ?

JENNY.

Oui, monsieur !...

JEDEDIAH.

Cela se trouve à merveille, car il va venir.

JENNY, tremblante, et à part.

Ah !... j’ai peine à me soutenir...

DOROTHÉE.

Et peut-on savoir ce que vous lui voulez ?...

JENNY.

Ce que je veux ?... je le lui dirai à lui-même... J’ai une lettre à lui remettre.

JEDEDIAH.

Des secrets intimes... c’est différent...

JENNY, vivement.

C’est relatif à cette auberge... Je venais lui demander s’il ne pourrait pas m’y faire avoir une place...

DOROTHÉE, allant à elle et la prenant par la main.

Est-ce que vous seriez cette jeune Irlandaise que maître Hapefort, le constable, a recommandée à John.

JENNY, hésitant.

Oui... oui... madame...

DOROTHÉE.

Vous entendez donc le service ?...

JENNY.

Autrefois... pas mal... quoique j’en ai perdu un peu l’habitude.

DOROTHÉE, avec ironie.

Alors, ça ira bien. Et qu’est-ce que vous demandez de gages ?

JENNY.

Je ne demande rien, jusqu’à ce que je sois au fait du service... si toutefois ça convient à M. John.

DOROTHÉE.

Ou à moi... ce qui est la même chose.

JENNY, à part.

Ô ciel !...

À Jedediah.

Est-ce que ce serait sa femme ?

JEDEDIAH.

Non... John n’est pas marié...

Il passe entre Dorothée et Jenny.

JENNY, à part, avec joie.

J’en étais sûre... mais elle m’a fait une peur !...

DOROTHÉE.

C’est moi qui suis la maîtresse de cette taverne, je vous reçois... je vous accepte pour servante...

JENNY.

Et John ?...

DOROTEÉE.

John est le propriétaire de la maison... celui qui me la donne à loyer.

JENNY.

Il n’habite donc pas ici ?

DOROTHÉE.

Non, sans doute... et qu’est-ce que ça vous fait ?

JENNY, embarrassée.

Bien... c’est que monsieur...

Montrant Jedediah.

me disait qu’il allait venir...

JEDEDIAH, qui est passé entre Dorothée et Jenny.

Souper et coucher ici, attendu qu’il est trop tard pour retourner ce soir à la ferme où il habite.

JENNY, avec joie.

Oh ! alors... à la bonne heure !...

DOROTHÉE.

Comment ! à la bonne heure !... vous tenez donc beaucoup à voir M. John Gripp lui-même ?

JENNY.

Oui, madame...

JEDEDIAH.

C’est tout naturel... si elle a pour lui une lettre de recommandation de M. Hapefort le constable.

DOROTHÉE.

Air : Ces postillons.

Qu’ai-je besoin d’en savoir davantage ?
C’est inutile, et l’on voit bien
Qu’ell’ vient ici fair’ son apprentissage...
R’gardez plutôt son air et son maintien,
Je parierais qu’ell’ ne s’entend à rien.

JEDEDIAH.

Ça ne doit pas empêcher de la prendre.

DOROTHÉE.

Oui, pour avoir encore sur les bras
Une ignorante.

JEDEDIAH.

À qui l’on peut apprendre
Ce qu’elle ne sait pas.

Car elle est très intéressante cette jeune fille... et j’aurais, si elle voulait, une bien meilleure condition à lui proposer.

DOROTHÉE.

Et laquelle ?

JEDEDIAH, à Jenny.

Je n’ai pas de gouvernante dans ce moment et j’en cherche une... c’est une place excellente ! une maison tranquille... un homme seul... Jedediah, régisseur de lord Wolsey...

JENNY, à part.

Ô ciel !...

JEDEDIAH.

Je ne vous promets pas des gages bien brillants ; mais vous pouvez être sûre du moins que du côté des principes et de la morale...

La regardant.

Je n’ai jamais vu de tournure comme celle-là...

DOROTHÉE, les séparant.

C’est bon... c’est bon, n’allez-vous pas déjà lui en conter à cette jeunesse... songez plutôt à vos affaires.

Lui montrant deux fermiers qui entrent par le fond.

Voilà maîtres Tony et Tintmouth, deux fermiers de mylord, qui viennent avec vous régler leurs comptes.

JEDEDIAH, aux deux fermiers.

C’est bien, mes enfants, je suis à vous...

Leur montrant la porte à côté de celle du fond.

Attendez-moi là...

Les deux fermiers entrent. À Jenny.

Toi, ma petite, songe à mes propositions...

DOROTHÉE, passant entre eux.

En v’là assez...

À Jenny.

Si vous vous amusez ainsi à écouter les enjôleurs, nous ne serons pas longtemps bien ensemble, il faut dans nos auberges une autre tenue que celle-là...

JENNY.

Mais, madame...

DOROTHÉE, sèchement.

Votre nom ?

JENNY.

Catherine !

DOROTHÉE.

Eh bien ! mamselle Catherine...

Montrant la porte à droite.

Allez là-dedans servir ces messieurs, et vous irez ensuite faire les lits et préparer votre chambre.

JENNY.

Comment, déjà !

À part.

Ah !

DOROTHÉE.

Il faut bien voir si vous êtes bonne à quelque chose.

JENNY.

C’est juste !

À part.

Heureusement, ce ne sera pas long !

Avec réflexion.

Il va venir, il va venir, et tout sera oublié.

Haut.

J’y vais, madame.

Elle entre par la porte à droite.

DOROTHÉE, se retournant, et apercevant encore Jedediah qui suit de l’œil Jenny, entrée dans la chambre à droite.

Eh bien... qu’est-ce qu’il fait là en contemplation !

JEDEDIAH, poussant un grand soupir.

Ah !

Il entre dans la chambre où il a fait entrer les deux fermiers.

 

 

Scène IV

 

DOROTHÉE, seule, le contrefaisant

 

Ah ! encore une à qui il ferait une promesse de mariage ! ce M. Jedediah est étonnant, dès qu’il voit une jeunesse, il n’y tient plus... rien n’est plus dangereux que ces vieux garçons ! aussi, si jamais on m’y reprend...

On entend parler très haut en dehors.

Ah ! c’est John !

 

 

Scène V

 

JOHN GRIPP, DOROTHÉE

 

JOHN, entrant avec mauvaise humeur.

Par l’âme de mon père, que le diable puisse les emporter !

DOROTHÉE.

Bonjour, M. John...

JOHN.

Bonjour... et à boire !

DOROTHÉE.

Après qui jurez-vous donc ainsi ?

JOHN.

Après vos damnés chemins, où j’ai manqué de rester, moi et ma jument !

Il jette son fouet et son chapeau sur une chaise au fond du théâtre.

DOROTHÉE.

Pourquoi aussi, revenez-vous si tard ?

JOHN.

Est-ce que je ne suis pas mon maître ?

DOROTHÉE.

Comme il est aimable ! prenez donc intérêt à lui.

JOHN.

Et qui diable vous prie de prendre intérêt à moi ? Donnez-moi à souper... c’est tout ce que je vous demande ; car je meurs de faim. Quant à ce qui est d’être aimable, nous verrons plus tard, quand j’aurai le temps, mais dans ce moment, je n’y pense guère !

DOROTHÉE.

Est-ce que vos bestiaux ne se sont pas bien vendus au marché ?

JOHN.

Très bien !

DOROTHÉE.

Les affaires ont donc été bonnes ?

JOHN.

Oui...

DOROTHÉE.

Vous dites ça comme si elles avaient été mauvaises.

JOHN.

C’est qu’elles sont mauvaises... ces imbéciles-là m’ont payé comptant... ils m’ont donné des guinées... et moi quand j’ai des guinées dans ma poche...

DOROTHÉE.

Vous avez encore joué !...

JOHN.

Eh ! que voulez-vous qu’on fasse après le marché ? surtout quand les autres fermiers sont tous là à jouer à la boule... à vous exciter et à parier... moi. je ne suis pas méchant...

DOROTHÉE.

Je le sais bien.

JOHN.

Je fais comme eux ! aussi, depuis la mort de feu mon père en ai-je vu défiler des vraies livres sterling !

DOROTHÉE.

Parce que vous n’avez personne auprès de vous pour vous retenir ou vous donner de bons conseils...

JOHN.

N’allez-vous pas me faire de la morale, la tavernière ?

DOROTHÉE.

Pourquoi pas ? vous avez encore une jolie fortune... cette taverne qui vous appartient, et de bons quartiers de terre au soleil... mais tout ça est engagé ; on vous a prêté lit-dessus, et pour remettre de l’ordre dans vos affaires... il faudrait quelqu’un qui y prit intérêt, comme si elles étaient les siennes.

JOHN.

C’est ça... je vous vois venir... voilà deux ans que vous avez la rage de m’épouser.

DOROTHÉE.

Moi !

JOHN.

Oui, par Saint-George ! vous m’en voulez... et je ne sais pas ce que je vous ai fait... je vous loue cette taverne à un prix modéré ; je ne vous tourmente pas pour le paiement, et la moitié du temps, je viens le manger ou le boire ici, avec des amis... enfin, je suis un bon voisin, et un honnête homme, à qui vous devriez vouloir du bien... oh ! bien, pas du tout... elle a une idée qu’elle poursuit...

DOROTHÉE.

Vous devriez m’en remercier.

JOHN.

Laissez-moi donc tranquille... si je voulais comme on dit, faire pénitence... je n’aurais qu’à être votre mari...

DOROTHÉE.

Et pourquoi ça ?

JOHN.

Pourquoi... pourquoi ? parce que votre mari... ce n’est pas moi c’est tout le monde qui le dit... votre mari serait exposé d’abord à...

DOROTHÉE.

A...

JOHN.

À marcher droit, attendu que vous n’êtes pas bonne tous les jours, la Cabaretière.

DOROTHÉE.

Parce que j’ai de la tête, du caractère, de l’ordre, de l’économie... tout ce qu’il vous faudrait en un mot... aussi, je ne vous en parle plus et vous êtes bien le maître de vous ruiner... si cela vous plaît...

JOHN.

Me ruiner ! c’est possible... ça en prenait le chemin ; mais, grâce au ciel, j’ai en train une bonne affaire qui va rétablir les miennes.

DOROTHÉE.

Et laquelle ?

JOHN.

Ça ne vous regarde pas ! Maître Jedediah, le régisseur du château, est-il arrivé ?

DOROTHÉE.

Oui, il est là...

JOHN.

Alors, je soupirai plus tard... je vais le trouver.

Il fait quelques pas pour sortir.

DOROTHÉE.

Ce n’est pas la peine.

JOHN, s’arrêtant.

Et pourquoi cela ?

DOROTHÉE.

Il ne compte plus sur les deux cents guinées que vous lui avez promises...

JOHN, revenant vivement auprès de Dorothée.

Du silence... qui diable a pu vous apprendre ?...

DOROTHÉE.

Est-ce que je ne sais pas tout ?... votre bail vient d’expirer pour la ferme de Kendal... un bail qui serait susceptible d’une grosse augmentation ; et, au lieu de cela, le régisseur Jedediah a promis de vous faire avoir un nouveau bail de douze ans, avec une forte diminution... ce qui dans les mains d’un homme d’ordre serait une fortune superbe...

JOHN.

Je le sais mieux que vous !

DOROTHÉE.

Ce qui lui permettrait, dans douze ans, de se retirer dans ses propres domaines et de devenir, à son tour, un riche propriétaire.

JOHN.

C’est bien mon idée.

DOROTHÉE.

Eh bien ! mon cher John, il faut y renoncer.

JOHN.

Et pourquoi cela ?

DOROTHÉE.

Parce que vous n’aurez pas le bail !

JOHN.

Jedediah me l’a promis pour deux cents guinées... je le tuerais s’il manquait à sa parole !

DOROTHÉE.

Et s’il ne pouvait pas la tenir ?... si lord Wolsey, le nouveau maître du château, lui avait ordonné d’en disposer en faveur d’une autre personne à laquelle il porte intérêt.

JOHN.

Quelle indignité !... une personne sans délicatesse qui aura été intriguer auprès de mylord.

DOROTHÉE.

Comme vous auprès du régisseur.

JOHN.

Et si je connaissais seulement cette personne là...

DOROTHÉE.

C’est moi !

JOHN.

Vous, mistriss Dorothée !... c’est vous qui m’enlevez mon bail ! ou le donne à vous... à une femme !...

DOROTHÉE.

Je peux prendre un mari !... rien ne s’y oppose... et quand on saura que je suis la fermière de Kendal, les épouseurs ne me manqueront pas.

JOHN, avec désespoir.

Je crois bien !... une si belle ferme.

DOROTHÉE.

Ils viendront demander ma main.

JOHN, de même.

De si bonnes terres... qui peuvent rapporter le double de ce qu’elles donnent.

DOROTHÉE.

Ils me presseront tous de faire un choix.

JOHN, de même.

Parbleu !... des bestiaux en si bon état, et se voir enlever tout cela !

DOROTHÉE.

Il ne tient qu’à vous... de les en empêcher.

JOHN.

C’est ça ! vous y v’là encore ! quand je disais qu’elle y tenait et qu’elle y revenait toujours.

DOROTHÉE.

Moi, du tout, je n’insiste pas... et dès demain j’aurai pris mon parti... ainsi, dès aujourd’hui, prenez le vôtre... oui ou non, et tout sera dit.

JOHN.

A-t-on jamais vu une position semblable...

S’approchant d’elle.

Voyons, ma petite Dorothée, il n’y aurait pas moyen autrement.

DOROTHÉE, avec fierté.

Que voulez-vous dire ?

JOHN.

Je dis... il des conditions moins rigoureuses... je t’aimerai tant, Dorothée, que mon amour pourra te dédommager...

DOROTHÉE.

Et de quoi ? tous les avantages sont pour vous !

JOHN.

En un sens, je ne dis pas... mais dans l’autre...

DOROTHÉE.

Je ne vois que des bénéfices ; nous réunissons l’auberge et la femme.

Air : Vaudeville de Voltaire chez Ninon.

Vous n’aimez pas à travailler,
De vous remplacer je m’propose ;
Je m’ charge de tout surveiller,
Pendant que monsieur se repose...
Parler, agir, et commander,
Voilà quel’ tâch’ sera la mienne !
Vous n’aurez qu’à me regarder...

JOHN, la regardant.

C’ n’est pas ell’ qu’aura le plus d’ peine.

DOROTHÉE.

Du reste, aucun embarras pour vous, aucun souci.

JOHN.

C’est vrai.

DOROTHÉE.

Si ce n’est de boire et de rire avec vos amis.

JOHN.

C’est vrai... par malheur, Dorothée, vous n’avez guère d’argent comptant.

DOROTHÉE.

Et les deux cents guinées qu’il faudrait donner à Jedediah, et qui vous restent... c’est ça que je vous apporte ; et de plus, une ferme superbe.

JOHN, se décidant.

C’est ma foi vrai !... au petit bonheur ! arrivera ce qui pourra...

Lui tendant la main.

Affaire faite...

DOROTHÉE, la prenant.

Et conclue...

JOHN.

Et alors qu’on me donne à souper ! un bon souper.et une bouteille de vin !... ça étourdit !

DOROTHÉE.

À l’instant même.

JOHN, allant à gauche et frappant sur la table.

Et dépêchons... les garçons, la fille, il n’y en a jamais ici !

DOROTHÉE.

C’est ce qui vous trompe, je viens de retenir une jeune servante que vous adresse M. Hapefort, le constable ; elle s’est recommandée de vous.

JOHN

De moi ou du diable, peu importe !... pourvu qu’elle me donne à souper et qu’elle ne me fasse pas attendre.

DOROTHÉE.

Je vais vous l’envoyer... Adieu, John.

Elle va vers la chambre à droite.

JOHN.

Adieu, Dorothée...

La regardant.

Plus je la regarde...

Avec tendresse.

Dorothée...

DOROTHÉE, s’arrêtant et regardant John.

Quoi ?

JOHN.

Envoie-moi deux bouteilles.

Dorothée entre par la chambre à droite.

 

 

Scène VI

 

JOHN, seul

 

Il faut bien ça... car l’épouser pour garder ma ferme... ça n’est pas agréable... Il est vrai qu’il aurait fallu donner à mon ami Jedediah deux cents guinées que je garde, c’est une économie, comme elle dit... oui, une économie qui coûte cher. Et puis, après tout, une fois la noce faite, si ma femme m’ennuie, rien ne m’empêche de l’envoyer promener... Ainsi morbleu ! vive la joie et le bon vin... quand j’en aurai... car on ne se presse pas d’arriver... Holà ! Jeannette, Betty, Charlotte ! enfin, v’là du monde, c’est bien heureux !

 

 

Scène VII

 

JENNY, apportant le souper, JOHN

 

JOHN, toujours auprès de la table.

C’est la nouvelle servante !

JENNY, tout émue et tremblante de tous ses membres.

C’est lui... le voilà !

JOHN.

Eh bien ! qu’est-ce qui lui prend donc ?... elle va jeter le souper par terre.

Il lui prend le plat des mains et le met sur la table.

Pas de bêtises au moins...

JENNY.

Comment ? il ne me reconnaît pas... John...

JOHN.

Cette voix... cette émotion... et ces traits... que j’ai déjà vus... que je connais... Mais non, ce n’est pas possible...

JENNY.

Eh ! si vraiment !... c’est moi...

Ils se jettent dans les bras l’un de l’autre.

John ! mon cher John !... tu ne m’as donc pas oubliée...

JOHN.

Moi ! ah ! bien oui... je parlais encore de toi l’autre jour à mon oncle !

JENNY.

Bien vrai ?

JOHN.

Je lui disais : « Conçoit-on que c’te petite Catherine qui était si gentille, qui aurait si bien achalandé la maison... soit ainsi disparue ? » Vrai, ça a été une perte pour nous...

JENNY.

Pour toi, du moins ?

JOHN.

Et une fameuse !... au point qu’à la mort de mon père, j’ai renoncé à faire valoir l’auberge... je l’ai louée.

JENNY.

Je le sais bien... et tu as eu raison... Ces lieux que nous avons habités ensemble devaient te paraître si tristes... comme à moi tout à l’heure pendant que je t’attendais.

JOHN.

Tu m’attendais ! ma pauvre Catherine !... Et au moins, a-t-on en soin de toi ? as-tu pris quelque chose ?

JENNY.

Je n’avais besoin de rien... que de te revoir, John !

JOHN.

Ça ne m’étonne pas, tu as toujours été un bon cœur, une bonne enfant. Mais que je te regarde encore ! comme te v’là grande et gentille... comme t’es formée... te v’là une demoiselle à marier... Voyez un peu comme ça pousse en quatre ans.

JENNY.

Il y en a bien cinq.

JOHN.

Crois-tu ?... dam ! c’est bien aisé à savoir... C’était à la Saint-Martin, l’année d’avant la mort de Robert Gripp, mon père, et nous sommes maintenant...

JENNY.

Il y a bien cinq années, te dis-je !... j’ai trop bien compté tous les instants. Et quel a dû être ton étonnement, ton effroi, lorsque tu ne m’as plus revue...

JOHN.

Pardieu... ils m’avaient enfermé dans le cellier dont je n’ai pas pu briser la porte... sans cela ils me l’auraient payé !

JENNY.

Tu m’aurais défendue !

JOHN.

Oui, morbleu, par saint George !... et que je ne touche de ma vie un verre de vin, si je ne les ai pas poursuivis après, pendant deux lieues, que j’en étais en nage, quoi !... et que j’en ai eu une veste neuve quasiment perdue ; c’est comme je te le dis, à ne pouvoir plus la remettre.

JENNY.

Mon pauvre John !

JOHN.

Et toi, Catherine... Qu’est-ce que t’es devenue ? Qu’est-ce qui t’est arrivé ?

JENNY.

J’en ai bien long à te raconter... et je vais te dire tout cela... d’abord tu sauras...

Elle va commencer son récit.

JOHN, l’interrompant.

À la bonne heure ; mais si ça t’est égal... après souper...

JENNY.

Comment ?

JOHN.

C’est que je meurs de faim.

JENNY.

Est-il possible !

JOHN.

J’ai un appétit d’enragé...

JENNY, le regardant.

Ah ! je suis fâchée que tu aies faim.

JOHN.

Et moi aussi... j’aimerais mieux ne pas l’avoir... ça prouverait que j’ai soupé ; mais ce ne sera pas long... Mets vite le couvert.

Il passe à sa droite.

JENNY.

Comment ?... ah ! c’est juste.

Elle va prendre la table qu’elle place avec effort au milieu du théâtre.

Quoi ! il ne m’aide pas... ah ! que c’est lourd !

JOHN.

C’est bien... maintenant, mets le couvert... Mets-en deux ! car je ne suis pas fier... tu t’assoiras à côté de moi, le maître et la servante... ça t’étonne... il n’y a pas de quoi. Je ne suis pas changé, je suis toujours bon en faut et nous allons souper ensemble... comme autrefois...

JENNY.

Oui... oui, comme autrefois...

JOHN.

Je parie que t’as oublié où c’ qu’on mettait la nappe...

JENNY.

Oh ! que non, tu vas voir...

Courant au petit buffet.

Là...

Elle y prend une nappe, ensuite des assiettes qu’elle place sur la table.

JOHN, debout près du comptoir et la regardant.

Tout juste...

JENNY, étendant la nappe sur la table.

Ah ! mon Dieu ! qu’est-ce que c’est que ça ? comme c’est gros ?

JOHN.

C’te nappe-là, c’est superbe ! de tout le pays, c’est ici qu’est le plus beau linge...

JENNY.

C’est possible ! ou est l’argenterie ?...

JOHN.

L’argenterie !... Ah ! ça, tu es folle ? il n’y en a pas plus maintenant qu’autrefois.

JENNY.

Tiens ! c’est vrai...

Montrant des cuillers d’étain.

Mais au fait, on doit manger aussi bien avec ça.

Servant les deux plats qu’elle a apportés.

Là ! tout est prêt ! à table !

JOHN.

À table !

Ils s’assoient tous les deux ; Jenny à la droite de John, sur un tabouret de bois.

JENNY, se relevant vivement.

Ah ! mon Dieu !

JOHN.

Qu’est-ce qui te prend ?

JENNY.

C’est que...

JOHN.

Ce tabouret est un peu dur, n’est-ce pas ? Eh bien ! va chercher une chaise !

JENNY en va prendre une et s’assoit.

C’est à peu près la même chose.

JOHN.

T’es devenue bien douillette... verse-moi tout plein.

Elle remplit le verre de John.

Quand t’es partie, Catherine, t’en souviens-tu ? mon père ne voulait quasi pas m’ laisser boire de la bière... Aussi, quand nous pouvions en escamoter une bouteille à nous deux...

JENNY.

Fi donc !

JOHN.

À présent, c’est plus ça...l’ale, le porter, tout y passe, et souvent même du vin... comme un mylord... je suis le plus fort buveur du pays... à ta santé... est-ce que tu ne bois pas ?

JENNY.

Non, John... je ne bois que de l’eau !...

JOHN.

Ah ! comme t’es changée !

JENNY, en soupirant.

Et toi, aussi, un peu.

Elle a fini ce qui était sur son assiette, et elle la lève comme pour la donner à un domestique qui se tiendrait debout derrière elle. Voyant qu’on ne la prend pas, elle dit avec impatience.

Eh bien !

JOHN.

Eh bien !... qu’est-ce que tu fais donc comme ça l’ bras en l’air ?

JENNY, se remettant aussitôt.

Rien... rien... je croyais qu’il y avait là quelqu’un ou quelque chose pour recevoir cette assiette.

JOHN.

C’te bêtise... Eh bien ! qu’est-ce que tu cherches ?

JENNY.

Une serviette !...

JOHN, s’essuyant la bouche avec la main.

Et ! à quoi bon ?

JENNY, le regardant.

Ô ciel !

JOHN.

Qu’est-ce que t’as ?

JENNY, s’essuyant avec son mouchoir.

Rien ! j’ai tort !

JOHN.

Que diable de manières as-tu prises ?... ce n’est pas là des façons convenables ! ça n’est pas bon ton !... Veux-tu un peu de poisson... là, à côté de ton rosbif ?

JENNY.

Merci !... je n’ai plus faim.

JOHN.

Moi, ça redouble.

JENNY.

Pourvu que je sois là près de toi... à te regarder... Parle-moi un peu de nos anciennes connaissances. La petite Nelly, la blonde, qu’est-elle devenue ?

JOHN.

Elle est devenue rousse, et puis elle a épousé le colporteur, qui s’est établi mercier au bas du village ; ils ont un tas d’enfants, ils sont malheureux comme les pierres !... Passe-moi le fromage !

JENNY.

Ah ! mon Dieu ! les pauvres gens !... Et le père Tom Dick, qui nous faisait danser aux fêtes de Noël ?

JOHN.

Il vient de mourir à l’hôpital !... Donne-moi donc a boire !

JENNY.

Quel malheur ! un si brave homme !

JOHN.

Est-elle drôle ! où voulais-tu qu’il mourût ?

JENNY.

J’aurais voulu lui donner des secours, lui faire une pension.

JOHN.

Pour ça faut être riche, avoir des guinées... et le peu qu’on a, on le regarde pour soi.

JENNY.

Est-il possible !

JOHN.

Comme de juste !

Levant son verre.

À ton retour, mon enfant !

JENNY, lui arrêtant le bras.

C’est trop, John !

JOHN.

Air : Vaudeville de Turenne.

Vu, ne crains rien, bien boire est ma science !
Plus d’une bouteille y pass’ra, Dieu merci !
Verse toujours !... voilà que je commence !

Regardant le verre qu’il tient à la main.

Salut à toi !... mon verre !... mon ami !
Je t’aime tant, quand je te vois rempli !
Ô toi ! par qui gaiement le temps s’écoule,
Dans mon sein où j’ vais te verser,
Entr’ mon garçon ! tâch’ de te bien placer,
Vu que ce soir y’aura foule !

Il boit.

JENNY.

En vérité, John, vous vous ferez mal.

JOHN.

N’aie donc pas peur, ma petite Catherine.

Il est près d’elle et la serre dans ses bras.

 

 

Scène VIII

 

DOROTHÉE, JOHN, JENNY

 

DOROTHÉE, parlant en dedans.

Oui, oui, M. Jedediah, c’est une affaire conclue et arrangée.

Elle entre.

Eh bien ! est-ce qu’on ne se couche pas, aujourd’hui ?... v’là tout à l’heure minuit.

JOHN.

Fallait bien le temps de souper.

Jenny et John portent la table au fond du théâtre.

DOROTHÉE.

Votre chambre est prête, M. John !... c’est de ce côté.

Montrant la porte a droite.

JOHN.

C’est bon !... on y va !... Et Catherine ?...

DOROTHÉE.

Ne vous en inquiétez pas...

Remettant à Jenny un bougeoir.

Tenez, mon enfant.

JENNY, prenant le bougeoir avec dégoût, à part.

Ah ! mon Dieu !... du suif !

DOROTHÉE.

Qu’est-ce que c’est ?

JENNY, timidement.

Bien... je dis que ça sent le suif.

DOROTHÉE.

Pardine !... c’en est.

Montrant la porte à gauche.

Voilà votre chambre.

JENNY, ouvrant la porte et regardant

Quoi ! ce grabat ?

DOROTHÉE.

Un grabat !... Toutes les servantes qui l’occupaient, avant vous, s’y trouvaient à merveille... quatre planches, un matelas, une chaise...

JENNY.

À peine si on peut y respirer.

DOROTHÉE.

On ouvre la fenêtre... il y en a une sur la campagne.

JOHN.

C’est un vrai boudoir !

JENNY, avec un soupir, s’approchant de John.

John ! je ne peux pas rester ici, j’y mourrais !... dès demain nous irons à la ferme.

JOHN, de même.

Comme tu voudras.

DOROTHÉE, le regardant.

Hein ? qu’est-ce que c’est, qu’avez-vous là à chuchoter ?

JOHN.

Rien... elle me parle.

DOROTHÉE.

Qu’est-ce qu’elle vous dit ?

JENNY, avec impatience.

Que lui importe ?... est-ce que cela la regarde ?

DOROTHÉE.

Qu’est-ce que c’est que ce ton-là ? Oui, mademoiselle, cela me regarde, parce que je suis maîtresse et que vous êtes la servante... et je n’entends pas qu’à l’avenir vous ayez des familiarités pareilles avec mon mari.

JENNY.

Son mari !

JOHN, à Dorothée.

C’est-à-dire, permettez...

DOROTHÉE.

C’est tout de même... fiancés d’aujourd’hui...

On entend appeler dans la chambre à droite.

JENNY, à John.

Est-il possible !

JOHN, à demi-voix.

Sois donc tranquille, ne t’inquiète pas.

Bruit dans la coulisse. Musique. On entend de nouveau appeler dans la chambre à droite, frapper sur la table et les verres.

JOHN.

Eh bien ! eh bien ! entendez-vous ce tapage... ce sont vos convives qui s’apprêtent à partir, et qui demandent le coup de l’étrier.

DOROTHÉE.

Eh bien ! on y va.

À Jenny.

Et vous restez là... de bout... immobile...

JOHN.

Est-ce qu’elle sait où sont les clefs de la cave ?

DOROTHÉE.

C’est juste, c’est moi qui les ai... je ne les confie à personne... et pour cause...

Le bruit redouble.

On y va, on y va. Sont-ils altérés.

Elle sort par la droite.

 

 

Scène IX

 

JOHN, JENNY

 

JENNY, à elle-même.

Fiancés d’aujourd’hui ! il ne savait pas que je reviendrais ; c’est égal.

À John.

Qu’est-ce que je viens d’apprendre ! Vous, M. John, fiancé à cette vilaine femme-là !

JOHN.

Ce n’est pas ma faute, Catherine, c’est malgré moi ; j’y étais forcé ! je ne pouvais pas faire autrement.

JENNY.

Et comment cela ?

JOHN.

Je m’en vais te l’expliquer, parce que, toi, tu as de l’esprit, et tu comprends les choses : Je tenais une ferme, qui maintenant est à peu près toute ma fortune... elle appartient à lord Wolsey...

JENNY, avec émotion.

Lord Wolsey !

JOHN.

Un riche seigneur que tu ne connais pas.

JENNY.

Si vraiment ; je te dirai cela, va toujours.

JOHN.

Le bail est expiré... et j’allais le ravoir avec une diminution...

JENNY.

Il était donc trop cher ?

JOHN.

Au contraire, il aurait dû être augmenté ; mais moyennant deux cents guinées, que je donnais à M. Jedediah, le régisseur...

JENNY.

Ô ciel ! M. Jedediah trompait donc mylord !

JOHN.

Ça ne me regardait pas.

JENNY.

Si vraiment, puisque tu en profitais... et ce n’était pas bien, ce n’était pas digne de toi.

JOHN.

Si, ma foi ! car c’était une fameuse affaire ; d’ailleurs, mylord est si riche !... c’est de bonne guerre, c’est de franc jeu... chacun pour soi ; mais malgré tout ça... je ne l’ai pas eu.

JENNY, lui tendant la main.

Tant mieux !

JOHN.

Parce que je n’ai pas pu ; c’est cette mistriss Dorothée qui l’a obtenu... et qui est venue me dire : « Promettez-moi de m’épouser, et vous aurez la ferme. »

JENNY.

Et tu as refusé bien vite ?

JOHN.

En refusant j’étais ruiné.

JENNY.

Eh bien ! qu’importe ?

JOHN.

Comment qu’importe ? tu ne comprends donc pas... Je vais t’expliquer de nouveau...

JENNY.

C’est inutile !... moi qui te parle, John, j’avais aussi une belle fortune, et je l’ai abandonnée, j’y ai renoncé sans regret.

JOHN.

Pourquoi donc ?

JENNY.

Pour venir près de toi.

JOHN.

C’te bêtise !... fallait donc me l’apporter... moi, ça m’aurait dispensé d’épouser Dorothée.

JENNY.

L’épouser ! tu y penses encore, depuis que tu m’ASTÉRIE. vue... quand je suis là, près de toi ?

JOHN.

Qu’est-ce que ça peut te faire ? puisque je ne l’aime pas, au contraire ! je la déteste... je ne peux pas la souffrir, et ça fera bientôt un ménage à la diable... ce ne sera pas long.

JENNY.

Et c’est pour elle que vous renoncez à moi ?

JOHN.

Renoncer à toi !... plutôt mourir, car depuis que je t’ai revue, ça m’a repris... je t’aime bien plus qu’autrefois... je t’aime comme un enragé.

JENNY.

Eh bien alors ?

JOHN.

Eh bien !

JENNY.

Eh bien ?

JOHN.

Eh bien ! ça n’empêche pas.

JENNY.

Comment ? ça n’empêche pas...

JOHN.

Non vraiment !... et tu ne comprends donc rien ? elle sera ma femme, parce qu’elle a la ferme ; mais tu seras ma bonne amie, toi... parce que je t’aime.

La ritournelle de l’air suivant.

JENNY.

Ô ciel !... je l’ai voulu, je l’ai mérité... Adieu !

JOHN.

Où vas-tu donc ?

JENNY.

Laissez-moi.

JOHN.

Non, parbleu !... Qu’est-ce que c’est que ces manières, et à quoi ça sert ?

Air : Allez dormir, ma belle. (M. Monpon.)

Allons, n’sois pas rebelle,
Un seul baiser, ma belle,
Ton amour est mon bien...
Oui, nos cœurs sont les mêmes,
Et puisqu’enfin tu m’aimes,
Que ça n’soit pas pour rien !

JENNY, effrayée.

À l’honneur j’en appelle,
Vous y serez fidèle,
Votre cœur m’entendra !

JOHN.

Quand d’amour tu m’embrases,
N‘ vas-tu as fair’ des phrases ?
On n’ te demand’ pas ça.

Ensemble.

JOHN.

Ne fais pas la cruelle,
Un seul baiser, ma bulle,
Ton amour est mon bien...
Oui, nos cœurs sont les mêmes,
Et puisqu’enfin tu m’aimes,
Qu’ ça n’ soit pas pour rien.

JENNY.

Ma voix en vain l’appelle,
À l’honneur infidèle,
Son cœur n’écoute rien...
Ah ! je me hais moi-même ;
Ô désespoir extrême !
Quel destin est le mien !

À la fin de cet ensemble, John embrasse Jenny, qui cherche en vain à se défendre.

 

 

Scène X

 

DOROTHÉE, JOHN, JENNY

 

DOROTHÉE, sortant de la chambre à droite et apercevant John qui veut embrasser Jenny.

Eh bien ! par exemple, qu’est-ce que c’est qu’une conduite pareille.

JOHN.

Ah ! mon Dieu !... ma fiancée !

DOROTHÉE.

Je me doutais bien qu’elle venait ici avec des intentions ; mais je ne souffrirai pas qu’une petite misérable que j’ai reçue par charité, vienne porter le désordre dans mon ménage.

JENNY.

Quoi ! madame ? vous pourriez supposer...

DOROTHÉE.

Voyez donc cet air de princesse... Heureusement, la belle inconnue, on sait qui vous êtes...

Trouble de Jenny.

Sir Hapefort, le constable, dont vous vous êtes réclamée et qui était en course cette nuit, vient d’entrer se reposer à l’auberge ; il ne vous a jamais donné de lettre ; il ne vous connait seulement pas.

JOHN.

Eh bien ! qu’est-ce que ça fait ? Moi, Je la connais.

DOROTHÉE.

C’est une intrigante, une vagabonde !

JOHN.

Dorothée, de la modération !

DOROTHÉE.

Et pour la sûreté de ma maison, j’ai demandé qu’on l’arrêtât.

JENNY.

M’arrêter ? ô ciel !

JOHN.

Je ne le souffrirai pas, quand je devrais étrangler le constable !... Le premier qui entre, je l’étrangle.

En ce moment, Jedediah entre ; mais le reconnaissant, il dit.

Ah ! c’est vous, mon bon ami, vous êtes bien heureux de ne pas être le Constable...

 

 

Scène XI

 

DOROTHÉE, JOHN, JENNY, JEDEDIAH

 

JEDEDIAH.

Qu’est-ce que vous faites là ? courez donc vite, un événement : lord Wolsey...

JENNY.

Ô ciel !

JEDEDIAH.

Il revenait de la ville, d’une fête qu’on lui avait donnée ; et près d’ici, dans un des fossés qui longent la route... et son postillon l’a versé.

JENNY.

Il est blessé ?

JEDEDIAH.

Du tout, mais il est à pied ; et pendant qu’on relève sa voiture, il entre se reposer chez vous ; il est là qui cause avec le constable.

DOROTHÉE.

Courons le recevoir.

Elle sort avec Jedediah, John les suit.

JENNY.

Et moi, que devenir s’il m’aperçoit, s’il me reconnaît, et ce constable qui me menace. Ah ! c’est fait de moi.

Elle s’élance dans le cabinet à gauche.

JOHN, rentrant et voyant Jenny entrer précipitamment dans le cabinet.

Eh bien ! où va-t-elle donc ?

 

 

Scène XII

 

JEDEDIAH, LORD WOLSEY, DOROTHÉE, JOHN, DOMESTIQUES, VILLAGEOIS et VILLAGEOISES

 

Air Final.

Musique de M. Hormille.

Ensemble.

JEDEDIAH, DOROTHÉE, JOHN, LE CHŒUR.

Grand Dieu ! quelle aventure ;
Je tremblais de frayeur ;
Mais mon cœur se rassure
En voyant monseigneur.

WOLSEY.

Que chacun se rassure...
Calmez votre frayeur ;
Il ne m’est, je vous jure,
Arrivé nul malheur.

Il s’assied sur une chaise que lui présente Jedediah.

WOLSEY.

De votre zèle secourable,
Ah ! grand merci... Mais quelle était
Cette affaire dont le constable
À l’instant même me parlait.

DOROTHÉE.

Ce n’est rien, c’est une servante...

JEDEDIAH.

Une jeune fille charmante...

JOHN.

Qu’on veut arrêter...

WOLSEY.

Mais encor,
De quel crime est-elle coupable ?

JOHN.

Ell’ n’a rien fait... c’est une fable.

WOLSEY.

Ne puis-fie la voir ?

JOHN.

Oui, mylord ;
Montrant le cabinet.
C’est là qu’elle est...

DOROTHÉE.

Quand on n’est pas coupable,
De s’cacher on n’a pas besoin.

JOHN, allant ouvrir la porte.

Par Saint-George, ell’ n’est pas loin...

Regardant dans le cabinet.

Ciel ! elle a disparu.

DOROTHÉE.

Par où ?

JEDEDIAH, regardant aussi.

Par la fenêtre
Qu’elle a laissée ouverte...

DOROTHÉE.

Et qui donn’ sur les champs.

WOLSEY.

Elle s’est évadée ?

DOROTHÉE.

En emportant peut-être
Mes effets.

JOHN.

Laissez donc !

JEDEDIAH, se frottant les mains.

Ah ! que d’événements !

Ensemble.

DOROTHÉE, JEDEDIAH et LE CHŒUR.

Grand Dieu ! quelle aventure !
Partons, suivons ses pas ;
Malgré la nuit obscure,
Ell’ n’échappera pas ;
Oui, dans la nuit obscure,
Partons, suivons ses pas.

JOHN.

Grand Dieu ! quelle aventure,
Que je la plains, hélas !
C’est lui faire une injure,
Qu’ell’ ne mérite pas...
Oui, dans la nuit obscure,
Partons, suivons ses pas.

WOLSEY.

L’étonnante aventure,
Quel bruit et quel fracas !
Mais dans la nuit obscure,
Ils vont perdre leurs pas.

Ils sortent tous en désordre.

 

 

ACTE II

 

 

Troisième Partie

 

Même décoration qu’à la première partie. Porte un fond ; portes de cabinet. Auprès de la porte à gauche de l’acteur, table couverte d’un riche tapis. À droite, un petit guéridon auprès duquel se trouve un fauteuil.

 

 

Scène première

 

JENNY, dans ses habits de paysanne, entrant vivement par la porte à gauche, qu’elle referme, et courant se jeter sur le fauteuil qui est auprès du guéridon à droite

 

Je suis sauvée ! personne ne m’a vue rentrer !... Quelle nuit, bon Dieu !... et que j’ai eu peur !... Obligée de fuir à travers les champs... craignant toujours d’être pour suivie, ct arrivée à ce parc, où je me croyais en sûreté... perdue dans ces nombreuses allées, que je connais à peine, enfin, j’ai retrouvé le sentier qui conduisait à ce pavillon, et grâce à la clef que mylord m’avait donnée hier...

Elle se lève et regarde autour d’elle.

Je suis donc chez moi ! oui, m’y voilà ! ce n’est point un rêve ! qu’avec plaisir mes yeux se reportent sur tout ce qui m’entoure ! que tout cela est élégant et de bon goût ! et quand je pense à cette taverne sombre et entamée... et à ceux qui l’habitent, à leurs manières, à leurs propos, aux sentiments qui les animent... où étais-je, mon Dieu !... dans un enfer, dans un monde horrible, effrayant, hideux à voir. Ah ! que j’étais malheureuse ! et s’il fallait être condamnée à y vivre... plutôt mourir !... Oh ! oui, la mort vaut mieux !... Mais, grâce au ciel ! tout cela est dissipé... je remis, je respire !... Qui vient là ?... Sarah !... ma bonne Sarah... quel bonheur !

 

 

Scène II

 

SARAH, JENNY

 

SARAH.

Qu’avez-vous donc, mademoiselle !

JENNY.

Rien...

Lui prenant les mains.

C’est bien elle !

À part.

J’ai toujours peur de voir entrer mistriss Dorothée.

SARAH.

Déjà levée... au point du jour ?

JENNY.

Oui, je ne pouvais dormir.

SARAH.

Je le vois bien... et ces habits que vous avez là me prouvent que vos vilaines idées vous occupent toujours.

JENNY, avec embarras.

Non, j’essayais ce matin ce costume ; je ne sais pourquoi, un caprice, un souvenir... le dernier sans doute.

SARAH, vivement.

Dites-vous vrai ?

JENNY.

Je te le jure ; j’y pense pour la dernière fois.

SARAH.

Quel bonheur !... et comment cela se fait-il ? vous, qui hier encore.

JENNY, vivement.

Ah ! c’est que depuis hier... c’est que cette nuit...

Se reprenant.

un rêve, un rêve affreux, auquel je ne peux penser encore sans effroi, m’a fait voir de près, ce que de loin mon imagination m’avait montré si brillant et si beau !... j’étais folle !... et maintenant que j’y pense, j’ai tort de leur en vouloir.

SARAH.

Et à qui donc ?

JENNY, sans écouter Sarah et sans la regarder.

Ils sont ce qu’ils doivent être, ce qu’ils ont toujours été... ce ne sont pas eux, c’est moi qui suis changée ; les soins qui m’entouraient, l’éducation que j’ai reçue, m’ont donné une autre existence, des pensées plus généreuses, de meilleurs sentiments, peut-être... et je dois en remercier, je dois en aimer encore plus celui à qui je dois tant de bienfaits.

SARAH.

Vous avez raison... et quoique je ne comprenne pas bien encore comment ce changement-là est arrivé...

JENNY.

Tant mieux, tant mieux, je ne sais où j’ai l’esprit en te racontant tout cela ; n’en parle à personne, et garde-moi bien le secret...

SARAH.

Je vous le promets.

JENNY.

Mais, je ne veux pas que mylord me voie sous ce costume... je passe dans mon appartement.

SARAH.

Oui, mam’zelle !

JENNY.

Viens m’y rejoindre, j’aurai besoin de toi.

SARAH.

Je vous suis, le temps de mettre cette chambre en ordre.

JENNY.

Ah ! quel bonheur !

SARAH.

Soyez donc tranquille.

Jenny entre par la porte à droite.

Il faut convenir qu’elle a fait là un rêve bien heureux.

Air : Vaudeville de l’Homme vert.

Voilà pour elle quand j’ pense,
Un’ bien bonn’ nuit, un bon sommeil !
D’ sa full’, son extravagance,
Ell’ s’ trouv’ corrigée au réveil !
D’aut’ pensées en son cœur s’élèvent !...
Ah ! quel bonheur pour not’ pays,
Si tous les insensés qui rêvent
Pouvaient se réveiller guéris !

C’est mylord !...

 

 

Scène III

 

SARAH, LORD WOLSEY

 

WOLSEY.

Tu me vois de bien bonne heure, Sarah ; mais Je t’avoue que je n’ai pas dormi, que je ne puis rester en place... et t’ayant vue entrer chez la maîtresse, je suis venu savoir si elle était éveillée.

SARAH.

Oui, mylord.

WOLSEY.

Si elle pouvait me recevoir.

SARAH.

Pas encore... elle s’habille.

WOLSEY.

Tâche qu’elle se dépêche... il me tarde tant d’apprendre sa décision, de connaître sa réponse.

SARAH.

C’est bien naturel... et pour ma part je ne peux pas lire dans la pensée de mademoiselle... mais j’ai idée que la réponse sera bonne.

WOLSEY.

Dis-tu vrai ?... je ne pourrais jamais assez payer une pareille nouvelle... mais, de grâce, qu’elle ne me fasse pas languir ; car, moi, qui d’ordinaire suis calme et de sang-froid, j’aurais peut-être de la force.et du courage : contre un grand malheur... mais je n’en ai pas pour commander à l’impatience et à l’agitation que j’éprouve... Va, Sarah... va vite...

SARAH.

Oui, mylord... Pauvre homme qu’il va être content !

Elle sort par la droite.

 

 

Scène IV

 

WOLSEY, seul

 

En vérité, je suis honteux de ma faiblesse ; mais quel homme serait plus raisonnable que moi ? prêt à posséder ou à perdre pour jamais un trésor dont je connais seul tout le prix... car j’ai vu croître et se développer sous mes yeux tant d’attraits, tant de vertus, tant d’heureuses qualités... et cette exaltation même que je lui reproche parfois, ajoute encore un nouveau charme à ce caractère si candide et si naïf... Oui, je l’ai juré, c’est à Jenny que sera unie ma destinée... à elle ou à personne au monde !... Mais que les instants s’écoulent lentement !... cette nuit en rentrant... j’espérais trouver une lettre d’elle, que je n’ai pas reçue...

Il s’assoit auprès de la table.

Est-ce bon ou mauvais signe ?... et cette réponse si désirée...

Jetant les yeux sur la table.

Que vois-je !... son écriture...

Lisant.

« À lord Wolsey, à mon bienfaiteur. »

Tenant la lettre.

Ah !... je tremble...

Il se lève.

« À mon bienfaiteur. » À quoi bon ?... c’est à mon époux... qu’il fallait dire. Allons, lisons...

Il lit la lettre tout bas.

Ô ciel !...

Il la relit encore.

Elle est décidée à quitter ce château... et à renoncer à mes bienfaits dont elle n’est pas digne... car elle en aime un autre !

Avec colère.

Un autre !... eh ! qui donc ?...

Cherchant à se calmer.

Allons... allons, que vais-je faire ? l’accabler de ma jalousie, de mes reproches... m’avilir à ses yeux, moi qui lui demandais de la franchise... eh bien ! elle m’a obéi... elle ne m’aime pas... elle en aime un autre...

Air : Un jeune grec.

Et pourquoi donc en serais-je irrité ?
Suis-je de ceux, qui roulant tout apprendre,
Vont demandant tout haut la vérité,
Et qui plus tard ne savent pas l’entendre,
De cet aveu, naïf et sans détour,
Mon cœur doit-il lui faire un crime ?
Non, non... soyons généreux à mon tour ;
Si je n’ai pu mériter son amour.
Méritons au moins son estime.

 

 

Scène V

 

SARAH, JENNY, sortant de la porte à droite, WOLSEY, dans un fauteuil, à gauche, auprès de la table

 

SARAH.

Oui, mademoiselle, il est là qui vous attend ; donnez-lui une bonne parole.

JENNY.

Je ne demande pas mieux ; mais c’est si difficile à dire ; ne me quitte pas, reste près de moi.

S’approchant timidement de Wolsey.

Mylord, je ne m’attendais pas au plaisir de vous voir de si bonne heure...

WOLSEY, qui a tressailli en entendant sa voix, se lève et la salue froidement.

Je suis bien indiscret, peut-être.

JENNY.

Oh ! jamais... vous savez bien que quand je vous vois je suis heureuse !

WOLSEY, froidement.

Je vous remercie ?

JENNY, bas à Sarah.

Il n’a pas l’air content.

SARAH.

Dites-lui quelque chose de mieux encore.

JENNY, se rapproche de lui, et après un instant d’hésitation lui dit.

Votre soirée d’hier a-t-elle été brillante ?

WOLSEY, toujours froidement.

Très brillante.

JENNY.

Il ne vous est rien arrivé en route ?

WOLSEY, de même.

Un accident dont ce n’est pas la peine de vous parler.

JENNY, timidement.

Et pourquoi donc ? vous savez bien que tout ce qui vous concerne...

Avec émotion.

me touche et m’intéresse...

Plus tendrement.

que rien de vous ne peut m’être indifférent.

WOLSEY, froidement.

Oui, je connais votre bon cœur.

JENNY, bas à Sarah.

Il ne comprend pas ; je ne peux cependant pas dire mieux.

SARAH, de même.

Vous ne parlez pas assez clairement.

JENNY.

Tu crois !

Se rapprochant de lui.

Mylord...

WOLSEY, avec un peu d’impatience.

Eh bien ?... que me voulez-vous ?

JENNY, avec embarras.

Je ne sais, j’aurais voulu vous dire, vous apprendre...

SARAH, l’encourageant tout bas.

C’est cela.

JENNY.

Ça n’est pas ma faute, mylord, mais c’est si difficile à vous avouer.

SARAH, de même.

C’est bien.

WOLSEY, avec calme.

Je vous comprends, Jenny, ma présence vous embarrasse.

JENNY, naïvement.

C’est vrai.

WOLSEY.

Vous avez un secret que vous n’osez me confier.

JENNY.

Ah ! mylord...

WOLSEY, lui prend la main et elle s’arrête avec timidité.

Air de Céline.

C’est un secret qui vous tourmente,
Et pèse là, sur votre cœur !...

JENNY.

Oui, j’en conviens... je suis tremblante.

WOLSEY.

Et d’où vient donc cette frayeur
Que ma vue ici vous inspire,
Et qui semble vous dominer ?

JENNY.

Hélas !... je n’ose vous le dire...
Ne pouvez-vous le deviner ?

WOLSEY, à part.

Pauvre enfant ! elle redoute ma colère, ou plutôt elle craint de me voir malheureux ! allons, ne soyons pas généreux à demi, ne lui laissons pas même la douleur d’un regret ou d’un remords.

Haut.

Jenny, écoutez-moi !

JENNY, s’approchant de lui vivement.

Me voici !

WOLSEY.

Depuis hier, j’ai réfléchi.

JENNY.

Et moi aussi !

WOLSEY.

J’ai vu combien il était peu sensé à moi de songer à vous épouser.

JENNY, à Sarah.

Ô ciel !

WOLSEY.

Ma raison, que j’ai fini par écouter, m’a démontré tous les inconvénients d’un pareil mariage ; m’a prouvé que je ne devais plus vous aimer, du moins comme je faisais... et quand une résolution me paraît juste et raisonnable, vous le savez, Jenny, quoi qu’il m’en coûte, je sais la tenir... ainsi, mon enfant, que la crainte de m’affliger ou de me faire de la peine ne vous empêche pas de faire un choix... je vous rends votre liberté comme je vous demande, de mon côté, à reprendre la mienne.

Il va s’asseoir auprès de la table.

JENNY, à Sarah.

Ah ! c’est fait de moi !

SARAH.

V’là ce que c’est d’attendre si longtemps... les hommes font comme nous... ils changent d’idée !

JENNY, bas.

Que veux-tu que je lui dise, maintenant ?

SARAH, bas.

Rien... il ne veut plus !

Haut et passant auprès de Wolsey.

Et cependant tout à l’heure encore il me semblait que mylord...

WOLSEY.

Il suffit, Surah ! laissez-nous ! j’ai maintenant à parler en particulier à votre maîtresse.

SARAH.

Oui, mylord...

À part, en s’en allant.

Ah ! mon Dieu, quel dommage !...

Elle sort par le fond.

 

 

Scène VI

 

JENNY, WOLSEY

 

WOLSEY, se levant.

Nous sommes seuls, Jenny, et vous pouvez parler sans crainte à votre ami, à votre père...

JENNY.

Qu’attendez-vous de moi, monsieur ?

WOLSEY.

Que vous imitiez ma franchise... maintenant que la reconnaissance ne vous oblige plus à cacher vos véritables sentiments, il est tout naturel que je désire les connaître.

JENNY.

Que voulez-vous dire ?

WOLSEY.

Que je viens ici comme votre conseil, et votre tuteur, causer avec vous sur le choix que vous avez fait.

JENNY.

Moi ! je n’en ai aucun, je vous le jure.

WOLSEY.

À quoi bon cette dissimulation, je ne vous reconnais pas là, Jenny... c’est la première fois de votre vie que vous ne me dites pas la vérité ; voyez plutôt.

Il lui montre la lettre.

Ô ciel ! ma lettre d’hier soir !

WOLSEY.

Je venais ici pour vous annoncer un changement de résolution, pour vous dire que je renonçais décidément à vous épouser, lorsque cette lettre a frappé mes yeux...

JENNY, à part.

Ô mon Dieu !

À Wolsey.

Vous l’avez lue ?...

WOLSEY.

Le mal n’est pas bien grand... votre intention n’était peut-être pas de me l’envoyer encore ; mais je l’ai trouvée ici à mon adresse, et après tout, il aurait toujours fallu m’apprendre ce que vous m’écrivez là...

JENNY.

Jamais ! jamais... ne croyez pas, mylord...

WOLSEY.

Que vous puissiez aimer quelqu’un ?... Je vous ai dit, mon enfant ; que cela ne m’offensait en aucune façon... et si, comme je n’en doute pas, c’est une personne qui mérite votre tendresse, une personne digne de votre choix.

JENNY, se tordant les mains.

Ah ! je mourrai de honte !

WOLSEY.

Eh bien !... vous vous taisez... son nom ?

JENNY.

On ne le saura jamais, ni vous, ni personne au monde... D’ailleurs, je vous l’ai dit, je ne l’aime pas, je ne l’aime plus...

WOLSEY.

Ce n’est guère probable.

Lisant la lettre.

« Je l’aime, je l’adore... je ne puis vivre sans lui. » Vous m’écriviez cela hier soir ; nous voici au matin ; et ce n’est pas dans l’intervalle de quelques heures... ce n’est pas du jour au lendemain qu’une personne telle que vous peut changer des sentiments... aussi violons...

Voyant Jenny qui s’est caché la tête dans ses mains.

Eh bien ! Jenny, qu’est-ce que cela signifie ? ce ne sont pas des pleurs, des sanglots que je vous demande, c’est la vérité... c’est le nom de celui que vous aimez.

JENNY, joignant les mains.

Oh ! mylord, mylord, je suis une malheureuse et coupable créature... je ne suis pas digne de vos bontés... accablez-moi de votre colère, abandonna-moi ; mais ne m’interrogez pas, ne me demandez rien ; car je ne puis rien dire... et si vous deviez jamais connaître la vérité... je crois que je me tuerais.

WOLSEY.

C’en est trop ! et une pareille obstination...

Jedediah paraît à la porte du fond.

Qui vient là ? qui vient nous interrompre ?

 

 

Scène VII

 

JENNY, WOLSEY, JEDEDIAH

 

JEDEDIAH.

C’est moi, mylord, votre régisseur Jedediah.

JENNY, à part.

Ô ciel !

WOLSEY.

Que voulez-vous ?

JEDEDIAH.

Est-il vrai, comme on nous l’a dit, que ce château et ses dépendances appartiennent désormais à miss Jenny, votre pupille ?

WOLSEY.

Sans doute.

JEDEDIAH.

C’est que j’aurais voulu vous parler du bail de la ferme... et d’autre détails d’administration.

WOLSEY, brusquement.

Cela ne me regarde plus, adressez-vous à elle.

Lui montrant Jenny.

Car la voici.

JEDEDIAH.

Mille pardons !...

Il passe en s’inclinant près de Jenny qui est à droite du théâtre et qui s’assoit, en lui tournant à moitié le dos.

J’espère que les renseignements que milady pourra prendre de moi dans le pays... seront tous à mon avantage, car je puis dire que pour la moralité et les principes...

Regardant Jenny.

Ah ! mon Dieu !...

WOLSEY.

Qu’avez-vous donc ?

JEDEDIAH.

Je disais... à milady, que pour le chapitre de la probité et des mœurs...

Regardant toujours Jenny.

Mais c’est un hasard bien singulier !...

WOLSEY, avec intention.

Lequel ? votre probité...

JEDEDIAH.

Eh ! non, mylord, il s’agit de... d’une erreur, d’une absurdité... qui n’a aucun rapport avec la ferme de Kenda !... dont je voulais vous parler.

JENNY, à part.

Ô mon Dieu !

JEDEDIAH.

Deux concurrents s’en disputaient le bail et voulaient, chacun de son côté, venir solliciter... et importuner milady... qui aurait peut-être été bien embarrassée pour se décider entr’eux ! Je les ai engagés à réunir leurs prétentions ; comme ce sont, l’un et l’autre, de braves et honnêtes gens... dont milady n’aura que de la satisfaction... si elle voulait les recevoir.

WOLSEY.

C’est bien le moment... qu’ils aillent au diable !

JEDEDIAH.

Ils sont là.

SARAH, à la porte du fond, avec John et Dorothée.

Avancez.

WOLSEY.

Eh bien ! alors, qu’ils se dépêchent.

 

 

Scène VIII

 

JENNY, WOLSEY, JEDEDIAH, JOHN et DOROTHÉE, amenés par SARAH

 

SARAH.

Avancez... mais Jenny est là.

JENNY, les apercevant.

Ah ! c’est fait de moi.

DOROTHÉE, un peu au fond du théâtre, donnant le bras à John.

Salut, mylord, milady, et toute la compagnie !

WOLSEY.

C’est bon ; dites à ma pupille ce qui vous amène.

DOROTHÉE, s’avançant près de Jenny.

Air : de le Bergère Châtelaine.

C’est au sujet de c’tte ferme
Qu’il nous faut pour nous marier,
Pour c’ qu’est d bien payer son terme,
Il n’y a pas d’ meilleur fermier.
J’ somm’s pauv’, mais net’ cœur renferme
Honneur, probité, bonne foi...

Levant les yeux sur Jenny et s’arrêtant.

Ah ! mon Dieu ! mon Dieu !... qu’est-c’ que j’vois !

JEDEDIAH, à part.

Ça lui fait l’ même effet qu’à moi.

JOHN, étonné, regarde Dorothée.

Qu’est c’ qui lui prend ?... ell’ dont l’usage,
Est d’ parler toujours si longtemps.

S’avançant près de Jenny.

Oui, milady, c’ n’est qu’au village
Que l’on trouve des cœurs constants.
Aussi, nous ferons bon ménage,
Car, nous nous aimons... elle et moi...

Levant les yeux sur Jenny, et s’arrêtant.

Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! qu’est-c’ que j’vois ?

DOROTHÉE.

V’là qu’il est aussi bête que moi.

JOHN.

Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! qu’est-c’ que j’vois ?

JEDEDIAH et DOROTHÉE.

Ça lui fait l’même effet qu’à moi. (Bis.)

DOROTHÉE, JOHN et JEDEDIAH, parlant tous trois ensemble entr’eux.

Hein ! dites donc... c’est inconcevable, n’est-ce pas ?... et si on n’était pas ici... dans ce château...

WOLSEY, à Jedediah, avec impatience.

Ah ! çà... qu’avez-vous donc ?

JEDEDIAH.

Rien, mylord... c’est John Gripp...

SARAH, toute tremblante, et regardant attentivement John et Jenny.

Ô ciel ! John Gripp !

Jenny fait de loin des signes a Sarah pour lui imposer silence.

WOLSEY, regardant.

Et elle aussi ! je ne vois que des visages interdits... êtes-vous donc tous frappés de vertige ?

Allant à Jenny.

Qu’est-ce que tout cela signifie ?

JENNY, cherchant à reprendre de la fermeté.

Je ne saurais l’expliquer, mylord... et comme je n’ai ici d’autre droits que ceux que je tiens de vous-même... c’est à vous de décider, et de répondre à leurs demandes.

Elle lui fait la révérence et sort par la droite.

 

 

Scène IX

 

WOLSEY, JOHN, DOROTHÉE, JEDEDIAH, SARAH

 

JOHN, la saluant pendant qu’elle sort, à Dorothée.

Étions-nous bêtes !... regardez... regardez donc cette tournure et c’te belle robe, c’est impossible !

Sarah passe à la droite du théâtre et se tient derrière lord Wolsey.

DOROTHÉE.

Vous avez raison.

JEDEDIAH.

C’est ce que je me suis dit.

WOLSEY.

Et de qui donc parlez-vous ? le saurai-je enfin ?

JOHN.

Oui, monseigneur, c’est qu’autrefois mon père, Robert Gripp, avait chez lui à la taverne du Chariot d’Or, une petite orpheline nommée Catherine, qui avait été enlevée par des voyageurs...

WOLSEY.

Ô ciel !

JOHN.

Il y avait plus de cinq ans qu’on ne savait ce qu’elle était devenue, quand elle s’est présentée, c’te nuit, à la taverne.

WOLSEY, vivement.

Cette nuit ! en êtes-vous bien sûr ?

SARAH, à part.

Ô mon Dieu !

DOROTHÉE.

Pardine, c’est moi et M. Jedediah qui l’avons reçue... elle venait demander M. John...

JEDEDIAH.

Et une place de servante !

DOROTHÉE.

C’est elle que le constable voulait arrêter, et qui venait de s’enfuir quand vous êtes arrivé.

WOLSEY, avec colère.

Non... je ne puis le croire...

SARAH, à part, avec abattement.

Je n’en doute plus !

JOHN.

Oh ! ce n’est rien encore, et v’là le plus étonnant... c’est que c’te petite paysanne... cette servante... ressemble à milady...

JEDEDIAH.

Que c’est à s’y méprendre.

DOROTHÉE.

Sauf l’élégance et la noblesse.

JOHN.

Que l’autre petite ne pouvait pas avoir...

Air : Qu’il est flatteur d’épouser celle.

C’est la nuit seul’ment que j’ l’ai vue,
Et j’ viens de voir l’autre au grand jour ;
L’une est un’ servante ingénue
Et l’autre un’ grand’ dam’ de la cour,
Qui est riche et brillante à c’ qui m’ semble,
Tandis qu’ l’autre n’a rien... Ça suffit
Pour vous prouver que ça se r’semble
Tout comme le jour et la nuit.

WOLSEY, s’efforçant de sourire.

Tu as raison !... je sais maintenant ce que cela veut dire... et ce qui a causé à tous votre erreur... je vous l’expliquerai... Allez, Jedediah, dressez ce bail avec mistriss Dorothée, nous le signerons tantôt.

Ils sortent tous par la porte du fond ; John est prêt à sortir, mylord le rappelle.

Vous, John, restez, j’ai des renseignements à vous demander sur les terres que vous faites valoir.

JOHN.

À vos ordres mylord...

SARAH, à Wolsey.

Mylord, ne croyez pas...

WOLSEY, à Sarah, à demi-voix.

Prévenez votre maîtresse... qu’elle vienne, je le veux !...

SARAH, à part.

Oh ! mon Dieu ! qu’est-ce que cela va devenir...

Regardant John, à part.

Madame Gripp ! la belle avance !

Elle sort par la porte à droite. Jedediah et Dorothée sont sortis par la porte du fond.

 

 

Scène X

 

WOLSEY, JOHN

 

Wolsey s’asseoir sur un fauteuil à droite du théâtre.

JOHN.

Puisque votre grâce me fait l’honneur de me le demander, il n’ faut pas qu’elle croie qu’ici la terre est des meilleures... ça donne bien du mal et ça rapporte peu...

WOLSEY.

Je n’en doute pas ! Vous dites donc, John, que vous avez été élevé avec cette petite Catherine... qui a été enlevée par des voyageurs...

JOHN.

Oui, mylord.

WOLSEY.

Et que vous vous aimiez tous deux ?

JOHN.

C’est la, vérité !... elle surtout ! car, moi, vous entendez bien... depuis le temps, je l’avais oubliée... mais elle... c’te pauvre fille ! elle y pensait encore... témoin c’te nuit où elle est venue me retrouver, dans un bon motif s’entend ; car elle croyait que je l’épouserais...

WOLSEY.

Vraiment !

JOHN, riant.

Elle le croyait ; mais ça ne se pouvait pas, parce que primo d’abord, j’avais des engagements avec mistriss Dorothée qui m’aime aussi... elles m’aiment toutes... et puis, vous le comprenez, mylord.

Air : Vaudeville du Premier prix.

On n’peut, surtout pour le mariage,
Prendre une fille qu’est sans bien ;
Et pour Catherine, c’est dommage,
Tout c’qu’elle a, du reste, est si bien.
Elle a d’beaux yeux, un cœur fidèle ;
Elle a des vertus, des appas...
Et ce qui me déplaît en elle,
C’est seulement ce qu’ell’ n’a pas.

WOLSEY.

C’est penser en homme sage et raisonnable.

JOHN.

N’est-ce pas ? Quant aux terres dont vous me parliez... c’est sablonneux en diable... il n’y a que du sable... du beau sable à la vérité...

WOLSEY, lentement et le regardant.

Mais si Catherine, que je connais du reste, était un bien meilleur parti que mistriss Dorothée...

JOHN.

Que me dites-vous là ?...

WOLSEY.

Si elle avait à elle des terres, des termes... si elle était riche ?...

JOHN.

Cette pauvre enfant !...

WOLSEY.

Hésiterais-tu encore à l’épouser ?

JOHN.

Moi ! mon bon Dieu !... mais je l’ai toujours aimée ! je vous le disais tout à l’heure... et hier quand elle est revenue, ça m’a fait un effet... que ça m’avait repris comme autrefois... et quand j’ai vu qu’elle ne voulait seulement pas se laisser embrasser le bout du doigt... je n’y tenais plus... je l’aimais comme un enragé, et si malheureusement elle ne s’était pas ensauvée... je ne sais pas ce que ça serait devenu !...

WOLSEY, avec intention.

C’est bon... ça suffit... et tu es bien persuadé de sa tendresse...

JOHN.

Cette pauvre chère fille... elle ne peut pas vivre sans moi... elle vous le dirait elle-même si elle était là, si je pouvais la retrouver.

WOLSEY, se levant.

Je m’en charge... je me charge aussi de lui donner en dot, pour t’acheter des fermes et des métairies, au moins cinq mille livres sterling.

JOHN.

C’est-y possible !... cinq mille livres sterling !...

WOLSEY.

Mais tu promets de la rendre heureuse.

JOHN.

Heureuse !... mais je la rendrai cinq mille fois heureuse !... pour commencer, je vais envoyer promener mistriss Dorothée... Ah ! bien oui, une femme qui n’est pas bonne du tout, et qui n’est pas belle... vous l’avez vue, d’ailleurs, et puis c’était comme un instinct... je n’ai jamais pu la souffrir...

WOLSEY.

C’est bon... laisse moi !

Il passe à gauche.

JOHN, qui était prêt à sortir, revient.

V’là, mylord, tout ce que vous aviez à me dire sur vos terres...

WOLSEY.

Oui mon garçon...

JOHN, revenant et d’un air embarrassé.

Il ne faudrait cependant pas croire qu’elles sont si mauvaises qu’on pourrait vous le dire... Il y a du sable, c’est vrai... mais en dessous, bien en dessous... et c’est encore d’un bon produit... c’est pas pour moi, puisque j’y renonce, et que j’abandonne le bail à mistriss Dorothée.

Air : Je regardais Madelinette.

Mais loin d’la diminuer, je l’pense,
Vous pourriez l’augmenter encor,
Je vous le dis, en conscience...

WOLSEY.

Assez, te dis-je.

JOHN.

Oui, mylord.

WOLSEY.

Va tout disposer, je l’exige.

JOHN.

Comm’ ça double une passion,
Quand la fortune vous oblige
À suivr’ votr’ inclination.

Ensemble.

JOHN.

Je vais tout rompre à l’instant même,
L’amour me f’ra tout refuser,
C’est désormais Cath’rin’ que j’aime,
Et je reviens pour l’épouser.

WOLSEY.

C’est en vain, dans mon trouble extrême
Que je cherchais à m’abuser ;
Oui, je le vois, c’est lui qu’elle aime,
C’est lui qu’elle doit Épouse.

John sort.

 

 

Scène XI

 

WOLSEY, JENNY

 

Jenny entre par la porte à droite, et se dirige lentement vers la gauche du théâtre.

WOLSEY.

Allons, allons, du courage ! c’est elle !

Apercevant Jenny qui entre pâle eûtes yeux baissés, il lui dit avec douceur.

Vous vous êtes fait bien attendre, miss Jenny...

JENNY.

Oui... Surah m’avait dit que vous me demandiez... mais je n’osais... j’aurais voulu me cacher à tous les yeux et surtout aux vôtres...

Elle cache sa tête entre ses mains.

WOLSEY, s’approchant d’elle.

Calmez-vous, Jenny, et tâchez de m’entendre de sang froid.

Après un instant de silence.

Vous vous doutez bien que je sais tout... je ne vous ferai pas de reproches, ils seraient inutiles maintenant.

JENNY.

Ah ! mylord !

WOLSEY.

Ne m’interrompez pas, et voyons dans la position où vous vous êtes mise, le meilleur parti qui vous reste à prendre... nous vivons dans un temps où peu à peu et grâce au ciel toutes les distances s’effacent, et en fait de mariage il n’y a plus guères d’inégalité de rang, de naissance ou de fortune ; cependant il en existe une autre ; celle de l’éducation... celle-là on ne peut la braver impunément ; car, avec elle, il n’y pas en ménage de bonheur possible... et vous concevez vous-même que votre ton, votre langage, vos manières ne s’accorderont jamais aux yeux du monde avec celles de M. Gripp.

JENNY.

Ah ! de grâce !...

WOLSEY.

Je ne dis pas cela pour vous faire changer d’idée ni contrarier en rien vos inclinations : on l’essaierait en vain... et d’ailleurs telle n’est pas mon intention... mais je dis seulement que ne pouvant l’élever jusqu’à vous, il faut dans votre intérêt même, descendre jusqu’à lui... et voici ce qui me semble convenable... vous quitterez ce pays où votre sort passé nuirait à votre bonheur à venir... vous irez dans le Northumberland... j’ai là une habitation charmante, à mi-côte, et dans la plus riante situation... auprès, est une riche métairie, des près, des bois, des champs vastes et fertiles que votre mari fera valoir, et dont vous pourrez vous-même surveiller l’exploitation... c’est là que s’écouleront vos jours, près de votre mari... près de celui que vous aimez... vous serez heureuse et moi aussi... puisque j’aurais assuré votre bonheur...

JENNY.

Ah ! mylord, je ne sais comment vous remercier, non de vos bontés... dès longtemps, j’y suis accoutumée... mais du soin que vous prenez de relever à ses propres yeux une pauvre fille qui regardait comme le plus grand de ses malheurs la perte de votre estime.

WOLSEY.

Moi ! Quelle idée !

JENNY.

Je l’ai méritée, je le sais... aussi, résignée à mon sort, je subirai tous les châtiments que vous ordonnerez... même le plus grand de tous... celui de ne plus voir... mais ne me condamnez pas à épouser John Gripp... je vous le demande en grâce ! je vous le demande à genoux.

WOLSEY, la relevant.

Que faites-vous ?... et qu’entends-je ?... Ô ciel !...

JENNY.

Ah ! vous saurez tout ce qui s’est passé dans mon cœur... je puis maintenant tout vous avouer, je n’en serai pas plus malheureuse... Eh bien ! oui, sous ce ciel étranger où vous m’aviez conduite, j’avais conservé les premières impressions de mon enfance, et le souvenir de ces lieux que ma tête romanesque avait embellis, et que l’éloignement même favorisait encore ; car la réalité n’était pas là pour détruire les rêves que mon imagination avait créés... aussi, quand pour rester fidèle à mes premiers sermons, je renonçai à la fortune et à l’amitié...quand remplie d’espoir, de souvenirs, d’enthousiasme, j’arrivai dans ces lieux que je croyais regretter... près de celui que je croyais aimer !... ah ! que le désenchantement fut prompt et rapide ! Pour dissiper tous mes rêves, détruire mes illusions, et me rendre enfin à moi-même, il n’a fallu, ni les conseils du temps, ni ceux de la raison... il n’a fallu que l’aspect de la vérité... la vérité horrible... hideuse ! ce que je voyais ressemblait si peu à ce que j’avais rêvé, que saisie d’effroi, d’horreur et de dégoût, je me suis enfuie enfermant les yeux : je ne les ai rouverts qu’ici... et alors je me suis comprise moi-même, et j’ai vu clair dans mon cœur... oui, je m’étais fait un être idéal... en qui j’avais tout réuni : vertus, noblesse, générosité !... tout cela je l’avais rêvé... ou plutôt tout cela existait près de moi, et je perds tous ces biens au moment où j’en connais tout le prix.

WOLSEY.

Que dites-vous ?

JENNY.

Oui, mylord, je l’ai juré ! je ne vous verrai plus ! je veux fuir ! je veux m’ensevelir loin de vous dans quelque retraite !... mais avant de vous quitter à jamais, et pour que je sois punie autant que je l’ai mérité, pour que vous jugiez vous-même du châtiment qui m’est réservé... Je vous aime...

WOLSEY.

Jenny !

JENNY.

Et si je vous fais un tel aveu, c’est que séparés désormais je sais que rien ne peut nous réunir, que vous ne m’aimez plus, que mon imprudence et mes fautes m’empêchent d’être à vous... et qu’après ma démarche d’hier et de cette nuit...

WOLSEY, vivement.

Rassurez-vous, personne ne la connaîtra ! personne ne pourra jamais soupçonner...

JENNY.

Ô ciel ! et comment ?

WOLSEY.

Fiez-vous à moi du soin de sauver mon amie et ma femme...

Il l’embrasse avec transport.

JENNY, hors d’elle-même.

Qu’entends-je ?

WOLSEY, lui prenant la main.

Reste là ! près de moi !

 

 

Scène XII

 

JEDEDIAH, DOROTHÉE, JOHN, WOLSEY, JENNY, SARAH

 

JOHN, se disputant avec Dorothée.

Oui, morbleu, vous pouvez garder le bail et votre main... je ne tiens pas plus à l’un qu’à l’autre, qu’est-ce que c’est que tout ça auprès d’un mariage d’inclination ?

DOROTHÉE.

Ah ! vous le prenez ainsi... eh bien ! soit !

JEDEDIAH.

Silence donc, devant mylord et devant miss Jenny.

JOHN, s’approchant de Wolsey.

Me v’là, mylord ! et d’après votre promesse, j’ai tout rompre

WOLSEY.

Tu me vois désolé, mon garçon ; j’espérais te servir et cela n’est plus en mon pouvoir... la femme de chambre de miss Jenny a disparu du château.

JOHN, étonné.

Comment ! la femme de chambre !

WOLSEY.

Oui, cette petite Catherine... que nous avions rencontrée dans nos voyages, frappés comme vous, de son étonnante ressemblance avec ma pupille, nous l’avions emmenée, prise à notre service, et nous lui portions un véritable intérêt... la preuve, c’est que j’espérais, comme je te l’ai dit, lui donner une dot considérable et la marier avec toi...

JOHN.

Eh bien ?...

WOLSEY.

Eh bien ! elle vient de confier à sa maîtresse qu’elle t’avait aimé autrefois quand elle était enfant, mais qu’hier, en te revoyant, cet amour-là s’était en allé sur-le-champ.

JOHN.

Ça n’est pas possible !

WOLSEY.

Ça l’es tellement, qu’elle a déclaré que pour rien au monde elle ne t’épouserait, et qu’elle est partie...

JOHN.

Partie... et sa dot ?

WOLSEY.

Sa dot aussi...

JOHN.

Ah ! mon Dieu... en voilà du malheur...

DOROTHÉE.

C’est bien fait.

WOLSEY.

Elle est allée se réfugier bien loin d’ici, dans le Northumberland.

JENNY.

Où nous irons bientôt la rejoindre.

JEDEDIAH.

Quoi, milady quitterait ce pays...

JENNY.

Oui, M. Jedediah...

Regardant Wolsey.

Dès ce soir...

Bas.

et pour jamais.

JOHN, de l’autre côté, s’adressant à Dorothée avec qui il a parlé bas.

Allons, Dorothée... vous ne serez pas cruelle... et puisque je reviens a vous !...

DOROTHÉE.

Votre servante !... j’en ai un autre en vue ! et puisque j’ai maintenant à moi toute seule le bail de la ferme... qui est tout dressé et que mylord et milady m’ont promis de signer...

JENNY.

Volontiers !... mais à une condition expresse... c’est que vous consentirez à épouser John Gripp qui vous le demande !... je le veux !

JOHN.

Ah ! milady, que de hantés...

JEDEDIAH.

M’en voilà débarrassé.

JOHN.

Ça sera toujours un dédommagement et une consolation... car, vrai, Dorothée, ce n’est pas parce que vous êtes-là... mais l’autre valait mieux...

JENNY, bas à Sarah.

Viens, Sarah... je te dirai tout. Ah ! que je suis heureuse !...

Pendant que Sarah prend le châle et le chapeau de Jenny.

JOHN, à Jedediah, sur le devant du théâtre.

Qui aurais dit ça de cette petite Catherine... que ma vue produirait cet effet là sur elle... et qu’elle m’abandonnerait... Ah ! les femmes !...

JENNY, à Wolsey.

Partons, mylord.

JOHN.

Je suis une vraie victime.

JEDEDIAH, montrant Dorothée.

Puisque tu l’épouses...

JOHN.

C’est ce que je voulais dire !...

DOROTHÉE.

Hein...

JOHN.

Rien.

JENNY, au public.

Air : du Vaudeville des Frères de lait.

Je me trompais, exaltée et légère,
Quand je disais : sa Chaumière et son Cœur,
Pour être heureux, un cœur, une chaumière
Ne suffisent pas, j’en ai peur ;
Et cependant, reprenant mon erreur.
Moi, débutante, inconnue, étrangère,
Je me croirais un comble du bonheur,
Si je pouvais, ce soir, dans ma chaumière
De mes juges gagner le cœur.

CHŒUR GÉNÉRAL.

Air : Fragment de Gustave.

Oui, voilà dans ces lieux le bonheur de retour,
Célébrons en ce jour et l’hymen et l’amour.

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